Des souris et des hommes
Traduit de l'anglais avec une introduction
par Maurice-Edgar Coindreau Préface de Joseph Kessel Gallimard
Titre original: OF MICE AND MEN
c …ditions Gallimard, 1949, pour la traduction française PR…FACE
Ce livre est bref Mais son pouvoir est long.
Ce livre est écrit avec rudesse et, souvent, grossièreté. Mais il est tout nourri de pudeur et d'amour.
Certains auteurs de lAmérique du Nord disposent d'un secret impénétrable.
Ils ne décrivent jamais l'attitude et la démarche intérieures de leurs personnages. Ils n'indiquent pas les ressorts qui déterminent leurs actes.
Ils évitent même de les faire penser.
" Voilà ce qu'a fait cet homme ou cette femme. Et voilà leurs propos. Le reste n'est pas votre affaire. Ni la mienne ", semblent dire au lecteur Hemingway, Dashiell Hammett, Erskine Caldwell, James Cain.
Une approche aussi superficielle en apparence devrait, logiquement, exclure toute perception profonde des êtres et, en eux, tout cheminement spirituel.
Ils ne devraient pas avoir de substance, de densité humaine, de vérité.
Or, - et c'est le mystère - ils vivent tous avec une intensité et une intégrité merveilleuses. Avec
leur poids de chair. Avec le mouvement du coeur et les reflets de l'‚me.
L'écrivain s'est borné à reproduire les contours les plus simples, à
répéter des paroles banales et vulgaires. Et à travers cette indigence, cette négligence barbares, il accomplit le miracle.
Tirées du néant au sein duquel elles reposaient avant qu'il e˚t pensé à
elles, ses créatures, tout à coup, existent. On sent leur souffle et leur présence. Elles s'imposent. Elles obsèdent. Le sang le plus authentique les anime.
Et ce que l'auteur ne s'est pas soucié de faire savoir à leur sujet nous le devinons, nous l'entendons, nous en prenons une certitude intuitive.
Un art singulier nous conduit à combler les vides et les blancs du dessin.
Nous achevons le travail du romancier. Nous complétons le canevas. Nous remplissons la trame.
Le livre une fois fermé, ses personnages sont passés en nous, pas seulement avec leurs visages, leurs épaules, leurs rires, leurs gémissements et leurs meurtres, mais avec leur identité la plus secrète, leur plus souterraine vérité.
Le récit de Steinbeck Des souris et des hommes vient s'ajouter à cette série magique.
Rien de plus pauvre comme moyens. Rien de plus brutal comme ton... Les dialogues forment la plus grande partie de l'ouvrage et les mêmes mots éculés y reviennent sans cesse.
Pourtant l'amitié informe et invincible nouée entre Lennie, le doux colosse innocent aux mains dévastatrices, et son copain George, petit homme aigu, a une beauté, une puissance de mythe.
Pourtant la ferme o˘ ils travaillent, les journaliers agricoles qui les entourent, les bêtes et les choses qui les touchent - depuis Slim le roulier, demi-dieu rustique, jusqu'au vieux Candy, jusqu'à la femme en chasse, jusqu'au misérable palefrenier noir et au chien condamné et au revolver rouillé tout baigne dans la mélancolie, le drame ample et triste.
Et dans la poésie.
La prairie sauvage et le rêve le plus humble, le plus tendre, vivent dans ces vagabonds, dans ces brutes mal détachées de l'animal et de la terre. Le grand vent, la grande plaine, la grande pluie et les grandes tristesses circulent autour d'eux.
Et quand, sur la berge sablonneuse de la Salinas dormante, se défait, par un sacrifice atroce et magnifique, l'aventure de Lennie, l'innocent qui aima tant caresser les peaux des souris, les poils des chiots et les cheveux brillants des femmes, une admiration profonde et stupéfaite se lève pour l'auteur qui, en si peu de pages, avec des mots si simples et sans tien expliquer, a fait vivre si loin, si profondément et si fort.
J. Kessel,
de lAcadémie française.