JEAN-PIERRE GAREN
L’ORDRE DES ORDRES
Service de surveillance des planètes primitives 02
CHAPITRE PREMIER
La sonnerie prévenant de l’émergence du subespace tira Marc Stones du sommeil léthargique où l’inducteur l’avait plongé. Titubant, le crâne comme enserré dans un étau, il traversa sa cabine et atteignit le distributeur de boisson déjà programmé pour son réveil. Il avala le contenu douceâtre d’un gobelet plastique et ferma les yeux
En moins d’une minute, il sentit le petit forgeron qui malmenait ses neurones diminuer sa cadence de travail. Lorsqu’il put se tenir debout sans le soutien de la cloison, Marc traversa une coursive et gagna le poste de pilotage. Sans surprise, il découvrit Ray installé aux commandes surveillant les nombreux écrans.
C’était un grand gaillard, aux cheveux bruns coupés court. Seul un observateur très attentif aurait pu noter l’impassibilité de ses traits. En réalité, Ray était un androïde, c’est-à-dire un robot ayant une morphologie humaine mais d’un modèle extrêmement perfectionné dont l’usage était exclusivement réservé au Service de Surveillance des Planètes Primitives, dirigé d’une main de fer par le général Khov.
Tandis que Stones s’installait sur le siège du copilote, Ray dit d’une voix très légèrement métallique :
— Bonjour, Marc, je suis content de te retrouver.
Le Terrien ne s’étonna pas de l’étrangeté de la phrase. Depuis plusieurs années déjà, il faisait équipe avec l’androïde. Il s’était établi entre eux une sorte de relation privilégiée qui aurait laissé rêveur le plus sceptique des ingénieurs cybernéticiens.
— As-tu bien dormi ? poursuivit le robot.
— Peut-on appeler sommeil l’espèce de coma où tu me plonges avant chaque mission ? grogna Marc.
Sans s’émouvoir de la mauvaise humeur du Terrien qu’il savait passagère, Ray répondit :
— Tu sais bien que ce sont les ordres ! Tu dois profiter des quelques jours que nous passons dans le subespace pour apprendre la langue de la planète que nous allons explorer.
Depuis cinq siècles, la puissante Union Terrienne, fédération comportant 35 planètes, poursuivait dans toute la galaxie une vigoureuse expansion. Toutefois, le conseil du gouvernement s’était rendu compte que la prise de contact avec des civilisations trop primitives avait engendré des catastrophes. Les autochtones abandonnaient toute évolution personnelle et devenaient des assistés, mendiant des techniques qu’ils n’arrivaient pas à comprendre. Dans un cas même, cela avait abouti à une régression totale des indigènes dont seuls quelques couples avaient pu être préservés et parqués dans une réserve naturelle comme de vulgaires animaux. Ainsi était née la loi de non-immixtion.
Quand un vaisseau du Service des Explorations Galactiques découvrait une planète habitée par des humanoïdes, il avait ordre de la répertorier mais de ne prendre aucun contact. Ce n’était que si la race nouvellement découverte avait atteint un seuil élevé de développement technologique que les spécialistes des relations extérieures nouaient des relations diplomatiques.
Dans le cas de civilisations peu évoluées, le dossier était confié au Service de Surveillance des Planètes Primitives. Ce dernier était chargé deux fois par siècle d’établir un rapport sur l’évolution technologique des habitants.
Une civilisation primitive est pauvre en source d’énergie et dépourvue de communications radioélectriques, aussi les observations par satellites artificiels s’étaient révélées insuffisantes, et il avait été indispensable d’envoyer un équipage composé d’un agent et d’un androïde avec mission de se mêler secrètement à la population et d’établir un bilan détaillé du degré de la civilisation.
— La trajectoire a-t-elle été correcte ? demanda Marc d’un ton désabusé car il savait qu’il ne pouvait en être autrement avec Ray aux commandes, mais ce type de questions faisait partie de la check-list de tout astronaute à son réveil.
L’androïde répondit aussitôt :
— Nous avons émergé dans le système solaire répertorié dans l’annuaire galactique sous le numéro 07.80.71.75. C’est un soleil de magnitude G. Nous nous dirigeons vers la quatrième planète d’un groupe de 9, la seule possédant des conditions climatiques compatibles avec le développement d’une race humanoïde. Les indigènes la nomment Sarc !
Stones contempla sur l’écran tridimensionnel le globe bleuté qui semblait flotter dans l’espace.
— Masse de la planète ? récita-t-il.
— 0,85 de la Terre. Tu te sentiras donc un peu plus léger et pourras sauter plus haut.
— Atmosphère ?
— Azote et oxygène dans la proportion de 4 pour un, mais très légèrement plus riche en oxygène que sur terre. Enfin gaz carbonique, vapeur d’eau et gaz rares comme sur terre.
— Répartition des océans ?
— Ils occupent les huit dixièmes du globe. Dans l’hémisphère Nord il existe un vaste continent qui s’étend du pôle à l’équateur sur lequel la civilisation semble s’être développée. Pour le reste, il existe une multitude d’îles dont certaines sont cependant plus vastes que la Grande-Bretagne ou Madagascar.
— Périodes de rotation ?
— 315 jours autour du soleil et sur elle-même en 22 heures 15 minutes. L’inclinaison plus faible que celle de la Terre explique que les saisons soient peu marquées. La zone que nous explorerons est tempérée, relativement chaude. Tu ne risques pas de t’enrhumer !
Marc approuva de la tête. Toutes les données recueillies concordaient exactement avec les éléments fournis avant son départ en mission.
— Type de civilisation ?
L’androïde esquissa un sourire, manifestation fort incongrue pour un robot.
— Il s’est produit un incident fort fâcheux et le rapport de la dernière mission date d’un siècle !
— Est-ce une erreur de l’ordinateur géant du service ?
— Un cerveau électronique ne peut commettre d’erreur ! C’est une fâcheuse négligence humaine dans la programmation, associée à un concours fortuit de circonstances. Comme prévu, un aviso avait été envoyé sur Sarc il y a 50 ans. Peu après sa plongée dans le subespace, il a été pris dans un orage magnétique et a disparu. Cet accident est survenu au moment d’une réorganisation des services et Sarc fut totalement oublié. Ce n’est que ces dernières semaines que l’erreur fut découverte. Ainsi nous ne disposons donc que de renseignements vieux de cent ans, ce qui va nous obliger à être particulièrement prudents si nous voulons passer inaperçus.
Marc grimaça comiquement.
— Nous risquons de nous faire immédiatement repérer. Quel stade avaient atteint ces primitifs le siècle dernier ?
— Environ le début de la Renaissance de notre ère. Une multitude d’idées souvent irréalisables et aussi la découverte de la poudre et des armes à feu, mais l’épée restait encore l’arme la plus utilisée.
Stones émit un soupir.
— Encore des coups à recevoir. A chaque mission je ne compte plus les ecchymoses qui ornent mon corps.
— Tu as ta ceinture protectrice ! protesta l’androïde.
Cet instrument était une merveille de la technologie terrienne. Il induisait autour du corps de celui qui le portait un champ protecteur mettant à l’abri des projectiles classiques et même nucléaires. Il fallait une énergie supérieure à celle du générateur contenu dans la boucle pour le percer.
— Parlons-en, protesta Marc. Pour ne pas attirer l’attention, je suis obligé de garder mon écran au strict minimum et compte tenu de l’élasticité du champ, je perçois nettement les chocs ! Souviens-toi, à notre précédente mission j’ai même failli être grillé par une mégère avec un fer rouge. Sans ton intervention j’aurais été plus rôti qu’un steak sur un barbecue !
— Tout cela ne serait pas arrivé si tu n’avais voulu porter secours à une charmante fille. Toutes tes mésaventures proviennent de ton attirance pour certaines femelles de ta race. Combien de fois, malgré les consignes de mon constructeur, n’ai-je pas été obligé d’arrêter les enregistrements témoins de notre mission pour ne pas t’attirer des ennuis ! C’est encore ce que je fais en ce moment.
Stones éclata de rire puis d’une voix sourde il murmura :
— Je sais, Ray, que tu es un véritable ami, quoi que puissent en penser tous nos ingénieurs ! Maintenant arrivons-en à notre mission. Comment allons-nous agir ?
— J’ai des enregistrements accélérés des observations effectuées par nos caméras longue distance. Veux-tu les voir ?
Sur un signe de tête du Terrien, Ray enclencha une série de touches. Aussitôt un écran s’alluma, montrant l’image d’un vaste continent.
— La vie autochtone s’était surtout développée le long de la côte ouest du continent principal aux alentours du 45e parallèle. Là nous devrions discerner une importante cité.
L’androïde procéda à différents réglages et constata :
— Il semble qu’en un siècle il y ait eu d’importantes modifications. La ville mentionnée sur les précédents relevés n’est plus qu’un champ de ruines. Toutefois, une petite agglomération s’est développée un peu plus au sud. Des forêts importantes couvrent la région à l’exception de quelques zones qui sont cultivées.
— Effectivement nous allons devoir tout reprendre. Satellise notre aviso autour de Sark et procède à un relevé détaillé. J’ai encore mal à la tête et j’aimerais me reposer quelques heures avant de me lancer dans l’inconnu.
Puis avec un sourire, il ajouta :
— Pourquoi ne me suis-je pas spécialisé dans les civilisations contemplatives ?
Avec une froide logique, l’androïde répliqua :
— Dans ce cas tu n’aurais jamais été sélectionné par le service ! C’est seulement ton aptitude à l’équitation et au maniement des armes préhistoriques comme l’épée et la lance, qui t’ont permis de réussir au concours d’entrée.
Stones se leva en maugréant.
— Comme toujours, tu as raison, Ray. Je vais dormir, réveille-moi lorsque tu auras des enregistrements complets.
CHAPITRE II
Marc se sentait détendu et il pénétra d’un pas allègre dans le poste de pilotage où Ray ne semblait pas avoir bougé de place.
— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ? reprocha Stones. J’ai dormi une bonne douzaine d’heures.
— Tu avais besoin de récupérer de tes fatigues. Ton cerveau supporte assez difficilement les inductions psychiques mais ne t’inquiète pas, la nécessité d’enregistrements complets justifiera auprès des autorités ce repos supplémentaire.
— Alors, où en sommes-nous ?
— La vie dans les quelques îles habitées n’a guère changé. Population primitive organisée sur un mode féodal. C’est sur le continent que se sont produits les plus importants changements. Nombre de villes répertoriées ont complètement disparu et la population semble avoir considérablement régressé. En dehors de la bourgade que nous avions observée, il n’existe plus que de petits villages entourés de terres cultivables.
Désignant un point à la lisière d’une forêt, Ray ajouta :
— Il semble exister ici une construction métallique mais les détecteurs n’ont rien pu observer de précis.
Marc haussa les épaules et demanda :
— Une agglomération de minerai ?
— C’est probable.
— Comment allons-nous pouvoir nous intégrer à la population ?
— Dans l’ignorance complète où nous sommes, je pense que le plus sage serait de nous faire passer pour des naufrages. J’ai remarqué qu’il existait quelques embarcations primitives se contentant en général de navigation côtière. Nous pourrions prétendre que nous venons de cette île distante de huit cents kilomètres environ du continent principal et que notre embarcation a été coulée par la tempête. Ainsi nous aborderons avec des vêtements en lambeaux.
— Astucieux, sourit Marc. Quand agirons-nous ?
— Dans quatre heures ! Regarde les nuages ! Une tempête se déplace vers le continent et nous en aurons été victimes. Viens, il est temps de nous préparer à partir. Notre équipement est dans la soute !
Arrivés près du module de liaison, Marc commença par se déshabiller et enfila une grossière chemise de lin que Ray lui tendit puis un pantalon effrangé qu’il maintint avec sa fameuse ceinture protectrice. Cette dernière était camouflée sous une mince couche de similicuir et ressemblait à un ceinturon un peu large. Pour faire plus couleur locale, Ray avait suspendu un long poignard dans une gaine de cuir. Enfin Marc enfila de courtes bottes. Pendant que l’androïde se harnachait de la même manière, il précisa :
— Logiquement, des naufragés se débarrassent de leurs chaussures mais si nous devons marcher sur des rochers, je ne voudrais pas que le premier indigène venu soit intrigué par l’absence de plaies sur la plante des pieds.
Ils s’installèrent dans le module, simple bulle plastique munie d’un système antigravité. Ray saisit les commandes et annonça :
— Prêt pour l’éjection ?
Marc ressentit un choc familier puis eut la vision d’un ciel noir surplombant une masse nuageuse. Déjà le module s’enfonçait dans la nuée opaque. Désignant un écran, Ray montra :
— Regarde cette malheureuse barque prise dans la tempête. Elle se disloque complètement. Notre arrivée sera donc fort crédible.
Cinq minutes plus tard, la bulle survolait un océan déchaîné. Un vent violent soulevait des vagues de plus de trente mètres de haut.
— Tu ne veux tout de même pas m’obliger à me baigner là-dedans, s’écria Marc. Si jamais j’arrive au rivage, cela sera sûrement à l’état de cadavre.
Ray secoua la tête.
— Nous nous poserons tout simplement sur le rivage. La nuit est noire et la tempête éloigne certainement tout promeneur curieux. Il suffira de nous tremper sur le bord pour que nos vêtements soient imbibés d’eau de mer.
L’androïde posa en douceur le module sur la grève sablonneuse malgré les rafales de pluie qui fouettaient la coque plastique. Avec un soupir, Marc ouvrit la portière et sauta à terre.
— Un instant, dit Ray. Vérifions nos liaisons psychiques et radio.
Marc ferma les yeux et concentra sa pensée sur une jolie fille blonde que son départ en mission l’avait obligé à abandonner plus tôt que prévu.
— Parfait, répondit l’androïde toujours psychiquement. Je te reçois clair et net. Maintenant prononce quelques mots à voix basse.
— Au diable tous ces contrôles, murmura Stones.
Les vibrations des cordes vocales étaient recueillies par un minuscule capteur greffé au contact du larynx et émises sous forme d’ondes radio que Ray pouvait capter à très longue distance.
— Tout est correct. Nous pouvons renvoyer le module.
En voyant disparaître dans les nuages l’engin, Marc éprouva un serrement de cœur. Désormais tout lien était coupé avec sa civilisation.
— Attention ! hurla Ray en saisissant le Terrien par le bras.
Une vague plus haute que les autres s’abattit sur eux, les projetant au sol. Il fallut la force considérable du robot pour ne pas être aspiré vers le large.
A demi suffoqué, Marc jura.
— Essayons de nous trouver un abri jusqu’au lever du jour !
Aux premières lueurs de l’aube, le vent avait en grande partie débarrassé le ciel des nuages et il mollissait, se transformant en simple brise. Ray et Marc s’étaient allongés sur le sable et leur attente fut de courte durée.
Une silhouette apparut, tenant un seau. C’était un grand gaillard brun, d’une trentaine d’années qui avançait le regard baissé, ramassant des coquillages rejetés par la tempête.
En apercevant les deux corps sur le sable, il se mit à courir et vint s’agenouiller près de Marc qu’il retourna. Ce dernier ouvrit lentement les yeux et murmura :
— Où sommes-nous ?
L’indigène le dévisagea d’un air perplexe.
— Près de Tyza notre ville, rétorqua machinalement l’autochtone. Qui êtes-vous et d’où venez-vous ?
Sans répondre à la question, Marc se tourna vers Ray en criant :
— Nous sommes vivants et nous avons réussi !
De plus en plus abasourdi, l’homme secoua la tête. Il avait un visage ouvert aux traits réguliers.
— Excusez-nous, dit Marc, en pointant le doigt vers l’horizon marin. Nous sommes originaires d’une grande île à des semaines de navigation d’ici. Cette nuit, nous avons été pris dans une tempête épouvantable et notre embarcation a été démantelée par la fureur des vagues. Raymond et moi avons réussi à nous accrocher à un fragment de mât. Nous avons cru cent fois mourir mais les vagues nous ont poussés vers ce rivage. Hélas ! il semble bien que tous nos autres compagnons aient péri !
L’homme dévisagea longuement Marc et murmura :
— Ne seriez-vous pas plutôt des « antisociaux » ?
— Je ne comprends pas ce terme, nous venons réellement de très loin, répliqua le Terrien avec humour.
L’autochtone hésita un long moment, regardant son seau où s’agitaient une dizaine d’animaux ressemblant à des crabes.
— Vous semblez épuisés ! Venez vous restaurer dans ma maison mais ensuite il faudra vous présenter aux autorités.
Stones approuva aussitôt.
— J’allais vous le demander.
Cette dernière affirmation parut convaincre l’homme.
— Avez-vous la force de marcher ?
— Je le pense.
Dix minutes plus tard, ils arrivèrent en vue d’un bâtiment à demi en ruine qu’entouraient quelques hectares de terre cultivée.
— Avant la « grande Folie », mes ancêtres possédaient un petit château fort. Maintenant il me reste ce bâtiment encore habitable, dit l’homme en désignant une grande maison carrée.
— Pourquoi ne reconstruisez-vous donc pas votre manoir ?
L’homme lui lança un regard effrayé.
— Je pense que vous êtes réellement étrangers pour ignorer que l’Ordre interdit tout ce qui pourrait servir à la guerre !
Il les fit pénétrer dans une vaste pièce où une servante à la mine chafouine balayait lentement.
— Rika, ordonna l’hôte, va nous chercher un pâté, du pain et un pichet de vin.
Tandis qu’elle s’exécutait, l’homme désigna des sièges.
— Reposez-vous, sourit-il, votre découverte m’a tellement surpris que j’ai même oublié de me présenter. Je m’appelle Zimon.
Tandis que la servante dressait le couvert, Marc se nomma, puis demanda :
— Ici tout me semble si extraordinaire que je voudrais tout apprendre de votre pays.
Prudent, Zimon répondit :
— Nous vivons paisiblement depuis l’instauration du Grand Ordre et chaque jour nous avons l’occasion de nous réjouir de son existence. Autrefois c’était le règne des Ténèbres, maintenant nous avons la Lumière.
Il était évident que l’homme récitait une vérité officielle mais il n’arrivait pas à avoir un ton convaincant. Lorsque la servante se fut éclipsée, il reprit à voix basse :
— Avant que vous ne rencontriez nos autorités, il faut absolument que vous connaissiez notre histoire. Sinon je crains que vous ne commettiez une erreur qui pourrait immédiatement vous valoir une condamnation sans recours.
Zimon s’interrompit pour murmurer :
— Je ne sais pourquoi j’agis ainsi. Est-ce parce que j’éprouve une sympathie instinctive pour vous ou est-ce parce que je crois que votre venue est un signe du destin ?
Marc posa doucement sa main sur l’avant-bras de son interlocuteur.
— Vous paraissez sincèrement désireux de nous aider et je vous en remercie. Sachez que quoi qu’il arrive par la suite, mon amitié vous sera acquise.
CHAPITRE III
— Il y a un siècle environ, dit Zimon, le pays était commandé par un roi entouré de seigneurs. Notre société était très hiérarchisée et certainement trop figée. Nous avions une religion monothéiste avec différents prêtres également hiérarchisés. Tout a commencé par une obscure chicane religieuse. De nombreuses sectes se sont formées, s’excommuniant mutuellement. Plusieurs seigneurs prenant prétexte de cette querelle se rebellèrent contre le pouvoir central et se proclamèrent roi à leur tour. Il s’ensuivit une atroce guerre civile et religieuse où chacun massacrait, pillait, brûlait au nom de son Dieu ou de son seigneur. Et cela dura cinquante ans, réduisant la population à de petits groupes mourant de faim, éparpillés dans les campagnes. Toute autorité, toute croyance ayant disparu, les survivants se tournèrent instinctivement vers ceux qui tentaient difficilement de soulager leurs souffrances, les médecins et les apothicaires. C’est donc autour d’eux que se rassemblèrent de petits groupes d’individus épuisés par les massacres continuels. Comme ces deux professions étaient organisées autour d’un Ordre, c’est ce dernier qui peu à peu prit en main les destinées du pays, d’autant que s’était joint à eux l’ordre des bâtisseurs dont tous avaient grand besoin pour relever les ruines. C’est ainsi qu’est né l’Ordre des Ordres, comportant un médecin, un apothicaire et un bâtisseur. C’est ce triumvirat qui nous gouverne.
— D’ordinaire les directions tricéphales ne durent guère, nota Marc.
— Depuis trente ans, le grand Maître médecin Sinac préside le conseil, appuyé par le Maître apothicaire. Toutefois on murmure que le Maître bâtisseur, dont l’importance croît chaque jour, supporte de plus en plus difficilement l’autorité sévère de Sinac !
La conversation fut interrompue par l’arrivée d’une jeune femme dont la robe de toile toute simple descendant à mi-mollet n’arrivait pas à cacher la sveltesse harmonieuse de son corps. Son visage avait des traits fins, réguliers, très gracieux. Malheureusement ce tableau charmant était gâché par des yeux rougis de larmes et des paupières bouffies.
Machinalement Zimon dit :
— Je vous présente Zila, ma femme.
Puis il ajouta aussitôt :
— Comment va Zyc ?
La jeune femme se jeta au cou de son mari en sanglotant.
— Cela a été horrible ! Il a gémi toute la nuit, me suppliant de lui donner à boire. A l’aube, il est tombé dans une prostration complète.
— Quand doit revenir Maître Urgon ?
— En fin de matinée ! Il a dit que si son état ne s’améliorait pas, il lui donnerait du lotaphe.
Les traits de Zimon se crispèrent.
— Déjà, murmura-t-il.
— Je me demande si cela n’est pas préférable. Zyc souffre horriblement.
Devant la mine interrogative des terriens, Zimon lança :
— Zyc est mon fils. La semaine dernière, il s’est blessé à la cuisse droite et son état ne fait qu’empirer malgré les soins de Maître Urgon, le médecin de notre secteur.
Spontanément, Marc lança :
— Pourrions-nous l’examiner ? Mon ami Raymond a quelques connaissances dans l’art de soigner.
Zimon secoua la tête.
— Cela ne se peut ! Seul Maître Urgon a le droit de lui prodiguer des soins et si vous contrevenez à cette règle, même étranger, vous risquez une lourde peine.
— Nous souhaitons seulement le voir, insista Marc.
Zila approuva.
— Je t’en prie, Zimon, laisse les monter.
A regret, l’homme capitula et les guida jusqu’à une chambre du premier étage. Les volets tirés ne laissaient filtrer qu’une faible lumière. Sur un lit, situé dans un angle de la pièce, un enfant de huit ans environ était allongé. Il était amaigri avec un teint grisâtre. Sa cuisse droite était déformée par une volumineuse tuméfaction. Ses yeux brillaient de fièvre. Ses lèvres étaient desséchées et la bouche ouverte laissait voir une langue racornie.
Ray, immobile, examinait l’enfant avec sa vision rayon X sous diverses incidences.
— Pourquoi ne lui donnez-vous pas à boire ?
— Maître Urgon l’a interdit. Il affirme qu’une diète complète affaiblit l’infection qui se résorbera d’elle-même.
— Qu’est le « lotaphe » dont il parlait ?
Ce fut Zimon qui répondit :
— C’est une drogue qui apporte un apaisement à toutes les douleurs et tous les maux. Malheureusement quand on a commencé, l’organisme exige la poursuite du traitement et ainsi la mort survient inéluctablement en quelques jours ou quelques mois.
Marc ferma un instant les yeux et entra en communication avec Ray.
— Qu’as-tu constaté ?
— Un énorme phlegmon de la cuisse avec maintenant une diffusion dans le sang de tous les germes.
— Le sauveras-tu en lui donnant un antibiotique polyvalent ?
— Cela n’apportera qu’une amélioration transitoire. Il faut également drainer le phlegmon.
Stones se tourna vers Zimon et questionna :
— Maître Urgon n’a-t-il pas envisagé d’inciser l’abcès ?
Zimon eut un tressaillement.
— Vous semblez ignorer qu’il est strictement interdit de planter un scalpel en la chair !
Marc réprima un tressaillement car cela lui rappelait fâcheusement une très ancienne période de l’histoire terrienne.
— Il peut cependant arriver qu’un abcès s’ouvre spontanément.
— Cela est contraire à la doctrine officielle mais quelquefois les médecins ferment les yeux et feignent de l’ignorer.
Le Terrien se tourna vers la jeune femme.
— Pourriez-vous nous procurer des draps ?
Zila acquiesça de la tête et sortit.
— Pouvez-vous demander à votre femme d’apporter également des serviettes ?
Comme l’homme hésitait, Marc se fit pressant.
— Vite, je vous prie.
Dès que la porte fut refermée, Ray saisit un gobelet qui se trouvait sur une commode, l’emplit d’eau avec une cruche et fit dissoudre plusieurs comprimés tirés d’une cavité creusée dans son flanc droit.
— Antibiotique, antalgique, cocktail reconstituant et énergétique, et activateur de la cicatrisation.
Il approcha la timbale des lèvres craquelées de l’enfant et lui souleva la tête avec douceur. Le malade but avidement et murmura :
— Merci…
Marc récupéra le gobelet et après l’avoir essuyé soigneusement, le reposa à sa place. Ray s’approcha de la cuisse malade et tendit l’index droit. De son extrémité jaillit un mince faisceau laser qui sectionna la peau sur une dizaine de centimètres. Aussitôt s’échappa un flot de pus nauséabond.
L’androïde écarta doucement les berges de la plaie pour permettre l’évacuation complète des sérosités puis au laser il coagula toutes les zones sanglantes.
Il avait juste terminé lorsque la porte se rouvrit sur le couple, les bras chargés de linge.
— L’abcès s’est ouvert spontanément, sourit Marc.
La jeune femme poussa un cri et se précipita vers son fils qui lui murmura en l’embrassant :
— Maman, maman, je n’ai plus mal.
Tandis que mère et fils s’étreignaient, Zimon resta immobile, le front barré par une ride soucieuse. Marc intervint avec une ferme autorité.
— Je vous promets que votre fils guérira mais je crois qu’il faudrait remettre de l’ordre dans cette pièce avant l’arrivée de votre Maître Urgon. Changez les draps et entourez la plaie de la cuisse d’une simple serviette propre.
Ce rappel à la réalité amena une activité fébrile. Tandis que Ray tenait l’enfant à bout de bras, ses parents s’empressaient de refaire le lit, empilant le linge sale dans un coin de la pièce. Le petit malade fut recouché dans des draps frais et il semblait que des couleurs reparaissaient sur ses joues pâles. Toutefois, personne ne prit garde à la porte restée entrouverte. Un court instant la servante passa la tête et se recula aussitôt. Un peu plus tard elle quitta la ferme et courut sur la route poussiéreuse menant au village.
Laissant l’enfant, qui s’était paisiblement endormi, à la garde de sa mère, Zimon et les Terriens retournèrent dans la pièce du bas. Regardant le soleil presque à la verticale, l’homme soupira :
— Nous avons de la chance que Maître Urgon soit en retard aujourd’hui, soupira-t-il, mais j’avoue craindre l’avenir. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir tenté de sauver mon fils. Je crois qu’il serait sage maintenant de nous rendre en ville.
— Pourquoi nous accompagner ? dit Marc. Indiquez-nous simplement le chemin.
Zimon haussa les épaules.
— De toute façon, je serai convoqué, sinon arrêté. Mieux vaut donc affronter immédiatement la situation. J’aurai au moins le mérite d’une déclaration spontanée.
— Attendez au moins le passage de Maître Urgon ! Ensuite vous pourrez toujours nous rejoindre.
L’hésitation de Zimon fut de courte durée car interrompue par l’arrivée brutale d’un colosse. Son visage aux traits massifs était surmonté de cheveux gris. Sous sa chemise roulaient des muscles impressionnants.
— Ne craignez rien, dit Zimon, c’est Zwur, mon plus fidèle serviteur et ami.
Le colosse tournait des yeux effarés sur Zimon et son front était couvert de sueur.
— Je viens de voir Maître Urgon sur la route. Il porte un coffret de lotaphe ; surtout il est escorté d’une vingtaine de gardiens de l’Ordre. Lorsqu’ils se dérangent, c’est toujours pour procéder à des arrestations.
Zimon devint livide et balbutia :
— Comment peuvent-ils déjà savoir ?
Zwur frappa de son poing noueux sur la table.
— Rika ! gronda-t-il. Il m’avait bien semblé la voir courir sur le chemin. Nul doute qu’elle vous a dénoncé à Maître Urgon ! Si je la retrouve, je jure de lui tordre le cou !
Zimon regarda par la fenêtre et vit, au loin sur la route, une troupe de cavaliers.
— Ils seront ici dans moins d’un quart d’heure.
Se tournant brusquement vers Marc, il demanda :
— Mon fils est-il réellement guéri ou n’est-ce qu’une amélioration transitoire ?
— Je vous donne ma parole que dans huit jours il trottera comme avant si on ne lui fait pas absorber de drogues nocives et s’il est correctement nourri !
Un pâle sourire éclaira le visage fatigué de l’homme.
— Je ne sais pourquoi mais je vous fais confiance. Zwur, tu vas porter mon fils enroulé dans une couverture. Zila t’accompagnera. Vous prendrez le vieux passage souterrain qui part du donjon en ruine et qui mène à la forêt. Vous marcherez toujours vers le sud. Avec de la chance, vous finirez par rencontrer un groupe de rebelles. J’ai fourni plusieurs fois des provisions à leur chef Wixon et vous demanderez qu’il vous prenne sous sa protection. Va vite !
Le colosse acquiesça et partit aussitôt.
— Si vous avez une possibilité de vous enfuir, pourquoi ne pas en profiter également ? s’étonna Marc.
Zimon secoua la tête et désigna le groupe des cavaliers.
— Je dois les retenir le plus longtemps possible. S’ils ne me trouvent pas, ils fouilleront la maison et les alentours. Avec un peu de malchance, ils découvriront alors le passage souterrain !
— Soit ! Pour faire plus naturel, pourquoi ne nous installerions-nous pas à table ? J’avoue que je reprendrais volontiers une tranche de cet excellent pâté. De plus, notre fringale constituera une excellente excuse pour expliquer le retard à nous présenter aux autorités.
CHAPITRE IV
Le Terrien n’eut cependant le temps que d’avaler quelques bouchées. La porte fut violemment ouverte par deux gardiens de l’Ordre. Une cuirasse de métal poli ceignait le thorax moulé dans un pourpoint de cuir. La tête était coiffée d’un casque aplati protégeant le front et la nuque. Ils étaient armés d’une courte lance et portaient une épée au côté.
A ce moment, Maître Urgon parut. Il était âgé d’une quarantaine d’années, très brun, avec une mèche de cheveux lui retombant sur le front, plutôt petit et trapu. Il était vêtu de noir et portait un petit coffret doré enrichi de pierres précieuses. Ses yeux vifs, noirs et brillants, examinèrent rapidement la pièce puis dévisagèrent Marc avec insistance.
Zimon se porta à sa rencontre et s’inclina profondément.
— Maître Urgon, je suis très honoré de votre visite.
— J’ai apporté le lotaphe pour votre fils.
— Je crois que cela sera inutile. Grâce à vos soins diligents et éclairés, Zyc a retrouvé la santé.
Le médecin frappa sèchement !e sol du talon.
— Cela ne se peut ! Hier j’ai discuté longuement de ce cas avec mes maîtres et tous ont conclu à la nécessité du lotaphe. Je vais donc le lui porter immédiatement. Ensuite nous réglerons le problème posé par ces deux hommes.
Zimon tenta un dernier effort.
— L’amélioration de l’état de mon fils était si importante qu’il a souhaité faire une courte promenade avec sa mère. Ils ne devraient d’ailleurs pas tarder à rentrer.
Sortant d’un buffet un sac plein de pièces d’or, il le renversa sur la table.
— Ma joie est telle que je désire faire cette modeste donation à l’Ordre et je vous supplie de l’accepter en son nom.
Maître Urgon ne put dissimuler l’éclair de cupidité qui traversa son regard, toutefois il n’esquissa pas un geste pour ramasser l’or. Se tournant vers l’officier commandant le détachement, il ordonna :
— Fouillez entièrement cette maison et amenez ici tous ceux que vous trouverez ! Je veux voir l’enfant !
Aussitôt les gardiens de l’Ordre se répandirent dans les étages et la cave, brisant les portes, éventrant les meubles et renversant les coffres ! Un quart d’heure plus tard, l’officier reparut pour conter l’échec de sa mission. Femme et enfant étaient introuvables.
— Nous n’avons découvert dans un recoin du grenier que ces linges souillés de sang et de sanies.
Maître Urgon poussa un véritable hurlement et pointa un index menaçant sur les Terriens.
— Ainsi ce qu’on m’a dit était exact ! Vous avez osé planter un scalpel dans la chair humaine ! Vous répondrez de ce crime devant l’Ordre !
Marc, plus amusé qu’inquiet, voulut intervenir d’un ton conciliant.
— Nous n’avons pas touché l’enfant ! L’abcès s’est spontanément ouvert devant nos yeux !
— Je ne puis le croire. Hier encore il n’existait aucune rougeur révélatrice. S’il devait guérir, tout se serait résorbé spontanément ! Je veux le voir immédiatement ! Où est-il caché ?
— Il fait une courte promenade. Patientez quelques instants. Compte tenu de l’état de faiblesse extrême où votre diète curieuse l’a plongé, il ne saurait aller bien loin, ironisa Marc.
Furieux de cette critique de son action, Maître Urgon avança d’un pas la main levée, prêt à frapper. Il interrompit toutefois son geste car l’étranger n’avait pas reculé d’un pouce et son regard exprimait clairement qu’il n’était pas homme à recevoir des coups sans les rendre !
En proie à une rage débordante, Urgon se tourna vers le capitaine.
— Saisissez ces hommes et enchaînez-les !
Aussitôt les gardiens de l’Ordre se jetèrent sur Ray et Marc qui n’esquissèrent pas un geste de défense tandis qu’on leur passait autour des poignets de lourdes chaînes. Marc annonça d’une voix forte :
— Au nom du roi, mon Maître, je proteste contre l’offense ainsi faite à son ambassadeur !
Le ton calme et l’absence de réaction des deux prisonniers inquiétèrent le capitaine qui demanda :
— D’où venez-vous donc ?
— D’une grande île au-delà de l’océan. Il nous a fallu des semaines de navigation pour arriver jusqu’ici. C’est la tempête de la nuit dernière qui a coulé notre vaisseau et ce malheureux fermier nous a découverts à moitié morts sur la plage.
— Je n’ai jamais entendu une fable aussi ridicule, protesta Urgon. Ce sont des « antisociaux » qui, poussés par la faim, se sont aventurés jusqu’ici !
Le capitaine s’épongea le front d’un revers de main.
— C’est possible mais non certain et cette histoire m’inquiète. Je dois au plus vite faire un rapport à mes supérieurs. En route !
Urgon protesta aussitôt.
— Nous ne pouvons abandonner un malade qui doit prendre du lotaphe ! Il faut d’abord retrouver l’enfant. Je suis certain que son père le dissimule quelque part !
Le capitaine secoua la tête.
— Désole, Maître, nous reviendrons demain si nécessaire mais je désire rendre, compte à mon chef. Par précaution nous emmènerons également Zimon.
Comprenant qu’il ne viendrait jamais à bout de l’entêtement du gardien de l’Ordre, Urgon dut capituler non sans recommander :
— Surveillez-les bien ! Moi aussi je ferai un rapport à mes maîtres.
*
* *
Après une marche de deux heures derrière le cheval du capitaine, les Terriens parvinrent à la ville. C’était une pompeuse appellation pour désigner les pauvres habitations qui se groupaient autour d’une solide bâtisse entourée de hauts murs.
Le convoi franchit une porte étroite et quelques instants plus tard, les trois prisonniers se retrouvèrent bouclés dans une cellule en sous-sol ne prenant le jour que par un étroit soupirail garni d’épais barreaux.
Comme il n’y avait ni lit ni chaise, ils furent contraints de s’asseoir sur le sol de terre battue, humide, et qui exhalait une odeur de moisi et d’excréments.
Zimon regarda le soupirail où le jour baissait.
— Ils sont sauvés maintenant, soupira-t-il. Je vous remercie de ne pas les avoir livrés aux gardiens !
— Quels sont ces « antisociaux » auxquels on veut absolument nous assimiler et auprès desquels vous pensez que votre femme trouvera refuge ? demanda doucement Marc.
Zimon hésita un long moment avant de répondre :
— Depuis plusieurs années, certains de mes concitoyens supportent difficilement la tutelle pesante de l’Ordre. Malgré les difficultés de l’entreprise, ils se sont enfuis et dissimulés dans la forêt très dense où ils survivent misérablement. L’Ordre a bien essayé d’entreprendre des expéditions punitives mais la forêt est vaste et les rebelles savent se dissimuler. Moi-même, j’ignore où ils se trouvent exactement. Parfois de petits groupes, pousses par la faim, se risquent en lisière des zones cultivées pour tenter de se procurer un peu de céréales. C’est très dangereux car en période de moisson, l’Ordre surveille particulièrement les abords de la forêt. C’est ainsi que j’ai rencontré Wixon qui pour échapper à une patrouille de gardiens avait été contraint de se réfugier dans les ruines du donjon. Ce jour-là, je lui ai sauvé la vie. J’espère qu’il paiera cette dette à mon fils !
Ray intervint alors :
— Puisque manifestement on ne nous apportera pas de dîner, mieux vaudrait tenter de dormir pour récupérer quelques forces.
Les trois hommes s’allongèrent sur le sol et fermèrent les yeux. Aussitôt l’androïde contacta Marc :
— Notre mission débute fort mal. Si nous devons moisir dans un cachot, nous ne pourrons jamais avoir un aperçu complet de la situation. Veux-tu que nous nous évadions maintenant ?
— Rien ne presse. Attendons au moins jusqu’à demain !
CHAPITRE V
Le grand Maître Sinac était de haute taille avec un visage osseux et un nez en bec d’aigle. D’épais sourcils ombrageaient des yeux profondément enfoncés dans leur orbite. Il s’assit dans un haut fauteuil. A sa droite se tenait le grand Maître apothicaire, plus petit, à la figure ronde surmontée d’une calvitie importante qu’il s’efforçait de dissimuler par une toque de fourrure. De l’autre côté siégeait le Grand Maître des Bâtisseurs, massif, solide, avec un visage carré.
Sinac commença d’une voix douce :
— Nous avons à juger aujourd’hui une grave affaire survenue hier. Ce matin je vous ai fait porter copie des différents témoignages. Il nous reste à entendre les fautifs.
Se tournant vers le capitaine des gardiens de l’Ordre, immobile au fond de la pièce, près d’une porte massive, il ordonna :
— Qu’on introduise les accusés ainsi que Maître Urgon le plaignant.
Les deux Terriens et Zimon furent poussés dans la salle et restèrent debout à bonne distance toutefois des grands Maîtres et surveillés par plusieurs gardiens. Maître Urgon, toujours de noir vêtu, eut droit à un fauteuil à droite des Grands Maîtres.
S’adressant à Marc, Sinac lança :
— Vous êtes accusés d’avoir gravement enfreint nos lois. Toutefois, dans un esprit de justice, nous désirons vous entendre.
Le Terrien avait la mine fatiguée et une barbe de vingt-quatre heures. Heureusement, au réveil, Ray lui avait glissé une pastille nutritive qui avait calmé ses crampes d’estomac, car on ne leur avait donné aucune nourriture depuis leur emprisonnement. Zimon était encore plus éprouvé mais il s’efforçait de faire bonne contenance. Le visage de Ray aurait pu le trahir si ses constructeurs n’avaient prévu au niveau de ses joues un système de poils rétractables à volonté.
— Si nous avons fauté, commença Marc, cela ne peut être que par ignorance. En effet, nous sommes étrangers et ne pouvons connaître vos coutumes.
Le Grand Maître Bâtisseur intervint avec curiosité :
— Vous prétendez venir d’un lointain pays mais vous n’apportez aucune preuve !
— Comment le pourrais-je ? Notre vaisseau a sombré et c’est un miracle qui m’a conduit sur vos côtes.
— Vous parlez bien notre langue pour un étranger bien que vous utilisiez par instants des tournures archaïques.
— Notre peuple est resté plus d’un siècle sans contact avec le vôtre, rétorqua Marc sans sourire.
Du coin de l’œil, il s’assura que Ray enregistrait bien toute la scène.
Sinac intervint sèchement :
— Réglons ce point de détail ! Je pense que vous êtes un rebelle « antisocial » et que la tempête a poussé la barque sur laquelle vous péchiez vers la côte et que vous avez inventé cette fable pour tenter de sauver votre existence !
— Nous sommes des étrangers, protesta Marc.
— C’est impossible ! trancha le Grand Maître, d’un ton péremptoire. Un de mes élèves a prouvé dans une thèse brillante qu’un être humain ne pouvait survivre plusieurs jours sur les flots. Les diverses humeurs constitutives de l’organisme, perpétuellement agitées par les vagues, finiraient par se mélanger, entraînant inéluctablement la mort.
— Nos organismes sont alors différents, ironisa Marc. Dans mon pays, nous sommes habitués depuis notre jeunesse à naviguer.
Sinac feignit de ne pas avoir entendu la réponse du Terrien.
— De toute façon, reprit le Grand Maître, de sa voix mielleuse habituelle, ceci n’est que très secondaire. Etranger ou non, vous devez respecter nos lois fondamentales. Or, vous avez violé la plus importante d’entre elles. Vous avez planté un scalpel dans la chair vivante !
Marc darda un regard noir sur Urgon et répliqua :
— Ceux qui vous l’ont affirmé ont menti ! Nous n’avons jamais utilisé poignard, couteau ou scalpel !
Sinac poursuivit doucement :
— Des draps souillés ont été retrouvés. Pour vous croire, il nous faudrait voir l’enfant. Or ni sa mère ni lui ne sont retournés à leur domicile. Si vous voulez prouver votre bonne foi, obtenez que l’enfant nous soit présenté.
Zimon resté prostré jusqu’alors se redressa en criant :
— Non, il devait prendre le lotaphe !
Le Grand Maître leva le ton.
— Si Maître Urgon en a ainsi décidé, c’est que c’était la meilleure solution et elle devra être appliquée !
Le Terrien tenta d’intervenir :
— Je ne comprends pas votre querelle. L’essentiel n’était-il pas de guérir l’enfant ?
Sinac répondit d’un ton patelin :
— Notre mission est de nous dévouer pour le bien de nos semblables et d’éviter les souffrances. Toutefois, nous devons respecter les règles de notre Ordre.
Enflant la voix, il poursuivit :
— Je pense que vous avez abusé de la crédulité de ce malheureux père et que vos pratiques démoniaques ont entraîné la mort de l’enfant dont vous avez caché le corps. Peut-être même avez-vous tué la mère !
— Ridicule, gronda Marc.
Avec un sourire venimeux, Sinac répondit :
— Dans ce cas, dites-nous où nous pourrions les trouver !
Devant le silence méprisant des accusés, il conclut :
— La cause est entendue.
Il se pencha vers l’apothicaire qui hocha la tête, puis vers le Grand Maître Bâtisseur.
— Les mines ?
— Un convoi est parti hier. Pour quelques semaines, l’effectif sera au complet.
— Les champs de lotaphes ?
— Il y a suffisamment de monde là-bas ! Les galères sont préférables. Hier encore le grand Amiral s’est plaint à moi d’avoir dû désarmer un bâtiment par manque de rameurs.
Sinac ferma un instant les yeux pour dissimuler l’éclat de colère de son regard. Décidément le Grand Maître Bâtisseur prenait beaucoup trop d’importance. Heureusement qu’il pouvait encore le contrôler en lui fournissant les médicaments dont il avait besoin. De même il aurait bien voulu se débarrasser de l’Apothicaire mais il était toujours le seul à savoir préparer le lotaphe ! Ainsi depuis plus de trente ans, il devait partager le pouvoir avec ces deux ·concurrents.
Ces réflexions n’avaient demandé que quelques secondes.
— Le tribunal va donc rendre son jugement, dit-il mielleusement. Pour vos crimes, vous mériteriez la peine de mort. Toutefois dans notre désir de préserver toutes vies, même les plus indignes, nous avons décidé de faire preuve de la plus grande clémence. Tous les trois, vous ne serez donc condamnés qu’à vingt ans de galères !
Puis il ajouta rapidement :
— Les biens et possessions de Zimon seront confisqués et remis à Maître Urgon à titre de dédommagement. Charge à lui de donner cent écus d’or à la servante Rika pour la récompenser de son zèle à servir l’Ordre. Gardiens, emmenez les condamnés !
A l’énoncé de la sentence, Urgon n’avait pu dissimuler un sourire cupide mais l’idée de devoir payer cent écus à une fille le chagrinait cependant. Désespérément, il cherchait déjà un moyen d’économiser cet argent !
Pendant ce temps, les Terriens et leur compagnon n’avaient pas été reconduits en cellule mais traversaient le village sous bonne escorte. Ils marchèrent deux kilomètres environ pour atteindre ce qu’on ne pouvait appeler un port. C’était une simple crique bordée de deux pontons de bois.
Sur l’eau se balançaient mollement trois barques. Elles avaient une vingtaine de mètres de longueur et n’étaient pontées qu’à l’avant et l’arrière. De chaque côté dépassait une rangée de longues rames.
— Technique encore bien primitive, émit Ray.
L’escorte les fit arrêter devant une masure sordide près de laquelle se tenait un solide gaillard. Un pourpoint de cuir noir moulait un torse impressionnant. A un gros ceinturon de cuir étaient suspendus une courte épée et un fouet à plusieurs lanières.
— Trois prisonniers seulement, grogna-t-il.
Le chef du détachement haussa les épaules.
— Faites-les durer plus longtemps, capitaine.
Le colosse ricana, découvrant une rangée de dents blanches.
— Entrez là-dedans, ordonna-t-il aux prisonniers.
La masure abritait une forge primitive. Aussitôt deux ouvriers s’activèrent et passèrent aux chevilles et aux poignets des prisonniers de gros anneaux de fer.
Puis les condamnés montèrent sur une petite barque. Le colosse, escorté d’un gardien de l’Ordre, leur désigna les rames.
— Souquez ferme, garçons. Cela sera un excellent entraînement pour vous ! dit-il avec un énorme rire.
Le capitaine dirigea la barque vers une galère un peu à l’écart. Dès qu’ils abordèrent, un matelot lança une échelle de corde pour aider à embarquer.
Aussitôt deux autres marins entourèrent les prisonniers.
— Casez-les à une rame, ordonna le colosse.
En descendant les quelques marches de bois,
Marc réprima un haut-le-cœur. Chaque rame grossièrement taillée, nécessitait trois galériens pour son maniement et il y avait douze rames de chaque côté. Les hommes étaient assis sur un banc étroit. Tous étaient maigres, couverts de plaies et de vermine et semblaient somnoler, la tête sur leurs bras, accoudés à la rame.
Malgré l’air du large, il régnait à bord une odeur pestilentielle. Le matelot désigna un banc vide à l’arrière droit. Marc bouscula un peu Zimon pour le pousser au fond contre le bordage, laissant Ray à l’extrémité interne de la rame.
Aussitôt l’autre matelot défit une chaîne qu’il passa dans les anneaux de poignet et de cheville des prisonniers puis il la riva de quelques coups de marteau, à une attache fixée au fond du navire.
— Voilà ! A partir de maintenant vous suivez la destinée de votre bâtiment ! ricana l’homme.
Marc regardait encore avec horreur ce qui l’entourait quand le capitaine hurla :
— Nous avons encore trois heures de jour. Nous allons faire une dernière promenade d’entraînement car demain l’amiral nous a confié enfin une mission précise. Réveillez-moi tous ces chiens !
Aussitôt deux gardes-chiourme passèrent entre les condamnés, distribuant généreusement les coups de fouet. La galère se mit lentement en route au rythme lent d’un sourd tambour. Marc murmura à Zimon qui s’étonnait de la facilité avec laquelle il tirait sur la lourde rame :
— Surtout taisez-vous et faites semblant d’accomplir un gros effort pour ne pas intriguer nos gardiens. Mon ami Ray est très fort et effectuera tout le travail.
Après avoir longé la côte sur deux kilomètres environ, le capitaine donna le signal du retour.
Lorsque l’ancre primitive fut lancée et que la galère s’immobilisa, Marc poussa un soupir de soulagement, le seul fait de mimer un effort l’avait épuisé et il se demanda comment ses compagnons de captivité pouvaient supporter un tel régime.
Un peu plus tard eut lieu la distribution de nourriture. Elle consistait en un morceau de pain noir et une portion de soupe poisseuse qu’il fallait boire chacun son tour à la louche que tendait le garde-chiourme.
Ray imita les autres car son organisme comportait une cavité buccale mais les aliments étaient aussitôt brûlés dans l’arrière gorge et l’énergie si minime fût-elle servait à recharger sa pile atomique. Il glissa son morceau de pain à Marc en conseillant :
— Donne-le à Zimon, toi tu prendras une autre tablette nutritive.
Le malheureux fermier, beaucoup trop abasourdi, engloutit le pain sans se faire prier. A se moment se produisit une vive agitation. Le capitaine descendait dans la chiourme tenant un coffret identique à celui que portait Maître Urgon la veille. Il était émouvant de voir alors tous les galériens se dresser pour tendre une main suppliante en hurlant de douleur et d’espoir.
Tour à tour, l’officier leur donnait une petite boulette brunâtre qu’ils avalaient aussitôt. En arrivant devant le banc des Terriens, le capitaine ricana :
— Pas pour vous ! Vous ne l’avez pas encore mérité !
— Dommage, émit Marc à l’attention de Ray. J’aurais bien aimé que tu puisses analyser cette curieuse substance !
Le Terrien fut encore plus surpris quand, une heure plus tard, il vit ses compagnons de chaîne. Ceux-ci paraissaient avoir oublié leurs misères. Ils dormaient, le visage détendu, sou-riant même par instants comme en proie aux rêves les plus doux.
Marc, qui trouvait sa position fort inconfortable, fut beaucoup plus long à trouver le sommeil.
CHAPITRE VI
Les premières lueurs de l’aube rougissaient à peine l’horizon que des cris et des claquements de fouet réveillèrent Marc en sursaut. Pour recouvrer ses esprits, il fut heureux que Ray lui glissât dans la bouche une nouvelle tablette vitaminée. Il fut rapidement procédé à une distribution de nourriture aussi épouvantable que la veille puis une dizaine de gardiens de l’Ordre montèrent à bord. Deux se dirigèrent aussitôt à l’avant et soulevant une bâche découvrirent un petit canon, sorte de couleuvrine qu’ils chargèrent aussitôt.
L’ouïe exacerbée de Ray parvint à saisir le dialogue qu’échangeait le chef du détachement avec le capitaine de la galère.
— Nous appareillerons immédiatement. Je veux être sur place avant le lever du soleil. Je suis persuadé que les « antisociaux » profitent de l’aube pour pêcher. Avec un peu de chance, nous pourrons les surprendre !
Tandis que les gardes-chiourmes prenaient leurs dispositions, Marc demanda à Zimon :
— Pourquoi les matelots ne sont-ils pas armés ?
Le fermier lui lança un regard étonné.
— Seuls les gardiens de l’Ordre et quelques officiers supérieurs peuvent posséder des armes et surtout apprendre à s’en servir. Cela a été un premier décret de l’Ordre après la « Grande Folie ».
— L’intention était louable, reconnut Marc tout en songeant que sur toutes les planètes, il était prouvé que l’enfer était lui aussi pavé de bonnes intentions !
Le soleil commençait à se lever sur un océan particulièrement calme lorsque le capitaine poussa un hurlement.
— Là ! Une voile !
Effectivement une barque ne dépassant pas dix mètres avec un petit mât où était suspendue en travers une voile carrée, se profilait sur l’horizon.
— Ils sont à notre merci, poursuivit le capitaine, car le vent les pousse dans notre direction ! Accélérez la cadence.
Tandis que les coups de fouet pleuvaient sur le dos des malheureux galériens, Ray émit :
— Cette embarcation, à la voiture primitive, ne peut progresser que par vent arrière.
Lentement, inexorablement, les deux vaisseaux se rapprochaient. Déjà les gardiens de l’Ordre se massaient à l’avant, certains tenant des grappins au bout de longues cordes.
L’officier saisit un boutefeu et l’approcha de la couleuvrine. Une détonation retentit au milieu d’un nuage de fumée. La distance était encore trop grande et le boulet tomba à quelques mètres de l’avant de la barque. Cette dernière devait également être armée car une explosion fit écho à la précédente et un boulet souleva un peu d’écume sur la droite de la galère. Marc prit immédiatement sa décision.
— Ray, j’en ai assez de cette vie de forçat. Au prochain coup de canon, sectionne nos chaînes au laser et découpe un bon trou dans le fond de la coque. Lorsque la galère coulera, nous nous échapperons à la nage et tenterons de gagner la barque. De toute manière, c’est la façon la plus discrète de nous évader sans trop attirer l’attention !
— Entendu, mais par prudence, je préfère couper immédiatement tes liens. Préviens-moi lorsque tu verras la fumée sortir de la couleuvrine.
Tout en continuant à ramer, Ray se mit au travail. Pendant ce temps, les gardiens de l’Ordre avaient rechargé leur pièce. Le coup dirigé trop haut cette fois, toucha cependant la voile qui s’abattit, immobilisant la barque.
— Attention, Ray, ils ripostent.
Le petit boulet frôla seulement la galère et se perdit en mer. Toutefois, sous l’action du laser et de la pression de l’eau, le fond de la coque se déchira et une vague jaillit à l’intérieur de la galère.
Aussitôt s’élevèrent des clameurs d’épouvante. Marc vivement acheva de se libérer des chaînes sectionnées et tira Zimon.
— Venez, dit-il, nous allons nous enfuir !
Ray s’avançait déjà dans l’allée centrale mais se heurta au capitaine venu inspecter les dégâts de son navire. Vivement, ce dernier dégaina son épée et frappa l’androïde. Avec sa promptitude électronique, Ray bloqua l’attaque de la main gauche et assomma le colosse d’un direct du droit.
Saisissant l’épée, il la lança à Marc, non sans recommander :
— Augmente la puissance de ton écran protecteur. Ce n’est pas le moment de te faire assommer. Au milieu de cette pagaille, je mettrais plusieurs minutes à te retrouver !
Effectivement, la confusion était à son comble. Plusieurs galériens constatant que la chaîne qui les maintenait était rompue s’étaient dressés en hurlant. Ils ne songeaient ni à combattre les gardiens de l’Ordre ni à se sauver. Ils n’avaient qu’un seul but, atteindre à l’avant la cabine du capitaine où ils savaient qu’était rangée la cassette contenant le lotaphe. Toutefois, certains gardiens de l’Ordre se méprirent sur leurs intentions et s’élancèrent l’épée haute, frappant sans pitié les galériens qui s’écroulaient couverts de sang. Cela n’empêchait pas les autres, de plus en plus nombreux, d’avancer en criant, piétinant les blessés et les morts.
Dans cette cohue, Ray avançait lentement comme une étrave fendant les flots, pour atteindre le pont et l’air libre. Deux gardiens de l’Ordre tentèrent bien de s’interposer mais il les écarta des deux bras. Sa force était telle que les deux soldats s’envolèrent littéralement, passèrent par-dessus bord et se retrouvèrent dans l’eau. Entraînés par le poids de leur cuirasse, ils coulèrent aussitôt.
Ray, suivi de Marc et Zimon, parvint enfin sur le pont où quelques gardiens s’acharnaient à recharger la couleuvrine. L’officier, avec un rugissement, s’élança sur Marc, l’épée haute.
Ce dernier para instinctivement et riposta aussitôt d’un coup fouetté qui ouvrit la gorge de son adversaire.
— Vite, conseilla Ray, la galère ne va plus tarder à couler.
Comme Zimon hésitait, Marc le saisit par le bras et s’élança dans les flots.
Lorsqu’il émergea, il vit à ses côtés Zimon qui se débattait en hurlant de terreur.
— Je ne sais pas nager. Je…
Une vaguelette étouffa dans sa gorge le reste de la phrase. Marc, allongeant le bras, maintint hors de l’eau la tête de son compagnon puis il appela :
— Ray, soutiens-le !
La barque, toujours immobilisée, tanguait à une vingtaine de mètres. Rapidement, ils purent se hisser à bord mais furent surpris de ne trouver que des regards méfiants. Le capitaine, un grand rouquin au visage rond mangé par une barbe, s’avança une épée à la main.
Zimon, qui se remettait lentement de ses émotions, s’écria :
— Wixon ! Ne me reconnais-tu pas ?
Le faciès du rouquin s’éclaira d’un large sourire.
— Zimon ! Que faisais-tu donc dans cette galère ? Ta femme, ton fils et Zwur sont arrivés hier soir et ils m’ont conté ton histoire.
Dévisageant les Terriens, il ajouta :
— Ce sont les deux étrangers qui ont bravé les interdits de l’Ordre pour guérir ton fils ?
— Effectivement ! Nous avons été arrêtés et condamnés aux galères où nous sommes arrivés hier. Ceci était notre première sortie en mer.
Le rouquin tendit une large main à Marc.
— Les ennemis de l’Ordre sont mes amis ! Je me demande comment vous avez réussi à vous échapper.
Calmement, Marc rétorqua :
— Votre deuxième boulet a touché la galère, sectionnant par un hasard bienheureux l’attache de nos chaînes et creusant un trou dans la coque. Nous avons alors gagné le pont.
Le capitaine fronça les sourcils.
— J’aurais bien juré que le coup était trop long !
— Je puis affirmer qu’il était parfait, sourit Marc.
— N’y a-t-il pas eu une bagarre à bord ?
— Des gardiens ont tenté de nous barrer le chemin et j’ai même été obligé de trancher le cou de leur chef, dit Marc en tapotant l’épée qu’il avait machinalement glissée dans son ceinturon.
Désignant la galère presque complètement enfoncée dans les flots et d’où provenaient encore quelques cris, il ajouta :
— Pourquoi n’essayez-vous pas de sauver quelques-uns de ces malheureux ?
Le rouquin secoua la tête.
— C’est inutile ! Ils ont tous absorbé du lotaphe. Privés de leur drogue, ils mourront rapidement ou pire ils tenteront de nous trahir !
Zimon s’écria aussitôt :
— Nous n’avons pas eu de distribution car nous ne sommes arrivés qu’hier.
Le capitaine hocha la tête :
— Je le pense effectivement, c’est pourquoi je vous convie à rester.
En un dernier remous, la galère s’enfonça dans l’eau et les cris s’éteignirent. Tandis que quelques hommes s’efforçaient de réparer la vergue pour remonter la voile, Marc demanda, en agitant ses poignets :
— N’avez-vous pas un forgeron à bord pour nous débarrasser de ces bracelets disgracieux ?
Wixon éclata de rire et héla un matelot.
— Pit, apporte ton marteau.
Rapidement, l’homme revint, tenant un billot, une masse et un burin. Au premier essai, le marteau dévia et heurta la cheville de Zimon qui cria de douleur. De plus, l’anneau n’avait même pas été ébréché.
— C’est un fer de bonne qualité, grogna le matelot. Je n’y arriverai jamais. Peut-être notre forgeron, à terre, en le chauffant, pourra-t-il le rompre.
Marc suggéra alors :
— Mon ami Ray a aussi l’habitude de travailler le fer. Il pourrait essayer.
Avec un sourire goguenard, Pit tendit les outils à l’androïde. Ce dernier parut contempler longuement les fers, puis il frappa d’un coup sec. Nul n’avait pu voir le discret faisceau rouge sortir de son index. Rapidement chacun fut libéré. Machinalement, Marc voulut lancer pardessus bord un des anneaux mais Wixon l’en empêcha.
— Le fer est trop précieux et notre forgeron récupère tout ce qu’il peut trouver.
Marc désigna la mer et demanda :
— Dans ce cas, pourquoi ne repêchez-vous pas dans l’épave tout ce qui peut servir ?
Devant la mine ébahie du capitaine, il précisa :
— Nous sommes proches du rivage et il ne doit guère y avoir de fond.
— Quelques brasses ou cent c’est la même chose. Personne ne se risquerait là-dessous ! Nous ne sommes pas des poissons !
Marc hocha la tête tandis que Ray émettait mentalement :
— L’épave gît par six mètres cinquante de fond.
— Dans notre pays, dit le Terrien, nous sommes considérés comme de bons nageurs. En plongeant, nous pourrions récupérer un peu de matériel, ne serait-ce que quelques épées qui semblent faire défaut à vos hommes.
Le rouquin s’exclama aussitôt :
— Cela serait inespéré ! Croyez-vous en être capables ?
Marc sourit :
— Nous ne le saurons qu’en essayant.
Aussitôt il s’élança à l’eau, suivi de Ray.
Rapidement, ils localisèrent l’épave. Le spectacle était effrayant avec les dizaines de cadavres encore immobilisés par leurs chaînes.
Marc nagea vivement vers la cabine du capitaine. Enfin il trouva ce qu’il était venu chercher. Désignant du doigt la cassette contenant le lotaphe, il émit :
— Prélèves-en un peu pour l’analyser.
Avec rapidité, Ray força le coffre et glissa dans sa bouche aux multiples replis quelques boulettes tandis que Marc, les poumons douloureux, remontait à la surface. Lorsqu’il eut repris sa respiration, il cria à Wixon anxieusement penché à l’avant de sa barque :
— Envoyez-nous un filin !
Ils travaillèrent plus d’une heure avec acharnement. Naturellement c’est Ray qui effectuait la majeure partie de la besogne mais ceux de la surface l’ignoraient. Quand enfin ils se hissèrent à bord, Wixon était radieux d’avoir pu récupérer la couleuvrine, deux tonneaux de poudre, certes un peu mouillée, des boulets, des épées, des couteaux, des piques, des cuirasses même ainsi que de nombreux morceaux de ferraille et de bois.
— La pêche a été plus fructueuse que si nous avions capturé des poissons. Malheureusement il vous faudra vous contenter d’un repas frugal car nos provisions sont bien maigres.
Marc éclata de rire.
— De toute façon, capitaine Wixon, il ne pourra être pire que le menu de galérien et au moins il aura le goût inestimable de la liberté !
Wixon posa la main sur l’épaule du Terrien.
— Vous me plaisez, étranger ! Je crois que votre arrivée marquera un événement capital pour l’avenir de notre petite communauté !
La voile ayant été hissée de nouveau, l’embarcation se dirigea lentement vers la côte.
Wixon la conduisit dans une petite crique et immédiatement les matelots la déchargèrent et la dissimulèrent par des branchages.
— Les galères de l’Ordre longent souvent les côtes, expliqua le capitaine et nous ne devons rien laisser qui puisse trahir notre présence.
Puis la colonne lourdement chargée s’enfonça dans la forêt. En voyant un matelot trébucher sous le poids de la couleuvrine, Ray la saisit et la hissa tranquillement sur ses épaules.
Après une heure de marche difficile, ils parvinrent à une clairière où s’élevaient une trentaine de huttes de branchages. Bientôt les arrivants furent entourés par des femmes, des enfants et quelques hommes valides. Triomphants, ils déposèrent leur butin sur le sol.
Ray qui avait, en une seconde, tout enregistré, émit :
— Ils ne sont qu’une centaine, femmes et enfants compris.
A ce moment, un gamin, la cuisse bandée, s’élança en boitillant vers Zimon en hurlant :
— Papa ! Papa !
L’homme le saisit dans ses bras et l’étreignit le visage plein de larmes tandis que Zila, alertée par les cris de son fils, se jetait au cou de son mari.
Un peu plus tard, Zimon se tourna vers Marc et murmura :
— Pour cette minute de joie immense, ami, vous avez droit à toute reconnaissance. Désormais ma vie vous appartient !
Pendant que les femmes faisaient griller les rares poissons péchés avant l’arrivée malencontreuse de la galère, Wixon dit à Marc :
— Pour cette nuit, je vous offre l’hospitalité dans ma hutte. Demain nous verrons à vous édifier un abri.
— Je pense que si vous nous prêtez une hache, nous pourrons rapidement nous construire une demeure.
Après le repas, les deux Terriens se mirent au travail. La hache n’était qu’un prétexte, car Ray sectionnait beaucoup plus rapidement les branches avec son laser. Ensuite, aidés de quelques rebelles, ils édifièrent une hutte semblable aux autres.
CHAPITRE VII
Le soir, ils se retrouvèrent autour d’un feu de bois. Wixon arborait une mine soucieuse. Quand Marc lui en demanda la raison, il répondit avec un soupir :
— Pour la première fois aujourd’hui nous avons vaincu un détachement de l’Ordre et je me demande quelle sera sa réaction.
Le Terrien ne put cacher son étonnement.
— Zimon m’a dit que votre groupe existait depuis plusieurs armées.
— C’est exact, mais nous n’avons jamais réellement combattu. Après plusieurs vols commis dans les champs, l’Ordre organise des expéditions punitives et notre seule défense ne peut être que la fuite ! D’abord avec quoi nous battre ? Jusqu’à hier, il n’y avait que sept épées au camp. En plus, nous ne savons même pas nous en servir. L’escrime et tous les sports de combat sont des arts secrets qui ne sont révélés que très progressivement aux seuls gardiens de l’Ordre.
— Pour cela, je pourrais vous donner des conseils. Dès demain nous commencerons l’entraînement. Toutefois, il ne faut pas vous faire d’illusion. Des années d’étude sont nécessaires pour devenir un bon escrimeur. Je peux, tout au plus, vous enseigner quelques parades et ripostes simples.
— Cela sera merveilleux ! s’enthousiasma Wixon. J’espère que mes hommes acquerront ainsi un esprit de combattant qui leur manque cruellement.
Marc réfléchit un instant.
— J’aimerais que vous me parliez encore de l’Ordre.
Wixon haussa les épaules.
— Zimon vous a raconté les circonstances qui ont présidé à sa naissance après la « Grande Folie ». Le premier Grand Maître a réellement accompli une œuvre remarquable après cette période d’anarchie sanglante. C’était un homme admirable qui ne pensait qu’au bien public ! Malheureusement par la suite, les choses ont dégénéré. Comme toujours ceux qui travaillent bien et beaucoup n’ont en général pas le courage de sacrifier leurs loisirs et leur famille aux intérêts de la collectivité. Ainsi les médiocres et les ambitieux se sont peu à peu emparés des leviers de commande. Sinac était de ces derniers. Il a tout sacrifié pour assouvir sa soif de pouvoir. Il connaissait tous les rouages de l’Ordre, avait rendu tellement de services que naturellement avant de mourir, le premier Grand Maître l’a désigné comme successeur il y a plus de trente ans. Les années suivantes, Sinac a révélé sa vraie nature et a imposé une discipline de fer ! Les autres Grands Maîtres ont probablement suivi le même chemin.
Un détail tracassait Marc qui demanda :
— Quel âge a donc le Grand Maître ? Je suppose qu’il n’a pu accéder à cette fonction adolescent et il a dû naître pendant ce que vous appelez la « Grande Folie ».
Wixon haussa les épaules.
— Je l’ignore mais il a certainement plus de soixante-dix ans.
— C’est curieux, émit Ray psychiquement à l’intention du Terrien. J’ai pratiqué un examen approfondi pendant la parodie du procès et je n’ai noté aucun signe biologique de sénescence. Pour moi, il n’a guère plus de 40 ans !
Cette question devait rester momentanément sans réponse, car Wixon demanda :
— Comment avez-vous pu franchir en bateau une telle distance ? Les vents n’ont pu sans cesse vous pousser vers notre continent. De plus, la nuit, comment vous dirigiez-vous ?
Marc réfléchit rapidement car ses réponses ne devaient pas transgresser la loi terrienne de non-immixtion.
— Garder une direction est facile. De jour, nous avons le soleil et la nuit les étoiles.
— Mais elles tournent dans le ciel !
— Pas toutes ! En examinant attentivement leur mouvement, vous constaterez que certaines restent pratiquement immobiles.
— Avant la « Grande Folie », les anciens avaient dressé une carte du ciel et la légende dit qu’ils pouvaient effectivement s’orienter. Malheureusement leurs travaux sont perdus.
— Je vous aiderai à les reconstituer, le rassura Marc. Pour la navigation, nos vaisseaux utilisent une grande voile triangulaire qui permet de remonter en partie au vent !
Passionné, le capitaine demanda une foule de détails. Prudemment, Marc se cantonna dans les généralités.
— Pourriez-vous construire une telle embarcation ?
A ce moment, Ray émit :
— Attention, je n’ai pas de programme de construction navale.
— Je le sais, répondit Marc, mais tu possèdes en mémoire tous les différents types de bâtiments antiques pour les identifier. Avec cela nous devrions nous débrouiller.
S’adressant à Wixon, il reprit :
— C’est possible mais je crains que cela ne demande un énorme travail.
— Nous l’effectuerons ! Si nous pouvions attendre la haute mer, hors de portée des galères de l’Ordre, nous aurions la ressource de pêcher et ainsi d’assurer la survie de notre petite communauté.
Marc avait constaté que tous étaient pâles et amaigris.
— Comment vous ravitaillez-vous ?
— C’est notre préoccupation principale. Tout un groupe se consacre à la chasse en posant des pièges, et en utilisant des arcs et des flèches, malheureusement très primitifs et de portée réduite !
Wixon se leva à regret.
— Il est temps de nous reposer. Demain nous échafauderons des projets d’avenir.
Lorsqu’ils se furent retirés dans leur hutte, Marc demanda à l’androïde :
— Tes enregistrements ont-ils bien fonctionné ?
— A la perfection ! La séquence de la galère sera certainement une des plus réussies.
Nul n’ignorait que le Service de Surveillance des Planètes Primitives complétait son budget en revendant à prix d’or, aux différentes télévisions, les documents recueillis par les agents en mission. Cela faisait frémir, pleurer ou rire les foules mieux que toutes les superproductions de science-fiction.
— Je pense toutefois, poursuivit Ray que nous pourrions dès à présent regagner notre aviso. Rien ne changera la conclusion du rapport qui ne peut être que : civilisation primitive en voie de régression. A contrôler dans cinquante ans !
— Tu as raison, mais j’ai l’intuition que nous n’avons pas encore tout compris. Alors autant profiter des deux semaines que le général Khov nous accorde.
Peu convaincu, le robot grommela après avoir coupé son enregistreur :
— Toi, tu te sens frustré parce qu’aucune femelle ne s’est encore intéressée à toi !
Vexé de la perspicacité de Ray, Marc demanda :
— As-tu déterminé la nature du lotaphe ?
— Les examens sont en cours. Mais il s’agit d’un mélange de substances complexes. Cela prendra du temps car mon analyseur ne peut étudier qu’une fonction à la fois. Je t’avertirai lorsque j’aurai un résultat intéressant ! Avec un soupir, Marc s’allongea sur le lit de feuilles et de branchages que l’androïde lui avait confectionné. C’était plus confortable que le banc de la galère mais ne valait pas le matelas de relaxation antigravité de sa cabine !
CHAPITRE VIII
Le lendemain à l’aube, les Terriens retrouvèrent Wixon qui leur offrit une tranche d’un cuissot fumé d’antilope. Aussitôt le capitaine demanda :
— Pourriez-vous transformer ma barque en un navire plus rapide ?
Marc avait réfléchi au problème une partie de la nuit, aussi répondit-il sans hésiter :
— C’est possible, mais il faudrait d’abord la hisser sur terre.
— Nous partirons dès que vous serez prêts, j’ai prévu dix compagnons avec des haches et des scies.
Rapidement arrivés au bord de l’océan, ils trouvèrent un guetteur dissimulé dans un buisson qui, d’un signe, imposa le silence.
— Depuis le lever du soleil trois galères longent la côte, chuchota-t-il.
— Le Grand Amiral n’a pas dû apprécier la perte d’un bâtiment et probablement recherche-t-il une trace de combat, ricana sourdement Wixon.
Regardant le ciel où quelques nuages s’accumulaient, il ajouta :
— La mer va grossir et ils seront obligés de regagner un abri. En attendant qu’ils s’éloignent, essayons de chasser. J’ai vu des traces d’antilopes.
— Comment procédez-vous ? demanda Marc intrigué.
— Nous dressons un filet de lianes entre deux arbres distants d’une trentaine de mètres et nous tentons de rabattre un animal sur lui. Méfiez-vous cependant, ces antilopes possèdent des cornes acérées et elles n’hésitent pas à charger lorsqu’elles se sentent traquées.
Tandis que deux chasseurs entrelaçaient des lianes, le reste du groupe effectua un vaste mouvement circulaire. Après une demi-heure de marche, Wixon désigna un emplacement à Marc.
— Restez ici. Lorsque vous m’entendrez crier, vous marcherez droit devant vous en faisant le plus de bruit possible. Nous nous regrouperons tous, là où nous avons tendu le filet.
Lorsque les chasseurs se furent éloignés, Marc appela Ray posté à une vingtaine de mètres.
— Utilise tes « antigrav » et survole la forêt en prenant soin de rester à l’abri des arbres pour ne pas être repéré.
L’androïde obéit et disparut rapidement dans les branchages.
— Je distingue dix bestioles qui remontent dans ta direction !
A ce moment, Marc entendit l’appel de Wixon et se mit en marche.
— Oblige-les à faire demi-tour !
Un grand mâle marchait en tête de la harde, le museau en l’air. Du front de l’androïde jaillit un éclair. Touché par une décharge électrique de faible puissance, l’animal tressaillit et recula. Un second éclair le fit se retourner et partir au galop suivi de ses congénères.
Par deux fois, Ray dut corriger la direction. Enfin satisfait, il se dissimula dans la ramure d’un arbre et attendit le passage de Marc.
Lorsqu’ils arrivèrent au point de ralliement, ils virent avec satisfaction quatre antilopes allongées sur le sol. Wixon, hilare, s’avança vers eux.
— C’est inespéré ! Vous nous avez porté chance pour votre première chasse. Quatre hommes vont s’occuper du gibier tandis que nous retournerons à la barque.
L’océan avait pris une teinte grise et de l’écume apparaissait au sommet de chaque vague. Le guetteur, toujours à son poste, confirma la disparition des trois galères.
Les hommes récupérèrent des rondins de bois qu’ils disposèrent en un chemin puis ils commencèrent à haler l’embarcation. Elle était lourde mais le travail avança rapidement car personne ne faisait attention à Ray qui s’était placé à l’arrière et poussait avec une puissance surhumaine.
Une heure plus tard, la barque était à l’abri d’un épais rideau d’arbres. Aux côtés de Wixon se tenait Izow qui avait été autrefois charpentier. Il avait un visage large mangé par une barbe noire et des yeux brillants d’intelligence. Avec attention, il écouta les explications de Marc.
— D’abord il faut ajouter par en dessous une courte quille qui sera lestée de ferraille pour stabiliser l’ensemble. Ensuite le mât doit être placé à ce niveau et être plus haut. Ici devra être attaché un mât horizontal qui pourra pivoter. Enfin l’ensemble doit être ponté de planches pour ne pas risquer d’embarquer de l’eau à chaque vague.
La leçon dura deux bonnes heures, accompagnée de schémas dessinés à même le soi. Wixon et Izow étaient captivés et posaient sans cesse des questions. Bien souvent Marc dut mettre à contribution les cristaux mémoriels de Ray. Enfin le charpentier se redressa.
— C’est faisable, murmura-t-il, mais il faudra beaucoup de bois. Je demanderai au forgeron de me fabriquer les fers nécessaires et les femmes tisseront les voiles avec de fines lianes. De plus, certains arbres sécrètent une résine épaisse qui procurera l’étanchéité nécessaire.
Enthousiasmé, Izow ajouta :
— Pour ne pas perdre de temps, je vais m’installer ici mais, Wixon, vous devez m’assurer en permanence le concours d’au moins vingt hommes !
— Entendu ! J’embaucherai pour la chasse, même les gamins !
Regardant le soleil encore haut dans le ciel, le charpentier grogna :
— Commençons immédiatement par abattre quelques arbres !
Marc se porta aussitôt volontaire.
— Montrez-nous ceux dont vous avez besoin. Ray et moi sommes d’excellents bûcherons.
A la nuit tombante, Izow vit avec satisfaction les troncs s’accumuler près de son chantier. Il ne put s’empêcher de murmurer :
— Si dans votre pays, ils travaillent tous comme vous, le roi doit être bien riche.
Après le dîner où une antilope avait servi de plat de résistance, Marc remarqua une très jeune fille qui se tenait obstinément à l’écart des petits groupes qui s’étaient formés. Elle était certes un peu maigre mais avait un visage intéressant où brillaient deux yeux immenses et tristes. A la question de Marc, Wixon répondit :
— Mirna est arrivée ici il y a six mois. Au cours d’une chasse, nous l’avons trouvée dans la forêt aux trois quarts morte de faim. Son père avait été condamné par l’Ordre à dix ans de mine et elle devait rejoindre un camp de rééducation spéciale.
— De quoi s’agit-il ?
— Je l’ignore ! Cette peine a été instaurée il y a dix ans environ. Seules une vingtaine de jeunes filles y ont été condamnées et aucune n’en est revenue pour raconter ce qu’elles avaient vu.
Intéressé, Marc alla s’asseoir aux côtés de la jeune fille qui sursauta à son approche. Marc lui tendit une tranche de viande en souriant.
— Mangez, vous en avez bien besoin.
Hésitante, elle tendit lentement la main.
— J’aimerais que vous me racontiez votre aventure.
Les traits de Mirna se contractèrent douloureusement.— Pourquoi remuer le passé ? sanglota-t-elle.
Toutefois, devant l’insistance de Marc, elle raconta l’arrestation de son père qui avait refusé de travailler gratuitement pour un apothicaire, puis sa propre condamnation pour avoir tenté de cacher son père.
— Nous étions trois, reprit-elle, escortées par quatre gardiens de l’Ordre. Nous avons marché une journée entière en direction du soleil levant. A la nuit tombée, nous nous sommes arrêtés dans une maison à demi-ruinée. Un gardien s’est alors exclamé : « Notre besogne est terminée. Au-delà commence la voie interdite. Demain vous aurez l’honneur d’être conduites par le Grand Maître Sinac qui seul a le droit de s’aventurer dans ces collines sauvages. »
Elle hésita un long moment avant de poursuivre :
— Ils avaient beaucoup mangé et bu. Je pensais qu’ils allaient s’endormir quand l’un d’eux s’est redressé et s’est mis à me dévisager. Soudain il a délié mes chaînes et me posant son poignard sur la gorge, il m’a entraîné à l’extérieur ! Vous devinez sans peine ce qu’il a exigé de moi ! Jamais auparavant un homme ne m’avait touchée !
Lorsque ses sanglots s’espacèrent, elle reprit :
— J’avais l’impression de vivre un cauchemar avec le poids de l’homme qui m’écrasait. Soudain ma main droite a senti le froid de la lame du poignard qu’il avait lâché pour m’étreindre. Je ne sais comment j’ai pu saisir l’arme par le manche et je l’ai brusquement enfoncé dans le flanc, juste en dessous de sa cuirasse. Il a poussé un hurlement et s’est redressé avec le poignard toujours fiché dans le corps.
« Je vais te tuer, a-t-il hurlé en cherchant à me saisir.
« J’ai roulé plusieurs fois sur le sol puis me suis enfuie sans me retourner. Maintenant chaque fois, j’ai peur qu’il soit derrière un arbre prêt à se venger. »
Le Terrien éclata d’un rire un peu forcé.
— Pour ça, ne craignez rien. Même s’il a survécu à sa blessure, ce qui est peu probable, il a dû avoir de sérieux comptes à rendre au Grand Maître qui ne doit pas badiner avec la discipline. Donc, s’il est encore vivant, il rame sur une galère ou creuse dans une mine mais n’est guère en état de vous menacer.
Lui saisissant doucement les mains, Marc les embrassa et dit :
— Vous n’avez guère eu de chance mais si maintenant vous avez peur, appelez-moi et je serai là pour vous défendre.
Mirna le regarda longuement et pour la première fois depuis des mois, un pâle sourire étira ses lèvres.
— Merci ! Vous êtes le premier ici à me redonner confiance !
Dans la hutte, Ray ne put s’empêcher d’émettre :
— Toi, tu as un sourire inquiétant. Dans quelle aventure veux-tu encore te lancer ?
Marc eut un mouvement d’indignation parfaitement simulé à l’intention des enregistrements officiels.
— Je ne pense qu’à notre mission ! Pourquoi existe-t-il un chemin réservé au seul Grand Maître ? Nous ne pouvons partir sans avoir élucidé ce problème.
CHAPITRE IX
La journée du lendemain fut particulièrement chargée. D’abord Marc commença l’enseignement des rudiments de l’escrime puis il se rendit au chantier de construction où Izow travaillait avec acharnement depuis l’aube. Tandis que Ray s’attaquait à la besogne fatigante de scier les troncs pour obtenir des planches, Marc discuta longuement avec le charpentier et Wixon sur la manière de disposer les cordages.
Le soir, après un repas frugal, Marc rencontra Zimon qui se tenait devant sa hutte, l’air morose.
— Ne sommes-nous pas mieux ici qu’à ramer ? Pourquoi donc cette mine sinistre ? ironisa-t-il.
Un sourire éclaira la figure du fermier.
— Un simple moment de tristesse. Je songeais que dans ma ferme, les moissons sont terminées et que cette canaille d’Urgon doit voir s’accumuler les sacs de grains dans le grenier !
Une idée germa aussitôt dans l’esprit de Marc.— Sauriez-vous retrouver de nuit l’entrée de votre passage souterrain ?
— Certainement ! Zwur m’a confirmé qu’il était toujours en excellent état !
— Venez ! Nous allons discuter avec Wixon.
En présence du chef, Marc exposa rapidement son plan.
— Vous avez besoin de provisions, les greniers de Zimon en regorgent.
— Mais en ces périodes de récolte il y a sûrement des gardiens de l’Ordre en surveillance.
— Vous les éliminerez en les prenant par surprise. A quelle distance sommes-nous de la ferme ?
— Une grande journée de marche, dit Zwur. Si vous m’acceptez, je vous guiderai. Je demande comme seule récompense le droit de tordre le coup à Maître Urgon !
Wixon hésita un long moment car c’était la première expédition de guerre qu’il entreprenait et il en redoutait les conséquences. Finalement il accepta le plan proposé en murmurant :
— Mourir au combat ou crever de faim et de misère cet hiver, peu importe ! Nous partirons demain à l’aube. Combien d’hommes me conseillez-vous de prendre ?
— Vingt s’ils sont armés ! Mais une vingtaine de personnes, même des femmes, attendront à la lisière de la forêt pour aider ensuite à porter le butin si nous réussissons !
*
* *
Zwur chuchota en désignant un amoncellement de broussailles :
— Voici l’entrée du passage souterrain ! Je passe le premier.
La marche s’était effectuée sans problème et Wixon divisa aussitôt sa petite troupe en deux groupes.
— Si à l’aube, nous ne sommes pas revenus, recommanda-t-il, retournez au camp !
Zwur, qui avait eu la précaution d’emporter des torches résineuses, éclaira l’étroit boyau suintant d’humidité qui s’enfonçait sous terre. Lorsqu’ils parvinrent dans les ruines du vieux donjon, Marc et Ray se portèrent en tête, escortés de Zimon qui connaissait les lieux.
En longeant les murs, ils parvinrent en silence jusqu’au bâtiment principal d’où filtraient quelques rayons lumineux. A ce moment, la porte s’entrouvrit et une silhouette se glissa à l’extérieur tandis que le vantail claquait derrière lui.
Marc ceintura l’homme et lui appliqua le tranchant de son épée sur la gorge en chuchotant :
— Un seul cri et il sera le dernier.
Le prisonnier se mit à trembler de tous ses membres mais eut la présence d’esprit de se taire. Zimon s’était avancé et dans l’obscure clarté de la nuit, l’homme murmura :
— Zimon ! nous te croyions mort ! Depuis que Maître Urgon a pris ta place, c’est l’enfer ici. Il est tellement avare qu’il compte presque tous les grains de blé et ne nous laisse même pas les semences pour l’année prochaine. Pour ne pas avoir à payer la récompense, il a même préféré épouser Rika et c’est maintenant cette charogne qui veut tout régenter ici.
Marc abrégea la conversation en demandant :
— Y a-t-il des gardiens de l’Ordre ?
— Ils sont quatre. Deux près du grenier principal et deux de veille à la porte d’entrée de la cour.
Ray s’élança aussitôt dans l’obscurité. Moins de cinq minutes plus tard, il reparaissait tenant un faisceau d’épées.
— La voie est libre, dit-il simplement. Ils ne sont qu’assommés et il serait prudent de les ligoter.
— Si vous le désirez, dit le prisonnier, de Marc, je m’en charge. Ensuite je vous demanderai de m’attacher solidement pour qu’on ne puisse pas m’accuser de complicité.
Pendant deux heures, les « antisociaux » travaillèrent durement à déménager tous les sacs de grains qui, passés de main en main, prirent le chemin du souterrain ainsi que quelques moutons et volailles surprises dans le poulailler.
La besogne achevée, Wixon regroupa ses hommes, désireux de s’éloigner au plus vite. Lorsque Marc pénétra dans le souterrain, il pensait être le dernier.
— Il manque encore Zwur ! grogna Wixon inquiet. Où peut-il être ?
Le serviteur de Zimon arriva à ce moment au pas de course. Devant l’interrogation muette du chef, il grogna :
— J’avais une visite à rendre à Maître Urgon et à Rika. Maintenant la dette est payée !
— Les as-tu tués ?
Le colosse émit un ricanement.
— Pas encore ! Je leur ai fait simplement absorber du lotaphe. Actuellement ils sont plongés dans de doux rêves ! Leur réveil n’en sera que plus pénible.
— Amusant ! grogna Wixon, maintenant filons !
Zwur prit cependant le temps d’effondrer quelques pierres et poutres pour mieux dissimuler l’entrée du souterrain.
Sur le chemin du retour, les hommes, portant de lourdes charges, peinaient. A l’aube, ils n’étaient encore qu’à mi-chemin. Toutefois, Wixon fut contraint d’ordonner une pause pour laisser souffler sa troupe.
Quand, une demi-heure plus tard, il donna le signal du départ, Marc et Ray restèrent assis. Wixon, pensant qu’ils étaient épuisés, proposa de les aider à marcher mais Marc secoua la tête en désignant les nombreuses marques de pas qui s’imprimaient sur le sol.
— Vous laissez une piste trop visible et nos poursuivants n’auront aucun mal à vous rejoindre.
— L’Ordre met toujours plusieurs jours avant d’organiser des expéditions punitives.
— Aujourd’hui, cela ne sera certainement pas le cas, car il ne peut laisser sans réponse un tel affront à son autorité. Je suis persuadé que des cavaliers ne vont pas tarder à se mettre en route et nous allons les retarder.
— Que pourrez-vous contre une troupe de cavaliers ?
— Nous avons quelques connaissances dans l’art de la guerre, sourit Marc, mais à partir de maintenant efforcez-vous de camoufler vos traces !
Bien que peu convaincu, Wixon donna le signal du départ.
— Pourquoi as-tu provoqué cette expédition ? demanda Ray. Ce ne sont pas quelques sacs de blé qui changeront l’existence de ces malheureux et tu risques d’attirer sur eux de terribles représailles.
— Je veux énerver le Grand Maître et savoir s’il ne dissimule pas quelques atouts. En attendant, nous allons tenter de limiter les dégâts.
En trois minutes, Marc expliqua ce qu’il voulait faire.
— Comme au cours de notre mission n° 14, constata Ray.
— Est-ce possible ?
— Mathématiquement non, mais nous pouvons toujours essayer. Tout dépendra du temps que nous laissera le Grand Maître !
CHAPITRE X
Le Grand Maître Sinac était d’une humeur exécrable. Il se massa doucement le front pour tenter de dissiper le mal de tête qu’il sentait monter. En réalité, il avait passé une nuit épouvantable. La très jeune fille que son secrétaire et homme de confiance avait conduite la veille au soir dans sa chambre s’était montrée beaucoup moins coopérante que prévu et il avait dû user de menaces pour n’obtenir finalement qu’un plaisir médiocre.
Il espérait cependant qu’elle avait été assez terrorisée pour taire son aventure nocturne car il ne souhaitait pas que ses goûts prononcés pour les nymphettes fussent connus de ses collègues de l’Ordre.
— Il faudra que je veille à ce que cette damnée fille fasse partie du prochain convoi spécial, grommela-t-il.
Sinac, toujours pensif, grignota une tranche de viande rôtie et repoussa la coupe de vin. Ce matin, tout avait un goût désagréable.
L’irruption brutale du commandant des gardiens de l’Ordre le fit sursauter. Le soldat s’inclina jusqu’au sol en disant :
— Vénéré Grand Maître, je vous prie d’excuser mon intrusion irrespectueuse et je vous supplie de n’y voir qu’un empressement à vous informer d’événements graves.
— Que voulez-vous dire ? demanda sèchement Sinac.
— J’aimerais que vous entendiez personnellement le récit que vient de me faire votre élève Maître Urgon !
Sur un signe du Grand Maître, le Commandant introduisit le médecin qui tremblait encore. Sa tunique noire était maculée de poussière et sur ses joues au teint grisâtre coulaient de grosses gouttes de sueur.
Urgon, d’une voix balbutiante, raconta l’attaque et le pillage de la ferme.
— Il y a encore pire, vénéré Grand Maître, sous menace de mort, un énergumène nous a obligés, ma femme et moi, à prendre du lotaphe.
Les sourcils broussailleux de Sinac se froncèrent et il laissa tomber d’une voix glaciale :
— Voilà qui est fort fâcheux, Maître Urgon. Allez trouver votre supérieur et informez-le. Maintenant, vous pouvez vous retirer !
Tandis qu’Urgon se reculait, accablé, le Grand Maître ajouta :
— Naturellement, vous lui remettrez votre coffret de lotaphe que vous avez eu l’imprudence de garder à la vue du premier venu. Il n’est pas convenable que vous le conserviez !
Les épaules d’Urgon s’affaissèrent un peu plus en entendant la sentence sans appel qui le frappait. La possession d’un coffret de la drogue magique était le symbole même de sa fonction et il n’était remis qu’après nombre d’épreuves. Le lui retirer signifiait qu’il était à jamais radié de l’Ordre !
Sans plus se soucier de l’homme qui sortait d’un pas chancelant, Sinac se tourna vers le commandant.
— Cette affaire est effectivement fort grave. Est-on certain qu’elle est le fait des « antisociaux » ?
— Il n’y a aucun doute, vénéré Grand Maître. Urgon a reconnu parmi les agresseurs un serviteur de la ferme qui avait fui avec la femme et le fils de Zimon.
— N’y avait-il pas des gardiens pour surveiller les récoltes ?
Le visage carré du commandant s’empourpra :
— Ils ont été assaillis par surprise et se sont réveillés ligotés et bâillonnés. De plus, leurs armes avaient disparu.
Le Grand Maître réfléchit rapidement et murmura :
— Leur vol commis, les « antisociaux » sont obligés de se replier en forêt. Ils sont à pied et lourdement chargés, donc ils ne marchent pas vite. Or ils n’ont que quelques heures d’avance. Vous allez prendre la tête d’un groupe de douze cavaliers fidèles, dévoués et surtout discrets. En courant grand train, vous devez pouvoir rattraper les fuyards avant la fin du jour.
L’officier hocha la tête et ricana :
— S’ils ont laissé la moindre trace, je les ramènerai enchaînés demain.
— En aucun cas ! Vous devrez les massacrer sur place !
Le commandant, qui était un rude gaillard dépourvu de tout sentiment, ne put s’empêcher de tressaillir.
— Les tuer tous, s’exclama-t-il, sans jugement de l’Ordre ! Pourtant la loi fondamentale interdit…
Sinac ne le laissa pas poursuivre.
— L’Ordre a déjà jugé ! gronda-t-il. Ce sont des « antisociaux » animés d’un esprit de révolte agressif qui devient maintenant dangereux pour notre communauté et nous devons les exterminer avant qu’ils répandent leurs idées nocives dans une population qui ne demande qu’à vivre sous notre paternelle et bienveillante surveillance !
Le Grand Maître conclut sèchement :
— Exécutez votre mission et m’en rendez compte ensuite ! Pendant ce temps, j’informerai mes collègues du Grand Conseil !
Le commandant sortit vivement et, arrivé dans la cour, rassembla les hommes dont il souhaitait s’entourer. Moins d’une heure plus tard, ils galopaient sur la route poussiéreuse. Arrivés à la ferme de Zimon, ils perdirent beaucoup de temps à retrouver la trace des fugitifs.
Ce fut un cavalier qui s’était enfoncé assez profondément dans le bois qui rameuta ses compagnons.
— Curieux, marmonna le commandant, on jurerait qu’ils sont sortis de terre.
Haussant ses robustes épaules, il cria :
— Maintenant que la voie est tracée, ils ne peuvent nous échapper.
D’un vigoureux coup de talon, il éperonna sa monture.
Une demi-heure plus tard, l’officier regardait avec inquiétude le soleil baissant déjà sur l’horizon. Soudain il poussa un rugissement de triomphe en apercevant un homme paisiblement adossé à un arbre, les bras croisés, qui les regardait venir le sourire aux lèvres, ne paraissant nullement effrayé.
Arrivé à quelques mètres de l’homme, le cheval de l’officier s’arrêta brusquement comme s’il avait rencontré un obstacle invisible, ce qui était exact, car Marc avait augmenté la puissance de son écran protecteur. Les gardiens se groupèrent autour de leur chef.
Marc leva lentement le bras droit en signe de paix.
— Que désirez-vous, messieurs ? demanda-t-il calmement.
Le commandant s’étrangla de fureur.
— Rattraper une bande de pillards et de renégats dont vous faites partie !
— Inutile d’aller plus loin, sinon vous vous exposez à de vifs désagréments !
— Tuez-le, ordonna l’officier à ses hommes, comme seule réponse.
Déjà deux gardiens avaient tiré leurs épées. Marc, toujours immobile, émit :
— Maintenant, Ray !
Un lourd filet de liane tomba de la frondaison des arbres, enserrant hommes et chevaux. Plusieurs montures se cabrèrent, désarçonnant leur cavalier tandis que trois autres gardiens boulaient sur le sol.
Marc contempla un instant la scène, tandis que Ray sautait légèrement de l’arbre où il était dissimulé. Marc s’approcha du commandant qui, tombé de cheval, essayait vainement de glisser sous le filet. Le Terrien tira son épée et en appuya la pointe sur la gorge du commandant.
— Empêtré comme vous l’êtes, mon compagnon et moi pourrions aisément vous massacrer tous comme vous le feriez sans doute si les rôles étaient inversés.
Livide, fasciné par l’épée qui malmenait son larynx, le commandant articula avec peine :
— Que voulez-vous ?
— Vos hommes sortiront les uns après les autres et se dévêtiront entièrement. Si un seul tente de se rebeller, vous serez la première victime.
Par orgueil, l’officier pensa refuser mais c’était la première fois de sa vie qu’il était en face d’un danger réel. Jusqu’à présent, les « antisociaux » qu’il avait affrontés ne songeaient qu’à fuir et se laisser malmener sans résistance. Le froid de l’acier sur son cou l’empêchait de penser. Comme la pression de la lame s’accentuait, il lança, au grand soulagement de Marc :
— Obéissez, vous autres !
Un à un les hommes sortirent sous le regard vigilant de Ray qui leur entravait les mains derrière le dos. Quand le tour du commandant arriva, Marc sourit devant le geste qu’instinctivement l’officier avait eu pour dissimuler sa nudité.
— Ne craignez point d’offenser les regards, nous sommes entre hommes. Maintenant vous allez prendre rapidement le chemin du retour au pas de course car la nuit les dangers se multiplient.
Sans plus attendre, les valeureux gardiens de l’Ordre s’enfuirent aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter.
Paisiblement, Ray acheva de libérer les chevaux et rassembla les rênes. Marc sauta en selle en s’écriant :
— Avant de retourner au campement, nous allons effectuer un détour pour brouiller les pistes.
Ils trottèrent ainsi une demi-heure vers l’est jusqu’à rencontrer une rivière peu profonde qu’ils remontèrent. Sûrs ainsi de ne pas laisser de traces, ils purent enfin se diriger vers le camp. Leur arrivée en pleine nuit avec treize chevaux créa un début de panique mais tout rentra rapidement dans l’ordre.
Wixon serra Marc dans ses bras avec émotion.
— Ami, nous désespérions de vous revoir. Comment avez-vous pu nous retrouver dans l’obscurité ?
— L’odeur de votre feu nous a guidés. Pourquoi n’ai-je pas rencontré de guetteur ?
— J’ai laissé un homme sur notre chemin mais vous êtes arrivés par l’autre extrémité.
— L’ennemi aurait pu agir de même. Dès demain il faudra renforcer les postes de veille !
Wixon entraîna Marc dans sa hutte tandis que Ray s’occupait des montures. Sans hésitation, le Terrien lui narra la déconvenue des gardiens de l’Ordre.
— J’ai pensé que des vêtements, des armes et des chevaux seraient utiles à ceux qui sont dénués de tout !
— Extraordinaire ! Avec des semences et un cheval pour labourer, nous allons pouvoir essayer de mettre en culture de petits espaces. Ainsi, avec un peu de chance, l’année prochaine nous n’aurons plus besoin d’aller piller.
— Espérons que vous aurez le temps de voir votre récolte, soupira Marc en se levant.
Devant sa hutte, il trouva Mirna qui visiblement l’attendait.
— J’ai pensé que tu aurais faim. Aussi ai-je prélevé au repas du soir ta part et celle de ton ami.
— Tu es une véritable fée, sourit Marc. J’enrage de faim et n’ai pris de tout le jour que quelques gorgées d’eau à la rivière !
Toute joyeuse, la fille lui présenta, sur de grandes feuilles fraîchement coupées, de belles tranches de viande. Il se mit aussitôt à les dévorer sous le regard admiratif de Mirna. Lorsqu’il fut rassasié, il l’embrassa doucement pour la remercier.
Après un instant d’hésitation, la fille se serra contre lui en murmurant :
— Lorsque tu es présent, toutes mes craintes s’envolent. Serre-moi fort dans tes bras.
C’était une invitation que Marc se garda bien de refuser. Progressivement il l’amena à s’allonger à côté de lui tandis que ses mains caressaient doucement la chair satinée où naissaient quelques frémissements.
Ray, qui avait suivi la scène, pensa qu’il était temps de débrancher ses enregistreurs.
CHAPITRE XI
Le soleil était levé depuis longtemps lorsqu’un appel de Ray réveilla Marc. Doucement, il repoussa le corps de Mirna lové contre lui puis il se glissa hors de sa hutte, réprimant un bâillement car sa nuit avait été fort mouvementée. La fille s’était révélée fort douée et à un moment, il avait craint de ne pouvoir éteindre le brasier qu’il avait allumé. Ainsi ils s’étaient endormis d’un sommeil de plomb à l’aube.
— Désolé d’écourter un repos aussi mérité, ironisa Ray mais Wixon désire te voir rapidement. Izow a beaucoup travaillé hier mais il se heurte à certains problèmes qui nécessitent ta présence.
Habitué aux manifestations d’humour de l’androïde, le Terrien se contenta de hocher la tête.
Le chef marchait de long en large devant sa hutte. En voyant Marc, il émit le désir de partir immédiatement. Le Terrien, qui ressentait encore dans ses muscles un délicieux alanguissement, grimaça à l’idée d’une nouvelle longue marche.— Pourquoi n’utiliserions-nous pas une monture ?
Après un instant d’hésitation, Wixon confessa qu’il ignorait tout de l’équitation, sport réservé entre tous aux gardiens de l’Ordre.
— Dans ce cas, nous en profiterons pour vous donner votre première leçon !
Une demi-heure suffit pour parvenir au chantier. Très guindé, Wixon mit pied à terre, satisfait de pouvoir se dégourdir les jambes. En peu de temps, Izow et ses compagnons avaient abattu une besogne considérable. La barque était maintenant pontée avec son mât en place. Deux hommes s’affairaient à colmater les brèches avec de la résine.
Toute la journée, Marc travailla à l’installation du gréement. Ray, avec une facilité qui fascinait Izow, taillait roues et poulies.
— Maintenant il faut penser à l’armement ! Malheureusement, vous ne disposez que de deux couleuvrines. Je vous suggère de les placer latéralement un peu en arrière du grand mât. Ainsi elles ne gêneront pas la manœuvre des voiles et si, comme je l’espère, notre embarcation vire correctement, vous pourrez tirer alternativement d’un côté puis de l’autre !
Ils ne regagnèrent le village qu’à la nuit tombée, avec la perspective de mettre à l’eau le lendemain.
*
* *
Pendant ce temps, dans le château de l’Ordre, se déroulait un important conseil de guerre à la lueur des torches résineuses. Celui-ci comportait, outre les trois grands Maîtres, le commandant des gardiens vêtu de neuf et le grand Amiral. Ce dernier était mince, avec une figure étroite, mais était réputé pour son exigence et sa dureté envers ses subordonnés.
— Voilà, conclut Sinac, je vous ai exposé avec clarté et précision la situation, mais je vous ai surtout réunis pour décider des mesures à prendre.
Le Grand Maître Bâtisseur abattit son énorme poing sur la table.
— Il faut exterminer rapidement toute cette vermine. Lorsque les vers sont dans une poutre, ce n’est souvent qu’à son écroulement qu’on les découvre. Espérons seulement qu’il n’est déjà pas trop tard.
Lançant un regard venimeux au malheureux commandant qu’il savait tout dévoué à Sinac, il ajouta :
— Il est regrettable que cela n’ait pas été fait beaucoup plus tôt. Depuis un an déjà, j’avais signalé la disparition inexpliquée de plusieurs de mes jeunes ouvriers, mais personne alors n’a voulu m’écouter.
Le Grand Maître Apothicaire intervint d’un ton conciliant pour calmer une discussion qui s’engageait sur une voie dangereuse.
— Je pense que maintenant nous nous accorderons sur le principe. Ici nous sommes tous infiniment respectueux de la vie humaine comme nous l’ont appris nos illustres prédécesseurs. Toutefois, quand une bête est malade, il faut savoir la sacrifier pour protéger le reste du troupeau. Or je pense que les « antisociaux », par leur comportement récent, ne sont plus des malades que notre devoir serait de soigner mais qu’ils se sont ravalés au rang des êtres inférieurs. Il convient donc de les considérer comme ce qu’ils sont devenus, c’est-à-dire des animaux malades et dangereux.
Les deux militaires écoutaient paisiblement ces raisonnements qui commençaient à les dépasser.
— J’estime, s’empressa d’ajouter Sinac, que nous pouvons nous ranger à l’avis éclairé de notre collègue. Une fois de plus, il nous a démontré son grand humanisme et ses brillantes qualités morales. Bien que cela soit infiniment pénible à nos consciences et presque indigne de nous, il nous faut envisager les faits concrets.
— Enfin ! songea intérieurement le Grand Maître Bâtisseur. Maintenant qu’ils ont fini de s’encenser mutuellement, nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses.
Sinac se tourna vers l’officier et demanda :
— Commandant, pouvez-vous mener rapidement une action énergique qui nous débarrasserait à jamais de ces animaux malfaisants ?
L’officier se dirigea à pas lents vers une carte dessinée sur un grand parchemin et suspendue au mur. Ses plantes de pieds, fort malmenées par sa promenade en forêt sans bottes, le faisaient souffrir et lui rappelaient sans cesse son humiliation.
— Cela sera difficile, très vénéré Maître. Voyez, la forêt est vaste et nous ignorons où les rebelles se terrent. Or, même en dégarnissant complètement la ville et le château, ce qui pourrait être très dangereux, je ne dispose que de quelques centaines d’hommes.
A l’attention du Grand Maître Bâtisseur auquel il gardait rancune de sa précédente remarque, il ajouta :
— Moi aussi, depuis des années, je demande une augmentation importante du nombre des gardiens, mais je me suis toujours heurté à un refus sous prétexte de dépenses inutiles dans un pays où grâce à l’Ordre règnent paix et concorde !
Sinac frappa d’un petit coup sec la table pour éviter à la discussion de rebondir.
— Les « antisociaux » ne sont pas très nombreux et mal armés. Pourquoi avec vos forces groupées ne ratissez-vous pas la forêt des collines vers la mer ?
Le commandant secoua la tête.
— Je l’ai tenté l’année dernière mais les rebelles sont sur leur garde et s’enfuient avant notre approche. Je n’ai ainsi pu que brûler quelques misérables huttes de branchages.
— Alors envoyez plusieurs patrouilles repérer auparavant le terrain.
— Jusqu’à présent les « antisociaux » se contentaient de fuir. Maintenant ils ont prouvé qu’ils n’hésitaient plus à oser attaquer des gardiens de l’Ordre. De petits groupes disséminés seraient alors des proies faciles. Chaque homme perdu non seulement affaiblit mes forces mais encore arme un rebelle de plus !
Le grand Maître apothicaire fit alors remarquer :
— Qui sait si ce n’est justement le but recherché? Cette façon de vous laisser en vie après vous avoir humiliés ressemble fort à une provocation pour vous obliger à commettre cette erreur.
— Quelle solution proposez-vous ? dit sèchement Sinac.
— Pour anéantir les « antisociaux » d’un seul coup, il faudrait pouvoir encercler leur campement, ce qui nécessite auparavant d’en connaître l’emplacement.
Un éclair rusé éclaira les prunelles de l’officier.
— Pour cela, il y a peut-être un moyen.
— Lequel ?
— Nous avons appris de Maître Urgon qu’un serviteur de Zimon participait à l’attaque. Pour s’être aussi vite intégré aux « antisociaux », cela prouve que son maître connaissait un moyen de les joindre. Or il a été très récemment condamné aux galères. En l’interrogeant très énergiquement, il finira bien par parler.
— Ingénieux, sourit Sinac. Qu’en pensez-vous, monsieur le Grand Amiral ?
— C’est malheureusement irréalisable, répondit l’interpellé de sa voix froide. Moi aussi, j’avais envisagé cette solution mais ce Zimon est mort. Il était affecté sur la galère qui a disparu en mer ces jours derniers.
— Et ceux qui se prétendaient étrangers ? demanda Sinac.
— Ils étaient sur ce même bâtiment.
Le Grand Maître Apothicaire, très en verve ce soir-là, nota :
— Les raisons du naufrage par une mer calme ont-elles été éclaircies ?
— J’avoue ne pas avoir eu d’explications satisfaisantes.
— La galère ne pourrait-elle avoir rencontré un vaisseau rebelle ?
L’Amiral eut un haut-le-corps d’indignation.
— Impossible ! rétorqua-t-il sèchement. Les « antisociaux » ne disposent que de misérables embarcations et ma galère, sous le commandement d’un officier énergique, avait embarqué dix gardiens de l’Ordre. S’ils avaient rencontré des « renégats », ces derniers rameraient en ce moment à s’en briser les reins !
L’apothicaire ne se contenta pas de cette réponse.
— Notre commandant est également un homme énergique et les douze gardiens qui l’escortaient avaient les mêmes qualités que les autres. Pourtant ils ont été proprement désarmés par deux hommes ! Or, d’après la description minutieuse faite, ces individus ressemblent curieusement à ceux que nous avons condamnés justement aux galères ! Qui sait si ce ne sont pas ces étrangers qui sont la cause de nos maux ? Ils auraient alors insufflé à nos « antisociaux » un courage et un esprit d’initiative qui jusqu’alors leur faisaient nettement défaut.
Sinac ouvrit la bouche pour protester vigoureusement, mais le Grand Maître Apothicaire l’interrompit avec un sourire ironique.
— J’ai lu la thèse de votre protégé sur le risque des mélanges des humeurs ! C’est une très brillante construction intellectuelle bien digne du noble esprit qui l’a inspiré, mais vous savez comme moi qu’elle ne repose, en fait, sur aucune base sérieuse. Maintenant que l’avenir de nos Ordres risque d’être remis en question, nous nous devons d’envisager toutes les hypothèses.
Vert de rage contenue, Sinac lança sèchement :
— Que proposez-vous donc ?
L’apothicaire secoua ses mains potelées.
— Je pense que nous devons miser sur tous les tableaux. Monsieur le Grand Amiral pense que les rebelles se risquent parfois en mer. Qu’il fasse examiner chaque pouce de nos côtes par ses galères mais en prenant soin que ses bâtiments ne se perdent jamais de vue, pour le cas où ils rencontraient des « antisociaux ». De combien de galères disposez-vous ?
— Trois peuvent appareiller dès demain. Une quatrième est en cours d’achèvement et sera prête la semaine prochaine. Toutefois, il faudra prévoir de nombreux rameurs supplémentaires car nous allons leur demander un tel effort qu’il est à craindre des pertes importantes.
Sinac acquiesça aussitôt :
— Nous dirons aux tribunaux de l’Ordre d’agir comme il convient !
Le Grand Maître Apothicaire ne se laissa pas détourner de son discours et poursuivit :
— Deuxième tableau. Notre commandant devrait envoyer de petites patrouilles de quatre hommes au plus, chacune dans un secteur déterminé. Si l’une ne revient pas, ce n’est pas l’absence de quatre gardiens de l’Ordre qui bouleversera les forces en présence et vous saurez au moins dans quel endroit il vous faudra chercher.
Les deux militaires, après quelques discussions de mise au point, souscrivirent à ce qui leur était demandé.
Furieux de voir l’importance que prenait l’apothicaire, Sinac ajouta :
— Nous pouvons jouer encore sur un autre tableau : le renseignement.
La mine surprise de ses interlocuteurs pansa un peu ses blessures d’amour-propre.
— Nous allons demander à un de nos paysans de se joindre aux « antisociaux » puis de revenir nous donner tous les renseignements qu’il aura recueillis.
— Aucun n’acceptera, s’écria le Grand Maître Bâtisseur.
— Je pense le contraire, dit Sinac avec un sourire glacé, surtout s’il sait qu’en cas de non-retour, sa femme, ses enfants, ses parents même, tomberaient si gravement malades qu’il faudrait immédiatement leur administrer du lotaphe.
Tous baissèrent la tête, un peu honteux, mais s’empressèrent cependant d’appuyer ce projet tortueux.
CHAPITRE XII
La mise à l’eau de l’embarcation de Wixon fut retardée de vingt-quatre heures en raison des finitions exigées par Marc.
Ce matin-là, à l’aube, en voyant la barque glisser lentement vers la mer sur son chemin de rondins, Marc ressentit un pincement au cœur, priant le ciel de n’avoir pas commis d’erreur.
L’étrave prit contact avec l’élément liquide dans une grande gerbe d’écume. Le navire oscilla un peu mais sa quille lestée amortit aussitôt le roulis.
Wixon regarda le ciel et grogna :
— Mauvais temps ! La brise souffle de la mer, jamais nous ne pourrons sortir de la crique !
Marc fit jeter l’ancre pour éviter que la barque ne soit poussée par le vent sur la côte puis, avec une assurance qu’il était loin de ressentir, il fit hisser la voile et le foc.
— Lève l’ancre, ordonna-t-il à Ray installé à l’avant. Lentement l’embarcation s’inclina comme si elle tâtait le vent, puis avança. Wixon avait fermé un instant les yeux, croyant être repoussé vers la côte, attendant à tout moment le bruit sinistre du raclement de la coque contre les rochers.
Lorsqu’il les rouvrit, il constata que le navire avançait docilement vers l’extrémité sud de la baie. Toutefois, un autre danger se présenta bientôt, car le cap vers lequel ils se dirigeaient était prolongé à son extrémité par une série de récifs.
Estimant la vitesse suffisante, Marc annonça :
— Paré à virer !
Puis il poussa sur la barre. Le navire modifia sa trajectoire. Un instant qui parut mortellement long au Terrien, il resta face au vent, pratiquement immobile, puis docilement il poursuivit son virage et repartit vers le nord, reprenant de la vitesse.
Marc modifia le cap et ils atteignirent la pleine mer.
— Merveilleux ! s’exclama Wixon. Jamais je n’aurais pensé qu’on puisse se mouvoir avec une telle vitesse par un vent qui souffle par le trois quarts avant.
Pendant une demi-heure, Marc s’amusa à tester le voilier tout en enseignant à Wixon les rudiments de navigation.
— Prenez la barre, proposa-t-il, dès que nous aurons doublé ce petit cap.
A l’instant où ils allaient changer de place, Ray cria :
— Attention, galère à droite !
A quelques centaines de mètres se tenait le long de la côte une galère qui, en apercevant le voilier, modifia aussitôt sa route, se dirigeant droit sur lui.
Beaucoup plus inquiétante était la présence de deux autres bâtiments échelonnés sur deux kilomètres.
— Nous devons combattre avant qu’elles se soient regroupées, décida aussitôt Marc.
Il tira la barre à lui pour s’éloigner un peu de la côte puis, lorsqu’il jugea la distance suffisante, il mit le cap sur la galère avec un vent trois quarts arrière, tandis que les hommes chargeaient les deux couleuvrines.
Sur le navire ennemi, le capitaine, petit, râblé, regardait avec curiosité le voilier.
— Quelle drôle de forme de voile, je n’ai jamais rien vu de pareil, dit-il à un gardien de l’Ordre qui se tenait à sa droite.
Ce dernier ricana :
— Ces rebelles n’ont plus guère de temps à vivre. Regardez, le vent les pousse vers nous !
— Il me semble distinguer un canon bizarrement placé sur le côté. Je pense qu’il serait plus prudent d’attendre l’arrivée des deux autres galères.
Le gardien de l’Ordre eut un sursaut d’indignation.
— Nous prendrions alors le risque de les voir filer sous notre nez. Je vous ordonne au contraire de faire accélérer la cadence.
Avec un juron de dépit, le capitaine vit le voilier passer à plus de deux cents mètres de son étrave, car Marc avait modifié légèrement son cap dans ce but.
L’officier alluma cependant son canon. La distance était trop importante pour une pièce aussi primitive et le boulet inoffensif souleva une petite gerbe d’eau à bonne distance du voilier. Marc, qui attendait ce coup, changea alors brusquement sa route et le capitaine, médusé, vit le bâtiment rebelle avancer à vive allure par vent de travers et longer le flanc gauche de la galère à moins de trente mètres. Un petit nuage de fumée parut s’élever du mât. Le boulet de la couleuvrine, merveilleusement pointée par Ray, frappa la coque juste au-dessus de la ligne de flottaison, faisant jaillir de multiples éclats de bois meurtriers. Aussitôt une importante quantité d’eau embarqua à chaque vaguelette !
Le malheureux capitaine n’était pas au bout de ses surprises. Avec stupeur, il remarqua que le voilier virait face au vent sur son arrière dépourvu de canon et un second boulet frappa le bordage droit, augmentant l’entrée d’eau. Le voilier vira encore une fois, avant même d’entrer dans le champ d’action du canon avant de la galère. Un troisième boulet, aggravant encore les dégâts, fut fatal au navire de l’Ordre ballotté par de courtes vagues. Lentement il s’enfonça dans les flots.
Sans plus attendre, Marc se dirigea vers la seconde galère qui avançait à force de rames. Wixon, enthousiasmé, demanda :
— Allez-vous recommencer les mêmes manœuvres ?
— Cela sera difficile car il va sûrement se méfier. Essayons de l’attirer vers la haute mer en prenant garde de toujours rester hors de portée de son canon avant.
Il poussa sur la barre pour remonter au vent, la galère modifia aussitôt son cap. Pendant de longues minutes, la distance séparant les deux bâtiments resta sensiblement identique puis la galère sembla rattraper son gibier. Déjà le gardien de l’Ordre approchait un boutefeu du canon quand le voilier effectua un large virage qui le ramena sur l’arrière de la galère.
— Attention, Ray, prévint Marc. Le tir sera plus difficile car je ne pourrai virer complètement. Calcule l’angle en conséquence.
— Ne t’inquiète pas ! Encore un peu plus à gauche. Parfait !
Une détonation retentit. En sifflant, le boulet alla fracasser le gouvernail de la galère, arrachant également un bout de coque. Courageusement, le capitaine tenta de faire front en ordonnant aux seuls nageurs de gauche de souquer. Lentement la lourde barque commença à virer mais coup sur coup deux autres projectiles frappèrent sa coque à quelques dizaines de centimètres de distance, creusant une énorme brèche dans laquelle une vague plus forte que les autres s’engouffra brutalement, faisant chavirer l’esquif.
Un hurlement d’enthousiasme de l’équipage salua cet exploit.
La troisième galère, voyant qu’elle n’avait pu arriver à temps pour soutenir ses amis, ordonna immédiatement de virer de bord et chercha son salut dans la fuite, peu désireuse d’affronter un adversaire aussi redoutable.
Sur le voilier, Wixon regardait soucieusement la galère.
— Nous avons remporté une victoire inespérée, dit-il à Marc. Pourquoi voulez-vous engager un nouveau combat ? Ne serait-il pas plus sage de rentrer ?
Le Terrien secoua la tête.
— Ils nous ont vus gagner le large et savent maintenant dans quelle région se trouve notre camp. Mieux vaudrait donc pour votre sécurité que ce bâtiment ne regagne pas son port.
— Malheureusement, nous ne les rattraperons jamais à temps. Dans moins de deux heures, ils seront à l’abri de leur mouillage.
Heureusement pour Marc, la brise avait un peu forci, imprimant au voilier une plus grande vélocité ! Wixon désigna un point de la côte.
— C’est derrière ce cap que se trouve le port.
— Je l’avais reconnu mais rassurez-vous, nous les aurons rattrapés avant car ils ralentissent.
Effectivement l’effort imposé aux galériens avait été trop intense et plusieurs d’entre eux, à l’organisme miné par la drogue, moururent, désorganisant complètement la cadence des rames.
A un regard insistant de Marc, Ray comprit qu’il devait débrancher ses enregistreurs. Aussitôt le Terrien émit :
— Complète l’action des boulets par ton laser. Il faut absolument couler cette galère si nous ne voulons pas voir demain une horde de gardiens de l’Ordre massacrer nos amis dans leur camp. Il est inutile que le service apprenne que nous utilisons nos pouvoirs pour leur venir en aide.
Un quart d’heure plus tard, la galère était au fond de l’eau. A la surprise de tous, un seul boulet avait suffi à créer une vaste brèche dans la coque. Puis, majestueux, le voilier gagna la haute mer.
Wixon, euphorique de cette victoire, s’installa à la barre, s’extasiant comme un enfant de la docilité de sa barque.
— Ray, émit Marc mentalement, ne peux-tu repérer un banc de poissons ? Nous profiterions du chemin de retour pour leur apprendre à pêcher.
L’androïde se porta à l’avant, paraissant contempler la mer d’un œil négligent. En réalité, ses détecteurs à longue portée fouillaient l’océan.
— Il y a un grouillement à deux kilomètres sur la droite.
Marc sortit d’un coffre une longue ligne qu’il avait préparée la veille. Il avait eu beaucoup de mal à obtenir du forgeron qu’il confectionne des tiges recourbées munies d’un ardillon. Manifestement, le brave artisan ne comprenait pas de quelle utilité elles pouvaient être.
Aidé de deux matelots, Marc laissa filer la ligne. Il ne tarda pas à sentir une résistance et tira fortement, ramenant au bout de sa liane munie de plusieurs hameçons, trois gros poissons argentés avec des rayures bleues clair, mesurant une bonne cinquantaine de centimètres. Ils ressemblaient à des gros maquereaux de la Terre.
Devant cette réussite rapide, les matelots se relayèrent pour pêcher. Une heure après, le pont était couvert de poissons et Wixon mit le cap sur la baie qui les abritait.
CHAPITRE XIII
Le soleil était encore haut sur l’horizon quand Wixon, escorté des Terriens, regagna le camp où régnait une vive effervescence. Le retour s’était déroulé sans incident. Le voilier avait été tiré au sec et soigneusement dissimulé. Laissant ses hommes terminer les rangements et porter le fruit de la pêche, ils avaient rapidement chevauché.
Le forgeron, énorme gaillard au torse velu, désigna quatre corps allongés.
— C’est une patrouille des gardiens de l’Ordre qui a manqué de nous surprendre, expliqua-t-il. Heureusement que vous aviez donné l’ordre de multiplier les tours de garde. Lorsqu’ils ont aperçu le village, ils ont tenté de faire demi-tour mais nous les avons encerclés. Toutefois, ils se sont bien battus et deux des nôtres sont morts avant que nous réussissions à les abattre.
— Décidément, cette journée est faste ! s’exclama Wixon. Nous avons tous mérité un souper monstre. Devant le village ébahi, il raconta le combat naval. Un peu à l’écart, Marc ne partageait pas l’allégresse générale et arborait la mine de celui qui tente de résoudre un problème ardu. Enfin, il se tourna vers Ray.
— Si le commandant des gardiens est un homme avisé, il aura envoyé plusieurs patrouilles en leur confiant une zone déterminée à battre. N’en voyant pas revenir une, il en déduira notre emplacement. De plus, je voudrais faire croire à ce grand Maître qui nous a si rapidement expédiés aux galères que les rebelles sont nombreux et hantent toute la forêt. En voici l’occasion. Ray, tu vas survoler la forêt en restant au ras des arbres. Tes détecteurs ne devraient pas avoir trop de mal à repérer des cavaliers bardés de fer. Elimine-les tous !
— Désintégrateurs ?
— C’est ce qui laissera le moins de traces car je ne voudrais pas que nos amis tombent par hasard sur des cadavres et se posent des questions.
D’un pas nonchalant, Ray gagna l’ombre des arbres puis lorsqu’il fut à l’abri des regards indiscrets, il s’éleva dans l’air, soutenu par ses « antigrav ».
Marc retourna vers Wixon qui discutait avec un jeune homme au teint pâle.
— Je vous présente Arik. Il a fui ce matin même sa ferme pour nous rejoindre. Je pense qu’il pourrait faire équipe avec Zimon. Ils se connaissaient bien puisque leurs fermes étaient voisines et ils s’occuperaient des cultures.
Marc hocha distraitement la tête.
— Je constate qu’il y a beaucoup de passage dans votre camp. Vous êtes trop près de la ville, surtout si vous songez à créer des installations permanentes comme des cultures. Croyez-moi, vous devriez plier bagages et vous installer beaucoup plus au sud, au moins à deux ou trois journées de marche. Ce qu’une patrouille a découvert aujourd’hui, d’autres le feront également, demain, après-demain, dans une semaine, dans un mois même. Or vous n’êtes pas encore assez équipés et entraînés pour rechercher un affrontement direct avec les gardiens de l’Ordre. Vous avez eu beaucoup de chance mais il serait dangereux de vouloir en abuser.
— C’est une grave décision que vous nous demandez de prendre, répondit lentement Wixon. Je vais y réfléchir avec le conseil de mes amis.
— Ne tardez pas trop cependant !
Devant sa hutte, Mirna qui semblait avoir pris possession des lieux, s’affairait à confectionner un repas. Elle nettoyait un des poissons apportés un peu plus tôt par les matelots. Marc la regarda enfiler le poisson sur une baguette et le suspendre au-dessus du feu.
— As-tu vu le nouvel arrivant ? demanda le Terrien.
— Je connais assez bien Arik car mon père a beaucoup travaillé pour l’aider à aménager sa ferme, il y a cinq ans quand il s’est marié. Je ne comprends pas qu’il ait ainsi abandonné sa femme et ses deux fils qui risquent de subir les représailles de l’Ordre.
Marc éclata de rire et lui glissa un baiser dans le cou.
— Décidément, tu es merveilleuse !
L’arrivée sans bruit de Ray interrompit les effusions. Avec concision, il émit :
— Deux patrouilles de quatre gardiens chacune seront portées disparues !
Le Terrien mangea de bon appétit son poisson grillé puis à l’instant où Mirna s’approchait de lui dans le but évident de reprendre leur entretien de la veille, il se leva en soupirant de regret.
— Sais-tu où s’est installé Arik ?
— Je crois savoir que Zimon l’a hébergé.
— Pourquoi ne lui rendrions-nous pas visite puisque tu le connais !
Zimon les accueillit avec force démonstration d’amitié. Son moral remontait en flèche et il faisait des projets grandioses de culture. Un peu plus tard, Marc lança :
— Arik, voudriez-vous venir quelques instants avec moi ?
Devant le regard interrogateur de Zimon, il expliqua :
— Vous savez qu’ici chacun doit s’initier au maniement de l’épée. J’ai commencé à entraîner vos camarades. Pour gagner du temps demain, je voudrais vous fournir dès ce soir les premiers rudiments.
Un peu contrarié, Arik suivit Marc qui, d’un geste naturel, lui saisit le bras.
— Allons chercher les armes dans ma cabane !
Soudain en resserrant son étreinte, il martela d’un ton sec.
— Comment le Grand Maître vous a-t-il obligé à venir ici ?
Le jeune homme ne put réprimer un sursaut.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ? Je vous en supplie, lâchez-moi !
Arik s’effondra brusquement. De grosses larmes roulèrent sur ses joues.
— Si je ne reviens pas avec des renseignements, il leur fera absorber du lotaphe. De plus, il a ajouté que Lica, ma femme, devrait coucher tous les soirs avec un gardien de l’Ordre. Ceci, a-t-il précisé, afin que je me hâte d’accomplir ma mission.
Marc demanda aussitôt :
— Sais-tu où elle est détenue ?
— A la ferme, sous la surveillance de six gardiens de l’Ordre.
— Est-elle loin de celle de Zimon ?
— Cent mètres environ. Autrefois, elle faisait partie du château fort.
Ray, qui avait compris l’idée de Marc, murmura :
— En utilisant le passage souterrain, s’il n’a pas été découvert, cela devrait être possible sans trop attirer l’attention. Mais le général Khov va encore trouver que tu te mêles beaucoup trop des problèmes de ces primitifs.
Arik, totalement ébahi, se sentit traîné jusqu’au chevaux. Rapidement, Ray sella quatre montures. Les tenant par la bride. Les Terriens se glissèrent en silence dans la forêt, évitant les postes de garde dont heureusement il connaissait les emplacements.
CHAPITRE XIV
En entendant la porte de sa chambre s’ouvrir brutalement, Lica se dressa en sursaut sur son lit. C’était une brunette de 23 ans; ses deux maternités successives et rapprochées n’avaient pas malmené sa silhouette harmonieuse, se contentant d’épanouir ses formes.
D’un geste instinctif, elle ramena le drap sous son menton car son vêtement de nuit laissait apercevoir la naissance de la gorge. Sur le seuil se dressait la silhouette massive d’un gardien de l’Ordre. Titubant légèrement, car durant la soirée, le vin généreux du malheureux fermier avait coulé à flots, l’homme déposa sur un bahut la chandelle fumeuse qu’il tenait à la main et s’approcha du lit.
— Allez-vous-en ! supplia la jeune femme.
Le colosse hilare arracha d’un coup sec drap et couverture.
— Tu as entendu les ordres du Grand Maître : tous les soirs un gardien doit particulièrement veiller sur toi ! Nous avons joué aux dés et j’ai gagné le premier tour ! Lica tenta de se lever pour fuir mais la brute la saisit par le bras et la plaqua contre lui, cherchant à l’embrasser goulûment. Elle détourna la tête avec dégoût et poussa un cri qui ne fit qu’exacerber le désir du soudard qui ricana.
— Hurle autant que tu le voudras ! Tu n’as aucun secours à attendre et cela ne fera que réveiller tes enfants. Moi je trouverai plutôt amusant qu’ils assistent à tes ébats. Ils sauront au moins d’où leur viendra leur petit frère, car je suis dans une forme à te faire un beau bâtard ! Maintenant j’ai assez attendu !
D’un geste sec il arracha le vêtement de nuit, dénudant entièrement la jeune femme. Seul un gémissement sourd sortit de la gorge contractée de Lica. Une brusque poussée l’envoya sur le lit et aussitôt une masse énorme s’abattit sur elle !
Désespérément, elle tenta de se défendre, mais la disproportion des forces était trop grande. Lentement, sûrement, le colosse parvenait à ses fins.
Soudain une voix ironique lança :
— A ta place, je lâcherais cette femme.
Comme mordu par un serpent, le colosse se retourna vivement. Sur le seuil se tenaient deux silhouettes qui le regardaient les bras croisés, tandis qu’une autre ombre se faufilait dans la pièce.
Lica, malgré sa nudité, se jeta hors du lit pour se précipiter dans les bras du nouvel arrivant.
— Arik ! sanglota-t-elle, c’est folie d’être revenu ! Ils vont tous nous tuer maintenant.
L’instant de surprise passé, le gardien appela à l’aide ses congénères. Seul le silence lui répondit.
— Inutile de crier, reprit la Voix moqueuse, tes amis dorment profondément !
Toutefois, le colosse ne capitula pas. Ayant remarqué que les intrus avaient laissé leur épée au fourreau, il se rua en avant et heurta Ray qui s’était aussitôt avancé. Le gardien était fier de sa force physique dont il avait usé et souvent abusé. Aussi espérait-il, par son attaque brusquée, prendre un avantage décisif. Malheureusement pour lui, il eut la sensation de heurter un mur de pierre. Aussitôt un choc à la base du thorax lui bloqua la respiration ! Dans la fraction de seconde qui suivit, une masse énorme le frappa à la base du crâne et il se sentit glisser dans un puits sans fond.
L’androïde regarda un instant le grand corps glisser vers le sol mais avant qu’il touchât la terre, il le saisit par sa ceinture et d’un mouvement souple le projeta vers la fenêtre. En vol plané, le gardien traversa le vitrage et retomba lourdement dans la cour de la ferme, un étage plus bas.
Arik, s’avisant de la nudité de son épouse, la repoussa doucement en ordonnant :
— Habille-toi vite car nous devons partir. Pendant ce temps, je m’occupe des enfants.
La jeune femme se précipita vers un coffre et commença à se vêtir sous le regard amusé de Marc.
L’expédition s’était déroulée avec une facilité déconcertante. Les gardiens n’avaient même pas trouvé le souterrain et il avait été aisé de se glisser dans le donjon puis de gagner la ferme d’Arik. Ray n’avait eu qu’à neutraliser un seul gardien qui exerçait une surveillance des plus symboliques. Quatre autres, complètement ivres, se tenaient dans la pièce principale et ils n’avaient même pas senti les coups qui avaient heurté leur crâne pour leur assurer un supplément de sommeil.
Voyant que la jeune femme avait achevé d’enfiler sa robe, Marc conseilla :
— Emportez également des couvertures. Elles vous seront utiles au camp pour vous protéger de l’humidité de la nuit.
Lica, qui avait rapidement compris la situation, confectionna une pile de linge qu’elle empaqueta dans un drap noué. Son baluchon sur l’épaule, elle suivit Marc qui descendit l’escalier d’un pas pressé. Dans la cour, ils retrouvèrent Ray et Arik portant deux bambins de quatre et trois ans.
— Ray, ordonna Marc, charge-toi des enfants ! Arik, soutenez votre femme ! Je marcherai devant pour le cas où nous ferions une rencontre intempestive !
En moins d’une demi-heure, Sa petite troupe se retrouva dans la forêt après avoir emprunté sans encombre le passage souterrain. Ils se hissèrent sur leur monture et Ray, les bras toujours chargés des deux enfants qui s’étaient endormis, prit la tête de la colonne.
— Comment peut-il se diriger ainsi dans l’obscurité ? s’étonna Arik.
— Suivez-le de très près, se contenta de rétorquer Marc. Mon compagnon a un instinct très sûr qui le ramènera droit au camp.
Une légère clarté précédant l’aube s’élevait dans le ciel, estompant les étoiles, quand ils arrivèrent au camp, ayant même eu la chance de ne pas attirer l’attention des guetteurs peu efficaces.
Marc nota dans un coin de sa mémoire d’en faire la remarque à Wixon. Dans la hutte de Zimon, Arik hésita :
— Installez votre famille, conseilla Marc, mais avant de vous endormir, je vous conseille d’aller raconter toute la vérité à Wixon. Dites-lui également que je le verrai demain mais après toutes ces émotions, j’aimerais dormir une bonne partie de la journée ! Je tombe littéralement de fatigue.
Toutefois, Marc dut encore différer son sommeil réparateur. En effet, lorsqu’il pénétra dans sa hutte, Mirna se réveilla en sursaut et se lova contre le Terrien dans un but fort précis. Au contact de ce corps jeune et avide, Marc sentit une partie de sa fatigue s’envoler et il se laissa emporter pour une tornade rose.
CHAPITRE XV
Sinac avait réuni un nouveau conseil de guerre. La lueur tremblotante des torches accentuait les rides soucieuses de son visage.
— J’ai préféré que vous entendiez directement les rapports du Grand Amiral et du Commandant des gardiens, dit-il à ses collègues dès qu’ils furent installés.
Après avoir pris une profonde inspiration, il poursuivit :
— La situation est fort grave et va nécessiter d’importantes mesures car l’existence même des Ordres est en jeu ! Ecoutons d’abord Monsieur le Grand Amiral.
Ce dernier arborait une mine sinistre.
— Conformément au plan prévu, dit-il d’une voix sourde, mes trois galères ont levé l’ancre, hier à l’aube, pour explorer la côte. Cela a été un désastre complet ! Tous les bâtiments ont disparu !
Le Grand Maître Bâtisseur ne put réprimer un sursaut.
— Comment est-ce possible ?
— Nous l’ignorons car il n’y a eu aucun survivant ! Nous avons seulement pu savoir par des observateurs à terre qu’une galère paraissait fuir pour se réfugier au port. Elle était poursuivie par un curieux voilier qui l’a rattrapée et détruite à coups de canon. Ensuite le voilier a viré et a filé vers le grand large, plus vite et plus loin qu’aucune galère ne l’a jamais fait !
Malgré le tragique de l’événement, le Grand Maître Bâtisseur ironisa :
— L’équipage devrait être mort actuellement, leurs humeurs variées s’étant mélangées et…
Le regard courroucé de Sinac coinça le reste de la phrase dans la gorge du Bâtisseur.
— Commandant, faites votre rapport !
L’officier, manifestement très impressionné, débuta :
— Comme nous étions convenus lors de la dernière réunion, j’ai envoyé trois patrouilles de quatre hommes dans des endroits bien déterminés et éloignés les uns des autres. Or les patrouilles ne sont jamais rentrées et semblent avoir totalement disparu. Ce qui tend à prouver que les « antisociaux » sont beaucoup plus nombreux qu’on le croit et sont complètement maîtres de l’ensemble de la forêt ! Il y a plus grave encore. La nuit dernière, une ferme a encore été attaquée !
— A-t-elle été pillée ?
— Non, mais la femme et les fils de cet Arik que nous avions envoyé en forêt, ont été enlevés. Nul doute que ce dernier nous a trahis. Avec l’aide de ses complices, il s’est empressé de récupérer sa famille.
Sinac remarqua d’une voix sèche, vexé à l’échec de ce plan qui était son œuvre :
— J’avais pourtant donné l’ordre qu’ils soient constamment surveillés.
Le visage poupin de l’officier prit une teinte aubergine annonciatrice de la crise d’apoplexie.
— Six gardiens de l’Ordre avaient pris position dans le bâtiment mais ils ont été neutralisés. L’un a même été gravement blessé après avoir été jeté par une fenêtre du premier étage.
— Combien étaient les agresseurs et quelles ont été leurs pertes ?
Le malheureux commandant était au supplice, maudissant les « antisociaux » et se jurant de se venger.
— Nous l’ignorons, balbutia-t-il. Les hommes ont été lâchement attaqués par surprise et n’ont pas vu leurs agresseurs. Seul le blessé soutient qu’ils étaient au moins une vingtaine et qu’il en a tué un grand nombre avant de succomber.
Après un instant de silence, il ajouta comme à regret :
— Toutefois, ces affirmations devraient être confirmées. En effet, dans la chambre où le combat se serait déroulé, nous n’avons retrouvé aucune trace de sang et le seul signe de désordre était le lit défait !
Le Grand Maître Bâtisseur remarqua d’une voix acide :
— Vos hommes sont bien mal entraînés pour se laisser ainsi surprendre à plusieurs reprises. C’est une troupe de vauriens qui ne songent qu’à manger et boire à l’excès !
Sous l’insulte, le commandant se redressa :
— Nous avons toujours fidèlement exécuté les consignes de l’Ordre.
Sinac reprit la parole, s’adressant à ses collègues :
— L’heure n’est pas à se pencher sur le passé mais à envisager l’avenir. A notre insu, les « antisociaux » se sont considérablement renforcés. Nous devons nous défendre avant de penser à attaquer. Messieurs, quelles mesures préconisez-vous ?
Le Grand Amiral tira un parchemin de son pourpoint.
— Nous devons reconstituer rapidement notre flotte. Tous les charpentiers devront être réquisitionnés. Il faudra leur adjoindre deux cents travailleurs bénévoles pour les assister. Pendant ce temps, fondeurs et forgerons confectionneront des canons et des boulets en grande quantité. Non seulement les galères devront être armées mais il conviendrait de disposer des emplacements d’artillerie pour protéger le port et le chantier de construction au cas où le voilier reviendrait pour le bombarder. J’ai résumé mes demandes et projets par écrit.
En s’inclinant, il tendit le parchemin au Grand Maître Bâtisseur qui, en sa qualité de responsable de la main-d’œuvre, avait seul pouvoir pour faire exécuter les réquisitions.
— Et vous, commandant, quelles sont vos dispositions ?
— Je propose de recruter immédiatement deux cents nouveaux gardiens de l’Ordre !
— Ils n’auront aucune formation !
— L’entraînement commencera immédiatement. De plus, j’ai prévu d’intégrer chaque nouvelle recrue avec un gardien confirmé qui sera chargé de son éducation. Cela permettra d’instruire plus rapidement les hommes.
— Ingénieux, approuva Sinac. Ensuite ?
— En attendant de pouvoir prendre l’offensive, nous surveillerons toutes les fermes en bordure de forêt en installant un système de patrouilles permanentes. Ainsi, si l’une d’elles est attaquée, toutes nos forces pourront rapidement se regrouper.
Sinac resta un moment silencieux puis déclara :
— Je pense, messieurs, que nous devons approuver ces plans pour la survie même de nos Ordres.
Le Grand Maître Apothicaire soupira :
— Je crains qu’il ne faille réduire considérablement ces demandes. Si nous les acceptions, cela mobiliserait entièrement tous les citoyens de notre communauté, hélas peu nombreuse depuis la « Grande Folie ». Or j’ai été ce matin inspecter les champs de lotaphe. Comme vous le savez, la maturation a été retardée en raison de mauvaises conditions climatiques. Le vif ensoleillement de ces derniers jours a amené tous les bulbes à mûrir en même temps ! Vous savez que quelques jours de trop au soleil font perdre à la plante toutes ses vertus. La récolte devra donc être effectuée en totalité dans les quatre jours qui viennent. Là-bas ils ne disposent pas d’une main-d’œuvre suffisante pour effectuer cette délicate cueillette en si peu de temps. Une mobilisation de toute la population sera donc nécessaire pendant cette période.
Sinac parut s’abîmer dans des pensées moroses. Un long moment s’écoula en silence avant que le Grand Maître annonce :
— La priorité doit être donnée à la récolte ! En aucun cas, nous ne pouvons risquer de la compromettre.
Les deux militaires tentèrent de protester, faisant valoir les risques d’une nouvelle attaque des rebelles, mais ils se heurtèrent à un refus inflexible accompagné toutefois d’une phrase sibylline.
— Demain nous aurons la protection de forces occultes qui anéantiront les « antisociaux ».
CHAPITRE XVI
Le Grand Maître, après avoir ordonné à son escorte de mettre pied à terre, s’engagea seul sur l’étroit sentier qui menait à la zone interdite. Il était songeur en pensant à l’âpre discussion qu’il allait devoir engager avec ces étrangers qui chaque année arrivaient et disparaissaient à leur gré, exigeant toujours des quantités plus importantes de lotaphe.
Sinac se souvenait de leur première rencontre. Il revenait seul d’une inspection des champs quand il avait vu un curieux traîneau volant traverser le ciel et se poser près de lui. Trois hommes en étaient sortis et aussitôt il avait ressenti une vive douleur qui lui avait fait perdre connaissance.
Lorsqu’il s’était réveillé, avec un violent mal de tête, il avait vu devant lui un grand gaillard barbu qui lui avait tendu un verre empli d’une curieuse mixture, en lui disant dans sa propre langue :
— Buvez, je sais ce que l’on ressent après une séance de sondeur psychique.
Effectivement, en moins de dix minutes, sa céphalée disparut ! L’inconnu avait alors repris :
— Je m’appelle Steve Carter et je viens de très loin, au-delà des étoiles. Grâce à mes pouvoirs, je sais tout de votre civilisation et je dois dire qu’elle ne me semble guère brillante. Une seule chose m’intrigue, c’est ce que vous appelez le lotaphe. Cela semble être une drogue encore inconnue de nous. D’après les rêves qu’elle procure, je pense qu’il y a un filon intéressant à exploiter.
— Mais elle entraîne inéluctablement la mort.
Sinac se souvenait encore du rire cynique de Carter.
— Quand les clients s’en apercevront, il sera trop tard et il ne me restera plus qu’à chercher d’autres pigeons. Il me faut immédiatement un chargement.
— C’est impossible, jamais les autres Grands Maîtres n’accepteront.
Un nouvel accès d’hilarité avait saisi l’homme.
— Cela sera à vous de les convaincre puisque sans le savoir, j’ai eu la chance de tomber sur le chef de la communauté. Toutefois, je ne voudrais pas vous perdre bêtement dans une révolution de palais. Ce stock de lotaphe, je vous l’achèterai.
Devançant la protestation de Sinac, il précisa :
— Pas en or, bien sûr, mais en vous donnant l’immortalité ou presque. Je possède une drogue qui retarde longtemps le vieillissement. Vous en ferez profiter également les deux autres. Ainsi chaque année, nous pourrons nous retrouver. Maintenant si vous échouez, je détruirai entièrement votre ville et ses alentours.
Pour mieux convaincre Sinac, l’étranger avait tiré de sa ceinture un curieux objet métallique. Un éclair avait jailli de l’arme et aussitôt un arbre, cinquante mètres plus loin, s’était enflammé.
Effaré par la puissance de l’arme, Sinac avait accepté de traiter et il était retourné en ville, entendant toujours le ricanement de Carter.
— Souvenez-vous, si dans 24 heures je n’ai pas de vos nouvelles, j’incendierai le village tout entier !
C’est ainsi que tout avait débuté ! Depuis dix ans, Carter revenait chaque année, prenait des quantités importantes de lotaphe. En échange, il remettait à Sinac trois fioles contenant des petits cailloux blancs qui fondaient immédiatement dans la bouche. La médication était réellement efficace car chaque année, il se sentait rajeunir ou tout au moins les années ne pesaient plus sur ses épaules.
Au détour d’un sentier, Sinac arriva dans une gorge où étaient dressées six constructions cubiques. Un homme vêtu de ces curieux uniformes noirs se dressa devant Sinac qui articula aussitôt :
— Je veux parler au capitaine Carter.
Rapidement le Grand Maître fut introduit dans une des baraques. Carter était installé devant une table copieusement garnie, servi par deux jeunes filles tremblantes.
— Enfin, rugit le capitaine, j’espère que vous amenez ma marchandise que j’attends avec impatience depuis quinze jours !
Lorsque, les servantes congédiées par Carter furent sorties, Sinac répondit :
— La récolte sera terminée dans les quatre jours si elle peut s’effectuer…
Les traits du pirate se crispèrent.
— Que voulez-vous insinuer ? Si vous tentez de me jouer un tour, vous n’aurez pas vos comprimés ! Si la cure est interrompue, vous devez savoir que leur effet s’annule rapidement et en quelques mois vous retrouverez votre âge réel.
Sinac protesta aussitôt.
— Nous ne demandons qu’à tenir nos engagements, malheureusement notre ville risque d’être attaquée par des groupes de malfaiteurs qui hantent la forêt.
Rapidement, le Grand Maître résuma ses démêlés avec les « antisociaux ».
— Donc, conclut-il, si vous voulez que la récolte s’effectue vite, il faut nous aider.
Carter rumina sous son crâne les données du problème, puis tirant d’une poche de son vêtement une sorte de boîte noire, il dit :
— Jef, amène-toi, il y a des complications !
Peu après, le nommé Jef pénétra dans la pièce. Il était long, maigre, avec un visage émacié qui accentuait la ressemblance avec un squelette ambulant. Il se mit aussitôt à discuter avec son chef en une langue qui échappait complètement à Sinac.
— Voilà, résuma Carter, il faut liquider des sauvages qui se terrent dans cette forêt.
Jef réfléchit un instant.
— L’idéal serait d’utiliser des grenades incendiaires. Mais la région est vaste et nous n’aurons jamais assez de projectiles.
— Il n’y a qu’à balancer une torpille nucléaire en plein milieu, rétorqua Carter.
— C’est très risqué ! Les vents dominants viennent de la mer et il se pourrait que des poussières radioactives retombent justement sur les champs de lotaphe. Or, tu sais que jusqu’à présent, nos efforts pour cultiver cette maudite plante sur une autre planète se sont soldés par des échecs !
— Alors que conseilles-tu ?
Une grimace déforma les traits de Jef.
— Pourquoi ne pas utiliser les « cephès » ?
— Comment passerons-nous la drogue que justement nous dissimulons dans leurs cages ? C’est le caractère horrible de ces bestioles qui ôte aux flics l’envie de les approcher.
Mais Jef ne se laissa pas démonter.
— Réfléchis, Steve ! Nous avons dix cages, or l’expérience montre que nous n’en utilisons jamais plus de cinq. Même en gardant une bonne marge de sécurité, nous pouvons disposer de trois « cephès ». En quelques jours, elles auront couvert de toiles la lisière de la forêt et semé une belle panique. Crois-moi, les anarchistes ne penseront plus du tout à perturber notre précieuse récolte.
Carter balança une claque sur l’épaule de son complice et lança :
— D’accord ! Donne les ordres pour qu’on monte trois cages sur une plate-forme.
Puis se tournant vers le Grand Maître qui écoutait sans comprendre la conversation, il reprit en langage indigène :
— J’ai la solution de votre problème, toutefois il vous en coûtera dix sacs de « lotaphe » supplémentaires.
Sinac aurait bien voulu marchander mais Carter interrompit le dialogue par un ton sec :
— C’est à prendre ou à laisser !
La rage au cœur, le Grand Maître fut bien obligé de capituler !
— Puisque nous sommes tombés d’accord, ironisa Carter, je vais vous montrer mon arme secrète.
Ils sortirent de la cabane et le Grand Maître sursauta de frayeur. Livide, il hoqueta d’une voix tremblante :
— Quels sont ces monstres ?
Sur une plate-forme étaient chargées trois volumineuses cages aux parois transparentes. Chacune contenait un animal de cauchemar mesurant un mètre de haut pour un peu moins de deux mètres de long. Il ressemblait à une gigantesque araignée, plutôt courte sur ses pattes velues, avec un corps ovoïde jaune clair et des longs poils brunâtres. La tête petite, avec des yeux ronds à facettes, possédait une bouche cornée avec de chaque côté de redoutables crochets volumineux. Surtout sur le dos étaient disposées deux longues paires d’ailes membraneuses qui, pour l’instant, étaient repliées vers l’arrière.
— Voici, expliqua Carter. Ce sont des « cephès » ou araignées volantes géantes. Nous allons les lâcher cette nuit à l’orée de la forêt qui constitue leur repaire préféré. Très vite, elles vont installer entre les arbres des toiles gigantesques. D’ordinaire, une araignée ne tisse qu’une toile. Celles-ci en font des dizaines. Leurs ailes leur servent justement à aller de l’un à l’autre de leurs pièges mortels. Vos rebelles vont s’y empêtrer, c’est le cas de le dire, et vous serez débarrassé d’eux à jamais.
Le Grand Maître hésita encore.
— Mais une fois les « antisociaux » éliminés, ces monstres ne risquent-ils pas d’attaquer notre ville ?
Carter répondit d’un ton léger :
— Elles ne survivront pas aux premiers froids de l’hiver. Il vous suffira jusque-là de ne pas vous aventurer dans le bois.
Rassuré, Sinac donna son accord tandis que Jef murmurait à l’oreille de son chef :
— Je croyais que les « cephès » vivaient près d’un siècle et supportaient tous les climats, même les plus rigoureux.
— C’est parfaitement exact, ricana Carter. J’ai remarqué que les indigènes gardaient toujours pour leur usage des sacs de lotaphe. Nous reviendrons dans trois mois et ils nous supplieront d’éliminer les monstres ! Ainsi ils paieront à deux reprises. Une fois pour avoir les « cephès » et une autre fois pour en être débarrassés.
Jef approuva aussitôt.
— Très amusant. Dès ce soir, je libérerai les bestioles. Heureusement que les cages sont pourvues d’ouvertures télécommandées. Devrai-je ensuite réembarquer les cages ?
— Non ! Nous les laisserons ici. Si un flic voyait une cage vide, il serait tenté de vouloir l’examiner et il serait capable de voir les recoins où nous dissimulons la drogue.
CHAPITRE XVII
Marc ne s’éveilla qu’en début d’après-midi. Ray lui tendit sans un mot une pastille nutritive.
— Merci, grogna le Terrien, mais je me sens en pleine forme ! Quoi de neuf ?
— J’ai terminé l’analyse du lotaphe cette nuit.
Marc sursauta.
— Tu aurais pu me prévenir alors.
— Tu étais beaucoup trop occupé avec cette Mirna, puis tu t’es endormi aussitôt car tu semblais avoir grand besoin de récupérer tes forces.
— Allons, inutile de discuter, quels sont tes résultats ?
— Le lotaphe contient trois alcaloïdes dont un est voisin de la morphine mais avec une efficacité bien supérieure. J’ai surtout noté une grande quantité d’une autre substance qui m’a donné beaucoup de difficultés et je n’ai retrouvé dans ma mémoire qu’un nombre limité d’analogie. Toutefois, selon une probabilité de 99 %, cette substance est semblable au « Sit ».Le Terrien sursauta violemment en apprenant la nouvelle. Il n’ignorait pas que depuis dix ans environ, une nouvelle drogue avait fait son apparition sur plusieurs planètes. Elle avait été baptisée du nom de « substance indéterminée toxique » ou « Sit ». Comme les ravages qu’elle effectuait augmentaient régulièrement, le bureau des stupéfiants avait mobilisé tous ses effectifs mais pour de bien piètres résultats. Seuls quelques revendeurs avaient été arrêtés mais le service n’avait jamais retrouvé l’origine de la drogue.
— Cette fois, murmura Marc, je pense que nous sommes tombés sur une grosse affaire et il va nous falloir rapidement quitter nos amis pour examiner de beaucoup plus près les champs de lotaphe.
La conversation fut interrompue par l’arrivée de Wixon.
— Ami, j’ai beaucoup discuté avec les membres de notre communauté et nous avons résolu de suivre ton conseil. Nous allons nous installer plus au sud mais nous préférerions aller encore beaucoup plus loin pour fonder un vrai village près de la mer, avec un port, des cultures et retrouver une véritable dignité d’homme libre.
Marc émit à l’intention de Ray :
— Que disent nos relevés topographiques de la région ?
— Cent kilomètres au sud, il y a un petit fleuve qui débouche dans la mer par un estuaire. Il a entraîné la formation d’une plaine alluvionnaire qui, une fois la forêt défrichée, devrait être fertile. Cela ne serait pas un mauvais emplacement pour créer une ville avec un accès direct à la mer et un bon abri par mauvais temps.
Le Terrien s’accroupit sur le sol qu’il balaya d’un revers de main.
— Mes ancêtres, dit-il, nous avaient légué une carte que j’ai soigneusement étudiée.
Rapidement, il dessina sur la terre, avec une brindille, la côte et la forêt et il donna les indications qu’il possédait.
— Le matériel lourd pourrait être chargé sur le voilier qui assez rapidement devrait trouver l’embouchure du fleuve et son équipage préparerait les premières installations en attendant l’arrivée de ceux qui viendront par la terre.
Wixon approuva le plan et décida :
— Nous partirons demain. Viendrez-vous sur le voilier ?
— Il serait prudent de laisser une arrière-garde, au cas où les gardiens de l’Ordre mèneraient une offensive rapide. Je me chargerai de les retarder et surtout d’effacer vos traces.
A regret, Wixon dut accepter devant la fermeté de son interlocuteur. Marc passa le reste de l’après-midi à aider aux préparatifs du départ et à donner des conseils sur la meilleure manière de charger les chevaux. Il alla jusqu’au voilier et grava sur le pont une carte du ciel avec une étoile immobile qui, dans ce système, indiquait toujours le sud.
C’était tout ce qu’il pouvait faire sans transgresser la loi de non-immixtion. Puis il expliqua longuement à deux matelots comment on pouvait confectionner des filets et des nasses et la manière de les disposer.
La nuit était tombée quand il regagna le camp. Mirna l’attendait devant un petit feu où grillaient des côtelettes d’antilope assaisonnées d’herbes aromatiques.
Marc achevait de les dévorer quand Wixon vint s’asseoir sur le sol en face de lui.
— Ami, dit-il, je ne sais pourquoi, mais j’ai la sensation que nous nous voyons pour la dernière fois.
Embarrassé par la perspicacité de celui qu’il considérait comme un primitif, Marc chercha une réponse mais l’autre poursuivit :
— Si cela devait être réalité, je tiens à vous remercier pour tout ce que vous avez apporté à notre petite communauté. Nous survivions péniblement et votre venue a soulevé un espoir magnifique. Vous nous avez fait comprendre la nécessité de combattre pour rester libres. Nous allons bâtir une ville nouvelle et je pense que nous lui donnerons votre nom en souvenir de celui qui en a été l’inspirateur. Au début, nous serons démunis de tout, mais sans cesse nous penserons à vous.
Très ému, Marc voulut compléter son œuvre. Puisant sans vergogne dans les mémoires topographiques de Ray, il dessina un schéma.
— En remontant le fleuve, vous trouverez sur la gauche une montagne. A sa base, il existe une terre jaune qu’il suffit de mélanger avec du charbon de bois pour obtenir du fer qui vous permettra de forger les armes nécessaires à votre défense.
Après un instant d’hésitation, Marc posa le doigt sur une autre région.
— Là se trouve du minerai de plomb, là du soufre qui convenablement mélangé à du salpêtre et du charbon, fournit la poudre.
Wixon grava les médications dans sa mémoire, puis murmura :
— Je voudrais encore poser une question. Si, comme nous l’espérons tous, notre communauté se développe et prospère, il se posera inévitablement le problème de notre gouvernement. Nous avons vécu la dictature des Ordres mais nous avons failli également tous périr des luttes féodales. Que conseilleriez-vous ?
Le Terrien soupira :
— Je connais un système de gouvernement. Cela s’appelle la démocratie. Elle a tous les défauts et encore plus ! Mais si vous arrivez à la pratiquer assez longtemps, vous vous apercevrez qu’il ne peut exister autre chose !
Les deux hommes restèrent longtemps silencieux à contempler le petit feu qui se mourait. Sans un mot, comme s’ils n’avaient plus rien à se dire, ils se levèrent et Wixon s’éloigna lentement. A ce moment, Ray émit :
— Tu aurais dû me prévenir de tes intentions ! Heureusement, dès tes premières phrases, j’ai coupé les enregistrements sinon la commission de non-immixtion aurait exigé à ton retour une suspension pour plusieurs années ! Or moi j’aime bien être en mission avec toi.
Chacun sait qu’un robot ne peut éprouver de sentiments, mais Marc connaissait trop bien Ray pour s’étonner encore d’une telle manifestation.
— Espérons que la découverte de l’origine du « Sit » leur fera oublier toutes ces petites entorses au règlement !
Avec un soupir, il alla s’allonger sur sa couche de feuilles. Sans surprise, il sentit Mirna se glisser contre lui.
— Je t’ai préparé une surprise, gloussa-t-elle. Ferme les yeux et attends-moi un instant.
De bonne grâce, il se prêta au jeu et entendit un bruissement de feuilles et quelques rires étouffés. Deux corps se serrèrent contre lui de chaque côté. Ouvrant les yeux, il reconnut avec surprise Zila et Lica, tandis que Mirna murmurait :