- Dois-je supposer qu'il s'agit de Mrs Valérie Keene ?
La voix douce, le sourire et la politesse exquise du plieur de serviettes se combinaient pour donner une image d'humilité, laquelle agissait comme un voile ayant jusqu'alors dissimulé son intelligence et ses dons d'observation.
- Oui, répondit Spencer. Je m'appelle Spencer Grant.
Je suis un... un ami de Valérie. Je m'inquiète a son sujet.
L'homme tira de sa poche de pantalon un objet de la taille d'un jeu de cartes, en moins épais, muni d'une char-
nière a l'une de ses extrémités. Déplié, cela se révéla atre le plus petit téléphone portable que Spencer e˚t jamais vu.
- Made in Korea, en déclara le propriétaire, conscient de l'intérat qu'il suscitait.
- «a fait très James Bond.
- Mr Lee vient tout juste de commencer a les importer.
- Je le croyais restaurateur.
- Il l'est, monsieur, mais il est aussi bien d'autres choses.
Le plieur de serviettes appuya sur un bouton, attendit que le nombre programmé a sept chiffres soit transmis par l'appareil, puis surprit une nouvelle fois son compagnon en parlant non pas anglais ni chinois, mais français a la personne qui lui répondit.
- Mr Lee va vous recevoir, annonça-t-il en repliant le téléphone et en le glissant dans sa poche. Par ici, je vous prie.
Spencer le suivit jusqu'a l'angle arrière droit de la salle, puis derrière une porte battante munie d'une vitre ronde. Il pénétra alors dans un nuage d'arômes appétis-sants: ail, oignon, gingembre, huile d'arachide chaude, soupe aux champignons, canard rôti, essence d'amande.
Immense, immaculée, la cuisine regorgeait de fours, de cuisinières, de grils, de marmites, de sauteuses, de plaques chauffantes, d'éviers, de billots. Les carreaux de céramique blanche étincelante et l'inox dominaient.
au moins une dizaine de chefs, de cuisiniers et de marmi-tons, vatus de blanc de la tate aux pieds, s'affairaient a diverses t‚ches culinaires.
L'opération, aussi organisée et précise que le mécanisme imbriqué d'une horloge suisse ornée de ballerines tourbillonnantes, de soldats marchant au pas et de chevaux dansants, suivait son cours dans un tic-tac régulier.
Spencer accompagna son cicérone derrière une nouvelle porte battante, dans un couloir, puis, au-dela des débarras et des toilettes des employés, jusqu'a un ascenseur. Il s'attendait a monter. Ils descendirent d'un étage, en silence. quand les portes s'ouvrirent, son compagnon lui fit signe de passer le premier.
Le sous-sol n'était ni humide ni sinistre. Ils se trouvaient dans un hall lambrissé d'acajou, garni de moel-leuses chaises en teck.
Le réceptionniste qui officiait derrière le bureau de bois et d'acier poli était un asiatique totalement chauve, d'un mètre quatre-vingts, aux épaules larges et au cou épais. Il tapait furieusement sur un clavier d'ordinateur. Lorsqu'il releva les yeux et sourit, le revolver qu'il portait sous l'aisselle tendit fortement le tissu de sa veste grise.
- Bonjour, salua-t-il.
Spencer répondit de mame.
- On peut entrer ? demanda le plieur de serviettes.
- Tout va bien, acquiesça le chauve.
Tandis que son guide escortait le visiteur jusqu'a une porte, un verrou a commande électrique s'ouvrit en cliquetant, actionné par le réceptionniste.
Derrière eux, ce dernier recommença a taper. Ses doigts couraient sur les touches. S'il se servait aussi bien de son pistolet que de son clavier, il devait s'agir d'un adversaire redoutable.
Sortis du hall, ils suivirent un couloir blanc au sol carrelé de vinyle gris, dans lequel s'inscrivaient des deux côtés les portes de pièces dépourvues de fenatres. La plupart étant ouvertes, Spencer découvrit hommes et femmes
- dont une majorité d'asiatiques - au travail devant des bureaux, des placards a archives ou des ordinateurs, tout comme des employés normaux dans le monde réel.
La porte située au bout du couloir était celle du bureau de Louis Lee, oa l'attendaient de nouvelles surprises. Un sol d'alb‚tre. Un superbe tapis persan, aux dominantes grises, lavande et vertes. Des murs tapissés. Des meubles français de la première moitié du XIXe siècle, avec mar-queteries et fines moulures dorées. Des livres reliés cuir dans des vitrines. La lumière chaude de lampes et de lampadaires Tiffany, aux abatjour en verre soufflé ou coloré, illuminait la grande pièce. Spencer était s˚r qu'aucun de ces objets n'était une reproduction.
- Voici Mr Grant, Mr Lee, déclara le plieur de serviettes.
L'homme qui contourna le bureau a moulures mesurait un mètre soixante-dix, était mince et avait dépassé la cinquantaine. Ses épais cheveux d'un noir de jais commen-
çaient a grisailler sur les tempes. Il portait une veste noire élégante, un pantalon bleu foncé soutenu par des bretelles, une chemise blanche, un noeud papillon bleu a pois rouges et des lunettes en corne.
- Bienvenue, Mr Grant.
Son accent musical était aussi européen que chinois. Il avait la main petite mais la poigne ferme.
- Merci de me recevoir, dit Spencer, aussi désorienté
que s'il avait suivi le lapin d'alice jusqu'en ce tunnel illuminé par des lampes Tiffany.
Lee avait les yeux d'un noir anthracite. Il fixait le visiteur d'un regard qui le pénétrait presque aussi efficacement qu'un scalpel.
Le guide, l'ancien plieur de serviettes, demeura debout sur le côté de la pièce, les mains dans le dos. Il n'avait pas grandi, mais il faisait a présent autant penser a un garde du corps que le colossal réceptionniste chauve.
Louis Lee invita Spencer a prendre place dans l'un des deux fauteuils installés en vis-a-vis, de part et d'autre d'une table basse. Un lampadaire tout proche jetait sur l'ensemble une lumière bleue, verte et écarlate.
Lee s'installa dans l'autre fauteuil, très droit. avec ses lunettes, son noeud papillon et ses bretelles, auxquels s'ajoutaient les livres, a l'arrière-plan, il faisait penser a un professeur de littérature, chez lui, non loin du campus de Yale ou d'une autre célèbre université.
Ses manières étaient réservées, mais amicales.
- Vous ates donc un ami de Mrs Keene ? Vous étiez au lycée ensemble ? a la fac, peut-atre ?
- Non, monsieur, je ne la connais pas depuis aussi longtemps. Je l'ai rencontrée sur son lieu de travail. Je suis un ami de fraache date. Mais elle m'est néanmoins chère et... eh bien, je suis convaincu qu'il lui est arrivé
quelque chose.
- que pensez-vous qu'il ait pu lui arriver ?
- Je ne sais pas. Mais j'imagine que vous ates au courant de l'assaut lancé cette nuit par un commando sur le bungalow qu'elle vous louait.
Lee demeura muet un instant, puis:
- Oui, les autorités sont venues chez moi après l'incident, pour me poser des questions sur elle.
- Ces autorités, Mr Lee. . . de qui s'agissait-il ?
- De trois hommes qui prétendaient appartenir au FBI.
- Prétendaient ?
- Ils m'ont montré leurs cartes. Mais ils mentaient.
- qu'est-ce qui vous en rend si s˚r ? demanda Spencer en fronçant le sourcil.
- J'ai acquis dans mon existence une expérience considérable du mensonge et de la tromperie, répondit Lee, qui ne semblait ni f‚ché ni amer. J'ai fini par savoir les sentir.
Son visiteur se demanda si ces derniers mots ne constituaient pas autant un avertissement qu'une explication.
quelle que f˚t la réponse, il savait qu'il ne se trouvait pas en présence d'un homme d'affaires ordinaire.
- Si ce n'étaient pas réellement des agents du gouvernement. . .
- Oh, j'ai la certitude qu'il s'agissait d'agents du gouvernement. Je crois simplement que leurs cartes du FBI n'étaient qu'une couverture.
- Mais s'ils appartenaient a un autre organisme, pourquoi ne vous ont-ils pas montré leurs véritables cartes ?
Lee haussa les épaules.
- Des agents corrompus travaillant sans l'aval de leurs chefs, dans l'espoir de confisquer pour eux-mames une grosse quantité d'argent de la drogue, auraient de bonnes raisons de posséder de fausses cartes.
Spencer savait que de telles choses s'étaient déja pro-duites.
- Mais je ne... je n'arrive pas a croire que Valérie soit malée a un trafic de drogue.
- Je suis s˚r qu'elle ne l'est pas. Sinon, je ne lui aurais pas loué une maison. Les trafiquants sont de véritables ordures, qui pervertissent des enfants et démolissent des vies. Par ailleurs, mame si Mrs Keene payait son loyer en liquide, elle ne roulait pas sur l'or. Et elle travaillait a plein temps.
- Donc, si ces types ne sont pas, disons des agents de la DEa qui cherchent a se remplir les poches avec les profits d'un trafic de cocaÔne, et s'ils n'appartiennent pas réellement au FBI... qui sont-ils ?
Louis Lee changea légèrement de position, demeurant assis très droit mais inclinant la tate, si bien que les reflets de la lampe Tiffany a abatjour fumé obscurcirent ses verres de lunettes et lui masquèrent les yeux.
- Il arrive qu'un gouvernement - ou une organisation qui en dépend - se sente frustré lorsqu'il demeure dans la légalité. avec l'océan d'impôts qui leur parvient et une comptabilité qui serait jugée risible dans n'importe quelle entreprise privée, certaines personnalités officielles ont beau jeu de financer des agences clandestines afin d'obtenir des résultats que la légalité n'autoriserait pas.
- Vous lisez beaucoup de romans d'espionnage, Mr Lee ?
Louis Lee eut un petit sourire.
- Ils ne présentent pour moi aucun intérat.
- Excusez-moi, mais votre idée me semble un peu paranoÔaque.
- Je ne parle que par expérience.
- En ce cas, vous avez eu une vie encore plus intéressante que ne me l'avaient fait supposer les apparences.
- En effet, répondit Lee sans explication. (après une pause, les yeux toujours dissimulés par les reflets colorés qui luisaient sur ses lunettes, il continua :) Plus un gouvernement est puissant, plus il a de chances d'abriter des organisations clandestines de ce type... certaines d'importance limitée, mais pas toutes. Et nous avons un gouvernement très puissant, Mr Grant.
- Oui, mais.
- Les impôts directs et indirects conduisent le citoyen moyen a travailler de janvier a la mijuillet pour financer ce gouvernement. Ce n'est qu'ensuite qu'il commence a travailler pour lui.
- J'avais déja entendu ces chiffres.
- quand un gouvernement atteint une telle importance, il devient arrogant.
Lee n'avait rien d'un fanatique. Ni colère ni amertume ne vibraient dans sa voix. En fait, bien qu'entouré de meubles français extramement ouvragés, il y avait en lui un air de simplicité zen, une résignation typiquement orientale devant les défauts du monde. Il ressemblait plus a un individu pragmatique qu'a un croisé.
- Les ennemis de Mrs Keene sont aussi les miens, Mr Grant.
- Et les miens.
- Cela dit, contrairement a vous, je n'ai pas l'intention de leur servir de cible. Hier soir, je n'ai pas exprimé le moindre doute quant a leur identité lorsqu'ils se sont présentés comme des agents du FBI. Ce n'aurait pas été prudent. Je ne leur ai certes apporté aucune aide, mais je l'ai fait en ayant l'air de coopérer, si vous voyez ce que je veux dire.
Spencer poussa un soupir et se laissa glisser au fond de son fauteuil.
Lee se pencha en avant, les mains sur les genoux.
Comme les reflets de la lampe délaissaient ses lunettes, ses yeux noirs intenses redevinrent visibles.
- C'est vous qui étiez chez elle, hier soir.
Spencer allait de surprise en surprise.
- Comment savez-vous qu'il y avait quelqu'un ?
- On m'a interrogé au sujet d'un homme avec qui elle aurait pu vivre. De votre taille et de votre poids. que faisiez-vous la-bas, si je puis me permettre ?
- Elle était en retard a son travail. Comme je m'inquiétais, je suis allé chez elle pour voir si elle avait besoin d'aide.
- Vous travaillez aussi a La Porte Rouge ?
- Non. Je l'y attendais. (Il choisit de ne pas épiloguer: le reste était trop compliqué... et ganant.) que pourriez-vous me dire sur elle qui m'aiderait a la localiser ?
- Rien, vraiment.
- Je désire uniquement lui venir en aide, Mr Lee.
- Je vous crois.
- En ce cas, pourquoi ne pas m'aider ? qu'y avait-il sur sa demande de logement ? Une ancienne adresse. Un ancien emploi, des références de crédit... toutes ces choses-la pourraient m'atre utiles.
L'homme d'affaires se laissa aller en arrière. Ses petites mains quittèrent ses genoux pour les accoudoirs de son fauteuil.
- Elle n'a pas fait de demande de logement.
- Vous possédez énormément de propriétés. Je suis s˚r que la personne qui les gère exige des dossiers complets.
Louis Lee haussa le sourcil, ce qui, chez un homme aussi placide, paraissait presque thé‚tral.
- Vous avez fait des recherches a mon sujet. Très bien.
Dans le cas de Mrs Keene, il n'y a pas eu de dossier, parce qu'elle m'a été recommandée par une personne, a La Porte Rouge, qui fait aussi partie de mes locataires.
Spencer songea a la très belle serveuse, moitié noire et moitié vietnamienne.
- S'agirait-il de Rosie ?
- absolument.
- C'était l'amie de Valérie ?
- Elle l'est toujours. J'ai rencontré Mrs Keene et elle m'a fait bonne impression. J'ai estimé qu'il s'agissait de quelqu'un de fiable. Et je n'avais pas besoin d'en savoir plus a son sujet.
- Il faut que je voie Rosie, dit Spencer.
- Elle travaille sans doute ce soir.
- J'ai besoin de lui parler avant. En partie a cause de notre conversation, Mr Lee, j'ai la sensation très nette d'atre traqué et de manquer de temps.
- J'estime qu'il s'agit d'un bon résumé de la situation.
- En conséquence, il me faut le nom de famille et l'adresse de Rosie.
Louis Lee demeura silencieux si longtemps que Spencer devint nerveux.
- Je suis né en Chine, Mr Grant, reprit-il enfin. quand j'étais enfant, nous avons fui les communistes et émigré a HanoÔ, au Vietnam - alors contrôlé par les Français. Nous avons tout perdu, mais cela valait mieux que de faire partie des dizaines de millions de personnes liquidées par Mao Tse Toung.
quoique Spencer ne vat pas bien ce qui liait l'histoire personnelle de l'homme d'affaires a ses propres problèmes, il était s˚r que le rapport existait et ne tarderait pas a apparaatre. Louis Lee était chinois mais nullement impénétrable. En fait, a sa manière, il était aussi direct qu'un paysan de la Nouvelle-angleterre.
- au Vietnam, les Chinois étaient opprimés. La vie était dure, mais les Français juraient de nous protéger contre les communistes. Ils ont échoué. quand le Vietnam a été divisé, en 1954, j'étais encore un jeune garçon.
Une fois de plus, nous avons fui, au Sud-Vietnam... et nous avons tout perdu.
- Je vois.
- Non. Vous commencez a percevoir quelque chose, mais vous ne voyez pas encore. En 1955, ma soeur cadette a été abattue dans la rue par un tireur embusqué. Trois ans plus tard, une semaine après la promesse de John Kennedy que les …tats-Unis garantiraient notre liberté, mon père a été tué au cours d'un attentat terroriste, dans un bus de Saigon.
Lee ferma les yeux et croisa les mains sur les genoux.
Il paraissait plutôt méditer que remuer des souvenirs.
Spencer attendit.
- Fin avril 1975, a la chute de Saigon, j'avais trente ans, quatre enfants et ma femme, Mae. Ma mère vivait toujours, ainsi qu'un de mes trois frères et de deux de ses enfants. Nous étions dix. Six mois de terreur plus tard, ma mère, mon frère, une de mes nièces et un de mes fils étaient morts. Je n'ai pas réussi a les sauver. Les six qui restaient... nous nous sommes joints a trente-deux autres personnes pour tenter de nous échapper par la mer.
- Les boat-people, murmura avec respect Spencer, qui savait a sa manière ce que signifiait atre coupé de son passé, dériver, la peur au ventre, en luttant quotidiennement pour survivre.
Les yeux toujours fermés, s'exprimant de manière aussi sereine que s'il avait raconté une simple partie de campagne, Lee continua:
- Par mauvais temps, des pirates ont tenté d'aborder notre bateau. C'était une canonnière des Vietcongs, mais ils ne valaient pas mieux que des pirates. Ils auraient massacré les hommes, violé puis tué les femmes, et dérobé
nos maigres possessions. Sur les trente-huit que nous étions, dix-huit ont péri en tentant de les repousser. Parmi eux, mon fils de dix ans. Une balle. Je n'ai rien pu faire.
Les autres ont été sauvés gr‚ce a l'aggravation rapide du mauvais temps: la canonnière a abandonné l'abordage pour éviter de chavirer et la tempate nous en a séparés.
De grandes vagues ont emporté deux autres personnes par-dessus bord, ce qui en laissait dix-huit. quand le beau temps est revenu notre bateau était endommagé: plus de moteur ni de voiles, ni de radio, au beau milieu de la mer de Chine.
Spencer ne supportait plus de regarder cet homme si placide, mais il était incapable de détourner les yeux.
- Nous avons dérivé pendant six jours, sous un soleil de plomb. Nous n'avions pas d'eau potable. Très peu de nourriture. Une femme et quatre enfants ont succombé
avant que nous ne traversions une frontière maritime et ne soyons recueillis par un navire de la marine américaine.
Parmi les enfants morts de soif se trouvait ma fille. Je n'ai pas pu la sauver. Je n'ai pu sauver personne. Des dix membres de ma famille qui ont survécu a la chute de Saigon, seulement quatre sont montés sur ce navire. Ma femme, la fille qui me restait - alors mon unique enfant -, une de mes nièces... et moi.
- Je suis désolé, dit Spencer, paroles qui lui parurent tellement peu appropriées qu'il regretta de les avoir prononcées.
Louis Lee ouvrit les yeux.
- Neuf autres personnes ont été sauvées sur notre bateau démoli, il y a plus de vingt ans. Comme moi, elles ont adopté un prénom américain, et aujourd'hui, elles sont toutes mes associées dans ce restaurant et d'autres affaires. Je considère qu'elles font aussi partie de ma famille. Nous formons notre propre nation, Mr Grant. Je suis américain parce que je crois aux idéaux de l'amérique. J'aime ce pays et ses habitants. Je n'en aime pas le gouvernement. Je suis incapable d'aimer quelqu'un a qui je ne fais pas confiance, et je ne ferai plus jamais confiance a un gouvernement, oa et quel qu'il soit. Cela vous choque ?
- Oui. C'est compréhensible, mais déprimant.
- En tant qu'individus, familles, voisins, membres d'une communauté, reprit Lee, les gens de toutes races et de toutes opinions politiques sont le plus souvent honnates, bons, compatissants. Mais au sein des grandes sociétés ou des grands gouvernements, quand le pouvoir s'accumule dans leurs mains, certains deviennent des monstres - mame s'ils ont de bonnes intentions. Je ne puis atre loyal envers des monstres. En revanche, je le serai envers ma famille, mes voisins, ma communauté.
- J'estime que c'est assez normal.
- Rosie, la serveuse de La Porte Rouge, n'était pas avec nous sur le bateau. Toutefois, sa mère était vietnamienne et son père, un américain, est mort la-bas. En conséquence, elle fait partie de ma communauté.
Fasciné par le récit de Louis Lee, Spencer avait oublié
la demande qui avait ravivé ces sinistres souvenirs. Il voulait parler a Rosie aussi vite que possible et désirait obtenir son nom et son adresse.
- Rosie ne doit pas atre plus impliquée dans cette affaire qu'elle ne l'est déja, dit Lee. Elle a affirmé a ces faux agents du FBI qu'elle ne savait pas grand-chose sur Mrs Keene, et je ne veux pas que vous lui fassiez courir des risques.
- Je désire seulement lui poser quelques questions.
- Si on vous voyait en sa compagnie et qu'on vous identifiait comme l'homme qui se trouvait au bungalow hier soir, on penserait qu'elle était plus qu'une camarade de travail pour Mrs Keene... alors qu'elle n'était bel et bien que cela.
- Je serai discret, Mr Lee.
- Oui. C'est le seul choix que je vous laisse.
Une porte s'ouvrit doucement. Spencer se retourna pour voir entrer dans la pièce le plieur de serviettes, le guide si poli qui l'avait accompagné depuis la salle de restaurant. Il ne l'avait pas entendu sortir.
- Elle se souvient de lui, annonça l'arrivant a son patron, tout en tendant a Spencer un morceau de papier.
C'est arrangé.
- Rosie vous recevra a cet endroit a 13 heures, précisa Lee. Il ne s'agit pas de son appartement, au cas oa celui-ci serait surveillé.
La vitesse avec laquelle avait été arrangé le rendez-vous, sans qu'un seul mot f˚t échangé entre le restaurateur et son employé, avait quelque chose de magique.
- Elle ne sera pas suivie, ajouta Lee en se levant.
assurez-vous de ne pas l'atre non plus.
- Vous et votre famille, Mr Lee... commença Spencer, qui se leva egalement.
- Oui ?
- Impressionnant.
Lee s'inclina légèrement puis se détourna et passa derrière son bureau.
- Une dernière chose, Mr Grant.
quand il ouvrit un tiroir, Spencer eut la folle sensation que ce gentleman a l'apparence et a la voix si douces, aux allures de professeur, allait exhiber un pistolet muni d'un silencieux et l'abattre sur place. La paranoia lui fit l'effet d'une injection d'amphétamines dans le coeur.
Ce que Lee sortit du tiroir avait l'aspect d'un médaillon de jade pendu a une chaane en or.
- Il m'arrive de donner un de ces objets aux gens qui paraissent en avoir besoin.
Craignant presque que les deux hommes entendent tambouriner son coeur, Spencer s'approcha du bureau et accepta le présent.
Le médaillon mesurait cinq centimètres de diamètre.
D'un côté était gravée une tate de dragon, de l'autre un faisan stylisé.
- Ce bijou a l'air bien trop précieux pour...
- Ce n'est que de la stéatite. Les faisans et les dragons, Mr Grant. Vous avez besoin de leur puissance. Les faisans et les dragons. Prospérité et longue vie.
- Un charme ? interrogea Spencer en regardant le pen-dentif se balancer au bout de sa chaane.
- Très efficace, affirma Lee. avez-vous vu quan Yin quand vous ates entré dans le restaurant ?
- Je vous demande pardon ?
- La statue en bois, près de la porte.
- Oh, oui. La femme au doux visage.
- L'esprit qui réside en elle empache mes ennemis de franchir mon seuil. (Lee s'exprimait de manière aussi solennelle que lorsqu'il avait raconté son évasion du Vietnam.) Elle est particulièrement douée pour barrer le chemin aux envieux, et parmi les sentiments les plus dangereux, l'envie ne le cède qu'a l'auto-apitoiement.
- après une vie comme la vôtre, vous croyez a cela ?
- Il faut bien croire a quelque chose, Mr Grant.
Ils se serrèrent la main.
Emportant papier et médaillon, Spencer suivit son guide hors de la pièce.
Dans l'ascenseur, il se rappela le bref échange entre ce dernier et le chauve, lors de leur arrivée a la réception.
- J'ai été soumis a un détecteur d'armes en descendant, non ? demanda-t-il.
Le plieur de serviettes parut amusé mais ne répondit pas.
Une minute plus tard, devant la porte d'entrée, Spencer marqua une pause pour observer quan Ym.
- Il croit vraiment que ça marche ? qu'elle empache ses ennemis d'entrer ?
- S'il le croit, c'est sans doute le cas, répondit son guide. Mr Lee est un grand homme.
- Vous étiez sur le bateau ? interrogea Spencer en se tournant vers lui.
- Je n'avais que huit ans. C'est ma mère qui est morte de soif la veille du jour oa nous avons été secourus.
- Il dit n'avoir sauvé personne.
- Il nous a tous sauvés, conclut son interlocuteur en ouvrant la porte.
Sur le trottoir, a moitié aveuglé par la lumière crue du soleil, ébranlé par le bruit de la circulation et du passage d'un avion a réaction, Spencer eut l'impression de s'éveiller d'un rave en sursaut. Ou d'en commencer un.
Durant tout le temps qu'il avait passé dans l'établissement et les autres pièces de l'immeuble, nul n'avait praté
attention a sa cicatrice.
Il se tourna pour regarder a travers la porte vitrée du restaurant.
L'homme dont la mère était morte de soif en mer de Chine circulait a nouveau entre les tables, pliant des serviettes blanches pour leur faire adopter une forme pointue.
Le laboratoire oa David Davis et son jeune assistant attendaient Roy Miro était l'une des quatre pièces occupées par le Service d'analyse des Empreintes. On y trouvait a profusion systèmes de traitement d'images, moniteurs a haute définition et autres appareils sophistiqués.
Davis se préparait a relever les empreintes sur la lucarne de la salle de bains, emportée avec soin hors du bungalow de Santa Monica. Elle gisait sur une paillasse en marbre: la totalité du cadre, la vitre intacte et la grosse charnière en laiton oxydé.
- C'est important, annonça Roy en s'approchant des deux techniciens.
- Oui, bien s˚r, répondit Davis. Toutes les affaires le sont.
- Celle-la plus que les autres. Et elle est urgente.
Roy n'aimait pas Davis, parce qu'il portait un nom ridicule et parce que son enthousiasme finissait par se révéler fatigant. Grand et mince, a la manière d'une cigogne, les cheveux blonds en broussaille, David Davis ne marchait pas: il courait, s'affairait, s'empressait. Il ne se retournait pas, il faisait volte-face. Il ne désignait pas les choses: il braquait vers elles un doigt accusateur. Du point de vue d'un Roy Miro, qui évitait en public tous les extrames en matière d'apparence et de comportement, Davis était thé‚tral au point d'en devenir horripilant.
Son assistant - que Roy ne connaissait que sous le nom de Wertz - était une p‚le créature portant sa blouse de labo tel un humble séminariste sa soutane. Lorsqu'il ne courait pas exécuter un ordre de Davis, il gravitait autour de ce dernier avec un respect teinté d'agitation. Roy en avait la nausée.
- La lampe-torche n'a rien donné, annonça David Davis avec un grand geste de la main pour dessiner un cercle. Zéro ! Pas mame une empreinte partielle. De la merde. Cette lampe, c'est une vraie merde ! Pas une seule surface lisse. De l'acier brossé, de l'acier strié, mais pas d'acier poli !
- Dommage, remarqua Roy.
- Dommage ? s'exclama Davis, les yeux écarquillés, comme si son interlocuteur avait réagi a l'assassinat du pape par un rire et un haussement d'épaules. On jugerait que cette saleté a été conçue exprès pour les voleurs et les bandits. Bon Dieu ! «a devrait atre la lampe-torche officielle de la mafia !
- Bon Dieu, marmonna Wertz, approbateur.
- Eh bien, voyons la fenatre, dit Roy, impatient.
- avec la fenatre, nous avons bon espoir, déclara le spécialiste, agitant la tate de haut en bas a la manière d'un perroquet amateur de reggae. La laque. L'encadrement a été recouvert de plusieurs couches de laque jaune moutarde pour résister a la vapeur d'eau. C'est lisse. (Davis adressa un sourire a la lucarne, sur la paillasse blanche.) S'il y a quelque chose dessus, on va le trouver.
- Le plus vite sera le mieux, insista Roy.
Dans un angle de la pièce, sous une hotte, reposait un aquarium de trente litres, vide. Les mains revatues de gants chirurgicaux, Wertz y emporta la lucarne, qu'il tenait par les bords. Un objet plus petit e˚t été suspendu a des fils, par des clips a ressorts, mais celui-la était trop lourd et trop encombrant pour une telle procédure et l'assistant se contenta de le poser a l'oblique dans le récipient, appuyé contre une des parois de verre. Il y tint tout juste.
Davis mit trois balles de coton dans une soucoupe, qu'il plaça au fond de l'aquarium. a l'aide d'une pipette, il les humecta d'une solution d'ester de méthyle cyano-acrylique. a l'aide d'une autre, il y appliqua une quantité
similaire d'hydroxyde de sodium.
Immédiatement, un nuage de fumée cyano-acrylique bouillonna dans l'aquarium, remontant vers la hotte.
Les empreintes digitales laissées par les matières grasses de la peau, la sueur et la poussière sont généralement invisibles a l'oeil nu avant d'atre révélées par diverses substances: poudres, iode, nitrate d'argent, nin-hydrine - ou vapeurs cyano-acryliques, lesquelles donnent souvent les meilleurs résultats avec les matériaux non poreux tels que le verre, le métal, le plastique et les laques dures. Elles se condensent spontanément en résine sur n'importe quelle surface, mais en couche d'autant plus épaisse sur les matières grasses formant les empreintes.
Le processus prendrait un minimum de 30 minutes.
S'ils laissaient la lucarne dans l'aquarium pendant plus d'une heure, il s'y déposerait tant de résine que les empreintes seraient perdues. Davis se décida pour 40 minutes et laissa Wertz surveiller le dégagement de fumee.
Ce furent pour Roy 40 minutes bien cruelles. David Davis, fou de technologie, insista pour lui faire la démonstration des nouveaux appareils de laboratoire a la pointe du progrès. avec force gesticulations et exclamations, les yeux luisants, en vrille, tels ceux d'un oiseau, il s'étendit longuement, douloureusement, sur le moindre détail mécanique.
quand Wertz annonça que la lucarne était sortie de l'aquarium, Roy était épuisé d'avoir fait semblant d'atre attentif. Songeur, il se rappela la chambre a coucher des Bettonfield, la veille au soir, oa il avait tenu la main de l'adorable Pénélope en écoutant les Beattles. Comme il était détendu, alors.
Souvent, les morts étaient de meilleure compagnie que les vivants.
Wertz les entraana jusqu'a la table de photographie, sur laquelle était posée la lucarne. Un Polaroid CU-5 fixé a un ch‚ssis au-dessus du meuble, objectif dirigé vers le bas, permettrait de prendre des clichés en gros plan de toute empreinte éventuelle.
La face intérieure de la fenatre, celle que le mystérieux visiteur avait fatalement touchée en s'évadant, était tournée vers le haut. L'extérieur, bien entendu, avait été lavé
par la pluie.
Un support noir aurait été idéal, mais il aurait fallu que la laque jaune moutarde soit assez sombre pour faire contraste avec des dépôts cyano-acryliques en relief. Un examen attentif ne révéla strictement rien, ni sur l'encadrement, ni sur la vitre.
Wertz éteignit les tubes a fluorescence du plafond, ne laissant pour éclairer le laboratoire que le vague jour qui s'infiltrait a la périphérie des stores. Dans la pénombre, son visage p‚le paraissait légèrement phosphorescent, telle la chair d'un habitant d'une profonde faille sous-marine.
- La lumière oblique va faire apparaatre quelque chose, assura Davis.
Une lampe halogène, avec abatjour conique et c‚ble métallique flexible en guise de corps, était suspendue a un crochet mural, non loin de la. Il s'en empara, l'alluma et la déplaça lentement au-dessus de la lucarne, en dirigeant le faisceau le long du cadre selon un angle aigu.
- Rien, dit Roy, impatient.
- Essayons la vitre, contra Davis, qui examina le verre avec tout autant de minutie, l'éclairant d'abord par l'avant, puis par l'arrière.
Rien.
- La poudre magnétique, continua-t-il. Voila ce qu'il nous faut.
Wertz ralluma les tubes a fluorescence. Il s'approcha d'un placard a matériel et en rapporta une fiole de poudre, ainsi qu'un applicateur qu'on appelait Magna-Pinceau et que Roy avait déja vu employer.
Des jets de poudre noire en jaillissaient pour se coller sur les traces d'huile ou de graisse, mais les grains libres étaient attirés a nouveau par le pinceau magnétique.
L'avantage de cette poudre par rapport aux autres méthodes de détection des empreintes était de ne pas enduire d'un matériau superflu la surface suspecte.
Wertz parcourut le moindre centimètre carré de vitre et d'encadrement. Pas d'empreintes.
- Bon, très bien, parfait, ainsi soit-il ! s'exclama Davis, que le défi mettait de bonne humeur, en frottant ses longs doigts les uns contre les autres et en agitant la tate. Nous ne sommes pas encore vaincus. Loin de la !
C'est ça qui fait l'intérat de ce boulot.
- Si c'est facile, c'est pour les cons, déclara Wertz en souriant, répétant a l'évidence un de leurs aphorismes favoris.
- Exactement ! renvoya Davis. Vous avez raison, mon jeune maatre Wertz. Et nous ne sommes justement pas n'importe quels cons.
La difficulté de la t‚che semblait les rendre eupho-riques.
Roy consulta ostensiblement sa montre.
Tandis que Wertz rangeait le Magna-Pinceau et le bocal de poudre, David Davis enfila une paire de gants en latex et emporta la lucarne dans une pièce adjacente, plus petite que le labo principal. Il la déposa dans un évier en inox. S'emparant d'une des deux bouteilles en plastique posées sur la tablette voisine, il inonda de son contenu l'encadrement laqué et la vitre.
- Solution de médhanol de rhodamine 6G, expliqua-t-il, comme si Roy avait su de quoi il s'agissait - ou mame en avait eu chez lui dans son réfrigérateur.
a cet instant, Wertz entra.
- J'ai connu une Rhodamine. Elle occupait l'appartement 6G, de l'autre côté du couloir.
- Et elle dégageait ce genre d'odeur ? interrogea Davis.
- La sienne était plus agressive, répondit l'assistant.
Ils éclatèrent de rire.
De l'humour de potaches. Roy jugeait cela ennuyeux, absolument pas drôle. Il supposa qu'il devait s'en réjouir.
…changeant la première bouteille contre la seconde David Davis reprit:
- Méthanol pur. Pour laver la rhodamine en excès.
- Rhodamine faisait toujours des excès et on ne pouvait pas la laver pendant des semaines, remarqua l'assistant.
Ils se remirent a rire.
Parfois, Roy détestait son métier.
Wertz brancha un générateur laser a ions d'argon refroidi par circulation d'eau, qui était posé contre un mur. Il effectua quelques réglages.
Davis emporta la lucarne jusqu'a la table d'examen laser.
Dès que la machine fut prate, l'assistant distribua des lunettes protectrices contre les rayons laser. Son patron éteignit a nouveau les tubes a fluorescence. La pièce n'était plus éclairée que par le p‚le rai filtrant de la porte du labo voisin.
Roy chaussa les lunettes et s'approcha de la table en compagnie des deux techniciens.
Davis mit le laser en route. Une empreinte soulignée de rhodamine apparut presque aussitôt que l'étrange rayon se posa au bas de la lucarne: de bizarres volutes lumines-centes.
- Le voila, cet enculé ! annonça Davis.
- «a pourrait atre l'empreinte de n'importe qui, remarqua Roy. On va bien voir.
- On dirait un pouce, commenta Wertz.
La lumière se déplaça. De nouvelles empreintes se mirent a luire comme par magie autour de la poignée et de son support, sur la section inférieure du cadre. Cette fois, il y en avait beaucoup; certaines partielles, certaines floues, mais d'autres entières et bien découpées.
- Si j'étais joueur, je parierais un gros paquet que cette lucarne avait été nettoyée récemment, essuyée avec un chiffon, commenta Davis, ce qui nous donne un champ immaculé. Je parierais que toutes ces empreintes appartiennent a la mame personne et qu'elles ont été déposées au mame moment, par votre type d'hier soir. Elles ont été
plus difficiles a détecter que d'habitude parce qu'il n'avait pas beaucoup de gras sur les doigts.
- C'est normal: il venait de marcher sous la pluie, ajouta Wertz, enthousiaste.
- Et il s'est peut-atre essuyé les mains en entrant.
- Il n'y a pas de glandes huileuses a l'intérieur des mains, se sentit obligé de préciser Wertz, a l'adresse de Roy. Le bout des doigts devient huileux quand il touche le visage, les cheveux ou d'autres parties du corps. On dirait que les atres humains passent leur temps a se toucher.
- allons, pas de ça ici, mon jeune maatre Wertz, reprocha Davis, faussement sévère.
Tous deux éclatèrent de rire.
Les lunettes pinçaient l'arate du nez de Roy. Elle lui donnaient mal a la tate.
Sous la lumière blafarde du laser, une autre empreinte apparut.
Mame Mère Teresa aidée de puissantes méthamphéta-mines aurait été frappée de dépression en compagnie de David Davis et de la chose appelée Wertz. Malgré cela, Roy sentait le moral lui revenir un peu plus a l'arrivée de chaque nouvelle empreinte lumineuse.
L'homme mystérieux ne serait plus très longtemps un mystère.
La journée était douce, mais pas assez pour les bains de soleil. Sur Venice Beach, Spencer vit pourtant six jeunes femmes en bikini, déja bronzées, et deux hommes en caleçon de bain hawaiien, allongés sur des serviettes et absorbant les rayons solaires, décidés a rester malgré la chair de poule.
Deux autres hommes, très musclés, en short, avaient installé un filet de volley-ball sur la plage. Ils jouaient avec énergie, bondissant et poussant cris ou grognements.
Sur la promenade pavée, quelques badauds se déplaçaient en patins a roulettes, certains en maillot de bain, d'autres non. Un barbu, vatu d'un jean et d'un T-shirt noir, faisait évoluer un cerf-volant rouge que complétait une longue traane de rubans de mame couleur.
Tous ces gens n'avaient plus l'‚ge du lycée et paraissaient bien assez ‚gés pour atre censés travailler un jeudi après-midi. Spencer se demanda combien étaient victimes de la dernière récession et combien de perpétuels adolescents vivaient aux crochets de leurs parents ou de la société. Ces derniers étaient depuis longtemps fort répandus en Californie, et la politique économique de l'…tat avait récemment créé des hordes de chômeurs aussi nombreuses que les légions de nantis auxquelles elle avait donné naissance durant les décennies précédentes.
Rosie était assise au milieu d'une pelouse jouxtant la plage, sur un banc en béton et en séquoia, le dos tourné a la table de pique-nique assortie. Les ombres mouvantes d'un énorme palmier la caressaient.
En sandales blanches, pantalon blanc et chemisier mauve, elle paraissait encore plus exotique, encore plus belle que dans l'ambiance arts déco nostalgique de La Porte Rouge. Les sangs malés de sa mère vietnamienne et de son père afro-américain transparaissaient tous deux sur ses traits, mais elle n'évoquait pourtant ni l'un ni l'autre de ces héritages ethniques; elle ressemblait au contraire a l'Eve exquise d'une race nouvelle: parfaite et innocente, conçue pour un nouvel …den.
Toutefois, ce n'était pas la sérénité des innocents qui l'habitait tandis qu'elle contemplait la mer: elle paraissait hostile, tendue, et cela ne s'améliora pas lorsqu'elle se retourna pour voir Spencer approcher. quand elle aper-
çut Rocky, elle eut néanmoins un large sourire.
- qu'il est mignon ! (Elle se pencha et fit signe au chien de s'approcher.) Viens, chéri. Viens, mon joli.
Rocky avait gambadé joyeusement, en remuant la queue et en regardant la plage. Confronté a la jeune beauté du banc qui l'appelait d'une voix douce, les mains tendues vers lui, il se figea. Sa queue se glissa entre ses pattes arrière et ne bougea plus. Il se tendit, prat a s'enfuir si on s'approchait de lui.
- Comment s'appelle-t-il ? demanda Rosie.
- Rocky, répondit Spencer en s'asseyant a l'autre bout du banc. Il est un peu timide.
- Viens ici, Rocky, encouragea la jeune femme. Viens, joli petit chien.
L'animal inclina la tate de côté et la contempla avec méfiance.
- qu'est-ce qu'il y a, mon mignon ? Tu n'as pas envie de te faire caresser ?
Rocky gémit. Les pattes avant tendues, il se courba très bas, tortilla de l'arrière-train, mais ne put se contraindre a remuer la queue. Il avait bel et bien envie de caresses: simplement, il se méfiait.
- Plus vous avancerez, plus il reculera, déclara Spencer. Si vous l'ignorez, en revanche, il y a de bonnes chances pour qu'il décide que vous n'ates pas méchante.
quand Rosie cessa de l'appeler et se redressa, Rocky fut surpris par son mouvement brusque. Il recula de quelques pas, encore plus circonspect.
- Il a toujours été aussi timide ? demanda la jeune femme.
- Depuis que je le connais, oui. Il a quatre ou cinq ans, mais il n'est a moi que depuis deux. J'ai lu une de ces petites annonces que publie tous les vendredis le journal du refuge pour animaux. Personne ne voulait l'adopter.
Ils allaient le piquer.
- Mignon comme il est, n'importe qui l'adopterait.
- Il était bien pire, a l'époque.
- Vous ne voulez pas dire qu'il mordait ? Pas un trognon pareil.
- Non, il n'a jamais mordu. Il était trop traumatisé
pour ça. Chaque fois qu'on essayait de l'approcher, il se mettait a trembler et a gémir. quand on le touchait, il se roulait en boule, fermait les yeux et gémissait de plus belle en frissonnant de partout, comme si le simple contact d'une main l'avait fait souffrir.
- C'était un chien battu ? demanda la jeune femme, sombre.
- Oui. Normalement, les gens du foyer n'auraient mame pas d˚ en parler dans le journal. Il avait peu de chances d'atre adopté. Ils m'ont dit que quand un chien est aussi handicapé émotionnellement, en général, il vaut mieux ne pas tenter de le placer et le piquer tout de suite.
- qu'est-ce qui lui est arrivé ? interrogea Rosie, qui contemplait toujours Rocky, lequel lui rendait la politesse.
- Je n'ai pas demandé, je ne voulais pas le savoir. Il y a déja trop de choses que j'aimerais ne jamais avoir apprises... parce que maintenant, je suis incapable de les oublier.
Rosie se désintéressa de l'animal pour croiser le regard de Spencer.
- L'ignorance ne fait pas le bonheur, commença-t-il, mais parfois...
- Elle nous permet de dormir la nuit, acheva la jeune femme.
Elle avait nettement plus de vingt ans, sans doute la trentaine. Sa petite enfance était donc déja derrière elle quand les bombes et les mitrailleuses avaient déchiré
l'asie, quand Saigon était tombée, quand les soldats conquérants, ivres d'alcool et de victoire, avaient pillé ce qui restait, quand étaient nés les camps de rééducation.
Elle devait avoir alors huit ou neuf ans, déja jolie: cheveux noirs soyeux, yeux gigantesques. Bien trop ‚gée pour que le souvenir de ces terreurs s'efface jamais, telles la souffrance oubliée de la naissance et les peurs nocturnes du berceau.
La veille au soir, a La Porte Rouge, quand Rosie avait parlé des souffrances passées de Valérie Keene, elle n'avait exprimé ni une intuition ni une supposition: elle avait reconnu en Valérie un tourment comparable au sien.
Spencer contempla les petites vagues qui se brisaient doucement sur le rivage, traçant sur le sable une dentelle d'écume sans cesse changeante.
- quoi qu'il en soit, dit-il, si vous ignorez Rocky, il est possible qu'il s'approche. Peu probable, mais possible.
Son regard se posa sur le cerf-volant rouge qui oscillait, emporté par les courants ascendants, très haut dans le ciel bleu.
- Pourquoi voulez-vous aider Val ? demanda enfin la jeune femme.
- Parce qu'elle a des ennuis. Et parce que, comme vous le disiez hier soir, c'est quelqu'un d'extraordinaire.
- Elle vous plaat.
- Oui. Non. Enfin, pas comme vous le croyez.
- Comment, alors ?
Spencer était incapable d'expliquer ce que lui-mame ne comprenait pas.
Il quitta le cerf-volant des yeux mais ne se tourna pas vers sa compagne. Rocky marchait lentement de long en large au bord de la plage, fixant avec attention Rosie, qui se faisait un devoir de l'ignorer. au cas oa elle se f˚t brusquement tournée pour l'attraper, il demeurait hors de portée.
- Pourquoi voulez-vous l'aider ? insista-t-elle.
Le chien était assez près pour entendre Spencer.
Il ne fallait jamais mentir au chien.
- Parce que je veux me trouver une vie, dit-il, comme il l'avait admis la veille au soir, dans la camionnette.
- Et vous croyez pouvoir y arriver en aidant Valérie ?
- Oui.
- Comment ?
- Je ne sais pas.
Rocky contourna le banc, derrière eux, et disparut de leur vue.
- Vous pensez qu'elle fait partie de la vie que vous cherchez, commenta Rosie. Et si vous vous trompez ?
Spencer contemplait les patineurs qui s'éloignaient sur la promenade, telles des enveloppes humaines évidées, emportées par le vent. Ils glissaient, glissaient loin de lui.
- En ce cas, je ne serai pas moins avancé que maintenant, dit-il enfin.
- Et elle ?
- Je ne veux rien obtenir d'elle qu'elle n'ait pas envie de donner.
Il y eut un long silence, au bout duquel Rosie reprit la parole.
- Vous ates un atre étrange, Spencer.
- Je sais.
- Très étrange. Vous ates extraordinaire, vous aussi ?
- Moi ? Non.
- Extraordinaire comme Valérie ?
- Non.
- Elle mérite quelqu'un d'extraordinaire.
- Je ne le suis pas.
Des bruits feutrés, derrière lui, lui apprirent que le chien rampait a plat ventre sous l'autre banc, puis sous la table, tentant de s'approcher de Rosie, afin d'en détecter et d'en jauger l'odeur.
- Vous avez discuté un bon moment, mardi soir, observa la jeune femme. (Il ne répondit pas, la laissant se former une opinion a son sujet.) Et j'ai vu qu'une ou deux fois... vous l'avez fait rire. (Il attendit.) Bon, depuis que Mr Lee m'a appelée, j'ai essayé de me rappeler tout ce qu'a dit Val qui pourrait vous aider a la retrouver. Mais il n'y a pas grand-chose. On a sympathisé immédiatement et on est devenues proches très vite. Mais on parlait surtout du boulot, de livres et de cinéma, des actualités. Du présent, pas du passé.
- Oa vivait-elle avant de venir a Santa Monica ?
- Elle ne me l'a jamais dit.
- Vous ne le lui avez pas demandé ? Vous croyez que ç'aurait pu atre dans la région de Los angeles ?
- Non. Elle ne connaissait pas la ville.
- Elle n'a jamais dit oa elle était née, oa elle avait grandi ?
- Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que c'était quelque part dans l'Est.
- Est-ce qu'elle vous a parlé de ses parents, ou d'éventuels frères et soeurs ?
- Non, mais quand quelqu'un abordait le sujet de la famille, elle avait l'air triste. Je pense que, peut-atre...
tous les siens sont morts.
Il la regarda enfin en face.
- Vous ne lui avez pas posé la question ?
- Non. C'est juste une impression.
- Est-ce qu'elle a été mariée ?
- Peut-atre. Je ne le lui ai pas demandé.
- Pour une amie, vous ne lui avez pas demandé grand-chose.
Rosie acquiesça.
- Je savais qu'elle ne pourrait pas me dire la vérité. Je n'ai pas tant d'amis que ça, Mr Grant, et je ne voulais pas détruire nos rapports en la mettant dans une position oa elle aurait été obligée de me mentir.
Spencer porta la main a son visage. Dans l'air tiède, sa cicatrice lui parut glacée.
Le barbu ramenait lentement son cert-volant, gros losange rouge flamboyant, dont la traane de rubans s'agi-tait telles des flammes.
- alors, vous aviez l'impression qu'elle fuyait quelque chose ? demanda Spencer.
- Je pensais que c'était peut-atre un mari brutal.
- Il y a beaucoup de femmes battues qui fuient leur mari et recommencent leur vie de zéro, au lieu de se contenter de divorcer ?
- «a arrive dans les films, répondit-elle. Si le type est assez violent.
Rocky était sorti de sous la table, au côté de Spencer, après les avoir entièrement contournés. Il n'avait plus la queue entre les pattes, mais il ne l'agitait pas non plus.
Tout en continuant son discret mouvement tournant, il fixait intensément Rosie.
- Je ne sais pas si ça vous sera utile... reprit cette dernière en faisant mine de ne pas le voir, mais d'après certains de ses propos, je crois qu'elle connaat Las Vegas.
Elle y est allée plusieurs fois, peut-atre mame assez souvent.
- Est-ce qu'elle aurait pu y habiter ?
La jeune femme haussa les épaules.
- Elle aime les jeux. Et elle est douée. Le Scrabble, les échecs, le Monopoly... Il nous est mame arrivé de jouer aux cartes, au rami ou au bridge. Vous auriez d˚ la voir battre et distribuer. On aurait dit que les cartes volaient littéralement entre ses mains.
- Et vous croyez qu'elle a appris ça a Las Vegas ?
Elle haussa a nouveau les épaules.
Rocky s'assit dans l'herbe, en face d'elle, br˚lant a l'évidence de s'approcher. Pourtant, il demeurait a trois mètres, largement hors de portée.
- Il a décidé qu'il ne pouvait pas me faire confiance, remarqua-t-elle.
- Ca n'a rien de personnel, assura Spencer en se levant.
- Peut-atre sait-il.
- quoi ?
- Les animaux sentent les choses, déclara-t-elle, solennelle. Ils voient a l'intérieur des gens. Ils voient les souillures.
- Rocky voit seulement une belle jeune femme qui a envie de le caresser et ça le rend dingue, parce qu'il n'y a rien a craindre, sinon la peur elle-mame.
Comme s'il avait compris son maatre, l'intéressé
poussa un gémissement pitoyable.
- Il voit les souillures, répéta Rosie. Il sait.
- Moi, tout ce que je vois, c'est une charmante jeune personne par un beau jour ensoleillé, répliqua Spencer.
- Il arrive qu'on fasse des choses terribles pour survivre.
- C'est vrai de tout le monde, admit-il, conscient qu'elle parlait plus pour elle-mame que pour lui. Ce sont de vieilles souillures, depuis longtemps effacées.
- Jamais totalement.
Elle ne paraissait plus contempler le chien mais quelque chose qui se trouvait de l'autre côté d'un invisible pont temporel.
Bien qu'il répugn‚t a l'abandonner dans cet étrange et soudain état d'esprit, Spencer ne trouvait rien a ajouter.
a la frontière du sable blanc et de la pelouse, le barbu manoeuvrait son moulinet. On l'e˚t dit en train de pacher au lancer dans le ciel. Le cerf-volant rouge sang descendait lentement. Sa traane claquait tel un fouet de feu.
Finalement, Spencer remercia Rosie de s'atre entrete-nue avec lui. Elle lui souhaita bonne chance et il s'éloigna en compagnie de Rocky.
Le chien s'arrata a plusieurs reprises pour regarder en arrière, puis rattrapa son maatre en courant. au bout de cinquante mètres, a mi-chemin du parking, il poussa un jappement bref pour marquer sa décision et repartit vers la table de pique-nique au grand galop.
Spencer se retourna pour observer les événements.
Sur les derniers mètres du parcours, Rocky perdit courage. Il s'arrata dans une glissade et s'approcha de Rosie timidement, tate basse, frissonnant et agitant frénétiquement la queue.
La jeune femme se laissa glisser dans l'herbe et attira l'animal entre ses bras. Un charmant rire léger s'éleva dans le parc.
- Gentil chien, dit doucement Spencer.
Les joueurs de volley musclés marquèrent une pause pour aller chercher deux canettes de Pepsi dans une glacière en polystyrène.
ayant ramené son cerf-volant au sol, le barbu passa devant Spencer pour rejoindre le parking. Il ressemblait a un prophète dément: sale, décoiffé; les yeux bleus hallucinés, renfoncés dans les orbites, le nez crochu, les lèvres p‚les; les dents jaunes abamées. Sur son T-shirt noir, des lettres rouges proclamaient: ENCORE UNE BELLE jOURN…E
EN ENFER.Il lança a l'ancien policier un regard farouche, serrant contre lui son cerf-volant comme s'il avait été persuadé que toutes les gardes noires du monde n'avaient qu'une seule idée en tate, le lui voler, puis il quitta vivement les lieux.
Spencer se rendit compte qu'il avait levé la main pour dissimuler sa cicatrice quand l'homme l'avait regardé. Il l'abaissa.
Rosie s'était un peu éloignée de la table de pique-nique. Sortie de l'abri des palmiers, en plein soleil, elle tentait de chasser Rocky, lui reprochant visiblement de faire attendre son maatre.
quand le chien abandonna a regret sa nouvelle amie et se mit a trotter vers lui, ce dernier fut une nouvelle fois frappé par l'exceptionnelle beauté de la serveuse nettement supérieure a celle de Valérie. S'il avait cherché a jouer un rôle de sauveur et de guérisseur, la jeune métisse aurait sans doute eu nettement plus besoin de lui que celle qu'il cherchait. Pourtant, il était attiré par Valérie, pas par Rosie, pour des raisons qu'il ne pouvait expliquer- sinon en s'accusant d'atre obsédé, de se laisser emporter par les courants impénétrables de son subconscient, oa qu'ils pussent l'entraaner.
Le chien arriva auprès de lui, haletant et souriant.
Rosie agita la main pour dire au revoir.
Spencer lui répondit de mame.
Peut-atre sa quate de Valérie Keene ne recouvrait-elle pas qu'une obsession. Il avait l'étrange sensation d'atre un cerf-volant dont elle figurait le moulinet. Une étrange puissance - appelons-la le destin - tournait la manivelle, enroulait le fil autour de la bobine, et l'attirait inexorablement vers la jeune femme sans qu'il e˚t la moindre voix au chapitre.
Tandis que l'océan qui roulait depuis la Chine lointaine venait lécher la plage, tandis que les rayons du soleil franchissaient cent cinquante millions de kilomètres de vide spatial pour caresser le corps doré des beautés en bikini, Spencer et Rocky rejoignirent l'Explorer.
David Davis, suivi d'un Roy Miro plus modéré dans son allure, se précipita dans le laboratoire de traitement des données, muni des clichés des deux empreintes les plus nettes relevées sur la lucarne. Il les confia a Nella Shire, qui travaillait a l'un des postes de travail.
- La première provient a l'évidence d'un pouce, lui dit-il. L'autre, il pourrait s'agir d'un index.
Nella avait environ quarante-cinq ans, le visage aussi sèchement taillé qu'une tate de renard, les cheveux orange frisottés et du vernis a ongles vert. Le réduit a demi cloisonné qu'elle occupait s'ornait de trois photographies découpées dans des magazines de culturisme: des hommes aux muscles saillants, en slip.
- Je vous ai déja dit que c'était intolérable, Miss Shire, s'exclama Davis en remarquant lesdites montagnes de muscles et en fronçant le sourcil. Je vous ordonne de décrocher ces photos.
- Le corps humain est de l'art.
- Vous savez très bien que ça pourrait atre considéré
comme du harcèlement sexuel sur le lieu de travail !
insista son patron, très rouge.
- ah oui ? (Elle lui prit des mains les clichés des empreintes.) Par qui ?
- Par n'importe quel m‚le travaillant dans cette pièce.
- aucun homme travaillant ici ne ressemble a ces colosses. Tant que cet état de choses se maintiendra, personne n'aura rien a craindre de moi.
Davis arracha une des photos de la cloison, puis une deuxième.
- La dernière chose dont j'aie besoin c'est d'une note dans mon dossier disant que j'ai toléré le harcèlement au sein de mon service.
quoique Roy f˚t en faveur de la loi que violait Nella Shire, il jugea ironique que le spécialiste des empreintes s'inquiét‚t d'une telle accusation pour son dossier. après tout, l'agence sans nom pour laquelle il oeuvrait était une organisation illégale, qui ne dépendait d'aucun élu. En conséquence, chacun de ses actes dans le cadre de son travail violait la loi.
Bien entendu, comme la plupart du personnel de l'agence, Davis ignorait son appartenance a une conspiration. Il était persuadé de figurer comme employé dans les dossiers du ministère de la Justice, qui lui versait son salaire. Il avait praté serment de ne révéler ses activités professionnelles a personne mais pensait appartenir a un organisme légal - quoique aux activités potentiellement discutables - luttant contre le crime organisé et le terrorisme international.
- Si vous détestez tellement ces photos, déclara Nella Shire alors qu'il arrachait le troisième cliché du mur et le froissait, c'est peut-atre parce qu'ils vous excitent, vous, et que vous ates incapable de l'accepter. (Elle jeta un coup d'oeil aux empreintes.) alors ? qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ça ?
Roy vit David Davis exercer un gros effort sur lui-mame pour ne pas répondre la première chose qui lui venait a l'esprit.
- Nous avons besoin de savoir a qui elles appartiennent, dit-il plutôt. Branchez-vous par Maman sur la Division d'Identification automatique du FBI. Commencez par passer l'Index Descriptif Latent.
Les fichiers du Federal Bureau of Investigation comprenaient cent quatre-vingt-dix millions d'empreintes. Son nouvel ordinateur pouvait effectuer des milliers de comparaisons par minute, mais explorer l'intégralité de cette banque de données lui demandait néanmoins beaucoup de temps.
Un logiciel astucieux, l'Index Descriptif Latent, permettait de réduire énormément le champ des recherches et d'obtenir rapidement des résultats. Si on cherchait un tueur en série, par exemple, on fournissait a l'ordinateur les caractéristiques de base des meurtres - le sexe et l'‚ge des victimes, la méthode, les éventuelles blessures similaires des cadavres, l'endroit oa ils avaient été retrouvés -, et l'index comparait ces données au modus operandi des criminels connus, produisant finalement une liste de suspects, ainsi que leurs empreintes digitales. Ensuite, il ne fallait plus procéder qu'a quelques centaines de comparaisons - voire moins - et non a des millions.
Nella Shire se tourna vers son ordinateur.
- allez-y, donnez-moi des précisions.
- Nous ne cherchons pas un criminel connu, l'informa Davis.
- Nous pensons que notre homme a appartenu a des forces spéciales, ou qu'il a reçu un entraanement militaire en matière d'armement et de tactique, ajouta Roy.
- Ces types-la sont tous bien musclés, apprécia Nella, ce qui lui valut une grimace de David Davis. armée de terre, marine, ou aviation ?
- aucune idée, répondit Roy. Il n'a peut-atre jamais été dans l'armée. Il peut avoir travaillé dans un service de police local ou d'…tat. Peut-atre mame au FBI, a la DEa, ou a l'aTF'.
- Pour que ça marche, il faut que je tape des informations limitant le champ des recherches, déclara Nella, impatiente.
Cent millions des empreintes contenues dans le système du FBI concernaient des criminels, ce qui en laissait quatre-vingt-dix millions pour les employés fédéraux, le personnel de l'armée, des services secrets, de toutes les polices, et les extraterrestres. Si le mystérieux individu avait a coup s˚r été un ancien marine, par exemple, explorer la majorité de ces quatre-vingt-dix millions de fichiers serait superflu.
Roy ouvrit l'enveloppe que lui avait donnée Melissa Wicklun, au Laboratoire d'analyse Photographique. Il en sortit l'un des portraits réalisés par l'ordinateur. Derrière, figuraient les données obtenues informatiquement a partir du profil flou de l'homme qui s'était introduit dans le bungalow, la nuit précédente.
- M‚le. Caucasien. Vingt-huit a trente-deux ans, annonça Roy.
Nella Shire tapa vivement ces informations. Une liste apparut a l'écran.
- Un mètre soixante-dix-huit, continua Roy. Soixante-quinze kilos, plus ou moins deux. Cheveux bruns, yeux marron.
Il retourna la photo afin de contempler le visage inconnu. David Davis se pencha pour l'observer également.
- Longue cicatrice faciale, reprit Roy. Sur la joue droite. Commençant a l'oreille, s'achevant près du menton.
- Blessé en service ? demanda le spécialiste des empreintes.
- Probablement. Un de nos critères pourrait bien atre une mise a la retraite anticipée, éventuellement pour handicap physique.
- qu'il ait eu besoin ou non d'aide médicale, on peut parier qu'il a suivi une longue psychothérapie, déclara Davis, enthousiaste. Une balafre comme ça, c'est un coup terrible pour la fierté. Terrible.
Nella Shire fit pivoter sa chaise et prit le portrait des mains de Roy.
- Je ne sais pas. . . Je trouve que ça lui donne l'air sexy.
Dangereux et sexy.
- Le gouvernement s'intéresse de près a la fierté des gens, de nos jours, reprit Davis, l'ignorant. Le manque de fierté est la source du crime et de l'agitation sociale. On ne va pas braquer une banque ou attaquer une vieille dame si on n'est pas d'abord persuadé d'atre un voleur ou un minable.
- ah ouais ? fit Nella Shire en rendant le cliché. Moi j'ai connu un paquet de salopards qui se prenaient pour la huitieme merveille du monde.
- Faites figurer la psychothérapie comme critère, insista fermement Davis.
Elle ajouta ce détail aux caractéristiques.
- autre chose ?
- C'est tout, dit Roy. Combien de temps ça va prendre ?
Nella parcourut des yeux la liste affichée sur l'écran.
- Difficile a dire. Pas plus de huit ou dix heures. Peut-atre moins. Voire nettement moins. Si ça se trouve, d'ici une heure ou deux, j'aurai son nom, son adresse, son numéro de téléphone et je saurai s'il porte a droite ou a gauche.
David Davis, qui serrait toujours une poignée de culturistes froissés et s'inquiétait pour son dossier, parut choqué de cette remarque.
Roy en fut simplement intrigué.
- Une ou deux heures seulement, peut-atre ?
Vraiment ?
- Pourquoi voulez-vous que je vous raconte des craques ? demanda la technicienne, irritable.
- alors, je vais rester dans le coin. On a vraiment besoin de trouver ce type.
- Il est presque a vous, promit Nella Shire en se mettant au travail.
a quinze heures, ils déjeunèrent sous la véranda, derrière le chalet, en regardant les ombres des eucalyptus ramper vers le haut des falaises, sous un soleil d'après-midi de plus en plus jaune. assis dans un fauteuil a bascule, Spencer faisait passer un sandwich jambon-fromage avec une canette de bière. après avoir nettoyé un bol de Purina, Rocky usa de son sourire, de son plus beau regard triste, de son gémissement le plus pathétique, de sa queue battante et de tous les artifices d'un maatre comédien pour se faire accorder quelques miettes du sandwich.
- Laurence Olivier n'était rien auprès de toi, le complimenta Spencer.
Le repas achevé, Rocky descendit a pas lents les marches de la véranda et traversa le jardin en direction du buisson sauvage le plus proche, cherchant comme a l'ordinaire un peu d'intimité pour faire ses besoins.
- attends, attends, attends, le rappela Spencer. (Le chien se retourna vers lui.) Tu vas revenir avec plein de teignes dans les poils et je serai obligé de te brosser pendant une heure. Je n'ai pas le temps.
Il se leva du fauteuil a bascule, tourna le dos a l'animal et acheva sa bière en contemplant le mur du chalet.
quand Rocky revint, ils rentrèrent, laissant s'allonger sans témoins les ombres des arbres.
Tandis que le chien somnolait sur le divan, Spencer s'assit devant son ordinateur et commença a chercher Valérie Keene. Depuis le bungalow de Santa Monica, elle avait pu se rendre n'importe oa, dans le monde entier, si bien qu'il avait autant de chances de la trouver a Bornéo qu'a Ventura, la ville voisine. En conséquence, il ne pouvait que retourner en arrière, dans le passé.
Il disposait d'un unique indice: Las Vegas. On aurait dit que les cartes volaient littéralement entre ses mains.
Sa connaissance de la ville du jeu et son habileté aux cartes pouvaient signifier qu'elle avait vécu la-bas et gagné sa vie comme croupière.
Par le chemin habituel, Spencer s'introduisit dans l'ordinateur principal de la police de Los angeles. De la, il s'insinua au coeur d'un réseau d'échange de données utilisé par les polices des différents …tats, dont il avait déja souvent usé. Franchissant les frontières, il gagna l'ordinateur du shérif du comté de Clark, Nevada, dont dépendait la ville de Las Vegas.
Sur le divan, le chien ronflait et agitait les pattes, comme s'il ravait qu'il poursuivait des lapins. Dans le cas de Rocky, c'étaient sans doute plutôt les lapins qui le poursuivaient.
après avoir exploré la machine et s'atre notamment frayé un chemin dans les dossiers du personnel, Spencer finit par découvrir un fichier intitulé NEV CODES. ayant une bonne idée de ce dont il pouvait s'agir, il désirait y pénétrer.
NEV CODES était muni d'une protection spéciale: son utilisation nécessitait un code d'accès. Dans bien des services de police, aussi incroyable que cela p˚t paraatre, ce type de code était constitué par le numéro d'insigne d'un agent ou le numéro de carte d'identité d'un employé de bureau - tous chiffres disponibles dans les dossiers du personnel, lesquels n'étaient pas protégés. Spencer avait d'ores et déja noté quelques numéros d'insignes, au cas oa. L'un d'entre eux lui ouvrit NEV CODES.
Le fichier abritait une liste de codes numériques permettant d'accéder aux banques de données des services gouvernementaux du Nevada. En un éclair, il quitta Las Vegas par l'autoroute du cyberespace et rejoignit la Commission des Jeux du Nevada, a Carson City, la capitale de l'…tat.
La commission délivrait les permis d'exercer de tous les casinos et faisait appliquer lois et règles les gouver-nant. quiconque désirait investir ou devenir cadre dans l'industrie du jeu devait se soumettre a une enquate afin d'atre reconnu dépourvu de tout lien avec des criminels.
Dans les années soixante-dix, une commission exception-
nelle avait chassé du Nevada l'essentiel des membres de la pègre et de la mafia, fondateurs de sa principale industrie, pour les remplacer par des entreprises telles que Metro Goldwyn Mayer et Hilton.
Il était logique de supposer que les employés des casinos en dessous du niveau de cadre, des croupiers aux barmaids faisaient l'objet d'une enquate similaire, quoique moins fouillée, et recevaient des cartes de travail. Spencer explora menus et tables des matières. En 20 minutes, il découvrit les archives dont il avait besoin.
Les permis de travail des employés de casinos étaient divisés en trois fichiers principaux. Expiré, En Vigueur et Futur. Valérie ayant travaillé a La Porte Rouge durant les deux derniers mois Spencer commença par consulter la première de ces listes.
au cours de ses errances dans le cyberespace, il avait vu peu de dossiers aussi documentés que celui-ci - et les autres avaient eu trait a d'importantes questions de défense nationale. Le système permettait de rechercher un sujet gr‚ce a vingt-deux paramètres, allant de la couleur des yeux a l'emploi le plus récent.
Il tapa VaL…RIE aNN KEENE.
En quelques secondes, l'ordinateur répondit: INCONNU.
Passant au fichier En Vigueur, il tapa a nouveau le nom de la jeune femme.
INCONNU.
Le fichier Futur donna le mame résultat. Valérie ann Keene était inconnue des autorités des jeux du Nevada.
Un instant, Spencer demeura figé devant son écran, dépité devant l'impasse oa l'avait conduit son unique indice. Il lui vint bientôt a l'esprit qu'une femme traquée désireuse de se rendre plus difficile a localiser, n'utilisait sans doute pas le mame patronyme dans tous les endroits oa elle séjournait. Si Valérie avait bel et bien vécu et travaillé a Las Vegas, elle avait alors certainement porté un autre nom.
Pour la retrouver, il allait devoir faire preuve d'astuce.
En attendant que Nella Shire trouve la trace du balafré, Roy Miro courait le risque de subir plusieurs heures de conversation polie avec David Davis. Il aurait plus volon-tiers dévoré un biscuit au cyanure, qu'il e˚t fait passer a l'aide d'une grande éprouvette de phénol, que côtoyé une seconde de plus le magicien des empreintes.
Prétendant ne pas avoir dormi de la nuit, alors qu'il avait en fait connu le sommeil innocent d'un bienheureux après son cadeau sans prix a Pénélope Bettonfield et a son époux, Roy manipula Davis jusqu'a ce que ce dernier lui propos‚t l'usage de son bureau.
- J'insiste, vraiment, et je n'accepterai aucun argument, aucun ! déclara-t-il avec force gesticulations et hochements de tate. Il y a un divan. Vous pouvez vous étendre. Et vous ne me dérangerez pas. J'ai plein de travail de labo qui m'attend: je n'aurai pas besoin de mon bureau de toute la journée.
Roy n'avait pas l'intention de dormir. Il comptait s'allonger dans la pénombre fraache, d'oa les stores vénitiens étroitement clos bannissaient le soleil de Californie, contempler le plafond, visualiser le coeur de son atre spirituel - lieu oa son ‚me entrait en contact avec la mystérieuse puissance qui régissait le cosmos - et méditer sur le sens de la vie. Il s'efforçait chaque jour d'approfondir son champ de conscience. Chercheur par nature, il ne cessait de s'enthousiasmer pour la quate de l'illumination.
Curieusement, pourtant, il s'endormit.
Il rava d'un monde parfait, oa n'existaient ni cupidité, ni envie ni désespoir, parce que tout le monde y était identique. Il n'existait qu'un seul sexe, et les atres humains se reproduisaient par une discrète parthénoge-nèse, dans l'intimité de leur salle de bains - et encore, rarement. La seule couleur de peau était un bleu p‚le légèrement luisant. Tout le monde était beau, quoique légèrement androgyne. Nul n'était stupide, mais nul n'était non plus trop malin. Tout le monde portait les mames vatements et vivait dans des maisons identiques.
Tous les vendredis soirs avait lieu le tirage d'un loto a l'échelle planétaire, oa tout le monde gagnait, et le samedi. . .
quand Wertz le réveilla, il confondit un instant le rave et la réalité et demeura paralysé par la terreur. En découvrant la face p‚le comme une limace et ronde comme la lune de l'assistant, révélée par une lampe de bureau, Roy crut que lui-mame et tous les habitants du monde ressemblaient exactement a ça. Il tenta de hurler mais ne trouva pas sa voix.
Puis Wertz parla, ce qui l'éveilla tout a fait.
- Miss Shire l'a trouvé. Le balafré. Elle l'a trouvé.
Roy bailla, grimaça en sentant le go˚t amer qui emplissait sa bouche et suivit le technicien jusqu'au labo de traitement des données. David Davis et Nella Shire, debout devant le poste de travail, étaient tous deux munis d'une liasse de papiers. L'arrivant plissa les yeux sous l'assaut des lampes a fluorescence, mais il n'en contempla pas moins avec intérat les feuillets sortis de l'ordinateur que Davis lui passa un a un, les commentant avec enthousiasme, secondé par Nella Shire.
- Il s'appelle Spencer Grant, annonça le spécialiste des empreintes. Pas de deuxième prénom. a dix-huit ans a la sortie du lycée, il s'est engagé dans l'armée.
- q.I. élevé, motivation de mame, précisa Nella. Il s'est porté volontaire pour les forces spéciales. Les Rangers.
- Il a quitté l'armée au bout de six ans, continua Davis, qui se délesta d'une nouvelle feuille, et il s'est servi de sa prime pour s'inscrire a l'UCLa.
- Maatrise de criminologie, remarqua Roy en parcourant la dernière page.
- Et licence de psychologie criminelle ajouta son interlocuteur. Il est allé a l'école toute l'année, a suivi une grande quantité de cours, et a obtenu ses diplômes en trois ans.
- Un jeune homme fort pressé, intervint Wertz, sans doute pour que les autres se rappellent son existence et ne lui marchent pas dessus par accident, l'écrasant comme une punaise.
Tandis que Davis passait une autre feuille a Roy, ce fut Nella Shire qui poursuivit:
- alors, il a fait l'académie de police de Los angeles.
Il est sorti major de sa promotion.
- Un jour, après moins d'un an dans la rue, il a déboulé au beau milieu d'un vol de voiture, reprit son patron. Deux hommes armés. Ils l'ont vu arriver et ont essayé de prendre l'automobiliste, une femme, en otage.
- Il les a tués tous les deux, acheva Nella. La nana n'a pas eu une égratignure.
- Grant s'est fait botter le cul ?
- Non. Tout le monde a considéré qu'il avait eu raison de tirer.
- D'après ceci, déclara Roy en jetant un coup d'oeil au papier que venait de lui confier Davis, il a quitté le service en tenue.
- Il a des compétences en informatique et il est doué
pour ça, expliqua Davis. On l'a transféré dans une brigade du crime informatisé. Uniquement du travail de bureau.
Roy fronça le sourcil.
- Pourquoi ? Il a été traumatisé par la fusillade ?
- Il y en a qui ne supportent pas, déclara Wertz, sen-tencieux. Ils n'ont pas ce qu'il faut, pas assez d'estomac, et ils craquent.
- D'après son dossier de thérapie obligatoire, il n'a pas été traumatisé, dit Nella. Il s'en est bien tiré. C'est lui qui a demandé son transfert, mais pas parce qu'il était traumatisé.
- Sans doute par aveuglement, remarqua Wertz. Parce qu'il était macho, il avait trop peur de sa faiblesse pour l'admettre.
- quelles qu'aient été ses raisons, c'est lui qui a demandé son transfert, conclut Davis. Et puis il y a dix mois, après presque deux ans dans sa nouvelle brigade, il a tout bonnement démissionné de la police.
- Oa travaille-t-il, a présent ? demanda Roy.
- On n'en sait rien. En revanche, on sait oa il habite, annonça David Davis.
Il exhiba un nouveau papier avec un grand geste dra-matique.
- Vous ates s˚r que c'est notre homme ? s'enquit Roy en prenant connaissance de l'adresse.
Nella feuilleta sa propre liasse de papiers et en tira l'impression a haute résolution d'une fiche d'identification personnelle de la police de Los angeles, oa figuraient les empreintes digitales du sujet - tandis que son patron produisait la photo de celles qu'ils avaient relevées sur la lucarne.
- Si vous savez faire des comparaisons, dit Davis, vous allez voir que l'ordinateur a raison de les déclarer parfaitement identiques. Parfaitement. C'est notre homme. Il n'y a aucun doute a ce sujet. aucun !
- Voila la photo de lui la plus récente des archives de la police, déclara Nella Shire en tendant ledit document a Roy.
De face comme de profil, Grant présentait une incroyable ressemblance avec le portrait déterminé par l'ordinateur de Melissa Wicklun, au Laboratoire d'analyse Photographique.
- C'est vraiment une photo récente ? demanda Roy.
- La moins vieille que la police ait en stock, répondit la technicienne.
- Prise longtemps après l'incident de la fusillade ?
- «a, c'était il y a deux ans et demi. Oui, je suis s˚re que cette photo est bien plus récente. Pourquoi ?
- La cicatrice a l'air totalement guérie.
- Oh, il ne l'a pas reçue pendant la fusillade, s'exclama Davis. Loin de la. Il l'avait depuis longtemps, très longtemps, avant mame de s'engager dans l'armée. Un accident, pendant son enfance.
Roy releva la tate.
- quel genre d'accident ?
Davis haussa ses épaules anguleuses. Ses longs bras battirent sa blouse blanche.
- On n'en sait rien. aucun dossier ne le précise. La chose est juste signalée comme son plus gros signe particulier: "Cicatrice allant de l'oreille droite a la pointe du menton, résultat d'une blessure reçue pendant l'enfance. "
C'est tout.
- Il ressemble a Igor, renifla Wertz.
- Moi, je le trouve sexy, contra Nella Shire.
- Igor,insistal'assistant.
- Igor comment ? demanda Roy en se tournant vers lui.
- Rappelez-vous. Les vieux films de Frankenstein.
Igor: l'assistant du docteur Frankenstein. Le bossu sinistre, avec le cou tordu.
- Je ne m'intéresse pas a ce genre de divertissements, trancha Roy. Ils glorifient la violence et les difformités.
C'est malsain.
Retournant a la photo, il se demanda quel ‚ge avait le jeune Spencer Grant lorsqu'il avait subi une telle blessure. apparemment, cela s'était produit pendant son adolescence.
- Le pauvre gosse, dit-il. ah ! le pauvre gamin. quelle vie a-t-il bien pu avoir avec un visage abamé comme ça ?
Imaginez un peu le fardeau psychologique qu'il transporte.
- Je croyais que c'était un salopard malé a une histoire de terrorisme, ou quelque chose comme ça, intervint Wertz.
- Mame les salopards ont droit a la compassion, expliqua patiemment Roy. Cet homme a souffert. «a se voit.
Je dois lui mettre la main dessus, oui, et m'assurer qu'il ne puisse pas nuire a la société - mais il mérite tout de mame d'atre traité avec compassion, avec autant de pitié
que possible.
Davis et Wertz le regardaient sans comprendre.
- Vous ates un type bien, Roy, dit Nella Shire.
L'intéressé haussa les épaules.
- Si, si, vraiment, insista-t-elle. «a fait plaisir de savoir qu'il y a des gens comme vous parmi ceux qui sont chargés de faire respecter la loi.
Roy, gané, sentit la chaleur lui monter au visage.
- Merci, c'est très gentil, mais je n'ai rien d'extraordinaire.
Puisqu'elle n'était a l'évidence pas lesbienne, et quoiqu'elle e˚t au moins quinze ans de plus que lui, il e˚t aimé qu'un trait quelconque de Nella f˚t aussi attirant que la bouche exquise de Melissa Wicklun. Mais elle avait les cheveux trop frisottés et trop orangés. Les yeux d'un bleu trop froid, le nez et le menton trop pointus, les lèvres trop sèches. Son corps était raisonnablement bien proportionné mais en aucun cas exceptionnel.
- Bon, soupira-t-il, je ferais mieux d'aller rendre visite a ce Mr Grant pour lui demander ce qu'il faisait la nuit dernière a Santa Monica.
Plongé au coeur de la Commission des Jeux du Nevada, a Carson City, quoique assis devant son ordinateur, dans son chalet de Malibu, Spencer explorait a nouveau le fichier des croupiers qui avaient un permis en règle. Il demanda les noms de toutes les femmes de vingt-huit a trente ans, mesurant un mètre soixante, pesant entre cinquante et cinquante-cinq kilos, avec les cheveux bruns et les yeux marron. Ces paramètres lui fournirent un nombre de candidates relativement restreint - quatorze en tout. Il demanda a l'ordinateur d'en imprimer les noms par ordre alphabétique.
Commençant au sommet de la liste obtenue, il ouvrit le fichier de Janet Francine arbonhall. La première page qui apparut sur l'écran renfermait une rapide description, la date d'obtention de son permis, et une photographie de face. La jeune femme en question ne ressemblant nullement a Valérie, Spencer quitta le fichier sans prendre la peine de le parcourir.
Il en ouvrit un autre: Teresa Elisabeth Dunbury. Pas elle.
Bianca Marie Haguerro. Pas elle non plus.
Corrine Serise Huddleston. Non.
Laura Linsey Langston. Non.
Rachael Sarah Marks. Rien de commun avec Valérie.
Jacqueline Ethel Mung. Sept de passées, encore sept.
Hannah May Rainey.
Valérie ann Keene apparut sur l'écran, dotée d'une autre coiffure qu'a La Porte Rouge, très jolie, mais le visage fermé.
Spencer ordonna l'impression complète du fichier de Hannah May Rainey, lequel ne comportait que trois pages. Il le lut d'un bout a l'autre, tandis que la jeune femme, sur l'écran, continuait de l'observer.
Sous le nom de Rainey, l'année précédente, elle avait travaillé plus de quatre mois comme croupière de black jack au casino du Mirage Hotel de Las Vegas - exactement jusqu'au 26 novembre, un peu moins de deux mois et demi auparavant. D'après le rapport du directeur du casino, elle était partie sans prévenir.
Ils - qui que pussent atre ces " ils " - avaient d˚ la retrouver en ce 26 novembre, et elle les avait sans doute évités de justesse, tout comme a Santa Monica.
Dans un coin du parking souterrain de l'immeuble, au centre de Los angeles, Roy Miro échangeait quelques mots avec les trois hommes qui allaient l'accompagner chez Spencer Grant pour mettre ce dernier en état d'arrestation. L'agence n'ayant pas d'existence officielle, le mot
" arrestation " était quelque peu abusif; " enlèvement "
e˚t été plus près de la réalité.
Ni l'un ni l'autre ne posaient de problème a Roy. La morale était chose relative et aucun acte accompli pour la bonne cause ne pouvait atre un crime.
Les futurs visiteurs étaient munis de cartes de la DEa, si bien que Grant se croirait en route pour un bureau fédéral oa on l'interrogerait - et oa on lui permettrait d'appeler un avocat. En fait, il aurait plus de chances de rencontrer le Seigneur Dieu tout-puissant sur son trône volant doré que n'importe quel titulaire d'un diplôme de droit.
Les quatre agents le questionneraient sur ses relations avec la bonne femme et la nouvelle résidence de cette dernière, usant de toutes les méthodes nécessaires pour obtenir des réponses sincères. Lorsqu'ils auraient appris ce qu'ils voulaient - ou seraient s˚rs de lui avoir arraché tout ce qu'il savait-, ils disposeraient de lui.
Roy s'en chargerait en personne, libérant ce pauvre diable balafré de ses souffrances en ce monde troublé.
Le premier des autres agents, Cal Dormon, portait un pantalon et une chemise blanche, a la poitrine ornée du logo d'une chaane de pizzerias. Il conduirait une petite camionnette avec le mame logo: une des nombreuses pancartes magnétiques qu'on y apposait afin d'en changer la fonction apparente selon les besoins des opérations.
alfonse Johnson arborait des chaussures de ville, un pantalon kaki et une chemise en denim. Mike Vecchio un ensemble de jogging et une paire de baskets.
Roy était le seul a porter un costume. Comme il avait dormi tout habillé sur le divan de Davis, il était cependant loin d'avoir l'allure de l'agent fédéral type impeccablement vatu.
- Bon, cette fois, ce n'est pas comme hier soir, dit-il.
(Tous avaient fait partie du commando de Santa Monica.) Ce type, il faut qu'on lui parle.
La veille, si l'un d'eux avait vu la bonne femme, il l'aurait abattue sans sommation. Pour sauvegarder les apparences devant la police locale, au cas oa celle-ci se f˚t montrée, on lui aurait mis une arme en main: un Desert Eagle .50 Magnum, un pistolet si puissant que ses balles laissaient un trou aussi gros que le poing en ressor-tant d'un corps, un engin conçu a l'évidence pour tuer.
Officiellement, la victime aurait été abattue en état de légitime défense.
- Mais on ne peut pas le laisser filer, continua Roy, et ce gars est au moins aussi entraané que n'importe lequel d'entre vous, alors il est possible qu'il ne se contente pas de tendre les bras pour qu'on lui passe les menottes. Si vous ne réussissez pas a vous en dépatrer et s'il fait mine de s'enfuir, tirez-lui dans les jambes. au besoin, démolis-sez-les-lui complètement. Il n'aura plus jamais besoin de marcher. Mais ne vous laissez pas emporter, d'accord ?
Rappelez-vous qu'il faut absolument le faire parler.
Spencer avait obtenu tous les renseignements qu'il désirait dans les fichiers de la Commission des Jeux du Nevada. Empruntant a nouveau les autoroutes du cyberespace, il regagna l'ordinateur de la police de Los angeles.
De la, il établit le contact avec celle de Santa Monica et examina la liste des affaires débutées dans les dernières vingt-quatre heures. aucune ne comportait le nom de Valérie ann Keene ni l'adresse du bungalow que louait la jeune femme.
quittant le fichier des nouvelles affaires, il s'informa des appels reçus durant la soirée du mercredi: des agents de police avaient pu répondre a un coup de fil concernant le vacarme entendu au bungalow, sans affecter un numéro a l'incident. Cette fois, il trouva la bonne adresse.
La dernière note prise par l'agent concerné expliquait pourquoi l'affaire n'avait pas été enregistrée. o~P aTF EN
COURS.FED RESP. Ce qui signifiait: opération de l'aTF en cours. autorités fédérales responsables.
La police locale avait eu les mains liées.
Sur le divan, non loin de la, Rocky sortit du sommeil en sursaut, avec un aboiement strident, tomba par terre, se releva d'un bond, commença a courir après sa queue, puis tourna vivement la tate de droite et de gauche, désorienté, cherchant la menace qui l'avait poursuivi hors de son rave.
- C'était juste un cauchemar, lui assura Spencer.
Le chien le regarda d'un air sceptique et gémit.
- qu'est-ce que c'était, cette fois-ci ? Un chat préhistorique géant ?
Rocky traversa vivement la pièce et posa les pattes avant sur un appui de fenatre. Il scruta l'allée et les bois environnants.
La courte journée de février approchait de son crépuscule coloré. Les feuilles d'eucalyptus ovales, d'ordinaire argentées, reflétaient a présent la lumière dorée qui se déversait a travers les brèches des frondaisons. Elles luisaient, agitées par une faible brise, si bien qu'on e˚t dit des arbres parés de décorations de NoÎl, alors que l'année s'était achevée depuis plus d'un mois.
Rocky poussa un nouveau gémissement inquiet.
- Un chat ptérodactyle ? suggéra Spencer. De grandes ailes, des crocs géants, et ronronnant assez fort pour fendre les pierres ?
Guère amusé, le chien quitta son poste d'observation et se h‚ta de passer dans la cuisine. Il réagissait toujours ainsi quand un cauchemar l'éveillait en sursaut: il faisait le tour de la maison, fenatre après fenatre, convaincu que l'ennemi rencontré au pays des raves était tout aussi dangereux dans le monde réel.
Spencer se retourna vers l'écran de l'ordinateur.
OP aTF EN COURS. FED RESP.
Si le commando qui avait attaqué le bungalow la veille au soir se composait d'agents de l'aTF, pourquoi les hommes venus chez Louis Lee, a Bel air, disposaient-ils de cartes du FBI ? quoique des changements fussent a l'étude a ce sujet, le premier organisme était placé sous le contrôle du ministère des Finances, alors que le second ne dépendait que du ministre de la Justice. Il arrivait que les différentes agences coopèrent dans un intérat mutuel.
Toutefois, compte tenu de l'intensité des rivalités et de la méfiance régnant entre elles, toutes deux auraient envoyé
des représentants au domicile de Louis Lee, ou de n'importe qui d'autre susceptible de fournir une piste.
Grommelant dans sa barbe, tel le Lapin Blanc en retard pour prendre le thé avec le Chapelier Fou, Rocky fila hors de la cuisine et passa en courant la porte ouverte de la chambre.
OP aTF EN COURS...
Il y avait quelque chose d'anormal...
Le FBI était de loin le plus puissant des deux bureaux et si l'affaire l'intéressait au point d'atre présent sur le terrain, il n'aurait jamais accepté de laisser toutes les responsabilités a l'aTF. En fait, a la demande de la Maison Blanche, le Congrès travaillait sur une loi destinée a fondre l'aTF au sein du FBI. La note de l'agent de police aurait d˚ atre libellée: oP FBIaTFEN COURS.
Tout en méditant sur le sujet, Spencer quitta la police de Santa Monica pour celle de Los angeles, oa il demeura un instant en se demandant s'il avait encore besoin de quelque chose, avant de faire retraite dans l'ordinateur de son ex-brigade, refermant toutes les portes derrière lui, effaçant habilement la moindre trace de son incursion.
Rocky jaillit hors de la chambre, passa auprès de son maatre et retourna se poster a la fenatre du salon.
Spencer éteignit l'ordinateur, se leva, s'approcha de la fenatre et se tint auprès du chien.
Le bout noir de sa truffe appuyé contre la vitre, il avait une oreille dressée, l'autre basse.
- De quoi peux-tu bien raver ? se demanda son maatre.
Rocky gémit a voix basse, fixant les profondes ombres pourpres et les lueurs dorées qui ornaient le bouquet d'eucalyptus baigné par le crépuscule.
- De monstres grotesques ? De choses impossibles ?
Ou juste. . . du passé ?
Le chien frissonnait.
Spencer lui posa la main sur la nuque et le caressa doucement.
L'animal leva les yeux un instant, mais recommença aussitôt a scruter les eucalyptus, peut-atre parce que d'épaisses ténèbres descendaient lentement sur un crépuscule mourant. Il avait toujours eu peur de la nuit.
La lumière déclinante se concentrait a l'horizon en une tache rouge lumineuse. Le soleil cramoisi se reflétait sur chaque particule microscopique de pollution et de vapeur d'eau en suspension dans l'air, si bien que la ville semblait reposer sous un fin brouillard de sang.
Cal Dormon récupéra une grande boate a pizza a l'arrière de la camionnette blanche et, a pied, se dirigea vers la maison.
Roy, arrivé dans la rue en sens contraire, était garé près du trottoir d'en face. Il descendit de voiture et referma doucement la portière.
a présent, Johnson et Vecchio devaient avoir coupé par les propriétés voisines pour passer derrière la maison.
Roy entreprit de traverser la rue.
Dormon était arrivé a la moitié de l'allée. La boate qu'il portait ne renfermait pas une pizza mais un pistolet Desert Eagle .44 Magnum, équipé d'un silencieux très performant. L'uniforme et l'accessoire ne serviraient qu'a écarter les soupçons si Spencer Grant voyait approcher l'agent par la fenatre.
Roy atteignit l'arrière de la camionnette blanche.
Le faux livreur avait monté les marches du perron.
Se posant une main sur la bouche comme pour étouffer une toux, le chef de l'opération parla dans le micro-émet-teur accroché a la manchette de sa chemise.
- Comptez jusqu'a cinq et allez-y, chuchota-t-il aux deux hommes qui arrivaient par-derrière.
Cal Dormon ne se soucia ni de sonner ni de frapper: il tenta d'entrer. Le verrou devait atre mis car il ouvrit sa boate a pizza, la laissa choir, et leva le puissant pistolet israélien.
Roy pressa le pas, sans plus chercher a passer pour un badaud.
Malgré le silencieux de bonne qualité, le .44 émit un bruit sec chaque fois qu'il parla. Rien a voir avec de véritables coups de feu mais assez bruyant pour attirer l'attention des passants s'il y en avait eu. Cette arme était conçue pour démolir les portes, après tout. Trois balles successives eurent raison du dormant et du dosseret.
Mame si le pane du verrou demeurait intact, l'encoche dans laquelle il s'insérait n'en était plus une, mais un amas d'éclats de bois.
quand Dormon entra, Roy sur les talons, un homme pieds nus, vatu d'un jean et d'un T-shirt " Jésus-Christ "
une boate de bière a la main, quittait un fauteuil en vinyle bleu - stupéfait, terrifié d'avoir senti les échardes de bois et de laiton provenant de la porte s'éparpiller autour de lui, sur le tapis du salon. Le premier agent le repoussa dans son fauteuil, assez fort pour lui couper le souffle. La boate de bière roula sur le tapis en vomissant de grands jets de mousse.
Cet homme n'était pas Spencer Grant.
Tenant a deux mains son Beretta muni d'un silencieux Roy traversa vivement le salon, franchit une ouverture vo˚tée qui le conduisit dans la salle a manger, puis la porte ouverte donnant dans la cuisine.
Une blonde d'environ trente ans, allongée a plat ventre par terre, la tate tournée vers lui, tendait le bras gauche vers le couteau de boucher qui lui avait été arraché et gisait a quelques centimètres de sa main. Elle ne pouvait s'en rapprocher, car Vecchio lui maintenait un genou au creux des reins et le canon de son pistolet juste derrière l'oreille gauche.
- Salaud, salaud, salaud ! couinait la jeune femme.
Ses cris suraigus n'étaient ni clairs ni puissants, car elle avait le visage pressé contre le linoléum. En outre, avec un genou dans les reins, elle ne respirait pas a son aise.
- Du calme, ma petite dame, du calme, tempatait Vecchio. Calmez-vous un peu, bon Dieu !
alfonse Johnson venait de passer la porte de derrière laquelle devait atre déverrouillée car les deux hommes n'avaient pas eu a l'enfoncer. Il pointait son arme sur la seule autre personne présente: une fillette d'environ cinq ans, recroquevillée dans un angle, blafarde, les yeux écarquillés, trop terrifiée pour crier.
Une odeur de sauce tomate chaude et d'oignons régnait dans la pièce. Des poivrons verts coupés en lamelles reposaient sur une planche. La jeune femme était en train de préparer le daner.
- amène-toi, ordonna Roy a Johnson.
Ensemble, ils fouillèrent rapidement le reste de la maison. L'élément de surprise avait disparu mais l'initiative était toujours de leur côté. Le placard du couloir. La salle de bains. La chambre de l'enfant: ours en peluche et poupées, porte d'armoire ouverte et lieux déserts. Une autre petite pièce: une machine a coudre, une robe verte inachevée sur un mannequin de couturière, un placard plein a craquer, nulle part oa se cacher. Ensuite la chambre principale, avec placard, placard, salle de bains attenante: personne.
- a moins que ce ne soit lui, allongé par terre, dans la cuisine, avec une perruque blonde... fit Johnson.
Roy regagna le salon, oa l'homme aperçu en entrant était enfoncé au plus profond de son fauteuil, les yeux fixés sur le .44 de Dormon, qui lui hurlait au visage, l'as-pergeant de postillons:
- Juste une fois. Tu m'entends, enculé ? Je vais te reposer ma question juste une fois: oa il est ?
- Je vous ai déja dit qu'il n'y avait que nous ici, bon Dieu ! s'exclama son interlocuteur.
- Oa est Grant ? insista Dormon.
L'homme tremblait comme si le moelleux fauteuil avait été équipé d'un système de massage par vibrations.
- Je ne connais pas de Grant, je vous jure que je n'ai jamais entendu ce nom-la. alors, s'il vous plaat, ça vous ennuierait de pointer ça ailleurs ?
Roy trouvait regrettable qu'il f˚t parfois nécessaire de priver les gens de leur dignité pour les amener a coopérer.
Il abandonna Johnson dans le salon, avec Dormon, et rentra dans la cuisine.
La jeune femme était toujours allongée par terre, avec le genou de Vecchio au creux des reins, mais elle ne tentait plus d'atteindre le couteau et ne traitait plus son agresseur de salaud. La fureur ayant cédé la place a la peur, elle suppliait qu'on ne fat pas de mal a sa petite fille.
L'enfant demeurait dans l'angle, suçant son pouce. Des larmes coulaient sur ses joues, mais elle n'émettait aucun son.
Roy ramassa le couteau et le posa sur le plan de travail hors de portée de la femme.
Celle-ci leva un oeil pour le regarder.
- Ne faites pas de mal a mon bébé.
- Nous ne ferons de mal a personne, assura-t-il. (Il s'approcha de la fillette, s'accroupit, et reprit de sa voix la plus douce :) Tu as peur, ma chérie ? (Le regard de l'enfant quitta sa mère pour Roy.) Bien s˚r que tu as peur.
N'est-ce pas ? (Suçant fiévreusement son pouce, elle acquiesça.) Eh bien, tu n'as aucune raison d'avoir peur de moi. Je ne ferais pas de mal a une mouche. Mame si elle me bourdonnait autour de la tate, me dansait dans les oreilles et faisait de la luge sur mon nez.
La petite fille le contemplait d'un air solennel a travers ses larmes.
- quand un moustique atterrit sur moi et essaie de me piquer, tu crois que je l'écrase ? poursuivit Roy. Oh, que non ! Je lui installe une petite serviette, une toute petite fourchette et un tout petit couteau, et je dis: " Il faut que tout le monde mange. C'est moi qui vous invite a daner, Mr Moustique. " (Les larmes semblèrent commencer a se tarir dans les yeux de l'enfant.) Je me rappelle la fois oa un éléphant partait au supermarché pour acheter des cacahuètes. Il était très pressé, et il a carrément fait sortir ma voiture de la route. La plupart des gens l'auraient suivi jusqu'au magasin et lui auraient donné un coup de poing sur le bout de la trompe, la oa ça fait mal. Mais est-ce que j'ai fait une chose pareille ? Oh, que non ! " quand un éléphant est en manque de cacahuètes, on ne peut pas le tenir pour responsable de ses actes ", me suis-je dit. J'ad-mets que je l'ai quand mame suivi au supermarché et que j'ai dégonflé les pneus de sa bicyclette, mais ce n'était pas un mouvement de colère. Je voulais juste l'empacher de reprendre la route avant qu'il n'ait pu se calmer un peu en mangeant des cacahuètes. (Cette enfant était adorable.
Il e˚t aimé la voir sourire.) Et maintenant ? Tu crois vraiment que je pourrais faire du mal a quelqu'un ?
La fillette secoua la tate: non.
- alors, donne-moi la main ma chérie.
Elle le laissa lui prendre la main gauche, celle qui n'avait pas le pouce mouillé, et il l'entraana a l'autre bout de la cuisine.
Vecchio rel‚cha la blonde, laquelle se redressa a genoux, en pleurs, pour enlacer sa fille.
L‚chant la petite main et s'accroupissant a nouveau, touché par les larmes de la jeune mère, Roy reprit:
- Je suis désolé. J'abhorre sincèrement la violence, mais nous pensions qu'un individu très dangereux se trouvait dans cette maison. Nous ne pouvions pas vraiment frapper a la porte pour lui demander de venir jouer avec nous. Vous comprenez ?
La lèvre inférieure de la jeune femme se mit a trembler.
- Je... je ne sais pas. qui ates-vous ? qu'est-ce que vous voulez ?
- Comment vous appelez-vous ?
- Mary. Mary Z... Zelinsky.
- Et votre mari ?
- Peter.
Mary Zelinsky avait un très joli nez. L'arate en était parfaite, les lignes droites et pures. Les narines délicates.
Ce nez semblait fait de la porcelaine la plus fine. Roy estimait n'en avoir encore jamais observé d'aussi beau.
- Bon, dit-il en souriant. Il faut que nous apprenions oa il se trouve, Mary.
- qui ? demanda-t-elle.
- Je suis s˚r que vous le savez. Spencer Grant, bien s˚r.
- Je ne sais pas qui c'est.
Il la regarda droit dans les yeux au moment oa elle lui répondait, et n'y trouva aucune trace de duplicité.
- Je n'ai jamais entendu parler de lui, assura-t-elle.
- …teins le gaz sous la sauce tomate, ordonna Roy a Vecchio. Elle va finir par br˚ler.
- Je vous jure que je n'ai jamais entendu parler de cet homme, insista la jeune femme.
Roy inclinait a la croire. Mame Hélène de Troie n'e˚t pu avoir un plus joli nez que Mary Zelinsky. Bien entendu, Hélène de Troie avait causé indirectement la mort de milliers d'hommes, et beaucoup d'autres avaient souffert par sa faute. La beauté n'était nullement une garantie d'innocence. En outre, au cours des millénaires écoulés depuis l'époque d'Hélène, les humains étaient passés maatres dans l'art de dissimuler le mal: les créatures qui paraissaient les plus innocentes se révélaient parfois les plus dépravées.
Roy devait avoir une certitude.
- Si j'ai l'impression que vous me mentez...
- Je ne mens pas, assura Mary d'une voix tremblante.
Il leva la main pour lui imposer silence et reprit la oa il avait été interrompu:
- Je pourrais emmener cette gentille fillette dans sa chambre, la déshabiller... (La jeune femme serra les paupières, horrifiée, comme pour effacer la scène qu'il lui décrivait avec une telle délicatesse.) Et la, parmi les ours en peluche et les poupées, je pourrais lui apprendre quelques jeux d'adultes...
Les narines de Mary palpitaient de terreur. Elle avait réellement un nez exquis.
- alors, maintenant, acheva-t-il, vous allez me regarder dans les yeux et me répéter que vous ne connaissez personne du nom de Spencer Grant.
Elle ouvrit les paupières et soutint son regard.
Ils étaient face a face.
Roy posa la main sur la tate de l'enfant, lui caressa les cheveux et sourit.
Mary Zelinsky serra sa fille contre elle avec un désespoir pitoyable.
- Je jure devant Dieu que je n'ai jamais entendu ce nom-la. Je ne sais pas qui c'est, je ne comprends rien a ce qui arrive.
- Je vous crois, dit-il. Rassurez-vous, ma chère Mary, je vous crois. Je suis désolé d'avoir d˚ recourir a des méthodes aussi déplaisantes.
quoique sa voix demeur‚t tendre et chagrine, une vague de colère s'était abattue sur lui. Une fureur dirigée contre Grant, qui s'était débrouillé pour les attirer sur une fausse piste, et non contre cette femme, sa fille ou son époux inoffensif, dans le fauteuil du salon.
Bien qu'il tent‚t de réprimer sa fureur, Mary dut la lire dans ses yeux, lesquels n'exprimaient ordinairement que douceur, car elle s'écarta brusquement de lui.
- Il n'habite plus ici, déclara Vecchio près de la cuisinière, après avoir coupé le feu sous la sauce, ainsi que sous une casserole d'eau.
- Je crois qu'il n'a jamais habité ici, répliqua Roy, tendu.
Spencer sortit deux valises du placard, les observa un instant, puis écarta la plus petite et ouvrit l'autre sur son lit, avant d'y jeter assez de vatements pour une semaine.
Il ne possédait ni costume, ni chemise blanche, ni mame une seule cravate. La penderie abritait une dizaine de jeans, une demi-douzaine de pantalons en twill brun, des chemises kaki, et d'autres en denim. Le tiroir du haut de la commode renfermait quatre gros chandails: deux bleus, deux verts. Il en prit un de chaque.
Tandis qu'il remplissait sa valise, Rocky ne cessait de passer de pièce en pièce, inquiet, pour monter la garde devant toutes les fenatres a sa portée. Le pauvre avait bien du mal a oublier son cauchemar.
Laissant ses hommes surveiller la famille Zelinsky, Roy sortit et traversa la rue pour rejoindre sa voiture.
Le crépuscule s'était assombri, passant du rouge au violet. Les lampadaires de la rue s'étaient allumés. Dans l'air immobile, le silence paraissait presque aussi profond qu'en pleine campagne.
Ils avaient de la chance: les voisins n'avaient rien entendu d'inquiétant.
De toute façon, aucune lumière ne br˚lait dans les maisons qui flanquaient celle des Zelinsky. Cet agréable quartier réservé a la classe moyenne abritait sans doute de nombreuses familles qui ne parvenaient a maintenir leur train de vie que si la femme et le mari travaillaient tous deux a plein temps. En fait, en cette époque d'économie précaire, de baisse des salaires, nombre de couples ne s'en sortaient que de justesse, mame avec deux emplois.
a présent, en pleine heure de pointe, les deux tiers des maisons de la rue étaient obscures, désertes: les propriétaires, pris dans les embouteillages, allaient chercher leurs enfants chez des baby-sitters ou dans des crèches qu'ils n'avaient pas réellement les moyens de payer, et faisaient de leur mieux pour trouver chez eux quelques heures de paix, avant de retourner s'atteler a la t‚che au matin.
Parfois, Roy ressentait avec une telle acuité la détresse de l'américain moyen qu'il se retrouvait au bord des larmes.
En cet instant précis, pourtant, il ne pouvait se permettre de succomber a l'empathie qui lui était si naturelle. Il devait trouver Spencer Grant.
Dans la voiture, après avoir démarré et s'atre glissé sur le siège du passager, il brancha son ordinateur portable et y coupla le téléphone cellulaire.
appelant Maman, il lui demanda de rechercher un numéro de téléphone au nom de Grant dans la région de Los angeles. L'ordinateur entama le processus du centre de sa toile d'araignée virginienne. Roy espérait obtenir l'adresse de Grant par la compagnie du téléphone, comme il avait obtenu celle des Bettonfield.
David Davis et Nella Shire avaient certainement quitté
leur lieu de travail pour rentrer chez eux si bien qu'il ne pouvait les appeler et les insulter. De toute façon, bien qu'il e˚t adoré le mettre sur le dos du premier - et de Wertz, qui devait se prénommer Igor -, le problème ne leur était pas imputable.
au bout de quelques minutes, Maman annonça qu'aucun Spencer Grant n'était titulaire d'une ligne téléphonique dans la région de Los angeles - mame sur liste rouge.
Roy n'en croyait pas ses yeux. Maman, aussi irréprochable que sa propre chere mere defunte, n'etait pas en cause et conservait toute sa confiance. Mais Grant était intelligent. Beaucoup trop intelligent.
L'ordinateur reçut l'ordre de traquer le mame nom dans les archives comptables de la compagnie du téléphone.
L'homme qu'il cherchait pouvait atre inscrit dans l'an-nuaire sous un pseudonyme, mais avant de lui accorder un contrat, la compagnie avait sans nul doute requis la signature d'une personne réelle, aux antécédents bancaires satisfaisants.
Tandis que Maman travaillait, Roy vit une voiture le dépasser et s'arrater dans une allée, a quelques maisons dela.
La nuit régnait sur la ville. a l'ouest, le crépuscule avait abdiqué a l'horizon. aucune trace ne subsistait de son noble éclat violet.
L'écran clignota brièvement. L'utilisateur s'intéressa de nouveau a l'appareil posé sur ses genoux. D'après Maman, le nom de Spencer Grant n'apparaissait pas non plus sur les factures téléphoniques.
Ce type s'était introduit dans son dossier de la police de Los angeles et y avait glissé l'adresse des Zelinsky, de toute évidence choisie au hasard, a la place de la sienne.
a présent, quoiqu'il véc˚t toujours aux alentours de Los angeles et dispos‚t vraisemblablement d'un téléphone, il s'était effacé des archives de la compagnie - Pacific Bell ou GTE - qui lui fournissait sa ligne.
Grant semblait tenter de se rendre invisible.
- Mais qui c'est, ce mec, bon Dieu ? se demanda Roy a voix haute.
après les découvertes de Nella Shire, il avait cru connaatre l'homme qu'il recherchait. Il éprouvait soudain la sensation de ne pas le connaatre du tout, pas de manière fondamentale. Il n'avait appris que des généralités, du superficiel - et c'était peut-atre dans les détails que résidait le moyen de perdre l'individu.
Pourquoi Grant s'était-il trouvé dans le bungalow de Santa Monica ? quels étaient ses rapports avec cette femme ? que savait-il ?
Trouver les réponses a ces questions devenait de plus en plus urgent.
Deux nouvelles voitures disparurent dans deux nouveaux garages.
Roy sentit que plus le temps passait, plus ses chances de mettre la main sur Grant s'amoindrissaient.
Fiévreusement, il passa en revue les possibilités qui s'offraient a lui, puis chargea Maman de pénétrer l'ordinateur du Bureau des Véhicules a Moteur de Californie, a Sacramento. quelques instants plus tard, une photo de Grant apparaissait sur l'écran, prise tout exprès pour un nouveau permis de conduire. Toutes les caractéristiques du sujet figuraient dans le fichier. Notamment son adresse.
- Bon, chuchota Roy, comme si élever la voix avait pu annuler ce coup de chance.
Il demanda et obtint trois impressions des données figurant sur l'écran, quitta le Bureau des Véhicules a Moteur, salua Maman, éteignit l'ordinateur et retraversa la rue pour rentrer chez les Zelinsky.
Mary, Peter et leur petite fille étaient assis sur le divan du salon, p‚les, silencieux, se tenant par la main. On e˚t dit trois fantômes dans une antichambre céleste, qui attendaient l'arrivée imminente du verdict les concernant et craignaient fort de recevoir des allers simples pour l'enfer.
Dormon, Johnson et Vecchio montaient la garde, armés jusqu'aux dents, le regard vide. Sans commentaire, Roy leur donna les tirages de la nouvelle adresse obtenue par le Bureau des Véhicules a Moteur.
quelques questions lui apprirent que Peter et Mary Zelinsky, tous deux a la recherche d'un emploi, vivaient de l'allocation chômage. Voila pourquoi ils se trouvaient chez eux prats a daner, alors que la plupart de leurs voisins étaient encore prisonniers de bancs de poissons d'acier, au gré des mers bétonnées du système autoroutier.
Ils épluchaient tous les jours les petites annonces d'offres d'emploi publiées par le 7imes de Los angeles, proposaient sans rel‚che leurs services a des entreprises et s'inquiétaient tellement pour l'avenir que, d'une certaine manière, l'arrivée explosive des quatre agents ne les avait pas surpris. C'était une étape logique dans la dynamique de la catastrophe.
Roy n'e˚t pas hésité a sortir sa carte de la DEa et a user de toutes les techniques d'intimidation de son réper-toire pour réduire les Zelinski a un état de soumission totale, afin de s'assurer qu'ils ne porteraient jamais plainte, que ce f˚t auprès de la police locale ou des autorités fédérales. Toutefois, ils étaient déja si éprouvés par l'agitation économique qui leur avait ôté leur emploi - et par la vie citadine en général - qu'il n'eut pas mame besoin d'exhiber ses faux papiers.
Trop contents de s'en sortir vivants, ils répareraient discrètement leur porte et nettoieraient les dég‚ts. Sans doute estimeraient-ils avoir été terrorisés par des trafiquants de drogue qui s'étaient trompés de maison en cherchant un de leurs concurrents.
Nul ne portait plainte contre les trafiquants. Dans l'amérique actuelle, ils évoquaient une force de la nature.
Il e˚t été tout aussi inutile - quoique nettement moins dangereux - de déposer une plainte contre un ouragan, une tornade ou un orage.
- a moins que vous n'ayez envie de savoir ce que ça fait d'avoir la tate qui explose, vous avez intérat a rester sagement assis pendant dix minutes après notre départ, les avertit Roy, sur le ton impérieux d'un roi de la cocaÔne. Vous avez une montre, Zelinsky. Vous croyez que vous saurez compter dix minutes ?
- Oui, monsieur, répondit l'interpellé.
Mary conservait la tate baissée, si bien que Roy distinguait assez mal son nez splendide.
- Vous ates conscient que je ne plaisante pas ?
demanda-t-il au mari, qui lui répondit par un acquiescement. Vous allez atre bien sages ?
- On ne veut pas d'ennuis.
- Je suis ravi de l'entendre.
La soumission instinctive de ces gens mettait tristement en évidence la progression de la violence dans la société
américaine. Roy en était déprimé.
D'un autre côté, leur docilité lui facilitait nettement le travail.
Il suivit Dormon, Johnson et Vecchio dehors, et fut le dernier a partir en voiture, après avoir jeté un long regard vers la maison: personne n'apparut a la porte ni aux fenatres.
Le désastre avait été évité de justesse.
Roy, qui se piquait d'une humeur égale, ne se rappelait pas avoir été aussi en colère depuis fort longtemps. Il avait h‚te de mettre la main sur Spencer Grant.
Spencer fourra dans un sac de toile plusieurs boates de p‚tée pour chien, un paquet de biscuits, un os en cuir neuf, les bols a eau et a nourriture de Rocky, ainsi qu'un jouet en caoutchouc évoquant de manière convaincante un cheeseburger dans un petit pain semé de graines de sésame. Il déposa le sac près de sa propre valise, devant la porte d'entrée.
Il arrivait encore a l'animal de regarder par les fenatres, mais plus de manière aussi obsessionnelle. Il avait en grande partie surmonté la terreur innommable qui l'avait chassé de son rave et n'éprouvait plus qu'une peur de nature plus banale, plus tranquille: l'angoisse qui le saisissait toujours lorsqu'il sentait que se préparait un événement sortant de la routine, la crainte du changement. Il suivait Spencer pas a pas pour voir si ce dernier ne prenait pas quelque mesure alarmante, retournait encore et encore auprès de la valise, la reniflait, et visitait tous ses coins favoris, oa il poussait de grands soupirs, comme s'il craignait de ne plus jamais avoir la chance d'en apprécier le confort.
Spencer récupéra un ordinateur portable sur une étagère, au-dessus de son bureau, et le déposa auprès des bagages. Il l'avait acheté en septembre, afin de pouvoir créer ses programmes sous la véranda en profitant de l'air frais et du murmure apaisant des brises d'automne qui agitaient le bouquet d'eucalyptus. L'appareil allait a présent lui permettre de rester relié a l'immense réseau informatique américain pendant ses déplacements.
De retour a son bureau, il alluma le grand ordinateur et copia sur disquettes certains des programmes qu'il avait conçus, notamment celui qui détectait la signature électronique des dispositifs d'écoute sur les lignes téléphoniques utilisées pour un dialogue entre systèmes informatiques. Un autre avait pour but de l'avertir si, tandis qu'il jouait les pirates, quelqu'un commençait a le traquer a l'aide d'une technologie sophistiquée.
Rocky, de nouveau posté a une fenatre, grognait et gémissait doucement a l'adresse de la nuit.
Roy traversait collines et canyons, a l'ouest de la vallée de San Fernando. Il n'avait pas encore franchi le réseau des villes entrelacées, mais des poches de ténèbres s'inscrivaient déja entre les lumières agglutinées des banlieues.
Cette fois, il allait faire preuve de plus de prudence. Si l'adresse fournie par le Bureau des Véhicules a Moteur se révélait encore celle de gens qui n'avaient jamais entendu parler de Spencer Grant, il préférait s'en assurer avant d'enfoncer leur porte, de les terroriser avec des armes a feu, de g‚cher la sauce bolognaise mijotant sur la cuisinière, et de risquer les foudres d'un bourgeois irascible, lequel pouvait fort bien atre aussi un fanatique armé jus-
qu'aux dents.
En cette époque de chaos social imminent, il était plus dangereux qu'autrefois de s'introduire dans une propriété
privée - avec ou sans l'autorité d'un insigne officiel. On risquait de tomber sur absolument n'importe qui, depuis des satanistes violeurs d'enfants jusqu'a des tueurs en série cannibales, aux réfrigérateurs emplis de morceaux de cadavres, amateurs d'ustensiles de cuisine joliment sculptés dans des os humains. a l'approche de la fin du millénaire, des atres bien étranges s'ébattaient en liberté
dans ce grand terrain de jeux qu'était l'amérique.
alors qu'il suivait une petite route dans un creux obscur, oa traanait un brouillard translucide, Roy commença a comprendre qu'il n'allait pas trouver une maison de banlieue ordinaire, et que savoir si Spencer Grant l'occupait ou non n'allait pas atre son seul problème. autre chose l'attendait.
L'asphalte se changea en gravillons, sur un chemin étroit, flanqué de palmiers maladifs n'ayant pas été taillés depuis des années et chargés de longs entrelacs de branches mortes. Enfin, le chemin aboutit devant une grille, seule brèche dans un périmètre clôturé.
La fausse camionnette de pizzeria était déja la: la brume en réfractait les feux rouges arrière. Roy jeta un coup d'oeil dans son rétroviseur et aperçut des feux de croisement, a cent mètres derrière lui: Johnson et Vecchio.
Il s'approcha de la grille, devant laquelle l'attendait Cal Dormon.
au-dela de la clôture, au milieu du brouillard que les phares paraient d'argent, d'étranges machines fonctionnaient en rythme, a contretemps les unes des autres, tels des oiseaux préhistoriques géants fouillant le sol a la recherche de vermisseaux. Des pompes Wellhead. Il s'agissait d'un champ de puits de pétrole, comme il s'en trouvait beaucoup, éparpillés dans le sud de la Californie.
Johnson et Vecchio rejoignirent Roy et Dormon devant l'entrée.
- Des puits de pétrole, remarqua Vecchio.
- Des putains de puits de pétrole, soupira Johnson.
- Juste une poignée de putains de puits de pétrole, renchérit le premier.
Sur l'ordre de Roy, Dormon alla chercher des torches électriques et une paire de cisailles solides dans la camionnette. Cette dernière n'était pas simplement un faux véhicule de livraison, mais une unité logistique bien équipée, munie de tous les outils ou appareils électroniques utiles sur place.
- On entre la-dedans ? demanda Vecchio. Pourquoi ?
- Il y a peut-atre un pavillon, répondit Roy. S'il habite ici, Grant peut servir de gardien.
Il sentait que ses hommes étaient aussi peu soucieux que lui de passer pour des imbéciles deux fois dans la mame soirée. Ils savaient comme lui que Grant avait s˚rement glissé une fausse adresse dans son dossier automo-bile et que la probabilité de le trouver parmi ces puits de pétrole était au mieux très faible.
quand Dormon eut cisaillé la chaane fermant la grille, ils suivirent l'allée de gravillons, explorant de leurs torches tout espace compris entre deux pompes. Par endroits, la pluie torrentielle de la nuit précédente avait emporté les graviers, ne laissant que de la boue. Une fois achevée leur tournée des machineries cliquetantes, grin-
çantes et percutantes, quand ils se retrouvèrent devant la grille sans avoir découvert le moindre gardien, les chaussures neuves de Roy étaient fichues.
En silence, ils décrottèrent leurs souliers du mieux qu'ils le purent avec les hautes herbes qui bordaient l'allée.
Laissant les autres dans l'expectative, Roy remonta en voiture pour se rebrancher sur Maman et chercher une nouvelle adresse au nom de cette ordure humaine, ce bouffeur de merde, cet enculeur de serpents de Spencer Grant.
Il était furieux, ce qui n'était pas bon. La colère nuisait a la clarté d'esprit. aucun problème n'avait jamais été
résolu par un individu en proie a la rage.
Il respira a fond, inhalant a la fois de l'air et du calme.
Chaque expiration chassait un peu de sa tension. Il visualisait la tranquillité comme une p‚le vapeur couleur pache, la fureur comme une brume d'un vert bileux qui sortait de ses oreilles, bouillonnant, en deux nuages jumeaux.
Il avait appris cette technique de méditation pour maatriser ses émotions dans un livre de sagesse tibétaine. Ou peut-atre chinoise. Voire indienne. Il ne savait plus. Dans sa quate perpétuelle de la conscience de soi et de la transcendance, il avait exploré nombre de philosophies orientales.
Lorsqu'il monta en voiture, son bipeur sonnait. Il le détacha du pare-soleil. Sur le petit écran a messages étaient inscrits le nom " Kleck " et un numéro de téléphone dans la zone code 714.
John Kleck dirigeait l'équipe qui recherchait la vieille Pontiac immatriculée au nom de Valérie Keene. Si la bonne femme avait agi comme a son habitude, le véhicule avait été abandonné dans un parking ou au bord d'une rue, en pleine ville.
quand Roy appela le numéro transmis par le bipeur, ce fut sans conteste Kleck qui lui répondit. agé de moins de trente ans, grand et maigre, doté d'une pomme d'adam proéminente et d'un visage rappelant celui d'une truite, il possédait cependant une voix remarquable, profonde et douce.
- C'est moi, dit Roy. Oa ates-vous ?
Les mots s'échappèrent des lèvres de Kleck avec leur habituelle splendeur sonore.
- aéroport John Wayne, comté d'Orange. (Les recherches, commencées a Los angeles, n'avaient cessé
de s'étendre au cours de la journée.) La Pontiac est la, sur un des parkings. On est en train de rechercher les agents des compagnies aériennes qui étaient de service hier après-midi et dans la soirée. On a des photos de la fille.
quelqu'un se rappellera peut-atre lui avoir vendu un billet.
- allez-y toujours, mais ça ne donnera rien. Elle est trop maligne pour abandonner sa bagnole a l'endroit oa elle prend l'avion. C'est de l'intox. Elle sait qu'on ne peut pas avoir de certitude et qu'on est obligé de perdre du temps a vérifier.
- On essaie aussi de voir tous les chauffeurs de taxi qui sont venus a l'aéroport pendant cette période. Elle n'en est peut-atre pas repartie en avion.
- autant élargir encore les recherches. Elle a pu marcher de l'aéroport jusqu'a un hôtel du coin. Essayez de voir si un portier, un chasseur ou un réceptionniste se rappelle lui avoir appelé un taxi.
- D'accord, répondit Kleck. Elle n'ira pas loin, cette fois, Roy. On va carrément lui coller au cul.
Roy e˚t pu trouver un certain réconfort dans l'assurance de son interlocuteur et le timbre riche de sa voix -
s'il n'avait pas su que Kleck ressemblait a un poisson tentant d'avaler un cantaloup.
- a plus tard conclut-il en raccrochant.
Couplant le tÎléphone a l'ordinateur, il mit le moteur en marche, et se relia a Maman, en Virginie, a qui il confia une t‚che colossale, mame compte tenu des talents et des connexions considérables de la machine: traquer Spencer Grant dans les archives informatiques des compagnies du gaz, de l'eau et de l'électricité, ainsi que des impôts. Fouiller les fichiers de toutes les agences municipales, régionales, comtales ou de l'…tat, ainsi que ceux des entreprises qu'elles régissaient, dans les comtés de Ventura, Kern, Los angeles Orange, San Diego, Riverside et San Bernardino. accÎder en outre aux fichiers-clients de toutes les institutions bancaires de Californie: comptes chèques, comptes d'épargne, prats et crédits. au niveau national, explorer les dossiers de la Sécurité sociale et des impôts, en commençant par la Californie et en progressant vers l'est …tat par …tat.
Enfin, après avoir signalé qu'il rappellerait dans la matinée pour obtenir le résultat de l'enquate, il referma la porte électronique de Virginie et éteignit son ordinateur.
Ses trois hommes l'attendaient toujours près de la grille, frissonnant. a chaque minute qui passait, le brouillard devenait plus épais, l'air plus frais.
- On peut aussi bien laisser tomber pour cette nuit, leur annonça Roy. On reprendra tout de zéro demain matin.
Ils parurent soulagés. qui savait oa Grant pourrait les envoyer, la prochaine fois ?
Leur patron leur prodigua de grandes claques dans le dos et des encouragements chaleureux avant de les laisser regagner leurs véhicules. Il les voulait en paix avec eux-mames. Tout homme avait le droit d'atre en paix avec lui-mame.
Tandis qu'il suivait l'allée de graviers en direction de la route goudronnée, Roy respirait profondément, lentement. absorbant la vapeur pache de la tranquillité bienheureuse. Rejetant le brouillard vert de la colère, de la tension et du stress. Vert dehors. Pache dedans.
Sa fureur ne l'avait pas quitté.
Puisqu'ils avaient déjeuné tard, Spencer traversa une longue étendue désolée de désert - le Mojave - et rejoignit Barstow avant de quitter la route inter-…tats 15 et de faire halte pour daner. au guichet pour automobilistes d'un McDonald's, il commanda un Big Mac, des frites et un petit milk-shake a la vanille pour lui. Plutôt que de perdre du temps avec les boates de p‚tée pour chien, il prit également deux hamburgers et un grand gobelet d'eau a l'intention de Rocky - puis se laissa attendrir et demanda un deuxième milk-shake a la vanille.
Il se gara au fond du parking illuminé du restaurant, laissa le moteur tourner pour éviter que l'Explorer ne se refroidisse, et s'installa a l'arrière pour manger adossé
aux sièges avant, les jambes tendues. Rocky se lÎcha les babines d'un air gourmand quand les sacs en papier s'ouvrirent et emplirent la voiture de merveilleux arômes.
Spencer avait replié la banquette arrière avant de quitter Malibu, si bien que mame avec la valise et les autres bagages, le chien et lui disposaient d'assez de place.
Il ouvrit les hamburgérs de Rocky et les déposa sur leurs emballages. a peine eut-il extrait son propre Big Mac de sa boate et mangé une bouchée, que Rocky avait déja dévoré ses steaks et l'essentiel d'un petit pain - dont, visiblement, il ne voulait plus. Il contempla avec envie le sandwich de son maatre et gémit.
- a moi, dit Spencer.
L'animal poussa un nouveau gémissement. Pas un gémissement effrayé. Pas un gémissement de douleur. Un gémissement qui disait: " Oh-regarde-moi-qui-suis-si-mignon-commeje-suis-malheureux-et-comme-me-ferait-plaisir-ce-hamburger-avec-le-fromage-la-sauce-spéciale-et-peut-atre-mame-les-cornichons. "
- Tu sais ce que ça veut dire: a moi ?
Rocky regarda la pochette de frites qui reposait sur les genoux de l'ancien policier.
- a moi.
Le chien paraissait sceptique.
- a toi, ajouta Spencer en désignant le petit pain qu'avait ignoré l'animal.
Rocky contempla tristement le pain sec - puis le juteux Big Mac.
après avoir avalé une autre bouchée et l'avoir fait passer a l'aide d'une gorgée de milk-shake, Spencer consulta sa montre.
- Le temps de faire le plein, on retrouvera la route inter-…tats vers neuf heures. Il y a dans les deux cent cinquante kilomètres avant Vegas. Mame sans forcer, on devrait y atre avant minuit.
Rocky faisait a nouveau une fixation sur les frites.
Spencer, attendri, en déposa quatre sur l'un des emballages de hamburger.
- Tu es déja allé a Vegas ? demanda-t-il.
Les quatre frites avaient disparu. Rocky jeta un regard d'amour a celles qui dépassaient encore de la pochette, sur les genoux de son maatre.
- C'est une ville très dure. Et j'ai l'impression que quand on y arrivera, les choses ne tarderont pas a se g‚ter pour nous.
Spencer acheva le sandwich, les frites et le milk-shake sans plus rien partager, en dépit de l'air de reproche du chien. Il fourra emballages et déchets dans un des sacs.
- Je voudrais que ce soit bien clair, vieux. Les types qui nous poursuivent, quels qu'ils soient... ils sont sacrément puissants. Dangereux. Chatouilleux de la g‚chette, a cran - hier, ils tiraient sur tout ce qui bougeait. Ils doivent avoir beaucoup a perdre.
quand Spencer ôta le couvercle du second milk-shake a la vanille, le chien inclina la tate de côté, intéressé.
- Regarde ce que j'ai gardé pour toi. Tu n'as pas honte, maintenant, d'avoir eu de mauvaises pensées a mon égard parce que je ne voulais plus te donner de frites ?
Il garda le gobelet en main afin qu'il ne se renverse pas.
Rocky, la langue la plus rapide a l'ouest de Kansas City, attaqua le liquide crémeux avec une véritable frénésie. quelques secondes plus tard, sa truffe s'enfonçait profondément dans le récipient, en faisant disparaatre la friandise a toute vitesse.
- S'ils avaient placé la maison sous surveillance, hier soir, ils ont peut-atre une photo de moi.
S'écartant du gobelet, le chien lança a Spencer un regard curieux. Il avait la truffe couverte de milk-shake.
- Tu manges comme un cochon.
Rocky baissa a nouveau le nez et l'Explorer s'emplit des bruits de succion de sa gloutonnerie canine.
- S'ils ont une photo, ils finiront par me trouver. Et en cherchant Valérie, en explorant son passé, j'ai de bonnes chances de tomber sur une chausse-trape et d'attirer l'attention sur moi.
Le gobelet vide n'intéressait plus l'animal et par une étonnante série de rotations de la langue, il élimina la plus grande partie du milk-shake étalé sur sa truffe.
- quels que soient ses ennemis, je suis le pire des crétins de croire que je pourrai les maatriser. Je le sais. J'en ai une conscience aiguÎ. Et me voila quand mame en route pour Vegas.
Rocky toussa. Un peu de milk-shake restait dans sa gorge.
Spencer ouvrit le gobelet d'eau et le tint pendant que le chien buvait.
- Ce que je fais, me maler comme ça de cette affaire...
ce n'est pas très gentil pour toi. J'en suis conscient aussi.
L'intéressé, le museau trempé, ne voulait plus d'eau.
après avoir refermé le récipient, Spencer le fourra dans le sac de déchets. S'emparant d'une ou deux serviettes en papier, il empoigna Rocky par le collier.
- Viens ici, gros dégo˚tant.
Le chien se laissa patiemment essuyer la truffe et le menton.
- Tu es mon meilleur ami, déclara son maatre en le regardant dans les yeux. Tu le sais ? Bien s˚r que tu le sais. Je suis ton meilleur ami aussi. Et si je me fais tuer... qui s'occupera de toi ?
L'animal soutenait solennellement son regard. On e˚t dit qu'il sentait le sujet d'importance.
- Et ne me raconte pas que tu n'as besoin de personne.
Tu vas mieux que quand je t'ai récupéré, mais tu n'es pas encore indépendant. Tu ne le seras probablement jamais.
Il haleta comme pour contredire son compagnon, mais tous deux savaient la vérité.
- S'il m'arrive quoi que ce soit, je crois que ça te démolira. Tu régresseras. Tu redeviendras comme au refuge pour animaux. Et qui d'autre te donnera le temps et l'attention qu'il te faudra pour te remettre a nouveau, hein ? Personne.
Spencer l‚cha le collier.
- alors, je veux que tu saches que je ne suis pas autant ton ami que je le devrais. Je veux courir ma chance avec cette femme. Je veux savoir si elle est assez extraordinaire pour aimer... quelqu'un comme moi. Je suis prat a risquer ma vie pour l'apprendre... mais je ne devrais pas atre prat a risquer aussi la tienne.
Ne jamais mentir au chien.
- Je ne suis pas capable d'atre aussi fidèle que toi en amitié. Je ne suis qu'un humain, après tout. Regarde assez profond en n'importe lequel d'entre nous, et tu trouveras un salopard égoÔste.
Rocky remua la queue.
- arrate ! Tu veux que je me sente encore plus mal ?
La queue battant furieusement de droite a gauche, le chien grimpa sur les genoux de son maatre pour se faire caresser.
Spencer poussa un long soupir.
- Eh bien, il faudra que j'évite de me faire tuer.
Ne jamais mentir au chien.
- Mais je crois que les probabilités sont contre moi, acheva-t-il.
Roy Miro avait retrouvé le labyrinthe banlieusard de la vallée. Il traversait une série de quartiers commerçants sans savoir oa s'arratait une ville et oa commençait la suivante, toujours furieux, mais aussi au bord de la dépression. avec un désespoir croissant, il cherchait une épicerie, oa il espérait trouver un présentoir de presse doté d'un choix complet. Il lui fallait un journal bien particulier.
Curieusement, dans deux quartiers fort éloignés l'un de l'autre, il eut la certitude de reconnaatre deux opérations de surveillance sophistiquées.
La première avait pour siège un van modifié, avec empattement étiré et enjoliveurs chromés. Les flancs du véhicule étaient décorés d'un tableau au pistolet représentant des palmiers, des vagues qui se brisaient sur une plage et un coucher de soleil pourpre. Deux planches de surf étaient fixées sur la galerie. aux yeux d'un non-initié, le van pouvait passer pour la propriété d'un vagabond fou de surf qui avait gagné a la loterie.
Roy distingua pourtant de nombreux indices qui en dénonçaient la véritable fonction. Toutes les vitres, y compris le pare-brise, étaient fumées, mais les deux grands carreaux latéraux autour desquels s'étalait la fresque apparaissaient si noirs qu'il ne pouvait s'agir que de miroirs sans tain, munis a l'extérieur d'un film coloré
pour arrater le regard des passants mais fournissant une bonne vue du monde extérieur aux agents embusqués - et a leurs caméras vidéo. quatre spots étaient disposés côte a côte sur le toit, au-dessus du pare-brise, éteints. Chaque ampoule se trouvait fixée dans une pièce en forme de cône évoquant un petit mégaphone qui e˚t pu atre un réflecteur destiné a focaliser le faisceau lumineux - mais était en fait tout autre chose. L'un des cônes constituait l'antenne d'un émetteur-récepteur a ondes ultra-courtes, relié aux ordinateurs du van, qui permettait de recevoir en mame temps de plusieurs correspondants d'importants volumes de données codées, ou de les leur expédier. Les trois autres étaient des microphones directionnels.
L'une des ampoules n'était pas tournée comme ses trois voisines vers l'avant du véhicule, mais vers une boutique de sandwichs très fréquentée - Submarine Dive -, de l'autre côté de la rue. Les agents enregistraient les propos des dix ou douze personnes qui discutaient aimablement sur le trottoir, devant l'établissement. Plus tard, un ordinateur analyserait les voix isolerait les orateurs, leur attribuerait des numéros qu'il associerait entre eux en fonction du débit vocal et des intonations, éliminerait la plus grande partie des bruits parasites tels que ceux de la circulation ou du vent, et produirait un enregistrement séparé de chaque conversation.
La deuxième opération de surveillance se déroulait a plus d'un kilomètre de la première, dans une rue de moyenne importance. Elle était dirigée depuis un autre van, maquillé en un véhicule commercial censé appartenir a la société de verrerie Jerry's Glass Magic. Des miroirs sans tain étaient audacieusement insérés dans les flancs de la camionnette, incorporés au logo de la société
fictive.
Roy était toujours heureux de voir opérer des équipes de surveillance, particulièrement celles qui utilisaient un matériel high tech, parce qu'elles avaient plus de chances d'appartenir aux services fédéraux qu'a la police locale.
Leur présence discrète prouvait qu'il y avait quelqu'un pour se préoccuper de la stabilité sociale et de la tranquillité des rues.
Lorsqu'il les remarquait, il se sentait généralement plus en sécurité - et moins seul.
Ce soir-la, son humeur ne s'en trouva pas améliorée.
Ce soir-la, il était pris dans un tourbillon d'émotions négatives. Ce soir-la, il ne pourrait trouver le réconfort dans l'existence des équipes de surveillance, dans le travail qu'il effectuait pour Thomas Summerton, ni dans quoi que ce monde e˚t a offrir.
Il avait besoin de localiser le centre de son atre, d'ouvrir la porte de son ‚me et de se présenter devant les forces cosmiques, face a face.
avant d'avoir repéré un 7-Eleven ou une autre épicerie, Roy découvrit ce qu'il cherchait devant un bureau de poste: dix ou douze distributeurs de journaux, bien cabossés.
Il se gara le long du trottoir, marqué d'une ligne rouge, descendit de voiture et étudia le contenu des appareils. Le Times ou le Daily News ne l'intéressaient pas. Ce dont il avait besoin ne se trouvait que dans la presse alternative.
La plupart des publications de ce genre vendaient du sexe, montrant célibataires aventureux, couples échan-gistes et gays, ou se spécialisant dans les services et divertissements pour adultes. Il ignora ces torchons salaces. Le sexe ne suffirait jamais a qui cherchait la transcendance de l'‚me.
Nombre de grandes villes finançaient un hebdomadaire New age, oa il était question de produits naturels, de gué-risons holistiques et de questions métaphysiques allant de la thérapie par la réincarnation a la canalisation de l'énergie spirituelle.
a Los angeles, il s'en publiait trois.
Roy les acheta tous et retourna a sa voiture.
a la lueur ténue du plafonnier, il les feuilleta l'un après l'autre, n'inspectant que les annonces de professionnels.
Gourous, swamis, voyants, tireurs de cartes, acupunteurs, herboristes pour stars de cinéma, magnétiseurs, lecteurs d'auras, chiromanciens, conseillers en théorie du chaos, guides des vies précédentes, thérapeutes de groupe et autres spécialistes offraient leurs services avec une profusion qui faisait chaud au coeur.
Roy habitait Washington, D.C., mais son travail l'en-trainait aux quatre coins du pays. Il avait visité tous les lieux sacrés oa la terre, telle une batterie géante, avait accumulé d'importantes réserves d'énergie spirituelle: Santa Fe, Taos, Woodstock, Key West, Spirit Lake, Meteor Crater, et d'autres encore. Il avait connu en ces saints confluents d'énergie cosmique des expériences fascinantes - mais il soupçonnait depuis longtemps Los angeles d'atre un noeud ignoré dont la puissance n'avait rien a envier aux plus grands. a présent, le simple nombre des guides spirituels qui figuraient dans les petites annonces renforçait ces soupçons.
Confronté a une myriade de choix, il sélectionna Le Temple De La Voie, a Burbank. Il était intrigué par la majuscule qui parait tous les mots constituant le nom de l'établissement, y compris la préposition et le deuxième article. Ces gens-la proposaient de nombreuses méthodes pour " chercher son identité et trouver l'oeil de l'orage universel ", non pas dans une boutique minable mais
" dans la sphère paisible de notre domicile ". Il aimait également le nom des propriétaires - et le fait qu'ils aient la délicatesse de le mentionner dans leur annonce. Guinevere et Chester.
Il consulta sa montre. Plus de 21 heures.
Toujours en stationnement illicite devant le bureau de poste, il composa le numéro qui figurait dans l'annonce.
- Ici Chester, du Temple De La Voie, répondit un homme. que puis-je pour vous ?
Roy s'excusa d'appeler a pareille heure, puisque le temple était situé au domicile de ses responsables, mais expliqua qu'il était en train de glisser dans une sorte de néant spirituel et avait besoin de retrouver aussi vite que possible un terrain ferme. a sa grande joie, on lui assura que Chester et Guinevere remplissaient leur mission a toute heure. après avoir reçu des indications de direction, il estima qu'il pourrait atre sur leur seuil vers 22 heures.
Il arriva a 21 h 50.
La jolie maison espagnole a un étage s'ornait d'un toit de tuiles et de fenatres teintées renfoncées. De superbes palmiers et des fougères australiennes baignés par un éclairage artistique jetaient des ombres mystérieuses contre les murs de stuc jaune p‚le.
quand Roy sonna a la porte, il remarqua l'autocollant d'un fabriquant d'alarmes sur une fenatre. L'instant d'après, la voix de Chester s'échappait de l'interphone.
- qui est la, je vous prie ?
Roy fut a peine surpris qu'un couple aussi éclairé, conscient de ses talents psychiques, juge‚t ces précautions nécessaires. Il était dans un bien triste état, ce monde oa mame les mystiques n'étaient pas a l'abri de la violence.
Souriant et amical, Chester accueillit Roy dans Le Temple De La Voie. C'était un homme d'environ cinquante ans, au ventre rond, pratiquement chauve mais doté d'une couronne de cheveux a la Frère Tuck, et au bronzage impeccable alors qu'on était au milieu de l'hiver. En dépit de son embonpoint, il paraissait fort comme un ours. Il portait des chaussures de sport, un pantalon kaki et une chemise de mame couleur, dont les manches retroussées révélaient d'épais avant-bras velus.
Chester guida Roy a travers des pièces au plancher de pin blond ciré avec soin, aux tapis navajos et aux meubles grossiers qui eussent été plus a leur place dans un chalet des Sangre de Cristo Mountains que dans un pavillon de Burbank. après un foyer oa trônait une télévision a écran géant, ils passèrent dans un vestibule, puis une pièce ronde d'environ quatre mètres de diamètre. Murs blancs et pas d'autre fenatre que le vasistas circulaire inscrit dans le plafond vo˚té.
Une table ronde en pin occupait le centre de la salle.
Chester désigna une chaise. Roy s'assit. On lui proposa une boisson - " n'importe quoi, du Coca light au thé " -, mais il refusa car son unique soif était celle de l'‚me.
au centre de la table se trouvait un panier en feuilles de palmes tressées que Chester montra alors au visiteur.
- Je ne suis, en cette matière, qu'un assistant. C'est Guinevere, l'adepte spirituelle. Ses mains ne doivent jamais toucher l'argent, mais bien qu'elle ait transcendé
les questions temporelles, il faut qu'elle mange.
- C'est évident, approuva Roy.
Il tira trois billets de cent dollars de son portefeuille et les déposa dans le panier. Chester parut agréablement surpris de cette offrande, mais Roy avait toujours été
convaincu qu'on n'obtenait que l'édification que l'on était prat a payer.
Son hôte quitta les lieux en emportant le panier.
De minuscules ampoules fixées au plafond jetaient des arcs de lumière blanche sur les murs. Leur intensité diminua jusqu'a ce que la pièce s'emplit d'ombres et d'un éclat ambré semblable a celui de quelques bougies.
- Salut, je m'appelle Guinevere ! Non, je t'en prie, ne te lève pas.
L'arrivante pénétrait dans la pièce avec une insouciance de jeune fille, la tate haute et les épaules en arrière. Elle contourna la table pour s'installer en face de Roy.
Guinevere, la quarantaine, était extramement belle, quoiqu'il n'appréci‚t pas la crinière de tresses évoquant Méduse que composaient ses longs cheveux blonds. Ses yeux vert jade br˚laient d'une lumière intérieure et chacune des courbes de son visage rappelait les déesses mythologiques représentées dans les tableaux classiques.
Son corps mince et souple, couvert d'un jean serré et d'un ample T-shirt blanc se déplaçait avec une gr‚ce fluide. Ses seins lourds oscillaient de manière aguichante.
Leurs mamelons se dressaient contre le coton du vatement.
- Comment ça va ? demanda-t-elle, désinvolte.
- Pas terrible.
- Nous allons arranger ça. Comment t'appelles-tu ?
- Roy.
- Et que cherches-tu, Roy ?
- Je désire un monde de paix et de justice, un monde parfait dans les moindres détails. Mais les gens ne sont pas parfaits. Il y a tellement peu de perfection dans l'univers ! Pourtant, je la désire profondément. Parfois, ça me déprime.
- Tu dois comprendre le sens des imperfections du monde et la raison pour laquelle elles t'obsèdent. quelle route vers l'illumination préferes-tu emprunter ?
- N'importe laquelle. Toutes.
- Excellent ! déclara la superbe rasta nordique, avec un enthousiasme tel que ses tresses s'agitèrent et que cliquetèrent les amas de perles rouges qui en marquaient l'extrémité. Nous allons peut-atre commencer avec les cristaux.
Chester revint, poussant un grand coffre roulant, qu'il approcha a la droite de Guinevere.
Roy constata qu'il s'agissait d'un placard a outils métallique gris et noir, un mètre vingt de haut, un mètre de large, soixante centimètres de profondeur, deux portes sur le tiers inférieur, des tiroirs au-dessus. Le logo de Sears Craftsman luisait d'un éclat mat dans la lumière ambrée.
Tandis que Chester s'installait sur la troisième et dernière chaise, un peu a gauche et très légèrement en retrait de Guinevere, celle-ci ouvrit un des tiroirs et en sortit une sphère de cristal de la taille d'une boule de billard. Elle la prit dans ses mains en coupe pour la tendre a Roy, qui l'accepta.
- Ton aura est sombre, troublée. Occupons-nous tout d'abord de la purifier. Tiens la boule de cristal entre les mains, ferme les yeux et recherche le calme de la méditation. Ne pense qu'a une seule chose, a cette seule image pure: des collines enneigées. De douces éminences couvertes de neige fraiche, plus blanche que le sucre, plus légère que la farine. De douces collines, de l'horizon a l'horizon, et des flocons qui voltigent, de la blancheur a travers la blancheur, sur la blancheur, dans la blancheur. . .
Guinevere continua ainsi quelques instants, mais malgré ses efforts, Roy fut incapable de visualiser les collines drapées dans leur manteau blanc et les chutes de neige.
au lieu de cela, l'oeil de son esprit ne voyait qu'une chose, des mains. Des mains magnifiques. Des mains incroyables.
Guinevere avait un physique tellement spectaculaire qu'il n'avait pas remarqué ses mains avant qu'elle ne lui pass‚t la boule de cristal. Il n'en avait jamais vu de pareilles. Exceptionnelles. a la simple idée d'en embrasser les paumes, il sentait sa bouche s'assécher , son coeur battait follement au souvenir des doigts élégants. Ils lui avaient semblé parfaits.
- Bien, c'est mieux, déclara joyeusement Guinevere au bout de quelque temps. Ton aura est nettement plus claire. Tu peux ouvrir les yeux, a présent.
Il craignait d'avoir imaginé la perfection de ses mains, de les découvrir en les revoyant fort semblables a celles des autres femmes - et non, en définitive, a celles d'un ange. Mais non: délicates, gracieuses, éthérées, elle lui reprirent la boule de cristal, la remirent dans le tiroir ouvert du placard, puis désignèrent - telles les ailes écartées d'une colombe - sept nouveaux morceaux de cristal que la mystique avait posés sur un carré de velours noir au centre de la table, tandis qu'il avait les yeux fermés.
- Donne-leur la disposition qui te parait convenable, dit-elle. Ensuite, je l'interpréterai.
Les objets ressemblaient a ces flocons de neige en cristal épais vendus comme décorations de NoÎl. Il n'y en avait pas deux pareils.
Roy avait beau tenter de se concentrer sur sa t‚che, son regard revenait subrepticement aux mains de la jeune femme. Chaque fois qu'il les apercevait, son souffle s'étranglait dans sa gorge. Il se demanda si elle se rendait compte qu'il avait, lui, les mains tremblantes.
Guinevere passa des cristaux a l'observation de son aura au travers de lentilles prismatiques, puis aux tarots et aux runes, et ses mains fabuleuses devinrent encore plus belles. Roy parvint a répondre aux questions, a suivre les instructions, et a faire mine de s'intéresser a la sagesse qu'on lui dispensait. Elle dut le croire ivre, ou simple d'esprit, car il s'exprimait d'une voix grasse et avait les paupières de plus en plus tombantes a mesure que la vision de ces mains l'intoxiquait davantage.
Il jeta un coup d'oeil coupable a Chester, soudain persuadé que ce dernier - peut-atre l'époux de Guinevere -
était conscient et furieux du désir lascif qu'engendraient les mains de sa femme. Mais Chester ne leur accordait pas la moindre attention. Sa tate chauve baissée, il se curait les ongles de la main gauche avec ceux de la droite.
Roy était convaincu que la Sainte Mère de Dieu ne pouvait avoir eu des mains plus douces que celles de son interlocutrice, et que la plus grande succube de l'Enfer ne pouvait en avoir de plus érotiques. Ses mains étaient a Guinevere ce qu'était sa bouche a Melissa Wicklun, mais en mille fois, en dix mille fois plus fort. Parfaites, parfaites, parfaites.
Elle secoua le sac contenant les runes et les jeta a nouveau.
Roy oserait-il lui demander de se faire chiromancienne, afin qu'elle lui prit la main ?
Cette pensée délicieuse le fit frissonner et une spirale de vertige tourbillonna en lui. Il ne pouvait sortir de cette pièce et permettre a la jeune femme de toucher d'autres hommes de ces doigts exquis, divins.
Plongeant la main sous sa veste, il tira le Beretta de son étui puis appela:
- Chester.
L'interpellé releva les yeux et Roy lui tira dans la tate.
Projeté en arrière avec sa chaise, Chester s'effondra bruyamment, hors de vue de son assassin.
Il fallait changer le silencieux. La détonation étouffée avait d˚ s'entendre hors de la pièce mais, heureusement, pas hors de la maison.
quand Roy avait pressé la détente, Guinevere contemplait les runes jetées sur la table. Elle devait atre très concentrée sur son interprétation, car lorsqu'elle releva les yeux et découvrit l'arme, elle parut désorientée.
avant qu'elle ne p˚t lever les mains pour se protéger, le forçant a les endommager, ce qui était impensable, il lui logea une balle au milieu du front. Elle partit en arrière rejoindre Chester sur le plancher.
Roy posa son pistolet, se leva et contourna la table. Les deux mystiques contemplaient sans ciller la lucarne du plafond et la nuit infinie qui s'étendait au-dela. Ils étaient passés instantanément de vie a trépas, aussi la scène était-elle fort peu sanglante. Leur mort avait été rapide et sans douleur.
L'instant, comme toujours était a la fois triste et joyeux. Triste, parce que le monde avait perdu deux atres d'une grande sagesse, au coeur généreux et aux perceptions aiguisées. Joyeux, parce qu'ils n'étaient plus obligés de vivre dans une société de mécréants et d'égoÔstes.
Roy les enviait.
Il tira ses gants de la poche intérieure de son manteau et gaina ses mains pour la tendre cérémonie qui l'attendait.
Tout d'abord, il redressa le siège de Guinevere. Il le poussa vers la table en maintenant la jeune femme en position assise, afin de la caler contre le meuble. La tate tomba en avant, le menton sur la poitrine, et les nattes émirent un léger bruit de crécelle, tandis qu'un rideau de perles venait masquer le visage. Roy leva le bras droit du cadavre, qui pendait a son côté, et le posa sur la table, puis procéda de mame avec le gauche.
Les mains. Il les contempla un instant. aussi attirantes mortes que vivantes. Gracieuses. …légantes. Radieuses.
Elles lui apportaient l'espoir. Si la perfection existait bel et bien, sous quelque forme que ce f˚t, mame négli-geable, mame dans une paire de mains, alors son rave d'un monde parfait pouvait se réaliser un jour.
Il posa ses propres doigts sur ceux de Guinevere. Malgré les gants, ce contact avait quelque chose d'électri-fiant. Roy frissonna de plaisir.
Il lui fut plus difficile de s'occuper de Chester, en raison de son poids. Il parvint néanmoins a le porter de l'autre côté de la table, face a Guinevere, mais vautré sur sa propre chaise et non sur celle qu'avait occupée le visiteur.
Roy se rendit a la cuisine, oa il explora placards et garde-manger, glanant ce dont il avait besoin pour achever la cérémonie. Il alla chercher le dernier accessoire nécessaire au garage, apporta le tout dans la pièce ronde et le disposa au sommet du coffre roulant oa Guinevere rangeait ses instruments de divination.
Un torchon lui permit d'essuyer la chaise oa il s'était assis car, a ce moment-la, il n'avait pas porté de gants, et il risquait d'avoir laissé des empreintes. Il frotta également la table, la boule de cristal, et les flocons qu'il avait disposés pour la lecture psychique. Il n'avait rien touché
d'autre dans la pièce.
Il lui fallut quelques minutes pour examiner le contenu magique de la boate a outils et découvrir un objet approprié aux circonstances: un pentalpha, ou pentacle, vert dessiné sur du feutre noir, qu'on utilisait pour les questions plus sérieuses - comme une tentative de communication avec les esprits des morts - qu'une simple interprétation des runes, des cristaux ou des tarots.
Le morceau de tissu mesurait quarante-cinq centimètres de côté. Roy l'étendit au centre de la table, symbole de la vie après la vie.
Il brancha la petite scie électrique trouvée parmi les outils du garage et débarrassa Guinevere de sa main droite, qu'il déposa délicatement dans un Tupperware rectangulaire, au fond duquel il avait plié un torchon au tissu doux. Il referma la boite.
Bien qu'il e˚t aussi envie d'emporter la main gauche, il lui semblait que vouloir posséder les deux e˚t été égoÔste.
Il était plus juste d'en laisser une avec le corps, afin que les policiers, le médecin légiste, l'entrepreneur des pompes funèbres et quiconque verrait le cadavre de Guinevere sachent qu'elle avait possédé les plus belles mains du monde.
Il souleva les bras de Chester et les laissa retomber sur la table, puis lui prit la main droite afin de l'unir a la gauche de Guinevere, au centre du pentalpha, exprimant ainsi sa conviction qu'ils se trouvaient réunis dans l'autre monde.
Roy aurait aimé posséder la puissance psychique, la pureté, ou quoi que ce f˚t qui permit de canaliser les esprits des morts. Il aurait immédiatement invoqué celui de Guinevere afin de lui demander s'il pouvait prendre également sa main gauche sans trop la contrarier.
Il poussa un soupir, ramassa le Tupperware et, a regret, quitta la pièce ronde. Dans la cuisine, il composa le 911:
- Le Temple De La Voie n'est plus qu'une maison ordinaire, annonça-t-il a l'opératrice de la police. C'est très triste. Venez, s'il vous plait.
Laissant le téléphone décroché, il s'empara d'un nouveau torchon dans un tiroir et se h‚ta de retourner a la porte d'entrée. autant qu'il s'en souvint, lorsqu'il était arrivé et avait suivi Chester jusqu'a la pièce ronde, il n'avait touché a rien. a présent, il n'avait qu'a essuyer la sonnette et a se débarrasser du torchon en regagnant sa voiture.
Il quitta Burbank, rejoignit Los angeles par les collines, et s'engagea dans un quartier animé d'Hollywood.
Les taches criardes des graffiti sur les murs et les ponts de l'autoroute, les voitures emplies de jeunes voyous cherchant la bagarre, les librairies et les thé‚tres pornogra-phiques, les boutiques vides et les caniveaux jonchés d'ordures, les signes de l'effondrement économique et moral, la haine, l'envie, la cupidité et la concupiscence qui épaississaient l'air plus efficacement que le brouillard
- rien de tout cela ne le déprimait pour le moment, car il emportait avec lui un objet d'une beauté assez parfaite pour prouver qu'une force créatrice sage et puissante était a l'oeuvre dans l'univers. Il avait la preuve de l'existence de Dieu enfermée dans un Tupperware.