CHAPITRE IX
La mêlée était effroyable. Il n'y avait pourtant là qu'une douzaine d'hommes mais ils se battaient avec férocité. Les uns n'avaient pas d'armes, d'autres un simple gourdin qu'ils maniaient maladroitement. Pourtant tous tuaient.
Les yeux de Lid ne quittaient pas les-longs-bras, au milieu de la mêlée. Plusieurs paysans venaient de succomber et l'avantage passait du côté des pêcheurs se battant avec rage. Les-longs-bras allait se faire tuer !
Plus possible d'attendre...
Lid jaillit, fonçant droit vers le centre du combat. Il distingua un bras levé, sur sa droite. Sa main armée du couteau décrivit un large cercle et il sentit un heurt. La lame avait touché !
De justesse il évita un coup, devant, et frappa du poing gauche, touchant un visage.
Les-longs-bras...
Il faisait difficilement face à deux pêcheurs en moulinant au-dessus de sa tête avec un long bâton. Lid plongea vers un homme qui se dressait à sa droite enregistrant, en même temps qu'il frappait, que cette fois il s'agissait d'un paysan... Qu'importe, ils se valaient tous...
Les deux pêcheurs... Lid fléchit et balança un violent coup de pied dans le flanc de l'homme de droite. L'autre poussa un cri de douleur, portant une main à ses reins. Profitant de l'ouverture, Lid plongea son couteau dans l'épaule de l'autre qui hurla. Puis le jeune homme gueula :
-
Par ici, toi !
Les-long-bras comprit immédiatement et commença à courir vers une maison, à une trentaine de pas.
Derrière, personne ne se lançait à leur poursuite. Arrivés à la maison ils s'arrêtèrent et les-longs-bras se tourna vers Lid en souriant difficilement.
-
Tu t'es enfin décidé ?
Le jour commençait à poindre et il y avait assez de lumière pour que Lid voie les yeux du jeune paysan. Il y lut du triomphe... Sans qu'il n'y ait vraiment pensé, la lame de son couteau monta à toute vitesse vers la gorge de l'autre et vint s'appuyer sur la peau.
-
Où est Kil ? jeta-t-il sourdement.
-
Quoi ?
La voix du pêcheur s'était faite incertaine et son sourire crispé disparaissait.
-
Ecoute-moi bien... tu vas me dire immédiatement où vous avez caché Kil ou je t'éventre... Tu mettras longtemps à mourir. Pas avant ce soir ! Et tu auras tout le temps de voir ce qui va se passer ici, auparavant.
-
Mais...
Un coup violent ébranla le dos de Lid qui tomba sur le côté. Il eut le temps de voir les-longs-bras s'enfuir avant de rouler sur lui-même pour éviter une seconde attaque.
Se redressant rapidement il vit son agresseur, un pêcheur. Il se figea un instant en reconnaissant son javelot dans la main de l'autre ! Déjà l'arme se levait...
Lid plongea à l'horizontale. Passant sous le bras dressé il planta son couteau dans le ventre offert et se laissa tomber au sol une nouvelle fois. D'un coup de reins, qui lui arracha un gémissement, il se redressa, prêt à frapper de nouveau. Ce n'était pas nécessaire, son adversaire avait le ventre ouvert et lâchait le javelot pour porter les mains à sa blessure béante.
Rapidement, le jeune homme ramassa son arme, retrouvant avec soulagement le contact de la hampe dans le creux de sa paume. Il recula d'un pas et passa le poignet dans son dos. Il le ramena couvert de sang... Il recommença avec les doigts, tentant d'évaluer la gravité de la blessure.
Apparemment, il avait été touché de biais. Les chairs étaient déchirées sur plus de deux mains de longueur, mais pas profondément ! En revanche la douleur commençait à monter...
Serrant les dents, il démarra dans la direction que les-longs-bras avait prise. Quelle malchance que l'autre n'ait pas parlé avant l'attaque.
Maintenant la plupart des maisons flambaient. Il entendit des gémissements aigus en passant près d'une porte ouverte. Un enfant... Jurant de colère, il stoppa. Quelles que soient les fautes de ses parents, ce gosse ne méritait pas de mourir brûlé vif.
Il prit son élan et franchit le seuil de la maison. A l'intérieur la chaleur était épouvantable. Un corps de femme gisait près de l'entrée, le crâne défoncé. La fumée commençait à piquer les yeux. Rapidement Lid fit un tour sur lui-même pour tenter de repérer d'où venaient les gémissements.
Rien. Impossible de voir quoi que ce soit...
Les cris reprirent... Ça venait d'à côté. Lid se rua dehors, clignant des yeux. Il respira profondément plusieurs fois et entra de nouveau, se dirigeant tout de suite vers la porte donnant sur l'autre pièce. D'un coup d'épaule il l'ouvrit, sentant des flammes lui lécher le dos en entrant derrière lui.
L'enfant était là, sur une couche. Un bébé marchant à peine ! Il se baissa, attrapa le petit et le couvrit à la hâte d'un vêtement saisi au hasard. Il n'avait presque plus d'air dans les poumons... Baissant la tête, il fonça vers la barrière de flammes...
Personne dehors, heureusement...
Que faire de l'enfant, maintenant ? Mais pourquoi avait-il été le chercher aussi ! Impossible de le laisser n'importe où. Il ne resterait pas en vie longtemps.
Lid tournait sur lui-même, indécis. Brusquement il se décida, obliquant vers la limite du village, vers la forêt.
Plusieurs hommes sortirent d'un passage entre deux maisons. Le jeune homme démarra comme une flèche, tenant l'enfant contre sa poitrine. Mais qu'avait-il eu besoin de se charger d'une vie supplémentaire ! Il se maudit mais continua à courir.
Les arbres...
Un crochet sur la gauche, en direction du lac... Il n'entendait plus aucun bruit derrière lui et se retourna...
Il était seul. Regardant autour de lui, il repéra un buisson et y déposa le petit enfant.
-
Reste là, hein ? Surtout tu ne bouges pas... j'essaierai de revenir te chercher.
Il se sentait vaguement ridicule de parler ainsi à l'enfant. Comprenait-il ? Sûrement pas... En tout cas il cessa de pleurer... Lid ébaucha un geste et fit demi-tour, s'éloignant vers la rive pour revenir au village. Il fallait absolument qu'il retrouve les-longs-bras.
Un canot dérivait, près du bord, un homme effondré à bord. Lid jeta un coup d'œil, au passage et sursauta.
Les-longs-bras !
Il se lança à l'eau, commençant à nager vigoureusement avant que l'autre ne le repère.
L'arrière du canot... D'une main il agrippa le bord, se soulevant pour frapper si c'était nécessaire...
Les-longs-bras était inconscient, blessé à la poitrine. Lid commença à remorquer le canot vers la rive. L'eau fraîche faisait du bien à sa blessure au dos, mais la fit saigner à nouveau. D'ailleurs tout son dos le faisait souffrir. Il avait dû être brûlé dans la maison.
Il reprit pied et se tourna vivement vers le canot. Les-longs-bras n'avait pas bougé. Le jeune homme prit de l'eau dans ses mains et la lui jeta au visage. Au bout d'un moment le blessé ouvrit les yeux, regardant autour de lui avec effarement. Puis il ébaucha un mouvement et poussa un cri de douleur.
-
Où est Kil ? demanda Lid, comme si leur conversation n'avait pas été interrompue.
L'autre secoua la tête, désemparé.
-
Cette fois, personne ne viendra t'aider, reprit Lid durement.
-
Je... je ne sais pas.
Lid étouffa un mouvement de colère mais se maîtrisa.
-
Où étais-tu quand tu as été blessé ?
-
Dans le canot... un pêcheur m'a attaqué avec un couteau quand je poussais le canot. J'ai pu le tuer mais il m'a touché.
Pourquoi voulait-il fuir en canot ? C'était un paysan, son réflexe logique aurait dû être de se réfugier dans la forêt plutôt que de partir sur le lac... A moins...
-
Kil est quelque part dans une barque sur le lac, hein ? fit Lid en se penchant. Avec tes copains ?
-
Non...
L'autre avait crié. Lid sortit son couteau et le plaça contre la blessure du paysan.
-
Attends, hurla l'autre... elle... Kachni et Amil ne sont pas restés avec elle.
-
Qui est Kachni ? gronda Lid.
-
Mon ami, tu sais, le grand ?
-
Où est-elle ? Kil ?
-
Dans... dans une barque qu'on a volée. Kachni la gardait, avec Amil, dans la barque cachée à une heure de marche, le long de la rive. Quand on a attaqué le village-de-l'eau, ils sont revenus, pour combattre.
-
Et Kil... où est-elle, maintenant ? hurla Lid.
-
Je... je ne sais pas... Amil a été tué au début de l'attaque. Kachni a dit qu'il retournait à la barque. Il... il voulait Kil.
-
Comment ça, il la voulait ? interrogea le jeune homme en pâlissant.
-
Tu... tu sais bien...
Lid sentit sa tête tourner, comme s'il avait pris un coup. Sa main dut appuyer la lame sur la blessure des longs-bras parce que celui-ci cria.
-
Arrête, ce n'est pas moi... Je... je te conduirai, arrête !
Lid secoua la tête et se jeta de l'eau au visage. Puis il revint au canot.
-
Ecoute-moi... Si Kachni a touché à Kil, je te coupe les bras et les jambes et je te laisse sur la rive... Alors, si tu veux vivre, essaie de me conduire très vite près d'elle !
-
Oui, oui, je le ferai... Il... il faut prendre le canot, ça ira plus vite.
Lid hocha la tête et ramassa son javelot. En se redressant il aperçut le buisson où il avait déposé l'enfant...
-
Ne bouge pas, dit-il rageusement.
En courant, il alla chercher le petit et vint le déposer dans le canot, devant les-longs-bras. Puis il monta derrière, et commença à pagayer.
Un long moment plus tard, les-longs-bras montra un gros buisson dont les branchages arrivaient jusqu'à l'eau.
-
C'est là !
Lid obliqua, attirant son javelot du pied.
L'avant du canot cogna durement en abordant. Déjà il était sur la rive et courait, le javelot prêt.
Le buisson avait été aménagé pour y abriter une grande barque. Il mesurait plus de quinze pas de long.
Mais il était vide !
On voyait encore la trace de la coque qui avait écrasé les herbes, sur le bord. Lid sentit le désespoir monter en lui. Il fit demi-tour et courut au canot, saisissant les-longs-bras par le bras. L'autre hurla de douleur et l'enfant, apeuré, se mit à pleurer à son tour.
-
Où sont-ils ? cria le jeune homme. Tu vas me dire où ils sont ! La barque n'est plus là !
-
Mais je... ne sais pas. Il est peut-être parti dans la forêt ?
-
Comment était Kil ? interrogea Lid en se forçant désespérément à se calmer.
-
Attachée. Elle... elle se débattait, on a dû l'attacher.
Attachée ? Alors Kachni n'avait pas pu l'emmener dans la forêt. Il aurait fallu la porter. La barque ?
-
Kachni, il sait conduire une barque ?
-
Non, enfin pas très bien. C'était surtout Amil
-
qui savait se servir d'une voile. Il avait travaillé avec des pêcheurs. Mais on l'a vu faire...
-
Est-ce que Kachni aurait pu partir avec la barque ?
-
Oui... oui, c'est ça... il l'a emmenée avec la barque.
Les-longs-bras disait-il la vérité ? Il y avait tant d'empressement dans son acquiescement... Pourtant ça expliquait la disparition de la barque.
Lid retourna vers le buisson et examina longuement le sol. Il releva les traces de deux hommes marchant vite. Mais rien qui ressemblât à des pieds de femme ou d'un homme chargé. Deux hommes étaient partis en direction du village, mais un seul était revenu. Ça correspondait au récit des longs-bras.
Impossible de se lancer à l'aventure sur le lac.
-
Où a-t-il pu aller avec la barque ? lança-t-il au blessé.
-
On... on avait parlé d'aller dans l'autre lac, un jour.
-
L'autre lac?
-
Oui, celui qui suit le nôtre, vers le sud-est.
Lid ignorait l'existence d'un autre lac. Il n'avait rien vu, en revenant de son voyage. Plus à l'est, alors ?
Mais de toute façon il fallait une barque pour se lancer à la poursuite de Kachni. Jamais le canot ne le permettrait...
Vaï ! Oui, pas d'autre solution. La barque de Vaï ! Rapidement il embarqua et relança le canot, tirant de toutes ses forces sur la pagaie en direction de la crique où ses amis l'attendaient.
La crique du venal mort n'était pas très loin, une chance. Lid pagayait au même rythme que plus tôt et commençait à sentir la fatigue, mais il ne ralentissait pas.
A l'avant, l'enfant s'était calmé et marmonnait de temps en temps en regardant la surface du lac. Que faire de lui ? Lid secoua la tête. Il y avait trop de problèmes qui se posaient en même temps. On les résoudrait au fur et à mesure.
La crique.
Lid aperçut la barque dans la partie la plus en retrait, invisible du lac à moins d'approcher. On distinguait un groupe sur la rive. Plusieurs silhouettes s'en détachèrent quand le canot accosta.
Vaï et Masopo.
Lid jeta un œil au grand pêcheur.
-
Merci d'avoir accueilli mes amis, Vaï.
-
Je savais qu'ils ne voulaient pas la guerre. Ils sont les bienvenus.
-
As-tu trouvé Kil ? demanda le vieillard la voix tendue.
-
Elle était prisonnière d'Amil et Kachni. Amil est mort pendant le combat et Kachni s'est enfui. Il a retrouvé Kil et l'a emmenée sur une barque.
-
Une barque?... Mais alors c'est...
-
Quoi ? demanda Lid pressant.
-
De bonne heure, on a vu une barque se diriger vers l'est. Il n'y avait qu'un homme à bord, intervint Vaï.
Si Kil était toujours attachée, elle devait être allongée au fond de la barque et invisible. Il était possible en effet que Vaï ait vu passer Kachni. Si c'était le cas, il avait une grande avance...
-
Vaï..., commença le jeune homme.
-
D'accord, le coupa son ami, tu prends la barque !
-
Mais vous...
-
- Brim et Sufo doivent nous rejoindre ici. Tu les
-
connais, ils ont travaillé sur la barque. Ils en ont une chacun maintenant. Je les connais bien, ils étaient contre la guerre, eux aussi. Je leur ai dit de venir. Quand ils seront là, on partira derrière toi. Si on ne te retrouve pas, on attendra à l'endroit où le lac se jette dans l'autre.
-
Tu connais l'endroit ?
-
Non, mais on trouvera bien. Au besoin on fera du feu.
-
Ça non, fit Lid en secouant la tête. C'est une région inconnue, il faudra être prudent et garder les barques prêtes à quitter le bord. Personne ne devra s'éloigner. A propos, j'ai trouvé un enfant dans une maison en feu du village. Sa mère était morte. Il est dans le canot. Peux-tu demander à ta femme de s'en occuper pour l'instant ?
Le grand pêcheur eut un sourire un peu triste.
-
Je suis content que tu aies fait ça, mon ami. Va, maintenant... Tu ne veux pas que je t'accompagne ? Seul à bord, la manœuvre sera difficile.
-
On a besoin de toi ici.
-
Moi j'irai, fit une voix à côté.
Les deux hommes se retournèrent, apercevant Nekam, le fils cadet de Vaï. Le jeune garçon regarda son père, la tête relevée, dans une attitude à la fois orgueilleuse et respectueuse.
Vaï regarda longuement son fils.
-
Oui, je pense que tu peux y aller.
Lid eut envie de refuser, puis il songea qu'effectivement il aurait besoin d'aide dans la barque. Et Nekam était un bon pêcheur, malgré son âge.
-
Vaï, peux-tu aussi faire soigner le blessé, là dans le canot, il... Non, finalement je vais l'emmener, se reprit-il en changeant d'avis.
-
Nekam, débarque nos affaires avec ton frère, lança Ve. Mais laisse de la nourriture pour vous deux.
Masopo avança vers Lid, qui réfléchissait.
-
Tu crois que... Kil n'a pas été maltraitée ?
-
Je ne connais pas bien ce Kachni, vieil homme. Je ne peux pas te répondre. J'espère pour lui qu'il ne l'a pas touchée.
Ces quelques mots l'avaient replongé dans son cauchemar et il monta dans la barque sans très bien se rendre compte de ce qu'il faisait. Nekam était déjà en train de hisser la voile et de l'orienter. Machinalement, Lid s'installa à l'arrière pour conduire l'embarcation qui démarra.
Lid leva le regard vers le ciel couvert. De gros nuages couraient, poussés par un vent violent. Il pensa à Kachni.
-
Nekam, la barque que vous avez vue, comment était-elle ?
-
Une vieille, répondit le jeune garçon qui tenait la longue lanière servant à tendre la toile.
Dans ce cas, il ne pouvait utiliser la voile qu'en vent arrière. Et justement le vent venait de l'ouest depuis le lever du jour... Kachni avait dû beaucoup avancer. Lid observa la toile et revint à la surface de l'eau qui se creusait, maintenant qu'ils étaient sortis de la crique et qu'ils prenaient le vent.
Il attira à lui le long gourdin servant à diriger la barque et celle-ci obliqua légèrement sur la droite.
-
Laisse aller un peu la toile, lança-t-il à Nekam. La voile se gonfla davantage et ils sentirent l'élan que le vent imprima à l'embarcation.
La tension de la lanière augmenta encore et, au bout d'un moment, Nekam l'enroula autour d'une pièce de bois pour soulager sa main meurtrie.
La barque filait maintenant le long de la rive à guère plus de deux cents pas. Mais ils arrivaient à l'endroit où le bord s'infléchissait vers le sud et le vent devint encore plus fort.
Jamais Nekam n'avait vu une vitesse pareille. L'avant s'enfonçait légèrement et un sillage allait s'élargissant, derrière eux. La petite coque de droite quittait l'eau, par moment et, tout de suite, la barque avançait plus vite. Pourtant sa conduite devenait de plus en plus difficile. Tantôt ils penchaient à droite, tantôt à gauche. Et, chaque fois, la petite coque correspondante touchait la surface du lac en freinant l'engin. Il fallait aussitôt corriger avec le gourdin de direction.
Peu à peu, Lid anticipa sur les mouvements de la barque, essayant de ne laisser au contact de l'eau que la grande coque centrale de la barque elle-même.
***
La pluie tombait en bourrasque, couchée par le vent. On ne voyait plus qu'à une centaine de pas lorsque ces grains tombaient. Et ils se succédaient fréquemment, désormais.
Dès qu'ils étaient passés, Lid se redressait pour tenter de voir la surface du lac, devant. Il avait perdu, depuis longtemps, le sens de l'orientation. Sans voir la rive, il ne pouvait se repérer et se bornait à suivre le vent.
Nekam cria quelque chose, un bras tendu sur le côté. Lid regarda vivement dans cette direction sans rien apercevoir. Nekam se pencha.
-
Le vent est en train de tourner, hurla-t-il, cette fois...
Lid se demanda comment le jeune garçon pouvait s'en rendre compte.
Il faut... à gauche !
Le vent emportait une partie de ses paroles, mais Lid avait compris qu'il demandait d'appuyer sur la gauche. Pourquoi ?
Lid tenta de lui faire comprendre par gestes la question qu'il se posait.
-
... Passage... par là !
Nekam désignait du bras une direction nettement plus à gauche de leur route. Comment pouvait-il le savoir alors qu'on ne voyait rien, autour ? Ils naviguaient depuis plusieurs heures, et à une vitesse importante, mais ils ne pouvaient quand même pas arriver déjà au bout du lac. Vai avait dit une fois que la traversée du lac prenait plusieurs jours !
Ou alors c'est que le passage ne se trouvait pas dans la même direction ?
Lid songea à l'autre barque et il fut soudain paniqué. Kachni ne savait pas très bien manœuvrer la voile, avait avoué les-longs-bras. Avec un temps pareil, il était capable de faire renverser la barque ! Et Kil qui était attachée...
Il se pencha et fit signe au prisonnier, qui se blottissait dans le fond depuis le départ, de venir près de lui. L'autre fit mine de ne pas comprendre... Lid ramassa son javelot. Immédiatement les-longs-bras commença à ramper dans sa direction.
Lid se pencha.
-
Tu crois que Kachni est capable de continuer avec ce temps ?
L'autre haussa les épaules et Lid, furieux, lui empoigna l'épaule blessée. II vit la bouche des longs-bras s'ouvrir sur un cri qu'il n'entendit même pas ! D'un geste il lui ordonna de retourner à sa place. Puis il appela, Nekam, toujours par signes.
-
Tu as déjà vu des tempêtes comme celle-là?
-
Non ! cria le jeune garçon... Mais la barque tient bien...
-
Mais Kachni ? II a peut-être regagné la rive.
Le gosse secoua la tête.
-
Il ne peut pas ! Sa barque est poussée par le vent, il ne peut rien faire.
-
Il ne va pas se renverser ?
Nekam réfléchit un instant.
-
S'il se laisse pousser, il n'y a pas tellement de risque !
Se laisser pousser par le vent ? Mais jusqu'à quand ? Même la nuit prochaine ? Comment continuer à naviguer dans le noir ? Et s'ils dépassaient l'autre barque ?
Lid se posait des quantités de questions et commençait à s'affoler. Il aurait préféré que la jeune fille soit emmenée à travers la forêt. Même par plusieurs hommes. Il se serait senti sur son terrain. Ici, dans ce monde étrange, il était perdu, sans expérience pour le guider.
* *
La nuit commençait à tomber. La surface du lac était maintenant agitée de vagues qui secouaient la barque. Depuis longtemps ils avaient repris la direction du vent, s'apercevant après coup que l'embarcation de Kachni avait forcément fait de même. A moins que le colosse n'ait descendu sa voile pour gagner une rive à la rame.
Dans ce cas, Nekam pensait que l'autre barque n'avait pas dû tenir longtemps...
Immobile à l'arrière, une main crispée sur le gourdin de direction, Lid avait le visage figé, le regard vide. Il était persuadé que Kil était morte. Aucune barque ancienne n'aurait pu tenir dans cette tempête, surtout sans un pêcheur expérimenté à bord. S'il continuait, c'était davantage par lassitude et parce que Nekam pensait qu'il était dangereux de tenter de regagner la rive maintenant.
Le jeune homme ne voyait rien devant lui. Sa mémoire lui renvoyait des images de Kil. Kil ramassant des fruits dans les buissons, Kil se disputant avec son grand-père, Kil et ses yeux furieux, si belle ces jours-là, et puis Kil-tendre. Les lèvres de la jeune fille...
Il se maudissait de ne pas l'avoir embrassée plus souvent, de ne pas l'avoir choisie comme épouse, de ne pas l'avoir emmenée...
Quelque chose lui secoua l'épaule... Il fit un effort... et aperçut le visage de Nekam à quelques mains du sien. Il avait l'air de crier.
-
Va pas, Lid ?
-
Hein ?... Si, ça va ! hurla-t-il comprenant avec un temps de retard.
-
Il... nuer la toile.
Lid haussa les épaules, indifférent. Il n'avait pas compris, cette fois, et ne chercha pas à faire répéter.
Le visage du gosse était crispé et il agrippa de nouveau l'épaule de Lid, le secouant de toutes ses forces.
Un paquet d'eau vola, emporté par le vent, et vint les frapper. Ce choc-là plus qu'autre chose ramena Lid à la réalité...
Nekam... Il n'avait pas le droit de faire courir des dangers au fils de Vaï. Il se rendit compte que depuis un moment, inconsciemment il cherchait la mort dans cette course folle à travers la tempête.
Il secoua la tête, passant une main sur son visage trempé. Il faisait froid, maintenant. Pour la première fois depuis très longtemps, il regarda vraiment autour de lui, distinguant enfin les vagues couchées par le vent qui les écrêtait.
La pluie avait cessé et on voyait beaucoup mieux, même si la lumière baissait. Tournant la tête, il crut distinguer une ligne sombre, sur la droite, assez loin. La rive ? Aussitôt une sorte de brouillard lui masqua l'horizon de ce côté. Pourtant il avait pris sa décision.
Il tendit le bras dans cette direction.
-
On va se diriger par là... j'ai vu la rive ! cria-t-il. Le jeune garçon tourna la tête et parut s'effrayer.
-
Non... non, il ne faut pas... barque... tiendra pas avec le vent de travers... continuer droit.
-
Va orienter la voile ! ordonna Lid, refusant de discuter.
Le gosse frappa de colère le bord de la barque mais obéit, regagnant sa place. Dès qu'il eût détaché la lanière de la voile, Lid commença à virer à droite.
La barque s'inclina de plus en plus. La coque de gauche cognait durement à la surface de l'eau, disparaissant presque complètement par instant. Mais Lid ne relâchait pas la pression de sa main sur le gourdin de direction, imposant sa volonté à l'engin...
D'instinct, Nekam changea de position, venant s'installer du côté relevé de la barque. Lid eut l'impression que la coque de gauche enfonçait moins dans l'eau. Mais il devait se cramponner au gourdin car cette même coque, en heurtant les vagues, avait tendance à faire dériver la barque de son côté.
Nekam devait tirer, maintenant, de toutes ses forces sur la lanière pour garder la voile orientée dans la bonne direction. Le gosse était dur à la fatigue...
Lid faisait de terribles efforts pour chasser Kil de son esprit. Il ne fallait pas penser à elle, sinon le gosse était condamné, il se noierait avec Lid...
Il avait l'impression que la barque filait encore plus vite, maintenant. Penchée à gauche, elle sautait sur les vagues qui arrivaient de travers.
Brutalement la rive fut là...
Elle surgit d'un rideau de pluie qui avait recommencé à tomber. Une longue ligne herbeuse surplombant d'un bon pas le niveau du lac.
Immédiatement, Lid avait repéré une petite crique, minuscule, presque dans l'axe. A la vitesse où allait la barque, ils allaient percuter...
Le cerveau du jeune homme chercha une solution, ne trouvant rien dans ses souvenirs. Jamais un cas semblable ne s'était présenté pendant son séjour aux villages.
Il fallait pourtant arrêter cette barque avant qu'elle se fracasse contre la berge...
La rive de la petite crique avait l'air sablonneuse mais les petites coques ne résisteraient pas quand même !
Sans bien se rendre compte de ce qu'il faisait Lid poussa de toutes ses forces contre le gourdin de direction, vingt pas avant d'arriver à l'entrée de la crique.
La barque vira brutalement sur la droite devant se placer face au vent... La vitesse tomba en quelques pas ! La voile, dégonflée, claquait. Nekam, surpris, avait basculé au fond de la coque et se redressait tant bien que mal. Il comprit tout de suite, saisit la longue lanière fixée à l'avant de la barque et sauta à l'eau.
Lid le vit disparaître et comprit à retardement l'intention du gosse. A coups de gourdin de direction il s'efforça de garder l'embarcation face au vent, surveillant la progression de Nekam qui nageait vers le bord, la lanière entre les dents.
Très vite il prit pied et commença à tirer sur la lanière. La barque dériva, s'engageant dans la crique...
* *
Au jour, le vent soufflait encore mais il était beaucoup moins fort que la veille, et le ciel commençait à se dégager. Lid était debout, face au lac, quand Nekam se réveilla. Le jeune garçon hésita puis se décida à venir le rejoindre.
Ils restèrent un moment silencieux, immobiles.
-
Tu veux manger ? demanda enfin le gosse. Lid parut faire un effort pour répondre.
-
Oui, bien sûr... Le prisonnier est réveillé ?
-
Oui.
-
A propos, comment s'appelle-t-il, je n'ai jamais su ?
-
Gobaj.
Lid hocha la tête et se dirigea doucement vers leur campement. Au passage il jeta un œil à la barque. Elle n'avait pas bougé pendant la nuit et ne montrait aucun dégât.
-
Sais-tu où nous sommes ? demanda-t-il plus tard, alors qu'ils achevaient de manger du poisson séché.
Nekam haussa les épaules.
-
Près du passage, je pense. Mais je ne suis jamais venu de ce côté du lac. On allait toujours sur l'autre rive, au nord.
Lid s'étonna vaguement du sens de l'orientation des pêcheurs dès qu'il était question de naviguer. Le gosse avait l'air d'être sûr de son fait.
-
On va attendre ici que le vent se calme, reprit le jeune homme, puis on gagnera le passage pour attendre ton père et les autres.
Il ne dit pas un mot de leur poursuite de la veille. Il sentait confusément qu'il était en équilibre précaire. Que le nom de la jeune fille, prononcé dans la conversation, provoquerait son effondrement. Il avait l'impression de sortir, gravement blessé, d'un combat pour sa vie.
Gobaj-les-longs-bras se taisait, se faisant oublier. Il s'était débrouillé lui-même pour se soigner, à moins que Nekam l'ait aidé? Lid le regarda, détaché, s'éloigner comme s'il voulait trouver un coin isolé.
Quelque chose dans le comportement de l'autre lui souffla que Gobaj allait s'enfuir... Il laissa faire, plutôt satisfait. Qu'il se débrouille seul, le pauvre imbécile !
En fin de matinée, le vent était revenu à une force habituelle et le soleil brillait. Ils détachèrent la barque et repartirent. La surface du lac charriait des épaves de toutes sortes, morceaux de bois ou branches entières. Lid crut même voir un morceau de ponton détaché du village-de-l'eau.
Tout ça lui paraissait étrangement loin. Une autre vie.
La pensée de sa responsabilité le frappa soudain comme une sagaie. C'est à cause de lui que Kil avait été enlevée ! Jamais elle n'aurait pris cette position s'il n'était pas apparu dans sa vie...
Cette fois il s'effondra...
Le temps s'écoula sans qu'il en eût conscience. Son esprit était vide. Seule une énorme vague de souffrance le ballottait.
Il n'entendit même pas Nekam hurler soudain, un bras tendu.
Au bout d'un moment, un mot finit par pénétrer dans le monde de douleur où il se débattait.
-
... barque... garde, Lid !
Quelque chose voulait monter à la surface de sa mémoire et se frayait péniblement un chemin dans sa tête.
-
Lid... faut que tu...
Sa main le faisait souffrir... Mais pourquoi était-elle aussi crispée ?
-
Lid ! LID !... Kil ?
Le nom lui fit l'effet d'un coup au visage. Il tourna les yeux vers la voix... reconnut Nekam.
-
Regarde, Lid... regarde donc... c'est leur barque, là sur la rive !
Il se produisit une chose étrange en lui. L'instant précédent, il était perdu et maintenant son esprit était parfaitement lucide, comme s'il se réveillait.
Il regarda dans la direction qu'indiquait Nekam et vit la barque, écrasée contre la berge !
Le passage était là à peine à 500 pas. La barque l'avait manqué et avait heurté le rivage une centaine de pas plus à droite. Le mât était cassé et l'une des coques accolées était en mauvais état.
Lid braqua et Nekam tendit la voile pour accélérer la vitesse. Alors qu'ils approchaient, un hurlement retentit.
Kil !
Elle criait sa colère. Lid se leva, ouvrant la bouche pour l'encourager quand il reprit son sang-froid. Il ne fallait surtout pas que Kachni soit alerté. Il pourrait tuer la jeune fille.
La rive... Lid fit la même manœuvre que la veille et la barque vira. Sans attendre davantage, il s'empara de son javelot et plongea dans le lac, laissant Nekam terminer la manœuvre.
Gêné par le javelot il avança le plus vite possible vers la rive où il se hissa. Il progressa de quelques pas et s'immobilisa pour écouter.
Des bruits étouffés venaient de la gauche. Tendu, il examina le terrain, dominant sa nervosité. Il savait qu'une attaque devait être préparée et refusait à son esprit d'imaginer ce qui se passait là-bas...
Un grognement ! Cette fois, Lid avait localisé l'endroit. Un groupe de buissons à une trentaine de pas. Il fonça.
Arrivant sur les taillis, il eut le temps de se rendre compte que Kachni avait amené sa prisonnière de l'autre côté. Il obliqua et déboucha sur eux brutalement.
Kil avait les mains attachées au tronc d'un jeune arbuste, mais ses jambes étaient libres. Sa grande tunique était relevée sur de longues jambes blanches qui frappaient maladroitement les flancs de Kachni.
Le colosse était couché sur elle et s'efforçait de la prendre ! Malgré ses efforts, Kil n'avait pu empêcher la brute d'écarter ses jambes...
Lid se sentit blêmir.
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Kachni ! hurla-t-il.
Le colosse parut mordu par un kras. Il roula sur le côté, dévoilant le ventre nu de la jeune fille.
Lid avança d'un pas et leva son javelot. L'autre se levait rapidement, sortant un long couteau que le jeune homme reconnut immédiatement. C'était le sien ! Comment Kachni se l'était-il procuré ? Dans le combat du village-de-la-rive probablement. Sur le corps d'un pêcheur.
En tout cas, il changea d'avis instantanément. Jetant son javelot sur le côté, il sortit son couteau.
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Tu vas mourir comme un homme sans honneur, Kachni, gronda-t-il d'une voix tremblante de colère maintenue. Au combat je t'aurais tué net, maintenant tu vas souffrir. Dans mon village on t'aurait coupé ta virilité ! Un guerrier ne force pas une femme.
La surprise passée, le colosse eut un rictus.
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C'est toi qui vas mourir, maudit étranger... et après je prendrai la fille.
Les vieux réflexes de Lid jouèrent. Il sentit son cœur devenir froid, ses yeux se fermèrent légèrement, concentrés sur les mains de son adversaire et la tension monta en lui. Il savait qu'il était prêt à réagir au moindre geste de l'autre.
Pour tester Kachni, il passa rapidement son couteau dans la main gauche et avança d'un pas, feintant une attaque à la main armée du long couteau. Le colosse fut surpris et rompit précipitamment. A son tour il prit son élan pour attaquer Lid à la main.
Déjà le jeune homme avait repris son arme dans la droite et feintait à nouveau, mais de l'autre côté cette fois. Il n'avait pas poussé son attaque et s'aperçut soudain que l'autre n'était pas venu à la parade. Il changea d'avis, prolongeant le coup. Sa lame pénétra légèrement dans l'avant-bras de Kachni qui poussa un grognement avant de faire quelques pas en arrière.
Ils s'étaient rapprochés des buissons, au-delà de Kil qui s'agitait confusément. Quelque chose bougea derrière. Lid fit un bond de côté pour se donner le temps de voir ce qui se passait.
C'était Nekam qui venait d'arriver et qui coupait les liens de la jeune fille. Kil s'était redressée pour faire glisser ses vêtements et couvrir ses cuisses.
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Lid... attention ! cria le jeune garçon, effrayé.
Lid se maudit d'avoir laissé son attention dévier du combat et tourna vivement la tête vers Kachni. Le colosse venait de ramasser une sagaie et se redressait...
Le jeune homme eut le temps de penser qu'il avait commis une erreur terrible, qu'il allait mourir... et que Kil était perdue elle aussi.
C'est cette pensée qui le fit agir.
Son javelot !
Il fit demi-tour pour aller le ramasser là où il l'avait jeté tout à l'heure quand il aperçut Kil qui lui lançait l'arme !
Elle avait compris le danger et l'aidait... De la main gauche il attrapa le javelot au vol et plongea, boulant au sol, pour dérouter Kachni.
Puis il se releva d'un coup de reins et, dans le même mouvement son bras fouetta l'air.
Le javelot fila et pénétra avec un bruit sourd dans l'épaule gauche du colosse.
Lid avait suivi et arrivait déjà sur son adversaire. D'un revers de main il écarta la pointe de la sagaie et plongea son couteau dans la poitrine de l'autre !
Leurs regards s'accrochèrent, Kachni lisant dans celui de Lid sa défaite et sa mort ! Cette certitude plus que ses blessures provoqua sa chute.
Lentement il s'affaissa, s'effondrant sur le dos.
C'est alors, profitant des derniers instants de lucidité de sa victime, que Lid leva la main, montrant son couteau rouge de sang. Une lueur de colère vint dans les yeux du colosse qui se voilèrent tout de suite après.