-Les lits sont pour les dames!

-Pourquoi? Miss Anders est notre guide, son confort doit passer après celui des clients. Comme je suis le plus riche, j'estime avoir droit...

Rouge de colère, Duck attrapa Humber par le col et le souleva littéralement.

-Encore une réflexion de ce genre et vous prenez ma main sur la figure!

-Vous n'oseriez pas! Vous n'êtes qu'un employé !

-Il se trouve que je viens de démissionner!

Rageur, Humber se tourna vers Marc.

-Monsieur Stone! Vous devez intervenir! J'exige...

-Vous avez entendu comme moi, répondit Marc en haussant les épaules. M. Mac Donald ne fait plus partie de mon personnel. Maintenant, à titre amical, je vous conseillerais de ne pas insister. Je l'ai vu dans un bar assommer trois consommateurs qui l'avaient seulement bousculé!

L'autre capitula et alla s'installer dans un angle de la pièce, la tête entre les mains. Marc s'approcha du distributeur. Après plusieurs essais, il revint avec un gobelet qu'il tendit à Steeman, assis par terre, adossé au mur.

-Buvez, c'est ce qu'il y a de moins mauvais!

Paul le remercia d'un signe de tête.

-Que pensez-vous de la situation, Marc?

-Je serai franc avec vous! Elle pourrait difficilement être plus mauvaise! Je me suis souvent demandé ce qui vous avait poussé à participer à cette expédition. Vous êtes un très bon tireur, mais vous n'avez rien du chasseur passionné.

Steeman éclata d'un rire sans joie et désigna Humber du menton.

-C'est en partie à cause de lui !

Devant le regard interrogateur de Marc, il expliqua :

-Lorsque j'ai pris la direction de la société familiale, j'avais de grandes idées. J'ai mis au point plusieurs systèmes électroniques qui permettraient de construire les androïdes mieux et moins cher. J'ai effectué de gros investissements qui ne rapportent encore rien, et je suis pratiquement acculé à la faillite. Les banques ne s'y sont pas trompées: elles ont coupé tout crédit. J'ai rassemblé mes dernières liquidités pour m'offrir ce safari. À la faveur du voyage, j'espérais intéresser Humber pour qu'il mette des capitaux dans mon affaire.

Après un instant de silence, il reprit d'une voix amère.

-Regardez ce grand financier ! Il se liquéfie au premier danger. Enfin, si j'ai bien compris, ma maison n'aura bientôt plus de directeur.

-Qui sait! sourit Marc. Nous ne nous laisserons pas égorger comme des moutons. Essayez de dormir, nous aurons besoin de nos forces, demain.

Avec amusement, il nota que Duck s'était adossé au lit de Birgit. À côte, Douglas avait pris la main de Mrs. Nelson et s'efforçait de la rassurer. Les yeux dans les yeux, tous deux semblaient avoir oublié le monde extérieur.

Le dernier homme de l'équipe de Douglas, un solide gaillard à la chevelure noire, s'était installé près du distributeur. Il mangeait posément, en soldat soucieux de préserver ses forces.

Redberg se glissa auprès de Marc. Il tenait à la main une liasse de notes.

-J'ai réfléchi depuis la découverte de l'androïde déguisé en « griz ». Je pense avoir une explication au comportement des animaux. C'est simple et astucieux. La substance dont j'ai retrouvé les traces chez les spécimens agressifs est une sorte de drogue agissant sur le cerveau. Elle le rend réceptif aux impulsions psychiques émises par les robots. En réalité, les monstres ce sont eux. Dès qu'ils ne reçoivent plus d'ordre, les « griz » redeviennent des bêtes inoffensives uniquement préoccupées de trouver leur nourriture et de jouer. Naturellement, ce n'est qu'une hypothèse. Il faudrait de nombreuses vérifications que je ne puis effectuer ici !

-J'avais le même point de vue, répondit simplement Marc.

Il s'allongea sur le sol et ferma les yeux. Pour tous, il paraissait dormir. En réalité, son esprit était loin, très loin, à des dizaines d'années-lumière. Au cours d'une de ses nombreuses missions, il avait rencontré une merveilleuse entité végétale douée d'une extraordinaire puissance mentale. Ils avaient sympathisé et la créature était parvenue à centupler les possibilités télépathiques de l'humain.

-Bonjour, ami, je suis toujours heureux d'avoir de tes nouvelles.

La « voix » était lointaine mais parfaitement perceptible.

-Je constate qu'une fois de plus, tu as de gros problèmes. Ta race est décidément bien étrange. Comment puis-je t'être utile?

-Voilà, je souhaite...

CHAPITRE XII

L'ouverture de la porte de la cellule réveilla les prisonniers en sursaut. L'officier dénébien était escorté de quatre gardes.

-Debout! ordonna-t-il. Suivez-moi!

Les captifs enfilèrent le môme couloir bordé de cages. En les voyant passer, les « griz » poussaient de petits cris affectueux. Ils étaient très jeunes et leurs yeux reflétaient la tristesse d'être enfermés. Était-ce pour cela qu'ils se sentaient d'instinct proches des Terriens?

On fit pénétrer ceux-ci dans une vaste pièce qui semblait servir de bureau. Le gradé s'installa dans un fauteuil.

-Hier, vous avez menti, jeta-t-il en fixant Marc. Vous êtes des officiers de l'Union Terrienne.

Désignant une vidéo-caméra, il poursuivit:

-Si vous voulez sauver votre vie et celle de vos camarades, il vous suffit de faire une déclaration que nous enregistrerons. Vous donnerez votre grade et préciserez bien que vos supérieurs vous ont envoyé en mission sur Terrania XXVII dans le but d'y installer une base militaire.

Voyant que Marc secouait déjà la tête, il ajouta, avec un sourire féroce:

-Si vous refusez ma généreuse proposition, vos compagnons seront déchiquetés par un « griz ». Naturellement, nous commencerons par les femmes. Le gouverneur Sanders enverra certainement un hélijet de reconnaissance et il paraîtra logique qu'il retrouve le cadavre mutilé de sa nièce quelque part sur la montagne.

Il consulta son chronomètre avec ostentation.

-Je vous laisse cinq minutes pour vous décider. Inutile de tenter de fuir, mes hommes resteront derrière la porte.

Dès que le battant fut refermé, Humber s'écria, plein d'espoir:

-Acceptez, faites tout ce qu'il veut! Libre, vous pourrez toujours vous rétracter!

-Impossible, répondit Marc. Dès qu'ils seraient en possession de l'enregistrement, les Dénébiens s'empresseraient de le diffuser dans toute la Galaxie. Ils tiendraient enfin le prétexte qu'ils cherchent depuis des mois pour attaquer la Terre. Nous serions les responsables directs de la mort de millions d'hommes, de femmes et d'enfants. De plus, nous aurions trahi sans même nous sauver! Croyez-vous ces gens assez naïfs pour laisser des témoins vivants? Après un simulacre de jugement, nous serions tous exécutés.

Très pâles, les deux femmes hochèrent la tête.

-Nous vous laissons seul juge, déclara Barbara. Je tiens à la vie, mais je ne veux pas l'acheter au prix d'une guerre.

-Gagnez au moins du temps, se lamenta Humber. Je ne veux pas mourir!

Il s'élança vers Marc et le secoua frénétiquement:

-Faites quelque chose... Vous êtes responsable...

Le jeune homme le repoussa sans un mot. Le silence s'installa.

La porte s'ouvrit enfin, livrant passage à l'officier.

-Les cinq minutes sont écoulées. Quelle est votre décision?

-Je suis un simple organisateur de voyages.

Contrariété et colère se peignirent sur le visage de leur geôlier.

-Vous le regretterez, cracha-t-il.

Il lança un ordre rauque. Les gardes firent avancer deux « griz » puis tirèrent vivement le battant. Un des fauves avait une touffe de poils blancs au milieu du front.

-Penny! s'exclama Birgit. C'est Penny, mon ami d'enfance.

L'animal huma l'air un moment et se mit à pousser de petits cris joyeux en se roulant sur le sol plastifié. La surprise figea le Dénébien ; Marc ferma les yeux.

L'officier aboya une série d'injonctions. Le second « griz », jusque-là immobile, s'anima et s'approcha de Penny. Ce dernier se redressa, grogna en direction de Birgit, balança ses pattes griffues.

-Penny, non! Sage! cria la jeune fille.

La bête hésita un instant. Son instinct, ses souvenirs voulaient l'empêcher de faire du mal, mais une force supérieure s'imposait en elle. Contre sa volonté, elle rugit en se mettant brusquement debout.

Ces quelques secondes avaient permis à Marc d'entrer en contact psychique avec elle. Il captait l'émission haineuse du robot et l'affolement de Penny. Pendant une grande partie de la nuit, l'entité végétale lui avait appris, sur sa demande, à moduler ses impulsions mentales pour les accorder à celles des « griz ». Cela lui avait coûté un effort considérable et il ne s'était endormi qu'à l'aube, le cerveau traversé d'élancements douloureux.

Incapable de résister aux ordres de la machine, l'animal avança en se dandinant, menaçant Birgit qui recula d'un pas. Avec courage, Duck s'interposa entre la malheureuse et le plantigrade, dont les yeux brillaient de colère.

Marc concentra toute sa puissance sur l'esprit du « griz », interférant avec les ondes de l'automate. Penny poussa un rugissement énorme qui retentit dans la pièce étroite. Avec une vitesse stupéfiante, il plongea sur le Dénébien. Avant que ce dernier puisse esquisser un geste de défense, les griffes le touchèrent au buste, arrachant un large lambeau du grand pectoral. Un second coup de patte effaça le visage, le transformant en un immonde magma sanglant, transformant le cri qui allait jaillir de la gorge en un ridicule gargouillement.

Sans attendre, Marc bondit vers le faux « griz ». Son corps à l'horizontale, sa jambe droite se détendit, frappant le thorax avec une violence inouïe. Le choc ébranla la mécanique, qui eut un mouvement pour se défendre et plongea sur Marc, tombé à terre. Le Terrien roula sur lui-même, évitant de justesse les griffes qui s'enfoncèrent dans le revêtement de sol, arrachant des morceaux de plastique.

Marc et Duck avaient participé à nombre de bagarres dans les bars d'astroports et se comprenaient à merveille. Les réflexes de Mac Donald jouèrent en une fraction de seconde. Avant que le robot ait pu se redresser, il recevait dans le dos les deux pieds de Duck, sur lesquels reposait tout son poids. La fourrure se déchira, une plaque du revêtement dorsal se souleva. Marc la saisit à pleine main et s'escrima de toutes ses forces, agrandissant la déchirure.

Ce fut insuffisant pour immobiliser la machine ; elle se redressa, projetant Marc à deux mètres de là. Surpris par la soudaineté et la violence de l'action, Douglas était jusqu'alors resté immobile. Réalisant enfin la situation, il intervint à son tour. Son pied frappa le crâne du faux « griz » avec une puissance à faire pâlir de jalousie un international de football. Le choc fut tel que la chose oscilla un instant ; le temps de recevoir à nouveau sur le dos les talons de Duck.

Une autre plaque se détacha, laissant apercevoir nombre de fils et de petites pièces métalliques. Marc s'élança à son tour. Sa botte écrasa les délicats circuits, déclenchant une série d'étincelles. L'automate eut une série de soubresauts puis s'immobilisa.

Pendant ce combat, l'homme de Douglas n'était pas resté inactif. Surmontant son dégoût, il s'était approché du cadavre mutilé de l'officier et avait arraché de sa gaine le pistolaser. Arme au poing, il s'était plaqué contre la porte. Intrigué par le bruit, un garde passa bientôt la tête par l'entrebâillement. Il mourut avant même de comprendre ce qui arrivait. Le Terrien, tirant brutalement le battant, ouvrit le feu sur les trois autres soldats. Deux s'effondrèrent, tués sur le coup. Le troisième, blessé, parvint à presser la détente de son arme à l'instant où un nouveau rayon l'atteignait.

Mortellement touché, l'autre tituba avant de s'effondrer près de sa dernière victime. Déjà, Douglas s'activait, traînant les corps dans la pièce et ramassant les armes. Le pistolaser échut à Marc, tandis que Steeman se voyait confier un des fusils.

Libéré de toute influence psychique et indifférent aux querelles des humains, le « griz » ne songeait qu'à jouer avec la camarade qu'il avait retrouvée après tant d'années.

Émue et amusée, Birgit repoussait doucement la grosse tête qui revenait sans cesse s'appuyer sur son épaule. Humber, livide, bafouilla:

-Quel gâchis! S'ils nous reprennent, les Dénébiens sont maintenant en droit de nous abattre sans sommation !

-Comme c'est ce qu'ils avaient l'intention de faire de toute manière, je ne vois pas la différence, se moqua Barbara. J'aime mieux mourir d'un jet laser que déchiquetée par un animal.

Marc leur imposa le silence d'un geste.

-Suivez-nous! À présent, il faut trouver un moyen de détruire cette base!

-Nous ignorons combien ils sont, là-dedans, grogna Duck. À tout moment, nous risquons de nous trouver en présence du robot de combat. Une seule décharge de son désintégrateur et c'est la fin de notre équipée.

Marc ferma un instant les yeux puis sourit.

-Qui sait s'il n'est pas déjà neutralisé!

Le couloir était toujours désert.

-Venez! Nous devons atteindre le centre du dispositif, qui se trouve à l'étage en dessous. Il existe un escalier par là-bas.

Duck aurait souhaité savoir d'où venait la certitude de son ami mais il n'eut pas le temps de poser la question. Le groupe atteignit les degrés, toujours suivi par le « griz » qui paraissait beaucoup s'amuser.

Le niveau inférieur était la réplique exacte du précédent : un long couloir rectiligne où s'ouvrait un nombre impressionnant de portes. L'odeur des bêtes ne flottait plus dans l'air. Au pas de course, Marc progressait vers le centre des télécommunications. Il importait de le mettre hors service avant que l'alerte fût donnée.

Un garde sortit par une des portes latérales. Il fut encore plus surpris que l'évadé et n'eut même pas le réflexe d'épauler son fusil. Le Terrien appuya sur la détente de son pistolaser sans ralentir l'allure. A peine s'il lança:

-Ramassez son arme!

Enfin, il parvint devant le battant qui l'intéressait. Après s'être assuré que son équipe était regroupée, il ouvrit lentement, découvrant une vaste salle aux murs couverts d'écrans et d'instruments de mesure. Deux Dénébiens étaient assis à un pupitre de commande, leur tournant le dos. Marc désigna l'un d'eux à Duck. Deux jets laser fusèrent simultanément.

-On ne peut pas dire qu'ils s'embarrassent de sommations, murmura Barbara.

-La rapidité est notre seule chance de réussite, grogna Douglas. Surtout, restez derrière moi!

Marc et Duck entreprirent l'inventaire de la pièce. Toutes les inscriptions étaient rédigées en langue dénébienne.

-Vous comprenez ce charabia ? s'étonna Humber.

-Les organisateurs de voyages se doivent d'être polyglottes, assura Marc, qui ne pouvait expliquer que tous les cadets de l'école des astronautes apprenaient le dénébien.

Une sonnerie aiguë, stridente, désagréable, se déclencha.

-Notre évasion vient d'être découverte, souffla Douglas. Nous n'allons pas tarder à avoir toute la garnison à nos trousses.

-Espérons qu'elle n'est pas trop importante, soupira Duck.

Marc avait enfoncé plusieurs touches. Les écrans de surveillance s'éclairèrent. Par petits groupes, des gardes armés fouillaient les différentes pièces du niveau supérieur.

-Seize... dix-sept! compta Douglas. Ce sera très dur. Les Dénébiens sont d'excellents combattants.

-Nous bénéficions de l'effet de surprise et nous avons un atout dans notre jeu, encouragea Marc.

Sans donner plus d'explications, il chercha l'émetteur hyperspatial.

-Reculez-vous  ! conseilla-t-il.

Le faisceau de son pistolaser déclencha une série d'explosions sourdes tandis qu'une fumée âcre s'élevait en larges volutes sombres.

-Les communications avec Déneb sont interrompues. Ils ne pourront réclamer des renforts!

Sur un écran, Douglas suivait la progression d'une équipe de cinq soldats. Ils procédaient avec méthode, ouvrant les portes une à une. Quatre d'entre eux pénétraient dans la pièce pour la fouiller, le dernier restant en faction dans le couloir. Ils agissaient avec rapidité et avaient déjà visité cinq salles.

-Ils perdent du temps, railla Douglas. Ils sont dans celle-là depuis plus de six minutes.

Une silhouette casquée ressortit et héla la sentinelle. Devant l'hésitation de cette dernière, l'autre la saisit par l'épaule et l'attira avec vigueur à l'intérieur.

Vingt secondes plus tard, il ressortait, seul. Douglas laissa échapper une exclamation de surprise.

-Impossible! On jurerait votre androïde déguisé en Dénébien !

Le soldat en question tourna le dos à la caméra et s'éloigna à grands pas. Duck jeta un regard perçant à Marc, qui cligna de l'oeil.

Humber hurla de frayeur en désignant un autre écran.

-Ils viennent par ici! Ils sont huit, plus nombreux et mieux armés que nous ! Essayons de négocier !

Personne ne se donna la peine de lui répondre. Marc distribua ses ordres.

-Ceux qui ne sont pas armés vont se réfugier derrière ces consoles. Allongez-vous par terre pour rester à l'abri des tirs directs. Birgit, essayez de faire tenir tranquille votre « griz ».

Steeman et Douglas s'installèrent d'un côté de la porte, Duck et Marc de l'autre. Redberg, un fusil à la main, hésita un instant. Barbara avança et le lui prit avec autorité, disant à Marc:

-Je pense tirer plus vite et plus juste qu'un savant biologiste.

L'interpellé acquiesça, et Mrs. Nelson prit place à côté de Douglas.

Plusieurs minutes s'écoulèrent dans un lourd silence.

CHAPITRE XIII

-Ils sont là, annonça Redberg d'une voix étranglée.

La patrouille était parvenue devant la porte, qui s'ouvrit avec brutalité. Trois gardes se profilèrent sur le seuil puis avancèrent en faisant sonner leurs talons.

Au signal de Marc, les Terriens ouvrirent le feu. Les trois arrivants basculèrent en même temps. L'instant de surprise passé, les Dénébiens ripostèrent par un tir nourri. Les évadés durent s'aplatir sur le sol pour échapper aux rayons laser qui striaient l'air. De nombreux appareils explosèrent dans un fracas de verre brisé, déclenchant même un début d'incendie.

-Restez couchés, hurla Marc.

Profitant de l'intense tir de couverture, deux soldats se ruèrent à l'intérieur. Le doigt crispé sur la détente de leur arme, ils arrosèrent de jets de feu l'endroit où se trouvait Marc. Obligé de rester allongé, il ne pouvait riposter. La situation devenait dramatique, par deux fois, un rayon mortel avait frôlé son crâne. L'enfer s'apaisa enfin. Il risqua un oeil hors de son abri et, dans la fumée, vit Barbara lever le pouce en signe de victoire.

-Ils ne sont plus que trois, jubila Douglas.

-Oui, mais ils tiennent la porte sous leur feu, objecta Duck. Ils bloquent la sortie comme nous les empêchons d'entrer. Dans quelques minutes, l'air sera irrespirable. J'ai bien envie de foncer avant qu'ils reçoivent des renforts.

Marc le retint par le bras.

-Attends un peu! Regarde l'écran!

Une silhouette de garde apparut au fond du couloir. Croyant à la venue d'une aide, les autres firent signe au nouveau venu de longer le mur. Ils ne comprirent jamais leur erreur. L'homme épaula son fusil. Trois éclairs en jaillirent à vitesse accélérée, et les Dénébiens s'effondrèrent avec le même trou noir à la base du nez.

La voix de Ray s'éleva dans un silence incrédule :

-Désolé d'être en retard, Marc, j'ai été obligé de liquider les derniers militaires à l'étage supérieur.

Une quinte de toux émise par Marc l'interrompit. L'air était saturé de fumée, et les Terriens s'empressèrent de gagner le corridor.

-Cherchons la sortie, dit aussitôt Humber. Je me sentirai plus en sécurité à l'extérieur, même dans cet affreux marais.

Redberg intervint, les yeux pleins de larmes mais très excité.

-Il faut découvrir le laboratoire pour avoir enfin l'explication exacte de la conduite des « griz ».

-C'est à l'étage supérieur, annonça Ray. Je passe le premier, pour le cas où un Dénébien aurait échappé à mon inspection.

Tout en marchant à grands pas, Duck marmonna à l'oreille de Marc:

-Je ne voudrais pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais il reste un robot de combat. Même sans ordre direct, il peut nous anéantir.

-Aucun danger, Ray s'est occupé de lui cette nuit!

-Mais il était désactivé, je t'ai vu l'arrêter.

Il s'interrompit devant le regard ironique de Marc.

-Lorsqu'il est désactivé, Ray reprend son autonomie s'il me sait en danger. Nous avons communiqué une partie de la nuit. Dans la réserve où il avait été enfermé, il a trouvé un désintégrateur. Le brancher lui a demandé du temps, mais c'était indispensable pour attaquer le robot de combat. Inutile d'en parler à nos amis!

L'androïde franchit une porte, et ils pénétrèrent dans une longue pièce éclairée par des rampes lumineuses suspendues au plafond. Des tables supportaient de très nombreux bocaux de verre dans lesquels apparaissaient des embryons de « griz » à divers stades de développement.

Une machinerie complexe faite de multiples tubulures et réservoirs alimentaient les foetus.

-Un élevage en série, expliqua Redberg. Chaque ovule est fécondé artificiellement et l'embryon évolue en éprouvette. Voilà qui explique l'apparition soudaine d'un très grand nombre de « griz ».

Plein d'excitation, l'exobiologiste parcourut le laboratoire.

-Là! Voilà la drogue qui était injectée aux animaux au moment de leur naissance.

Il préleva plusieurs échantillons, qu'il glissa dans les boîtes toujours accrochées à sa ceinture.

-À mon avis, il s'agit d'une substance psychotrope à action retardée, ce qui explique son effet sur le cerveau pendant plusieurs années.

Penny, le « griz » de Birgit, la suivait comme un caniche. Soudain, il la bouscula pour s'élancer en avant. En trois bonds, il atteignit une vaste cage. De la tête et des griffes, il tenta de forcer les barreaux. Derrière ceux-ci se tenait un de ses congénères au pelage d'un bleu resplendissant. Il tressautait en criant joyeusement à la vue de l'arrivant.

Devant l'inutilité de ses efforts, Penny se tourna vers Birgit. Il gémissait et ses yeux étaient suppliants.

-On dirait qu'il a trouvé un copain, dit joyeusement Duck.

-Plutôt une amie, rétorqua Birgit. C'est une femelle !

Avec douceur mais fermeté, le « griz » poussa la jeune fille vers la cage avec son museau.

-Que dois-je faire, Marc? lança Birgit, très inquiète.

-Libérez-la.

Aussitôt la grille ouverte, les deux plantigrades frottèrent leurs têtes Tune contre l'autre. Amusés, les Terriens assistèrent à ces retrouvailles animales. Penny s'interrompit pour amener sa conquête vers Birgit, comme s'il voulait que ses deux amies fissent connaissance. Bientôt, l'humaine se trouva coincée entre les deux créatures, qui paraissaient vouloir l'étouffer. Redberg murmura :

-C'est elle qui devait fournir les ovules, après stimulation hormonale.

Il ne se laissa néanmoins pas distraire par les ébats des deux bêtes. Avec méthode, il poursuivait l'inventaire du laboratoire. .

-Je crois avoir trouvé les émetteurs psychiques qu'ils montent sur les robots.

-Emportez-en un, nous le ferons examiner par nos spécialistes, déclara Douglas.

Ray intervint de sa voix calme:

-Je crois qu'il conviendrait de se presser. Cette base explosera dans trente-cinq minutes.

-Qu'en savez-vous? grogna Humber. Maintenant que les Dénébiens sont éliminés, nous pourrions nous accorder quelques heures de repos, avant de nous replonger dans ce marais pestilentiel!

-Libre à vous de faire ce choix, ironisa Marc, mais je vous confirme que j'ai ordonné à Ray de piéger la réserve d'armes et le générateur d'énergie.

Humber blêmit et balbutia:

-Que serait-il arrivé si nous n'avions pu nous enfuir?

Ce fut Duck qui répondit, en s'esclaffant :

-Nous serions tous morts avec la satisfaction du devoir accompli. Je vous suggère donc de vous presser, car je sais d'expérience que Ray n'a rien d'un plaisantin.

CHAPITRE XIV

Le soleil baissait sur l'horizon lorsque les Terriens émergèrent à l'air libre, suivis des deux « griz ». Ils descendirent le flanc de la montagne d'un bon pas. À peine curent-ils parcouru cinq cents mètres que le sol se mit à trembler. Un grondement sourd retentit ; un nuage de poussière jaillit de terre, à l'endroit où s'ouvrait la caverne donnant accès à la base dénébienne.

-Le cauchemar est terminé, soupira Birgit. Les habitants de Terrania XXVII vont enfin pouvoir reprendre une vie normale.

-Ne nous réjouissons pas trop vite, grogna Duck. Qui sait si d'autres surprises ne nous attendent pas?

Les deux bêtes émirent de petits cris. Elles s'étaient immobilisées, regardant alternativement la colonne qui poursuivait sa route et un bosquet à quelque distance.

-Nos amis ont faim, dit Marc.

Birgit hocha la tête et leur fit signe de s'éloigner.

À regret, les ours obliquèrent pour se diriger vers le petit bois de marronniers.

En fin de journée, le groupe retrouva la plateforme rocheuse sur laquelle il avait campé deux jours auparavant.

-Nous dormirons ici, décida Marc. Il ne serait pas prudent de nous engager de nuit dans le marais.

-Pourquoi n'allez-vous pas seul au camion? intervint Humber. Vous regagneriez Armstrong- ville, et vous demanderiez à un hélijet de venir nous chercher.

-Même s'il y en avait un de disponible, ce dont je doute, je vous vois mal rester deux jours ici sans provisions. Vous oubliez aussi que des groupes de « griz » commandés par des androïdes tueurs sillonnent encore la région.

Ray distribua les tablettes nutritives qui lui restaient puis enleva l'uniforme dénébien qu'il avait enfilé par-dessus sa tenue de chasseur.

-Tu le détruiras dans le marais, il ne faut laisser aucune trace, ordonna mentalement Marc.

Chacun se prépara pour la nuit.

-Le sol est épouvantablement dur, soupira Humber. Je ne pourrai pas fermer l'oeil !

-Je préfère ce lit de cailloux à une couchette dans l'antre des Dénébiens! décréta Barbara. Il a au moins l'agréable parfum de la liberté.

Elle s'allongea en ajoutant à mi-voix:

-Tenez-moi compagnie, monsieur Douglas. Je serai rassurée de vous savoir à mon côté.

Cramoisi, Burk s'empressa d'obtempérer. Un peu plus loin, Duck avait pris Birgit sous sa protection. Steeman se tenait à l'écart, arborant une expression d'arrière ironie. Questionné par Marc, il murmura:

-Vous nous avez sauvés, et je songeais qu'il me fallait à nouveau affronter l'existence. La mort aurait été une solution facile à mon problème.

-Vous en trouverez une autre plus agréable.

Paul secoua la tête avec lenteur.

-Après ce qui vient d'arriver, je me vois mal m'associer à cette larve de Humber. Lui, revenu sur Terre, fera tout pour éviter de se trouver en présence d'un témoin de sa peu glorieuse conduite.

-Qui sait si vous ne dénicherez pas d'autres commanditaires?

-C'est peu probable !

Changeant de sujet, il poursuivit, d'une voix rauque:

-En tant que spécialiste de la fabrication des robots, j'ai examiné avec Redberg l'émetteur psychique dont étaient munis les faux « griz ». C'est un modèle particulièrement puissant. Je me demande comment Penny a pu non seulement refuser d'obéir mais aussi attaquer le Dénébien?

Marc éluda la question en rétorquant:

-L'animal était très attaché à Birgit. Son esprit s'est refusé à prendre l'ordre en compte. Une sorte de blocage mental.

-Il n'a pas résisté plus de quelques secondes. Un autre élément est intervenu...

Son interlocuteur fixa Marc avant d'ajouter:

-On peut imaginer qu'un télépathe puissant ait réussi à supplanter la machine...

-Tout est possible, admit Marc, qui prit le parti de rire pour masquer sa gêne. Ray possède aussi un amplificateur psychique.

-Dont vous captez très bien les ondes. Sans cela, vous n'auriez jamais pu savoir où se trouvait le centre des communications.

-J'ai l'habitude de vivre avec mon androïde! Maintenant, il serait sage de dormir. Une longue journée de marche nous attend.

Steeman eut le bon goût de ne pas insister.

***

Debout dès l'aube, les chasseurs s'apprêtaient au départ. Bien qu'aucun incident n'ait émaillé la nuit, ils avaient les traits tirés et de douloureuses courbatures meurtrissaient leurs membres.

Voyant Marc se déplacer sans gêne apparente, Barbara ne put s'empêcher de plaisanter.

-Êtes-vous bâti en plastotitane? On jurerait que vous avez passé la nuit sur une couche de roses !

-J'ai un assez bon entraînement, mais j'avoue que je ne serais pas mécontent de retrouver un vrai lit.

À l'instant où ils allaient se mettre en marche, Birgit s'écria:

-Regardez ! Des « griz » !

Deux plantigrades accouraient en effet en longues foulées.

-C'est Penny et son amie. Je reconnais sa touffe de poils blancs.

Effectivement, les deux animaux ne tardèrent pas à atteindre Birgit, qu'ils bousculèrent dans leurs manifestations d'amitié.

Lorsque la colonne se mit en route, les deux bêtes lui emboîtèrent le pas.

-Nous n'allons pas les traîner avec nous, protesta Humber.

-Pourquoi pas? rétorqua Marc. Leur instinct ne nous sera pas inutile si nous rencontrons des dangers inconnus.

La marche fut longue, pénible, monotone. Seuls les « griz » semblaient s'amuser. Par instants, ils quittaient le groupe pour dévorer des baies dans les buissons ou arracher les feuilles de certains arbres.

Après une halte beaucoup trop courte au goût de tous, ils repartirent.

-Nous avions laissé des provisions dans les camions. Si vous désirez dîner ce soir, il faut les atteindre.

Ray venait le premier, avançant d'un pas régulier, sondant le terrain pour s'assurer qu'il ne se déroberait pas sous leurs pieds. Au bout d'un moment, Marc s'inquiéta du manège des « griz ».

Alors qu'ils s'étaient auparavant conduits en gamins insouciants, ne pensant qu'à manger et jouer, ils restaient à présent bien sages, émettant par instant de petits cris plaintifs.

-Ray, appela mentalement le jeune homme, active tous tes détecteurs!

Ils longeaient un étang aux eaux verdâtres d'où s'élevaient des volutes de brouillard. Soudain, une tête émergea de l'eau. Énorme, carrée, monstrueuse, supportée par un long cou. Le corps suivit, massif, avec de courtes pattes torses. L'animal ressemblait à un de ces affreux reptiles géants de l'ère secondaire terrienne. Les yeux ronds, d'un rouge éclatant, brillèrent d'un éclat insoutenable.

-Un psychosaure! hurla Birgit. Un psycho...

Sa voix s'étrangla puis s'éteignit, ses paupières se fermèrent.

-Dormez, dormez...

L'onde psychique, d'une puissance extraordinaire, vrilla les neurones de Marc. Il tenta de la repousser et s'adressa à Ray.

-Marc, je suis paralysé.

L'émission était faible, confuse, brouillée.

-Débranche ton récepteur psychique, vite...

Les paupières de Marc semblaient peser une tonne. Avec une curieuse indifférence, il vit le saurien avancer pas à pas tandis que sa tête oscillait lentement. Sa gueule s'ouvrit, découvrant plusieurs rangées de dents acérées, livrant passage à une langue, longue, très longue, et bifide.

Marc eut un geste désespéré, mobilisa ce qui lui restait de volonté, concentra sa pensée sur Elsa ; Elsa, la femme qu'il avait aimée! L'amour avec Elsa! Elsa avec Humber ! Cette dernière vision distilla la colère, envahit son esprit. Soudain, ses paupières lui parurent moins lourdes. La tête du monstre n'était plus qu'à cinq mètres de Duck qui restait totalement immobile, un sourire béat aux lèvres.

La main de Marc vola vers sa ceinture, arracha le pistolaser de sa gaine. Il commit l'erreur de relâcher un instant son barrage mental. Aussitôt, ses yeux se fermèrent. Il faillit abandonner tellement l'envie de dormir était intense, Humber faisant l'amour à Elsa  ! Cauchemar! Accès de rage! Ses yeux s'ouvrirent. La terrible gueule était toute proche de Duck. Le pistolaser se leva, se pointa. Un énorme effort pour que l'index appuyât sur la détente.

Le rayon lumineux fusa, atteignant l'animal entre les deux yeux. Brusquement, la pression psychique se relâcha. Marc perçut le hurlement de l'animal, qui avait reculé de quelques pas. Une longue queue garnie d'épines fouetta l'eau. Le jeune homme tira une seconde fois. Le trait de feu atteignit la grande carcasse sans paraître lui causer de gêne. Déjà, le reptile s'apprêtait à repartir à l'assaut, ses yeux rouges brillaient à nouveau, l'onde mentale renaissait.

-Je suis prêt!

La voix familière de Ray retentit aux oreilles de Marc.

-Mon récepteur psychique est débranché !

De l'index du robot jaillit un rayon laser qui brûla un oeil du psychosaure. Celui-ci amorça un demi-tour, soulevant une vague et couvrant de boue les Terriens.

Avec une hargne à la mesure du danger couru par son ami, Ray poursuivit méthodiquement son tir. Tête et cou furent touchés à plusieurs reprises. Marc, lui aussi, entretenait un feu nourri. Une partie de l'énorme tête se détacha, entraînant le jaillissement d'un liquide jaunâtre. C'était la fin. Avec lenteur, la bête glissa sur le côté. Plusieurs spasmes la secouèrent, éclaboussant encore les humains. Marc s'essuya le front.

-Bon Dieu! Quelle créature de cauchemar! J'espère que tu as mis la scène en boîte, ça fera une belle séquence pour les télévisions terriennes!

Afin d'augmenter ses revenus, le S.S.P.P. revendait certains des enregistrements de ses androïdes.

-Désolé, Marc. D'abord, nous ne travaillons pas pour le Service. Ensuite, j'étais paralysé. L'émission psychique avait agi avant que je puisse shunter mon récepteur.

Les autres membres du groupe commençaient à émerger de leur hypnose. Plusieurs jurons corsés traduisirent le réveil de Mac Donald. Il regarda la grande carcasse couchée sur le flanc et ricana:

-A l'occasion, fais-moi souvenir de t'offrir un verre de vrai scotch. Si je comprends bien, j'ai manqué servir d'amuse-gueule à cette bestiole.

Il prit dans ses bras Birgit qui oscillait dangereusement.

-Fascinant! s'extasia Redberg. Je ne pensais pas qu'un tel saurien pût encore exister. Les traités affirmaient la race éteinte.

-Vous ferez une communication à la Société d'Exobiologie, conclut Steeman. Beau travail, Marc !

Stone haussa les épaules.

-C'est Ray qu'il faut remercier.

-Il paraissait immobilisé, murmura son interlocuteur. Seul un bon télépathe...

Il s'interrompit avec un demi-sourire. Les autres étaient à présent tous éveillés. Seuls les deux « griz » dormaient toujours, couchés dans les pattes l'un de l'autre.

-Birgit, essayez de secouer vos amis. Il faut repartir tout de suite.

Suivant son habitude, Humber protesta avec mauvaise humeur. En quarante-huit heures, ses traits s'étaient creusés, et de gros cernes noirs bordaient maintenant ses paupières. L'écorce du play-boy sportif se fissurait rapidement.

-Ne pensez-vous donc jamais aux autres? grimaça-t-il. Après une telle émotion, nous avons mérité un peu de repos.

-Mieux vaut le prendre plus loin ! J'ignore si ce charmant animal n'a pas une compagne, un frère ou des neveux dans les parages. J'aimerais éviter de participer à leur repas de famille. Voyez, les « griz » se relèvent à peine, mais ils gémissent déjà comme s'ils sentaient encore un danger.

-Ne me dites pas que vous tenez compte des réactions de ces animaux, railla Humber.

-Je leur fais beaucoup plus confiance qu'aux citadins! Restez si vous voulez, moi j'y vais.

Il avait à peine fait trois pas que les « griz » le suivirent, poussant Birgit du museau pour l'obliger à avancer plus vite.

-Nos amis semblent t'approuver, constata Duck, hilare.

L'eau du lac parut soudain bouillonner. La carcasse du psychosaure attirait de nombreux crocodiles, qui commençaient leur repas. De plus, des « abaras » tournoyaient dans le ciel avec l'intention manifeste de participer au festin.

Même Humber se rangea à la suggestion de Marc et pressa le pas.

La fatigue se faisait durement sentir. Ils ne savaient plus depuis combien de temps ils marchaient, arrivaient à ce stade où l'imagination n'existe plus, le paysage s'efface. La volonté est concentrée sur l'exécution d'un geste simple, mettre un pied devant l'autre! Un pas, un autre pas, encore un pas. Burk Douglas soufflait bruyamment mais il persistait à soutenir Barbara, laquelle avançait comme une somnambule.

Les taches de rousseur de Birgit disparaissaient sous la boue. Seul le bras musclé de Duck l'empêchait de s'effondrer. Par instant, un juron suivi d'éclaboussures traduisait la chute d'un des membres du groupe.

Duck Humber craqua le premier. Il trébucha sur une souche et s'affala dans la boue, au bord d'une mare.

-Assez, assez ! hurla-t-il. Je ne ferai pas un pas de plus!

-Levez-vous, ordonna Marc. Nous serons aux camions dans moins d'une heure.

Puis, sortant son pistolaser, il le pointa vers Humber. Le visage de l'industriel se décomposa sous l'effet de la peur.

-Vous... vous n'oseriez pas... Ce serait un assassinat...

L'éclair rouge jaillit et frappa l'eau à moins d'un mètre de lui. Il poussa un cri de frayeur.

-Vous voulez me tuer! sanglota-t-il.

La voix de Barbara interrompit sèchement la crise de nerfs débutante.

-Regardez donc dans l'eau, sur votre droite!

Un poisson flottait, le ventre à l'air. Il avait une tête énorme, disproportionnée par rapport au reste du corps. Sa gueule encore ouverte laissait voir une double rangée de longues dents pointues.

-C'est un poisson carnivore. Sans Marc, vous auriez une jolie blessure. Au lieu de gémir, vous devriez le remercier.

L'autre secoua la tête, encore abasourdi. Avec peine, il se redressa. Marc s'était déjà remis en marche, lui évitant d'avoir à faire des excuses.

Le jour tombait, baignant les marécages d'une lumière glauque irréelle. La petite troupe harassée atteignit enfin les véhicules. Marc consulta sa montre et lança:

-Nous allons nous offrir un bon dîner, et nous aviserons ensuite.

Birgit voulut grimper dans un des engins. Elle commençait à s'y hisser lorsque Penny la bouscula, la faisant retomber sur le sol. La jeune fille allait protester quand elle vit le « griz » lancer une patte en avant. Au bout de ses griffes se tordit alors un long serpent, mince, à la tête triangulaire.

Penny contempla un instant le reptile qui se convulsait puis, d'un geste vif, le lança dans la mare voisine.

-Une vipère des marais! souffla Birgit. Tu m'as sauvé la vie, Penny.

D'un geste spontané, elle embrassa le mufle de l'ours, qui poussa des gémissements ravis.

-Ray, inspecte les camions pour t'assurer qu'il ne traîne pas d'autres bestioles.

L'androïde obtempéra, avant d'ouvrir plusieurs boîtes de rations. Il hésita en passant devant les « griz ». Puis devant leur mine affamée, il leur distribua également de la nourriture, ce qui déclencha une série de cris joyeux.

Les Terriens mangèrent en silence. Après avoir achevé sa part, Marc lança à Duck:

-Te sens-tu en forme?

Mac Donald secoua sa grande carcasse puis fit craquer ses articulations.

-Naturellement, dit-il d'un ton lugubre. Une charmante promenade apéritive dans un cadre idyllique, une petite sieste au bord d'un lac, l'agence « Hunter Service » ne recule devant rien pour le confort de son personnel!

-C'est bien ce que je pensais, sourit Marc.

Nous roulerons donc de nuit. Ray conduira le premier véhicule tandis que nous nous relaierons au volant de l'autre. J'ai hâte d'atteindre Armstrong-ville !

-Je m'étonnais aussi de cette sollicitude soudaine à mon égard, soupira Duck.

CHAPITRE XV

À l'aube, ils roulaient toujours. Duck dormait, serre contre Birgit. Sur le plancher, les deux « griz » somnolaient également. Une discussion avait éclaté entre Humber et la jeune fille à leur sujet. L'homme ne voulait pas voyager avec eux, et Birgit avait affirmé qu'il était impossible de les abandonner en pleine zone hostile, où ne poussait aucun des marronniers assurant leur subsistance. Finalement, Marc avait tranché: les animaux voyageaient dans le second camion tandis que les clients avaient pris place dans le premier.

Marc étouffa un bâillement. Il avait conduit la plus grande partie de la nuit car Duck, épuisé, ne l'avait relayé que pendant deux heures.

-Courage! Dans deux heures, nous serons arrivés.

La pensée de Ray était pleine de sollicitude.

-Veux-tu que nous nous arrêtions pour déjeuner?

-Je préfère continuer!

-Tu auras droit à une double ration de vitamines. Je n'aime pas te voir puiser dans tes réserves.

-Entendu! Tu es une mère pour moi.

Après un long moment, Duck émit divers grognements puis se redressa lentement. Se frottant les yeux avec énergie, il maugréa:

-La nature est injuste! Les hommes ne sont pas égaux.

-Ne crois-tu pas qu'il est un peu tôt pour philosopher?

Mac Donald poursuivit son idée.

-Comment résistes-tu aussi longtemps à la fatigue? J'ai la sensation de pouvoir encore dormir un jour entier.

-Moi, je mène une vie saine et ne me roule pas dans la débauche.

Duck lança un regard inquiet sur Birgit. Rassuré par son sommeil, il rétorqua à mi-voix :

-Ne me fais pas rire ! Tu caches seulement mieux ton jeu !

Il puisa une ration dans une caisse posée derrière lui.

-J'ai besoin de reconstituer mes forces. Veux-tu...

Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Ray avait freiné et rangé son camion sur le bas-côté de la route. Marc arriva à sa hauteur.

Assez loin, en contrebas, apparaissaient les premières maisons d'Armstrong-ville. Une meute de « griz » attaquait, et les défenseurs ne semblaient guère nombreux.

-Vous n'allez pas nous faire replonger dans cet enfer! geignit Humber.

Marc réfléchit rapidement.

-Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Ray, active tes antigrav. En survolant les bêtes, tu repéreras le robot qui les dirige. Dès que tu l'auras détruit, reviens ici.

L'androïde décolla aussitôt. Une fois de plus, Marc remercia intérieurement les ingénieurs qui avaient mis au point une mécanique aussi perfectionnée. Steeman lui murmura à l'oreille:

-Nous pourrions augmenter la puissance pour une dépense moindre d'énergie! J'ai déjà étudié le problème.

Ray inspecta le groupe des « griz », tous ses détecteurs en éveil. Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour localiser l'automate, qui se tenait très en arrière. Comme si elle percevait un danger, la machine esquissa un mouvement de retraite.

-Attention à nos deux « griz », prévint Duck. Si l'autre les prend sous son contrôle, ils peuvent devenir féroces.

-Le danger s'écarte, répondit Marc. Regarde !

Ray plongeait vers un des animaux, actionnant son laser digital. La forme bleutée bascula puis, emportée par son clan, roula sur le sol.

-Pour un simple robot domestique il se débrouille plutôt bien, ironisa Paul.

-Mieux encore que vous ne le pensez, renvoya Marc. Sans lui, il y a longtemps que je serais mort !

Privés d'ordres psychiques, les nombreux « griz » s'étaient immobilisés. Maintenant, ils se dispersaient, regagnant la forêt à la recherche de nourriture. Marc se tourna vers Birgit.

-Vous devriez conseiller à vos amis d'agir de même. Je vous vois mal arriver avec eux à Armstrong-ville. Les habitants doivent être particulièrement nerveux, et ils risquent de les abattre avant toute explication.

-Vous avez raison, même si cela m'attriste.

Elle désigna du doigt un bouquet de marronniers. Les « griz » comprirent car ils sautèrent du camion. Tandis que la femelle se hâtait, Penny s'arrêta plusieurs fois, tournant la tête vers Birgit.

-Va! Va! encouragea la jeune fille, dont les yeux s'embuaient de larmes.

Après une dernière hésitation, le plantigrade suivit sa compagne. Ray avait déjà regagné sa place, et le convoi repartit. Il ne lui fallut guère de temps pour atteindre les premières maisons. Là, il fut arrêté par un barrage d'hommes en armes. Un grand gaillard brun, les joues mangées par une barbe naissante, interpella Marc:

-Comment avez-vous réussi à passer? Les « griz » sont nombreux, et ils nous attaquent depuis deux jours.

Marc répondit avant que ses compagnons puissent intervenir:

-Nous les avons vus se séparer et retourner dans la foret. Je ne pense pas qu'ils reviennent avant plusieurs jours.

L'homme s'essuya le front d'un revers de bras.

-Puissiez-vous dire vrai !

Avisant leurs vêtements couverts de boue et de poussière, il ajouta:

-D'où sortez-vous?

-Nous revenons d'une promenade très pittoresque. Nous souhaitons voir le gouverneur le plus vite possible.

-Il est au palais. Le conseil tient une réunion exceptionnelle, et je doute qu'il ait le temps de vous recevoir.

Marc prit rapidement sa décision.

-Conduis le groupe à l'hôtel, Duck. Birgit et moi filons directement chez le gouverneur.

Devant le regard navré de son ami, il poursuivit:

-Je sais que ma tenue n'est pas très correcte, mais Sanders appréciera plus mon ramage que mon plumage! Ray restera en contact avec moi.

Une foule importante stationnait devant le palais. Aussi Birgit contourna-t-elle le bâtiment pour y pénétrer par une porte qui n'était même pas gardée! Le conseil siégeait dans une petite salle, mais les délibérations étaient retransmises sur un écran tridimensionnel devant lequel s'agglutinaient de très nombreux spectateurs.

Un homme solidement charpenté, massif, le visage rond, les joues écarlates, discourait avec hargne.

-Je le répète, Sanders, la situation est catastrophique. Les « griz » nous encerclent et depuis hier, nous assaillent sans répit.

-J'ai constitué une équipe de volontaires qui combat à l'extérieur, rétorqua le gouverneur. Je constate, Murdok, que vous et vos amis ne les avez pas rejoints.

-Vous ne faites que parer au plus pressé alors que la situation doit être examinée en profondeur. Depuis des mois nous réclamons en vain de la Terre l'envoi de secours.

-Le traité terro-dénébien interdit...

-Balivernes! coupa grossièrement Murdok. C'est une excuse pratique pour le gouvernement de l'Union Terrienne. Les Dénébiens sont ouverts à toutes les discussions, et si la Terre l'avait sollicitée, une autorisation aurait été accordée. Mais, il nous faut reconnaître qu'elle se désintéresse de nous et ne veut pas engager de frais. Voilà la vraie raison!

-Que proposeriez-vous?

-Il n'existe qu'une solution, et vous le savez ! Nous devons rompre nos relations avec l'Union Terrienne et demander notre rattachement à l'Empire Dénébien. C'est la condition indispensable pour qu'il vienne à notre secours. Pensez à tous nos amis qui meurent en ce moment ! J'exige un vote immédiat! Toute minute perdue aggrave nos pertes.

Il était évident que Murdok disposait d'une majorité. Marc glissa à Birgit:

-Faites porter à votre oncle un message pour lui annoncer que les « griz » se sont repliés. La nouvelle ne lui est visiblement pas encore parvenue.

Birgit griffonna rapidement un billet qu'elle tendit à un huissier. L'homme hésita, mais le ton impérieux de la jeune fille finit par le convaincre.

Sur l'écran, Murdok poursuivait son plaidoyer.

-Je vous l'affirme, seuls les Dénébiens auront le courage d'assurer notre sécurité. Eux sont de véritables guerriers ! La propagande terrienne nous présente l'Empire comme une dictature ; cela signifie simplement que les Dénébiens préfèrent l'ordre à l'anarchie, la discipline à la démagogie. N'est-ce pas aussi à votre goût?

Anders, qui venait de lire le mot de Birgit, intervint:

-Je viens d'apprendre que les « griz » ont cessé leur attaque et se sont dispersés dans la foret. Nous disposons donc d'un répit. Je propose de suspendre la séance, le temps de recueillir des renseignements supplémentaires.

Murdok voulut s'y opposer, mais les conseillers approuvèrent majoritairement. Deux minutes plus tard, le président serrait sa nièce dans ses bras.

-Tu es revenue  ! Je m'inquiétais tellement à ton sujet! Venez dans mon bureau.

Interrompant Birgit, laquelle se perdait dans une foule de détails, Marc fit un résumé de leurs découvertes. Une ride soucieuse barra bientôt le front d'Anders.

-La base dénébienne est entièrement détruite mais il reste des robots. Rien ne sert de tuer les « griz » si on n'élimine pas ceux qui les excitent, conclut Marc. Un hélijet équipé d'un détecteur devrait faciliter la besogne.

Le gouverneur hocha la tête et un discret sourire naquit sur ses lèvres.

-Vous êtes un organisateur de voyages particulièrement efficace, monsieur Stone. Je vous félicite et vous remercie.

-Malheureusement, depuis la rupture des liaisons avec leur base, les Dénébiens connaissent leur échec. On peut donc s'attendre à une réaction brutale de leur part.

Il terminait juste sa phrase quand des cris éclatèrent dans le couloir. Soudain, la porte s'ouvrit avec violence, livrant passage à Murdok et à une dizaine d'hommes en armes. Le gouverneur voulut se redresser ; il fut violemment repoussé dans son fauteuil.

-Que signifie...

-Vous êtes destitué, cria Murdok. Avec un groupe de citoyens responsables, nous avons décidé d'assumer le pouvoir. Suivez-nous!

Se tournant vers Marc, il ajouta:

-Vous également! En tant qu'agent secret terrien, nous vous jugerons plus tard.

-Je ne suis qu'agent de tourisme et non secret, rétorqua Marc. Pourquoi devrais-je être jugé ?

-Vous avez tenté de vous opposer...

-À l'action des « griz » provoquée par vos amis dénébiens.

Murdok rougit violemment.

-Nous verrons si vous serez toujours aussi fier devant un peloton d'exécution!

Se tournant vers ses comparses, il ordonna:

-Enfermez-les dans la cave. Qu'ils soient surveillés en permanence.

Marc fut délesté de son pistolaser et propulsé en avant par de vigoureuses bourrades tandis que le gouverneur criait:

-Je proteste ! Seul le conseil peut me révoquer !

Une pièce sans fenêtre, encombrée d'objets hétéroclites et poussiéreux, accueillit les prisonniers.

À l'instant où le lourd battant se refermait, Marc lança:

-Prenez garde, les Dénébiens sont loin et les « griz » encore dangereux.

Murdok esquissa un sourire:

-Dans les deux heures qui suivront notre demande de rattachement à l'Empire, les bêtes ne seront plus à craindre!

-Erreur! Un regrettable accident a détruit certaine caverne.

Le visage de Murdok se décolora, et il lança un regard inquiet à ceux qui l'accompagnaient. Fuis il claqua la porte d'un geste rageur.

-il serait catastrophique que Murdok lance un appel aux Dénébiens, soupira Marc. Où se trouve votre émetteur hyperspatial?

-Dans le palais, répondit Anders. Je n'avais pas imaginé que Murdok se laisserait entraîner à la rébellion, mais cette idée de message à Déneb flottait dans les esprits. Aussi ai-je pris la précaution de déconnecter notre appareil. Seul un technicien pourra trouver l'origine de la panne.

-Cela nous laisse au moins quelques heures de répit, nota Marc.

C'est alors qu'il perçut un appel de Ray, chargé d'angoisse; l'émission psychique était faible.

-Marc, nous étions à l'auberge... Un groupe d'hommes armés... Je me suis laissé surprendre... Un rayon laser... Plus d'énergie... Adieu... J'aimais bien être...

L'onde s'éteignit, laissant Marc anéanti. Birgit le secoua énergiquement.

-Que vous arrive-t-il? Vous êtes livide !

Il se redressa. La douleur s'estompait, faisant place à la colère ; une rage démente ! Voir Ray... immédiatement... Peut-être pourrait-il lui porter secours...

Il examina un instant le battant de bois, qui paraissait fort épais, puis s'élança le pied en avant selon la meilleure technique de karaté. Le coup porté avec une violence extraordinaire fendit une planche.

Marc tomba à terre. Sous les yeux stupéfaits du gouverneur et de sa nièce, il se releva et reprit son élan. Le second choc, aussi dément que le précédent, disloqua sa cible. Une des deux sentinelles, intriguée par le bruit, s'était approchée. Elle reçut la porte en pleine figure, ce qui la jeta au sol.

Lâchant son arme, l'homme porta les mains à son nez. En voyant le sang qui jaillissait, il se mit à couiner lamentablement.

Le deuxième garde pointa son fusil sur Marc. Par bonheur pour le terrien, ce n'était pas un professionnel du combat mais un simple colon dépassé par les événements. Il n'appuya pas sur la détente, se contentant de hurler:

-Ne bougez pas ou je tire!

La colère qui avait envahi l'esprit de Marc lui ôtait toute lucidité, empêchait tout raisonnement. Il se ramassa comme un fauve, une détente de tous ses muscles le propulsa en avant. Son bras gauche détourna le canon menaçant et le rayon laser ne frappa que le mur. Il donna alors un coup de tête dans le ventre de l'autre, le faisant tomber à la renverse. Son adversaire n'eut pas le temps de crier ou de se redresser. Il aperçut une main aux doigts raidis qui s'abaissait sur sa tête ; un choc violent au front, il perdit connaissance.

Marc ramassa son arme et partit au pas de course, sans se soucier de ses victimes ni du gouverneur. Il escalada une volée de marches, déboucha dans un large couloir. Là, il hésita un instant, ce qui donna à Birgit le temps d'arriver à sa hauteur. Hors d'haleine, elle souffla:

-Où voulez-vous aller?

-À l'hôtel! Nos amis sont en danger!

-Par ici ! Nous allons tenter de gagner la porte de derrière. Le camion doit toujours stationner dans la rue.

-Non!

L'oncle de la jeune fille, le visage violacé, les rejoignait.

-Non, notre devoir est de prévenir la Terre. L'Union doit apprendre la traîtrise des Dénébiens, l'installation d'une base secrète sur notre planète et le coup de force de Murdok. Ainsi, elle disposera des éléments nécessaires pour répondre à l'Empire. Si Murdok parvient le premier à lancer un appel, le gouvernement terrien sera juridiquement impuissant.

Voyant Marc hésiter, il ajouta d'une voix pressante :

-Je vous en supplie! L'existence de mon peuple en dépend !

Marc souffla bruyamment comme un boxeur sonné. Anders disait vrai ! En courant vers l'hôtel, il jouait avec la vie des colons. De toute manière, privés d'énergie, les cristaux mémoriels de Ray devaient déjà être effacés. Disparus, envolés, les souvenirs communs, tout ce qui faisait leur amicale complicité ! La carcasse de Ray n'était plus qu'une mécanique sans âme. Les yeux humides, Marc grogna: -Où se trouve la salle des télécommunications?

CHAPITRE XVI

-C'est la porte suivante, chuchota Birgit.

Ils avaient eu la chance de traverser tout un étage sans rencontrer d'opposition. Marc posa l'oreille sur le battant. Aucun bruit n'était perceptible. Après s'être assuré que la jeune fille et son oncle le suivaient, il pénétra dans la pièce.

-Lâchez votre arme ! Les mains en l'air !

L'ordre avait claqué sèchement. Murdok et quatre gardes se tenaient dans la salle. Marc s'immobilisa, pointant son laser vers le gouverneur félon. Un mauvais sourire étira les lèvres de ce dernier.

-En apprenant votre évasion, je savais que vous viendriez ici. Allons, laissez tomber votre fusil ou j'ordonne de vous abattre sur-le-champ!

La colère tourbillonnait toujours dans les neurones de Marc. Il avait perdu sur tous les tableaux. Ray était détruit, Elsa promise à un autre, et la Terre ne serait pas informée des menées dénébiennes ! Un splendide échec, un gâchis grandiose !

Murdok, s'impatientant, renouvela sa menace d'ouvrir le feu. Marc le regarda fixement et rétorqua d'une voix assourdie:

-Ne vous gênez pas, je sais que j'aurai le temps de vous tuer!

Tout à la satisfaction de son triomphe, Murdok n'avait pas pris garde au fait qu'il était dans la ligne de mire de son adversaire. Son visage se crispa et il esquissa un pas de côté.

-Si vous bougez, prévint Marc, je tire le premier.

-Mes hommes vous tueront comme un chien.

-Je le sais, mais en mourant j'aurai au moins la satisfaction d'avoir accompli oeuvre utile en délivrant cette planète de votre présence malfaisante ! Voyons lequel de nous deux tient le plus à la vie ?

La situation, quoique figée, ne pouvait s'éterniser. Malgré l'avertissement de Marc, Murdok glissait insensiblement vers la droite, dans l'intention manifeste de se mettre à l'abri derrière un de ses hommes. Le Terrien, lui, reculait très lentement, espérant que Birgit parviendrait à franchir la porte. Dans l'espoir de fléchir son adversaire, Murdok reprit :

-Si vous vous rendez, je vous donne ma parole qu'il ne vous sera fait aucun mal. Dans quelques jours, vous pourrez repartir à bord de votre astronef avec ceux qui voudront vous suivre.

-Dans le genre démon tentateur, vous n'êtes pas très convaincant, se moqua Marc. Nous savons tous les deux que vous ne pouvez laisser vivants des témoins aussi gênants!

-C'est faux ! clama Murdok, tentant de donner à sa voix des accents de sincérité.

De discrets bruits de bottes leur parvinrent du couloir. Marc comprit qu'il allait être pris entre deux feux. Il lui fallait agir sans plus tarder.

-C'est pour une simple question d'orgueil que vous condamnez à mort vos amis ! poursuivit Murdok.

-Une mort rapide est préférable à l'esclavage auquel les condamnerait l'arrivée des Dénébiens. Ce ne sont pas des maîtres faciles lorsqu'ils procèdent à l'occupation d'une planète, ceux qui vous ont aidé l'apprendront à leurs dépens. Seulement il sera trop tard! La Terre ne déclenchera pas un conflit pour libérer quelques milliers d'imbéciles ayant décidé de leur sort!

Un des gardes parut émerger de son apathie.

-Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Murdok? Les Dénébiens devaient nous envoyer du matériel, pas s'installer sur Terrania XXVII.

-Je constate, ironisa Marc, que vous avez omis de signaler à vos coéquipiers l'existence d'une base secrète dénébienne sur ce monde.

-Il ment ! hurla Murdok. Il ment pour sauver sa peau !

-Voulez-vous que je les conduise à cette caverne, juste au nord du marais?

Perdant son sang froid, le traître glapit d'une voix aiguë, chevrotante:

-Tirez! Tirez, c'est un ordre!

Voyant que ses compagnons hésitaient, il saisit le pistolaser suspendu à sa ceinture.

Marc hésita une précieuse seconde. Soudain, deux bras puissants l'enserrèrent, le firent pivoter. Il eut la vision d'une robuste silhouette qui prenait sa place, et le rayon meurtrier qui lui était destiné provoqua un grésillement au contact d'un champ de force. L'arrivant leva la main et Murdok s'écroula, un point noir au milieu du front. Ses comparses s'empressèrent de laisser tomber leurs armes et agitèrent les bras.

-Monsieur Anders... gouverneur... nous nous rendons! s'écria celui qui avait interpellé Murdok. Je vous jure que nous ignorions...

Marc n'écoutait plus. Ses yeux étaient fixés sur la solide créature... Ray... C'était impossible... Mac Donald, Douglas et Steeman, fusil au poing, l'encadrèrent bientôt.

-Je crois que nous sommes arrivés juste à temps! remarqua Douglas. Monsieur le Gouverneur, maintenant que la tête du complot est éliminée, je pense que vous pouvez reprendre la situation en main. Nous n'avons guère rencontré de résistance pour arriver jusqu'ici. L'androïde, qui était très presse, a juste bousculé quelques gardes.

-Ils doivent avoir une sacrée migraine, s'esclaffa Duck, car Ray n'était pas d'excellente humeur.

Anders, remis de sa surprise, hocha la tête puis se tourna vers les quatre colons restés immobiles.

-Annoncez la mort de Murdok et la fin de sa rébellion. Réunion du conseil dans une demi-heure.

Il se dirigea vers l'émetteur subspatial et entama un certain nombre de réglages. Devant le regard interrogatif de Marc, il précisa :

-En quelques minutes, j'aurai réparé la panne. Je veux adresser un message au Président. Je tiens d'ailleurs à ce que vous soyez à mon côté pour confirmer mes dires. Le monde doit savoir que nous avons été victimes d'une agression dénébienne.

Marc, les sourcils froncés par la réflexion, prit une décision rapide:

-Monsieur le Gouverneur, pouvez-vous m'accorder un entretien particulier?

Étonné, Anders acquiesça machinalement pendant que, d'un geste impérieux, son interlocuteur ordonnait à ses amis de sortir.

-Pourquoi tant de mystères?

-Monsieur le Gouverneur, dans quelques heures, vous aurez rétabli le calme à Armstrong- ville. Au besoin, mes amis vous aideront. Nous connaissons la manière d'éliminer les « griz » dangereux. Cela prendra au plus quelques semaines. Si vous appelez le Président, les Dénébiens capteront votre message, vous les informerez de l'échec de leur tentative alors que pour l'instant, ils ne peuvent qu'échafauder des hypothèses. Une certitude immédiate risque de les entraîner à une réaction d'autant plus brutale qu'ils ne voudront pas perdre la face si l'Univers est au courant de leur première bévue.

-Nous ne pouvons laisser le Président dans l'ignorance...

-Je me charge de l'avertir, mais par un moyen détourné. Il prendra alors la décision qu'il voudra. Je ne vous demande que d'attendre quelques heures.

Anders resta un long moment indécis. Les rides de son visage s'étaient creusées. Par deux fois, il ouvrit la bouche, sans qu'aucun son en sortît. Enfin, son regard s'éclaira.

-Il se pourrait que vous ayez raison... Si tous les agents de tourisme possèdent vos qualités, je crois qu'il faudra que nous ouvrions rapidement une école spécialisée. Je vous laisse vingt-quatre heures. Tenez-moi au courant des réactions officielles.

Dans le corridor, ils virent arriver un officier qui courait à perdre haleine.

-Le conseil est réuni et vous attend, monsieur le Gouverneur. Toute la garnison s'est placée sous mes ordres. Il en est de même des groupes qui sillonnaient la ville.

CHAPITRE XVII

La nuit était tombée lorsque les Terriens sortirent du palais. Birgit était restée auprès de son oncle. Tout en grimpant dans le camion, Duck soupira.

-J'espère que nous aurons au moins une soirée paisible !

Marc frotta ses yeux rougis par la fatigue.

-Je n'ai pas terminé ! Je vous dépose à l'hôtel et je file à l'astroport. Je voudrais avoir une communication avec notre chère Peggy.

Tandis que le véhicule démarrait, il s'exclama :

-Bon Dieu, Ray, tu m'as causé une sainte frousse! Je t'ai cru détruit!

-Il s'en est fallu de peu. Nous étions au bar de l'hôtel lorsqu'un groupe de colons armés est entré. L'un d'eux a aussitôt ouvert le feu sur moi avant que je puisse brancher mon écran. C'est à ce moment que je t'ai contacté. Ensuite, je n'ai plus rien enregistré.

Steeman intervint avec un sourire. Son visage encore juvénile trahissait son épuisement, mais ses yeux étaient rieurs.

-Les gardes nous ont annoncé que nous étions prisonniers et que le nouveau gouverneur nous interrogerait dès qu'il en aurait le temps. Ils ont cependant commis une erreur: ils sont repartis après avoir cadenassé portes et fenêtres, en ne laissant que deux sentinelles à l'extérieur. Je me suis alors occupé de Ray.

Prenant un air modeste, il poursuivit:

-Je possède quelques connaissances en cybernétique. Le rayon laser avait sectionné le câble d'alimentation juste à la sortie du générateur et causé d'autres dégâts mineurs. En empruntant quelques instruments à Redberg, il ne m'a pas été bien difficile de rétablir la connexion, ce qui a permis à Ray de retrouver son autonomie. La coupure d'énergie avait été trop brève pour endommager ses cristaux mémoriels.

-Pourquoi ne pas m'en avoir averti, Ray?

-Mon émetteur psychique était en panne, même si je percevais tes pensées. Cela m'a fort inquiété et j'ai décidé de te rejoindre.

Steeman reprit son récit avec la simplicité d'un chroniqueur.

-Dès qu'il a été réactivé, Ray a été pris d'une frénésie intense qui m'a fait craindre un certain dérèglement. En réalité, c'était dû à la curieuse affection qu'il vous porte.

Son regard devint rêveur quand il ajouta:

-Il faudra que je m'intéresse à ce phénomène. Ce n'est pas la première fois que je constate cette forme d'attachement de certains androïdes à des humains.

Burk Douglas prit alors la parole.

-Dès qu'il s'est relevé, votre robot a découpé la porte au laser. La sentinelle n'a pas vu venir le coup qui l'a assommée. Ray n'a pas prononcé un mot, mais il paraissait très déterminé. Aussi Steeman, Mac Donald et moi avons-nous décidé de le suivre, pendant que Humber protestait comme à son habitude. L'entrée principale du palais était gardée par deux hommes, que Ray a écartés avec vigueur. Ensuite, nous avons couru derrière lui, car il paraissait savoir comment vous rejoindre. Trois portes enfoncées témoignent encore de sa précipitation.

Marc serra longuement la main de Steeman, les yeux humides.

-Merci, murmura-t-il. Vous avez sauvé Ray.

L'arrivée devant l'hôtel mit fin à la scène.

-Duck, annonce à nos clients que l'agence « Hunter Service » leur offre une journée de repos à ses frais. Nous verrons la suite du programme demain soir.

-Tu ne couches pas ici? s'enquit Duck.

Avec un sourire ironique, Marc rétorqua:

-J'ai besoin de contacter nos bureaux. J'attendrai la réponse sur le Neptune.

Mac Donald hésita. Tandis que ses joues s'empourpraient, il balbutia :

-Si je ne puis t'être d'aucunes utilité, je vais retrouver Birgit. Les émotions de la journée l'ont beaucoup perturbée et je préfère ne pas la laisser seule.

Dans un grand éclat de rire, Marc lança:

-O.K. ! Mais souviens-toi: je n'ai toujours pas de grand uniforme!

Un quart d'heure plus tard, il parvenait à l'astroport. Alors qu'il approchait du vaisseau, Ray dit:

-Un instant! Je dois arrêter le système de défense automatique. Je suis toujours méfiant, en mission.

Dès qu'il fut à bord du Neptune, Marc gagna le poste de pilotage. Il s'installa devant la vidéo-radio et bascula les contacteurs. L'ordinateur l'informa qu'il était deux heures du matin à New York. Après plusieurs tâtonnements, le jeune homme finit par accrocher un récepteur terrien qui le brancha sur son bureau. Peggy répondit aussitôt, preuve qu'elle devait dormir près de l'appareil.

-Capitaine Stone! Je suis heureuse d'avoir enfin de vos nouvelles. Nous étions très inquiets. J'espère que rien de grave ne vous est arrivé ? Vous avez une mine épouvantable!

Il était exact que l'aspect de Marc n'avait rien d'engageant. Depuis son évasion de la caverne des dénébiens, il n'avait pu approcher d'un bloc sanitaire. Ses joues étaient couvertes d'une barbe de plusieurs jours et encore maculées de plaques de bouc.

-Tout va bien, Peggy. Ray va transmettre un rapport en accéléré. Vous porterez en personne l'enregistrement au général, sans perdre un instant.

Devant le discret coup d'oeil que Peggy lançait à sa montre, il précisa:

-Il a l'habitude de recevoir mes rapports la nuit. Cela ne l'étonnera donc pas.

Un malheureux hasard avait en effet voulu que Marc réveille à plusieurs reprises son supérieur par ses demandes urgentes. On racontait même dans le service qu'à chacune de ses missions, des paris étaient engagés sur l'heure de son premier appel.

-La chose est d'importance, Peggy. Vous verrez que lorsqu'il aura pris connaissance du contenu du message, il n'aura plus aucune envie de se rendormir et qu'il tirera à son tour du lit nombre de personnalités.

-Je vous crois, capitaine. Je suis prête pour l'enregistrement.

-Merci. Dites à Khov que j'attends sa réponse sur le Neptune.

Marc céda la place à Ray et gagna la cabine- salon, où il se versa une généreuse ration de scotch ; sa marque préférée, celle qu'Elsa achetait toujours pour lui...

Il se secoua pour ne pas se laisser emporter par la vague de tristesse qui le submergeait. Ray arriva presque aussitôt.

-Je crois qu'un séjour prolongé au bloc sanitaire serait souhaitable, remarqua-t-il. Pendant ce temps, je tenterai d'améliorer les insipides repas du distributeur. Ensuite, quelques heures de repos ne te seraient pas inutiles.

Marc approuva ce programme. Il acheva son verre, mais il n'arrivait pas à se détendre. Soudain, il étouffa un juron.

-Ray, nous sommes des imbéciles! Contacte immédiatement Duck ! Avec un peu de chance, il se trouve encore à l'hôtel.

Cinq minutes plus tard, le visage de Mac Donald s'imprimait sur l'écran. Il était passé par le bloc sanitaire et avait enfilé une tenue propre.

-J'allais sortir, bafouilla-t-il. Birgit m'a appelé...

-Écoute bien! Je crains que nous ne commettions une erreur. Mets-toi à la place des Dénébiens: depuis plus de vingt-quatre heures, les communications sont rompues avec leur base, ils ignorent la situation au palais gouvernemental et ne reçoivent pas l'appel à l'aide qu'ils attendaient. Que ferais-tu?

-J'enverrais un observateur sur place !

-Ou des renforts ! À tout moment, un astronef peut arriver dans ce système et je ne tiens pas à me faire piéger. Je décolle immédiatement, et je camoufle le Neptune dans l'ombre de la « lune ».

-Combien de temps resteras-tu absent?

-Au moins jusqu'à ce que je reçoive les instructions de Neuman. Occupe-toi de nos touristes jusqu'à nouvel ordre. Au fait, comment vont-ils?

-Ils sont sages. Ils n'ont pas encore récupéré leurs forces après les émotions des deux derniers jours et dorment tous, à l'exception de Mrs. Nelson qui semble avoir monopolisé Douglas. Aux dernières nouvelles, ils étaient encore au bar. Que devrai-je leur dire s'ils s'étonnent de ton absence ?

-Nous faisons un vol d'essai avec le Neptune en prévision de notre retour. Bonne nuit!

CHAPITRE XVIII

Le bruit strident de la sonnerie d'alarme tira Marc du sommeil. Titubant de fatigue, il enfila sa combinaison et ses bottes, puis gagna au pas de course le poste de pilotage. Là, il s'affala sur le siège du copilote. Ray avait branché les différents écrans de visibilité extérieure.

-Un astronef vient d'émerger du subespace et se dirige vers Terrania XXVII. Il a toutes les caractéristiques d'un aviso dénébien. Il ne nous a pas encore repérés car nous sommes protégés par la masse de la lune.

-Débranche les radars et ne conserve que le télescope optique. Ce vaisseau dispose certainement de détecteurs d'ondes radar.

L'appareil progressait à grande vitesse ; en quelques minutes, il se satellisa sur une orbite géostationnaire.

-Il émet à destination de la planète, je vais essayer de capter son message.

Deux secondes plus tard, l'écran s'éclaira.

L'image n'était pas d'excellente qualité, l'antenne émettrice étant dirigée vers Terrania. L'homme qui parlait avait la morphologie d'un Dénébien.

-Je suis le capitaine Mordao  ! Dans dix minutes, votre ville sera bombardée si vous n'obéissez pas à mes ordres.

Ray pianota avec dextérité sur le clavier de l'ordinateur.

-Fiché par la Sécurité Galactique comme pirate d'apparition récente, s'est fait remarquer par la capture de plusieurs cargonefs, tous terriens. Condamné à mort par l'ordinateur judiciaire !

Pendant ce temps, le bandit poursuivait:

-Où est l'astronef qui stationnait sur votre astroport ?

-Il est parti hier sans donner d'explication, répondit le gouverneur, dont la voix exprimait une vive inquiétude.

Le brigand était fort bien renseigné.

-J'exige, reprit-il, que vous me donniez des vivres et tout le matériel qui vous a été apporté récemment ; je veux que mes soutes soient pleines. En outre, vous me livrerez les chasseurs qui sont venus ici. Ils sont riches et paieront rançon pour recouvrer leur liberté !

-Impossible ! Nous ne pouvons ainsi disposer de la liberté d'étrangers à notre planète.

L'ignoble individu émit un bref ricanement.

-Vous le ferez pourtant ! Vous me les amènerez, ou la moitié d'Armstrong-ville sera rasée! Attention, il ne vous reste plus que six minutes.

Ray désigna une lumière clignotante.

-Le gouverneur appelle sur la fréquence de la Sécurité Galactique.

-Il réclame certainement de l'aide, observa Marc, mais c'est imprudent.

Effectivement, le capitaine Mordao éclata d'un rire sonore.

-Inutile de crier au secours! La Sécurité Galactique ne peut intervenir dans ce système sans enfreindre le traité terro-dénébien. Vous ne disposez plus que de quatre minutes, et je viens d'armer un missile!

-Un instant, nous pourrions discuter, plaida Anders.

-Trois minutes!

-C'est bien ! Nous capitulons. Je vais faire appréhender les Terriens.

-Vous avez pris la seule décision raisonnable. Conduisez-les sur l'astroport, j'enverrai un module de liaison les chercher. Auparavant, il effectuera une inspection des alentours. Je veux m'assurer que vous ne dissimulez pas de piège!

Marc hocha la tête.

-Voilà un moyen ingénieux de chercher à se renseigner sur le sort de leur base ! Je crois qu'il est temps d'intervenir. Mets en route les propulseurs. Dès que nous aurons émergé de l'ombre lunaire, lance trois torpilles plus une, selon ta nouvelle technique.

L'accélération brutale cloua le jeune homme à son siège. Il entendit parfaitement les sifflements caractéristiques du départ des engins. Surpris par l'attaque d'un appareil qu'il n'avait pas décelé, le pirate réagit néanmoins avec promptitude et sang- froid. Avant de brancher son champ protecteur, il prit le temps de répondre par l'envoi de quatre missiles.

-Ce type n'est pas un amateur mais un professionnel chevronné, grogna Marc.

-Que faisons-nous? demanda Ray. L'impact de ces bombes risque d'épuiser notre générateur.

-Lance un cisée puis vire de trente-cinq degrés.

Le cisée était un leurre sophistiqué donnant une image thermique, volumique et magnétique très exacte du Neptune.

Le changement brutal de direction arracha un gémissement à Marc, qui crut que ses yeux jaillissaient de leurs orbites. Lorsqu'il retrouva une vision nette, il constata que les torpilles adverses poursuivaient leur route sans dévier. Ne trouvant pas d'objectif, elles suivraient leur trajectoire jusqu'à épuisement du carburant.

-Nos joujoux atteignent leur cible, annonça Ray.

Merveilleusement réglés, les trois premiers explosèrent simultanément. Au grand dépit de Marc, ils parurent ne causer aucune gêne à l'adversaire, et le quatrième se heurta encore à l'écran, explosant à bonne distance de l'astronef.

-Cet aviso bénéficie d'un générateur renforce, soupira Ray.

-Vite, une nouvelle salve! ordonna Marc. Il riposte déjà!

Sans perdre une seconde, le bandit avait coupé son champ protecteur, et huit missiles jaillirent des flancs de son vaisseau.

-Il possède une capacité de tir deux fois supérieure à la nôtre, nota Ray. Seuls les derniers appareils sortis des ateliers dénébiens ont cette caractéristique.

-Je parie que ce Mordao n'est pas plus un pirate que moi, grinça Marc. Ce doit être un très bon officier de la flotte de Déneb.

Ray désigna les engins qui se profilaient sur l'écran. Ils donnaient une pénible impression de force malsaine.

-Il faudra au moins deux cisées pour les tromper. Or notre réserve est limitée. Le yacht de Miss Swenson n'est pas approvisionné pour des missions de guerre. Il n'était prévu que pour repousser une attaque de pirates classiques.

Marc réfléchit rapidement. Le hasard avait voulu qu'il participât à de nombreux combats. Il savait donc qu'en face d'un militaire de carrière, sa seule chance était de ne pas appliquer une tactique classique mais de surprendre en innovant.

-Ray, plonge vers Terrania XXVII. Nous allons pénétrer dans l'atmosphère.

-Si nous ne voulons pas être transformés en étoile filante, il faudra ralentir.

-Je sais ! Freine-toi sur les hautes couches en décrivant une sinusoïde.

Les huit torpilles avaient reconnu leur proie. Quels que soient les détours de celle-ci, les têtes chercheuses corrigeraient leurs trajectoires. Le Neptune approcha à grande vitesse de la planète, qui emplit bientôt tout l'écran central.

La sonnerie de la vidéo-radio retentit. D'un mouvement de l'index, Marc bascula l'interrupteur. Le visage de Burk Douglas apparut. De grosses rides trahissaient son anxiété.

-Stone, c'est de la folie d'avoir attaqué ce bâtiment. Vous n'avez aucune chance. Dès que vous aurez atteint l'atmosphère, branchez le pilote automatique et éjectez-vous dans une capsule de survie. C'est la seule chose à faire si vous tenez à la vie.

-Désolé, sourit Marc, mais j'ai loué le Neptune et je compte bien le rendre à sa propriétaire. Mes moyens ne me permettent pas de lui en offrir un neuf!

-Soyez raisonnable ! Nous nous arrangerons...

-Nous en discuterons plus tard! interrompit Marc, coupant aussitôt la communication.

Puis il interrogea Ray:

-Où en sont nos poursuivants?

-Missiles à vingt mille mètres, répondit la voix métallique de l'ordinateur.

Sur un écran latéral s'imprimait l'image du vaisseau adverse. La deuxième vague de torpilles l'atteignait. Les engins explosèrent à bonne distance de leur cible comme de vulgaires pétards.

-C'est un drôle de coriace! s'exclama Marc.

-Son générateur semble s'épuiser, sa vitesse a chuté, commenta Ray.

L'ordinateur se manifesta à nouveau.

-Missiles à quinze mille mètres. Impact probable dans quarante-sept secondes.

Le Neptune pénétra dans l'atmosphère, et la coque commença à s'échauffer.

-Ralentis encore, ordonna Marc.

Sous l'effet de la décélération brutale, les sangles magnétiques qui le maintenaient sur son siège s'incrustèrent dans sa chair.

-Missiles à six mille mètres... Trois mille... Mille...

-Ils sont particulièrement véloces, remarqua Ray.

-Plonge! cria Marc.

Malgré le bouclier thermique et le climatiseur fonctionnant à plein régime, la température ambiante augmenta rapidement.

Le visage ruisselant de sueur, Marc suivait sur l'écran la progression des torpilles ennemies.

-Cinq cents mètres...

Soudain, un premier éclair apparut, vite suivi de sept autres. L'intense friction des molécules d'air sur les bombes avait entraîné leur embrasement.

-Bon débarras, grogna Ray.

-Contourne Terrania XXVII et programme quatre nouveaux engins. Nous devons profiter de ce que le pirate nous croit en difficulté.

L'androïde relança les propulseurs, collant son ami sur son siège. Le Neptune émergea de l'atmosphère comme un dauphin de la mer. Cette fois, le bandit fut surpris par cet adversaire qu'il pensait détruit. Il n'eut pas le temps de tirer de nouveaux missiles avant que l'urgence du danger ne l'obligeât à brancher son champ de force.

Comme précédemment, les trois premières torpilles explosèrent simultanément, mais la quatrième se heurta encore à l'écran.

-C'est fini! dit Marc d'une voix blanche. Son générateur semble inépuisable.

-Ce n'est pas certain! Regarde, le dernier a sauté beaucoup plus près de l'aviso que les autres.

-Prépare une nouvelle bordée avant qu'il ne songe à riposter.

-Nous ne disposons plus que de deux missiles.

Cette précision arracha une grimace au jeune homme.

-Programme-les! Si nous n'achevons pas ce brigand, il nous détruira sans aucun remords.

Ray tapota quelques instants le clavier de l'ordinateur. À l'instant où il allait enfoncer la touche de mise à feu, il s'immobilisa. Sur l'écran, on voyait un mince faisceau de vapeur blanchâtre s'échapper de l'astronef dénébien.

-Sa coque se fissure, jubila le robot avec une intonation très humaine.

Le panache blanc augmenta rapidement de volume, et dix secondes plus tard, le vaisseau- pirate se transforma en un gigantesque nuage irisé.

Marc se laissa aller sur son siège en poussant un énorme soupir de soulagement. C'est seulement à cet instant qu'il prit conscience de la tétanisation de tous ses muscles. Une lampe rouge clignotait furieusement au-dessus de la vidéo-radio. Pris par l'intensité du combat, il n'y avait prêté aucune attention. Il établit la communication d'un geste négligent.

-Pourquoi ne répondiez-vous pas?

La mine de l'amiral Neuman était sombre. Ses lèvres crispées ne dessinaient qu'une mince fente au bas de son visage.

-Je suis désolé, mais nous avions un gros problème !

-Le gouverneur Anders vient de lancer un S.O.S. Un pirate menace de détruire Armstrong- ville.

-C'était lui notre problème. Il vient de trouver sa solution.

Les yeux de Neuman brillèrent de satisfaction quand son interlocuteur ajouta:

-Vous pouvez rayer de la mémoire de vos ordinateurs le nom du capitaine Mordao. Je crois également savoir qu'un certain Nac-Si n'attaquera plus les cargonefs terriens.

Marc éprouva une des plus grandes surprises de son existence : pour la première fois depuis qu'il le connaissait, l'amiral arbora un grand sourire.

-J'ai toujours pensé, mon garçon, que vous perdiez votre temps au S.S.P.P. Rejoignez la Sécurité Galactique et dans quelques années, vous deviendrez mon adjoint!

Reprenant son sérieux, Neuman poursuivit:

-Vous pouvez parler librement. Le message est mis à l'abri d'oreilles indiscrètes par brouilleur automatique. Pensez-vous avoir la situation bien en main?

-Oui, à la seule condition qu'il n'y ait pas de nouvelles interventions des Dénébiens. Toutefois, il faudra du temps pour éliminer tous les « griz » robots, et nous devrons aider les colons.

Marc vivait un jour faste : il vit Neuman sourire une deuxième fois.

-Vous êtes non seulement un excellent agent d'exécution, capitaine, mais aussi un bon politique. En empêchant Anders de nous appeler officiellement, vous avez fourni un atout au Président.

Devant la mine interrogative de son correspondant, il précisa:

-Les Dénébiens savent que leur base est détruite, et ils savent que nous le savons. Si c'était révélé publiquement, l'ensemble des planètes de l'Union Terrienne ferait bloc derrière notre Président. L'Empire Dénébien n'engagera pas un conflit dans ces conditions, d'autant qu'il peut reculer sans perdre la face. Prenant prétexte des attaques pirates, notre gouvernement a annoncé que la Sécurité Galactique installerait une base sur la lune de Terrania XXVII, ce que les Dénébiens ont accepté. Dans moins de quarante-huit heures, le croiseur Orion du colonel Parker se posera sur le satellite. Ainsi, nous serons assurés qu'une nouvelle base clandestine ne sera pas aménagée. Dès son arrivée, vous pourrez repartir avec vos clients de l'agence « Hunter Service ». Douglas, ses hommes, Redberg et éventuellement Mac Donald resteront sur place pour organiser les dernières chasses. Aussitôt arrivé, contactez-moi. Le Président tient à vous féliciter, mais en privé: votre action doit rester secrète.

-Nous avons préservé la paix, seulement je me demande pour combien de temps ? Les Dénébiens n'auront de cesse de prendre leur revanche.

-Nous avons gagné plusieurs mois, et c'est l'essentiel. L'alerte a été chaude, ce qui a eu le mérite de convaincre les plus importants membres du congrès. Ils viennent d'autoriser le Président à lancer un ambitieux programme d'armement. Les effectifs des escadres galactiques seront augmentés et notre matériel modernisé. Les caractéristiques de l'aviso dénébien que vous avez fort peu classiquement détruit sont très intéressantes. Les militaires en tireront profit.

-À ce propos, pouvez-vous ordonner au colonel Parker de reconstituer mon stock de missiles ? Si je devais payer les engins utilisés, ce serait la ruine de mon affaire!

Nouveau sourire de Neuman. Du jamais vu dans les annales de la Sécurité Galactique !

-Entendu, capitaine. Je fais le nécessaire. À bientôt, et... merci.

CHAPITRE XIX

Ray posa en douceur le Neptune sur l'astroport éclairé par les premières lueurs de l'aube.

Dès qu'il mit le pied sur la piste, Marc vit venir à lui Anders et Douglas. Ce dernier, le visage écarlate, hurla:

-Pourquoi n'avez-vous pas répondu à nos appels? Nous avons craint que vous ayez été détruit jusqu'à ce que la tour de contrôle affirme que c'était votre astronef et non le pirate qui arrivait.

Marc fixa Douglas et répondit d'une voix calme :

-Une certaine discrétion n'est pas toujours inutile.

-Et le bandit ? s'enquit le gouverneur, toujours inquiet.

-Il a préféré repartir très loin. Vous n'en entendrez plus parler.

Avant de subir de nouvelles questions, il ajouta :

-Pouvez-vous m'accorder quelques minutes de votre temps? Douglas comprit immédiatement que Marc avait reçu des ordres de l'amiral.

-Je retourne à l'hôtel. Barbara m'a demandé de...

Il s'interrompit, virant à l'écarlate. Heureusement, ses interlocuteurs s'éloignaient déjà sans lui prêter attention.

Lorsque Marc eut achevé de narrer son entretien avec l'amiral, le gouverneur resta un long moment silencieux. Enfin, un léger sourire étira ses lèvres.

-Pour la première fois depuis de longs mois, je reprends espoir. Le cauchemar se termine...

-Beaucoup d'efforts seront encore nécessaires pour réparer les méfaits des Dénébiens. Mes amis vous aideront.

-Le plus important est de savoir qu'une telle attaque ne se renouvellera pas. De retour sur Terre, transmettez au Président nos remerciements. Quand partez-vous?

-Dès que le croiseur de la Sécurité Galactique sera là. Maintenant, si vous m'y autorisez, je vais aller dormir. Il me semble que mes paupières pèsent une tonne.

***

Vers midi, Marc quitta sa chambre. Quelques heures de sommeil lui avaient rendu une forme acceptable. Dans le couloir, il se heurta à Burk Douglas, qui sortait de chez Mrs. Nelson. Très gêné, le militaire toussota.

-Autant que vous le sachiez le premier. Barbara... enfin, Mrs. Nelson m'a demandé de l'épouser dès que cette mission sera terminée.

-Félicitations ! Venez au bar, nous allons arroser cet événement !

À peine étaient-ils installés à une table que Mac Donald arrivait, essoufflé, la mine chiffonnée de quelqu'un qui s'est habillé à la hâte.

-Bon Dieu, Marc, je viens seulement d'apprendre que tu as encore joué les héros !

-Nullement! C'est Ray qui se charge du travail, moi je me contente de crever de frousse. Voyons l'avenir...

Il expliqua à Douglas les consignes de Neuman. Puis il s'adressa à Mac Donald.

-L'amiral souhaite que l'un de nous reste également ici ! Si tu es pressé de retrouver la Terre, tu piloteras le Neptune.

Duck secoua la tête en répondant avec précipitation:

-Tu as déjà accompli un travail considérable et tu mérites de te reposer le premier, d'autant que je passerai peut-être ici une partie de ma permission. Birgit...

Il s'interrompit devant l'air hilare de son ami.

-Tu t'en doutais, bougonna-t-il. Je parie même que Neuman m'a désigné ! En plus, tu n'accepterais jamais de te séparer de Ray. Comme il est indispensable à la conduite du Neptune...

Avec une mauvaise foi évidente, Marc rétorqua :

-Je voulais juste réassurer que tu ne trouverais pas injuste que je rentre avant toi. Si nous déjeunions ?

Pendant le repas, les derniers membres du groupe arrivèrent. Humber présentait un visage bouffi, Redberg se traînait, et Steeman bâillait comme une carpe. Seule Mrs. Nelson paraissait radieuse. Elle vint s'installer à côté de Douglas, et sans gêne aucune, l'embrassa.

-Désolée d'être en retard, Burk chéri!

Ceci eut pour effet de faire virer au rouge les joues de l'intéressé. Marc vint à son secours en annonçant :

-Maintenant que nous sommes réunis, voyons la suite de notre programme. Demain, nous irons rechercher nos amis laissés à York 17.

-Pas question de replonger dans cet enfer! glapit Humber. Le safari est terminé! D'abord, nous avons perdu notre matériel et nos fusils ; ensuite, j'exige que nous retournions immédiatement sur Terre!

-Nous ne pouvons partir que dans quarante- huit heures, déclara Marc d'un ton si sec qu'il fit se redresser Humber.

-Pourquoi?

-Je dois compléter mon approvisionnement en missiles. En cas de rencontre avec un pirate, je préfère avoir des soutes bien garnies.

Son interlocuteur haussa les épaules avec dédain.

-Il n'existe pas de pirates...

Un éclat de rire coupa son envolée.

-Mon pauvre Dick, ironisa Barbara, vous avez l'art de vous tromper! Sans Marc, nous serions actuellement prisonniers des Dénébiens.

-J'ignore de quoi vous parlez! Je veux regagner la Terre.

-Fort bien, mais dans deux jours seulement, dit Marc.

Steeman intervint avec un sourire.

-Il ne me déplairait pas de participer à une dernière expédition.

CHAPITRE XX

Marc quitta à regret le fauteuil du copilote. Depuis plusieurs heures déjà, le Neptune avait plongé dans le subespace. D'ordinaire, son capitaine était joyeux de retrouver la Terre, sa mission accomplie, mais aujourd'hui l'idée d'une permission ne le séduisait plus. Il regrettait de ne pas être resté sur Terrania XXVII. La veille du départ, il s'était rendu avec son équipe à York 17. Le village, grâce aux deux agents de la Sécurité Galactique, avait résisté aux assauts des « griz ». Ray avait sans peine repéré puis détruit le robot, ce qui avait entraîné le départ immédiat des ours.

Sur la route du retour, ils avaient eu la chance de rencontrer et d'anéantir une autre machine. D'après les estimations de Redberg, il ne devait rester que quatre ou cinq mécaniques dangereuses. Des hélijets avaient été équipés de scanners pour les détecter, et les Terriens avaient constitué plusieurs groupes de chasse.

Le gouverneur s'était inquiété du grand nombre de « griz » procréés artificiellement par les Dénébiens. L'exobiologiste l'avait rassuré. Revenus à l'état naturel, les animaux se disperseraient dans les vastes forêts des alentours pour trouver une nourriture suffisante.

Dans la cabine-salon, Humber conversait avec Steeman et Barbara. Il avait retrouvé toute sa superbe de play-boy fortuné.

-Buvez un verre avec nous, Marc. Je disais justement à nos amis qu'après mon mariage avec Miss Swenson, j'organiserai une partie de chasse sur une planète sauvage. Naturellement, je vous invite.

-Merci, répondit Marc, les dents serrées, la chasse ne m'intéresse plus!

-J'insiste ! Nous voyagerons sur le yacht de ma fiancée. Un engin fin, racé et très luxueux. C'est autre chose que votre vaisseau.

Marc absorba d'un coup son scotch. Des pensées contradictoires tourbillonnaient dans son esprit. Il fit un rude effort pour interroger avec calme:

-Elle vous a déjà invité sur son bâtiment?

Un sourire suffisant étira les lèvres de Humber.

-Il y a moins d'un mois, nous avons effectué un bref séjour sur Vénusia. Un voyage de rêve!

Marc quitta la cabine en maugréant une excuse. Un doute merveilleux s'infiltrait dans son crâne, il y avait plus d'un an qu'Elsa avait acheté le Neptune! Humber mentirait-il? Nerveux, le jeune homme gagna le poste de pilotage. Il ne pouvait rester ainsi, rongé par l'incertitude. Il lui fallait une réponse nette, même si elle était cruelle!

Sous le regard étonné de Ray, il s'installa devant la vidéo-radio. Il lui fallut plusieurs minutes pour accrocher un récepteur de l'Union Terrienne qui consente à transmettre une communication privée. Ensuite, il dut franchir le barrage de deux secrétaires. Enfin, Elsa parut sur l'écran. La jeune femme était brune, avec des yeux d'un vert extraordinaire. Un délicieux sourire éclaira son visage.

-Marc! Tu es revenu de ton safari?

-Nous sommes sur le chemin du retour. Je voulais savoir si tu étais associée avec Dick Humber.

-Je l'ai rencontré l'année dernière. Ses projets m'ont paru d'autant plus intéressants qu'il doit recevoir de grosses commandes du gouvernement. J'ai donc acheté cinquante pour cent des parts de son affaire.

Marc ne put dissimuler une grimace. Son dernier espoir s'effondrait. Il tendit la main pour couper la communication.

-J'ai appris les fiançailles, félicitations, articula-t-il encore avec peine.

Les yeux d'Elsa s'assombrirent de colère.

-D'où tiens-tu cette ineptie ? Tu es la troisième personne à m'en parler!

-Mais... de la bouche même de ton fiancé, balbutia Marc, étonné de cette réaction brutale.

Un grondement sortit de la gorge d'Elsa.

-Humber... Il a osé...

Elle retrouva un peu de calme pour ajouter:

-Lorsque tu as appelé, j'étudiais justement le bilan de cette société. Je comprends maintenant pourquoi les banques ont avancé des fonds importants sans exiger de garanties sérieuses.

Puis, sans transition, elle éclata d'un rire joyeux devant la mine crispée de Marc.

-Non, ne me dis pas que tu l'as cru? Aurais-tu été jaloux?

-Je dois le confesser, avoua piteusement son interlocuteur, qui sentait une onde de bonheur l'envahir. Ce n'est donc pas vrai?

-Imbécile ! Je te jure que Humber paiera très cher cette mauvaise plaisanterie!

Maintenant, le jeune homme était d'humeur joyeuse.

-Ne sois pas trop dure avec lui! Ma crise de jalousie nous a sauvé la vie. Je te raconterai ma rencontre avec un affreux monstre!

Un nouveau rire secoua Elsa.

-Sais-tu le plus amusant? Avant son départ, j'ai rencontré Barbara Nelson. Elle ne m'a pas caché son intention de se remarier et j'étais inquiète. Non, ne souris pas, je sais qu'elle peut avoir beaucoup de charme.

-Rassure-toi ! Elle a trouvé une proie, mais ce n'est pas moi! Burk Douglas est tombé dans ses filets!

-Je t'attends avec impatience. Je prévois déjà toute une semaine sur mon îlot du Pacifique ! Rien que nous deux.

Son regard brillait, joyeux, plein de promesses. Marc retrouvait leur tendre complicité.

-Les trois prochains jours vont me sembler les plus longs de mon existence, murmura-t-il.

Se secouant, il ajouta:

-Connais-tu la Steeman Company !

Elsa pianota vivement sur un des claviers d'ordinateurs de son bureau.

-Petite affaire cotée en second marché. En très mauvaise posture. Les actions sont au plus bas niveau. Sera en faillite d'ici quelques semaines.

-Veux-tu me rendre un service?

-Naturellement!

-Demande à mon banquier d'acheter un gros paquet de titres. Steeman est un type bien, il a sauvé Ray et j'aimerais l'aider.

***

Troisième journée de voyage. Marc comptait maintenant les heures qui le séparaient de ses retrouvailles avec Elsa.

-J'aime mieux te voir ainsi, dit Ray, que de te sentir désespéré comme tu l'étais. As-tu fini d'enregistrer ton rapport pour Neuman et Khov? Sinon, ils te retiendront des jours entiers, ce qui retardera notre séjour dans le Pacifique!

-Pas de danger! Arrivé à New York, je leur donne la cassette et je pars en permission !

Un appel vidéo-radio interrompit son rêve.

-Capitaine Stone, attaqua Peggy, j'ai un besoin urgent d'instructions. L'agence « Galaxie- Vision » propose de racheter « Hunter Service » à un prix honnête. Cela compensera tous les frais engagés. Le général Khov m'a dit que vous aviez terminé votre mission.

-Vendez, Peggy, vendez! La chasse a perdu tout attrait pour moi !

L'écran éteint, le jeune homme se leva.

-Allons voir ce que deviennent nos passagers. Je ne les ai guère rencontrés depuis le départ.

Lorsqu'il pénétra dans la cabine-salon, il remarqua que Steeman arborait un air morose, alors que Barbara semblait perdue dans ses pensées. Seul Humber était très à l'aise.

-Stone, je voulais justement vous voir. Nous devons mettre au point le récit que nous ferons aux journalistes.

Il but une gorgée d'alcool avant de continuer:

-Très sportivement, nos amis acceptent de me laisser le premier rôle. Nous dirons donc que j'ai mené les différentes expéditions et que c'est moi qui ai dirigé l'assaut contre le repère des Dénébiens, sauvant ainsi Terrania XXVII.

Marc resta muet de stupéfaction. Prenant ce silence pour une approbation, l'autre poursuivit:

-Une telle action d'éclat me vaudra certainement d'être reçu par le Président. Si je me réserve la gloire, soyez certain que vous n'y perdrez rien. Je suis prêt à reprendre votre affaire dix fois sa valeur.

Un rire fou échappa à son interlocuteur.

-Désolé mais elle est déjà vendue! Et puis vous oubliez un détail: Ray est conditionné pour enregistrer tout ce qu'il voit et entend. Je crains que les bandes ne confirment pas votre histoire!

Le regard de Humber se durcit.

-Vous le mettrez à la ferraille!

Devant l'air outré de Marc, il ajouta, avec plus de diplomatie:

-Disons que je vous l'achète cent mille dols !

-Vous pourriez ajouter trois zéros sur votre chèque que mon ami ne serait toujours pas à vendre !

Un lourd silence ponctua cette réponse. Les traits figés de colère, Humber lança:

-N'empêche que vous m'obéirez! Vous espérez sans doute retrouver une place au S.S.P.P. ? Il n'en sera rien! Si je le désire, vous n'obtiendrez même pas un emploi de balayeur!

Devant la mine ironique de Marc, il précisa:

-J'entretiens les meilleures relations avec le sénateur Cartney, le président de la Commission des Finances du Sénat. Aucune administration n'osera s'opposer à sa demande et...

Un éclat de rire de son vis-à-vis l'empêcha d'achever. Décontenancé, il fixa d'un oeil l'insolent, qui déclara:

-Je vous savais couard et vantard, mais vous êtes en outre menteur.

De rage, Humber frappa le plancher du talon.

-Je ne vous permets pas...

-A mon âge, il y a longtemps que j'ai cessé de solliciter des permissions, sauf du générai Khov. Il se trouve que je connais fort bien le sénateur Cartney. Il me considère un peu comme le remplaçant de son neveu, un agent du S.S.P.P. mort en mission. À chacun de mes séjours à New York, il m'invite chez lui. La veille de mon départ, je lui ai vidéophoné pour lui demander de m'excuser de ne pas venir. Lorsque j'ai cité votre nom, il m'a dit textuellement : « Petit, méfis-toi. Je ne lui fais pas plus confiance qu'à une planche pourrie. Il a déjà essayé de nous vendre les marchandises frelatées. Non seulement il n'aura pas de nouveaux contrats, mais en plus je vais éplucher les anciens marchés. Si tu en as l'occasion, je t'autorise à lui répéter ce que je viens de te confier. »

Le play-boy blêmit et balbutia:

-Lorsqu'il connaîtra ma glorieuse conduite, le sénateur changera d'avis!

-Vous oubliez un autre détail: il n'y a jamais eu de Dénébiens sur Terrania XXVII !

L'affirmation fit sursauter les spectateurs de la scène.

-C'est la version que le Président désire voir adopter !

-Les enregistrements de Ray prouvent le contraire, objecta Barbara.

-Mon androïde a subi des dommages. Bien qu'ils aient été promptement réparés par Steeman, il n'est pas impossible que certains cristaux mémo- riels aient été endommagés, répondit Marc, très sérieux. Le simple bon sens conseille de ne pas s'opposer aux souhaits du Président.

Perplexes, Steeman et Mrs. Nelson hochèrent la tête. Seul Humber voulut protester. Il n'en eut pas le loisir.

-Un appel de Miss Swenson pour M. Humber, annonça Ray dans l'interphone.

Dick, par un intense effort de volonté, se composa un visage souriant.

-Passez la communication ici, réclama-t-il.

Les yeux d'Elsa étaient particulièrement sombres.

-Très chère amie, sourit son associé, je me proposais de vous joindre dès mon retour.

-Ce sera inutile! Je désirais seulement vous informer qu'en votre absence, j'avais réuni un conseil d'administration extraordinaire. Lorsqu'on prétend diriger une affaire, on ne perd pas son temps en distractions.

-Mais... Mais...

-Ledit conseil a pris acte de votre gestion désastreuse! En conséquence, il vous a démis de vos fonctions de Président-directeur général et un administrateur sérieux a été nommé. Inutile donc de vous présenter au siège de la société ! Passez-moi maintenant le capitaine Stone.

Anéanti, Dick recula en titubant tandis que Marc entrait dans le champ de la caméra.

-Marc chéri, ton banquier a acquis un gros paquet de titres. Faisant confiance à ton instinct, je t'ai imité. À l'heure actuelle les rares actions de la « Steeman Company » encore sur le marché valent une véritable fortune ! Conseille à ton ami de venir me voir. Ma fabrique d'androïdes a besoin de modèles plus performants. Nous pourrons donc conclure une alliance intéressante pour tous ! À très bientôt !

L'écran s'éteignit; un lourd silence s'installa.

-Ce n'est pas possible, murmura enfin Humber. Elle n'a pas le droit... Je l'obligerai...

Sa voix enfla comme une vague de colère le submergeait.

-Tout cela est de votre faute, Stone, vous allez le regretter!

Il se rua vers le jeune homme, les poings en avant. Marc esquiva la charge, et Dick trébucha sur la jambe que son adversaire avait malicieusement tendue.

Rétablissant de justesse son équilibre, il voulut repartir à l'attaque, hurlant:

-Je prends le commandement de cet astronef! Nous appellerons les Dénébiens, je suis certain qu'ils me verseront une bonne somme pour avoir le plaisir de vous faire payer leur échec!

-Vous êtes ridicule, sourit Marc, qui évita d'un retrait du buste un large crochet. Ne m'obligez pas à riposter!

Fou de rage, son agresseur n'entendait rien. Il leva à nouveau le poing. Soudain, une force immense le ceintura, le tira en arrière.

-J'ai pensé que tu aurais besoin de moi, commenta Ray.

-Conduis-le à l'infirmerie et administre-lui une bonne dose de tranquillisants, que nous soyons tranquilles jusqu'à l'arrivée. Après, il s'expliquera avec Neuman.

Steeman, totalement abasourdi, grogna:

-J'ai besoin d'avaler un sérieux remontant!

Il leva son gobelet vers Marc et sourit:

-Si j'ai bien compris, Miss Swenson et vous êtes maintenant les principaux actionnaires de ma société.

-Buvons donc au succès de la « Steeman Company » !

Barbara fut prise de fou rire.

-Vous nous aurez bernés jusqu'au bout, Marc. D'abord en vous servant de nous comme couverture, puis en jouant les petits besogneux alors que vous êtes sans doute beaucoup plus riche que nous !

-Je n'ai fait qu'obéir aux ordres du Président ! soupira Marc.

-Si vous organisez un autre safari, inutile de m'inviter, reprit la jeune femme. J'ai eu mon compte de frayeur pour plusieurs années !

« Toutefois, j'aimerais que vous assistiez à mon mariage. Il sera célébré dès que Douglas reviendra sur Terre. »

Marc remplit les verres. Songeant à Elsa, il conclut : -Buvons au bonheur de tous les clients de l'agence « Hunter Service »!

FIN