INTRODUCTION
JOHN STEINBECK, ROMANCIER CALIFORNIEN
En 1934 paraissait un livre fort divertissant, February Hill, par Victoria Lincoln *. On y voyait dépeints, avec un amoralisme souriant, une vieille grand-mère qui chantait des chansons obscènes, sa fille qui, pour subvenir aux besoins du ménage, se prostituait avec ingénuité, sa petite-fille, kleptomane par bonté de coeur, et autres personnages également ignorants du code des bonnes moeurs. C'était là un genre de livre inusité aux …tats-Unis o˘, quand on parle du vice, ce n'est point pour le montrer plaisant.
February Hill eut son heure de célébrité que prolongea l'apparition, en 1935, de Tortilla Flat par John Steinbeck. Les critiques s'empressèrent d'établir un parallèle entre ces deux romans dont la seule ressemblance ne consistait, à vrai dire, que dans le cynisme amusé des auteurs et l'impudique innocence des héros. Le succès de Tortilla Flat fut tel que Hollywood s'en assura les
* Traduit en français, par Herbert Jacoby, sous le titre trop fantaisiste, à mon avis: Hivers sur la Colline, alors qu'il e˚t été si simple de l'appeler Mont-Février, par exemple (comme Mont-Cinère). N.R.F., 1937.
droits d'adaptation, et Steinbeck s'enfuit au Mexique pour se soustraire à
une publicité que sa modestie redoutait. Il revint quand l'enthousiasme se fut un peu calmé. Hollywood avait abandonné ses projets de film, et le public, informé par quelques articles, s'était déjà familiarisé avec le nouvel écrivain qu'il ne regardait plus comme une bête curieuse.
Ce n'était plus un inconnu. On savait maintenant qu'il était né en 1902, à
Salinas, petite ville de Californie o˘, chaque année, les cow-boys organisent de grands rodeos. Dès son jeune ‚ge la vie l'emporte et le rudoie. Il travaille comme garçon de ferme avant d'entrer à l'Université de Stanford o˘ son indépendance lui fait, à maintes reprises, abandonner le cours de ses études. ¿ la salle de classe il préfère les ranches de Salinas. Son énergie y trouve à s'employer et, quand il veut lire, il le fait à sa fantaisie. Attiré par New York, il s'embarque sur un cargo et s'arrête à Panama. C'est ensuite toute la variété que New York peut offrir aux esprits qui aiment l'aventure. Steinbeck y fait un peu de tout, depuis le reportage jusqu'au métier plus humble de maçon; puis il repart pour la Californie. On lui donne à garder une maison juchée dans la Sierra Nevada, sur les bords du lac Tahoe. Dans cette solitude glacée, enfoui pendant plusieurs mois sous la neige, il écrit Cup of Gold avec les souvenirs de son séjour à Panama, L'éditeur Mc Bride accepte le manuscrit et, pour la première fois, Steinbeck va se voir publié. Cup of Gold n'était pas son premier roman. Il en avait déjà écrit trois. L'un d'eux lui avait été
renvoyé par tous ceux auxquels il l'avait
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présenté, les deux autres n'étaient jamais sortis de ses tiroirs. Les trois manuscrits sont aujourd'hui détruits.
Après avoir quitté la maison qu'il avait en garde, il travaille quelque temps à l'élevage des truites dans un établissement de pisciculture, puis, s'étant marié, il va s'installer sur la côte du Pacifique, près de Carmel, colonie d'artistes rivale de Taos dans le New Mexico. Il publie successivement The Pastures of Heaven (1932), To a God Unknown (1933) et enfin Tortilla Flat qui, du jour au lendemain, le tire de 1 Obscurité et le met en vedette. In Dubious Battle (1936) souleva quelques objections mais valut à l'auteur la médaille d'or du Commonwealth Club de San Francisco. Of Mice and Men (1937) fut acclamé unanimement par la critique comme une réussite parfaite. La même année, sous le titre The Red Pony, parurent trois nouvelles réimprimées, en 1938, dans un recueil de contes, The Long Valley.
John Steinbeck habite aujourd'hui la petite ville de Los Gatos, à quelques kilomètres au sud de San Francisco. Il n'en sort que pour de longs voyages, ou pour de brèves apparitions à New York. De ses ancêtres allemands il tient un physique vigoureux et nordique. ¿ ses ancêtres irlandais il doit son sens de l'humour, son go˚t du mystérieux, et un sentiment profond des valeurs poétiques. Son horreur de la publicité qui, au lendemain de Tortilla Flat le fit s'abriter au Mexique, est déjà matière à anecdotes.
quand le Commonwealth Club de San Francisco lui décerna la médaille d'orpour In Dublous Battle, il refusa de l aller chercher, et, à un dîner offert à
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New York, en 193 7, en l'honneur de Thomas Mann, il s'éclipsa dès le second discours et alla se réfugier seul dans le bar *. La première de l'adaptation thé‚trale de Of Mice and Men se fit sans lui, à New York **, et il ne vit pas davantage la comédie que Jack Kirkland tira de Tortilla Flat ***. Ce que cache cette sauvagerie, l'oeuvre de Steinbeck est déjà
assez importante pour nous le dévoiler. Des traits communs unissent romans et nouvelles qui, par ailleurs, présentent une variété révélatrice d'une imagination fertile servie par un sens aigu d'observation et un métier qui, chaque fois, s'affirme plus solide.
Cup of Gold (1929) n'est qu'une longue vie romancée de Sir Henry Morgan, pirate anobli par le roi Charles IL Ce sont d'abord ses années d'enfance dans les brumes du Pays de Galles, entre sa grandmère, Gwenliana, qui jouit du don de seconde vue, et le mystérieux vieillard Merlin, autrefois poète, aujourd'hui reclus dans sa maison emplie de harpes. L'enfant rêve d'aventures que son aiétile lui confirme comme faisant partie de sa destinée, et il s'embarque sans savoir que le capitaine se livre à la traite des esclaves. Il est vendu à la Barbade d'o˘ il s'en va, quelques années plus tard, à la conquête de Panama, qu'on appelait alors " La Coupe d'Or ". Il n'a pas tardé à devenir le chef des corsaires, mais il
* J'emprunte ces quelques détails à l'excellent article paru dans The Saturday Review of Literature (25 septembre 1937), John Steinbeck, a portrait, par Joseph Henry Jackson.
Music Box Theatre, 23 novembre 1937.
New York, Henry Miller Theatre, 12 janvier 1938. Cette adaptation n'a tenu l'affiche que cinq jours.
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n'aura de paix qu'il n'ait conquis cette ville fameuse non pour les richesses qui s trouvent, mais parce qu'une femme y habite, " La Santa Roja
", si belle que l'imagination se refuse à la concevoir. Et, comme Jeoffroy Rudel, il entraîne ses flibustiers à la recherche de sa Princesse Lointaine. Le siège est rude, et la Santa Roja n'est qu'une femme comme les autres dont la capture n'est qu'une désillusion. Telle est, dans ses grandes lignes, cette histoire riche en éléments romanesques. Fort bien amenée par l'étrange atmosphère de la campagne galloise, elle s'alourdit un peu à mesure que le récit s'allonge. Mais il y a de la couleur, des scènes de cruauté traitées avec un réalisme vigoureux qui ne nuit pas au ton un peu " conte de fées " d'o˘ le roman tire son plus grand charme.
The Pastures of Heaven (1932) marque un progrès notable sur l'ouvrage précédent. " Las praderas del Cielo " est le nom d'une vallée voisine de Salinas. Chacun des chapitres est consacré à une des familles qui y sont venues s'installer. C'est donc, beaucoup plus qu'un roman, un recueil de nouvelles unies par un lien très ténu. C'est ainsi qu'en 1919 Shenvood Anderson avait composé son Winesburg, Ohio, et, en 1927, Thornton Wilder, dans The Bridge of San Luis Rey, prend prétexte de l'écroulement d'un pont pour raconter l'histoire des différentes personnes qui y trouvèrent la mort. Cette technique très souple offre aux jeunes auteurs qui ne sont pas encore bien s˚rs de leur métier, ou aux autodidactes qui ne le seront jamais, le moyen d'éviter les écueils que présente la composition d'un roman touffu.
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Il n a pas de monotonie dans les récits de The Pastures of Heaven. Les uns nous montrent un Steinbeck friand d'horreur et de morbidité, comme l'histoire du petit monstre Tularecito ou celle de Helen Van Deventer et de sa fille folle. D'autres annoncent l'humoriste de Tortilla Flat Ainsi, la mésaventure de Shark Wicks, forcé d'avouer que sa fortune est imaginaire lorsqu'il est condamné à payer une amende pour avoir voulu tuer Jimmy Munroe coupable d'avoir embrassé sa fille. Le thème de la solitude revient souvent, mêlé à la sensualité de la terre, à la poésie des fleurs et des arbres.
C'est avec To a God Unknown (1933) que Steinbeck se révèle le plus profondément poétique. Le titre est emprunté à un poème des Védas o˘, à
chaque strophe, revient le vers: quel est-il celui auquel il faut offrir nos sacrifices? Pour Steinbeck, ce dieu inconnu et puissant est le grand Pan. To a God Unknown est un hymne délirant à la nature. Joseph Wayne a quitté sa ferme du Vermont pour s'installer dans la campagne californienne.
Son mysticisme paien le pousse à adorer la terre avec une sensualité que D.H. Lawrence e˚t comprise. Comme l'héroÔne de The Triendly Tree (premier roman du jeune poète anglais Cecil Day Lewis) il va confier aux arbres ses soucis et ses espoirs. Il leur offre son fils en hommage, au grand scandale de son frère puritain et, quand de longs mois de sécheresse ont calciné la terre, il s'ouvre les veines audessus d'une source tarie, livrant son corps en holocauste à cette campagne trop aimée sur laquelle un orage s'abat tandis que ses dernières forces s'éteignent.
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L'importance de ce roman (dont Giono, sans doute, aimerait bien des pages), malgré l'exaltation trop constamment tendue qui risque d'incommoder le lecteur, et peut-être de le faire soutire, est d'avoir libéré son auteur d'une sorte de romantisme druidique qui, jusqu'alors, alourdissait sa pensée et son style et tenait la bride à un humour dont la qualité fera le succès du roman suivant, Tortilla Flat (1935).
Les personnages de cette histoire gaillarde sont des " paisanos ". John Steinbeck définit le " paisano " de la façon suivante: " Un mélange dEspagnol, dIndien, de Mexicain et de sangs caucasiens variés. Ses ancêtres habitent la Californie depuis un siècle ou deux. Il parle anglais avec un accent paisano et espagnol avec un accent paisano. quand on s'enquiert de sa race, il soutient avec indignation qu'il est de pur sang espagnol, et il relève ses manches pour vous montrer qu'au creux du bras, sa peau est presque blanche. Sa couleur, comparable à celle d'une pipe d'écume bien culottée, il l'attribue aux coups de soleil. C'est un paisano, et il habite dans ce quartier, sur les hauteurs de Monterey, qu'on appelle Tortilla Flat, bien qu'il ne soit pas plat du tout. "
Monterey est un petit port à quelques kilomètres au nord de Carmel. La douceur du climat en explique, en partie, le laisser-aller débridé o˘
Steinbeck n'a eu qu'à puiser pour nourrir sa verve comique et son humeur grivoise. En réalité, plus qu'un roman, Tortilla Flat est une série de contes fortement épicés, une sorte de geste burlesque o˘ des paisanos, Danny, Pilon, Jesus Maria, Big Joe, et
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le Pirate accompagné de ses chiens vivent de l'air du temps, chapardent, s'enivrent et font l'amour avec un dédain complet de la morale la plus élémentaire. Ils se sont fait un Dieu à leur usage et qu'ils invoquent à
chaque instant. Le monde des miracles est pour eux une réalité, et ils sont toujours prêts à prier Notre-Dame ainsi que le faisait Villon. Les exploits de ces mauvais garçons, fort drôles en euxmêmes, ne vont pas sans une certaine monotonie, et l'apothéose finale, glorifiant la mort de Danny, frise l'absurde par son invraisemblance, mais Tortilla Flat n'en est pas moins d'Une lecture fort réjouissante et très révélatrice de ce qu'on pourrait appeler la philosophie sociale de Steinbeck. Pour lui, Danny et ses amis, loin d'être des fainéants ivrognes et libidineux, sont de joyeux drilles sans malice qu'on doit aimer pourvu qu'on les comprenne. Cette attitude ressort clairement de l avant-propos que Steinbeck écrivit pour la réédition de son roman dans la collection populaire de la Modem Library (193 7). " J'ai écrit ces histoires, dit-il, parce que ce sont des histoires vraies et parce que je les aimais. Mais la racaille littéraire a considéré mes personnages avec la basse sottise de duchesses qui s'amusent des paysans et les plaignent. Ces histoires sont publiées, je ne puis les reprendre, mais je ne soumettrai plus jamais au contact dégradant des gens décents, ces braves êtres faits de rires et de bonté, d'érotisme honnête et de regards francs, de courtoisie bien supérieure à toutes les politesses.
Si je leur ai causé du tort en racontant quelques-unes de leurs frasques, je le regrette. Cela ne m'arrivera plus. Adios, Monte 1 "
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Jusqu'à présent il a tenu parole. Il semble même avoir abandonné toute idée de comique. Dorénavant, son oeuvre sera sérieuse, à l'exception d'une plaquette sans importance, publiée hors commerce à 199 exemplaires, en 1936, Saint Katy the Virgin *. Ce conte, avec son humour sacrilège, rappelle certains contes de Boccace ou les anecdotes de Rabelais o˘ les moines sont pris à partie. Frère Paul et Frère Colin, au cours d'une quête, ont reçu d'un méchant homme une truie féroce que personne n'a jamais pu dompter. Ils parviennent à la convertir, et l'animal achève son existence en odeur de sainteté après avoir racheté ses fautes par des visites aux malades et des prières pour les pécheurs. L'incongruité de ce dénouement, que les imaginations les Plus désordonnées se refusent à admettre, enlève toute valeur à ce récit dont les premières pages permettaient d'espérer une fantaisie ingénument badine dans le go˚t des vieux fabliaux.
La même année, 1936, parut In Dubious Battle o˘ Steinbeck, sacrifiant à la mode du jour, présente un épisode tragique de la lutte entre patrons et ouvriers. Le titre est emprunté au Paradise Lost de Milton: " Le combat incertain dans les plaines du Ciel contre le trône du Tout-Puissant. " Le champ de bataille est ici les vergers de Californie à l'époque de la cueillette des pommes. Profitant d'une réduction de salaire, le parti communiste envoie un agitateur, McLeod, pour fomenter une grève. Au cours des 350 pages, nous assistons aux intrigues de Mac, ley. * Ce conte figure aujourd'f ui dans le recueil The Long Val-19
aux hésitations des journaliers, à l'opposition des éléments conservateurs du pays et, finalement, à l'échec de la rébellion. Si les sympathies de l'auteur ne sont pas douteuses, il faut lui rendre cette justice que jamais il ne tombe dans le fanatisme primaire et la propagande grandiloquente, vices inhérents à la littérature de combat. Il reste avant tout romancier, comme Zola dans Germinal. Il n'atteint jamais, du reste, à la grandeur du maître de Médan, mais il brosse quelques tableaux vigoureux de rencontres sanglantes entre grévistes et renards, d'incendies de propriétés privées et autres violences habituelles aux convulsions sociales. Exact dans la psychologie du groupe, il devient extrêmement faible quand il s'agit des individus. Steinbeck n'a pas évité le danger de faire de son apôtre communiste un génie omniscient qui va jusqu'à accoucher une femme comme le plus expert des gynécologues tout en admettant que, jusqu'alors, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire pour mettre un enfant au monde. Mais une sorte de Saint-Esprit " rouge " opère sans cesse en lui et il en communique la flamme à un disciple aimé, Jim Nolan, au zèle trop comique pour être irritant. (Blessé à l'épaule, lorsque Mac lui explique que, afin de raviver l'ardeur des grévistes, il leur faudrait la vue du sang, Jim offre aussitôt d'arracher son bandage afin de leur montrer l'hémorragie qui en résultera.) In Dubious Battle déplut aux communistes, certaines pages étant, paraît-il, incompatibles avec la pure orthodoxie.
Les esprits conservateurs n'aimèrent point le livre davantage car ils trouvèrent que l'héroÔsme se trouvait trop
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constamment du mauvais côté. C'était l'éternelle histoire du Meunier, son Fils et l¬ne: Steinbeck écouta La Fontaine. Il laissa les deux camps se calmer, et l'harmonie se rétablit, l'année suivante, quand parut l'admirable Of Mice and Men.
La perfection de ce roman très bref vient sans doute du fait qu'au cours des années précédentes, John Steinbeck avait conjuré ses démons. Son romantisme débridé avait imprégné Cup of Gold-, son panthéisme s'était tari dans To a God Unknown; son humour avait explosé dans Tortilla Flat, et sa mystique libertaire lui avait dicté In Dubious Battle. De ces quatre produits, soigneusement décantés, ne restait que la quintessence d O˘
naquit Of Mice and Men. Le titre est emprunté à un poème de Robert Burns
* : " The best laid schernes o'rnice an'men gang aft a-gley ", " les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas ".
Ainsi George et Lennie n'auront jamais la petite fenne dont ils avaient pourtant si bien imaginé tous les détails. On ne sait ce qu'il convient de louer davantage dans ce petit chef-d'oeuvre d'intense sobriété. Tout y est à sa place et il n a pas un mot de trop. La rudesse indispensable n prend jamais l'allure de basse vulgarité; le réalisme des personnages est voilé
par la poésie du rêve, la sentimentalité s'arrête juste au moment o˘ l'on pourrait craindre qu'elle ne devint de la sensiblerie, et la couleur locale, très pittoresque, sait éviter les tons criards de la carte postale
* To a mouse, on turning her up in her nest with the plough, November 1785.
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en couleurs. quant au récit, il est mené avec une rapidité qui tient plus de l'art dramatique que du roman. Aussi Steinbeck a-t-il pu transporter son drame sur la scène sans en rien modifier et la nouvelle oeuvre, sous les lumières si dangereuses de la rampe, a gardé toute sa vérité et toute son émotion.
Of Mice and Men plaça définitivement Steinbeck au premier rang des écrivains de sa génération. The Red Pony, publié, quelques mois plus tard, en édition de luxe limitée à 699 exemplaires autographiés, ne fit que raffermir la position de son auteur. C'est un récit en forme de triptyque dont les volets avaient déjà paru dans la North American Review et Harper's Magazine. La première nouvelle, The Gift, raconte l'amour du petit Jody pour le poney dont son père lui a fait cadeau, la maladie de l'animal et sa mort après une trachéotomie pratiquée par Billy Burk, le cow-boy en qui Jody a mis toute sa confiance. Moins physiologiquement réaliste The Great Mountains évoque le pays mystérieux d'o˘ arrive un " paisano ", qui, un beau jour, disparaît avec un vieux cheval que le père de Jody ne pouvait se décider à vendre. Avec The Promise, nous retrouvons un naturalisme brutal, depuis la description de l'accouplement de Nelly, la belle jument, avec l'étalon auquel Jody l'a conduite, jusqu'à la mort de l'animal, à la naissance du poulain. Comme d'habitude, le décor de ces trois nouvelles est un ranch californien dans la région de Salinas.
L'oeuvre de Steinbeck est avant tout loeuvre d'un romantique et d'Un poète à sensibilité aiguÎ mais tenue correctement en laisse ainsi qu'il sied à
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Anglo-Saxon de notre siècle. Sa poésie n'éclate pas, comme celle de Faulkner, en formules magiques, en cascades d'images rutilantes et farouches. Elle est d'une nature plus franche, plus délicate et plus intime aussi, et beaucoup plus loyale. Steinbeck joue toujours franc-jeu et se montre sans voiles. De sa sensibilité refoulée naît le désir d'évasion qui, sous des formes diverses, agite tous ses personnages. C'est l'esprit d'aventure qui met Henry Morgan à la tête des frères de la côte, qui suggère à Joseph Wayne de quitter le Vermont paisible et s˚r pour la Californie incertaine, qui stimule le zèle de Mac, qui fait errer George et Lennie sur les grandroutes. ¿ la base de cette inquiétude il y a le rêve.
Pour Henry Morgan, c'est la Santa Roja, pour Joseph Wayne, la communion avec la terre, pour Danny et ses amis, les fantaisies miraculeuses qui embellissent leurs existences sordides, pour Mac, la république des travailleurs, pour George et pour Lennie la petite ferme et les lapins soyeux. Et la fin de ces rêves est toujours une désillusion. La Santa Roia ne diffère pas des autres femmes, la terre aimée de Joseph Wayne se dessèche et lui boit le sang, le paradis communiste de Mac recule à
l'arrivée de la police, et Lennie meurt, les yeux ravis par la vision de ses lapins. Le petit Jody lui-même, si jeune pourtant, comprend, après la mort du poney rouge et de Nelly, que Billy Burck, malgré toute son autorité, n'a pas le don de conjurer le mal. De là l'impression de profonde solitude qui plane sur tous les héros de Steinbeck. " Les types comme nous, y a pas plus seul au monde ", dit George à Lennie. Jouets de leurs rêves et déçus par eux, ils s'en vont,
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telles ces épaves qui partent à la dérive après qu'a disparu ce qui était leur raison d'être et leur support. Le monde de Steinbeck est un monde cruel qui justifie un pessimisme né d'une sensibilité trop aisément froissée et qui, aux moments de révolte, frôle parfois la morbidité. Il aime peindre les déshérités, les monstres et les fous, il affectionne les scènes d'horreur et de brutalité, mais, à la différence de Hemingway, il ne se permet pas de violences gratuites et ses héros n'ont rien du matamore.
On ne trouve pas non plus chez lui le macabre burlescosensuel de Caldwell.
En revanche, il sait envelopper ses pages les plus atroces dans une atmosphère de conte fantastique o˘ l'on peut déceler la trace de ses attaches irlandaises. Jamais il ne manque de laisser entrevoir, à travers un idéalisme vivace, encore qu'éternellement blessé, une tendresse de bon Samaritain envers ses compagnons de misère et de rêve dans cette vallée de larmes. Et cette sympathie constante n'est pas le moindre agrément d'ouvrages qui, par leurs autres qualités, d'un ordre moins subjectif, méritent qu On les signale, sans plus tarder, à l'attention des lecteurs étrangers.
Maurice-Edgar Coindreau. Ptinceton University, 1939.
¿ quelques milles au sud de Soledad, la Salinas descend tout contre le flanc de la colline et coule, profonde et ver-te. L'eau est tiède aussi, car, avant d'aller dormir en un bassin étroit, elle a glissé, miroitante au soleil, sur les sables jaunes. D'un côté de la rivière, les versants dorés de la colline montent en s'incurvant jusqu'aux masses rocheuses des monts Gabilan, mais, du côté de la vallée, l'eau est bordée d'arbres: des saules, d'un vert jeune quand an-ive le printemps, et dont les feuilles inférieures retiennent à leurs intersections les débris déposés par les crues de l'hiver; des sycomores aussi, dont le feuillage et les bi-anches marbrées s'allongent et forment vo˚te au-dessus de l'eau dormante. Sur la rive sablonneuse, les feuilles forment, sous les arbres, un tapis épais et si sec que la fuite d'un lézard y éveille un long crépitement. Le soir, les lapins, quittant les fourrés,
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viennent s'asseoir sur le sable, et les endroits humides portent les traces nocturnes des ratons laveurs, les grosses pattes des chiens des ranches, et les sabots fourchus des cerfs qui viennent boire dans l'obscurité.
Il y a un sentier à travers les saules et parmi les sycomores, un sentier battu par les enfants qui descendent des ranches pour se baigner dans l'eau profonde, battu par les vagabonds qui, le soir, descendent de la grandroute, fatigués, pour camper sur le bord de l'eau. Devant la branche horizontale et basse d'un sycomore géant, un tas de cendre atteste les nombreux feux de bivouac; et la branche est usée et polie par tous les hommes qui s'y sont assis.
Au soir d'un jour très chaud, une brise légère commençait à frémir dans les feuilles. L'ombre montait vers le haut des collines. Sur les rives sablonneuses, les lapins s'étaient assis, immobiles, comme de petites pierres grises, sculptées. Et puis, du côté de la grand-route, un bruit de pas se fit entendre, parmi les feuilles sèches des sycomores. Furtivement, les lapins s'enfuirent vers leur gîte. Un héron guindé s'éleva lourdement et survola la rivière de son vol pesant. Toute vie cessa pendant un instant, puis deux hommes débouchèrent du sentier et s'avancèrent dans la clairière, au bord de l'eau verte.
Ils avaient descendu le sentier à la file indienne, et, même en terrain découvert, ils restaient l'un derrière l'autre. Ils étaient vêtus tous les deux de pantalons et de vestes en serge de coton bleue à boutons de cuivre.
Tous deux étaient coiffés de
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chapeaux noirs informes, et tous deux portaient sur l'épaule un rouleau serré de couvertures. L'homme qui marchait en tête était petit et vif, brun de visage, avec des yeux inquiets et perçants, des traits marqués. Tout en lui était défini: des mains petites et fortes, des bras minces, un nez fin et osseux. Il était suivi par son contraire, un homme énorme, à visage informe, avec de grands yeux p‚les et de larges épaules tombantes. Il marchait lourdement, en traînant un peu les pieds comme un ours traîne les pattes. Ses bras, sans osciller, Pendaient ballants à ses côtés.
Le premier homme s'arrêta net dans la clairière, et son compagnon manqua de lui tomber dessus. Il enleva son chapeau et en essuya le cuir avec l'index qu'il fit claquer pour en faire égoutter la sueur. Son camarade laissa tomber ses couvertures et, se jetant à plat ventre, se mit à boire à la surface de l'eau verte. Il buvait à grands coups, en ren‚clant dans l'eau comme un cheval. Le petit homme s'approcha de lui nerveusement.
- Lennie, dit-il sèchement, Lennie, nom de Dieu, ne bois pas tant que ça.
Lennie continuait à ren‚cler dans l'eau dormante. Le petit homme se pencha et le secoua par l'épaule.
- Lennie, tu vas te rendre malade comme la nuit dernière.
Lennie plongea toute la tête sous l'eau, y compris le chapeau, puis il s'assit sur la rive, et son chapeau s'égoutta sur sa veste bleue et lui dégoulina dans le dos.
- C'est bon, dit-il. Bois-en un peu, George. Bois-en une bonne lampée.
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Il souriait d'un air heureux.
George détacha son ballot et le posa doucement par terre.
- J'suis point s˚r que cette eau soit bonne, dit-il. Elle m'a l'air d'avoir de l'écume.
Lennie trempa sa grosse patte dans l'eau et, agitant les doigts, la fit légèrement éclabousser. Des cercles s'élargirent jusque sur l'autre rive et revinrent vers leur point de départ. Lennie les observait.
- Regarde, George, regarde ce que j'ai fait. George s'agenouilla sur le bord de l'eau et but dans sa main, à petits coups rapides.
- Au go˚t, elle a l'air bonne, admit-il. Pourtant, elle n'a pas l'air courante. Tu devrais jamais boire d'eau qu'est pas courante, Lennie, dit-il d'un ton découragé. Tu boirais dans un égout si t'avais soif.
Il se jeta de l'eau à la figure, et se débarbouilla, avec la main, sous le menton et autour de la nuque. Puis il remit son chapeau, s'éloigna un peu du bord de l'eau, releva les genoux qu'il entoura de ses deux bras. Lennie, qui l'avait observé, imita George en tous points. Il se recula, remonta les genoux, les prit dans ses mains et regarda George pour voir s'il avait bien tout fait comme il fallait. Il rabattit un peu plus son chapeau sur ses yeux, afin qu'il f˚t exactement comme le chapeau de George.
George, mélancoliquement, regardait l'eau. Le soleil lui avait rougi le bord des yeux. Il dit, furieux:
- Nous aurions pu tout aussi bien rouler
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jusqu'au ranch, si ce salaud de conducteur avait su ce qu'il disait. " Vous avez plus qu'un petit bout de chemin à faire sur la grand-route, qu'il disait, plus qu'un petit bout de chemin. " Bon Dieu, près de quatre milles, c'est ça qu'il y avait. Seulement, la vérité, c'est qu'il nvoulait pas s'arrêter à la grille du ranch. Bien trop feignant pour ça. J'me demande s'il n'croit pas au-dessous de lui de s'arrêter à Soledad. Il nous fout dehors, et puis il dit: Plus qu'un petit bout de chemin sur la grandroute!
J'parie qu'il y avait plus de quatre milles. Il fait bougrement chaud.
Lennie le regardait timidement.
- George?
- Oui, qué que tu veux?
- O˘ c'est-il qu'on va, George?
D'une secousse le petit homme rabattit le bord de son chapeau et jeta sur Lennie un regard menaçant.
- Alors, t'as déjà oublié ça, hein? Il va falloir encore que je te le redise? Nom de Dieu, ce que tu peux être con tout de même!
- J'ai oublié, dit Lennie doucement. J'ai essayé d'pas oublier. Vrai de vrai, j'ai essayé, George.
- C'est bon, c'est bon. Jvais te l'redire: J'ai rien à faire. Autant passer mon temps à te dire les choses, et puis tu les oublies, et puis faut que je te les redise.
- J'ai essayé et essayé, dit Lennie, seulement ça a servi de rien. J'me rappelle les lapins, George.
- Fous-moi la paix avec tes lapins. Y a que ça que tu peux te rappeler, les lapins. Allons! Maintenant, écoute, et, cette fois, t‚che de te rappeler
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pour qu'on ait pas des embêtements. Tu te rappelles quand t'étais assis sur le bord du trottoir, dans Howard Street, et que tu regardais ce tableau noir?
Un sourire ravi éclaira le visage de Lennie.
- Pour s˚r, George, que j'me rappelle ça... mais... qu'est-ce qu'on a fait après? J'me rappelle qu'il y a des femmes qu'ont passé et que t'as dit...
t'as dit...
- T'occupe pas de ce que j'ai dit. Tu te rappelles que nous sommes allés chez Murray and Ready , et qu'on nous y a donné des cartes de travail et des billets d'autobus?
- Oui, bien s˚r, George, je m'rappelle ça, maintenant.
Ses mains disparurent brusquement dans les poches de côté de sa veste.
Il dit doucement:
- George... J'ai pas la mienne. J'dois l'avoir perdue.
Désespéré, il regardait par terre.
- Tu l'as jamais eue, bougre de couillon. Je les ai toutes les deux ici. Tu te figures que j'te laisserais porter ta carte de travail?
Lennie fit une grimace de soulagement.
- Je... je croyais que j'l'avais mise dans ma poche.
Sa main disparut de nouveau dans sa poche. George lui jeta un regard aigu.
- qu'est-ce que tu viens de tirer de cette poche?
- Y a rien dans ma poche, dit Lennie, avec astuce.
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- Je l'sais bien. Tu l'as dans ta main. qu'est-ce que t'as dans la main, que tu caches?
- J'ai rien, George. Bien vrai.
- Allons, donne-moi ça.
Lennie tenait sa main fennée aussi loin que possible de George.
- C'est rien qu'une souris, George.
- Une souris? Une souris vivante?
- Euh... Rien qu'une souris morte, George. Jl'ai pas tuée. Vrai! J'l'ai trouvée. J'l'ai trouvée morte.
- Donne-la-moi! dit George.
- Oh! laisse-la-moi, George.
- Donne-la-moil
La main fermée de Lennie obéit lentement. George prit la souris et la lança de l'autre côté de la rivière, dans les broussailles.
- qu'est-ce que tu peux bien faire d'une souris morte ?
- J'pouvais la caresser avec mon pouce pendant qu'on marchait, dit Lennie.
- Ben, tu te dispenseras de caresser des souris quand tu marches avec moi.
Tu te rappelles o˘ on va maintenant?
Lennie eut l'air étonné, puis confus; il se cacha la figure sur les genoux.
- J'ai encore oublié.
- Nom de Dieu! dit George avec résignation. Eh bien, écoute, nous allons travailler dans un ranch comme celui d'o˘ nous venons, dans le Nord.
- Dans le Nord?
- AWeed
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Oh! oui. Je m'rappelle. ¿ Weed.
Ce ranch o˘ nous allons est là, tout près, à environ un quart de mille. On va entrer voir le patron. Maintenant, écoute... Je lui donnerai nos cartes de travail, mais tu ne diras pas un mot. Tu resteras là sans rien dire.
S'il s'aperçoit combien que t'es idiot, il nous embauchera pas, mais s'il te voit travailler avant de t'entendre parler, ça ira. T'as compris?
- Pour s˚r, George, pour s˚r, que j'ai compris.
- C'est bon. Alors, quand on ira trouver le patron, qu'est-ce que tu feras?
- Je... je... - Lennie réfléchissait. Son visage se tendait sous l'effort de la pensée. - Je... j'dirai rien. J'resterai là, comme ça.
- Bravo. C'est très bien. Répète ça deux ou trois fois pour être s˚r de pas l'oublier.
Lennie murmura en lui-même doucement:
- J'dirai rien... J'dirai rien... J'dirai rien.
i
- Bon, dit George. Et puis, tu t‚cheras aussi 1 d'pas faire des vilaines choses comme t'as fait à 1 Weed.
Lennie avait l'air étonné:
- Comme j'ai fait à Weed?
- Oh! t'as donc oublié ça aussi, hein? Ben, j'te le rappellerai pas, de peur que tu le fasses encore. Une lueur d'intelligence apparut sur le visage de Lennie.
- On nous a chassés de Weed, dit-il dans une explosion de triomphe.
- On nous a chassés, j't'en fous, dit George avec dégo˚t. C'est nous qui nous sommes sauvés. On nous a cherchés, mais on ne nous a pas trouvés.
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Lennie ricana joyeusement.
- «a, j'l'ai pas oublié, j't'assure.
George s'allongea sur le sable et mit ses mains sous sa tête, et Lennie l'imita, levant la tête pour voir s'il faisait bien les choses comme il fallait.
- Bon Dieu, tu peux dire que t'es dérangeant, dit George. Si j't'avais pas à mes trousses, j'pourrais me débrouiller si bien, et si facilement.
J'pourrais avoir une vie si facile, et avoir une femme, peut-être bien.
Lennie resta un moment étendu, tranquille; puis, il dit, plein d'espoir:
- On va travailler dans un ranch, George.
- Très bien. T'as compris ça. Mais nous allons dormir ici, parce que j'ai mes raisons.
Le jour tombait vite maintenant. Seul, le sommet des monts Gabilan flambait encore aux rayons du soleil qui avait quitté la vallée. Un serpent ondula dans l'eau, la tête dressée comme un petit périscope. Les roseaux s'agitaient faiblement au fil du courant. Au loin, vers la grandroute, un homme cria quelque chose, et un autre homme lui répondit. Les branches des sycomores frémirent sous une brise légère qui s'éteignit immédiatement.
- George, pourquoi qu'on nva pas au ranch pour chercher à souper? On donne à souper dans le ranch.
George roula sur le côté.
- Pas la moindre raison pour toi. Moi je m'plais ici. Demain, on ira travailler. J'ai vu des machines à battre en venant. Ce qui prouve qu'il faudra charrier des sacs de grains, se faire péter 35
les boyaux. Cette nuit, jvais rester ici même, couché sur le dos. J'aime ça.
Lennie se mit à genoux et regarda George.
- Alors, on nva pas manger?
- Si, bien s˚r, si tu vas m'chercher du bois mort. J'ai trois boîtes de haricots dans mon ballot. Prépare le feu. J'te donnerai une allumette quand t'auras amassé le bois. Ensuite, on fera cuire les haricots et on dînera.
Lennie dit:
- Les haricots, j'les aime avec du coulis de tomates.
- Oui, ben on n'en a pas de coulis de tomates. Va chercher du bois. Et puis, ne va pas vadrouiller. Il va faire noir dans pas longtemps.
Lennie se remit debout lourdement et disparut dans les fourrés. George resta étendu o˘ il était et sifflota doucement en lui-même. Dans la direction que Lennie avait prise des bruits d'éclaboussement sortirent de la rivière. George s'arrêta de siffler et écouta.
- Pauvre bougre, dit-il doucement, et il se remit à siffler.
Bientôt Lennie revint à travers les broussailles. Il ne portait qu'un petit morceau de saule dans la main. George se mit sur son séant.
- «a va, dit-il brusquement, donne-moi cette souris!
Lennie se livra à une pantomime d'innocence compliquée.
- quelle souris, George? fai pas d'souris. George tendit la main.
- Allons, donne-la-moi. Faut pas me la faire.
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Lennie hésita, recula, jeta un regard éperdu vers la ligne des fourrés, comme s'il songeait à recouvrer sa liberté en s'enfuyant. George lui dit froidement :
- Tu vas me donner cette souris, ou bien c'est-il que tu veux mon poing sur la gueule?
- Te donner quoi, George?
- Tu le sais foutre bien. Je veux cette souris. ¿ contrecoeur, Lennie chercha dans sa poche. Sa voix chevrota légèrement.
- J'sais pas pourquoi j'peux pas la garder. Elle West à personne, cette souris. J'l'ai pas volée. J'l'ai trouvée morte sur le bord de la route.
La main de George restait impérieusement tendue. Lentement, comme un terTier qui ne veut pas rapporter la balle à son maître, Lennie s'approcha, recula, s'approcha encore. George fit claquer sèchement ses doigts, et à ce bruit, Lennie lui mit la souris dans la main.
- J'faisais rien de mal avec elle, George. J'faisais rien que la caresser.
George se leva et jeta la souris aussi loin qu'il put dans l'ombre des fourrés, puis il s'approcha de l'eau et se lava les mains.
- Bougre d'idiot. Tu pensais que jverrais pas que t'avais les pieds mouillés, là o˘ que t'as traversé la rivière pour aller la chercher?
Il entendit Lennie pleurnicher et il se retourna vivement.
- Vlà que tu brailles comme un bébé! Nom de Dieu! Un grand gars comme toi!
La lèvre de Lennie tremblotait, et il avait les yeux pleins de larmes.
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- Oh! Lennie!
George posa la main sur l'épaule de Lennie.
- Je l'ai pas prise pour être méchant. Cette souris est pas fraîche, Lennie, et en plus, tu l'as toute abîmée à force de la caresser. T'as qu'à
trouver une autre souris, une fraîche, et j'te permettrai de la garder un petit peu.
Lennie s'assit par terre et baissa la tête tristement.
- J'sais pas o˘ il y en a, des souris. J'me rappelle une dame qui m'en donnait... toutes celles qu'elle attrapait. Mais cette darne n'est pas là.
George se moqua.
- Une dame, hein? Tu te rappelles même pas qui c'était, cette dame. C'était ta propre tante Clara. Et elle a cessé de te les donner. Tu les tuais toujours.
Lennie le regarda tristement.
- Elles étaient si petites, dit-il pour s'excuser. Jles caressais, et puis bientôt, elles me mordaient les doigts, alors, je leur pressais un peu la tête, et puis elles étaient mortes... parce qu'elles étaient si petites.
George, jvoudrais bien qu'on les ait bientôt, les lapins. Ils n'sont pas si petits.
- Fous-moi la paix avec tes lapins. On npeut même pas te confier des souris vivantes. Ta tante Clara t'a donné une souris en caoutchouc, mais t'en a jamais fait de cas.
- Elle était pas agréable à caresser, dit Lennie. Les feux du crépuscule s'élevaient au-dessus du sommet des montagnes, et l'obscurité tombait dans la vallée. Sous les saules et les sycomores, les ténèbres étaient presque complètes. Une grosse
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carpe monta à la surface de l'eau, prit une gorgée d'air, puis se renfonça mystérieusement dans l'eau noire, laissant des cercles s'élargir sur l'eau.
Au-dessus d'eux, les feuilles recommencèrent à frémir, et des houppettes de graines de saules s'envolèrent et allèrent se poser à la surface de l'eau.
- Et ce bois, tu vas aller le chercher? demanda George. Y en a toute une pile derrière ce sycomore. Des débris d'inondation. Va le chercher.
Lennie passa derrière l'arbre et rapporta une brassée de rameaux et de feuilles mortes. Il les jeta en tas sur le monceau de vieilles cendres et il retourna en chercher davantage. La nuit était presque venue. Des ailes de tourterelle sifflèrent au-dessus de l'eau. George s'approcha du tas de bois et alluma les feuilles sèches. La flamme crépita parmi les brindilles et s'étendit. George défit son ballot et en sortit trois boîtes de haricots en conserve. Il les mit debout autour du feu, tout près de la braise, mais sans toutefois, qu'elles touchassent la flamme.
- Y a des haricots pour quatre hommes làdedans, dit George.
De l'autre côté du feu, Lennie l'observait. Il dit patiemment.
- Moi j'les aime avec du coulis de tomates.
- Eh bien, on n'en a pas, dit George avec colère. T'as toujours envie de ce qu'on n'a pas. Bon Dieu, si j'étais seul, ce que la vie serait facile!
J'pourrais me trouver un emploi et travailler. J'aurais pas d'embêtements.
Pas la moindre diffi-
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culté, et, à la fin du mois, j'pourrais prendre mes cinquante dollars, et m'en aller faire ce que je voudrais en ville. Même, que j'pourrais passer toute la nuit au claque. J'pourrais manger o˘ je voudrais, à l'hôtel ou ailleurs, et commander tout ce qui me viendrait à l'idée. Et je pourrais faire ça tous les mois. M'acheter un gallon de whiskey, ou ben aller dans un café jouer aux cartes ou faire un billard.
Lennie s'agenouilla et, par-dessus le feu, observa la colère de George. Et la terreur lui crispait le visage.
- Et qu'est-ce que j'ai? continua George furieusement. J'ai toi! Tu n'peux pas garder un métier, et tu me fais perdre toutes les places que je trouve.
Tu passes ton temps à me faire balader d'un bout du pays à l'autre. Et c'est pas encore ça le pire. Tu t'attires des histoires. Tu fais des conneries, et puis il faut que je te tire d'affaire. Sa voix s'élevait, était presque un cri.
- Bougre de loufoque! Avec toi, j'sors pas du pétrin.
Il se mit alors à parler comme font les petites filles quand elles s'imitent les unes les autres.
- J'voulais rien que lui toucher sa robe à cette fille... j'voulais rien que la caresser comme si c'était une souris... Comment foutre voulais-tu qu'elle sache que tu voulais rien que lui toucher sa robe? Elle fait un bond en arrière, et tu te cramponnes à elle comme si c'était une souris.
Elle gueule, et puis il faut que nous restions cachés toute la journée dans un fossé d'irrigation avec un tas de types à nos trousses. Et puis après, il a fallu
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se faufiler dans le noir et quitter le pays. Et tout le temps quelque chose comme ça... tout le temps. Si seulement j'pouvais te foutre dans une cage avec un million de souris et te laisser t'amuser à ton aise.
Sa colère tomba brusquement. Par-dessus le feu, il regarda la figure angoissée de Lennie, puis, honteux, il baissa les yeux vers les flammes.
Il faisait assez noir maintenant, mais le feu éclairait les troncs des arbres et les branches qui formaient vo˚te au-dessus d'eux. Lennie rampa lentement et prudemment autour du feu jusqu'à ce qu'il f˚t tout près de George. Il s'accroupit sur ses talons. George tourna les boîtes de conserve afin de présenter l'autre côté au feu. Il affectait de ne pas s'apercevoir que Lennie était si près de lui.
- George! très doucement.
Pas de réponse.
- George!
- qu'est-ce que tu veux?
- C'était pour rire, George. J'en veux pas de coulis de tomates.
J'mangerais pas d'coulis de tomates même si j'en avais ici, à côté de moi.
- Si y en avait ici, tu pourrais en avoir.
- Mais j'en mangerais pas, George. Je le laisserais tout pour toi. Tu pourrais en couvrir tous tes haricots. Moi, j'y toucherais point.
Toujours maussade, George regardait le feu.
- quand je pense ce que je pourrais rigoler si j't'avais pas avec moi, ça me rend fou. J'ai pas une minute de paix.
Lennie était toujours accroupi. Il regardait dans les ténèbres, par-delà la rivière.
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- George, tu veux que je m'en aille et que je te laisse seul?
- O˘ donc que tu pourrais aller?
- Oh! j'pourrais. J'pourrais m'en aller dans les collines, là-bas.
J'trouverais bien une caverne quelque part.
- Oui? Et comment qu'tu mangerais? T'es même pas assez malin pour te trouver à manger.
- J'trouverais des choses, George. J'ai pas
besoin d'choses fines avec du coulis de tomates. Je m'coucherais au soleil et personne ne m'ferait de mal. Et si j'trouvais une souris. J'pourrais la garder. Personne ne viendrait me la prendre.
George lui lança un regard rapide et curieux.
- J'ai été méchant, c'est ça?
- Si tu nveux plus de moi, je peux m'en aller dans les collines me chercher une caverne. J'peux m'en aller n'importe quand.
- Non... écoute! C'était de la blague, Lennie. Parce que j'veux que tu restes avec moi. L'embêtant, avec les souris, c'est que tu les tues toujours. Il s'arrêta.
- Jvais te dire ce que je ferai, Lennie. ¿ la première occasion, j'te donnerai un p'tit chien. «a, tu le tueras peut-être pas. «a vaudra mieux que les souris. Et tu pourras le caresser plus fort.
Lennie évita l'hameçon. Il avait senti qu'il avait l'avantage.
- Si tu m'veux plus, t'as qu'à le dire, et j'm'en irai dans les collines, là-bas... tout là-haut dans ces collines, et j'vivrai seul. Et on mvolera plus mes souris.
George dit:
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- Jveux que tu restes avec moi, Lennie. Nom de Dieu, on te prendrait pour un coyote et on te tuerait si t'étais seul. Non, faut rester avec moi. Ta tante Clara aimerait pas te savoir à courir tout seul comme ça, quand même qu'elle est morte. Lennie dit avec astuce:
- Raconte-moi... comme t'as fait d'autres fois.
- Te raconter quoi?
- Les lapins. George trancha.
- Faut pas essayer de me faire marcher. Lennie supplia:
- Allons, George, raconte-moi. Je t'en prie, George. Comme t'as fait d'autres fois.
- «a te plaît donc bien ? C'est bon, jvais te raconter, et puis après, on dînera.
La voix de George se fit plus grave. Il répétait ses mots sur un certain rythme, comme s'il avait déjà dit cela plusieurs fois.
- Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez-soi. Ils vont dans un ranch, ils y font un peu d'argent, et puis ils vont en ville et ils le dépensent tout... et pas plus tôt fini, les v'là à s'échiner dans un autre ranch. Ils ont pas de futur devant eux.
Lennie était ravi.
- C'est ça... c'est ça. Maintenant, raconte comrnent c'est pour nous.
George continua:
- Pour nous, c'est Pas comme ça. Nous, on a un futur. On a quelqu'un à qui parler, qui s'intéresse à nous. On a pas besoin de s'asseoir dans un 43
bar pour dépenser son pèze, parce qu'on n'a pas d'autre endroit o˘ aller.
Si les autres types vont en prison, ils peuvent bien y crever, tout le monde s'en fout. Mais pas nous.
Lennie intervint.
- Mais pas nous! Et pourquoi? Parce que... parce que moi, j ai toi pour t Occuper de moi, et toi, t'as moi pour m'occuper de toi, et c'est pour ça.
Il éclata d'un rire heureux.
- Continue maintenant, George!
- Tu l'sais par coeur. Tu peux le faire toimême.
- Non, toi. Y a toujours des choses que j'oublie. Dis-moi comment que ça sera.
- Ben voilà. Un jour, on réunira tout not' pèze, et on aura une petite maison et un ou deux hectares et une vache et des cochons et...
- On vivra comme des rentiers, hurla Lennie. Et on aura des lapins.
Continue, George, Dis-moi ce qu'on aura dans le jardin, et les lapins dans les cages, et la pluie en hiver, et le poêle, et la crème sur le lait qui sera si épaisse qu'on pourra à peine la couper. Raconte-moi tout ça, George.
- Pourquoi que tu le fais pas toi-même, tu le sais tout.
Non... raconte, toi. C'est pas la même chose si c'est moi qui le fais.
Continue... George. Comment je soignerai les lapins?
- Eh bien, dit George, on aura un grand potager, et un clapier à lapins, et des poulets. Et quand il pleuvra, l'hiver, on dira: l'travail, on s'en fout; et on allumera du feu dans le poêle, et on s'assoira autour, et on écoutera la pluie tomber sur le toit... Merde!
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Il sortit son couteau de poche.
- J'ai pas le temps de t'en dire plus.
Il enfonça son couteau dans le couvercle d'une des boîtes, l'ouvrit et passa la boîte à Lennie. Ensuite, il ouvrit la seconde. Il sortit deux cuillères de sa poche et en passa une à Lennie.
Assis près du feu, ils s'emplirent la bouche de haricots et m‚chèrent fortement. quelques haricots tombèrent de la bouche de Lennie. George fit un geste avec sa cuillère.
- qu'est-ce que tu diras demain quand le patron te posera des questions?
Lennie cessa de m‚cher et avala. Son visage était concentré.
- Je... J'lui dirai... J'lui dirai pas un mot.
- Bravo! Parfait, Lennie! Des fois, tu fais peut-être des progrès. quand on aura nos deux hectares, j'te laisserai soigner les lapins, pour s˚r.
Surtout si tu te rappelles aussi bien que ça.
Lennie s'étranglait d'orgueil.
- J'peux me rappeler, dit-il.
George, de nouveau, fît un geste avec sa cuillère.
- …coute, Lennie, jveux que tu regardes bien comment que c'est fait ici. Tu pourras bien te rappeler cet endroit, n'est-ce pas? Le ranch est à environ un quart de mille, dans cette direction. Y a qu'à suivre la rivière.
- Pour s˚r, dit Lennie, jpeux me rappeler ça. Est-ce que je m'suis pas rappelé qu'il fallait pas que j'dise un mot?
- Naturellement. Eh bien, écoute. Lennie... si tu t'attires encore quelque sale affaire, comme tu
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l'as déjà fait, tu viendras ici tout de suite et tu te cacheras dans les fourrés.
- Tu te cacheras dans les fourrés, dit Lennie lentement.
- Tu te cacheras dans les fourrés jusqu'à ce que je vienne te chercher. Tu pourras te rappeler ça?
- Oui, bien s˚r, George. Jme cacherai dans les fourrés jusqu'à ce que t'arrives.
- Seulement, faudra pas t'attirer d'histoire, parce que, dans ce cas, j'te laisserai pas soigner les lapins.
Il lança sa boîte vide dans les buissons.
- Non, j'm'attirerai pas d'histoire, George. J'dirai pas un mot.
- Très bien. Apporte ton ballot ici, près du feu. On sera bien ici pour dormir. Les yeux en l'air, et les feuilles. Ranime pas le feu. On va le laisser tomber.
Ils firent leur lit sur le sable, et, à mesure que les flammes baissaient, le cercle de lumière se rétrécissait. Les branches sinueuses disparurent, et il n'y eut plus qu'une lueur p‚le pour révéler o˘ se trouvaient les troncs des arbres. Lennie appela dans les ténèbres:
- George... tu dors?
- Non. qu'est-ce que tu veux?
- Faudra avoir des lapins de couleur différente, George.
- Oui, bien s˚r, dit George somnolent. On en aura des rouges, des verts et puis des bleus, Lennie. On en aura des millions.
- Avec des longs poils aussi, George, comme j'ai vu à la foire de Sacramento.
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- Oui, avec des longs poils.
- Parce que je pourrais aussi bien m'en aller, George, et aller vivre dans une caverne.
- Tu pourrais aussi bien aller te faire foutre, dit George. Ta gueule, maintenant.
La lueur rouge p‚lissait sur les braises. En haut, dans la colline audessus du cours d'eau, un coyote aboya, et un chien lui répondit de l'autre côté de la rivière. Les feuilles des sycomores murmurèrent au souffle léger de la nuit.
il
Le baraquement o˘ dormaient les hommes était long et rectangulaire.
¿ l'intérieur, les murs étaient blanchis à la chaux, et le plancher était de bois brut. De trois côtés il y avait des petites fenêtres carrées. Le quatrième côté était percé d'une porte massive avec un loquet de bois.
Contre les murs il y avait huit lits. Cinq d'entre eux étaient faits avec des couvertures, les trois autres montraient la toile à sac des matelas.
Audessus de chaque lit, des caisses à pommes étaient clouées, l'ouverture en avant, formant ainsi deux étagères pour que l'occupant du lit y p˚t mettre ses objets personnels. Et ces étagères étaient encombrées de petits articles: savons, poudre de talc, rasoirs, et ces magazines du Wild West que les hommes des ranches adorent lire, dont ils se moquent, mais que, secrètement, ils prennent au sérieux. Et il y avait des médicaments sur les étagères, des petites fioles, des peignes. quelques cravates pendaient à
des clous fichés sur les parois des caisses. Près d'un des murs, il y avait un poêle en fonte noir dont le tuyau entrait tout 51
droit dans le plafond. Au milieu de la chambre, une grande table carrée était couver-te de cartes à jouer, et, tout autour, il y avait des caisses pour que les joueurs pussent s'asseoir.
Il était environ dix heures du matin. ¿ travers une des fenêtres latérales, le soleil dardait un rayon lumineux chargé de poussière. Des mouches le traversaient comme des étoiles filantes.
Le loquet de bois se souleva. La porte s'ouvrit, et un grand vieillard vo˚té entra. Il était vêtu de coutil bleu, et il tenait un grand balai dans la main gauche. George entra derrière lui, et derri6re George, Lennie.
- Le patron vous attendait hier soir, dit le vieux. Il s'est foutu en rogne quand il a vu que vous étiez pas là ce matin.
Il tendit le bras droit et, de la manche, sortit un poignet rond comme un morceau de bois, mais sans main.
- Vous pourrez occuper ces deux lits, dit-il en montrant les deux lits près du poêle.
George s'approcha et jeta ses couvertures sur le sac de paille qui servait de matelas. Il regarda dans sa caisse-étagère et y prit une petite boîte en fer jaune.
- Hé, qu'est-ce que c'est que ça:)
- J'sais pas, dit le vieux.
- «a dit " Destruction radicale des poux, cafards et autres vermines ".
qu'est-ce que c'est que ces foutus lits que vous nous donnez là? Nous avons pas envie d'attraper des morpions.
Le vieil homme à tout faire changea son balai 52
de côté et le maintint entre son coude et sa hanche tout en avançant la main pour saisir la boîte. Il examina soigneusement l'étiquette.
- J'vas vous dire-, dit-il, finalement, le dernier type qu'a eu ce lit était forgeron... Un bon bougre, et on ne trouverait pas plus propre. Il se lavait les mains même après avoir mangé.
- Alors, comment que ça se fait qu'il avait des poux?
George sentait sa colère monter lentement. Lennie posa son ballot sur le lit voisin et s'assit. Il regardait George, la bouche ouverte.
- J'vas vous dire, dit le vieux, ce forgeron - il s'appelait Whitey -
c'était un de ces types qu'auraient mis par-tout de ce truc-là même s'il n'y avait pas eu de petites bêtes... rien que pour plus de s˚reté, vous comprenez? J'vas vous dire ce qu'il avait l'habitude de faire... ¿ table, il pelait ses pommes de terre bouillies, et il enlevait la plus petite tache. Et s'il y avait un point rouge sur un ceuf, il fallait qu'il le gratte. Finalement, il est parti à cause de la nourriture. V'là le genre de type que c'était... propre. Le dimanche, il s'habillait toujours, même s'il n'allait nulle part, il mettait même une cravate, et puis il restait assis dans la chambre.
- J'suis pas si s˚r, dit George sceptique. Pourquoi c'est-il qu'il est parti, vous avez dit?
Le vieux mit la boîte jaune dans sa poche et frotta du poing sa joue mal rasée, hérissée de poils blancs.
- Ben... il est parti... simplement, comme ça, comme on fait. Il a dit que c'était la nourTiture. Il
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avait envie de changer. Il a pas donné d'autre raison que la nourriture. Il a dit seulement, un soir -. " Donnez-moi ce qui m'est d˚ ", comme on fait toujours.
George souleva son matelas et regarda dessous. Il se pencha au-dessus et inspecta la toile, soigneusement. Sans plus tarder, Lennie se leva et fit la même chose à son lit. Finalement, George sembla satisfait. Il déroula son ballot, posa ses affaires sur l'étagère, son rasoir, un morceau de savon, son peigne, un flacon de pilules, son liniment et son bracelet de cuir. Ensuite, il fit soigneusement son lit avec ses couvertures. Le vieux dit:
- J'pense que l'patron va être ici dans une minute. S˚r qu'il était en rogne quand il nvous a pas vus ce matin. Il s'est amené tout droit là o˘
qu'on déjeunait, et il a dit: " O˘ qu'ils ont foutu le camp, les nouveaux?
" Et il a engueulé le palefrenier, en plus.
George effaça un pli sur son lit, et s'assit.
- Il a engueulé le palefrenier? demanda-t-il.
- Oui, j'vas vous dire, le palefrenier, c'est un nègre.
- Un nègre, hein?
- Oui. Et un brave type. Il a le dos de travers , là o˘ il a reçu un coup de pied de cheval. Le patron l'engueule quand il est en rogne. Mais le palefrenier s'en fout. Il lit tout le temps. Il a des livres dans sa chambre.
- quel genre de type c'est-il, le patron? demanda George.
- Oh! il est assez gentil. Il se fout en rogne, 54
des fois, mais il est assez gentil. Jvas vous dire... vous savez pas ce qu'il a fait à NoÎl? Ben, il a apporté un gallon de whiskey, ici même, et il a dit: " Buvez un bon coup, les gars, y a qu'un NoÎl par an. "
- Sans blague? Tout un gallon?
- Comme j'VOus le dis. Bon Dieu, ce qu'on a rigolé! On a laissé venir le nègre, ce soir-là. Y a un petit roulier, il s'appelle Smitty, il s'est mis après le nègre. Même qu'il s'en est assez bien tiré. Les gars n'lui ont pas laissé employer ses pieds, alors, c'est le nègre qui l'a eu. S'il avait pu se servir de ses pieds, Smitty a dit qu'il aurait tué le nègre. Les gars ont dit qu'à cause que le nègre avait le dos tordu, Smitty pourrait pas se servir de ses pieds. Il s'arrêta pour savourer le souvenir.
- Après ça, tous les types sont allés faire la noce à Soledad. Moi, j'y suis pas allé. J'ai plus le go˚t à ça.
Lennie achevait de faire son lit. Le loquet de bois se souleva de nouveau et la porte s'ouvrit. Un petit homme trapu se tenait sur le seuil. Il portait un pantalon de coutil bleu, une chemise de flanelle, un gilet noir déboutonné et un veston noir. Il tenait ses pouces dans sa ceinture, de chaque côté d'une boucle d'acier carrée. Il était coiffé d'un vieux feutre brun, et il portait des bottes à hauts talons avec des éperons, preuve qu'il n'était pas un journalier.
Le vieux lui jeta un regard rapide, et, traînant les pieds, se dirigea vers la porte en se frottant la barbe avec son poing.
- Ils viennent juste d'arriver, dit-il.
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Il passa près du patron et sortit.
Le patron s'avança dans la chambre à petits pas pressés, comme un homme aux jambes trop grasses.
- J'ai écrit à Murray and Ready qu'il me fallait deux hommes ce matin. Vous avez vos cartes de travail ?
George chercha dans sa poche, en sortit les bons et les donna au patron.
- C'est pas la faute de Murray and Ready. J'vois là, écrit sur cette carte, que vous étiez supposés être ici ce matin, à temps pour travailler. George regarda à ses pieds.
- Le conducteur de l'autobus nous a foutus dedans, dit-il. Il a fallu qu'on marche dix milles. Il a dit qu'on était rendus quand on l'était pas. On n'a pu trouver personne pour nous emmener, ce matin.
Le patron cligna les yeux.
- J'ai d˚ envoyer les chars à grains avec deux hommes de moins. «a ne servirait à rien de partir maintenant. Vous attendrez après déjeuner.
Il sortit son carnet d'embauchage de sa poche et l'ouvrit là o˘ un crayon séparait les feuilles. Intentionnellement, George jeta à Lennie un regard sévère, et Lennie, d'un signe de tête, montra qu'il avait compris. Le patron lécha son crayon.
- Comment t'appelles-tu?
- George Milton .
- Et toi ? George dit:
- Il s'appelle Lennie Small.
Les noms furent couchés sur le carnet.
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- Voyons, nous sommes le vingt, midi, le vingt.
Il ferma le carnet.
- O˘ avez-vous travaillé, tous les deux?
- Dans le Nord, à Weed, dit George.
- Toi aussi? (à Lennie).
- Oui, lui aussi, dit George.
Plaisamment, le patron montra Lennie du doigt.
- Il n'est pas très causant, hein?
- Non, pas très, mais, pour ce qui est du travail, il en fout un coup. Fort comme un taureau. Lennie se sourit à lui-même,
- Fort comme un taureau, répéta-t-il.
George lui jeta un regard sévère, et Lennie, confus, baissa la tête.
Le patron dit brusquement:
- Dis-moi, Srnall - Lennie leva la tête qu'est-ce que tu sais faire?
Affolé, Lennie, d'un coup d'oeil, appela George à son secours.
- Il peut faire tout ce qu'on lui demande, dit George. Il sait conduire les mules, il peut porter des sacs de grains, manier un scarificateur. Il peut faire n'importe quoi. Vous n'avez qu'à essayer.
Le patron se tourna vers George.
- Alors, pourquoi ne le laisses-tu pas répondre? qu'est-ce que t'as donc derrière la tête ?
George s'écria d'une voix forte:
- Oh! j'dis pas qu'il soit intelligent. «a non. Mais je dis que, pour l'ouvrage, il en fout un coup. Il peut soulever des charges de quatre cents livres.
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Le patron, d'un air décidé, remit le carnet dans sa poche. Il fourra ses pouces dans sa ceinture et ferma presque un oeil.
- Dis-moi un peu, qu'est-ce que tu vends?
- Hein?
- Je dis combien d'argent as-tu mis sur ce gars-là? Est-ce que tu lui prendrais sa paie par hasard?
- Bien s˚r que non. Alors, vous vous figurez que je cherche à le vendre?
- Dame, j'ai jamais vu un type s'intéresser autant à un autre. Jveux simplement savoir d'o˘ vient ton intérêt.
George dit:
- C'est... mon cousin. J'ai promis à sa mère que je m'occuperais de lui. Il a reçu un coup de pied de cheval dans la tête quand il était gosse. Il est comme tout le monde. Seulement, il est pas intelligent. Mais il peut faire tout ce qu'on lui demande.
Le patron se tourna à demi.
- Dieu sait qu'on n'a pas besoin d'être malin pour porter des sacs d'orge.
Mais essaie pas de me rouler, Milton. J't'ai à l'oeil. Pourquoi c'est-il que vous êtes partis de Weed?
- L'ouvrage était fini, dit George rapidement.
- quel genre d'ouvrage?
- On... on creusait un puisard.
- «a va. Mais essaie pas de me rouler, parce que j'me laisse pas faire.
J'ai vu des malins avant toi. Après déjeuner vous irez travailler au grain, On ramasse l'orge aux batteuses. Vous partirez avec l'équipe de Slim.
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- Slim?
- Oui. Un grand roulier. Tu le verras au déjeuner.
Il fit demi-tour brusquement et se dirigea vers la porte, mais, avant de sortir, il se retourna et fixa longuement les deux hommes.
quand le bruit de ses pas se fut éloigné, George se retourna vers Lennie.
- J'croyais que tu ne dirais pas un mot. J'croyais que t'allais fermer ta trappe et me laisser le soin de parler. Pour un peu on perdait notre place.
Lennie, navré, regardait ses mains.
- J'ai oublié, George.
- Oui, t'as oublié. T'oublies toujours, et il faut que je te tire d'affaire.
Il se laissa tomber lourdement sur son lit.
- Maintenant, il nous a à l'oeil. Maintenant, il va falloir faire attention à n'pas faire de gaffe. Tu vas fermer ta trappe, après ça?
Il s'absorba dans un silence mélancolique.
- George.
- qu'est-ce que tu veux encore?
- J'ai jamais reçu de coup de pied dans la tête, dis, George?
- «a vaudrait bougrement mieux si t'en avais reçu un, dit George méchamment. «a épargnerait bien des emmerdements à tout le monde.
- T'as dit que j'étais ton cousin, George.
- Ben, c'était un mensonge. Et que j'suis sacrément content que c'en était un. Si je t'étais parent, j'me foutrais une balle dans la peau.
Il s'arrêta brusquement, s'avança vers la porte ouverte et regarda au-dehors.
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- Eh, toi, qu'est-ce que tu fous là à écouter? Le vieux entra lentement dans la chambre. Il
tenait son balai à la main. Un chien de berger se traînait derrière lui, le museau gris, avec des yeux p‚les de vieux chien aveugle. Péniblement, le chien s'en alla dans un coin de la chambre en boitant et se coucha avec un grognement sourd. Puis il se mit à lécher son pelage gris et rogneux. Le vieux attendit qu'il f˚t installé.
- J'écoutais pas. J'm'étais seulement arrêté à l'ombre, une minute, pour gratter mon chien. J'viens juste de finir de balayer le lavabo.
- T'avais l'oreille à ce qui se disait ici, dit George. J'aime pas les gens qui foutent leur nez dans mes affaires.
Le vieux, gêné, regarda George, puis Lennie, puis George de nouveau.
- Je v'nais d'arriver, dit-il. J'ai rien entendu de ce que vous disiez. «a ne m'intéressait pas, ce que vous disiez. Dans un ranch, on n'doit pas écouter, et on n'doit pas poser de questions.
- C'est la vérité, dit George un peu radouci, si on veut conserver sa place.
Mais il était rassuré par la défense du vieux.
- Viens ici t'asseoir une minute, dit-il. Il est sacrément vieux, ce chien.
- Oui jTai depuis qu'il était tout petit. Bon Dieu, c'élait un bon berger quand il était plus jeune.
Il posa son balai contre le mur et frotta sa barbe grise avec son poing.
- qu'est-ce que tu dis du patron?
- Pas mal. Il a l'air bien.
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- C'est un brave type, approuva le vieux. Faut savoir le prendre.
¿ ce moment, un jeune homme entra dans la chambre. Un jeune homme brun, aux yeux noirs et aux cheveux crépus . Il avait la main gauche dans un gant de travail, et comme le patron, il était chaussé de bottes à hauts talons.
- T'as vu mon père? demanda-t-il. Le vieux dit:
- Il était ici il y a une minute, Curley. Il est allé à la cuisine, je crois.
- Jvais essayer de le rattraper, dit Curley. Ses yeux se posèrent sur les nouveaux venus et il s'arrêta. Il regarda George froidement, puis Len-l nie. Peu à peu, ses bras se plièrent aux coudes et il ferma les poings. Il se raidit et se baissa légère-i ment. Ses regards étaient à la fois calculateurs et belliqueux. En se voyant fixé ainsi, Lennie, mal à l'aise, s'agita, bougea les pieds nerveusement. Curley, doucement, s'approcha tout près de lui.
- C'est vous les nouveaux que mon père attendait ?
- Nous vnons juste d'arriver, dit George.
- Laisse parler le grand.
Lennie se tortillait, embarrassé. George dit:
- Et si des fois il n'avait pas envie de parlerl> Curley se retourna d'un bond.
- Nom de Dieu, faudra bien qu'il réponde si on lui parle. qui est-ce qui te prie de te mêler de ça?
- On voyage ensemble, dit George froidement.
- Oh! c'est donc ça.
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George était crispé, immobile. Oui, c'est ça.
…perdu, Lennie regardait George pour savoir que faire.
- Et tu ne veux pas laisser parler le grand, pas vrai?
- Il peut parler s'il a envie de vous dire quelque chose.
Il fit un léger signe à Lennie.
- Nous v'nons juste d'arriver, dit Lennie doucement.
Curley le regarda fixement.
Eh bien, la prochaine fois, faudra répondre
1
quand on te parlera.
Il se retourna vers la porte et sortit, et ses coudes étaient encore légèrement pliés.
George le regarda partir, puis il se tourna vers le vieux.
1 Dis donc, qu'est-ce qui lui fait mal à celuilà? Lennie lui a rien fait.
Le vieux regarda la porte prudemment afin d'être s˚r que personne n'écoutait.
C'est le fils au patron, dit-il tranquillement. Curley est un gars habile.
Il s'est un peu occupé de boxe. C'est un poids léger, et il est bien habile.
Ben, jveux bien qu'il soit habile, dit George. Il a pas besoin de s'en prendre à Lennie. Lennie lui a rien fait. Pourquoi qu'il en veut à Lennie?
Le vieux réfléchit...
Ben... Jvas te dire. Curley est comme un tas de petits gars. Il aime pas ceux qui sont grands. Il passe son temps à se chamailler avec les grands types. Comme qui dirait que ça le met en rogne 62
d'être pas grand lui-même. T'as bien connu des petits gars comme ça, pas vrai? Tout le temps à se chamailler.
- Oh! pour s˚r, dit George. J'en ai connu des tas de petits hargneux. Mais ton Curley fera aussi bien de npas se tromper sur le compte de Lennie.
Lennie est pas habile, lui, mais ce petit salaud se fera amocher s'il se mêle d'embêter Lennie.
- «a empêche pas que Curley, c'est un gars habile, dit le vieux avec scepticisme. «a m'a jamais semblé juste, à moi. Une supposition que Curley saute sur un grand type et lui foute une pile, alors tout le monde dira que Curley est un type qui sait y faire. Et suppose qu'il fasse la même chose et que ça soit lui qui reçoive la pile, alors tout le monde dira que le grand type aurait d˚ se battre avec quelqu'un de sa taille, et peutêtre bien qu'ils sauteront tous sur le grand type. «a m'a jamais semblé juste, à
moi. Il semblerait qu'avec Curley on n'a jamais la chance de son côté.
George surveillait la porte. Il dit, menaçant:
- En tout cas, il fera bien de faire attention à Lennie. Lennie est pas un boxeur, mais Lennie est fort et rapide, et Lennie ne connaît pas les règles.
11 se dirigea vers la table carrée et s'assit sur une des caisses. Il ramassa quelques cartes et les battit.
Le vieux s'assit sur une autre caisse.
- Dis pas à Curley que j't'ai dit ça. Il me foutrait dehors. Lui, il s'en fout. On npeut pas le foutre dehors, parce que c'est le fils au patron.
George coupa les cartes et commença à les
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retourner, les regardant l'une après l'autre en les mettant en pile. il dit:
- Le Curley me fait tout l'effet d'un enfant de garce. J'aime pas les petits hargneux.
- Il me semble qu'il est pire depuis quelque temps, dit le vieux. Il s'est marié, il y a une quinzaine. Sa femme habite là-bas, chez le patron. Il semble que Curley est plus arrogant depuis qu'il est marié.
George grogna:
- C'est pour faire de l'esbroufe devant sa femme.
Le vieux s'intéressait à son potin.
- T'as vu ce gant qu'il porte à la main gauche?
- Oui) 1'l' *
- Ben, ce gant est plein de vaseline.
- De vaseline? Pour quoi foutre?
- Ben, j'vas te dire... Curley dit que c'est pour conserver cette main-là
bien douce pour sa femme.
George étudiait ses cartes avec attention.
- C'est pas propre de raconter des choses comme ça, dit-il.
Le vieux fut rassuré. Il avait amené George à exprimer un bl‚me.
Maintenant, il se sentait en terrain ferme, et il parla avec plus de confiance.
- Attends que t'aies vu la femme à Curley. George coupa de nouveau les cartes et aligna une réussite, lentement, avec réflexion.
- Jolie? dit-il incidemment.
- Oui. Jolie... mais... George étudiait ses cartes;
- Mais quoi,
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- Ben... elle a pas froid aux yeux.
- Ah oui? Mariée depuis quinze jours et pas froid aux yeux, hé? C'est peut-
être bien ça qui rend le Curley si chatouilleux.
- J'l'ai vue faire de l'oeil à Slim. Slim, c'est un gars qui conduit les mules. Un type épatant. Slim a pas besoin de bottes à hauts talons pour travailler au grain. J'l'ai vue faire de l'oeil à Slim. Curley a pas vu ça.
Et j'l'ai vue faire de l'oeil à Carlson. George affectait l'indifférence.
- On va pouvoir rigoler à ce qu'il paraît. Le vieux se leva de sa caisse.
- Tu sais pas ce que je pense? George ne répondit pas.
- Ben, j'pense que Curley a épousé... une pute.
- Il est pas le premier, dit George. Il y en a plus d'un qui a fait ça.
Le vieux se dirigea vers la porte, et son vieux chien leva la tête et regarda autour de lui. Puis, il se dressa péniblement sur ses pattes pour le suivre.
- Faut que j'aille sortir les cuvettes pour les gars. Les chariots vont être là dans pas longtemps. Vous allez charger de l'orge, vous autres?
- Oui.
- Tu diras pas à Curley ce que j't'ai raconté?
- Foutre non.
- T'auras qu'à la regarder. Tu verras si c'est pas une pute.
Il sortit dans le soleil ardent.
George posait ses cartes soigneusement, faisait des paquets de trois. Il mit quatre trèfles sur sa pile d'as. Le carré de soleil était maintenant sur le
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plancher, et les mouches le traversaient comme des étincelles. Un tintement de harnais, et le gémissement d'essieux lourdement chargés résonnèrent au-dehors. Un appel clair éclata au loin.
- Palefrenier... Oooh! Palefrenier!
Et ensuite:
Nom de Dieu, o˘ est-il fourré, ce sacré nègre?
George contemplait sa réussite, puis il brouilla les cartes et se retourna vers Lennie. …tendu sur son lit, Lennie l'observait.
- …coute, Lennie! Y a pas de quoi rire avec tout ça. Sai peur. Tu vas avoir des embêtements Il
avec ce type, Curley. J'ai déjà vu ce genre-là. Comme qui dirait, il a fait ça pour te t‚ter. Il s'figure qu'il t'a foutu la trouille, et il te foutra son poing sur la gueule à la première occasion.
Les yeux de Lennie s'étaient remplis d'effroi. Jveux pas d'embêtements, dit-il plaintivement. George, tu le laisseras pas me battre, dis?
George se leva et alla s'asseoir sur le lit de Lennie.
C'est un genre de salauds que je déteste, dit-il. J'en ai vu des tas. Comme dit le vieux, Curley ne court jamais de risque. Il gagne toujours.
l Il réfléchit un moment.
P - S'il t'embête, Lennie, on foutra le camp. Faut pas t'y tromper. C'est le fils au patron. î …coute, Lennie. Tu t
‚cheras de l'éviter, hein? Ne
lui parle jamais. S'il s'amène ici, va-t'en à l'autre bout de la chambre.
Tu feras ça, Lennie?
1 - Jveux pas avoir d'embêtements, gémit Lennie. J'lui ai jamais rien fait.
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- «a n't'avancera à rien si Curley veut se mettre à poser au boxeur. Ne t'approche jamais de lui. Tu te rappelleras?
- Pour s˚r, George, J'dirai pas un mot.
Le bruit des chars à grains s'amplifiait, piétinement des lourds sabots sur le sol durci, grincement des freins, tintement des chaînes de traits. Les hommes s'interpellaient d'un attelage à l'autre. George, assis sur le lit près de Lennie, fronçait les sourcils en réfléchissant. Lennie lui demanda timidement:
- T'es pas f‚ché, George?
- J'suis pas f‚ché contre toi. J'suis f‚ché contre ce salaud de Curley.
J'espérais qu'on allait pouvoir se faire un peu d'argent, tous les deux...
une centaine de dollars, peut-être bien.
Il prit un ton décisif.
- Lennie, t'approche pas de lui.
- Non, George, j'm'approcherai pas. J'dirai pas un mot.
- Le laisse pas te provoquer... mais, si l'enfant de garce te fout son poing sur la gueule... ben, rends-lui.
- Rends-lui quoi, George?
- Ten fais pas, t'en fais pas. Je te le dirai quand il sera temps. Ce genre de types, jpeux pas les sentir. …coute, Lennie, s'il t'arrive une histoire, tu te rappelles ce que je t'ai dit de faire?
Lennie se souleva sur le coude, le visage contracté par l'effort de la réflexion. Puis, ses yeux se tournèrent tristement vers le visage de George.
- S'il m'arrive une histoire, tu me laisseras pas soigner les lapins?
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- C'est pas ce que je veux dire. Tu te rappelles o˘ nous avons couché, la nuit dernière? Là-bas, près de la rivière?
- Oui, je me rappelle. Oh! pour s˚r que je me rappelle. J'irai là-bas me cacher dans les fourrés.
- Te cacher jusqu'à ce que je vienne te cher-
cher. que personne te voie. Cache-toi dans les fourrés, près de la rivière.
Répète.
- Cacher dans les fourrés près de la rivière, dans les fourrés près de la rivière.
- S'il t'arrive une histoire.
- S'il m'arrive une histoire.
Un frein grinça au-dehors. Un appel retentit.
- Palefrenier! Oooh! Palefrenier!
George dit:
- Répète-le tout bas, Lennie, pour ne pas l'oublier.
Les deux hommes levèrent les yeux car le rectangle de soleil de la porte s'était masqué. Debout, une jeune femme regardait dans la chambre. Elle avait de grosses lèvres enduites de rouge, et des yeux très écartés fortement maquillés. Ses ongles étaient rouges. Ses cheveux pendaient en grappes bouclées, comme des petites saucisses. Elle portait une robe de maison en coton, et des mules rouges, ornées de petits bouquets de plumes d'autruche rouges.
- Je cherche Curley, dit-elle.
Sa voix avait quelque chose de nasal et de cassant.
George détourna les yeux puis la regarda de nouveau.
- Il était ici il y a une minute, mais il est parti.
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- Oh! - Elle mit sa main derrière son dos et s'adossa au montant de la porte afin de projeter son corps. - C'est vous les nouveaux qui venez d'arriver ?
- Oui.
Lennie la toisa du regard, et, bien qu'elle ne sembl‚t pas regarder Lennie, elle se cambra légèrement. Elle regarda ses ongles.
- Des fois, Curley est ici, expliqua-t-elle. George dit brusquement:
- Eh bien, il n'y est pas en ce moment.
- Dans ce cas, dit-elle d'un ton mutin, je ferais mieux d'aller chercher ailleurs.
Lennie l'observait, fasciné. George dit:
- Si j'le vois, j'lui dirai que vous le cherchez. Elle sourit avec malice et fit onduler ses hanches.
- On npeut pas bl‚mer les gens de chercher, dit-elle.
quelqu'un passa derrière elle. Elle tourna la tête.
- Bonjour, Slim, dit-elle.
La voix de Slim pénétra par la porte.
- Bonjour, belle enfant.
- J'essaie de trouver Curley, Slim.
- Vous essayez pas trop fort. Jviens de le voir qui rentrait chez vous.
Elle s'effraya soudain.
- Adieu, les gars, cria-t-elle dans la chambre et elle s'éloigna en h‚te.
George regarda Lennie.
- Nom de Dieu, quelle traînée! dit-il. Alors, c'est ça que Curley a dégotté
comme femme!
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Elle est jolie, dit Lennie pour la défendre. Oui, et pour s˚r qu'elle fait de son mieux
pour le cacher. Curley a pas fini d'en voir. Jparie qu'elle filerait pour vingt dollars.
Lennie regardait toujours la porte qu'elle venait de quitter.
- Bon Dieu, ce qu'elle était jolie! Et il souriait d'admiration. George lui jeta un regard rapide, puis il le prit par l'oreille et le secoua.
- …coute-moi, bougre de con, dit-il furieux, t'avise pas de regarder cette garce. J'me fous de ce qu'elle dit ou de ce qu'elle fait. C'est pas la première fois que je vois des poisons comme ça, mais j'ai jamais rien vu de meilleur pour faire coffrer un type. Laisse-la tranquille.
Lennie essayait de se dégager l'oreille.
- J'ai rien fait, George.
- Non, bien s˚r, mais quand elle était là, sur la porte, à montrer ses jambes, tu regardais pas de l'autre côté.
- J'pensais à rien de mal, George. Vrai de vrai.
- En tout cas, t'approche pas d'elle, parce que, comme piège à rat, on n'fait pas mieux. Laisse Curley s'y faire coincer. C'est lui qui l'aura voulu. Un gant plein de vaseline! dit George avec dégo˚t. Et j'parie qu'il bouffe des ceufs crus et qu'il écrit à toutes les pharmacies.
Lennie s'écria brusquement:
- J'me plais pas ici, George. C'est pas un bon endroit. J'veux m'en aller.
- Il faut rester jusqu'à ce qu'on ait un peu de pèze. On n'y peut rien, Lennie. Nous partirons dès qu'on pourra. J'l'aime pas plus que toi, ce patelin.
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Il se dirigea vers la table et commença une autre réussite.
- Non, j'l'aime pas, dit-il. Pour un rien, j'foutrais le camp. Si seulement on peut s'faire quelques dollars, on s'en ira remonter l'American River et laver de l'or. On pourra gagner deux ou trois dollars par jour, là-bas, et puis on trouvera peut-être un filon.
Lennie se pencha anxieusement vers lui.
- Partons, George. Partons d'ici. C'est pas franc, ici.
- Faux que nous restions, dit George sèchement. Tais-toi, maintenant. Les types vont venir. Dans le lavabo voisin on entendait des bruits d'eau courante et de cuvettes remuées. George étudiait ses cartes.
- On devrait peut-être aller se laver, dit-il. Mais nous n'avons rien fait pour nous salir.
Un homme très grand se dressait sur le seuil. Il tenait un chapeau de feutre aplati sous le bras tout en peignant en arrière ses longs cheveux noirs tout humides. Comme les autres il portait un pantalon bleu et une veste courte en toile. quand il eut fini de se coiffer, il entra dans la chambre qu'il traversa avec une majesté que seuls connaissent les personnes royales et les maîtres artistes. Il était roulier et le roi du ranch, capable de mener dix, seize et même vingt mules avec une seule guide aux mules de tête. D'un coup de fouet, il pouvait tuer une mouche sur la croupe d'une mule sans toucher la bête. il y avait dans ses manières une gravité
et un calme si profonds que les conversations s'arrêtaient dès qu'il parlait. Son
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autorité était si grande qu'on le croyait sur parole quel que f˚t le sujet, politique ou amour. C'était Slim, le roulier. Son visage en lame de couteau n'avait pas d'‚ge. Il aurait pu avoir trente ans aussi bien que cinquante.
Ses oreilles entendaient plus qu'on ne lui disait, et sa parole lente avait des nuances, non de pensée, mais de compréhension au-delà des pensées. Ses mains, grandes et minces, se mouvaient aussi délicatement que des mains de danseuse sacrée.
Il défroissa son chapeau écrasé, lui fit une fente au milieu et se le mit sur la tête. Il jeta sur les deux hommes dans la chambre un regard bienveillant.
- Y a un soleil de tous les diables, dehors, dit-il gentiment. J'peux à
peine voir ici. C'est vous les nouveaux?
- On vient d'arriver, dit George.
- Vous allez travailler à l'orge?
- C'est ce qu'a dit le patron.
Slim s'assit sur une caisse, de l'autre côté de la table, en face de George. Il examina la réussite étalée à l'envers devant lui.
- J'espère que vous serez avec moi, dit-il. Sa voix était très douce.
- J'ai deux couillons dans mon équipe qui n'sont même pas foutus de reconnaître un sac d'orge. Vous autres, vous en avez déjà manié, de l'orge ?
- Foutre oui, dit George. Moi, j'ai pas de quoi me vanter, mais ce grand bougre-là, il peut porter plus de grain que deux gars ordinaires.
Lennie, qui avait suivi la conversation des yeux, 72
sourit complaisamment à cet éloge. Slim, d'un regard, approuva George d'avoir lancé le compliment. Il se pencha sur la table et fit claquer le coin d'une carte inemployée.
- Vous voyagez ensemble?
Il parlait d'un ton amical qui invitait aux confidences sans pourtant les solliciter.
- Oui, dit George. Comme qui dirait, on prend soin l'un de l'autre.
Du pouce il montra Lennie.
- Il est pas intelligent. Mais, pour le travail, il n'en craint pas. C'est un bon bougre, mais il est pas intelligent. Y a longtemps que je l'connais.
Slim regarda à travers George et au-delà.
- Y a pas beaucoup de gars qui voyagent ensemble, dit-il d'un ton rêveur.
J'sais pas pourquoi. Peut-être que les gens ont peur les uns des autres, dans ce sacré monde.
- C'est bien plus agréable de voyager avec quelqu'un qu'on connaît, dit George.
Un homme robuste et corpulent entra dans la chambre. L'eau qui lui dégouttait de la tête attestait qu'il l'avait lavée et frottée.
- Hé 1 Slim, dit-il, et, s'arrêtant, il dévisagea George et Lennie,
- Ils viennent juste d'arriver, dit Slim en guise de présentations.
- Enchanté, dit le gros homme. Je m'appelle Carlson.
- Moi, George Milton. Et lui, là, Lennie Small *.
Small signifie petit.
73
- Enchanté, répéta Carlson. Il rest pas précisément petit.
Il éclata d'un rire léger à cette plaisanterie.
- Il n'est pas petit du tout, répéta-t-il. Jvoulais le 1 SUM...
o˘ Zn --S+l +la ilaÔ remarqué qu'elle n'était pas sous la charrette, ce matin.
- Elle a fait ses petits, hier soir, dit Slim. Y en a neuf. J'en ai tout de suite noyé quatre. Elle n'aurait pas pu en nourrir tant que ça.
- «a fait qu'il en reste cinq?
- Oui, cinq. J'ai gardé les plus gros.
- De quelle espèce crois-tu qu'ils seront?
- J'sais pas, dit Slim. Des espèces de chiens de berger, j'suppose. J'ai guère vu que ça autour d'elle quand elle était en chaleur.
Carlson continua:
- Comme ça, t'as cinq chiots. Tu vas les garder tous ?
- J'sais pas. Faux que je les garde quelque temps pour qu'ils boivent le lait de Lulu. Carlson dit d'un ton réfléchi:
- Parce que, écoute, Slim, j'ai pensé à une chose. Ce sacré chien de Candy est si vieux qu'il peut à peine marcher. En plus, il pue comme le diable.
Chaque fois qu'il vient dans cette chambre, j'peux le sentir pendant deux ou trois jours. Pourquoi que tu dis pas à Candy de tuer son vieux chien et d'élever un des petits? J'peux sentir ce chien à un mille de distance. Il a plus de dents, il est aux trois quarts aveugle, il peut plus manger. Candy le nourrit au lait. Il peut rien m‚cher d'autre.
George était resté les yeux intensément fixés sur 74
Slim. Soudain, un triangle se mit à tinter, lentement d'abord, puis de plus en plus vite jusqu'à ce que les battements ne fussent plus qu'un son unique. Il s'arrêta aussi brusquement qu'il avait commencé.
- V'là que ça sonne, dit Carlson.
Au-dehors, comme un groupe d'hommes passait, on entendit des éclats de voix.
Slim se leva lentement et avec dignité.
- Allons, les gars, vous ferez bien de venir tant qu'il y a quelque chose à
manger. Il ne restera rien dans deux minutes.
Carlson s'effaça pour laisser passer Slim, puis tous les deux franchirent la porte.
Lennie, très agité, regardait George. George brouilla ses cartes en une masse confuse.
- Oui, dit George, je l'ai entendu, Lennie. Jlui demanderai.
- Un brun et blanc, s'écria Lennie, hors de lui.
- Viens. Allons dîner. J'sais pas s'il en a un brun et blanc.
Lennie ne bougeait pas de son lit.
- Demande-lui tout de suite, George, pour qu'il n'en tue pas d'autres.
- Mais oui. Allons viens, mets-toi debout. Lennie roula hors de son lit et se mit debout, et tous deux se dirigèrent vers la porte. Au moment o˘ ils l'atteignaient, Curley entra en coup de vent.
- Vous n'avez pas vu une femme par là? demanda-t-il avec colère.
George dit froidement:
- Y a environ une demi-heure, peut-être bien.
- qu'est-ce qu'elle foutait ici?
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Immobile, George regardait le petit homme curieux. Il dit d'un ton insultant:
- Elle a dit... qu'elle vous cherchait.
Curley sembla vraiment apercevoir George pour la première fois. Il lui jeta un regard flamboyant, le mesura, apprécia ses possibilités, examina sa taille bien prise.
- Et de quel côté est-elle allée? demanda-t-il enfin.
- J'sais pas, dit George. J'l'ai pas regardée s'en aller.
Curley le regarda hostilement et, faisant demitour, s'enfuit par la porte.
George dit:
- Tu sais pas, Lennie, ben, j'ai peur de faire du grabuge moi-même avec ce salaud-là. il a une gueule qui n'me revient pas. Amène-toi, nom de Dieu. On n'aura plus rien à bouffer.
Ils sortirent. Le soleil n'était plus qu'une raie mince sous la fenêtre. Au loin, on pouvait entendre un vacarme d'assiettes.
Un moment après, le vieux chien entra en boitant par la porte ouverte. Il regarda de droite et de gauche avec ses yeux doux qui voyaient à peine. Il renifla et posa sa tête sur ses pattes. Curley réapparut sur le seuil et regarda dans la chambre. Le chien leva la tête, mais quand Curley, brusquement, s'éclipsa, la tête grise retomba sur le plancher.
Bien que la clarté du soir appar˚t aux fenêtres, l'intérieur du baraquement était sombre. Par la porte ouverte on entendait le bruit sourd et par instants, le tintement d'une partie de fers à cheval *. De temps à autre, des voix s'élevaient pour approuver ou critiquer.
Slim et George entrèrent ensemble dans le clair-obscur de la chambre. Slim leva le bras audessus de la table à jeu et alluma l'ampoule électrique atténuée par un abat-jour de fer-blanc. Aussitôt, la table s'illumina, et, le cône de l'abat-jour rabattant tout droit la lumière, les coins de la chambre restèrent sombres. Slim s'assit sur une caisse, et George prit place en face de lui.
- C'était bien peu de chose, dit Slim. Il aurait fallu que j'en noie la moitié, de toute façon. Y a pas de quoi me remercier.
George dit:
* Jeu très populaire dans les campagnes américaines. Analogue à notre jeu de palets, il consiste à lancer des fers le plus près possible d'un but fiché en terre.
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- Pour toi, peut-être bien que c'était peu de chose, mais pour lui, ça représente bougrement. Nom de Dieu, j'sais pas comment qu'on va pouvoir le décider à venir coucher ici. Il va vouloir coucher avec eux, dans l'écurie.
On aura de la peine à l'empêcher de se fourrer lui-même dans la caisse avec les petits chiens.
- C'était bien peu de chose, répéta Slim. Dis donc, t'avais raison à son sujet. Il est peut-être pas malin, mais j'ai jamais vu son pareil pour le travail. Pour un peu, il aurait tué le gars qui travaillait à l'orge avec lui. Y a personne pour rivaliser avec lui. Bon Dieu, j'ai jamais vu un gars aussi fort.
George dit avec orgueil:
- Y a qu'à dire à Lennie ce qu'il faut faire et il le fait, moyennant qu'il n'y ait pas à réfléchir. Il n'peut penser à rien lui-même, mais s˚r qu'il sait obéir.
On entendit un fer tinter contre la fiche de métal et quelques cris d'approbation.
Slim se recula un peu pour n'avoir pas la lumière sur la figure.
- C'est drôle que vous vous soyez réunis comme ça, tous les deux.
C'est ainsi que Slim, calmement, invitait aux confidences.
- qu'est-ce que ça a de drôle? demanda George sur la défensive.
- Oh! j'sais pas. J'ai pas souvent vu des types circuler ensemble comme ça.
Tu sais comme font les journaliers, ils s'amènent, on leur donne un lit, ils travaillent un mois, et puis ils en ont assez et ils 80
s'en vont tout seuls. ils ont jamais l'air de tenir à personne. «a me semble juste un peu drôle, un dingo comme lui et un dégourdi comme toi qui se baladent comme ça ensemble.
- Il est pas dingo, dit George. Il est con comme la lune, mais il est pas fou. Et puis, j'suis pas si malin que ça moi-même, sans quoi j'chargerais pas de l'orge pour cinquante dollars, logé et nourri. Si j'étais malin, si j'étais même un peu débrouillard, j'aurais ma petite terre à moi, o˘ que je ferais ma propre récolte au lieu de faire tout le travail sans profiter de ce qui pousse dans la terre.
George se tut. Il avait envie de parler. Slim ne l'encourageait ni ne le décourageait. Il était là, assis, calme et réceptif.
- C'est pas tellement drôle que, lui et moi, on circule ensemble, dit George finalement. Lui et moi, on est nés tous deux à Auburn .
J'connaissais sa tante Clara. Elle l'a pris quand il était bébé et elle l'a élevé. quand sa tante Clara est morte, Lennie est venu travailler avec moi.
Puis au bout de quelque temps, on s'est comme qui dirait habitués l'un à
l'autre.
- Hum, dit Slim.
George regarda Slim et vit ses yeux de divinité impassible fixés sur lui.
- C'est drôle, dit George. Autrefois, j'rigolais tout plein avec lui. J'lui faisais des blagues, parce qu'il était trop andouille pour se débrouiller.
Mais à était même trop andouille pour s'apercevoir qu'on lui avait fait une blague. J'ai bien rigolé. J'me faisais l'effet d'être malin quand j'étais avec
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lui. Au point qu'il faisait n'importe quoi je lui disais. Si j'lui avais dit de sauter du haut d'une falaise, il l'aurait fait tout de suite. Au bout de quelque temps, c'était plus si rigolo. Il s'f‚chait jamais non plus. J'lui ai foutu de ces peignées, et rien qu'avec ses deux mains il aurait pu me briser tous les os du corps, mais il n'a jamais levé le petit doigt sur moi.
La voix de George se fit confidentielle.
- J'vas te dire ce qui m'a fait cesser. Un jour, on était un tas de types sur le bord du Sacramento. J'me sentais en veine de blagues. Je m'tourne vers Lennie et j'lui dis: " Saute. " Et il saute. Savait pas nager une brasse. Pour un peu il se noyait avant qu'on ait pu le repêcher. Et il a été tellement chic avec moi, parce que je l'avais repêché. Il avait complètement oublié que c'était moi qui l'avais fait sauter. Ben, après ça, j'ai plus jamais recommencé.
C'est un brave type, dit Slim. Y a pas besoin d'avoir de la cervelle pour être un brave type. Des fois, il me semble que c'est même le contraire.
Prends un type qu'est vraiment malin, c'est bien rare qu'il soit un bon gars.
George rassembla les cartes éparses et commença une nouvelle réussite. Au-dehors, les fers heurtaient le sol avec un bruit sourd. Aux fenêtres, le crépuscule posait encore des carrés lumineux.
J'ai pas de famille, dit George. J'ai vu les types qui vont travailler seuls dans les ranches. «a vaut rien. Ils s'amusent pas. Ils finissent par devenir méchants. Ils ne pensent plus qu'à se battre tout le temps.
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- Oui, ils deviennent méchants, approuva Slim. Ils en viennent au point qu'ils ne veulent plus parler à personne.
- J'sais bien que, le plus souvent, Lennie est sacrément embêtant, dit George, mais on s'habitue à rouler avec un type et on peut plus s'en passer.
- Il n'est pas méchant, dit Slim. Jpeux voir que Lennie est pas méchant pour un sou.
- Bien s˚r, il n'est pas méchant. Mais il lui arrive toujours des sales affaires, parce qu'il est si bête. Comme ce qui lui est arrivé à Weed...
Il s'arrêta, en retournant à demi une carte. Il parut effrayé et glissa un coup d'oeil vers Slim.
- Tu l'diras à personne?
- qu'est-ce qu'il a fait à Weed? demanda Slim. calmement.
- Tu l'diras pas?... non, bien s˚r?
- qu'est-ce qu'il a fait à Weed? redemanda Slim.
- Ben, il a vu une gonzesse en robe rouge. Le sacré couillon, il veut toucher tout ce qui lui plaît. Il nveut rien que toucher. Alors, il avance la main pour t‚ter la robe rouge, et la môme se met à gueuler, et Lennie n'y comprend rien, et il s'cramponne parce qu'il n'lui vient pas à l'idée de faire autre chose. Alors, la môme gueule et gueule. J'étais pas bien loin et j'entendais tous ces cris, j'm'amène en vitesse, et Lennie avait tellement peur que tout ce qu'il pouvait faire c'était se cramponner. J'lui ai foutu un bon coup sur la tête avec un pieu de barrière pour le faire l
‚cher. Il avait si peur qu'il n'pouvait pas l‚cher cette robe. Et puis, tu sais, il est tellement fort.
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Slim, sans sourciller, regardait devant lui. Il remua lentement la tête.
- Et alors, qu'est-ce qui est arrivé?
George, soigneusement, aligna une nouvelle rangée de cartes.
- Ben, la gonzesse s'en va en vitesse raconter à la police qu'elle avait été violée. Les types de Weed organisent une sortie pour lyncher Lennie.
Alors, on a d˚ rester accroupis toute la journée sous l'eau dans un fossé
d'irrigation. On n'avait que la tête hors de l'eau, et sous les herbes de chaque côté du fossé. Et, cette nuit-là, on a foutu le camp. Slim resta un moment silencieux.
- Il n'a pas fait de mal à cette femme, alors? demanda-t-il enfin.
- Eh, foutre non. Il lui a fait peur, c'est tout. J'aurais peur moi-même s'il me mettait la main dessus. Mais, il ne lui a pas fait de mal. Il ne voulait que toucher sa robe rouge, tout comme il veut sans cesse caresser ces petits chiens.
- Il n'est pas méchant, dit Slim. Un gars qu'est méchant, j'le reconnais à
un mille de distance.
- Pour s˚r qu'il n'est pas méchant, et il ferait tout ce que je...
Lennie franchit la porte. Il portait sa veste de coutil bleu posée sur l'épaule comme une cape, et il marchait penché en avant.
- Alors, Lennie, dit George. Tu l'aimes ton petit chien?
Lennie dit, oppressé:
- Il est brun et blanc, juste comme je le voulais.
Sans plus attendre il se dirigea vers son lit, et se coucha face au mur, les genoux relevés.
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George, d'un geste très décidé, posa ses cartes.
- Lennie, dit-il froidement.
Lennie tordit le cou et le regarda par-dessus son épaule.
- Hein, qu'est-ce que tu me veux?
- Je t'ai dit qu'il ne fallait pas que tu apportes ton chien ici.
- quel chien, George? fai pas de chien. George alla rapidement vers lui, le saisit par l'épaule et le fit rouler sur le dos. il plongea la main et sortit le petit chien de l'endroit o˘ Lennie l'avait caché, contre son ventre.
Lennie, d'un bond, se mit sur son séant.
- Donne-le-moi, George.
George dit:
- Tu vas te lever tout de suite et aller reporter ce chien dans sa caisse.
Il faut qu'il dorme avec sa mère. T'as envie de le tuer? Il est né hier soir, et tu veux déjà l'enlever de sa caisse. Rapporte-le, ou bien je dirai à Slim de ne pas te le donner.
Lennie tendit les mains d'un geste suppliant.
- Donne-le-moi, George, je le rapporterai. J'voulais rien faire de mal, George, vrai de vrai. J'voulais rien que le caresser un peu.
George lui rendit le petit chien.
- «a va. Rapporte-le vite et ne le sors plus de sa caisse. Il n'en faudrait pas davantage pour le tuer, tu sais.
Lennie déguerpit de la chambre.
Slim n'avait pas bougé. De ses yeux calmes il regarda sortir Lennie.
- Bon Dieu, dit-il, on dirait un gosse, pas vrai?
- Oui, il est tout comme un gosse. Et il n'a pas 85
plus de méchanceté qu'un gosse, non plus, sauf qu'il est si fort.
J'parierais qu'il ne viendra pas dormir ici, cette nuit. Il va coucher làbas, dans l'écurie, tout contre la caisse. Enfin... laissons-le faire. Il n'pourra point faire de mal, là-bas.
La nuit était presque complètement tombée. Le vieux Candy, l'homme à tout faire, entra et se dirigea vers son lit. Son vieux chien le suivait péniblement.
- Bonsoir, Slim; bonsoir, George. Vous n'jouez pas aux fers, vous deux?
- J'aime pas jouer tous les soirs, dit Slim. Candy continua.
- Y a pas un de vous des fois qu'aurait une goutte de whiskey? J'ai mal au ventre.
- J'en ai pas, dit Slim. J'le boirais moi-mêrne si j'en avais, quand même que j'ai pas mal au ventre.
- J'ai bien mal au ventre, dit Candy. C'est ces sacrés navets qu'en sont cause. J'savais que ça arriverait avant même de les avoir mangés.
Le gros Carlson arriva de la cour sombre. il s'en alla à l'autre bout de la chambre et alluma l'autre ampoule à abat-jour.
Il fait plus noir que chez le diable ici, dit-il. Nom de Dieu, ce nègre vous a une façon de lancer les fers!
- Pour s˚r qu'il est bon, dit Slim.
- Et comment! dit Carlson. Avec lui, pas moyen de gagner...
Il s'arrêta et renifla, et, tout en reniflant, il baissait les yeux vers le chien.
86 Nom de Dieu, ce que ce chien pue! Fais-le sortir, Candy! J'connais rien qui pue autant qu'un vieux chien. Allons, fais-le sortir.
Candy roula jusqu'au bord de son lit. Il avança la main et caressa le vieux chien, et il s'excusa.
- Il y a si longtemps qu'on est ensemble que
j'm'aperçois même pas qu'il pue.
- Enfin, moi, j'peux pas le supporter ici, dit Carlson. «a pue même après qu'il est parti.
De son pas lourd, il s'approcha du chien et le regarda.
- Il n'a plus de dents, dit-il. Il est tout plein de rhumatismes. Il n'peut plus te servir à rien, Candy. Il npeut même plus rien faire pour luimême.
Pourquoi que tu le tues pas, Candy?
- Ben... bon Dieu! Y a si longtemps que je l'ai. Je l'ai depuis qu'il était tout petit. J'ai gardé les moutons avec lui.
Il dit fièrement:
- Vous le croiriez pas à le voir, mais c'était le meilleur berger que j'aie jamais vu.
George dit:
- J'ai connu un type, à Weed, qu'avait un airedale qui pouvait garder les moutons. C'étaient les autres chiens qui lui avaient appris.
Carlson n'était pas homme à se laisser distraire.
- …coute, Candy, ce vieux chien souffre tout le temps. Si tu l'emmenais et que tu lui foutrais une balle, en plein dans la nuque... - il se pencha et montra l'endroit - juste ici, il ne s'en apercevrait même pas.
Candy jeta autour de lui un regard malheureux.
- Non, dit-il doucement, non, j'pourrais pas faire ça. Y a trop longtemps que je l'ai.
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- Sa vie n'est pas drôle, insista Carlson. Et il pue comme tous les diables. J'vais te dire. C'est moi qui le tuerai à ta place. Comme ça, t'auras pas à le faire.
Candy sortit ses jambes de dessus le lit. Nerveusement, il frottait les poils blancs de ses joues.
- J'suis si habitué à lui, dit-il doucement. J'l'ai depuis qu'il était tout petit.
- C'est pas être bon pour lui que de le garder en vie, dit Carlson. …coute, la chienne de Slim vient justement d'avoir des petits. J'suis s˚r que Slim t'en donnerait un à élever, pas vrai, Slim?
Le roulier avait observé le vieux chien de ses yeux calmes.
- Oui, dit-il, tu peux avoir un des chiots, si tu veux.
Il sembla, d'une secousse, reprendre le libre usage de sa parole.
- Carl a raison, Candy. Ce chien npeut même plus rien faire pour lui-même.
Si je deviens vieux et infirme, j'voudrais que quelqu'un me foute un coup de fusil.
Candy le regarda d'un oeil désespéré, parce que les paroles de Slim avaient force de loi.
- «a lui fera peut-être mal, suggéra-t-il. «a n'm'ennuie pas de prendre soin de lui.
Carlson dit:
- De la façon que je le tuerai, il ne sentira rien. Je mettrai le fusil, juste ici - il montra du bout de son pied - droit dans la nuque. Il aura même pas un frisson.
Candy cherchait du secours sur chaque visage, l'un après l'autre. Un jeune ouvrier agricole entra.
Il courbait ses épaules tombantes, et il marchait lourdement sur les talons, comme s'il portait l'invisible sac de grains. Il se dirigea vers son lit et posa son chapeau sur l'étagère. Ensuite, il prit sur l'étagère un magazine qu'il apporta sous la lumière, au-dessus de la table.
- Est-ce que je t'ai montré ça, Slim ? demandat-il.
- Montré quoi?
Le jeune homme chercha à la fin du magazine, le posa sur la table et montra du doigt.
- Ici, lis ça. Slim se pencha.
- Allons, dit le jeune homme, lis à haute voix.
- " Cher …diteur. " Slim lisait lentement. " Je lis votre magazine depuis six ans, et je trouve que c'est le meilleur sur le marché. J'aime les histoires de Peter Rand. Je trouve qu'il est épatant. Donnez-nous-en d'autres comme le Cavalier Noir. J'écris pas souvent des lettres. Il m'est seulement venu à l'idée de vous dire que votre magazine, c'est ce qu'on peut acheter de mieux pour dix cents. "
Slim leva les yeux d'un air interrogateur.
- Pourquoi que tu veux que je lise ça? Whit dit:
- Continue. Lis le nom en bas. Slim lut:
- " En vous souhaitant bonne chance, Votre, William Tenner. "
De nouveau il regarda Whit.
- Pourquoi que tu veux que je lise ça? Whit ferma le magazine avec dignité.
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- Tu te rappelles pas Bill Tenner? Il travaillait ici, y a environ trois mois.
Slim réfléchit...
- Un petit gars? demanda-t-il. Il menait un scarificateur?
- C'est ça, s'écria Whit. C'est bien lui.
- Tu crois que c'est lui qui a écrit la lettre?
- J'le sais. Bill et moi, on était ici un jour. Bill avait un des numéros qui venait juste de paraître. Il y regardait et il a dit: " J'ai écrit une lettre. J'me demande s'ils l'ont mise dans ce numéro. " Mais elle n'y était pas. Bill a dit: " Peut-être qu'ils la gardent pour plus tard. " Et c'est justement ce qu'ils ont fait. La v'là.
- Tu dois avoir raison, dit Slim. Elle a bien paru en effet.
George tendit la main pour s'emparer du magazine.
- Fais un peu voir.
Whit retrouva l'endroit, mais il ne laissa personne s'en saisir. Il montra la lettre avec l'index. Puis il alla poser soigneusement le magazine sur la planche de sa caisse.
- J'me demande si Bill l'a vue, dit-il. Bill et moi, on travaillait au champ de pois. On conduisait les scarificateurs, tous les deux. Bill était un brave bougre.
Carlson ne s'était pas laissé distraire par la conversation. Il continuait à regarder le vieux chien. Candy l'observait, mal à l'aise. ¿ la fin, Carlson dit:
- Si tu veux, j'le soulagerai de ses peines à l'instant même, le pauvre diable. On n'en parlera
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plus. Il ne lui reste plus rien. Il peut pas manger, il peut pas voir, il peut même pas marcher sans que ça lui fasse mal.
Candy dit avec un peu d'espoir.
- T'as pas de fusil.
- Avec ça. J'ai un Luger. «a ne lui fera pas mal.
Candy dit:
- Demain, peut-être. Attendons à demain.
- Jvois pas de raison, dit Carlson.
Il se dirigea vers son lit, tira son sac qui se trouvait dessous, et en sortit un pistolet Luger .
- Finissons-en, dit-il. On ne pourra pas dormir avec cette puanteur autour de nous.
Il fourra le pistolet dans sa poche de derrière. Candy regarda longuement Slim dans l'espoir qu'il soulèverait quelque objection . Et Slim n'en fit aucune. Candy, découragé, finit par dire, doucement :
- Alors, c'est bon... Emmène-le.
Il n'abaissa même pas ses regards vers le chien. Il s'étendit sur son lit, croisa les bras derrière la tête et contempla le plafond.
Carlson sortit une petite courroie de sa poche. U se pencha et la passa autour du cou du chien. Tous les hommes, sauf Candy, le regardaient.
- Viens, viens, mon vieux, dit-il doucement. Et, en manière d'excuse, il dit à Candy:
- Il ne le sentira même pas.
Candy resta immobile et ne répondit rien. Il tordit la courroie.
- Allons, viens.
Le vieux chien se leva avec effort et suivit, d'un pas raide, la laisse qui le tirait doucement.
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Slim dit:
- Carlson.
- Oui?
- Tu sais ce que t'as à faire.
- que veux-tu dire, Slim?
- Prends une bêche, dit Slim brièvement.
- Oh! bien s˚r, j'comprends.
Il fit sortir le chien dans l'obscurité.
George les suivit jusqu'à la porte qu'il ferma, et, doucement, il mit le loquet en place. Candy, tout raide sur son lit, contemplait le plafond.
Slim dit à haute voix.
- Une de mes mules de flèche a un sabot malade. Faudra que j'Y mette du goudron.
Sa voix traîna et s'évanouit. Le silence régnait au-dehors. Les pas de Carlson s'effacèrent. Le silence emplit la chambre et le silence se prolongea.
George ricana:
- J'parie que Lennie est là-bas, dans l'écurie, avec son petit chien.
Maintenant qu'il a un chiot, il n'va plus vouloir venir ici.
Slim dit:
- Candy, tu peux avoir tous les petits chiens que tu voudras.
Candy ne répondit pas. Le silence retomba dans la chambre. Il venait de la nuit et il envahissait la chambre. George dit:
- Y a-t-il quelqu'un qui voudrait jouer à l'euchre * 71
- J'ferai bien quelques parties avec toi, dit Whit.
* Sorte de jeu de cartes.
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Ils s'assirent l'un en face de l'autre, à la table, sous la lampe, mais George ne battit pas les cartes. Il feuilletait les bords du paquet, nerveusement, et le petit claquement attira les regards de tous les hommes dans la chambre et le fit cesser. Le silence retomba dans la chambre. Une minute s'écoula, puis une autre minute. Candy, étendu, immobile, contemplait le plafond; Slim le regarda un moment, puis examina ses mains.
Il couvrit l'une avec l'autre et la maintint immobile. Ensuite, on entendit un grignotement sous la porte, et tous les hommes baissèrent les yeux avec reconnaissance. Seul, Candy contemplait toujours le plafond.
- On dirait qu'il y a un rat, là-dessous, dit George. Faudrait mettre un piège.
Whit éclata:
- Nom de Dieu, pourquoi donc qu'il lui faut si longtemps? Pourquoi que tu n'donnes pas les cartes? C'est pas comme ça que nous jouerons à l'euchre.
George mit les cartes en paquet serré et en contempla le dos. Le silence, de nouveau, avait envahi la chambre.
Une détonation retentit dans le lointain. Les hommes regardèrent rapidement le vieux. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
Pendant un moment, il resta à contempler le plafond. Puis il se tourna lentement sur le côté, face au mur, et resta silencieux.
George battit les cartes bruyamment et donna. Whit tira à lui une planche à
marquer et disposa les fiches. Whit dit:
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- J'suppose que vous venez réellement pour travailler, tous les deux?
- qu'est-ce que tu veux dire? demanda George.
Whit se mit à rire.
- Ben, vous vous amenez un vendredi. Vous avez deux jours à travailler avant dimanche.
- Jvois pas comment tu calcules, dit George. Whit se remit à rire.
- Tu le verrais si t'avais longtemps vécu dans ces grands ranches. Un type qui veut se rendre compte d'un ranch s'amène le samedi après-midi. Il reçoit son souper du samedi, et trois repas le dimanche, et il peut foutre le camp le lundi après le premier déjeuner, sans avoir remué la main. Mais, vous, vous arrivez travailler le vendredi à midi. Faudra donc que vous travailliez un jour et demi quelle que soit vot' façon de calculer.
George le regarda bien en face.
- Nous allons rester quelque temps, dit-il. Moi et Lennie, on veut se faire un peu d'argent.
La porte s'ouvrit doucement et le palefrenier passa la tête; une mince tête de nègre, o˘ la douleur avait laissé ses marques, et des yeux patients.
- Monsieur Slim.
Slim, qui regardait toujours le vieux Candy, tourna les yeux.
- Hein? Oh! Bonsoir, Crooks. qu'est-ce qu'il y a?
- Vous m'avez dit de faire chauffer du goudron pour le pied de votre mule.
Il est chaud.
- Oh! en effet, Crooks. Jvais aller l'appliquer tout de suite.
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- Jpeux le faire si vous voulez, monsieur Slim.
- Non, je le ferai moi-même.
Il se leva. Crooks dit:
- Monsieur Slim.
- Oui.
- Y a le grand type, le nouveau, il tripote vos petits chiens, dans l'écurie.
- Bon, il ne leur fait pas de mal. J'lui en ai donné un de ces petits chiens.
- Jvoulais simplement vous dire, dit Crooks. Il les sort de leur caisse et il les manipule. «a ne leur fera pas de bien.
- «a n'leur fera pas de mal, dit Slim. Jvais aller avec toi.
George leva les yeux.
- Si ce grand couillon y va trop fort, fous-le dehors, Slim.
Slim sortit avec le palefrenier.
George donna et Whit ramassa ses cartes et les examina.
- T'as déjà vu la petite? demanda-t-il.
- quelle petite? demanda George.
- Ben, la nouvelle femme à Curley.
- Oui, je l'ai vue.
- Alors, elle se pose pas là?
- Jl'ai point assez vue, dit George.
Whit déposa ses cartes d'un geste impressionnant.
- Ben, t'as qu'à rester quelque temps et ouvrir les yeux. Tu verras quelque chose. Elle ne cache rien. J'ai jamais rien vu de pareil. Elle passe son temps à faire de l'oeil à tout le monde. J'parierais 95
qu'elle fait de l'oeil même au palefrenier. Du diable si je sais de quoi elle a envie.
George demanda d'un air indifférent:
- Y a pas eu de grabuge depuis qu'elle est ici? Il était évident que Whit ne s'intéressait pas à ses cartes. Il abattit sa main, et George remit les cartes dans le paquet. George éclata sa réussite ordinaire - sept cartes, six par-dessus, et cinq par-dessus le tout.
Whit dit:
- J'vois ce que tu veux dire. Non, il n's'est encore rien passé. Curley a, comme qui dirait, un nid de frelons dans ses culottes, jusqu'à présent, c'est tout. Chaque fois qu'il y a un gars ici, elle s'amène. Elle cherche Curley, ou bien elle croyait qu'elle avait oublié quelque chose et elle venait le chercher. ¿ ce qu'on dirait, elle npeut pas s'éloigner des hommes. Et Curley a des fourmis plein ses culottes, mais, jusqu'à présent, il ne s'est rien passé.
George dit:
- «a fera du vilain. S˚r qu'il se passera du vilain autour d'elle. C'est un piège tout tendu pour ceux qu'aiment la prison. Le Curley a son travail tout préparé. Un ranch avec un tas de types, c'est pas un endroit pour une femme, surtout une comme ça.
Whit dit:
- Si t'as des idées, tu devrais venir en ville avec nous, demain soir.
- Pourquoi? qu'est-ce qui s'y passe?
- Comme à l'ordinaire, On va chez la vieille Suzy. C'est une chic maison.
La vieille Suzy est
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tordante... toujours quelque blague à raconter. Comme elle a dit, quand on est arrivé sous la véranda, samedi dernier: Suzy ouvre la porte, et puis elle gueule par-dessus son épaule: " Allons, mesdames, mettez vos manteaux, vlà le shérif. " Elle n'est jamais grossière, non plus. Elle a cinq femmes chez elle.
- Combien que ça co˚te? demanda George.
- Deux dollars et demi. On peut boire un verre pour vingt-cinq cents. Suzy a de bons fauteuils pour s'asseoir aussi. Si un type veut pas coucher, il peut s'asseoir dans les fauteuils et boire deux ou trois verres et passer le temps, et Suzy s'en fout. Elle nvous bouscule pas, et elle nvous fout pas dehors si on nveut pas coucher.
- J'irai peut-être bien y jeter un coup d'oeil, dit George.
- Bien s˚r, t'auras qu'à venir. J't'assure qu'on rigole... avec elle qui passe son temps à raconter des blagues. Comme elle a dit un jour: "
J'connais des gens, s'ils ont un tapis sur leur plancher et une lampe à
fanfreluches sur leur phono, ils s'figurent qu'ils tiennent un salon. "
C'est de la maison à Clara qu'elle parle. Et Suzy dit: " Moi, j'sais ce que vous voulez, les gars. Mes femmes sont saines, qu'elle dit, et y a pas d'eau dans mon whiskey non plus, qu'elle dit. Si y en a parmi vous qu'aiment regarder une lampe à fanfreluches et courir le risque de se faire échauder, ben, j'sais o˘ qu'ils peuvent aller. " Et elle dit: " Y a des gars par ici qui s'baladent avec les jambes en manches de veste parce que ça leur plaît de regarder une lampe à fanfreluches. "
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George dit -
- Clara tient l'autre maison, hé?
- Oui, dit Whit. Nous y allons jamais. Chez Clara on paie trois dollars le coup et trente-cinq cents le verre, et puis elle n'raconte pas de blagues.
Mais, chez Suzy, c'est propre et y a de bons fauteuils. Et, en plus, elle n'laisse pas entrer les Malais .
- Lennie et moi, on veut se faire un magot, dit George. J'irai peut-être m'asseoir et boire un verre, mais je dépenserai pas deux dollars et demi.
- Faut bien qu'on s'amuse des fois, dit Whit. La porte s'ouvrit et Lennie et Carlson entrèrent ensemble. Lennie alla s'asseoir sur son lit en s'efforçant de ne pas attirer l'attention. Carlson se pencha et tira son sac de dessous son lit. Il ne regarda pas le vieux Candy qui était toujours tourné vers le mur. Carlson sortit de son sac une petite baguette à
nettoyer et une bouteille d'huile. Il les déposa sur son lit puis il prit le pistolet, sortit le magasin et fit tomber les balles. Il se mit ensuite à nettoyer le canon avec la petite baguette. En entendant le déclic de l'éjecteur, Candy se tourna et regarda l'arme un instant avant de se retourner face au mur.
Carlson dit incidemment:
- Curley n'est pas encore venu?
- Non, dit Whit. qu'est-ce qui le ronge, Curley?
Carlson, l'oeil cligné, regardait dans le canon de son pistolet.
- Il cherche sa bourgeoise. Je l'ai vu dehors en train de fouiner dans tous les coins.
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Whit dit ironiquement:
- Il passe la moitié de son temps à la chercher, et, le reste du temps, c'est elle qui le cherche. Curley, très agité, entra dans la chambre.
- Vous avez pas vu ma femme, des fois, les gars? demanda-t-il.
- Elle n'est point venue ici, dit Whit. Curley inspecta la salle d'un air menaçant.
- O˘ diable est Slim?
- Il est allé à l'écurie, dit George. Il est allé mettre du goudron sur un sabot fendu.
Curley abaissa les épaules et bomba le torse.
- Y a combien de temps?
- Cinq... dix minutes.
Curley bondit vers la porte qu'il fit claquer derrière lui.
Whit se leva.
- M'est avis que j'aimerais bien voir ça, dit-il. Curley baisse, sans quoi, il se frotterait pas à Slim
Et Curley est habile, bougrement habile. Il a boxé l dans les finales pour les Gants d'Or . Il a des cou- j pures de journaux là-dessus.
Il réfléchit. tj
- Mais quand même, il ferait mieux de laisser i 1
Slim tranquille. On n'sait jamais ce que Slim peut faire.
- Il croit que Slim est avec sa femme, pas vrai? dit George.
- «a en a tout l'air, dit Whit. Naturellement, Slim n'est pas avec elle. Du moins, j'crois pas. Mais, si ça s'g‚te, j'aimerais bien voir ça. Venez, allons-y.
George dit:
99
- Moi, j'reste ici. Jveux pas être mêlé à ces histoires-là. Lennie et moi, on veut gagner du pèze.
Carlson acheva le nettoyage de son pistolet, le remit dans le sac et poussa le sac sous le lit.
- M'est avis que je vais aller y jeter un coup d'oeil, dit-il.
Le vieux Candy ne bougeait pas, et Lennie, de son lit, surveillait George prudemment.
quand Whit et Carlson furent partis et que la porte se fut refermée derrière eux, George se tourna vers Lennie.
- qu'est-ce que t'as dans l'idée?
- Rien, George. Slim dit qu'il vaut mieux que j'caresse pas tant les petits chiens pendant quelques jours. Slim dit que c'est pas bon pour eux. Alors, j'suis tout de suite revenu. J'ai été sage, George.
- J'aurais pu te dire ça moi-même, dit George.
- Oh! j'leur faisais pas de mal. J'avais le mien sur mes genoux et jle caressais, c'est tout.
George demanda:
- As-tu vu Slim dans l'écurie?
- Pour s˚r que je l'ai vu. Il m'a dit que j'ferais mieux d'plus caresser mon petit chien.
- As-tu vu cette femme?
- Tu veux dire la femme à Curley?
- Oui. Est-ce qu'elle est venue à l'écurie?
- Non. En tout cas, j'l'ai pas vue.
T'as pas vu Slim lui parler?
Non. Elle est pas venue à l'écurie.
«a va, dit George. Probable qu'ils ne verront pas de bataille. S'ils se battent, Lennie, t'en mêle pas.
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- Jveux point me battre, dit Lennie.
Il se leva de son lit et s'assit à la table en face de George. George battit les cartes presque automatiquement et recommença sa reussite. Il agissait avec une lenteur délibérée, réfléchie.
Lennie avança la main, prit une figure et l'examina. Puis il la changea de bout et l'examina de nouveau.
- Les deux bouts sont pareils, dit-il. George, pourquoi c'est-il que les deux bouts sont pareils?
- J'sais pas, dit George. C'est comme ça qu'on les fait. qu'est-ce qu'il faisait, Slim, dans l'écurie, quand tu l'as vu?
- Slim?
- Oui. Tu l'as vu dans l'écurie, et il t'a dit de n'pas tant tripoter les petits chiens.
- Oh! oui. Il avait un pot de goudron et un pinceau. J'sais pas pour quoi faire.
- T'es s˚r que cette femme n'est pas entrée, comme elle est entrée ici, aujourd'hui?
- Non, elle n'est pas entrée. George soupira.
- Parlez-moi d'un bon bordel, dit-il. On peut y aller se so˚ler et se soulager le système tout à la fois, et pas de complications. Et puis, en plus, on sait combien que ça vous co˚tera. Tandis que ces pièges-là, c'est toujours prêt à vous faire foutre en tôle.
Lennie suivait ces paroles avec admiration, et il remuait un peu les lèvres pour être s˚r de ne pas perdre le fil. George continua.
- Tu te rappelles Andy Cushman, Lennie? qu'allait à l'école primaire?
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- Celui dont la mère faisait des crêpes pour les gosses? demanda Lennie.
- Oui. C'est ça. Tu te rappelles toujours quand il y a quelque chose à
bouffer.
George examinait soigneusement sa réussite. Il mit un as sur la rangée finale et y posa un deux, un trois et un quatre de carreau.
- Andy est à San quentin * en ce moment, à cause d'une poule, dit George.
Lennie pianota sur la table.
- George?
- quoi?
- George, dans combien de temps c'est-il qu'on aura cette petite maison o˘
qu'on vivra comme des rentiers... et des lapins?
- J'sais pas, dit George. Faut d'abord qu'on ramasse du pèze. J'connais un petit endroit qu'on pourrait avoir pour pas cher, mais on nle donnerait pas pour rien.
Lentement, le vieux Candy se retourna. Il avait les yeux grands ouverts. Il observait George attentivement.
Lennie dit:
- Parle-moi de cet endroit, George.
- Je t'en ai parlé, pas plus tard qu'hier soir.
- Allons... dis-moi encore, George.
- Ben, y a cinq hectares, dit George. Y a un petit moulin à vent, une petite maison et un poulailler. Y a une cuisine, un verger, des cerises, des pommes, des abricots, des noix, quelques fraises. Y a un coin pour la luzerne, et de l'eau tant qu'on en veut pour l'arroser. Y a un toit à
cochons...
* Prison près de San Francisco.
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- Et des lapins, George.
- Y a pas de lapins pour le moment, mais j'pourrai facilement construire quelques clapiers, et tu pourras donner de la luzerne aux lapins.
- Tu parles que jpourrai.
Les mains de George cessèrent de manier les car-tes. Sa voix se fit plus intense.
- Et nous pourTions avoir quelques cochons. J'pourrais construire un fumoir, comme celui qu'avait grand-père, et, quand on tuerait le cochon, on pour-rait fumer le lard et le jambon, et faire du boudin et un tas d'autres choses. Et quand le saumon remonterait la rivière, on pourrait en attraper un cent et les saler et les fumer. On pour-rait en manger au premier déjeuner. Y a rien de meilleur que le saumon fumé. ¿ la saison des fruits, on pourrait faire des conserves... les tomates, c'est facile à mettre en conserve. Tous les dimanches, on tuerait un poulet ou un lapin. Peut-être bien qu'on aurait une vache ou une chèvre, et de la crème si épaisse qu'il faudrait la couper au couteau et la prendre avec une cuillère.
Lennie le regardait, les yeux écarquillés, et le vieux Candy le regardait aussi. Lennie dit doucement:
- On vivrait comme des rentiers.
- Pour s˚r, dit George. Un tas de légumes dans le jardin, et, si on voulait un peu de whiskey, on n'aurait qu'à vendre quelques ceufs ou quelque chose, ou du lait. C'est là qu'on habiterait. «a serait notre chez-nous. Y aurait plus besoin de courir le pays et de se faire nourrir par un cuisinier japonais. Non, non, nous aurions notre
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propre maison qui serait à nous, et on ne dormirait plus dans une chambrée.
- Parle-moi de la maison, George, supplia Lennie.
- Oui, on aurait une petite maison et une chambre pour nous autres. Un petit poêle en fonte tout rond, et, l'hiver, on y entretiendrait le feu. Y
aurait pas assez de terre pour qu'on soit obligé de travailler trop fort.
Six à sept heures par jour, peut-être bien. On aurait pas à charger de l'orge onze heures par jour. Et, quand on planterait une récolte, on serait là pour la récolter. On verrait le résultat de nos plantations.
- Et des lapins, dit Lennie ardemment. Et c'est moi qui les soignerais.
Dis-moi comment que je ferais, George.
- Bien s˚r, t'irais dans le champ de luzerne avec un sac. Tu remplirais le sac et tu l'apporterais dans les cages aux lapins.
- Et ils brouteraient, ils brouteraient, dit Lennie, comme ils font, tu sais. J'les ai vus.
- Toutes les six semaines, à peu près, continua George, y en aurait qui feraient des petits. Comrne ça, on aurait des tas de lapins à manger ou à
vendre. Et nous garderions quelques pigeons pour voler autour du moulin, comme ils faisaient quand j'étais gosse.
Fasciné, il regarda le mur au-dessus de la tête de Lennie.
- Et ça serait à nous, et personne npourrait nous foutre dehors, Et si on n'aimait pas un type, on lui dirait: " Fous le camp ", et il faudrait qu'il le fasse, nom de Dieu. Et si un ami s'amenait, on 104
aurait un lit de réserve, et on lui dirait: " Pourquoi que tu restes pas à
passer la nuit? " Et, bon Dieu, il le ferait. On aurait un setter et deux ou trois chats tigrés, mais faudra que tu fasses attention à ce que ces chats n'attrapent pas les petits lapins.
Lennie respirait fortement.
- qu'ils essaient de les attraper, les lapins, j'leur casserais les reins, nom de Dieu. J'les... j'les écrabouillerais à coups de b‚ton.
Il se calma, grognant en dedans, menaçant les chats futurs qui oseraient déranger les futurs lapins.
George était assis, médusé par sa propre vision. quand Candy parla, tous les deux sursautèrent comme s'ils s'étaient laissé prendre en faute. Candy dit:
- Tu sais o˘ il y a un endroit comme ça? George se mit tout de suite sur la défensive.
- Et quand bien même que je le saurais? dit-il.
qu'est-ce que ça peut te faire?
- T'as pas besoin de me dire o˘ que c'est. «a pourTait être n'importe o˘.
- Certainement, dit George. C'est vrai. T'y mettrais cent ans que tu n'pour-rais pas l'trouver. Candy reprit, très agité.
- Combien qu'on demande pour un endroit comme ça?
George le regardait soupçonneux:
- Ben... jpourrais l'avoir pour six cents dollars. Les vieux types qui y habitent sont fauchés, et la vieille a besoin d'une opération. Dis...
qu'est-ce que ça peut bien te foutre? Nos affaires, ça n'te regarde pas.
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Candy dit:
- J'suis pas bon à grand-chose, avec une seule main. J'ai perdu ma main ici même, dans ce ranch. C'est pour ça qu'on me donne toutes les petites besognes. Et on m'a donné deux cent cinquante dollars parce que j'avais perdu ma main. Et j'en ai cinquante de plus en dépôt à la banque, à l'heure qu'il est. «a fait trois cents, et, à la fin du mois, j'en aurai cinquante de plus. J'vas vous dire... - Il se pencha ardemment: - Si j'me joignais à
vous, les gars ? «a ferait trois cent cinquante dollars que j'pourrais y mettre. J'suis pas bon à grand-chose, mais je peux faire la cuisine, et soigner les poulets, et piocher un peu le jardin. qu'est-ce que vous en dites?
George ferma les yeux à demi.
- Faut que je réfléchisse. On avait toujours pensé faire ça ensemble, rien que nous deux. Candy l'interrompit:
- J'ferais un testament, et jvous laisserais ma part au cas que je crèverais, parce que j'ai pas de parents, rien. Vous avez de l'argent, vous autres? On pourrait peut-être s'arranger tout de suite.
George cracha par terre d'un air dégo˚té.
- Nous avons dix dollars à nous deux. Il ajouta, pensif:
- …coute, si moi et Lennie on travaille un mois sans rien dépenser, ça nous fera cent dollars. «a ferait quatre cent cinquante. J'parie qu'on pourrait l'avoir pour ce prix-là. Alors, toi et Lennie, vous pourriez commencer à
l'arranger, et moi, je me trouverais un emploi pour payer le reste, et vous pourriez vendre des ceufs et des trucs comme ça.
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Ils restèrent silencieux. Ils se regardaient les uns les autres, étonnés.
Cette chose, qu'ils n'avaient jamais vraiment crue, était sur le point de se réaliser. George dit avec componction:
- Nom de Dieu! J'parie qu'on pourrait l'avoir. L'émerveillement emplissait ses yeux.
- Jparie qu'on pourrait l'avoir, répéta-t-il doucement.
Candy s'assit sur le bord de son lit. Il gratta nerveusement son poignet mutilé.
- Je me suis blessé, il y a quatre ans, dit-il. Bientôt, on me foutra dehors. Sitôt que je pour-rai plus balayer une chambre, on m'enverra à la charge du comté. Peut-être bien que si je vous donnais mon argent, à vous autres, vous mlaisseriez piocher vot'jardin, même après que j'pourrais plus très bien le faire. Et je laverais la vaisselle, et d'autres petites choses comme ça. Mais je serais chez nous et on me laisserait travailler chez nous. Il dit misérablement:
- Vous avez vu ce qu'ils ont fait à mon chien, ce soir? Ils disaient qu'il n'était plus bon pour personne même pas pour lui-même. quand on m'foutra dehors, je voudrais que quelqu'un m'envoie un coup de fusil. Mais ils ne feront point ça. J'aurai nulle part o˘ aller, et j'pourrai plus trouver de travail. J'aurai trente dollars de plus quand vous serez prêts à partir.
George se leva.
- On le fera, dit-il. On l'arrangera cette bonne vieille maison, et on ira y habiter.
Il se rassit. Ils étaient tous assis, immobiles, hypnotisés par la beauté
de la chose, l'esprit tendu
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vers le futur, quand cette chose adorable viendrait à se réaliser.
George dit, spéculatif:
- Supposez qu'il y ait une fête, ou qu'un cirque vienne en ville, ou un match de base-ball, n'importe quoi.
Le vieux Candy opina à cette idée.
- Ben, on irait, dit George. On demanderait la permission à personne. On dirait simplement: " Allons-y ", et on irait. On se contenterait de traire la vache, de jeter un peu de grain aux poulets, et on irait.
- Et de donner de l'herbe aux lapins, intervint Lennie. J'oublierais jamais de les nourrir. quand c'est-il qu'on va le faire, George?
- Dans un mois. Dans un mois exactement. Tu sais ce que je vais faire?
J'vais écrire aux gens qui y habitent pour leur dire que nous l'achetons.
Et Candy enverra cent dollars en versement.
- Pour s˚r, dit Candy. Ils ont un bon poêle, làbas ?
- Oui, ils ont un bon poêle, un poêle à charbon et à bois.
- J'emporterai mon petit chien, dit Lennie. Sacré nom, il se plaira, làbas, tu parles, nom de Dieu!
Au-dehors, des voix s'approchaient, George dit rapidement:
- Ne dites rien à personne. Rien que nous trois et personne d'autre. Ils seraient capables de nous foutre à la porte pour nous empêcher d'avoir notre argent. Y a qu'à continuer comme si on devait charrier de l'orge toute notre vie, et puis,
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un beau jour, brusquement on recevra sa paie et on foutra le camp.
Lennie et Candy opinèrent en grimaçant de joie.
- Faut le dire à personne, murmura Lennie à soi-même.
Candy dit:
- George.
- Oui?
- C'est moi qu'aurais d˚ tuer mon chien, George. J'aurais pas d˚ laisser un étranger tuer mon chien.
La porte s'ouvrit. Slim entra, suivi de Curley, de Carlson et de Whit. Slim avait les mains noires de goudron et il était furieux. Curley était collé à
son coude.
Curley dit:
- Jvoulais pas t'offenser, Slim. J'te demandais simplement: Slim dit:
- Ben, tu m'as demandé trop souvent. J'en ai plein le dos. Si tu npeux pas surveiller ta sacrée femme, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? Fousmoi la paix.
- J'm'efforce de te dire que j'voulais pas foffenser, dit Curley. J'pensais seulement que tu l'avais peut-être vue.
- Pourquoi que tu ne lui dis pas de rester chez elle, là o˘ elle devrait être? dit Carlson. Laisse-la traîner comme ça autour des chambrées, et, dans pas longtemps, t'auras quelque affaire sur les bras, et puis tu pourras rien y faire.
Curley se retourna d'un bond vers Carlson.
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- Toi, te mêle pas de ça si tu ne veux pas prendre la porte.
Carlson rit:
- Bougre de salaud, dit-il. T'as essayé de foutre la trouille à Slim, mais ça n'a pas marché. C'est Slim qui te l'a foutue, la trouille. T'as autant de courage qu'un lapin. J'me fous pas mal que tu sois le meilleur boxeur du pays. T'as qu'à venir te frotter à moi, et je te la ferai valser ta sacrée sale gueule.
Candy se joignit avec joie à l'attaque.
- Un gant plein de vaseline, dit-il avec dégo˚t. Curley le fulmina du regard. Ses yeux allèrent alors se poser sur Lennie qui souriait toujours, ravi à l'idée de son ranch. Curley s'approcha de Lennie comme un terrier.
- qu'est-ce que t'as à rire? Lennie le regarda ahuri.
- Hein ?
Alors Curley explosa de rage:
- Amène-toi ici, gros enfant de putain. Metstoi debout. Il sera pas dit qu'un gros enfant de putain comme toi aura rigolé de moi. J't'apprendrai, moi, qui c'est qui a peur.
Lennie, désemparé, regardait George, puis il se leva et chercha à reculer.
Curley s'était mis en position. Il décocha à Lennie un coup de son poing gauche, puis lui écrasa le nez avec le droit. Lennie poussa un cri de terreur. Le sang lui jaillit des narines.
- George, cria-t-il, dis-lui de m'laisser tranquille, George.
Il recula jusqu'au mur, et Curley le suivit en le 110
frappant au visage. Lennie gardait ses mains à ses côtés; il avait trop peur pour se défendre luimême.
George, debout, hurlait:
- Vas-y, Lennie, le laisse pas faire.
Lennie se couvrit le visage de ses grosses pattes. Il gémissait de terreur.
Il s'écria:
- Fais-le cesser, George.
Curley le frappa alors au creux de l'estomac et lui coupa la respiration.
Slim bondit:
- La sale petite vache! cria-t-il. C'est moi qui vais m'en charger.
George étendit la main et retint Slim.
- Un instant! hurla-t-il.
Il mit ses mains en porte-voix autour de sa bouche et hurla:
- Vas-y, Lennie!
Lennie enleva ses mains de dessus sa figure et chercha à voir George.
Curley le frappa dans les yeux. La large face fut inondée de sang. George hurla de nouveau:
- Vas-y, je t'ai dit.
Curley balançait le poing quand Lennie l'attrapa. Une minute plus tard, Curley s'écroulait, comme un poisson au bout d'une ligne, et son poing fermé était perdu dans la grosse main de Lennie. George traversa la chambre en courant.
- L‚che-le, Lennie, l‚che-le.
Mais Lennie, terrifié, regardait s'écrouler le petit homme qu'il tenait. Le sang coulait sur la face de Lennie, un de ses yeux était écorché et fermé.
George le gifla à plusieurs reprises, et Len-
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ton ami, t'as dit: " Il fera aussi bien d'pas se frotter à Lennie s'il sait ce qui est bon pour sa santé. " C'est ça exactement que tu m'as dit.
George se tourna vers Lennie:
- C'est pas de ta faute, dit-il. T'as plus besoin d'avoir peur. T'as fait juste ce que je t'avais dit de faire. Mais tu feras peut-être mieux d'aller te laver un peu la figure. T'as une sale gueule.
Lennie sourit de sa bouche endolorie.
- Jvoulais pas d'embêtements, dit-il.
il s'achemina vers la porte, mais, au moment d'y arriver, il se retourna:
- George ?
- qu'est-ce que tu veux?
- J'peux encore soigner les lapins, George?
- Mais oui, t'as rien fait de mal.
- J'avais pas de mauvaise intention, George.
- Allons, fous le camp et va te laver la gueule.
Crooks, le palefrenier noir, logeait dans la sellerie, un petit hangar adossé au mur de l'écurie. D'un côté de la petite chambre, il y avait une fenêtre carrée à quatre vitres, et, de l'autre côté, une porte étroite qui donnait dans l'écurie. Le lit de Crooks consistait en une longue caisse remplie de paille, sur laquelle il étendait ses couvertures. Au mur, près de la fenêtre, il y avait des patères d'o˘ pendaient des harnais brisés en réparation, des bandes de cuir neuf, et, sous la fenêtre même, un petit banc avec des outils de bourrelier, couteaux recourbés, aiguilles, pelotons de fil de lin, et un petit rivoir à main. Des pièces de harnachement pendaient aussi à des patères, un collier fendu, dont le rembourrage en crin s'échappait, une attelle cassée, et une rêne dont le revêtement de cuir avait craqué. Crooks avait sa caisse à pommes au-dessus de son lit, et il y conservait des rangées de médicaments, aussi bien pour lui que pour les chevaux. Il y avait des boîtes de savon pour l'entretien des selles, et un pot de goudron dégouttant, dont le manche du pinceau dépassait 117
le bord. Un certain nombre d'objets personnels jonchaient le plancher; car, vivant seul, Crooks pouvait laisser ses affaires traîner partout, et, étant palefrenier et infirme, il était plus permanent que les autres hommes, et il avait accumulé plus de choses qu'il n'aurait pu en porter sur son dos.
Crooks possédait plusieurs paires de souliers, une paire de bottes en caoutchouc, un gros réveille-matin et un fusil à un coup. Et il avait des livres également: un dictionnaire en loques, un exemplaire défraîchi du code civil californien de
1905, et quelques livres sales sur un rayon spécial au-dessus de son lit.
Une paire de lunettes d'écaille pendait à un clou sur le mur, au-dessus du lit.
Cette chambre était balayée et assez propre, car Crooks était hautain et fier. Il gardait ses distances et entendait que les autres en fissent autant. Son corps penchait du côté gauche, à cause de sa colonne vertébrale déviée, et ses yeux enfoncés dans les orbites semblaient, en raison de leur profondeur, briller avec intepsité. Son visage maigre était sillonné de profondes rides noires, et il avait des lèvres fines, douloureusement contractées, d'un ton plus clair que le reste de son visage.
C'était samedi soir. Par la porte ouverte qui donnait dans l'écurie, on entendait un bruit de chevaux qui s'agitaient, de pieds qui bougeaient, de dents broyant le foin, un ferraillement de licous. Dans la chambre du palefrenier, une petite lampe électrique jetait une maigre lueur jaune.
Crooks était assis sur son lit. Sa queue de che-118
mise sortait de son pantalon. D'une main, il tenait une bouteille de liniment et, de l'autre, il se frottait l'épine dorsale. De temps en temps, il versait quelques gouttes du liniment dans la paume rose de sa main, et il se remettait à frotter, la main haut fourrée sous sa chemise. Il contractait les muscles de son dos et tressaillait.
Sans bruit, Lennie apparut sur le seuil de la porte ouverte, et il resta là, debout, à regarder, ses larges épaules emplissant presque toute l'ouverture. Crooks fut un moment sans le voir, mais, levant les yeux, il se raidit et son visage prit une expression contrariée. Il retira sa main de dessous sa chemise.
Décontenancé, Lennie souriait, dans son désir de se montrer cordial.
Crooks dit sèchement:
- T'as pas le droit de venir dans cette chambre. C'est ma chambre. Personne n'a le droit d'y venir, sauf moi.
Lennie avala sa salive et accentua son sourire de bon chien.
- J'fais rien, dit-il. J'suis juste venu voir mon chiot. Et j'ai vu qu'il y avait de la lumière, expliqua-t-il.
- Ben, j'ai bien le droit d'avoir de la lumière. Allons, sors de ma chambre. On n'veut pas de moi dans votre chambre, moi jveux pas de vous dans la mienne.
- Pourquoi qu'on n'veut pas de toi? dit Lennie.
- Parce que je suis noir. Ils jouent aux cartes, là-bas, mais moi, jpeux pas jouer parce que je
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suis noir. Ils disent que je pue. Ben, j'peux te le dire, pour moi, c'est vous tous qui puez.
Lennie, déconcerté, laissait pendre ses grosses mains.
- Tout le monde est allé en ville, dit-il. Slim, et George, et tout le monde. George a dit qu'il fallait que je reste ici et que je fasse pas de bêtises. J'ai vu qu'il y avait de la lumière.
- Et après, qu'est-ce que tu veux?
- Rien... J'ai vu de la lumière. J'ai pensé que je pouvais entrer m'asseoir une minute.
Crooks dévisagea Lennie, et prit derrière lui les lunettes qu'il décrocha et ajusta sur ses oreilles roses. Puis il dévisagea Lennie de nouveau.
- Et puis, j'sais pas ce que tu viens faire dans l'écurie, dit-il en manière de protestation. T'es pas roulier. Les débardeurs n'ont rien à voir à l'écurie. T'es pas roulier. T'as rien à faire avec les chevaux.
- Le chien, répéta Lennie. J'suis venu voir mon petit chien.
- Eh ben, va le voir ton chien. Ne viens pas là o˘ qu'on ne veut pas de toi.
Lennie perdit son sourire. Il fit un pas dans la chambre, puis, se rappelant, recula vers la porte.
- J'les ai regardés un peu. Slim dit qu'il faut pas que j'les caresse trop.
Crooks dit:
- T'as passé ton temps à les sortir de leur caisse. «a m'étonne que la mère n'les ait pas emportés ailleurs.
- Oh! ça lui est égal. Elle me laisse faire. Lennie s'était de nouveau avancé dans la chambre.
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Crooks fronça les sourcils, mais le sourire désarmant de Lennie eut raison de lui.
- Entre, et assieds-toi un moment, dit Crooks. ce qu'il paraît, t'as pas envie de me laisser tranquille, alors autant t'asseoir.
Sa voix se faisait plus cordiale.
- Comme ça, tout le monde est parti en ville?
- Tout le monde, sauf Candy. Il est là-bas, dans la chambrée, à tailler son crayon, à tailler et à compter.
Crooks consolida ses lunettes.
- ¿ compter? qu'est-ce qu'il compte, Candy? Lennie cria presque:
- Au sujet des lapins.
- T'es dingo, dit Crooks, fou à lier. qu'est-ce que tu veux dire avec tes lapins?
- Les lapins qu'on va avoir, et c'est moi qui les soignerai, j'couperai de l'herbe, j'leur donnerai de l'eau, des choses comme ça.
- Un vrai dingo, dit Crooks. J'comprends que le type avec qui tu voyages aime autant n'pas t'avoir près de lui.
Lennie dit tranquillement:
- C'est pas de blague. On va l'avoir. On va avoir une petite ferme et on vivra comme des rentiers.
Crooks s'installa plus confortablement sur son lit.
- Assois-toi, proposa-t-il. Assois-toi sur le baril à clous.
Lennie se tassa sur le petit baril.
- Tu crois que c'est de la blague, dit Lennie. Mais c'est pas de la blague.
Chaque mot est la vérité, t'as qu'à demander à George.
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Crooks mit son menton noir dans sa paume rose.
- Tu voyages avec George, pas vrai?
- Pour s˚r, dit Lennie. Nous deux, on va partout ensemble.
- Des fois il parle, continua Crooks, et tu n'comprends rien à ce qu'il raconte. C'est pas vrai?
Il se pencha, scrutant Lennie de ses yeux profonds.
- C'est pas vrai?
- Oui... des fois.
- Et il continue à causer et tu n'comprends rien à ce qu'il raconte?
- Oui... des fois. Mais... pas toujours. Crooks se pencha sur le bord du lit.
- J'suis pas un nègre du Sud, dit-il. J'suis né ici même, en Californie.
Mon père élevait des volailles. Il avait environ cinq hectares . Les gosses des blancs venaient jouer chez nous, et il y en avait qui étaient assez gentils. Mon père n'aimait pas ça. C'est que bien plus tard que j'ai compris pourquoi qu'il n'aimait pas ça. Mais, j-- sajs.
Il hésita, et quand il se remit à parler, sa voix était plus douce.
- Y avait pas une famille noire à plusieurs milles à la ronde. Et maintenant, y a pas un seul noir dans ce ranch, et il n'y a qu'une famille à Soledad.
Il se mit à rire.
- Si je dis quelque chose, ben, c'est juste un nègre qui parle.
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Lennie demanda:
- Combien que tu crois qu'il faudra de temps avant que je puisse caresser ces petits chiens? Crooks se remit à rire:
- On peut te parler, on est s˚r que t'iras pas répéter ce qu'on t'a dit.
Dans une quinzaine, ces petits chiens seront assez grands. George sait ce qu'il raconte. Il parle, et toi, tu n'comprends pas un mot.
Il se pencha, très animé:
- C'est pas autre chose qu'un nègre qui parle, et un nègre qu'a le dos cassé. Par conséquent, ça ne veut rien dire, tu comprends? De toute façon, tu te rappellerais pas. C'est pas une fois que j'ai vu ça, mais mille... un type qui parle avec un autre, et puis, ça n'a pas d'importance s'il n'entend pas ou s'il ne comprend pas. L'important c'est de parler, ou bien de rester tranquille, sans parler. Peu importe, peu importe.
Son agitation avait augmenté, et maintenant, il se martelait le genou avec sa main.
- George peut te dire un tas de conneries, et ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est parler. C'est être avec un autre. Voilà tout.
Il s'arrêta.
Sa voix se fit douce, persuasive.
- Suppose que George ne revienne pas. Suppose qu'il foute le camp et qu'il n'revienne pas. qu'est-ce que tu ferais?
Lennie, peu à peu, faisait attention à ce que l'autre lui disait:
- quoi? dit-il.
- Je dis, suppose que George est allé en ville ce soir et que t'entendes plus jamais parler de lui.
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Crooks poussait une sorte de victoire personnelle.
- Imagine ça, simplement.
- Il ne fera pas ça, s'écria Lennie. George ne ferait pas une chose pareille. Y a longtemps que je vis avec George. Il reviendra cette nuit...
Mais le doute était trop fort pour lui.
- Tu n'crois pas qu'il reviendra?
Le visage de Crooks s'illuminait au plaisir qu'il éprouvait à torturer:
- On npeut jamais savoir ce qu'un type peut faire, observa-t-il calmement.
Disons qu'il veuille revenir et qu'il ne puisse pas. Suppose qu'il soit tué, ou blessé, et qu'il ne puisse pas revenir.
Lennie s'efforçait de comprendre.
- George ne ferait pas une chose pareille, répéta-t-il. George est prudent.
Il s'fera pas blesser. Il ne s'est jamais blessé, parce qu'il est prudent.
- Enfin, une supposition, une supposition qu'il n'revienne pas, qu'est-ce que tu ferais?
Le visage de Lennie se contracta sous l'appréhension.
- J'sais pas. Et puis, au fait, qu'est-ce que t'as dans l'idée? s'écria-t-il. Ce n'est pas vrai. George n'est pas blessé.
Crooks insistait.
- Tu veux que je te dise ce qui arriverait? On t'emmènerait à l'asile des dingos. Et là, on t'attacherait avec un collier, comme un chien.
Soudain, les yeux de Lennie se fixèrent avec une expression de rage froide.
Il se leva et s'approcha dangereusement de Crooks.
124
- qui est-ce qui a fait du mal à George? demanda-t-il.
Crooks vit s'approcher le danger. Il se recula sur son lit pour se garer.
- Je supposais, simplement, dit-il. George n'a pas de mal. Il va très bien.
Il va revenir, bien s˚r. Lennie était au-dessus de lui.
- Pourquoi que tu supposais? Jveux pas que personne suppose que George puisse avoir du mal.
Crooks enleva ses lunettes et s'essuya les yeux avec ses doigts.
- Assois-toi, dit-il. George n'a pas de mal. Lennie retourna s'asseoir sur son baril, en grondant.
- Jveux pas qu'on parle de faire du mal à George, grommela-t-il.
Crooks dit doucement:
- Maintenant, tu comprendras peut-être. Toi t'as George. Tu sais qu'il va revenir. Suppose que faies personne. Suppose que tu npuisses pas aller dans une chambre jouer aux cartes parce que t'es un nègre? Suppose que tu sois obligé de rester assis ici, à lire des livres. Bien s˚r, tu pourrais jouer avec des fers à cheval jusqu'à la nuit, mais après, faudrait que tu rentres lire tes livres. Les livres, c'est bon à rien. Ce qu'il faut à un homme, c'est quelqu'un... quelqu'un près de lui.
- George va revenir, dit Lennie d'une voix effrayée, pour se rassurer.
Peut-être bien que George est déjà revenu. Je ferais peut-être mieux &aller voir.
Crooks dit:
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- Jvoulais pas te faire peur. Il reviendra. C'est de moi que je parlais.
Imagine un type ici, tout seul, la nuit, à lire des livres peut-être bien, ou à penser, ou quelque chose comme ça. Des fois, ils se met à penser et il n'a personne pour lui dire si c'est comme ça ou si c'est pas comme ça.
Peutêtre que s'il voit quelque chose, il n'sait pas si c'est vrai ou non.
Il ne peut pas se tourner vers un autre pour lui demander s'il le voit aussi. Il npeut pas savoir. Il a rien pour mesurer. J'ai vu des choses ici.
J'étais pas so˚l. J'sais pas si je dormais. Si j'avais eu quelqu'un avec moi, il aurait pu me dire si je dormais, et alors je n'y penserais plus.
Mais j'sais pas.
Crooks regardait maintenant à l'autre bout de la chambre, vers la fenêtre.
Lennie dit, lamentablement:
- George ne s'en ira pas, il ne me laissera pas seul. J'sais bien que George n'ferait pas une chose pareille.
Le palefrenier continua rêveusement:
- Je m'rappelle quand j'étais gosse, dans la ferme à volailles de mon père.
J'avais deux frères. Ils étaient toujours avec moi, toujours là. On dormait dans la même chambre, dans le même lit... tous les trois. On avait un carré
de fraisiers, un coin de luzerne. quand il y avait du soleil, le matin, on l‚chait les poulets dans la luzerne. Mes frères plantaient un grillage autour et les regardaient... blancs qu'ils étaient, les poulets.
Peu à peu, Lennie s'intéressait à ce qu'il entendait.
- George a dit qu'on aurait de la luzerne pour les lapins.
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- quels lapins?
- On aura des lapins et un carré de fraisiers.
- T'es dingo.
- Pas du tout, c'est vrai. Tu demanderas à George.
- T'es dingo, dit Crooks, méprisant. J'ai vu des centaines d'hommes passer sur les routes et dans les ranches, avec leur balluchon sur le dos et les mêmes bobards dans la tête. J'en ai vu des centaines. Ils viennent, et, le travail fini, ils s'en vont ; et chacun d'eux a son petit lopin de terre dans la tête. Mais y en a pas un qu'est foutu de le trouver. C'est comme le paradis. Tout le monde veut un petit bout de terrain. Je lis des tas de livres ici. Personne nva jamais au ciel, et personne n'arrive jamais à
avoir de la terre. C'est tout dans leur tête. Ils passent leur temps à en parler, mais c'est tout dans leur tête.
Il s'arrêta et regarda vers la porte ouverte, car les chevaux s'agitaient, inquiets, et les licous cliquetaient. Un cheval hennit.
- Jparie qu'il y a quelqu'un là-bas, dit Crooks. Peut-être bien Slim. Des fois, Slim vient deux ou trois fois par nuit. C'est un vrai roulier, Slim.
Il s'préoccupe de ses bêtes.
Il se mit péniblement debout, et s'approcha de la porte.
- C'est toi, Slim? cria-t-il. La voix de Candy répondit:
- Slim est allé en ville. Dis, t'as pas vu Lennie?
- Le grand type tu veux dire?
- Oui, tu l'as pas vu par là?
- Il est ici, dit Crooks brièvement.
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Il revint se coucher sur son lit.
Candy se tenait sur le pas de la porte et grattait son moignon, et il parcourait la chambre de ses yeux qu'aveuglait la lumière. Il n'essayait pas d'entrer.
- J'vais te dire, Lennie. J'ai calculé au sujet de ces lapins.
Crooks dit, irrité:
- Tu peux entrer si tu veux. Candy semblait embarrassé:
- J'sais pas. Naturellement, si tu veux que j'entre.
- Entre donc. Si tout le monde entre, tu peux bien faire comme les autres.
Crooks parvenait mal à dissimuler son plaisir derrière de la colère. Candy entra, mais il était toujours embarrassé.
- C'est bien confortable ici, dit-il à Crooks. «a doit être plaisant d'avoir une chambre comme ça, pour soi tout seul.
- Pour s˚r, dit Crooks, et avec un tas de fumier sous la fenêtre. S˚r que c'est plaisant. Lennie interrompit.
- T'as dit au sujet des lapins?
Candy s'appuya au mur, près du collier cassé, et gratta son poignet mutilé.
- Y a longtemps que j'habite ici, dit-il. Et il y a longtemps que Crooks habite ici. C'est la première fois que je vois sa chambre.
Crooks dit sombrement:
- Les gars aiment pas beaucoup venir dans la chambre d'un noir. Y a que Slim qu'est venu ici. Slim et le patron.
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Candy changea rapidement de sujet.
- Slim est un roulier comme y en a pas deux. Lennie se pencha vers le vieux.
- Alors, et les lapins? insista-t-il. Candy sourit:
- J'ai tout calculé. On pourra faire de l'argent avec ces lapins si on sait s'y prendre.
- Mais c'est moi qui les soignerai, interrompit Lennie. George a dit que c'est moi qui les soignerai. Il a promis.
Crooks lui coupa brutalement la parole.
- Vous vous bourrez le cr‚ne, les gars. Vous passez votre temps à en parler, mais vous ne l'aurez jamais, vot' terre. Tu resteras ici comme homme de corvée jusqu'à ce qu'on t'en sorte dans une boîte. Bon Dieu, j'en ai vu trop, des types comme vous. Lennie, là, il quittera le travail, et, dans deux ou trois semaines, il se retrouvera sur les routes. ¿ ce qu'on dirait, tout le monde a un coin de terre dans la tête.
Candy se frottait la joue avec colère.
- Pour s˚r, nom de Dieu, qu'on va le faire. George l'a dit. Nous avons déjà
l'argent.
- Ah oui? dit Crooks. Et o˘ est-il, George, en ce moment? En ville, dans quelque bordel. C'est là qu'il s'en va vot' argent. Bon Dieu, j'ai vu ça arriver tant de fois. J'ai vu trop de gars avec de la terre dans la tête.
Ils n'en trouvent jamais sous leur main.
Candy s'écria:
- S˚r que tout le monde en veut. Tout le monde veut un lopin de terre, pas beaucoup. quelque chose qui est à vous, simplement. quel-129
que chose o˘ qu'on peut vivre et d'o˘ personne n'peut vous faire partir.
J'en ai jamais eu. J'ai fait des récoltes pour tous les habitants de cet …
tat, autant dire, mais c'étaient pas mes récoltes, et quand je les coupais, c'était pas ma moisson. Mais maintenant, nous allons le faire. George n'a pas l'argent sur lui. Cet argent est à la banque. Moi, et Lennie, et George. Nous aurons une chambre à nous. Nous aurons un chien, et des lapins et des poulets. Nous aurons du mais vert, et peut-être bien une vache aussi, ou une chèvre.
Il s'arrêta, débordé par son tableau. Crooks demanda:
- Tu dis que vous avez l'argent?
- Comme tu le dis. La plus grande partie. Il ne nous en manque qu'un petit peu. On l'aura dans un mois. George a déjà choisi la terre.
Crooks tordit le bras et s'explora l'épine dorsale avec la main.
- J'ai jamais vu personne le faire, dit-il. J'ai connu des gars qu'étaient moitié fous de l'envie d'avoir une terre, mais, chaque fois, un bordel ou une partie de vingt-et-un leur prenaient ce qu'il leur fallait.
Il hésita:
- Si des fois... vous autres, vous aviez besoin de quelqu'un qui travaillerait pour rien, juste au pair, ben, j'irais vous donner un coup de main. J'suis pas infirme au point d'pas pouvoir travailler comme une brute si je veux.
- Dites, les gars, vous auriez Pas vu Curley, l'un de vous?
Ils tournèrent la tête vers la porte. La femme de 130
Curley les regardait. Elle était fortement maquillée. Ses lèvres s'entrouvraient légèrement. Elle haletait comme si elle avait couru.
- Curley n'est point venu ici, dit Candy hargneusement.
Elle était toujours sur le seuil, leur souriant un peu, se frottant les ongles d'une main avec le pouce et l'index de l'autre. Et ses yeux se posaient successivement sur chacun d'eux.
- Ils ont laissé ici tous ceux qu'étaient pas forts, dit-elle enfin. Vous vous figurez que j'sais pas o˘ ils sont allés. Même Curley, je sais o˘ ils sont allés tous.
Lennie la regardait, fasciné, mais Candy et Crooks, mécontents, évitaient de rencontrer ses regards. Candy dit:
- Alors, si vous savez, pourquoi c'est-il que vous venez nous demander o˘
qu'est Curley? Elle les regarda, amusée:
- C'est drôle, dit-elle, quand je trouve un homme et qu'il est seul, j'm'entends toujours avec lui. Mais, sitôt que vous êtes deux ensemble, on n'peut pas vous tirer une parole. Vous vous contentez de vous foutre en rogne.
Elle cessa de s'occuper de ses doigts et mit ses mains sur ses hanches.
- Vous avez tous peur les uns des autres, c'est pas autre chose. Vous avez tous peur que les autres aient quelque chose à raconter sur votre compte.
Au bout d'un instant, Crooks dit:
- Vous feriez peut-être mieux de rentrer chez vous. On rveut pas avoir d'ennuis ici.
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- Oh! c'est pas moi qui vous ferai des ennuis. Vous croyez que j'aime pas causer à quelqu'un de temps en temps? Vous croyez que j' m'amuse à rester toute la journée dans cette maison.
Candy posa son moignon sur son genou et le frotta doucement avec sa main.
Il dit d'un ton de reproche:
- Vous avez un mari. Vous avez aucune raison d'aller tourner autour des hommes, pour qu'on ait des histoires.
La femme s'emporta:
- S˚r que j'ai un mari. Vous l'avez tous vu. Un type un peu là, hein? Passe son temps à annoncer ce qu'il va faire aux gars qu'il n'aime pas, et il n'aime personne. Vous vous figurez que je vais rester dans cette maison de quatre sous à écouter comment Curley attaque du bras gauche et puis amène ce vieux coup droit? Un, deux, qu'il dit, ce vieux un-deux, et v'là le type sur le dos.
Elle s'arrêta, et son visage, perdant son expression furieuse, manifesta de l'intérêt.
- ¿ propos... qu'est-ce qui est arrivé à la main de Curley?
Il y eut un silence embarrassé. Candy coula un regard vers Lennie. Puis il toussa.
- Ben... Curley... il s'est fait prendre la main dans une machine, madame.
Il s'est écrasé la main.
Elle l'observa un moment puis éclata de rire.
- Des blagues! Faut pas essayer de m'empiler. Curley a commencé quelque chose qu'il n'a pas pu finir. Pris dans une machine... des blagues! En tout cas, depuis qu'il s'est fait écraser la main, il 132
n'a plus donné le bon vieux un-deux à personne. qui c'est-il qui l'a amoché?
Candy répéta sourdement:
- Il se l'est fait prendre dans une machine.
- «a va, dit-elle dédaigneusement, ça va. Défendez-le si ça vous fait plaisir. qu'est-ce que vous voulez que ça me foute? Regardez-moi ce tas de clochards, et ça se croit supérieur. qu'est-ce que vous croyez que je suis, une môme? Je vous le dis, j'aurais pu faire du thé‚tre si j'avais voulu. Et pas que dans un seul. Et un type m'a dit qu'il pourTait me faire faire du cinéma...
Elle suffoquait d'indignation:
- Le samedi soir, tout le monde fait quelque chose. Tout le monde! Et moi, qu'est-ce que je fais? J'suis là à causer avec un tas de clochards... un nègre, un piqué, et un vieux pouilleux de berger... et le comble, c'est que ça me plaît, parce qu'il n'y a personne d'autre.
Lennie la regardait, bouche bée. Crooks s'était abrité derrière cette terrible dignité protectrice des noirs. Mais le vieux Candy se transforma.
Il se leva soudain et renversa son baril de clous.
- En v'là assez, dit-il furieux. On veut pas de vous ici. On vous l'a déjà
dit. Et j'vous avertis, vous vous foutez dedans en ce qui nous concerne.
Vous avez pas assez de sens dans votre petite cervelle de poulet pour voir qu'on est pas des clochards. Une supposition que vous nous fassiez foutre à
la porte. Une supposition. Vous vous figurez qu'on va aller courir les routes à la recherche d'une autre sacrée place comme ça, à vingt-cinq cents? Vous n'savez pas que nous avons not'
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ranch à nous, o˘ qu'on peut aller, et not'maison à nous. Nous sommes pas forcés de rester ici. Nous avons une maison, et des poulets, et des arbres fruitiers, et un ranch cent fois plus joli que celui-ci. Et on a des amis, c'est ça qu'on a. Y a peut-être bien eu un temps o˘ qu'on avait peur de se faire foutre à la porte, mais c'est plus maintenant. Nous avons not' terre à nous, et elle nous appartient, et c'est là que nous pouvons aller.
La femme de Curley lui rit au nez.
- Des blagues, dit-elle. J'en ai connu des gars comme vous. Si vous aviez vingt ronds en poche, vous seriez en ville à vous payer deux coups de whiskey et à lécher le fond de vos verres. J'vous connais, les gars.
Candy devenait de plus en plus rouge, mais elle n'avait pas fini de parler qu'il était déjà parvenu à se dominer. Il était maître de la situation.
- J'aurais d˚ savoir, dit-il doucement. Vous feriez peut-être mieux d'aller jouer au cerceau ailleurs. Nous n'avons absolument rien à vous dire. Nous avons ce que nous avons, et on s'fout que vous le sachiez ou non. Comme ça, vous feriez peut-être aussi bien de vous cavaler, parce que, des fois, Curley n'aimerait peut-être pas trouver sa femme dans l'écurie avec nous autres, les clochards.
Elle les dévisagea à tour de rôle et les vit tous hostiles. Et elle regarda Lennie plus longtemps que les deux autres jusqu'au moment o˘ il baissa les yeux, embarrassé. Soudain, elle dit:
- qui est-ce qui vous a fait ces bleus sur la figure ?
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Lennie jeta sur elle un regard coupable.
- qui... moi?
- Oui, vous.
Lennie, d'un coup d'oeil, appela Candy à son secours, puis il se remit à
contempler ses genoux.
- Il s'est fait prendre la main dans une machine, dit-il.
La femme de Curley se mit à rire:
- «a va, Machine. J'te parlerai plus tard. Les machines, moi j'aime ça.
Candy intervint:
- Vous laisserez ce garçon tranquille. Nvous frottez pas à lui. Je répéterai à George ce que vous venez de dire. George nvous laissera pas embêter Lennie.
- qui est George? demanda-t-elle, le petit type qui est venu avec toi?
Lennie eut un sourire heureux:
- C'est ça, dit-il. C'est lui, et il me laissera soigner les lapins.
- Oh! ben, si c'est ça que tu veux, j'pourrais m'en procurer moi-même des lapins.
Crooks se leva de son lit et se planta devant elle.
- En v'là assez, dit-il froidement. Vous n'avez pas le droit de venir dans la chambre d'un noir. Vous n'avez aucun droit de venir tourner par ici.
Vous allez foutre le camp, et vite. Sinon, j'demanderai au patron de n'plus vous laisser venir à l'écurie.
Elle se tourna vers lui, méprisante.
- …coute, nègre, dit-elle, tu sais ce que je pourmis faire si t'ouvres ta sale gueule?
Crooks la regarda, éperdu, puis il s'assit sur son lit et se retira en luimême.
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Elle se rapprocha:
- Tu sais ce que je pourrais faire?
Crooks semblait rapetisser et il se pressait contre le mur.
- Oui, madame.
- Dans ce cas, tiens-toi à ta place, nègre. J'pourrais te faire pendre à
une branche d'arbre si facilement que ça ne serait même pas rigolo .
Crooks était réduit à rien. Il n'avait plus ni personnalité ni moi, rien qui p˚t éveiller ni sympathie ni antipathie. Il dit: " Oui, madame ", d'une voix blanche.
Elle resta un moment penchée au-dessus de lui, attendant qu'il bouge‚t afin de pouvoir de nouveau le fustiger. Mais Crooks restait complètement immobile, les yeux détournés, mettant à couvert tout ce qui aurait pu être blessé. Elle finit par se retourner vers les deux autres.
Le vieux Candy la regardait fasciné.
- Si jamais vous faisiez ça, on parlerait, nous autres, dit-il calmement.
On raconterait que c'était un coup monté.
- De belles foutaises, vos racontars, s'écriat-elle. Personne ne vous écouterait, vous le savez bien. Personne ne vous écouterait.
Candy céda.
- Non.... admit-il, personne ne nous écouterait.
Lennie gémit:
- J'voudrais que George soit ici. Jvoudrais que George soit ici.
Candy s'approcha de lui:
- T'en fais pas, dit-il, j'viens de les entendre 136
rentrer. George va être au baraquement dans une minute, j'parie.
Il se retourna vers la femme de Curley.
- Vous feriez mieux de rentrer, dit-il calmement, si vous partez tout de suite, on n'dira pas à Curley que vous êtes venue ici.
Elle le toisa froidement:
- J'suis pas tellement s˚re que vous ayez entendu quelque chose.
- Vaut autant pas courir le risque, dit-il. Si vous êtes pas s˚re, vaut mieux pas vous exposer. Elle se tourna vers Lennie:
- J'suis contente que vous ayez un peu amoché Curley. «a devait lui arriver. Y a des fois que j'aimerais bien l'amocher moi-même.
Elle s'éclipsa par la porte et disparut dans l'obscurité de l'écurie. Et, quand elle traversa l'écurie, les licous cliquetèrent, quelques chevaux s'ébrouèrent, d'autres piaffèrent.
Crooks sembla se dégager lentement des couches protectrices sous lesquelles il s'était abrité.
- C'est vrai ce que t'as dit, que les types étaient de retour? demanda-t-il.
- Pour s˚r, j'les ai entendus.
- Moi, j'ai rien entendu.
- La grille a battu, dit Candy. Il continua:
- Bon Dieu, elle peut s'défiler en vitesse, la femme à Curley. M'est avis qu'elle en a l'habitude. Mais Crooks, maintenant, évitait le sujet.
- Vous feriez peut-être mieux de vous en aller, tous les deux, dit-il.
J'sais plus trop si j'ai envie
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que vous restiez. Un noir doit bien avoir quelques droits, quand bien même qu'ils n'sont pas de son go˚t.
Candy dit:
- Cette garce n'aurait pas d˚ te dire ça.
- «a ne fait rien, dit Crooks sombrement. En venant vous asseoir ici, tous les deux, vous m'avez fait oublier. Ce qu'elle dit est vrai.
Les chevaux s'ébrouèrent dans l'écurie et les chaînes tintèrent, et une voix appela:
- Lennie, eh, Lennie! T'es dans l'écurie?
- C'est George, s'écria Lennie.
Et il répondit:
- Ici, George, j'suis ici.
Une seconde après, George apparaissait dans l'encadrement de la porte, et jetait autour de lui un regard désapprobateur.
- qu'est-ce que tu fous dans la chambre de Crooks? Tu devrais pas être là.
Crooks approuva:
- J'leur ai dit, mais ils sont entrés quand même.
- Pourquoi que tu les as pas foutus dehors?
- Jy tenais pas, dit Crooks. Lennie est bon type.
C'était Candy maintenant qui s'agitait:
- Oh! George. J'ai calculé et calculé. J'ai tout figuré, même comment on pourrait gagner de l'argent avec les lapins.
George gronda:
- J'croyais t'avoir dit d'en parler à personne. Candy fut tout déconfit.
- Y l'ai dit à personne, sauf à Crooks.
138
George dit:
- Enfin, foutez le camp de là, tous les deux. Bon Dieu, c'est à croire que j'peux pas m'éloigner une minute.
Candy et Lennie se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Crooks appela:
- Candy!
- Hein?
- Tu t'rappelles ce que j'ai dit, au sujet de piocher et des petits ouvrages?
- Oui, dit Candy, j'me rappelle.
- Ben, oublie-le, dit Crooks. J'en pensais pas un mot. C'était de la blague. J'aimerais pas habiter un endroit comme ça.
- Bon, entendu, si c'est ton sentiment. Bonne nuit.
Les trois hommes sortirent. quand ils traversèrent l'écurie, les chevaux s'ébrouèrent et les licous tintèrent.
Assis sur son lit, Crooks resta quelques minutes à regarder la porte, puis il leva la main pour atteindre son flacon de liniment. Il releva sa chemise par-derrière, versa un peu de liniment dans sa paume rose et, la passant derrière lui, il commença à se frotter l'épine dorsale.
A
¿ l'un des bouts de la vaste écurie, il y avait un gros tas de foin nouveau, et le tas était surmonté du grappin à quatre dents suspendu à sa poulie. Le foin s'abaissait vers l'autre bout de l'écurie comme le versant d'une montagne, et il y avait un espace vide en vue de la prochaine fenaison. De chaque côté, on pouvait voir les r‚teliers, et, entre les barreaux, les têtes des chevaux apparaissaient.
C'était dimanche après-midi. Les chevaux au repos mordillaient les quelques brindilles de foin qui restaient, et ils piaffaient, mordaient le bois des mangeoires et faisaient cliqueter leurs licous. Le soleil de l'après-midi filtrait à travers les fentes des murs et traçait des raies lumineuses sur le foin. L'air bourdonnait du vol des mouches, le bourdonnement paresseux de l'après-midi.
Au-dehors, on entendait le tintement des fers à cheval sur la fiche d'acier, et les cris des hommes qui jouaient, s'encourageaient, se moquaient. Mais, dans l'écurie, tout était calme, bourdonnant, paresseux et chaud.
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Il n'y avait que Lennie dans l'écurie, et Lennie était assis dans le foin, près d'une caisse d'emballage qui se trouvait sous une mangeoire, dans la partie de l'écurie qui n'était pas encore remplie de foin. Lennie était assis dans le foin et regardait un petit chien mort qui gisait devant lui.
Lennie le regarda longtemps, puis il avança sa grosse main et le caressa, le caressa du museau jusqu'au bout de la queue.
Et Lennie dit doucement au petit chien:
- Pourquoi c'est-il que tu t'es laissé tuer? T'es pas aussi petit que les souris. J't'avais pas fait sauter bien fort.
Il releva la tête du chiot et lui regarda la figure en lui disant:
- Maintenant, George ne me laissera peut-être pas soigner les lapins quand il saura que tu es mort.
Il fit un petit creux et y déposa le chien qu'il recouvrit de foin pour le dissimuler. Mais il ne pouvait détacher ses yeux du petit tas qu'il avait fait. Il dit:
- C'est pas assez mal pour que J ,aille me cacher dans les broussailles. Oh! non, s˚rement pas. J'dirai à George que je l'ai trouvé
mort.
Il découvrit le petit chien et l'examina, et il le caressa des oreilles à
la queue. Il continua tristement:
- Mais il le saura. George sait toujours tout. Il dira: " C'est toi qui as fait ça. Faut pas essayer de me tromper. " Et il dira: " Maintenant, rien que pour ça, tu n'soigneras pas les lapins. "
Brusquement, il s'écria avec colère:
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- Pourquoi t'es-tu laissé tuer, nom de Dieu? T'es pas aussi petit que les souris.
Il ramassa le chiot et le lança loin de lui. Il lui tourna le dos. Assis, les genoux relevés, il murmura:
- Maintenant, je n'soignerai pas les lapins. Maintenant, il n'me laissera plus le faire.
Et, dans son désespoir, il oscillait d'avant en arrière.
Dehors, les fers à cheval tintèrent sur la fiche d'acier, et une légère clameur s'éleva. Lennie se mit debout, alla chercher le petit chien, le posa sur le foin et se rassit. Il se remit à le caresser:
- T'étais pas assez grand, dit-il. Ils me l'ont dit et redit que t'étais pas assez grand. J'savais pas que tu mourrais si facilement.
Il passa son doigt sur l'oreille flasque du chien.
- Peut-être que George s'en foutra, dit-il. Il n'lui était rien à George, ce sacré petit fils de garce.
La femme de Curley apparut au coin de la dernière stalle. Elle s'approcha si doucement que Lennie ne la vit pas. Elle portait sa robe de coton de couleur vive et ses mules ornées de plumes d'autruche rouges. Son visage était maquillé et tous ses tire-bouchons bien en place. Elle était tout près quand Lennie leva les yeux et l'aperçut.
Affolé, il jeta une poignée de foin sur le chiot. Il la regarda d'un air sombre.
Elle dit:
- qu'est-ce que t'as là, mon petit ami? Lennie lui jeta un regard farouche:
- George dit qu'il n'faut pas que j'reste avec vous... faut pas que je vous parle, ni rien.
145
Elle rit:
- C'est George qui te dit toujours ce qu'il faut faire ?
Lennie baissa les yeux vers le foin.
- Il dit que je soignerai pas les lapins si je vous parle, ou autre chose.
Elle dit tranquillement:
- Il a peur que Curley s'mette en colère. Ben, Curley a le bras en écharpe... et si Curley fait le méchant, t'auras qu'à lui écraser l'autre main. J'me suis pas laissé prendre à ton histoire de machine.
Mais Lennie ne se laissait pas faire:
- Non, non. S˚r que j'vous parlerai pas, ni rien.
Elle s'agenouilla dans le foin, près de lui.
- …coute, dit-elle. Tout le monde est à jouer aux fers. Il est à peine quatre heures. Ils font un concours. Personne ne partira. Pourquoi donc que je te causerais pas? J'cause jamais à personne. J'me sens horriblement seule.
Lennie dit:
- Enfin, je suis pas supposé vous parler, ni rien.
- J'me sens seule, dit-elle. Toi, tu peux causer aux gens, mais, moi, y a qu'à Curley que jpeux causer. Sans ça, il s'fout en rogne. T'aimerais ça, toi, parler à personne?
Lennie dit:
- J'suis pas supposé le faire. George a peur qu'il m'arrive des ennuis.
Elle changea de sujet:
- qu'est-ce que c'est que t'as là, recouvert?
146
Alors, toute la douleur de Lennie lui remonta:
- Mon petit chien, dit-il tristement. Rien que mon petit chien.
Et, d'un coup de main, il balaya le foin qui le recouvrait.
- Mais il est mont s'écria-t-elle.
- Il était si petit, dit Lennie. On jouait ensemble... et il a fait semblant de me mordre... et j'ai fait semblant de le calotter... et...
j'l'ai fait. Et puis, il était mort.
Elle le consola:
- Te tourmente pas, va. C'était qu'un petit cabot. T'en trouveras facilement un autre. Des cabots, y en a plein le pays.
- C'est pas tant ça, expliqua Lennie misérablement, mais, maintenant, George n'me laissera plus soigner les lapins.
- Pourquoi ça?
- Ben, parce qu'il a dit que, si je faisais encore quelque chose de mal, il mlaisserait pas soigner les lapins.
Elle se rapprocha de lui et lui parla d'un ton c‚lin:
- Aie pas peur de me causer. …coute-les tous qui gueulent, là-bas. Y a quatre dollars d'enjeu dans ce concours. Ils n's'en iront pas avant que ça soit fini.
- Si George me trouve en train de vous causer, il m'engueulera, dit Lennie prudemment. Il me l'a dit.
- Enfin, qu'est-ce que j'ai fait? dit-elle, le visage furieux. J'ai donc pas l'droit de parler à quelqu'un? Pour qui me prend-on, après tout?
147
T'es gentil garçon. Jvois pas pourquoi j'pourrais pas te causer. J'te fais pas de mal,
- Ben, c'est que George dit que vous nous ferez avoir des histoires.
- Bah! dit-elle. quel mal veux-tu que je te fasse? Y en a pas un seul qui ait l'air de s'inquiéter de la vie que je mène ici. Tu peux me croire, j'ai pas été habituée à mener une vie pareille. J'aurais pu devenir quelqu'un.
Elle continua d'une voix sombre:
- Il n'est pas dit que ça n'arrive pas.
Puis, ses mots se précipitèrent dans un désir passionné d'épanchement, comme si elle e˚t craint qu'on lui enlev‚t son auditoire.
- J'habitais Salinas, dit-elle. J'étais toute gosse quand j'y suis venue.
Et, un jour, un thé‚tre s'est amené en ville, et j'ai fait la connaissance d'un des acteurs. Il m'a dit que je pour-rais faire partie de la troupe.
Mais ma mère n'a pas voulu. Parce que j'avais juste quinze ans, qu'elle disait. Mais le type m'avait dit que j'pourrais. Si je l'avais fait, tu parles que j'mènerais un autre genre de vie.
Lennie caressait le petit chien.
- Nous, on aura une petite ferme... et des lapins, expliqua-t-il.
Elle continua son histoire, rapidement, avant qu'il e˚t pu l'interrompre.
- Une autre fois, j'ai rencontré un type qu'était dans le cinéma. J'suis allée danser avec lui au Riverside Dance Palace. Il m'a dit qu'il me ferait faire du cinéma. Il m'a dit que j'étais née actrice. Dès son retour à
Hollywood, il devait m'écrire.
Elle regarda Lennie de tout près, pour voir si elle l'impressionnait.
148
- J'ai jamais reçu la lettre, dit-elle. J'ai toujours eu dans l'idée que ma mère l'avait chipée. Bref, j'allais pas rester dans un trou o˘ j'arriverais à rien, o˘ jpourrais pas m'faire un nom, et o˘ on me volait mes lettres.
J'lui ai demandé si c'était elle qui me l'avait volée, et elle m'a dit que non. Alors, j'ai épousé Curley. J'l'avais rencontré, ce même soir, au Riverside Dance Palace.
Elle demanda:
- Tu m'écoutes?
- Moi! Bien s˚r.
- J'ai encore jamais raconté ça à personne. J'devais peut-être pas. Je n'aime pas Curley. C'est un mauvais garçon.
Et parce qu'elle s'était confiée à lui, elle se rapprocha de Lennie et s'assit près de lui.
- J'aurais pu faire du cinéma, et avoir de belles toilettes... toutes ces jolies toilettes qu'elles portent. Et j'aurais pu m'asseoir dans ces grands hôtels, et on aurait tiré mon portrait. Le premier soir qu'on aurait passé
les films, j'aurais pu y aller, et j'aurais parlé à la sans-fil et ça n'm'aurait pas co˚té un sou, parce que j'aurais joué dans le film. Et toutes ces belles toilettes qu'elles portent. Parce que le type m'a dit que j'étais née actrice.
Elle leva les yeux vers Lennie et elle esquissa un grand geste du bras et de la main pour montrer qu'elle pouvait jouer. Ses doigts suivaient son poignet conducteur, le petit doigt noblement séparé des autres.
Lennie poussa un profond soupir. Au-dehors, un fer tinta sur le métal et des acclamations s'élevèrent.
149
- Y en a un qu'a encerclé la fiche, dit la femme à Curley.
La lumière changeait maintenant que le soleil baissait, et les rais de soleil escaladaient le mur, tombaient sur les r‚teliers et au-dessus de la tête des chevaux.
Lennie dit:
- Peut-être bien que si j'allais jeter ce petit chien dehors, George ne s'en apercevrait pas. Et alors, j'n'aurais plus de difficultés pour soigner les lapins.
La femme de Curley s'écria, en colère:
- Tu n'peux donc pas penser à autre chose qu'à ces lapins?
- On aura une petite ferme, expliqua Lennie patiemment. On aura une maison et un jardin, et un carré de luzerne, et cette luzerne sera pour les lapins, et je prendrai un sac, et je le remplirai de luzerne, et puis je l'apporterai aux lapins.
Elle demanda:
- Pourquoi donc que t'aimes tant les lapins? Lennie dut réfléchir longuement avant d'arriver à une conclusion. Prudemment, il s'approcha d'elle, jusqu'à la toucher.
- J'aime caresser les jolies choses. Un jour, à la foire, j'ai vu de ces lapins à longs poils. Et ils étaient jolis, pour s˚r. Des fois même, j'caresse des souris, mais c'est quand j'peux rien trouver de mieux.
La femme de Curley se recula un peu.
- J'crois que t'es piqué, dit-elle.
- Non, j'suis pas piqué, expliqua Lennie consciencieusement. George dit que j'le suis pas.
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J'aime caresser les jolies choses avec mes doigts, les choses douces.
Elle était un peu rassurée.
- Tout le monde est comme ça, dit-elle. Tout le monde aime ça. Moi, j'aime toucher la soie et le velours. Est-ce que t'aimes toucher le velours?
Lennie gloussa de plaisir:
- Vous parlez, bon Dieu! s'écria-t-il avec joie. Et même que j'en ai eu un morceau. C'est une dame qui me l'avait donné, et cette dame, c'était ma tante Clara. Elle me l'a donné, à moi, un morceau grand comme ça, à peu près. Jvoudrais bien l'avoir, ce velours, en ce moment même.
Sa figure se rembrunit.
- Jl'ai perdu, dit-il. Y a bien longtemps que jl'ai pas vu.
La femme de Curley se moqua de lui:
- T'es piqué, dit-elle. Mais t'es gentil tout de même. On dirait un grand bébé. Mais, on peut bien voir ce que tu veux dire. quand je me coiffe, des fois, je me caresse les cheveux, parce qu'ils sont si soyeux.
Pour montrer comment elle le faisait, elle passa ses doigts sur le haut de sa tête.
- Y a des gens qui ont des gros cheveux raides, continua-t-elle avec complaisance, Curley, par exemple. Ses cheveux sont comme des fils de fer.
Mais les miens sont fins et soyeux. C'est parce que je les brosse souvent.
C'est ça qui les rend fins. Ici... touche, juste ici.
Elle prit la main de Lennie et la plaça sur sa tête.
- Touche là, autour, tu verras comme c'est doux.
151
De ses gros doigts, Lennie commença à lui caresser les cheveux.
- Ne m'décoiffe pas, dit-elle. Lennie dit:
- Oh! c'est bon. - Et il caressa plus fort. Oh! c'est bon.
- Attention, tu vas me décoiffer. Puis, elle s'écria avec colère:
- Assez, voyons, tu vas toute me décoiffer. D'une secousse elle détourna la tête, et Lennie serra les doigts, se cramponna aux cheveux.
- L‚che-moi, cria-t-elle. Mais, l‚che-moi donc. Lennie était affolé. Son visage se contractait. Elle se mit à hurler et, de l'autre main, il lui couvrit la bouche et le nez.
- Non, jvous en prie, supplia-t-il. Oh! jvous en prie, ne faites pas ça.
George se f‚cherait. Elle se débattait vigoureusement, sous ses mains. De ses deux pieds elle battait le foin, et elle se tordait dans l'espoir de se libérer. Lennie commença à crier de frayeur.
- Oh! je vous en prie, ne faites pas ça, suppliat-il. George va dire que j'ai encore fait quelque chose de mal. Il m'laissera pas soigner les lapins.
Il écarta un peu la main et elle poussa un cri rauque. Alors Lennie se f
‚cha.
- Allons, assez, dit-il. J'veux pas que vous gueuliez. Vous allez me faire arriver des histoires, tout comme a dit George. N'faites pas ça, voyons.
Et elle continuait à se débattre, les yeux affolés de terreur. Alors il la secoua, et il était furieux contre elle.
- Ne gueulez donc pas comme ça, dit-il en la secouant, et le corps s'affaissa comme un poisson.
152
Puis elle ne bougea plus, car Lennie lui avait brisé les vertèbres du cou.
Il abaissa les yeux vers elle, et, avec précaution, enleva la main de dessus sa bouche; et elle resta immobile.
- J'veux pas vous faire de mal, dit-il, mais George s'foutra en rogne si vous gueulez.
Voyant qu'elle ne répondait ni ne bougeait, il se pencha tout contre elle.
Il lui souleva le bras et le laissa retomber. Un moment il sembla éberlué.
Puis il soupira dans sa terreur:
- J'ai fait quelque chose de mal. J'ai encore fait quelque chose de mal.
Il entassa du foin jusqu'à ce qu'elle f˚t partiellement recouverte.
Des cris d'hommes et le double tintement de fers sur le métal retentirent au-dehors. Pour la première fois, Lennie prit conscience du monde extérieur. Il se tapit dans le foin et écouta.
- J'ai fait quelque chose de vraiment mal, dit-il. J'aurais pas d˚ faire ça. George va se f‚cher. Et... il a dit... et tu te cacheras dans les fourrés, jusqu'à ce que je vienne te chercher. Il va se f‚cher. Dans les fourrés jusqu'à ce que je vienne. C'est ça qu'il a dit.
Lennie retourTia vers la femme morte. Le petit chien gisait tout près d'elle, Lennie le ramassa.
- Jvais le jeter, dit-il, y a assez de mal comme «a.
Il glissa le chien sous son veston, rampa jusqu'au mur de l'écurie et regarda par une fente, dans la direction de la partie de fers. Puis il se glissa derrière la dernière mangeoire et disparut.
153
Les rais de soleil se trouvaient maintenant très haut sur le mur, et, dans l'écurie, la lumière s'adoucissait. La femme de Curley était étendue sur le dos, à demi recouverte de foin.
Tout était très calme dans l'écurie, et le calme de l'après-midi régnait sur le ranch. Même le tintement des fers lancés, même les voix des joueurs semblaient s'apaiser. En avance sur le jour extérieur, la pénombre maintenant envahissait l'écurie. Un pigeon entra par le vantail grand ouvert pour le passage du foin. Il décrivit un cercle, puis ressortit. Une chienne de berger apparut au coin de la dernière stalle. Elle était mince et longue, et ses lourdes mamelles pendaient. ¿ mi-chemin de la caisse d'emballage o˘ se trouvaient ses petits elle flaira l'odeur morte de la femme de Curley, et ses poils se hérissèrent sur son dos. Elle se mit à
geindre et, ayant regagné sa caisse d'emballage, elle sauta y retrouver ses petits.
La femme de Curley gisait à demi recouverte de foin jaune. La méchanceté, les machinations, les rancoeurs de sa solitude ne pouvaient plus se lire sur son visage. Elle était très jolie et toute simple, et son visage était doux et jeune. Ses joues fardées et ses lèvres rougies lui donnaient l'air vivant, et elle semblait dormir d'Un sommeil léger. Ses boucles, comme de minuscules tire-bouchons, étaient éparses sur le foin derrière sa tête, et ses lèvres étaient entrouvertes.
Comme il arrive parfois, les minutes s'attardèrent, durèrent bien plus que des minutes. Et tout bruit cessa, et tout mouvement cessa pendant 154
quelques minutes beaucoup, beaucoup plus longues que des minutes.
Puis, peu à peu, le temps se réveilla et reprit paresseusement son cours, Les chevaux piaffèrent de l'autre côté des r‚teliers et les licous cliquetèrent. Au-dehors, les voix des hommes se firent plus hautes, plus claires.
La voix du vieux Candy se fît entendre au coin de la dernière stalle.
- Lennie, cria-t-il, hé, Lennie! T'es là? J'ai fait d'autres calculs. J'vas te dire ce qu'on pourra faire, Lennie.
Le vieux Candy apparut au coin de la dernière stalle.
- Hé, Lennie! appela-t-il encore; puis il s'arrêta et son corps se raidit.
Il frotta son poignet lisse sur sa joue blanche mal rasée.
- J'savais pas que vous étiez ici, dit-il à la femme de Curley.
Ne recevant pas de réponse, il se rapprocha.
- Vous devriez pas donnir ici, dit-il d'un ton de reproche.
Une minute plus tard il était tout près d'elle et... " Sacré nom de Dieu! "
…perdu, il regarda tout autour de lui, en se frottant la barbe. Puis il fit un bond et s'élança hors de l'écurie.
Mais maintenant l'écurie s'était réveillée. Les chevaux piaffaient et ren
‚claient, et ils mangeaient la paille de leur litière, faisaient cliqueter les chaînes de leurs licous. Candy ne tarda pas à revenir accompagné de George.
George dit:
155
- Pourquoi que tu voulais me voir?
Candy montra la femme de Curley. George regarda:
- qu'est-ce qu'elle a? demanda-t-il.
Il se rapprocha puis fit écho aux paroles de Candy. " Sacré nom de Dieu! "
Il s'était agenouillé près d'elle. Il lui mit la main sur le coeur. Et, quand enfin il se décida à se relever, lentement, péniblement, son visage avait la dureté, la tension du bois, et ses yeux aussi étaient durs.
Candy dit:
- qui c'est qu'a fait ça? George le regarda froidement:
- T'as pas une idée? demanda-t-il. Et Candy resta silencieux.
- J'aurais d˚ m'en douter, dit George, désemparé. Mais, après tout, j'm'en doutais peut-être, dans le fond de ma tête.
Candy demanda:
- qu'est-ce qu'on va faire maintenant, George? qu'est-ce qu'on va faire?
George resta longtemps sans répondre.
- J'suppose... qu'il va falloir... l'dire aux autres. J'suppose qu'il va falloir le retrouver pour le faire enfermer. On n'peut pas le laisser se sauver. L'pauvre bougre, il crèverait de faim.
Et il tenta de se rassurer:
- Si on l'enferme, on sera peut-être bon pour lui.
Candy dit avec feu:
- Faut pas le laisser s'échapper. Tu n'connais pas le Curley. Curley voudra le faire lyncher. Curley le fera tuer.
156
George regardait les lèvres de Candy.
- Oui, finit-il par dire, t'as raison, Curley le fera tuer. Et les autres aussi.
Et, de nouveau, il regarda la femme de Curley. Alors, Candy exprima sa crainte la plus sérieuse.
- Toi et moi, on pourra avoir cette petite terre quand même, pas vrai, George? On pourra aller y mener la bonne vie, pas vrai, George? Pas vrai?
Sans attendre la réponse de George, Candy baissa la tête et regarda le foin. Il avait compris. George dit doucement:
- J'm'en doutais, j'crois, dès le début. J'm'en doutais qu'on ne l'aurait jamais. Mais il aimait tellement en entendre parler que j'avais fini par croire qu'on finirait peut-être par l'avoir.
- Alors... c'est définitivement dans l'eau? demanda Candy d'un air sombre.
George ignora la question. George dit:
- Jvais faire mon mois, jprendrai mes cinquante dollars et jpasserai toute une nuit dans quelque pouilleux de bordel. Ou bien j'resterai au cabaret jusqu'à ce que tout le monde s'en retourne chez soi. Alors, j'reviendrai travailler un autre mois et j'aurai cinquante dollars de plus.
Candy dit:
- C'est un si bon type. J'aurais jamais cru qu'il aurait fait une chose pareille.
George regardait toujours la femme de Curley.
- Lennie n'l'a pas fait par méchanceté, dit-il. Il passe son temps à faire des bêtises, mais c'est jamais par méchanceté.
Il se redressa et se retourna vers Candy:
157
- Maintenant, écoute. Faut aller le dire aux autres. J'imagine qu'il faudra bien qu'on l'amène ici. On n'peut pas éviter ça. Ils n'lui feront peutêtre pas de mal.
Il dit d'un ton tranchant:
- J'les laisserai pas faire de mal à Lennie. Maintenant, écoute. Les autres pourraient peutêtre penser que j'y suis pour quelque chose, moi aussi.
Jvais aller dans notre chambre. Toi, dans une minute, tu sortiras le dire aux autres, et moi, j'm'amènerai et j'ferai comme si j'l'avais jamais vue.
Tu veux bien faire ça? Comme ça, les types verront bien que j'y suis pour rien.
Candy dit:
- Pour s˚r, George. Pour s˚r que j'veux bien faire ça.
- Bon. Donne-moi deux minutes, et puis tu sors en vitesse et tu leur dis que tu viens juste de la trouver. Je file.
George fit demi-tour et sortit rapidement de l'écurie.
Le vieux Candy le regarda s'en aller. Désemparé, il reporta ses yeux sur la femme de Curley, et, peu à peu, son chagrin et sa colère montèrent, jusqu'à
s'exprimer en paroles.
- Sacré nom de Dieu de garce, dit-il méchamment, t'es arrivée à ce que tu voulais, hein? Jparie que te v'là contente. Tout le monde le savait que tu ferais du grabuge. T'as jamais rien valu. Tu n'vaux plus rien maintenant, sale fumier.
Il renifla et sa voix trembla.
- J'aurais pu sarcler leur jardin et laver leur vaisselle.
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Il s'arrêta, puis il se mit à psalmodier. Et il répétait les vieux mots:
- S'il y avait eu un cirque ou un match de base-ball... on y serait allé...
on aurait dit simplement: l'travail on s'en fout, et on y serait allé. On n'aurait rien eu à demander à personne. Et on aurait eu un cochon et des poulets... et l'hiver... le petit poêle bien rond... et la pluie qui serait venue... et nous, assis, là, bien tranquilles.
Ses yeux s'étaient remplis de larmes, et il se retourna, et, lentement, il sortit de l'écurie tout en frottant avec son moignon les poils hérissés de ses joues.
Au-dehors, le bruit de la partie cessa. Des voix s'élevèrent; on discutait.
Puis ce fut un martèlement de pieds, et les hommes firent irruption dans l'écurie. Slim, Carlson, et le jeune Whit, et Curley et Crooks qui se tenait derrière pour ne pas attirer l'attention. Candy les suivait, et George arriva le dernier. George avait mis son veston de serge de coton bleue et l'avait boutonné. Il avait abaissé son chapeau noir sur ses yeux.
Les hommes franchirent la dernière stalle au pas de course. Leurs yeux distinguèrent la femme de Curley dans la pénombre. Ils s'arrêtèrent, et restèrent immobiles à la regarder.
Puis, tranquillement, Slim s'approcha d'elle et lui t‚ta le pouls. De son doigt fin il lui toucha la joue, puis il glissa sa main sous le cou légèrement tordu que les doigts palpèrent. quand il se redressa, les hommes se pressèrent autour de lui et le silence fut rompu.
Curley revint brusquement à la vie.
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- Je sais qui a fait ça, cria-t-il. C'est ce grand enfant de putain qui l'a fait. Je sais que c'est lui. Y a pas de doute, tous les autres étaient à
jouer aux fers.
Il s'excitait à la fureur.
- Jvais lui faire son affaire. Jvais chercher mon fusil. J'le tuerai moi-même, l'enfant de putain. J'lui foutrai une balle dans les tripes Allez, venez, les gars.
Furieux, il sortit de l'écurie en courant. Carlson dit:
- Jvais chercher mon Luger.
Et il s'enfuit lui aussi en courant.
Slim se tourna tranquillement vers George:
- J'crois bien, en effet, que c'est Lennie qui a fait le coup, dit-il. Elle a le cou brisé. Y a que Lennie qui ait pu faire ça.
George ne répondit pas mais il opina lentement. Son chapeau lui desendait si avant sur le front qu'on ne lui voyait pas les yeux.
Slim continua:
- Peut-être bien comme cette histoire de Weed que tu me racontais.
De nouveau George opina. Slim soupira:
- Ben, j'crois qu'il va falloir qu'on le rattrape. O˘ c'est que tu crois qu'il est allé?
Longtemps George sembla incapable d'articuler un mot.
- Il... il sera allé vers le Sud, dit-il. Nous sommes venus du Nord, alors, il sera allé vers le Sud.
- Jcrois qu'il faut qu'on le rattrape, répéta Slim.
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George se rapprocha:
- Est-ce qu'on ne pourrait pas le ramener ici et le faire enfermer? Il est cinglé, Slim. C'est pas par méchanceté qu'il a fait ça.
Slim acquiesça:
- On pourrait peut-être, dit-il. Si on peut empêcher Curley de sortir, on pourra peut-être. Mais Curley va vouloir le tuer, Curley est encore en rogne à cause de sa main. Et, suppose qu'on l'enferme, et qu'on l'attache, et qu'on le foute dans une cage. C'est pas guère à souhaiter, George.
- Je sais, dit George, je sais. Carlson rentra en courant:
- Il m'a volé mon Luger, l'enfant de garce, hurla-t-il. Il n'est plus dans mon sac.
Curley le suivait, et Curley portait un fusil dans sa main valide. Curley avait repris son calme.
- On y est, les gars? dit-il. Le nègre a un fusil. Prends-le, Carlson.
quand tu l'apercevras, n'le laisse pas échapper. Fous-lui une balle dans les tripes. «a l'fera plier en deux.
Whit très agité dit:
- Moi, j'ai pas de fusil. Curley dit:
- Toi, t'iras à Soledad chercher la police. Amène AI Wilts, l'assistant du shérif. Allons, en route.
Soupçonneux, il se tour-na vers George:
- Tu viens avec nous, mon garçon?
- Oui, dit George. J'irai. Mais écoute, Curley. Le pauvre bougre est cinglé. Faut pas le tuer. Il n'savait pas ce qu'il faisait.
- Pas le tuer? cria Curley. Il a volé le Luger de Carlson. Tu parles si on va le tuer.
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George dit mollement:
- Carlson l'a peut-être perdu, son Luger.
- J'l'ai vu ce matin, dit Carlson. Non, non, on me l'a volé.
Slim regardait la femme de Curley. Il dit:
- Curley... tu ferais peut-être mieux de rester avec ta femme.
La face de Curley s'empourpra:
- J'veux y aller, dit-il. J'veux lui crever les tripes, moi-même, à ce grand enfant de putain, quand même que j'aie qu'une main. C'est moi qui l'aurai.
Slim se tourna vers Candy:
- Alors, c'est toi, Candy, qui vas rester avec elle. Nous autres, on ferait mieux de partir.
Ils se mirent en marche. George s'arrêta un instant auprès de Candy, et tous les deux contemplèrent la fille morte. Mais Curley appela:
- Hé, George, reste avec nous, qu'on voie que tu y as pas mis la main.
George les suivit lentement, et il traînait les pieds, lourdement.
Et quand ils furent partis, Candy s'accroupit dans le foin et regarda le visage de la femme de Curley.
- Le pauvre bougre! dit-il doucement.
Le bruit des hommes s'évanouit. L'écurie s'obscurcissait peu à peu, et, dans leurs stalles, les chevaux frottaient les pieds et faisaient cliqueter leurs licous. Le vieux Candy se coucha dans le foin et se couvrit les yeux avec son bras.
Dans cette fin d'après-midi, l'eau de la Salinas dormait, profonde, tranquille et verte. Déjà le soleil avait quitté la vallée et escaladait les versants des monts Gabilan, et les sommets étaient tout roses de soleil. Mais, près de l'eau dormante, parmi les sycomores madrés, tout se trouvait baigné dans une ombre plaisante.
Un serpent d'eau remontait mollement la rivière. Sa tête, comme un petit périscope, tournait de droite et de gauche, et il traversa le bassin d'eau dormante dans toute sa longueur pour venir se jeter dans les pattes d'un héron qui guettait, immobile, là o˘ l'eau n'était pas profonde. Une tête et un bec s'élancèrent sans bruit et saisirent le serpent, et le bec l'avala par la tête tandis que la queue s'agitait, éperdue.
Une rafale se fit entendre au loin et le coup de vent fouetta le haut des arbres comme une vague. Les feuilles des sycomores montrèrent leur côté
argenté. Par terre, les feuilles mortes coururent sur quelques mètres. Et, coup sur coup, de légères risées froissèrent la surface de l'eau verte.
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Le vent tomba aussi vite qu'il s'était levé, et la clairière redevint silencieuse. Immobile, le héron attendait. Un autre petit serpent remonta la rivière, tournant de droite et de gauche sa tête en petit périscope.
Soudain, Lennie déboucha des fourrés. Il avançait, furtif comme un ours qui rampe. Le héron battit l'air de ses ailes, puis, d'une secousse, il sortit de l'eau et s'enfuit, survolant la rivière. Le petit serpent disparut parmi les roseaux de la rive.
Lennie s'approcha tranquillement du bord de l'eau. Il s'agenouilla et se mit à boire, effleurant à peine l'eau de ses lèvres. quand, derrière lui, les feuilles sèches craquèrent au passage d'un petit oiseau, il releva la tête brusquement, et il resta les yeux fixes et l'oreille tendue jusqu'à ce qu'il e˚t aperçu l'oiseau. Alors il laissa retomber sa tête et se remit à
boire.
quand il eut fini, il s'assit sur la rive, de biais, afin de pouvoir surveiller l'entrée du sentier. Il prit ses genoux dans ses deux mains et posa son menton sur ses genoux.
La lumière montait, quittait le fond de la vallée, et, en même temps, le sommet des montagnes paraissait s'embraser d'une lueur grandissante.
Lennie dit doucement:
- J'ai pas oublié, tu parles, nom de Dieu. Me cacher dans les fourrés et attendre que George arrive.
il enfonça son chapeau sur ses yeux:
- George va m'engueuler, dit-il. George va regretter de n'être pas seul, et que je sois là, à l'ennuyer.
166
Il tourna la tête et regarda le sommet lumineux des montagnes.
- J'pourrais aller là-haut et me chercher une caverne, dit-il.
Puis il continua tristement:
- ... et plus jamais de coulis de tomates ... mais, j'm'en fous. Si George n'veut plus de moi ... j' m'en irai, j' m'en irai.
Et alors, du cerveau de Lennie sortit une grosse petite vieille. Elle portait des lunettes à verres épais, et un tablier à poches, en guingamp et elle était propre et empesée. Elle se tenait devant Lennie, les poings sur les hanches, et elle le regardait en fronçant les sourcils d'un air de reproche.
Et, quand elle parla, ce fut par la voix de Lennie.
- Je te l'ai dit et redit, dit-elle. Je te l'ai dit: " Suis les conseils de George, parce que c'est un gentil garçon, et il est toujours très bon pour toi. " Mais tu n'en fais pas de cas. Tu fais de vilaines choses.
Et Lennie répondit:
- J'ai essayé, tante Clara. J'ai essayé et essayé ma tante. J'ai pas pu m'en empêcher.
- Tu ne penses jamais à George, continuat-elle par la voix de Lennie. Il ne cesse de te faire des gentillesses. quand il a un morceau de tarte, il t'en donne toujours la moitié, et même un peu plus. Et s'il y avait du coulis de tomates, il serait capable de tout te le donner.
- Je le sais, dit Lennie misérablement. J'ai essayé, tante Clara. J'ai essayé et essayé, ma tante.
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Elle l'interrompit:
- Il aurait pu être si heureux si t'avais pas été là. Il aurait pu garder tout son salaire et aller rigoler au bordel, et il aurait pu aller faire une poule au billard. Mais il faut qu'il s'occupe de toi.
Lennie gémissait de chagrin.
- Je sais, tante Clara. J'vais m'en aller dans la montagne et me chercher une caverne o˘ que je pourrai vivre, comme ça j'embêterai plus George.
- Tu dis ça, dit-elle d'un ton tranchant. Tu dis tout le temps ça, mais tu sais bien que tu n'seras jamais foutu de le faire. Tu resteras là, comme toujours, à l'emmerder, ce pauvre George.
Lennie dit:
- Vaut autant m'en aller. George ne me laissera plus soigner les lapins, maintenant.
Et tante Clara disparut, et, du cerveau de Lennie sortit un lapin gigantesque. Il s'assit en face de lui, remua les oreilles et trémoussa le nez. Et il parla également par la voix de Lennie.
- Soigner les lapins! dit-il avec mépris. Bougre d'idiot. Tu ne mérites même pas de leur lécher les bottes, aux lapins. Tu les oublierais, tu les laisserais mourir de faim. Voilà ce que tu ferais. Et alorsl George, qu'est-ce qu'il dirait?
- Non j'oublierais pas, dit Lennie à haute voix.
- Y t'en fous, dit le lapin. Tu n'vaux pas la corde pour te pendre. Dieu sait que George a fait tout ce qu'il était possible de faire pour te tirer du ruisseau, mais ça n'a servi à rien. Si tu te figures que George va te laisser soigner les lapins, t'es encore plus dingo que d'habitude. Il n'fera jamais ça. Il te foutra une bonne volée de coups de b‚ton, voilà ce qu'il fera.
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Cette fois, Lennie se rebiffa.
- «a, jamais de la vie. George ne fera jamais une chose pareille. J'connais George depuis... j'sais pas combien de temps... et jamais il ne m'a menacé
d'un b‚ton. Il est gentil avec moi. Il nva pas commencer à être méchant.
- Oui, mais il en a plein le dos de toi, dit le lapin. Il va bien t'engueuler, et puis il s'en ira, et il te laissera.
- Non, cria Lennie affolé. Non, il n'fera pas une chose pareille. J'le connais, George. Lui et moi, on voyage ensemble.
Mais, doucement, le lapin répétait sans cesse:
- Il te laissera, bougre de couillon. Il te laissera tout seul. Il te laissera, bougre de couillon.
Des deux mains, Lennie se boucha les oreilles:
- Non! J'te dis que non! - et il s'écria:
- Oh! George!... George!... George!...
George sortit tranquillement des fourrés, et le lapin rentra se cacher dans la cervelle de Lennie. George dit avec calme:
- qu'est-ce que t'as à gueuler? Lennie se redressa sur les genoux:
- Tu me laisseras pas, dis, George? J'sais bien que tu me laisseras pas.
George, d'un pas raide, se rapprocha et s'assit près de lui.
- Non.
- Je l'savais, s'écria Lennie. T'es pas un type à faire ça.
George resta silencieux. Lennie dit:
- George?
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- quoi?
- J'ai encore fait quelque chose de mal.
- «a ne fait rien, dit George.
Et le silence retomba.
Il n'y avait plus que l'extrême crête des montagnes qui f€t maintenant au soleil. Dans la vallée, l'ombre était douce et bleue. Des voix d'hommes qui s'interpellaient retentirent au loin. George tourna la tête et écouta les cris.
Lennie dit:
- George.
- quoi?
- Tu n'vas pas m'engueuler?
- T'engueuler?
- Mais oui, comme t'as déjà fait. Comme ça, tu sais bien: " Si j' t'avais pas avec moi, j'prendrais mes cinquante dollars... "
- Sacré nom de Dieu, Lennie! Tu te rappelles rien de ce qui se passe, mais tu te rappelles chaque mot que je dis.
- Alors, tu vas pas le dire?
George se secoua et dit avec raideur:
- Si j'étais seul, la vie serait si facile. Il parlait d'une voix blanche, monotone.
- J'pourrais me trouver du travail et j'aurais jamais d'embêtements.
Il s'arrêta.
- Continue, dit Lennie... Et, à la fin du mois...
- Et à la fin du mois, j'prendrais mes cinquante dollars et j' m'en irais... au claque...
Il s'arrêta encore.
Lennie le regardait avec passion:
- Continue, George. Tu n'veux plus m'engueuler?
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- Non, dit George.
- Alors, jpeux m'en aller, dit Lennie. Jvais m'en aller là-haut, dans la montagne, me chercher une caverne si tu ne veux plus de moi.
George se secoua de nouveau:
- Non, dit-il. Jveux que tu restes ici, avec moi. Lennie dit avec astuce:
- Dis-moi, comme t'as fait déjà.
- qu'est-ce que tu veux que je te dise?
- La différence entre nous et les autres types. George dit:
- Les types comme nous, ils n'ont pas de famille. Ils s'font un peu d'argent, et puis ils le dépensent tout. Y a personne dans le monde pour se faire de la bile à leur sujet...
- Mais pas nous, s'écria Lennie tout heureux. Raconte comment c'est pour nous.
George resta un instant tranquille:
- Mais pas nous, dit-il.
- Parce que...
- Parce que moi, j't'ai et...
- Et moi, j' t'ai. On est là tous les deux à se faire de la bile l'un pour l'autre, voilà! s'écria Lennie, triomphant.
La brise du soir souffla légèrement sur la clairière et une risée courut sur l'eau verte. Et, de nouveau, les voix des hommes retentirent, beaucoup plus près, cette fois.
George enleva son chapeau. Il dit avec un frémissement dans la voix:
- Enlève ton chapeau, Lennie. Il fait bon. Lennie, docile, enleva son chapeau et le posa par terre devant lui. Dans la vallée, l'ombre se fai-171
sait plus bleue, et le soir tombait vite. Le vent leur apporta un bruit de broussailles foulées.
Lennie dit:
- Raconte comment ça sera.
George avait écouté les bruits lointains. Il sembla un instant parler en homme d'affaires.
- Regarde par-dessus la rivière, Lennie, et je vais te raconter si bien que tu pourras presque le voir.
Lennie tourna la tête et regarda, par-dessus la rivière, les sombres pentes des monts Gabilan.
- On aura une petite ferme, commença George.
Il mit la main dans la poche de son veston et en sortit le Luger de Carlson. Il enleva le cran d'arrêt, et laissa main et revolver sur le sol, derrière Lennie. Il regarda la nuque de Lennie, l'endroit o˘ l'épine dorsale rejoignait le cr‚ne.
En amont, une voix d'homme appela, et un autre homme lui répondit.
- Va, dit Lennie.
George leva le revolver, et sa main tremblait, et, de nouveau; il laissa retomber sa main sur le sol.
- Allons, dit Lennie. Comment que ça sera? On aura une petite ferme.
- On aura une vache, dit George. Et on aura peut-être bien un cochon et des poulets... et, dans le champ... un carré de luzerne...
- Pour les lapins, hurla Lennie.
- Pour les lapins, répéta George.
- Et c'est moi qui soignerai les lapins.
- Et c'est toi qui soigneras les lapins.
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Lennie gloussa de bonheur.
- Et on vivra comme des rentiers.
- Oui.
Lennie tourna la tête.
- Non, Lennie. Regarde là-bas, par-dessus la rivière, c'est presque comme si on pouvait la voir, notre ferme.
Lennie obéit. George baissa les yeux vers le revolver.
Maintenant on entendait des pas dans les fourrés. George se retourna et regarda dans leur direction.
- Continue, George. quand c'est-il qu'on pourra l'avoir?
- Bientôt.
- Moi et toi.
- Toi... et moi. Tout le monde sera gentil avec toi. On n'aura plus d'embêtements. On n'fera plus de mal à personne, on nvolera plus personne.
Lennie dit:
- J'croyais que t'étais f‚ché avec moi, George.
- Non, dit George. Non, Lennie. J'suis pas f‚ché. J'ai jamais été f‚ché, et je le suis pas maintenant. «a, c'est une chose dont jveux que tu sois bien s˚r.
Les voix se rapprochaient. George leva le revolver et écouta les voix.
Lennie supplia:
- Faisons-le tout de suite. Achetons-la tout de suite, notre petite ferme.
- Mais oui, tout de suite. Jvais le faire. On va le faire tous les deux.
Et George leva le revolver, l'immobilisa et en 173
approcha le canon tout contre la nuque de Lennie. Sa main tremblait violemment, mais, bientôt, son visage se figea et sa main se raffermit. Il pressa la g‚chette. La détonation gravit les collines et en redescendit.
Lennie eut un soubresaut, puis il s'affaissa doucement, la face dans le sable, et il resta étendu sans le moindre frisson.
George tressaillit et regarda son arme, puis il la jeta derrière lui, très loin sur la rive, près du tas de vieilles cendres.
Les fourrés semblaient pleins de cris et de pas précipités. La voix de Slim hurla:
- George! O˘ es-tu, George?
Mais George était assis, très raide, sur la rive, et il regardait sa main droite qui venait de lancer le revolver. Le groupe déboucha dans la clairière, et Curley était en tête. Il vit Lennie étendu sur le sable.
- Tu l'as eu, nom de Dieu!
Il s'approcha et regarda Lennie, puis, se retournant, il regarda George.
- En plein dans la nuque, dit-il doucement. Slim vint tout droit vers George et s'assit près de lui, tout près de lui.
- T'en fais pas, dit Slim. Y a des choses qu'on est obligé de faire, des fois.
Mais Carlson se tenait au-dessus de George.
- Comment que t'as fait? demanda-t-il.
- J'l'ai fait, voilà, dit George d'un ton las.
- Est-ce qu'il avait mon revolver?
- Oui, il avait ton revolver.
- Et tu le lui as enlevé, et tu l'as pris et tu l'as tué ?
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- Oui, c'est ça.
La voix de George n'était plus qu'un murmure. Il ne cessait de regarder sa main droite qui avait tenu le revolver.
Slim saisit George par le coude.
- Viens, George. On va aller prendre un verre, tous les deux.
George accepta son aide pour se remettre debout.
- Oui, un verre. Slim dit:
- Fallait que tu le fasses, George. J'te jure qu'il le fallait. Viens avec moi.
Il conduisit George jusqu'à l'entrée du sentier, et ils remontèrent vers la route.
Curley et Carlson les suivirent des yeux. Et Carlson dit:
- qu'est-ce qu'ils peuvent bien avoir qui leur fait mal, ces deux-là, t'as idée, toi?