CHAPITRE III
Sous les grands arbres, la chaleur devint plus supportable. Un javelot à la main, Lid avançait sans aucun bruit. Il suivait depuis plusieurs heures la trace d'un grand liniou. Un solitaire impressionnant.
Il l'avait aperçu rapidement dans un vallon, au début de la' matinée. La bête avait filé sous le couvert mais le jeune homme avait eu le temps de jauger sa taille, presque celle d'un homme, et ses trois larges cornes, longues chacune d'un pas. Un adversaire redoutable !
Seulement Lid n'avait plus rien à manger depuis la veille, il devait impérativement trouver du gibier. Or la région n'en était pas riche. Il y avait bien des petits dross mais ils étaient impossibles à approcher. Encore plus méfiants que ceux du Territoire...
Traquer le liniou était terriblement dangereux, c'était un véritable fauve, d'une force colossale, mais il fournirait une telle quantité de viande... Et la chair du liniou avait l'avantage de se conserver facilement lorsqu'elle était convenablement fumée. Et puis il y avait sa peau. Une peau immense, évidemment, qui fournirait soit des vêtements soit une couverture, et de toute façon des bandes de peau solide pour ses jambes.
Il s'était lancé dans une longue traque, décidé à tout risquer sur ce combat, à y verser ses dernières forces. Après deux mois de marche Lid était très amaigri. Ses muscles avaient encore durci, certes, mais il avait besoin de repos. De repos et de nourriture.
En chasseur expérimenté, il ne s'était pas lancé directement sur les traces de la bête. Le vent était défavorable, il fallait d'abord éliminer ce handicap en s'efforçant de la dépasser pour revenir sur elle. Ensuite il faudrait trouver le moyen d'approcher assez près pour lancer le javelot.
Lid ne voyait rien bouger, sous les arbres. Il continua à épier puis se remit en marche. A cette heure de la journée, le liniou devait avoir envie de se reposer à l'ombre. Méfiant, il chercherait une zone où il serait en sécurité, de préférence un boyau où il pourrait charger un ennemi. II savait bien qu'aucun animal ne résiste à sa charge. Et un vieux mâle comme lui devait avoir une solide expérience.
Les yeux balayant l'espace devant lui, Lid se glissait d'un tronc à l'autre. Il hésitait encore sur la première arme à employer, le javelot ou la sagaie ? S'il perdait la sagaie il se trouverait désormais en difficulté. D'un autre côté, le javelot, seul, serait sûrement insuffisant...
Il remarqua un coin touffu, sur la gauche. Des buissons épais, sombres. Il observa un long moment, écoutant les bruits de la forêt. Pas le choix, il fallait y aller voir. Il se risqua à découvert, songeant qu'il n'aurait pu trouver un endroit moins favorable.
Tendu, il avança jusqu'aux premiers branchages. Rien...
Pas même une trace, une brindille brisée. Le liniou n'était pas passé par ici. Le jeune homme secoua doucement la tête un peu agacé. La bête avait un avantage énorme sur lui, elle connaissait admirablement le territoire, les passages protégés, la nature du sol. Et elle utilisait cette connaissance pour se déplacer en sécurité.
Lid posa un genou sur le sol, restant immobile, les yeux balayant inlassablement l'espace. Voyons, il était certain d'avoir suffisamment progressé, le vent dans le dos. Le liniou ne pouvait plus le sentir. Et le crochet vers l'ouest était assez large pour le mettre à l'abri d'un détour du fauve. Donc l'erreur n'était pas là.
D'autant qu'un gibier ne se déplace jamais en courant. Le bruit sourd des sabots sur le sol s'entend de loin. Non, il avance au pas, attentif aux bruits et aux mouvements. Donc il était derrière !
Il devait connaître une cachette et s'y était dirigé tout droit.
Sûr de son raisonnement, Lid se redressa et repartit sur la gauche.
Une demi-heure plus tard il déboucha de la forêt et aperçut le commencement d'une zone rocheuse. Des yeux, il fouilla l'étendue libre et partit au petit trot, refusant d'écouter le message que ses jambes, douloureuses, lui envoyaient. Il savait qu'il était fatigué... mais il ne pouvait plus s'arrêter maintenant.
Il dépassait une avancée rocheuse lorsque le grondement éclata soudain, sur la droite. Tout s'enchaîna à une vitesse folle.
Il eut le temps de songer qu'il avait commis une terrible erreur en laissant la fatigue entamer sa concentration. Aucune pensée ne doit venir perturber l'esprit d'un chasseur, c'est une loi sans appel.
Il perçut confusément le déplacement d'une masse sombre jaillissant d'une zone d'ombre, le grondement des sabots martelant le sol dans une charge furieuse.
Sans qu'il ait conscience de ses actes, Lid tenta de réagir, plongeant en avant. Pendant l'instant où il était en l'air il se retourna d'un coup de reins désespéré et lança sa main armée du javelot.
Un formidable choc balança son corps vers le ciel et il vit une sarabande de morceaux de rochers, de nuages et de ciel, basculant devant ses yeux. D'instinct il ramena ses membres à lui, se regroupant pour l'impact au sol et enregistrant, presque détaché, la douleur qui naissait dans son dos.
Il lui sembla qu'il n'arrêterait jamais de rouler au sol... Son esprit était tendu vers une quête qu'il n'arrivait pas à saisir, comme s'il fonctionnait seul. Le fonctionnement se rétablit d'un seul coup. Le liniou... Il fallait savoir ce qu'il faisait maintenant. Etait-il en train de faire demi-tour pour charger à nouveau, ou fuyait-il ? La vie du jeune homme en dépendait. Il ne pourrait faire face à une autre charge, ses réflexes ne seraient pas assez rapides. Plus maintenant...
Lid eut l'impression que ses gestes étaient lents comme ceux d'un vieil homme et il en fut furieux contre lui, contre son corps qui le trahissait au pire moment. Il posa les mains au sol pour se relever et émit un grognement de douleur. Son dos ! Serrant les dents, il releva la tête tout en se redressant sur ses pieds.
Le liniou fuyait... Il le vit galoper sur la droite, à une vingtaine de pas, s'étonnant que la bête ne soit pas déjà plus loin, tant il lui semblait que leur rencontre remontait à un long moment. Il aperçut aussi la hampe de son javelot sortant du flanc de la bête et se demanda un instant comment elle avait pu s'empaler, seule, sur son arme. Puis son cerveau lui restitua vaguement le geste de sa main, juste avant le choc. C'est sûrement lui qui avait frappé. En tout cas une chose était sûre, c'est que le liniou s'enfuyait avec son javelot !
Cette pensée, plus que ses réflexes de chasseur, le tirèrent de la torpeur qui l'avait paralysé depuis le choc. Il se lança en avant songeant qu'une poursuite était folle. Il n'était plus en état de combattre. Pourtant il ne s'arrêta pas, même dès le premier pas, quand il ressentit un véritable coup de couteau dans le dos au moment où son pied heurta le sol.
Chaque pas le faisait souffrir mais il continua, serrant les poings, un gémissement continu s'échappant de ses lèvres sans qu'il puisse le retenir.
Il ne voyait plus le liniou, une sorte de buée voilant le paysage devant ses yeux. Mais il entendait toujours le martèlement des sabots et se guidait sur ce son. La bête contournait les rochers.
L'idée mit un certain temps à pénétrer dans le cerveau du chasseur. Quand l'évidence lui apparut enfin, il tourna la tête vers la droite, cherchant un passage où couper au plus court pour rattraper son gibier.
Une trentaine de pas plus loin, il remarqua pour la première fois les taches de sang dans l'herbe. De plus en plus rapprochées, comme si la pointe du javelot faisait des dégâts au fond de la blessure. Presque aussitôt, il vit une faille étroite dans l'amas rocheux, démarrant un peu plus haut.
Il obliqua et grimpa sur un petit entablement, se glissant dans la faille. Il était conscient que sa chasse se jouait là. Ou bien la faille débouchait plus loin sur la bordure rocheuse, lui faisant gagner beaucoup de terrain, ou bien c'était un cul-de-sac et il ne rattraperait peut-être plus le liniou.
La faille était étroite, par endroits ses épaules touchaient les parois. Il était maintenant tellement tendu par sa volonté de retrouver sa proie que la douleur de son dos et sa fatigue n'arrivaient plus à son cerveau.
Le sol parut descendre légèrement et il déboucha soudain sur la bordure. Ça s'était fait si vite qu'il stoppa, surpris. Il se trouvait au fond du court goulet s'élargissant rapidement.
Le liniou...
La bête était là, les pattes largement écartées, la tête basse. Il dut faire rouler des pierres car elle se tourna de son côté, à une dizaine de pas. Il eut la vision des terribles cornes. Jamais il n'en avait vu d'aussi grandes...
Puis le fauve s'ébranla, chargeant une nouvelle fois. La main de Lid était allée chercher inconsciemment sa sagaie, derrière son dos, et il se retrouva en train de reculer rapidement dans la faille qu'il venait de quitter. Il eut le temps de s'étonner de cette manœuvre que son cerveau avait commandée à ses membres avant de comprendre, en sentant ses épaules toucher les parois...
Le liniou ne pourrait pas pénétrer ici ! En même temps, sa main ramenait la sagaie vers l'avant, au moment précis où le fauve cognait des cornes dans le rocher. Lid se laissa tomber sur les genoux et frappa de toutes ses forces, la sagaie pointée vers le bas, cherchant le ventre de la bête.
Elle avait bougé et l'arme ne trouva pas le passage vers le cœur, entre le V des pattes avants. La pointe dérapa sur un os et fila en biais, dans les chairs, au-dessus de la patte gauche.
Le liniou gronda et recula un peu avant de faire une nouvelle fois demi-tour.
Cette fois, Lid s'appuya contre la paroi pour se redresser. Il avait eu l'occasion de remporter la victoire et l'avait laissée échapper ! La douleur revint et des larmes arrivèrent à ses yeux. Son dos...
La douleur était horrible. Son poing cogna rageusement contre le rocher et il pencha légèrement en avant. Automatiquement son pied gauche se déplaça pour rétablir l'équilibre et il fit un pas, mal assuré... Un autre sans l'avoir voulu non plus... et il se retrouva en train de reprendre son trot de chasse !
Ecœuré, découragé, il avançait mécaniquement, sans le vouloir vraiment. La chasse avait disparu de son esprit, il poursuivait son combat sans savoir pourquoi. Par réflexe. Longtemps il courut, inconscient de son entourage, les yeux rivés au sol et aux taches de sang lui dictant sa route. Il n'était plus capable de regarder autour de lui, ne savait pas quel chemin il avait parcouru.
C'est pourquoi il fut stupéfait de se retrouver en face de la bête, à une vingtaine de pas. Comme si rien ne s'était passé, comme si elle avait toujours été là, devant lui.
Il regarda autour de lui avec étonnement, se demandant comment il était venu ici. L'amas rocheux commençait à droite, à une centaine de pas, et une forêt s'étalait, un peu plus bas, à gauche. Face à lui, le liniou chancelait sur ses pattes.
Derrière la bête, Lid distinguait vaguement quelques petits blocs de rocher. Trop petits pour qu'elle puisse s'y cacher. C'était là, oui c'était là qu'ils allaient mourir, Lid en fut certain. Il tuerait la bête mais ne pourrait l'empêcher de le traverser de ses cornes.
Il ne fallait pas trop attendre, ses jambes tremblaient tellement qu'il allait s'effondrer. Titubant, il fit un pas, puis un autre, songeant avec un temps de retard qu'il fallait placer la sagaie. Il lui sembla que la pointe mettait un temps infini à apparaître dans son champ de vision, que son bras se déplaçait lentement.
Par instants, des vagues de souffrance faisaient disparaître le paysage devant ses yeux. Et, chaque fois, il s'étonnait de revoir le liniou à la même place lorsque tout redevenait clair.
Dix pas... Il leva encore la sagaie, ramenant le bras en arrière, s'apprêtant à plonger en avant pour utiliser le poids de son corps dans le dernier coup qu'il porterait. Avant de s'effondrer sur les cornes !
Six pas... Le liniou bougea, affermissant ses pattes, se préparant lui aussi au dernier choc. Sa tête bougea. Il commença à la baisser pour se mettre en position d'attaque, reculant d'un pas comme le font toutes les bêtes disposant de cornes...
Et il disparut de la vue de Lid !
Le jeune homme secoua la tête, cherchant à retrouver une vision distincte... Il voyait toujours le sol, les rochers... Comment...
Ses jambes lâchèrent et il tomba sur les genoux. Non, pas maintenant... Il fallait tenir encore quelques instants sinon il ne pourrait même pas frapper la bête quand elle attaquerait...
Il releva difficilement la tête... Le liniou n'était toujours plus là. Lentement le chasseur glissa sur le côté, abandonnant la lutte, ne cherchant même plus à guetter le bruit de la charge... Tout bascula autour de lui.
***
C'est une douleur violente qui le ramena à la conscience. Son dos... Il y porta la main et le geste lui rappela les dernières heures, la traque, le combat. Le liniou !
Il s'assit, regardant autour de lui. II se sentait faible. D'une main mal assurée, il détacha son outre et but longuement.
Incroyable. Maintenant il voyait parfaitement le paysage. Pas trace de la bête. Elle s'était enfuie ? Sans l'attaquer ?
Peu probable, ça. Et puis il se souvint de la dernière scène. Elle avait disparu si brutalement...
Il se remit lentement debout. Un vertige d'abord, et puis le paysage cessa de bouger. Il avança de quelques pas et stoppa en entendant le grognement...
La bête était là et pourtant il ne la voyait pas ! Et puis ses yeux tombèrent sur le sol et il aperçut enfin le trou...
A peine deux pas de large. Suffisant pourtant... Il approcha du bord et sentit l'odeur du sang mêlé à celle, forte, de la bête. Elle était tombée dans ce trou dont il ne voyait pas le fond !
Ainsi il avait vaincu ? Un gémissement lui échappa qui se transforma en rire. Il ne pouvait plus s'arrêter de rire. Ah, quel grand chasseur ! C'est un trou, un simple trou qui avait eu raison du liniou...
Il se pencha sans apercevoir quoi que ce soit. La nuit approchait et il n'y avait pas assez de lumière. Il se redressa et se dirigea à pas lents vers la lisière de la forêt.
Un moment plus tard il revenait vers le trou, une énorme brassée de petit bois sec dans les bras. Il jeta le tout au fond du trou puis repartit. Au troisième voyage il faisait presque noir. Il sortit de son ballot la longue lanière tressée et la fixa à une racine apparemment solide et commença à frapper ses deux pierres à feu au-dessus d'un petit lit de mousse sèche.
Il faisait totalement noir et les étincelles jaillissaient entre ses mains. La mousse prit feu après un long moment et il souffla pour l'aviver. C'était risqué d'allumer un feu ici, sur une légère hauteur, dans une région qu'il ne connaissait pas. Mais il fallait prendre ce risque. Il devait descendre dans le trou rejoindre son gibier. S'il ne mangeait pas ce soir, demain il serait trop faible pour agir.
Lorsqu'une branche fut entièrement enflammée il la saisit et la jeta dans le trou, là où il avait laissé tomber le bois mort. Bientôt celui-ci prit feu à son tour et une lueur naquit, lui permettant de distinguer le liniou.
Il était étendu sur le côté, immobile. Mort probablement. Le trou devait avoir au moins huit pas de profondeur, une sacrée chute !
Lid lança tout le bois qui lui restait, en prenant soin de le jeter hors du feu, au fond. Puis il commença à descendre. Son dos lui tirait un gémissement chaque fois qu'il était pendu au bras droit mais il continua jusqu'à sentir le sol sous ses pieds.
Le liniou n'avait pas bougé. Il était bien mort. Tout de suite le jeune homme assembla les branchages enflammés pour en faire un feu suffisant et éviter de consommer trop de bois. Puis il se pencha sur sa proie et commença à tailler la chair.
**
Lid passa d'abord la tête hors du trou pour jeter prudemment un œil à l'extérieur. La veille, il avait relevé la trace d'un pétusse femelle suivie de quatre petits. Pas question de la rencontrer ! Le pétusse est déjà un félin formidable, de la taille d'un liniou, mais quand il s'agit d'une femelle avec sa progéniture, il vaut mieux se défiler très vite.
Tout était tranquille. Il avait repéré un nid de jeunes féquelles, des oiseaux maladroits sur leurs longues pattes mais merveilleusement gracieux en vol, et l'avait décroché du grand arbre où il avait été installé pour venir le déposer au sommet d'un grand rocher, derrière le trou. Les féquelles ont l'habitude de claquer de leur long bec dès qu'arrive un intrus, pour l'effrayer sans doute. En tout cas ils font tant de bruit qu'il y a de quoi être réveillé, même en plein sommeil.
Le couple de féquelles avait longtemps plané au-dessus du nouvel emplacement du nid avant de se décider à venir retrouver ses petits, apparemment en bon état. Lid y avait évidemment veillé.
Et désormais l'un des parents montait la garde en permanence, ce que le jeune homme avait espéré. Il serait averti de l'approche du moindre danger...
Il se dirigea vers la peau du liniou qu'il avait tendue entre six piquets, en plein soleil, après l'avoir longtemps grattée avec du sable et une pierre plate. Il avait découpé des bandes de peau, au-dessus de la queue, là où elle est la plus épaisse. Il s'en ferait des protections magnifiques pour ses pieds.
Encore deux jours et il pourrait la détacher. Elle était en parfait état, douce au toucher et certainement chaude. L'hiver n'allait pas tarder à venir et dans cette région les nuits étaient déjà fraîches. L'hiver serait certainement plus dur que dans le Territoire.
Pas besoin d'aller chercher de l'eau aujourd'hui, l'outre était encore à moitié pleine. Depuis trente-trois jours qu'il était là, il avait exploré la région. Plus bas, sous la forêt, coulait un grand fleuve tranquille. Un bon endroit pour la chasse. Il y avait tué plusieurs cangues. De quoi se nourrir sans toucher à la viande de liniou qu'il avait fumée pendant des jours, sur des braises. Il avait choisi les meilleurs morceaux, les plus tendres, et disposait maintenant de près de quinze kilos en réserve qu'il emmènerait en partant.
Il avait aussi conservé une corne, la plus grande. Il se trouvait un peu ridicule de ce geste, d'autant qu'il n'y avait personne à épater...
Maintenant qu'il n'avait plus rien à faire en attendant que la peau soit prête, il s'ennuyait. Il passait de longues heures à réfléchir, assis au bord du trou.
Se redressant, il revint vers le trou et se laissa descendre souplement au fond. Sa blessure était guérie. Il ne lui restait plus qu'une gêne légère quand il se retournait rapidement en tordant le torse.
Il retrouva l'odeur des chairs en décomposition. Il avait bien porté dehors la viande qu'il n'avait pas utilisée mais il restait les os et ils sentaient encore mauvais. Mécontent il ramassa une longue branche qu'il posa dans le feu, allumé en permanence. Lorsque l'extrémité fut enflammée, il s'en empara et entreprit de fouiller la cavité, à la recherche d'un endroit où il pourrait traîner la carcasse pour ne plus sentir cette odeur.
En fait, il n'avait jamais exploré vraiment le trou et il s'étonna un peu de ce manque de curiosité de sa part. Sous l'ouverture, en surface, le trou s'établit plus loin qu'on ne l'aurait cru. La torche à bout de bras, il avança doucement.
Soudain les flammes de la torche se couchèrent. Etonné il s'approcha de la paroi et aperçut une anfractuosité qu'il n'avait jamais remarquée. Si elle était assez large, il pourrait y mettre les os. Il s'engagea dans la fente, progressant de côté, tant elle était étroite, fit encore un pas et tomba...
Il n'avait pas lâché la torche qu'il leva immédiatement, avant même de se relever.
Et il resta ainsi, stupéfait...
Il se trouvait dans une galerie large de vingt pas, au moins. Mais le plus extraordinaire c'était les parois. Elles paraissaient de toutes les couleurs !
Ahuri, il se releva et avança vers la plus proche. Les flammes de la torche dansaient et semblaient faire bouger les taches de couleur...
Il n'avait jamais rien vu de semblable, autant de couleurs sur un petit espace.
Il approcha encore, à moins d'un pas... et resta les yeux fixes. Les taches de couleur semblaient ordonnées. Il avança la main pour les toucher... Ce n'était pas la roche que sa main rencontra mais quelque chose de parfaitement lisse. Aussi lisse que le métal d'une lame. Pourtant ce n'était pas non plus du métal, il en était sûr !
Le mot vint à ses lèvres au bout d'un moment :
-
Les ancêtres...
Il avait parlé à voix haute et le son se propagea, le faisant se retourner brutalement, la main libre venant empoigner le manche de sa hache. Il eut un geste d'agacement devant sa réaction. Il était seul ici. Seul avec sa découverte.
Lid se demanda jusqu'où allait cette galerie et marcha, longeant la paroi, où les taches de couleur se succédaient, sans interruption.
Si... Au bout de dix pas les taches s'interrompirent, pour recommencer moins d'un demi-pas plus loin !
Il marcha encore un moment sans voir le bout de la galerie. Elle devait être immense. Il s'arrêta pour raisonner calmement. Il fallait d'abord aller chercher une autre torche. Pas question de se retrouver sans lumière ici.
Un moment plus tard, il avait allumé un feu à la hauteur où le trou débouchait dans la galerie, moins d'un pas plus bas. Il n'avait pas vu la différence de niveau, tout à l'heure, ce qui avait provoqué sa chute.
Il disposa plusieurs branches prêtes à servir de torches, regrettant de ne pas avoir ramené, la veille, de ce bois résineux qui éclairait si longtemps. Mais il dégageait également une odeur forte et un chasseur ne l'utilisait jamais. On s'en servait seulement au village parce que les flammes étaient plus vives et qu'elles duraient plusieurs heures.
Quand ses préparatifs furent terminés, il revint à la paroi. Avec le feu on voyait beaucoup mieux les taches. Elles avaient certainement une signification, mais laquelle ?
Il s'assit sur le sol, les jambes croisées, au pied de la paroi, essayant de s'attacher aux taches. Les unes après les autres. Mais il avait beau réfléchir il ne comprenait toujours pas à quoi pouvaient servir ces taches de couleur ?
Longtemps il resta ainsi, puis il se leva et retourna au trou pour manger. Il voulait aussi réfléchir à tout cela. Si les ancêtres avaient construit cette galerie, elle devait bien servir à quelque chose ? Mais il n'y avait aucun objet, pas d'armes, pas trace de couche où dormir. Alors à quoi s'en servaient-ils ?
Pour entreposer de la viande ? Ou pour élever des animaux ? Lid n'était pas convaincu. Pourquoi s'enterrer ainsi ? Il passa encore des heures dans la galerie avant de se coucher.
Le lendemain, il partit chasser mais se dépêcha de rentrer pour retourner à la galerie. Il ne pensait plus au départ.
C'est le troisième jour qu'il comprit. Il avait tellement regardé les taches qu'il les avait présentes à ses yeux en permanence. Approchant très près de la paroi, pour l'effleurer des doigts une nouvelle fois, ses yeux se posèrent, comme ça, sur une tache verte.
On aurait dit... Il approcha encore la torche et, pour la première fois, ses yeux recomposèrent les formes qu'il n'avait jamais distinguées jusqu'ici. Il avait toujours regardé les couleurs, sans s'attarder aux formes qu'elles prenaient.
C'était un arbre qu'il avait sous les yeux ! Un arbre...
Maintenant il reconnaissait parfaitement le tronc et les branches. Pour Lid c'était une prodigieuse découverte. Il n'avait jamais vu de représentation autre que les plans sommaires tracés par les chasseurs dans la poussière pour indiquer un territoire de traque. Il sentait une immense excitation monter en lui devant les connaissances des ancêtres capable de reproduire l'apparence des choses.
Et quand il distingua un homme, près de l'arbre, un homme comme lui, en train d'achever un rangue avec une sorte de grosse sagaie, il pensa avoir atteint le sommet de la connaissance. Il s'attarda longtemps à la représentation de cet homme, les longs cheveux retenus, derrière, par une lanière, les vêtements de peau... Ces vêtements l'intriguèrent un moment. Pourquoi les ancêtres utilisaient-ils des peaux comportant encore la fourrure ? On voyait distinctement les poils...
Des détails lui apparurent très vite. D'abord les deux parois ne montraient pas les mêmes représentations. Ensuite chaque paroi était divisée, en hauteur, en trois séries de représentations de dix pas de long chacune. Il avança un peu et découvrit un village des ancêtres, avec d'étranges huttes aux toits hauts percés d'un trou par où sortait de la fumée.
Il était émerveillé devant l'habileté de ces hommes. Ils devaient construire leurs trésors dans les huttes ! Les couteaux, les haches devaient venir de là !
Pourtant quelque chose l'arrêta un grand moment. Il regardait la représentation d'une espèce de radeau. On savait construire des radeaux, dans la tribu, quand il s'agissait de traverser une rivière avec le gibier ramené de la chasse. On liait ensemble des troncs ou des branchages sur lesquels étaient ensuite posées les carcasses, de sor par exemple. Les chasseurs, eux, traversaient à la nage, guidant les radeaux.
Ce qu'il avait devant les yeux était bien différent. Il s'agissait d'une véritable construction. Une construction étrange, large, aux formes incompréhensibles. Il était certain que tout cela avait sa raison d'être, mais laquelle ? H ne comprenait pas l'utilité des protubérances d'un côté ou de l'autre.
Un homme était représenté, assis à l'arrière, tenant en main une sorte de sagaie fixée au radeau, et de l'autre une lanière aboutissant à quelque chose comme une grande peau tendue au-dessus de l'engin !
Lid s'aperçut soudain qu'il avait faim. Depuis combien de temps était-il là ? II revint au trou chercher à manger. La nuit était tombée... Hésitant un moment, il décida de dormir et de reprendre le lendemain l'exploration de la galerie.
A l'aube, il était embusqué sur une sente d'accès à la rivière. Une heure plus tard, il remontait vers le trou portant un rangue. Puis il chercha un arbre résineux, se coupa plusieurs branches pour faire des torches et descendit dans la galerie.
* *
Deux jours plus tard, il décida de prendre le temps de réfléchir. Il avait découvert beaucoup de choses pendant cette exploration. D'abord la galerie décrivait un cercle, revenant à son point de départ. Il avait compté les pas : 5 274 pas ! La galerie était immense. Et les parois étaient entièrement couvertes de représentations. Enfin presque partout. Un éboulement s'était produit peu de distance avant l'endroit où il avait débouché dans la galerie. Là les parois étaient démolies. Mais il avait pu se glisser entre les blocs pour regagner la fissure d'accès au trou du liniou.
Il avait fait de nombreux arrêts devant les parois, tout au long de sa marche, pour regarder les représentations. Elles étaient différentes. Il reconnaissait toujours des hommes, des femmes et même des enfants, mais leur apparence changeait. Ils ne portaient plus les vêtements de peau. Des objets inconnus apparaissaient. Lid ne comprenait plus rien.
Les premières représentations, elles, lui parlaient. Il avait bien vu un chasseur, du gibier, bref des choses qu'il connaissait.
Alors il était revenu là, devant cette partie de la galerie où il se sentait moins perdu. Malgré cela une terrible lassitude l'avait accablé. Il se sentait désarmé, faible devant les ancêtres et surtout incapable de comprendre leur message.
De curieux petits signes figuraient à côté de chaque représentation, mais Lid ne voyait pas à quoi ils correspondaient. Il n'avait jamais rien vu de pareil dans aucun territoire. Pendant presque une journée il avait observé la section de galerie découverte en premier, celle qui comprenait un chasseur, le curieux village, le radeau étrange, etc.
Il l'avait examiné pas après pas, gravant dans sa mémoire chaque détail des représentations.
Lid se leva pour remettre une branche dans le feu. Elle crépita et des étincelles montèrent vers le sommet du trou. Il s'en voulu aussitôt d'une imprudence pareille. Il y avait déjà trop longtemps qu'il était ici. Une tribu pouvait vivre pas très loin et ses guerriers lui tomber dessus n'importe quand. Il ne pourrait même pas prétendre traverser le territoire... Oui, il allait partir.
Il était persuadé que la galerie ne lui apprendrait rien de plus ; à quoi bon rester ? Il partirait... vers le sud. Oui, c'est ça, vers le sud. L'hiver y serait moins dur.
En réalité, il savait que son départ était une nouvelle fuite, et ça le décourageait davantage. En quittant le village, il s'était figuré qu'il partait à la recherche des ancêtres et que chacune de leurs traces serait un signe' pour lui. Voilà qu'aujourd'hui, au premier signe véritablement nouveau, il était incapable de comprendre.
Qu'allait-il faire désormais ? Allait-il errer perpétuellement jusqu'au jour où, sa méfiance amoindrie par la fatigue ou une blessure, il laisserait sa vie aux cornes, d'un liniou ou aux griffes d'un pétusse ?
Plus rien ne le poussait en avant. Sa traque des ancêtres était terminée. Il avait été vaincu.