SAFARI MORTEL (SSPP 19)
JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
Marc Stone pénétra d'un pas furieux dans le hall de l'immense building abritant le Service de Surveillance des Planètes primitives. Trente-cinq ans, grand, les muscles solides et allongés, la chevelure brune, le teint bruni par des dizaines de soleils, il avait des yeux gris perçants ; pour l'heure, ses prunelles semblaient lancer des éclairs car une violente colère tourbillonnait sous son crâne.
Il glissa sa plaque d'identité dans la fente du robot de surveillance aussitôt accouru. C'était un gros ovoïde se déplaçant par antigravité, muni de six tentacules pouvant devenir autant d'armes mortelles. L'engin annonça de sa voix synthétique:
-Vous êtes attendu par le général Khov. Son bureau est au dernier étage. Les ascenseurs se trouvent...
Marc récupéra sa plaque sans attendre la fin de la phrase.
-Je sais, grogna-t-il, cela fait huit ans que je travaille pour le Service.
Son humeur était telle que, fonçant tête baissée, il faillit heurter un solide gaillard au visage criblé de taches de rousseur. Ce dernier éclata d'un rire sonore en lui tapant sur l'épaule.
-Inutile de vouloir passer avant les copains! Là-haut, il y a des missions pour tout le monde!
Stone se retourna vivement, les lèvres retroussées, tel un molosse prêt à mordre. Son rictus se transforma en sourire lorsqu'il reconnut son interlocuteur.
Steve Mac Donald, surnommé Duck, était un camarade de promotion et surtout un ami. L'année précédente, Marc avait réussi à le récupérer sur une planète lointaine.
-Si je comprends bien, nous sommes tous les deux réquisitionnes par Khov, reprit Duck. Son appel a fâcheusement interrompu une semaine de vacances que je prenais à Acapulco en compagnie d'une fille du tonnerre! il émit un nouveau rire tonitruant, et son coude percuta les côtes de Marc.
-Tu la connais! C'est même toi qui m'avais donné son adresse: Cora, la barmaid du Galaxie- building.
-Ça tient toujours? s'étonna Marc.
Duck haussa ses robustes épaules avec philosophie.
-Disons que je suis un de ceux à qui elle accorde ses faveurs. C'est pratique lorsqu'on rentre de mission, et il n'y a pas de drame si on est appelé en urgence comme aujourd'hui.
Les deux hommes pénétrèrent dans l'ascenseur.
-Et toi, Marc? s'enquit Duck.
-Je ne décolère pas depuis que j'ai reçu la convocation du général. Je suis rentré hier! Il n'est donc pas question de repartir! Si Khov insiste, je demande un congé illimité sans solde. Il ne peut pas refuser, c'est dans notre statut.
Duck secoua la tête et posa la main sur l'épaule de son camarade.
-Ne fais pas de bêtises, murmura-t-il. Je sais que tu disposes d'une fortune personnelle qui te permettrait de jouer le play-boy oisif... mais je sais aussi qu'au bout de trois mois tu t'ennuierais à périr!
L'ouverture des portes dispensa Marc de répondre. Avec surprise, il découvrit que la place de Peggy, l'austère secrétaire quinquagénaire de son supérieur, était occupée par une sémillante brunette qui n'avait pas atteint son quart de siècle. Les yeux de Mac Donald brillèrent d'intérêt et un large sourire fleurit sur ses lèvres. Il se pencha vers la jeune femme, plongeant sans vergogne le regard dans son décolleté généreux.
-Je suis le capitaine Mac Donald, et voici le capitaine Stone. Nous sommes attendus. À quelle heure terminez-vous?
La belle jaugea d'un oeil malicieux son interlocuteur. Le résultat ne sembla pas trop défavorable car elle répondit:
-Quelle importance? Aujourd'hui, je serai libre à six heures, sauf si le vieux tyran me trouve un travail urgent.
-Nous pourrions prendre un verre puis dîner ensemble. Je connais un restaurant qui sert encore de vraies grillades et non des steaks lyophilisés!
Impatient, Marc lança sèchement:
-Où est Peggy? Est-elle malade?
-Je l'ignore, capitaine: Elle a demandé un congé il y a quinze jours. Je la remplace, c'est tout.
Elle se tourna vers Duck, nullement hostile à la poursuite de leur conversation. Par malheur pour elle, Marc enchaîna :
-Annoncez-nous, s'il vous plaît! Nous avons une minute de retard, et Khov est un fanatique de l'exactitude.
Sa vis-à-vis étouffa un soupir. Affichant l'air d'un martyr du devoir, elle effleura une touche de l'interphone.
-Les capitaines Stone et Mac Donald sont à vos ordres, général.
-Enfin! Qu'ils entrent!
Le haut-parleur vibra longtemps de l'exclamation semblable au rugissement d'une tribu de lions affamés.
-Il est de méchante humeur, aujourd'hui, nota Duck.
-C'est comme ça depuis mon arrivée, soupira la brunette. J'ignore s'il peut lui arriver de parler avec douceur.
-Rassurez-vous, intervint Duck, il n'a encore croqué personne. N'oubliez pas notre rendez-vous !
Marc grimaça en pénétrant dans le bureau, éclairé par une large baie vitrée d'où la vue s'étendait sur l'immense métropole new-yorkaise. L'air était saturé de fumée. Or Khov ne malmenait un cigare que s'il avait de sérieux problèmes.
-Prenez des gobelets au distributeur et asseyez-vous, grogna leur supérieur.
Fouillant dans un tiroir de son bureau, il en extirpa sa bouteille personnelle de bourbon. Khov était un colosse de près de deux mètres, pesant plus d'un quintal, dont le crâne totalement dégarni brillait agressivement. De ses lointains ancêtres mongols, il avait hérité des yeux bridés. Marc sentit sa colère se ranimer.
-C'est inutile, mon général. Je tenais à vous informer, au cas où vous l'ignoreriez, que je suis rentré hier seulement de mission, ce qui me donne droit à un congé - comme tout bon fonctionnaire. Je ne suis volontaire pour aucune besogne avant deux semaines. J'ai décidé de m'offrir des vacances.
Il allait amorcer un demi-tour, lorsqu'une voix inattendue le cloua sur place.
-Je crois qu'il faudra modifier vos projets!
Adossé au mur, se tenait l'amiral Neuman, chef tout-puissant de la Sécurité Galactique ; grand, mince, les cheveux grisonnants, le visage austère. Il sortit une feuille de la poche de son uniforme et la tendit à Marc.
-Ceci est pour vous, et j'ai la même chose pour le capitaine Mac Donald. Ce sont des ordres de mobilisation ! Vous constaterez qu'ils sont signés de la main du Président!
Marc se laissa tomber dans un fauteuil en face de Khov avec un soupir.
-Je prendrais bien un peu de votre whisky.
Tandis qu'il goûtait la saveur piquante de l'alcool, Neuman reprit d'un ton autoritaire:
-Ce que nous allons vous révéler doit rester strictement secret. Connaissez-vous Terrania XXVII?
-Planète terramorphe découverte il y a une quarantaine d'années, récita Mac Donald. N'étant peuplée d'aucune créature humanoïde, elle a été décrétée colonisable.
-Exact, mon garçon, approuva l'amiral. Mais vous oubliez un détail d'importance : ce monde est situé juste à la limite des zones d'expansion de l'Union Terrienne et de l'Empire Dénébien, ce qui a failli déclencher un conflit majeur pour sa possession. Toutefois, devant la fermeté du Président de l'époque, les Dénébiens ont accepté un compromis: Terrania XXVII nous est restée mais a été démilitarisée. Le traité signé interdit la venue de tout astronef militaire, le débarquement de troupes, de robots de combat, d'armement lourd, etc... Il est toujours en vigueur.
-Intéressant point d'histoire, ironisa Marc, qui n'explique pourtant pas notre ordre de mobilisation !
Neuman pinça les lèvres, en supérieur n'aimant pas être interrompu.
-J'y viens ! La population de Terrania XXVII ne comporte encore que dix mille personnes. Le développement se poursuit de manière harmonieuse, accéléré par les quelques centaines de nouveaux venus qui débarquent chaque année. Il s'est crée une agriculture florissante qui pourvoit largement à l'alimentation des habitants, et une petite industrie évitant l'importation des produits de base, lourds et à faible valeur ajoutée.
Khov intervint comme dans un duo bien réglé.
-Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes sans les incidents récents. Si la flore est voisine de celle de la Terre, la faune comporte des « griz ». Ils ressemblent à des ours, avec un pelage bleu vif. Etant herbivores, ils n'ont guère inquiété les premiers colons, qui les ont laissés prospérer. Ce sont de gros animaux, mais joueurs et familiers, aussi se sont-ils facilement habitués à vivre parmi les hommes. Leur image est même devenue l'emblème de Terrania XXVII...
-Il y a six mois, continua Neuman, les problèmes ont commencé : des « griz » ont attaqué et tué des humains. Cela a d'abord paru surprenant mais non inquiétant. Malheureusement, le phénomène s'est amplifié, et l'on compte déjà plusieurs centaines de morts parmi la population. Les gens se sont constitués en milice et ont organisé des battues ; sans grand succès. Le continent est vaste et couvert de forêts. Les villages et les terres cultivées ne représentent que quelques milliers de kilomètres carrés. Devant la menace des « griz », des zones ont été évacuées. Le gouvernement de Terrania XXVII a demandé l'aide de la Terre pour assurer la sécurité. Le Président allait envoyer un détachement de l'armée quand l'ambassadeur dénébien est intervenu, rappelant que l'envoi de troupes constituerait une violation des accords et obligerait l'empire dénébien à une réaction brutale.
-Un véritable ultimatum, gronda Khov. Le Président a réuni les chefs de toutes les planètes de l'Union Terrienne. Nombre d'entre eux ont refusé de nous soutenir, arguant de l'existence du traité, qui devait être respecté.
-Voilà donc le problème qui m'a été posé le mois dernier, conclut Neuman avec un froid sourire : aider nos compatriotes de Terrania XXVII tout en respectant scrupuleusement les accords terro-dénébiens.
-Intéressante question, qui paraît sans réponse, ricana Mac Donald.
-Toute interrogation peut trouver une solution si on se donne la peine de réfléchir, répliqua l'amiral avec acrimonie, mais ce n'est pas donne à tous. J'ai passé plusieurs nuits blanches. Enfin... Savez- vous que le gouverneur de Terrania XXVII a classé les « griz » dans la catégorie des animaux nuisibles qu'on peut chasser en toute saison?
-Quel intérêt? s'étonna Duck.
-Enorme, assura Neuman. Nous ne pouvons envoyer là-bas ni des policiers ni des militaires, mais le traité n'interdit pas les chasseurs. Aussi ai-je pensé qu'un jeune homme dynamique pourrait fort bien créer une agence de voyage spécialisée dans les safaris et qu'il obtiendrait sans difficulté de Terrania XXVII les autorisations nécessaires...
Se tournant vers Marc, il poursuivit d'un ton très officiel, mais le regard brillant d'ironie:
-Capitaine Stone, je vous félicite de cette initiative commerciale, qui semble promise à un brillant avenir. Votre société, « Hunter Service », connaîtra sans nul doute une prospérité méritée. Nous avons facilité les démarches administratives et, comme vous le souhaitiez, vous pourrez partir dès demain avec vos clients!
Marc resta paralysé par la surprise, tandis que Khov ouvrait un dossier et en tirait une série de documents.
-Nous avons accepté votre demande de mise en disponibilité pour une durée indéterminée, ainsi que celle de Mac Donald, lequel désire vous suivre dans cette aventure totalement indépendante du S.S.P.P. Je déplore que vous ayez cru devoir débaucher ma secrétaire personnelle pour s'occuper de votre affaire.
-Ainsi, Peggy, balbutia Marc...
-Elle a été très efficace, assura Neuman. C'est elle qui a fait le tri parmi les amateurs inscrits à votre agence.
-Comment ai-je pu créer une agence alors que j'étais en mission? plaida Marc.
Avec un léger sourire, Khov rétorqua:
-Avant votre départ, vous avez donné pleins pouvoirs à Peggy pour agir en votre nom. L'affaire a été menée le plus légalement du monde. Maître Newcomb, un juriste renommé pour son sérieux dans toute l'Union, y a veillé personnellement. Les prélèvements effectués sur votre compte ont fait l'objet d'une comptabilité rigoureuse...
Marc ne put réprimer un sursaut.
-En plus, c'est moi qui finance cette combine ! rugit-il.
-Naturellement, acquiesça Neuman d'une voix douce. Il serait inconcevable que des fonds publics soient dilapidés dans une entreprise purement commerciale.
Le capitaine Stone respira profondément à plusieurs reprises pour tenter de retrouver un peu de calme. Il saisit la bouteille de bourbon du général, emplit son verre et le vida cul sec.
-Pourquoi moi? soupira-t-il. Je ne suis qu'un malheureux spécialiste des civilisations médiévales!
Ce fut l'amiral qui se chargea de répondre.
-J'avoue que j'aurais préféré un de mes hommes pour diriger l'expédition. Seulement les ordinateurs du service n'ont fourni que votre nom.
-Peut-être n'étaient-ils pas correctement programmés, insinua Marc.
-Non ! Ils devaient prendre en compte un certain nombre de paramètres. En premier lieu, il faut respecter lois et traités de manière rigoureuse afin qu'aucun gouvernement ne puisse trouver à y redire. Donc, la première condition était de choisir un homme de confiance dont la fortune personnelle soit suffisante pour financer toute l'affaire. À elle seule, cette condition rétrécissait singulièrement le champ des recherches.
-Vous avez certainement parmi vos honorables correspondants des hommes d'affaires aussi riches que moi! ironisa Marc.
-Exact, mais une indiscrétion est toujours possible. Et moins il y aura de gens dans la confidence, moins nombreuses seront les fuites. N'oubliez pas que la moindre erreur peut déclencher un conflit avec Déneb. Je sais de source sûre que les Dénébiens ont renforcé leurs unités ces temps derniers. Seule l'entente entre les planètes de l'Union Terrienne les dissuade d'attaquer.
Après un court instant de réflexion, l'amiral reprit son exposé.
-Deuxième point, le transport des chasseurs vers Terrania XXVII doit se faire sur un astronef civil, peu armé par définition. Or, nous voudrions éviter qu'il soit attaqué par des pirates. Connaissez- vous beaucoup de yachts de plaisance capables de soutenir un combat?
-Un seul, répondit spontanément Marc.
-Je crois que nous pensons au même. Il appartient à Miss Elsa Swenson, la femme la plus riche de la Galaxie, avec laquelle vous entretenez les meilleures relations...
Elsa, après avoir été agressée dans l'espace, avait en effet décidé d'acheter un aviso identique à ceux du S.S.P.P., rapide et puissamment armé, qu'elle avait toutefois fait aménager très confortablement.
-Lorsqu'elle a su que c'était pour votre usage, Miss Swenson a aussitôt accepté de louer son bâtiment. Je ne pense pas qu'elle l'aurait fait pour un autre que vous! Troisième exigence: seuls les androïdes domestiques peuvent débarquer sur Terrania XXVII. Or Ray, votre automate personnel est le seul à entrer dans cette catégorie, bien qu'il soit plus efficace que les autres machines du S.S.P.P. Je ne voulais pas lancer une équipe dans cette aventure sans un robot pour l'escorter et me fournir un rapport -détaillé ; vous voyez que les ordinateurs ne pouvaient sortir que votre nom !
-Et moi, quel est mon rôle dans cette histoire ? interrogea Mac Donald, resté muet jusque-là.
L'amiral lui lança un regard sévère.
-Vous êtes titulaire d'un permis de chasse !
-En effet. J'ai été invité l'année dernière par des amis, mais...
-Vous êtes donc un amateur très désireux de participer au safari, coupa Khov. Vos moyens limités ne vous permettant pas les voyages onéreux, vous avez profité de l'occasion offerte par votre ami pour l'aider à organiser cette expédition.
Comme Duck ouvrait la bouche pour répondre, l'amiral termina sèchement:
-C'est la version officielle. Vous voudrez bien la donner à tous ceux qui vous interrogeront, môme et surtout à cette Cora, qui s'empressera de bavarder!
Le teint de Mac Donald vira au rouge. La Sécurité Galactique avait de bons informateurs! Marc vola au secours de son ami.
- Si nous devons partir demain, je suppose que votre équipe est déjà prête, amiral, s'informa-t-il?
-Bien sûr! Nous avons sélectionné trois chasseurs de réputation interplanétaire.
Marc sursauta comme si son fauteuil était subitement branché sur le secteur.
-Vous voulez dire que nous devrons réellement emmener des touristes!
-C'est indispensable! Ils sont connus comme d'excellents fusils, et votre agence ne peut rêver meilleure publicité. Vous aurez d'abord Dick Hum- ber, quarante ans, président de la « Humber Galaxy Company ». Il a participé à de très nombreuses expéditions et la télévision a consacré un reportage au musée où il accumule ses trophées. Il y aura également Mrs. Barbara Nelson, laquelle avoue trente-cinq ans mais en a allègrement six ou sept de plus. Elle a usé trois maris, qui lui ont laissé des fortunes confortables. Quand elle ne chasse pas l'époux, elle tourne son énergie destructrice contre les divers fauves de la Galaxie. Elle a à son actif plus de vingt safaris sur des planètes différentes. Ce sera une excellente recrue.
-Et votre meilleur alibi, enchaîna Khov. Qui pourrait penser qu'une personnalité du tout New York aussi en vue travaille pour la Sécurité Galactique?
-Le troisième client est un certain Paul Steeman, reprit Neuman. Il dirige une entreprise d'électronique pour robots. Il a fortement insisté pour participer à ce premier voyage. Je l'ai... Enfin, Peggy l'a accepté, car il a été consacré l'année dernière meilleur tireur de l'Union Terrienne. Cette qualité pourra vous être utile.
-Et les autres? soupira Marc.
-Il y en a sept. Cette fois, ce sont des hommes de la Sécurité Galactique ayant tous une licence de chasseur. Ils seront commandés par Burk Douglas, qui a une certaine réputation dans les milieux cynégétiques. N'ayez crainte, ils sauront s'intégrer au groupe sans se faire remarquer.
-De quel armement disposerons-nous?
-Les vrais amateurs préfèrent les fusils à balles explosives, mais j'ai aussi prévu des fusils et pistolets-laser. Ce sont les seules armes qu'il est légalement permis d'emporter sur Terrania XXVII.
-Quel sera le but exact de notre mission?
-D'abord desserrer l'étau qui se referme sur les colons. Aux dernières nouvelles, la pression des « griz » se fait de plus en plus cruellement sentir.
-À douze, c'est un peu léger, grinça Marc.
-Ne croyez pas cela ! Vous n'avez à combattre que des animaux, et votre groupe est composé de sportifs expérimentés. Vous devriez arriver à un somptueux tableau de chasse qui permettra aux habitants de souffler. Ah ! J'oubliais un détail : un de mes hommes, Kirk Redberg, est exobiologiste. Il tentera de comprendre pourquoi les « griz » sont devenus subitement enragés. Peut-être s'agit-il d'une épidémie...
-Est-ce tout, amiral ? J'aimerais pouvoir profiter de mes dernières heures de liberté.
-Il n'en est pas question! Peggy a organisé pour ce soir un dîner avec vos clients, afin que vous fassiez connaissance. Ils commençaient à s'étonner de ne pas vous avoir encore rencontré ! Une dernière précision : vous poserez votre aviso sur l'astroport d'Armstrong-ville, le seul de Terrania XXVII. Vous serez accueilli par Birgit Anders, la nièce du gouverneur, qui s'est chargée de l'organisation matérielle de votre séjour.
Neuman détourna le regard, un peu gêné.
-La réception ne sera peut-être pas très cordiale. La population attendait une aide importante de la Terre, et non un groupe d'amateurs fortunés. Je compte sur votre sens de la diplomatie pour aplanir les difficultés.
Consultant l'horloge murale, il ajouta:
-Vous avez juste le temps de vous rendre au restaurant où Peggy vous attend. Bonne chance, messieurs. Si vous désirez me faire parvenir un message, passez par l'intermédiaire de Peggy. Officiellement, nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Marc et Duck se retrouvèrent bientôt sur le trottoir, devant l'immeuble du S.S.P.P. Mac Donald éclata d'un rire sonore.
-Drôle de mission! Pour une fois qu'on m'offre des vacances payées!
Il s'interrompit brusquement, le rouge aux joues.
-Désolé, Marc. J'oubliais que c'était à tes frais! L'amiral ne manque pas d'audace. Te faire financer sa combine!
Scrutant la circulation intense sur l'immense avenue, il soupira:
-Il ne va pas être facile de trouver un taxi.
Marc ferma un instant les yeux avant de répondre :
-Inutile, Ray vient nous prendre avec mon trans.
-J'oubliais que tu communiques avec lui par télépathie. C'est bien pratique!
-j'aimerais tout de même que cela reste un secret entre nous. Il est inutile que les autres rapprennent. Ray doit passer pour un simple robot domestique.
CHAPITRE II
-Les bagages sont embarqués, annonça Ray. Il ne nous reste plus qu'à attendre tes clients.
Ray ressemblait à Marc, en plus trapu. C'était une imitation d'être humain d'une hallucinante perfection. Il possédait même des poils rétractables pour imiter la barbe et de petits orifices laissant sourdre de la « sueur ». Seul un observateur très attentif aurait pu noter une certaine fixité des traits et du regard.
-J'aime bien aller en mission avec toi, Marc, mais celle-ci m'inquiète.
Le jeune homme ne s'étonna pas de cette manifestation de sensibilité étrange pour un androïde. Un robot ne peut éprouver de sentiments, c'est connu, admis, prouvé. Les ingénieurs cybernéticiens affirment que leurs créatures ne peuvent réagir qu'en fonction des programmes qui leur ont été fournis. Cependant, entre Marc et Ray, s'étaient noués d'étranges liens réalisant une sorte de symbiose homme-machine. Lorsque Ray percevait un danger pour son ami, un curieux trouble envahissait ses neurones électroniques, bloquant toute programmation antérieure, ne laissant place qu'à une dangereuse efficacité.
Ils attendaient en haut de la passerelle donnant accès au Neptune, le yacht d'Elsa Swenson. Marc en connaissait les qualités pour l'avoir utilisé à plusieurs reprises.
Mac Donald les rejoignit, très excité.
-La tour de contrôle vient de m'informer que nos passagers arrivent. Nous pourrons décoller dans quarante-cinq minutes, comme prévu.
En effet, un trans de belles dimensions s'arrêta bientôt sur la piste près des étais télescopiques du vaisseau. La première à monter à bord fut Mrs. Barbara Nelson. De taille moyenne, assez massive, le visage carré, elle avait une poignée de main énergique. Elle était suivie de Dick Humber, grand, la silhouette athlétique, la chevelure brune soigneusement ondulée. Il avait un visage ouvert éclairé par un sourire chaleureux qui découvrait des dents blanches bien rangées. Les autres passèrent derrière lui en bon ordre. Ray les conduisit dans la cabine-salon. Restée en arrière, Peggy semblait hésiter. C'était une authentique vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse. Elle était jusqu'alors la secrétaire de Khov. Parmi tous les agents qui défilaient dans le service, Marc était un de ses préférés.
-Je suis désolée, murmura-t-elle, que l'amiral vous ait joué ce mauvais tour. À votre retour, je vous remettrai un relevé strict des prélèvements effectués sur votre compte. Heureusement, nos clients ont tous payé, ce qui équilibrera vos frais.
-je vous fais entièrement confiance, Peggy.
Un peu de rose colora les joues de son interlocutrice.
-Prenez bien garde à vous, capitaine. Donnez souvent de vos nouvelles. J'ai prévu de ne jamais quitter le vidéophone du bureau.
-Rassurez-vous! J'ai infiniment de respect pour mon épiderme. Qu'allez-vous faire en attendant?
-Répondre aux dizaines de demandes qui affluent chaque jour. Si votre mission est un succès, on a prévu d'envoyer un autre groupe le mois prochain.
-J'espère qu'ils trouveront un nouvel accompagnateur, soupira Marc.
Deux employés arrivèrent pour retirer la passerelle mobile. Le sas refermé, Marc gagna le salon. Ray et Duck avaient déjà conduit les deux premiers clients à leur cabine. Un grand type blond à l'air détendu approcha de l'agent.
-Paul Steeman, se présenta-t-il. Je crois que nous allons passer un séjour intéressant.
-Je l'espère. Mais nous aurons le temps de faire plus ample connaissance quand nous serons dans le subespace. Pour l'instant, gagnez votre cabine et restez allongé. Les transitions sub-spatiales sont désagréables.
-Je connais ! Ce n'est pas mon premier voyage.
Bientôt, il ne resta plus que deux passagers, dont Burk Douglas, un solide quinquagénaire aux joues colorées et à la chevelure grisonnante coupée court.
-Durant cette expédition, nous sommes à vos ordres, capitaine Stone. Voici Kirk Redberg.
L'exobiologiste était grand, maigre, le teint pâle.
-J'ai emporté un nécessaire afin de pouvoir pratiquer un certain nombre d'analyses.
-J'espère que vous savez aussi tirer, répondit seulement Marc.
-Ne vous inquiétez pas, l'amiral m'a fait subir une formation accélérée. Je connais également tous les gibiers.
La voix de Mac Donald résonna dans l'interphone.
-Décollage dans dix minutes.
Son ami gagna le poste de commandes et s'installa dans le fauteuil du copilote. Au seuil de cette mission, il ne pouvait se défaire d'une vague impression de malaise.
***
Marc pénétra dans la cabine-salon où plusieurs personnes étaient réunies. Quatre jours s'étaient écoulés sans aucun incident, les chasseurs ayant essentiellement raconté leurs prouesses. Mrs. Nelson tendit un verre de vieux scotch à Marc.
-Prenez, il est excellent. Vous avez su choisir vos alcools avec goût.
-Merci, madame.
-Appelez-moi Barbara. Après tout, nous avons presque le même âge, minauda-t-elle.
Marc eut la délicatesse d'approuver. Humber, très en verve, s'exclama:
-Je trouve votre idée de lancer une agence spécialisée dans les safaris excellente. Si je suis satisfait du programme, je mettrai des capitaux dans votre affaire pour lui permettre de s'étoffer rapidement.
Avec un sourire entendu, il ajouta:
-Ma société est solide et je suis associé à Miss Swenson. Vous connaissez?
-Qui n'a pas entendu parler de la femme la plus riche de la Galaxie, persifla Mrs. Nelson.
-Avez-vous beaucoup chassé, Marc? reprit l'industriel.
-Disons que j'ai eu l'occasion de rencontrer nombre d'animaux sauvages.
-Moi, je pense avoir tiré sur les plus grands fauves de l'univers connu...
Marc n'écoutait que d'une oreille distraite le récit des exploits de son interlocuteur. Seul Steeman, lui, semblait passionné et posait des questions pertinentes. Ce fut avec soulagement que leur guide entendit annoncer:
-Émergence dans dix minutes. Gagnez vos cabines.
Mac Donald était déjà dans le poste de pilotage. Son camarade s'allongea et boucla ses sangles magnétiques.
Dès que le malaise de la transition fut dissipé, il se redressa. Ray lança soudain:
-Les détecteurs signalent la présence d'un astronef qui se dirige vers nous à grande vitesse.
L'écran central s'éclaira, révélant la silhouette d'un vaisseau.
-Est-ce un dénébien? s'enquit Marc.
-Il ne porte aucune marque d'identification, l'informa Ray. On dirait bien un navire pirate.
Quelques jurons traduisirent le réveil de Mac Donald.
-Comment fais-tu pour reprendre toujours connaissance avant moi, Marc?
Il jeta un regard sur l'image et grogna :
-Apparemment, nous avons un problème.
La lampe-témoin de la vidéo-radio se mit à clignoter. Du bout de l'index, Marc établit la liaison. L'homme qui apparut avait un visage carré, marqué d'une cicatrice, et un teint basané.
-Je suis le commandant Nac-Si. Je vous ordonne de stopper vos propulseurs et de me livrer votre bâtiment.
-Nous avons un plan de vol régulier, vous n'avez pas le droit de nous intercepter. Ce serait un acte de piraterie.
-Exact, capitaine, ricana le dénommé Nac-Si. Vous n'avez aucune possibilité de fuite. Si vous n'obéissez pas immédiatement, je vous détruis! Votre seule chance de survie est de vous rendre.
Mac Donald, qui consultait l'ordinateur, siffla.
-Ce type est fiché à la Sécurité Galactique, et la liste de ses méfaits suffirait à occuper une mémoire d'ordinateur. Il a été condamné à mort à plusieurs reprises, toujours par contumace, malheureusement.
Mentalement, Marc ordonna à Ray de préparer des missiles, tout en reprenant, l'air apeuré:
-Ne pouvons-nous discuter d'une rançon?
Un sourire féroce étira les grosses lèvres de Nac-Si.
-Mais certainement. Je sais que vous avez à votre bord de riches sportifs qui seront enchantés d'échanger leur liberté contre une partie de leur fortune. Seulement je veux aussi le yacht et intact!
-Nous sommes à portée de tir, émit Ray.
-Rapprochons-nous encore pendant quelques secondes. La surprise n'en sera que plus vive! pensa son ami en réponse.
À haute voix, il déclara:
-Je ne puis prendre une telle décision sans en référer à mes passagers. Ils se remettent à peine de la transition.
-Secouez-les ! Je vous accorde une minute. Pas une seconde de plus. Passé ce délai, je lâche mes torpilles.
L'appareil pirate occupait maintenant tout l'écran central.
-Feu! ordonna Marc.
Quatre missiles jaillirent des flancs du Neptune. Tandis que Ray suivait la course des engins, Marc railla:
-Je préfère cette solution!
Les yeux de Nac-Si étaient ronds de stupeur.
-Ce n'est pas possible, murmura-t-il. Un yacht ne peut être armé. Vous n'aviez pas le droit...
Obligé de brancher son écran protecteur à pleine puissance il ne pouvait riposter. Trois des missiles, rigoureusement synchronisés, atteignirent leur objectif et explosèrent au contact du champ de force. La dépense d'énergie fut telle que son générateur ne put la supporter et fondit. Le dernier projectile parvint alors au contact de la coque, et l'astronef du bandit fut transformé en un nuage irisé.
-Mon chef-d'oeuvre! s'exclama Ray avec une joie très humaine. C'est la première fois que j'arrive à guider trois missiles à la fois ! D'ordinaire, on ne peut en suivre que deux.
Duck essuya son visage humide de sueur.
-Si cela ne tenait qu'à moi, tu serais couvert de décorations. Maintenant, nous devons signaler à la Sécurité Galactique que nous avons fait son travail.
Marc réfléchit rapidement, le front soucieux.
-Rien ne presse ! Visiblement, ce brigand nous attendait et savait qui nous transportions.
-Notre départ n'a pas été discret, remarqua Ray. Humber a même fait une déclaration devant des journalistes.
-J'aimerais être certain que ce Nac-Si agissait seul et qu'on ne lui avait pas suggéré de monter cette embuscade.
-Nous ne pouvons garder le silence sur son attaque! objecta Duck.
-Pourquoi pas? rétorqua froidement Marc. Chaque année, il y a des pirates qui disparaissent. Par définition, c'est un métier dangereux où les loups se dévorent parfois entre eux!
Duck, indécis, secoua la tête.
-Tu as sans doute raison, soupira-t-il.
-Ray, cap sur Terrania XXVII. Prends contact avec la tour de contrôle de l'astroport pour avertir de notre arrivée.
Dans la cabine-salon, Marc retrouva Douglas et Redberg.
-Que se passe-t-il? demanda Burk. Il m'a semblé entendre le sifflement du départ d'une torpille.
-C'est exact, admit Marc sans émotion aucune. Un météore risquait de croiser notre route, et Ray a préféré le détruire.
Douglas afficha un sourire discret en murmurant:
-C'est l'hypothèse que j'avais envisagée. Si nous avions été agressés, je sais que vous auriez fait appel à mon expérience. J'ai été commandant en second à bord d'un de nos croiseurs.
-Croyez bien que je vous aurais demandé conseil, acquiesça Marc avec le plus grand sérieux.
CHAPITRE III
-Le Comité d'accueil est bien restreint, maugréa Humber avec irritation. Les autorités auraient pu se déranger! Nous sommes d'importantes personnalités, et nous venons les aider.
Le Neptune s'était posé sur l'astroport quelques minutes plus tôt. Une seule silhouette se tenait au pied de la passerelle ; celle d'une jeune fille de vingt-cinq ans environ, élancée, avec une chevelure auburn, un nez retroussé et des joues couvertes de taches de rousseur.
Marc descendit le premier, pendant que Duck s'efforçait de regrouper les passagers.
-Monsieur Stone? Je suis Birgit Anders, la nièce du gouverneur. Je suis chargée de vous convoyer.
Le ton sec prouvait que leur hôtesse n'était nullement satisfaite de cette corvée.
-Je constate que vous avez fait une bonne traversée, ajouta-t-elle.
Il y avait une nuance de regret dans sa voix.
-La semaine dernière, expliqua-t-elle aussitôt, nous attendions un cargonef qui devait nous livrer des hélijets, des communicateurs radio, des munitions et des pièces de rechange qui nous font cruellement défaut. D'après un message tronqué, il semble qu'il ait été arraisonné par un pirate!
-Je puis vous affirmer qu'il n'y a actuellement plus de pirate dans ce système solaire, assura Marc, très sérieux.
Birgit désigna deux véhicules montés sur roues.
-Ils sont destinés à votre expédition. Tous les hommes disponibles étant mobilisés pour notre défense, vous devrez les charger vous-mêmes. En attendant, avancez jusqu'au salon de l'astroport.
Tandis que Ray s'affairait, les voyageurs pénétrèrent dans le bâtiment préfabriqué attenant à la tour de contrôle. Humber ne pouvait s'empêcher d'afficher un air méprisant devant la pauvreté des installations.
Barbara Nelson, vêtue d'un pantalon et d'une veste de toile aux poches multiples, ironisa:
-Souriez, Dick. On dirait que c'est la première fois que vous débarquez sur une planète en voie de développement.
Dans le salon, de simples chaises étaient préparées. Birgit monta sur une petite estrade. Elle regarda un instant les visiteurs puis commença:
-Nous avons actuellement sur Terrania XXVII de gros problèmes, aussi espérions- nous une aide importante de la Terre. Or tout ce qu'elle nous envoie est un groupe d'amateurs. Vous comprendrez donc notre déception. Néanmoins, vous n'êtes en rien responsable de cette situation, et je dois vous mettre en garde.
Comme elle effleurait une touche, un écran s'éclaira, montrant l'image d'un ours de grande taille, au pelage bleu vif. Il avait un museau pointu, sa gueule à demi ouverte laissait deviner des crocs solides, et ses pattes se terminaient par de longues griffes acérées.
-Voilà votre adversaire. Je dis bien adversaire et non gibier. Si vous restez ici, vous verrez rapidement que c'est vous qui risquez de devenir gibier. Depuis plusieurs mois, les « griz » se sont groupés en bandes qui attaquent nos troupeaux et nos fermes. Ils se sont même risqués à rôder autour d'Armstrong-ville. Plusieurs centaines de nos compatriotes ont déjà trouvé la mort. Si vous le souhaitez, vous pouvez repartir immédiatement; sinon, nous déclinons toute responsabilité pour les accidents qui pourraient survenir.
Elle s'interrompit afin de laisser à ses auditeurs le temps de réfléchir.
-Quand commençons-nous? lança Steeman.
-Dès que votre matériel sera déchargé. En attendant, vous trouverez des rafraîchissements au bar automatique.
Mrs. Nelson donna l'exemple en se levant, bientôt suivie par les autres chasseurs. Birgit, qui venait vers Marc, lui jeta avec hargne:
-Cessez de me dévisager! Je sais que je suis moche, il faudra vous y faire!
Un grand éclat de rire ponctua sa phrase.
-C'est vrai, clama Duck. Quelle idée de se promener avec des taches sur la figure.
Les yeux verts de Birgit étincelèrent de colère, puis s'arrondirent de surprise lorsqu'elle découvrit le visage de Mac Donald. Ce dernier lui prit familièrement le bras en continuant gaiement
-Au lieu de cultiver vos complexes, offrez-moi un verre. Nous pourrons faire connaissance.
Elle hésita, tenta de dégager son bras, sourit finalement :
-Je pense que je vous dois des excuses. Venez goûter un alcool de fabrication locale. Il ressemble au scotch de la Terre.
***
Les deux véhicules démarrèrent. Ray avait réparti les chargements, et chaque camion pouvait emporter huit personnes. Birgit conduisait le premier, Duck avait d'autorité pris place à côté d'elle, et cinq des hommes de Neuman occupaient l'arrière. Marc et Ray se trouvaient dans le second, en compagnie des autres Terriens. Une liaison radio permanente leur permettrait de communiquer.
Le convoi traversa Armstrong-ville. C'était une agglomération typique des planètes en voie de développement: des rues rectilignes bordées de maisons ne dépassant pas un étage, construites en bois, en briques et en éléments préfabriqués. Bien que ce fût le milieu du jour, il n'y avait guère d'activité en dehors des petits groupes d'hommes en armes qui patrouillaient.
La voix de Birgit retentit dans le haut-parleur:
-Nous prenons la route du Nord. Notre destination est une grande ferme à trois cents kilomètres d'ici. Nous y passerons la nuit. À partir de maintenant, vous devez tenir vos armes prêtes et rester vigilants.
L'annonce provoqua un certain remue-ménage. Les chasseurs vérifièrent l'approvisionnement de leurs armes. Marc palpa le pistolaser qu'il portait à la ceinture.
-Oui, c'est une pure merveille, clama Humber en montrant son fusil. Il m'a coûté fort cher mais il est d'une qualité exceptionnelle.
-Nous verrons, mon cher, ironisa Mrs. Nelson, s'il vous permettra de réaliser un meilleur score que les nôtres.
Les dernières maisons franchies, ils débouchèrent dans une plaine vallonnée qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Champs et prairies alternaient harmonieusement. La route bien entretenue serpentait entre les collines, et les premiers kilomètres furent rapidement avalés. Les nouveaux venus commençaient à souffrir de la chaleur, car le soleil tapait dur.
-Ils auraient pu prévoir un véhicule climatisé, grommela Humber en s'essuyant le visage. Ou au moins un toit opaque, pour nous protéger du soleil.
Birgit répliqua aussitôt d'un ton sec:
-Toutes les coupoles ont été démontées. Les « griz » se dissimulent souvent dans les arbres et sautent sur les voitures. Comme ils pèsent plus de deux cents kilos, ils enfoncent le plastique et empêchent les passagers de sortir. En restant à l'air libre, vous conservez une chance de pouvoir sauter du camion.
Humber grimaça en entendant cette précision désagréable.
-Ne faites pas cette tête, dit Barbara. J'aperçois une forêt à l'horizon. Nous serons au moins à l'ombre !
Effectivement, un quart d'heure plus tard, la route s'engageait dans un bois touffu. De grands arbres ressemblant à des chênes et à des marronniers dispensaient une ombre agréable.
Birgit ralentit l'allure, observant avec attention les alentours. Puis elle immobilisa son engin.
-Restez sur vos gardes, recommanda-t-elle.
Tendus, les chasseurs scrutèrent les buissons sans rien discerner de suspect.
-Cette petite est bien nerveuse, ricana Humber. Nous perdons notre temps!
Marc sauta à terre, son pistolaser à la main, et approcha de ses compagnons.
-Voyez-vous quelque chose? murmura-t-il.
-Non ! Mais je sais qu'il y a des « griz » par ici, souffla Birgit.
Plusieurs minutes s'écoulèrent en silence. Marc nota que par endroits, les marronniers avaient perdu une grande partie de leurs feuilles.
-Je crois que nous pouvons repartir, sourit Duck. L'intuition féminine est une chose merveilleuse, mais il ne faut pas en abuser!
Birgit lui imposa silence d'un air impatient.
-Donnez-moi votre chapeau !
Étonné, Duck lui tendit son couvre-chef. D'un geste coulé, elle le lança sur un buisson épineux distant d'une dizaine de mètres. Mac Donald n'eut pas le temps de protester. Un « griz » sauta d'un arbre et, d'un coup de patte aussi vif que précis, déchiqueta l'objet. Puis il se dressa sur ses pattes arrière avec un grognement sourd.
Une détonation retentit. Atteint d'une balle en plein coeur, l'animal s'écroula, foudroyé.
-Joli coup, marmonna Humber à l'adresse de Steeman, qui venait de tirer.
Avec une certaine animosité dans la voix, il ajouta :
-La galanterie eut cependant voulu que vous laissiez à Mme Nelson l'honneur du premier coup de fusil.
Il ne put poursuivre sa remontrance. Les fourrés s'écartaient de toutes parts, révélant de nombreuses bêtes; plus d'une vingtaine, qui attaquèrent aussitôt. À quatre pattes, elles se déplaçaient plus vite qu'un homme à la course. Le groupe des chasseurs resta une seconde méduse.
-Tirez, tirez ! hurla Birgit.
Des coups de feu éclatèrent enfin, de plus en plus nombreux, auxquels se mêlait le sifflement des lasers. Marc abattit deux « griz » ; le second s'effondra à moins de deux mètres de lui. Un cri le fit se retourner. Un monstre venait de tomber sur l'avant du véhicule. Mac Donald, trop près, ne pouvait dégager son fusil. La créature levait déjà son énorme patte mais s'immobilisa soudain. Marc venait de la toucher entre les deux yeux! D'un furieux coup de crosse, Duck repoussa la grande carcasse qui roula sur le sol, puis il se remit à tirer avec vigueur.
La situation se stabilisait. Passé le premier instant de stupeur, les arrivants s'étaient repris et entretenaient un feu nourri qui maintenait les animaux à distance. Steeman n'avait pas usurpé son titre : ses balles faisaient toujours mouche ; Barbara Nelson se débrouillait bien, elle aussi, mais en raison de la masse et de la résistance de leurs opposants, il fallait souvent plusieurs projectiles pour en venir à bout. Les membres de la Sécurité Galactique agissaient avec sang froid, méthodiquement. Enfin, dans un rugissement féroce, le dernier agresseur s'abattit à terre.
Le silence retomba, pesant. Les hommes essuyèrent discrètement leur front couvert de sueur.
-Excellent début ! proclama Humber, les traits encore contractés. Pour ma part, je suis certain d'avoir tué six « griz » et d'en avoir touché six autres.
La remarque détendit les chasseurs qui, très volubiles, contèrent leurs exploits. Comme il est de règle, le total de leurs victimes dépassait le double du nombre de bêtes réellement abattues. Kirk Redberg, très pâle, sauta de son camion. Il portait de nombreux instruments scientifiques à sa ceinture.
-Je désire examiner quelques spécimens.
-Prenez garde, recommanda Birgit, il est dangereux de s'aventurer dans les buissons.
Marc ordonna mentalement à Ray:
-Accompagne-le, au cas où un « griz » ne serait que blessé. Prends un fusil pour éviter d'utiliser ton laser digital. Il est inutile de montrer tes petits talents.
En effet, de l'index droit de Ray pouvait jaillir un rayon aussi puissant que celui d'un pistolaser.
Duck s'épongea le visage et s'exclama, en désignant le « griz » tombé devant lui :
-Merci, Marc ! Sans toi, cette maudite bestiole aurait sérieusement malmené mon beau profil.
-Vous tirez vite et juste, monsieur Stone, et vos amis aussi, remarqua Birgit. J'ai peut-être été injuste avec vous, il se peut que vous nous rendiez réellement service.
-Moi, je vous dois des excuses, Birgit, intervint Duck. Comment avez-vous deviné qu'il y avait des « griz »?
La jeune fille sourit avec malice, sans répondre.
-Les feuilles, murmura Marc.
-Que veux-tu dire?
-Pendant le voyage, j'ai demandé à l'inducteur psychique de me donner toutes les connaissances accumulées sur les « griz ». Ils sont herbivores et se nourrissent des feuilles de ces curieux marronniers. Ceux-ci ont été dégarnis il y a peu de temps.
Birgit éclata de rire.
-Très exact! Vous êtes observateur. Ce sera un plaisir de voyager avec vous.
-Nous avons une certaine habitude des planètes primitives.
Duck posa le bras sur les épaules de la jeune fille en assurant:
-Je ne suis sans doute pas aussi intelligent que Marc, mais j'ai beaucoup d'autres qualités. Si vous êtes gentille, je vous les ferai découvrir!
Redberg revenait, suivi de Ray.
-J'ai pratiqué un certain nombre de prélèvements. Nous pouvons repartir.
CHAPITRE IV
Au milieu de l'après-midi, le convoi émergea de la forêt sans avoir fait d'autres mauvaises rencontres.
-Dans une heure, nous aurons atteint notre objectif, annonça Birgit.
Une vaste prairie à l'herbe haute s'étendait à perte de vue. Bientôt, les chasseurs distinguèrent une construction à l'horizon. À l'approche des véhicules, de grands oiseaux semblables à des vautours s'envolaient à présent. Intrigué, Marc saisit une paire de jumelles. Il ne put retenir une exclamation !
-Duck, regarde ça!
Les prés étaient parsemés de cadavres de bovidés à moitié dévorés par les charognards. Pour certains, seul le squelette subsistait.
La ferme comportait un bâtiment principal à un étage et des dépendances. Plus ils s'en approchaient, plus les vautours étaient nombreux. Ils ne s'envolaient même plus en entendant le bruit des moteurs.
Très inquiète, Birgit accéléra, et ils pénétrèrent enfin dans la cour de la ferme. Stupéfaits, l'estomac tordu par de douloureuses nausées, les Terriens contemplèrent l'abominable spectacle. Une vingtaine de carcasses de vaches et de veaux jonchaient le sol, entourées de restes de « griz ». La porte et les fenêtres du bâtiment étaient brisées.
Birgit sauta à terre, suivie de Duck. Ils furent aussitôt rejoints par Marc et Ray. Le rez-de-chaussée comportait une grande salle de séjour, qui avait dû être une pièce agréable. Pour l'heure, il y régnait un grand désordre. Les corps de quatre personnes, affreusement déchiquetés, gisaient sur le carrelage. Deux hommes, une femme et une petite fille.
-Ce n'est pas possible, balbutia Birgit, le visage ravagé de larmes.
Duck passa avec douceur le bras autour des épaules de la jeune fille.
-Venez, il est inutile que vous restiez plus longtemps ici.
Il dut presque la porter à l'extérieur.
-Ray, creuse une fosse, ordonna Marc. Il faut ensevelir ces malheureux.
Les chasseurs, informés, jetaient des regards inquiets sur la savane où le soleil déclinait.
-Ce coin est sinistre, grogna Dick Humber. Nous devrions filer immédiatement.
Birgit, qui avait retrouvé un peu de calme, intervint.
-C'est impossible. Où que nous décidions d'aller, nous aurons des zones de forêt à traverser. Or les « griz » attaquent même la nuit. Ils nous sentiront alors que nous ne pourrons les voir, et il leur sera facile de nous exterminer. Nous devons rester ici!
-Jamais je ne pourrai fermer l'oeil ! protesta Mrs. Nelson. Je désire retourner sur Terre. Appelez un hélijet!
-Le gouverneur ne dispose que de rares appareils en état de voler. Ils sont réservés aux situations désespérées. L'arraisonnement du cargo par les pirates a été une véritable catastrophe, rétorqua Birgit.
-Ne nous affolons pas, trancha Marc avec autorité. Dès que Ray aura donné une sépulture décente à ces pauvres gens, nous nous installerons dans le bâtiment. Monsieur Douglas, voulez-vous prendre dans les camions les provisions nécessaires pour ce soir et des munitions en quantité suffisante pour repousser une éventuelle attaque?
-À vos ordres!
Douglas se mordit les lèvres pour ne pas ajouter, « capitaine ».
-Je vais vous aider, décida Paul Steeman. Cela me détendra les nerfs!
Marc choisit encore quatre membres de la Sécurité Galactique et leur demanda de se poster en sentinelles jusqu'à la tombée de la nuit.
Le dîner dans la grande salle qui avait repris un aspect normal fut assez maussade. Paul Steeman réagit le premier.
-En venant sur Terrania XXVII, nous savions que nous aurions à affronter ce genre de problème. Si nous n'étions pas d'accord, il fallait rester sur Terre pour faire des cartons sur des cibles mobiles ! Nous ne pouvons pas renoncer devant la première difficulté.
-Merci, Paul, soupira Marc. La journée a été pénible. Allez vous coucher. Nous monterons la garde avec Ray, cette nuit.
Lorsque les chasseurs eurent gagné le premier étage, Birgit hésita un instant, puis sortit en disant qu'elle souhaitait respirer un peu d'air frais.
Resté seul avec Marc, Duck marmonna :
-Nous jouons un jeu idiot. Neuman imagine- t-il réellement qu'un petit groupe comme le nôtre pourra lutter contre ces monstres? Il faudrait des centaines d'hommes, des hélijets et des moyens importants.
-Comme disait Paul, pas de défaitisme. Aujourd'hui, nous avons réalisé un beau tableau. Vingt et un « griz »! Ray les a comptés. À ce rythme, nous devrions obtenir un résultat honorable. Les observateurs estimaient à un millier le nombre de griz vivant sur cette partie du continent !
-Alors, ils ont fait venir leurs cousins des autres régions, ricana Duck. Je prends le premier quart de garde. Je ne voudrais pas laisser Birgit trop longtemps seule.
À l'extérieur, il admira un instant le ciel où les étoiles brillaient avec une extraordinaire intensité. L'air était tiède mais la brise apportait une désagréable odeur de chairs pourries. Un sanglot étouffé attira son attention. Birgit était assise sur la première marche du perron. Il s'installa en silence à côté de la jeune fille, qui se jeta contre lui en pleurant:
-Duck, c'est épouvantable ! Une telle horreur n'est pas possible! J'ai passé toute ma jeunesse dans une ferme comme celle-ci. J'étais un peu esseulée parmi les adultes, je n'avais qu'un ami, et c'était un « griz ». Tous les jours j'allais le voir, nous nous rencontrions à l'orée de la forêt. Je lui apportais des friandises, des gâteaux, des bonbons. Nous jouions pendant des heures. C'était un compagnon merveilleux, dénué de la moindre agressivité.
-Les choses changent, murmura Duck.
-Pourquoi? Les fauves tuent pour se nourrir ou se défendre. Ce n'est pas le cas ici. Ils sont herbivores, mais ils attaquent sciemment bêtes et hommes. Ils ont un comportement humain! Jusqu'à présent, l'homme était la seule créature à tuer sans nécessité.
-Allez vous reposer. Demain, vous aurez besoin de toute votre énergie.
Les lèvres de Birgit effleurèrent la joue de son confident.
-Je ne pourrai pas dormir. Restons encore un peu ici. C'est vrai, vous êtes gentil.
CHAPITRE V
-Dans moins d'une heure, nous serons arrivés, annonça Birgit.
Parti à l'aube, le convoi se dirigeait vers un hameau baptisé sans originalité York 17. La route traversait une région où prairies et boqueteaux alternaient. Aucun « griz » ne s'étant manifesté, le moral de l'équipe était au beau fixe. Humber discutait avec Mrs. Nelson de leurs performances; à entendre leur conversation, il était évident qu'ils avaient effectué la majeure partie du travail.
York 17 était une minuscule bourgade édifiée dans une cuvette, dominée par de petites collines. Les chasseurs la découvrirent après avoir franchi un col. Birgit freina brusquement. Plus d'une centaine de « griz » encerclaient le village. Ils se lançaient à l'assaut des maisons, d'où jaillissaient des rayons lasers qui semaient la mort parmi eux. Acharnés, les animaux poursuivaient leurs attaques sans se soucier des pertes. Chaque fois qu'une bête tombait, une autre prenait sa place.
Marc observa la scène à la jumelle.
-Il n'y a que dix fusils. Les habitants ne vont pas tarder à être submergés, d'autant qu'ils tirent fort mal.
-Les « griz » sont très nombreux, intervint Humber. Ce serait folie de vouloir les attaquer. Il n'y a pas de déshonneur à refuser un combat inégal, d'autant que nous sommes des vacanciers et non des soldats. Là, cela devient l'affaire des forces de l'ordre. Nous devons les prévenir.
-Très drôle, ricana Birgit. Malheureusement, les alentours sont riches en minerai de fer magnétique et empêchent les liaisons radio. D'ordinaire, on utilise le téléphone, mais la ligne est coupée depuis des semaines. Monsieur Stone, que décidez-vous?
-Une attaque groupée prenant les « griz » à revers peut réussir.
-C'est idiot! s'écria Humber, très pâle. Vous n'avez pas le droit de nous envoyer à la mort ! Nous vous avons payé, vous êtes à notre service ! Je vous ordonne de faire demi-tour!
Les mâchoires crispées par la colère, Marc répliqua d'un ton sec:
-Je refuse. Néanmoins, vous pouvez rester ici avec Mrs. Nelson et Steeman.
Ce dernier répondit aussitôt avec un léger sourire.
-Je vous accompagne, Marc. Ces pauvres gens ont besoin d'aide. Vous nous aviez promis d'intéressantes occasions de tir. Vous tenez parole.
-Moi aussi, je vous suis, décréta Barbara. Si je filais, je ne pense pas que je retrouverais le sommeil un jour.
Humber ouvrit la bouche pour protester, mais aucun son ne sortit. Il réalisait qu'en restant seul, il n'aurait aucune chance de s'en sortir.
-Redberg, reprit Marc, savez-vous conduire ce camion ?
-Naturellement!
-Prenez la place de Ray. Son tir sera plus efficace que le vôtre! Duck, tu es prêt?
-Tout est paré! Nous attendons ton signal. Prenez garde, Birgit affirme que les « griz » sont capables de sauter sur un véhicule en marche.
-O.K.! Allons-y, et visez juste.
Les deux engins s'ébranlèrent. Marc émit psy- chiquement, à l'intention de Ray qui tenait le fusil-laser de Redberg:
-Ouvre le feu dès que nous serons à bonne portée. Il faut dégager la route!
Brusquement, les animaux attaquèrent. Ils étaient encore plus nombreux que Marc ne l'avait craint. Les camions ne pouvaient rouler vite, car il leur fallait éviter les assaillants. Une collision de plein fouet à bonne allure aurait causé des dégâts capables de les immobiliser.
Une fraction de seconde, Marc resta paralysé. Les cibles étaient multiples, changeantes, et il était difficile de choisir. Puis il respira profondément pour se calmer: viser, tirer, viser, tirer... Les détonations l'assourdissaient. Soudain, il eut la vision d'une patte énorme. D'un mouvement instinctif, il se rejeta en arrière, et les griffes ne firent qu'arracher un morceau de sa veste. Il fit feu à bout portant, et le « griz » retomba à terre.
Tirer, tirer toujours... Un hurlement d'agonie détourna l'attention de Marc. Un des hommes de Douglas, un grand type blond, oscillait sur la ridelle du véhicule. Il n'avait plus de visage et il lui manquait un bras. Un cahot le fit basculer à l'extérieur.
-Nous ne pouvons rien pour lui, il est mort! émit Ray.
Le village était maintenant tout proche. Il sembla à Marc que le nombre des bêtes diminuait. Elles hésitaient à approcher:
-Duck, appela le jeune homme par radio, ralentis, nous devons en éliminer le plus possible !
Les chasseurs retrouvaient leur souffle. Ils tiraient plus calmement et plus juste, devant maintenant chercher leurs cibles. Marc prit l'initiative d'un changement de tactique.
-Birgit, effectuez un cercle autour du bourg. Nous devons débusquer les « griz » qui se trouvent encore là.
Lentement, le premier camion vira, Redberg, derrière, fit de même. Les monstres fuyaient à présent dans toutes les directions. Une dizaine furent encore abattus avant qu'ils ne se mettent hors d'atteinte.
Dans le hameau, une douzaine de personnes les accueillirent avec des cris de joie. Un homme grand, sec, les traits tirés et le visage mangé par une barbe de plusieurs jours, avança:
-Vous êtes arrivés juste à temps. Les ours étaient là depuis trois jours. Nous avons bien cru qu'ils allaient réussir à nous exterminer.
Il conduisit les nouveaux venus jusqu'à une baraque dont l'enseigne de bois peint proclamait la vocation: « Alimentation - Bar ». Le premier verre vidé, le villageois reprit:
-La semaine dernière, les « griz » ont commencé à attaquer nos troupeaux. Nous avons essayé de les protéger ; impossible. Alors nous nous sommes repliés ici en emmenant les reproducteurs.
-Pourquoi ne pas avoir appelé Armstrong- ville? s'étonna Duck.
-Nous avons voulu le faire, mais nous n'avons pu obtenir de communication.
L'atmosphère se réchauffait, détente après une tension extrême. Plus forte que les autres, la voix de Humber domina le brouhaha.
-J'ai battu tous mes records, affirmait-il. Je pense avoir été le plus efficace.
-Sans vouloir diminuer vos mérites, contra Steeman, c'est à Ray que revient la palme. Je l'ai bien observé, et chacun de ses tirs faisait mouche.
-Vous ne pouvez me comparer à un androïde !
Les chasseurs avalèrent rapidement un repas à base de boîtes de conserve puis furent répartis dans les différentes maisons pour la nuit.
Marc et Duck restèrent avec Birgit, Douglas et le chef de la petite bourgade.
-Les « griz » ont subi des pertes considérables, commenta ce dernier. Nous devrions donc avoir quelques jours de répit. Malheureusement, plus tard, nous risquons fort d'assister à un retour offensif.
-Pourquoi n'abandonnez-vous pas les lieux? intervint Marc. Repliez-vous sur Armstrong-ville.
Son interlocuteur secoua la tête.
-Ces misérables maisons et les quelques têtes de bétail survivantes constituent notre seule fortune. Nous avons travaillé dur pour l'acquérir. Si nous les abandonnons, il nous faudra des années pour retrouver des reproducteurs adaptés aux conditions climatiques locales!
-Nous devons repartir demain, soupira Marc.
-Je le sais! Pourriez-vous escorter les enfants et leurs mères jusqu'à Armstrong-ville ?
-Combien sont-ils?
-Six enfants et trois femmes.
-Nous nous serrerons un peu, accepta Marc. Pensez-vous pouvoir résister à une nouvelle attaque ?
L'homme détourna la tête, gêné...
-Jusqu'à ces dernières semaines, nous n'avions jamais tenu une arme et nous sommes encore bien maladroits. Évidemment, si nous avions avec nous un ou deux bons fusils, nos chances seraient plus grandes. Ils nous entraîneraient et nous conseilleraient.
Marc regarda Douglas, qui se gratta la tête avec perplexité.
-Il se pourrait, marmonna-t-il, que deux de mes amis souhaitent rester. Je vais leur poser la question.
Il sortit sous le regard intrigué de Birgit tandis que Marc reprenait :
-Il serait prudent d'être prêts à l'aube si nous voulons atteindre la capitale avant la nuit.
CHAPITRE VI
Les chasseurs achevaient leur petit déjeuner. Humber pérorait avec ses amis. Steeman semblait boire ses paroles.
-Mon association avec Miss Elsa Swenson est solide, et nous ne tarderons pas à la compléter par d'autres liens.
Il eut un sourire entendu puis continua, baissant le ton :
-L'annonce officielle de nos fiançailles se fera dès mon retour.
Marc eut l'impression qu'un bloc de glace tombait sur ses épaules. Elsa! La femme qu'il aimait! Celle vers laquelle il revenait toujours! Seuls leur caractère indépendant et le désir qu'ils avaient de poursuivre leurs existences professionnelles les avaient empêchés de vivre ensemble. Elsa était jeune, il était légitime qu'elle désire un homme qui soit toujours auprès d'elle et non un météore volant de planète en planète. Depuis longtemps, son amant attendait et redoutait une telle nouvelle.
-Est-il vrai, demanda Barbara, qu'elle possède un îlot secret dans le Pacifique?
-Une véritable merveille! Elle y donne des réceptions grandioses! Je vous promets de vous inviter tous, dès que possible. Vous verrez, la maison est aménagée avec un luxe inouï et un goût parfait. Un véritable musée !
Cette affirmation troubla Marc. Il avait passé de merveilleux moments en tête à tête avec Elsa sur cet îlot. Or les installations étaient discrètes, très fonctionnelles et confortables mais sans aucune oeuvre d'art!
L'arrivée de Duck mit fin à la conversation.
-Les femmes et les enfants ont pris place dans les camions. Nous pouvons partir.
Humber se leva en grommelant:
-Il nous faut voyager avec cette marmaille piaillante! Pourquoi devons-nous retourner à Armstrong-ville? Ce n'était pas prévu dans notre programme.
Marc rétorqua, plus sèchement qu'il ne l'eût voulu.
-Mon agence s'est seulement engagée à vous fournir de nombreuses occasions de tir. L'itinéraire était laissé à mon appréciation. Je crois avoir, jusqu'à présent, souscrit à mes engagements!
Mrs. Nelson éclata d'un rire sonore.
-Je reconnais que vous n'avez pas laissé nos fusils se rouiller! Je n'ai jamais participé à un safari aussi passionnant!
Ce fut au milieu des pleurs et des dernières embrassades que le convoi s'ébranla. Marc avait pris sur ses genoux un gamin blond de six ans qui s'efforçait bravement de retenir ses larmes.
Barbara Nelson agita la tête en tous sens puis lança :
-Ne manque-t-il pas deux personnes?
-Nos amis ont préféré rester au village, où ils pensent pouvoir être utiles, dit précipitamment Douglas. Ils nous rejoindront plus tard.
-Ils sont morts de peur, ricana Humber.
-Sans doute sont-ils très courageux, au contraire, murmura sa coéquipière.
La route directe pour Armstrong-ville serpentait entre des collines. Ils avancèrent rapidement jusqu'à midi. Aucun « griz » n'était visible. À l'horizon se dressa enfin une forêt imposante.
-Nous devons traverser ces bois, annonça Birgit. Soyez sur vos gardes.
Elle ralentit quelques minutes plus tard et stoppa. Le deuxième véhicule arriva à la hauteur du premier.
-Que se passe-t-il? demanda Marc.
Pour toute réponse, la jeune fille désigna les premiers arbres. La plupart ne portaient plus une seule feuille!
-Il doit y avoir une jolie colonie de « griz » dans le coin, grogna Duck. Qui sait même s'ils ne se dissimulent pas dans ces hautes herbes?
Comme pour lui donner raison, la savane parut se couvrir de fourrures bleues. Elles ondulaient, donnant l'impression d'une gigantesque vague se lançant à l'attaque d'un îlot.
-Ils ne sont qu'un millier! ricana Duck. Il semble que depuis la dernière estimation, ils aient fait bon nombre d'enfants ! Neuman aurait dû leur envoyer un traité de contraception! Que faisons- nous?
Marc regarda un instant la houle bleutée qui approchait. Des centaines et des centaines d'ours!
-Filons! Ils sont trop nombreux!
Tandis que les camions effectuaient un difficile demi-tour sur la route étroite, les chasseurs ouvrirent le feu sur les bêtes qui étaient déjà à bonne portée. Les engins roulèrent d'abord lentement, conservant une distance constante avec leurs poursuivants, ce qui permit aux Terriens de continuer à tirer. De longues minutes s'écoulèrent. Acharnés à poursuivre leurs proies, les « griz » ne renonçaient pas, malgré le nombre des cadavres qui parsemaient la route.
Volubile, Humber ponctuait chacun de ses coups de feu d'exclamations satisfaites. Calme, méthodique, Paul Steeman visait juste. Après avoir perdu nombre de congénères, les animaux finirent par abandonner. Quelques minutes plus tard, Birgit arrêta son camion. Elle fut rejointe par Marc et Ray alors qu'elle dépliait une carte.
-Nous sommes bloqués, s'inquiéta-t-elle. Jamais nous ne pourrons franchir cette forêt.
-Si nous la contournions? suggéra Duck.
-Il n'y a qu'une vieille route, une mauvaise piste, et j'ignore si elle est encore praticable!
-Je crois que nous n'avons pas le choix, observa Marc.
Ray examinait la carte avec attention.
-Le terrain sera difficile. Si nous ne voulons pas surcharger les générateurs atomiques des véhicules, il ne faudra pas dépasser les 60 km/h, ce qui augmentera notablement la durée du voyage et fera rouler de nuit.
-Autant repartir tout de suite, alors, décida Mark. Duck, tu relaieras Birgit au volant. Arrange- toi avec Douglas pour assurer une veille permanente. Moi, je vais annoncer le détour à nos clients. Ils risquent de ne guère l'apprécier.
Naturellement, Humber éleva aussitôt une foule d'objections. Énervé, Marc lança, pour conclure :
-Si vous avez une autre solution, je vous écoute.
Ce fut Barbara qui répondit:
-Ne perdons pas de temps à discuter. Je vous fais entièrement confiance, mon cher Marc.
Après quelques kilomètres, Birgit abandonna la route pour un simple chemin de terre. Jusqu'à la nuit, le convoi chemina sans incident, en dehors de la poussière soulevée qui ocra les visages.
-Nous nous traînons, grommela Humber, ne peut-on aller plus vite?
-Il faut ménager les générateurs.
-Je savais bien que nous étions trop chargés! Qu"aviez-vous besoin de vous encombrer de tout ce monde ? C'était au gouvernement de s'en occuper.
Marc désigna le gamin qui s'était endormi sur ses genoux.
-Je voulais qu'il ait une chance de vivre. Maintenant, si vous n'êtes pas satisfait, vous pouvez descendre, et je vous rembourse immédiatement le prix de votre safari !
A minuit, le jeune homme ordonna une halte pour permettre à chacun de se dégourdir les jambes.
-N'êtes-vous pas trop fatiguée, Birgit?
Leur guide secoua la tête, faisant voleter sa chevelure rousse.
-Non, Marc. Duck a conduit depuis la tombée de la nuit. Je me suis contentée de le guider. Avec un peu de chance, nous arriverons à l'aube. Je rêve d'un grand bain pour me débarrasser de toute cette poussière !
CHAPITRE VII
Marc fut introduit dans le bureau du gouverneur. Greg Anders était grand, mince, avec des cheveux et des sourcils grisonnants qui accentuaient son air austère.
À l'aube, le convoi avait enfin rallié Armstrong- ville, et Marc avait réussi à caser ses passagers dans le seul hôtel de la capitale tandis que Duck accompagnait Birgit à sa villa. Il était évident que ce dévouement n'était pas dénué d'arrière-pensées.
En début d'après-midi, une convocation urgente du gouverneur avait tiré Marc de son lit.
-Asseyez-vous, monsieur Stone, commença Greg Anders en désignant un profond fauteuil.
Lui-même s'installa derrière une table de travail couverte de dossiers.
-Je tenais à vous remercier pour l'aide que vous avez apportée aux habitants d'York 17. Ma nièce m'a fait en fin de matinée un rapport détaillé sur votre action.
Avec un discret sourire, il ajouta:
-Birgit n'a pas un excellent caractère mais elle est observatrice, et votre ami Mac Donald est d'une nature expansive. Ils paraissent s'entendre à merveille. Malgré les épreuves subies, je n'ai jamais vu cette petite aussi enjouée.
Marc attendit la suite avec inquiétude, craignant d'avoir à subir les foudres de son interlocuteur.
-Ce qu'elle a appris m'a étonné puis m'a forcé à réfléchir. Ainsi, vous avez quitté le S.S.P.P. très récemment pour monter une agence de voyages spécialisée dans les safaris. Vous avez recruté une équipe particulièrement efficace, ce dont je vous félicite.
Comme Marc restait muet, son hôte reprit, d'un ton où perçait une pointe d'ironie :
-J'ai pensé vous aider à mieux organiser votre expédition en vous fournissant des précisions sur les emplacements occupés par les « griz ».
Il se leva et se dirigea vers une grande carte murale.
-Voici Armstrong-ville. À trois cents kilomètres à l'est débute une zone montagneuse inhabitée...
Désignant un point rouge, à peu de distance de la région concernée, il poursuivit:
-C'est là que s'est produite la première attaque. Un groupe de prospecteurs miniers a été anéanti. Il n'y a eu qu'un survivant. Les autres marques signalent les endroits où les bêtes se sont manifestées par la suite.
La succession de points dessinait une pince qui se refermait lentement sur la capitale. D'une voix assourdie, Anders commenta:
-Au train où vont les choses, dans moins d'un mois, Armstrong-ville sera encerclée et les « griz » pourront attaquer de toutes les directions.
-Il ne serait pas inintéressant d'explorer les montagnes où le phénomène a pris naissance, murmura Marc.
-Les reconnaissances par hélijet. n'ont rien donné. J'ai envoyé le mois dernier une forte patrouille armée. Malheureusement, elle a été contrainte de rebrousser chemin avant d'avoir atteint son objectif. Elle a perdu plus de la moitié de ses effectifs, en raison de l'extraordinaire densité des « griz ».
Marc examina la carte avec minutie.
-Ne pouvons-nous contourner ces forêts et aborder le massif par son flanc sud ?
Son vis-à-vis réfléchit une longue minute.
-Cette région est marécageuse et particulièrement inhospitalière. Rares sont les personnes qui s'y sont aventurées. Le passage doit être possible pour un groupe décidé, mais je n'évalue pas à plus de dix pour cent les chances de réussite.
-Cela mérite d'être tenté ! Auriez-vous un bon guide à nous fournir?
-Birgit vous accompagnera.
Le jeune homme ne put dissimuler une grimace de contrariété.
-Cette expédition sera dangereuse et je ne voudrais pas qu'elle risque...
Anders leva la main pour l'interrompre.
-Je sais, seulement je n'ai personne d'aussi compétent qu'elle. Bile a sillonné depuis sa jeunesse la région, en accompagnant son père qui était géologue. Il a passé des années à effectuer des relevés sur ce continent. La population entière de Terrania XXVII court un danger mortel, et je suis également responsable de la vie de tous. Il serait indigne de vous envoyer en aveugles dans une aventure qui intéresse le salut de chacun pour protéger un membre de ma famille.
L'oeil sombre du gouverneur prouvait qu'il n'était pas un partisan du favoritisme. Son regard s'adoucit quand il ajouta:
-Je sais que vous et votre ami ferez l'impossible pour la protéger. Quand comptez-vous partir?
-Demain matin si nous pouvons compléter notre approvisionnement, car ces trois jours ont sérieusement entamé nos réserves.
-Je donnerai des ordres afin de vous faciliter les choses. En raison des perturbations des transports par un astronef pirate, nous avons été contraints d'instaurer un rationnement. Deux cargonefs devraient arriver demain s'ils ne sont pas interceptés.
Marc réprima un sourire en répondant:
-Je pense que vous bénéficierez d'un répit de quelques jours.
Anders hocha doucement la tête, prouvant qu'il avait compris le sous-entendu.
-C'est un plaisir de vous avoir rencontré, monsieur Stone. Naturellement, je continuerai d'exiger de la Terre l'envoi d'une aide qu'elle ne nous a pas encore accordée.
De retour à l'hôtel, Marc retrouva le groupe des chasseurs faisant le siège du bar. Duck brillait par son absence.
-Joignez-vous à nous!
-Très volontiers, Mrs Nelson.
Sa cliente prit le bras de Marc et l'installa sur le tabouret voisin du sien.
-Cessez de me taquiner et appelez-moi Barbara. Goûtez cet alcool local, on dirait du scotch terrien.
Toujours agrippée au jeune homme comme un naufragé à sa bouée, elle reprit:
-Quelle sera la suite de notre programme?
Marc regarda Burk Douglas installé entre Steeman et Humber.
-Le gouverneur ayant l'obligeance d'assurer notre ravitaillement, nous partirons demain matin. Nous traverserons une zone marécageuse. En plus des « griz », vous aurez certainement d'autres occasions de très jolis coups de fusils. Le rendez-vous étant fixé à six heures, je vous engage à vous coucher tôt.
Humber se manifesta avec acrimonie.
-Nous sommes encore fatigués. Pourquoi une telle hâte? Ne pouvez-vous nous accorder une journée de repos supplémentaire?
La réponse fut pleine d'ironie.
-Le programme de l'agence prévoit une randonnée par jour. Je ne puis renier ma parole. Maintenant, si vous estimez l'épreuve au-dessus de vos capacités, vous pouvez fort bien attendre notre retour ici.
Le visage de Humber s'empourpra de colère.
-Je suis meilleur chasseur que vous tous! Je l'ai prouvé et je le prouverai encore !
-A demain, donc, je ne demande qu'à m'instruire.
Humber haussa les épaules et quitta le bar d'un pas furieux. Barbara gloussa à l'oreille de Marc:
-Vous êtes machiavélique ! Ce cher Dick était bien décidé à abandonner, mais vous avez su trouver son point faible: l'orgueil. Je vous laisse; je veux bien dormir pour être en forme. Je pressens que la journée ne sera pas de tout repos !
Marc vida son verre d'un coup. Il se sentait mauvaise conscience. N'était-ce pas la jalousie qui l'avait poussé à provoquer Humber?
Douglas et Redberg vinrent le rejoindre. L'exo- biologiste avait les traits tirés par la fatigue.
-J'ai achevé les analyses des prélèvements effectués. Je n'ai rien trouvé ! Pas le moindre virus, aucune infection pouvant expliquer la modification du comportement des « griz ». Il nous faut chercher d'autres éléments!
Mac Donald arriva, très essoufflé, le visage rouge.
-Je sais que nous partons demain. Birgit m'a invité à dîner avec son oncle. Tu comprendras que je ne peux refuser.
-Fais attention, Greg Anders ne m'a pas paru être un plaisantin. Cela m'ennuierait d'être obligé d'assister à ton mariage! Je n'ai pas d'uniforme de gala !
Les joues de Duck virèrent au pourpre.
-Tu vois tout de suite le pire ! Ce n'est pas ce que tu penses. Birgit est une chic fille...
Marc se leva en lançant:
-Bon appétit, tout de même. Je vais voir Ray !
CHAPITRE VIII
Les deux camions roulaient depuis l'aube sur une piste de terre battue. À présent, le sol devenait plus humide et la boue remplaçait la poussière. En ce milieu d'après-midi, le paysage se modifiait. La savane laissait la place à de grands arbres semblables à des palétuviers dont les immenses racines plongeaient dans des mares d'une eau verdâtre. Le voyage n'avait été marqué par aucun incident et les chasseurs, éprouvés par la chaleur humide, somnolaient. Aussi sursautèrent-ils lorsque Birgit, au volant du premier véhicule, ralentit subitement.
Un « griz » se dressait tout près de la route. Assez maigre, il émettait des petits cris aigus en agitant les pattes antérieures. Il avait l'air content de voir des passants.
-Ne tirez pas, il ne nous menace pas! cria Birgit. On dirait tout à fait un « griz » de mon enfance !
Avant que Duck ait pu la retenir, elle sauta du véhicule et avança vers le plantigrade. Ce dernier sautillait en poussant des jappements joyeux. La jeune fille s'approcha lentement, remuant doucement les mains. La bête les flaira puis fit une enjambée. Marc frémit en voyant son museau approcher du visage de leur guide.
-Duck, envoie-moi des biscuits, vite! appela Birgit.
Tandis que le Terrien plongeait sous le tableau de bord du camion, le « griz » posa la tête sur l'épaule de l'arrivante. Elle passa la main sur son crâne en s'exclamant:
-Mon pauvre vieux, tu as faim! Nous allons arranger cela.
Elle s'écarta de quelques pas pour saisir la boîte que lui tendait Duck. L'animal la suivit, tendant les pattes. Une détonation retentit. Il s'immobilisa, avant de glisser doucement à terre. Ses yeux exprimaient une surprise infinie ; puis ils se voilèrent, rapidement.
Birgit resta un instant comme paralysée. Enfin, elle réagit:
-Pourquoi l’avez-vous tué? s'écria-t-elle, d'une voix mouillée de larmes.
Humber abaissa son fusil en expliquant, gêné:
-J'ai cru qu'il vous menaçait. Et j'ai agi instinctivement, pour vous protéger. Souvenez-vous de ce que ces monstres ont fait! Ils doivent tous être exterminés !
Mac Donald vint prendre la jeune fille par la taille avec gentillesse.
-Allons, viens ! Inutile de nous lamenter, ça ne le ramènera pas à la vie.
Redberg sauta en voltige du camion.
-Je dois pratiquer des prélèvements. Ce spécimen n'était pas agressif, et j'aimerais savoir quelle différence il existe entre lui et ses congénères belliqueux.
Tandis qu'il s'affairait, Marc approcha de Birgit.
-D'après la carte, nous avons parcouru la moitié du chemin.
-Maintenant commence la partie la plus difficile ! Avec beaucoup de chance, la piste supportera le poids des véhicules jusqu'à cet endroit. (Elle désigna un point précis sur la carte.) Il faudra effectuer à pied les trente derniers kilomètres.
Soucieux, Marc regardait deux gros oiseaux ressemblant à de gigantesques aigles qui tournoyaient au-dessus d'eux. Leurs becs crochus et leurs serres puissantes étaient nettement visibles. D'autres volatiles planaient très haut dans le ciel.
-Mauvais, murmura Birgit. Les « abaras » sont carnivores. L'odeur du sang les attire et les rend féroces. Il faut nous éloigner au plus vite.
Le jeune homme héla Redberg, le pressant de rejoindre sa place.
-Deux minutes encore, j'ai presque terminé.
Les mains crispées sur son fusil, Marc avertit ses compagnons de se tenir prêts à ouvrir le feu. L'un des « abaras » plongea soudain vers Redberg en poussant un cri aigu. Duck le tira alors qu'il était à deux mètres de sa proie. Touché à mort, l'animal tomba sur l'exobiologiste, qui trébucha sous son poids.
Mais son cri avait été un véritable signal. Dix, vingt oiseaux monstrueux se ruaient sur le cadavre du « griz » et sur l'homme. Les chasseurs ouvrirent un feu nourri et plusieurs bêtes chutèrent, tuées net. Leurs congénères se précipitèrent sur elles pour les dévorer.
-Ray, ordonna Marc, branche ton écran protecteur à forte puissance et va récupérer Redberg!
L'androïde plongea vers la silhouette allongée tandis que le tir précis des Terriens abattait de nouveaux attaquants. Malheureusement, d'autres arrivaient sans cesse. Ray parvint à atteindre sa cible, qu'il saisit dans ses bras. Il regagna le camion au pas de course, y hissa son fardeau d'un dernier effort, et sauta au volant en criant:
-Vite! Démarrez, Birgit!
Dans un rugissement d'engrenages malmenés, les deux véhicules foncèrent sur la piste détrempée. Quelques « abaras » tentèrent de les poursuivre, mais plusieurs salves bien ajustées les en dissuadèrent. Les survivants auraient de quoi se nourrir pendant des heures!
Marc examina Redberg, lequel reprenait connaissance. Des plaies, heureusement peu profondes, striaient son dos. Efficace, Barbara avait sorti de sous un siège la caisse à pharmacie. Elle badigeonna les lésions d'un liquide désinfectant et cicatrisant.
-Charmante planète ! grogna Humber. Ces bestioles auraient pu nous dévorer vifs.
-C'est l'odeur du sang qui les a excitées ! répliqua Birgit d'un ton très sec. Si vous n'aviez pas tué le « griz », rien ne serait arrivé!
-Existe-t-il d'autres monstres aussi dangereux? s'inquiéta Steeman.
-Quelques-uns, admit Marc. Souvenez-vous du slogan de l'agence « Hunter Service »: Chaque jour, de belles occasions de tir! On ne peut m'accuser de publicité mensongère!
Vers la fin de la journée, le chemin devint impraticable. Les roues des camions enfonçaient dans la boue.
-Nous ne pouvons aller plus loin, constata Birgit.
Marc désigna un emplacement dégagé ne paraissant pas trop humide que les véhicules purent atteindre.
-Nous camperons là ce soir.
Mentalement, il questionna Ray.
-La montagne est-elle loin?
-À peine une vingtaine de kilomètres, mais la nature du terrain nous obligera à de sérieux détours.
Birgit, aidée de Duck, s'affaira à préparer un repas tandis que Marc faisait circuler une bouteille de whisky pour remonter le moral de sa troupe, qu'il sentait inquiète et fatiguée. Son gobelet à la main, Barbara Nelson alla s'adosser un peu à l'écart contre le tronc d'un gros arbre aux branches tombantes. Elle fit signe à Marc de la rejoindre.
-N'êtes-vous pas trop lasse? s'enquit-il.
Un sourire ironique étira les lèvres de son interlocutrice.
-Cette prévenance me touche, même si je sais qu'elle n'est pas sincère. Vous vous moquez éperdument de notre état, à moins que vous n'ayez crainte de perdre trop vite vos alibis.
-Ma société désire satisfaire sa clientèle, se récria Marc, et...
Sa vis-à-vis l'interrompit d'un geste:
-Je vous en prie, cessez de me prendre pour une imbécile ! Vous n'êtes pas plus que moi un organisateur de voyages! J'ai participé à de nombreux safaris, et je pense pouvoir reconnaître ceux qui s'en occupent. Jamais un commerçant ne proposerait le remboursement comme vous le faites chaque fois que quelqu'un discute vos ordres. De plus, il suffit de regarder notre équipe. Redberg est un bon technicien mais certainement pas un chasseur. Burk Douglas, malgré tous ses efforts pour le dissimuler, est un militaire de carrière. Il en est de même des autres. Chaque fois qu'ils ouvrent la bouche, ils ont beaucoup de peine à ne pas vous donner votre grade!
Marc réfléchissait rapidement pour trouver un moyen d'obliger Barbara à garder le silence.
-J'ai l'impression d'être incorporée à une patrouille militaire...
-Ne bougez pas! s'exclama le jeune homme.
Il porta la main à son pistolaser, arracha l'arme de sa gaine et fit feu. Éblouie par l'éclair rouge, Barbara ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, elle découvrit au-dessus de sa tête une araignée de quarante centimètres de diamètre, suspendue à un fil qui pendait d'une haute branche. Le rayon avait touché l'animal dans sa partie antérieure, emportant les crochets venimeux et l'appareil buccal.
La femme ne put retenir un cri d'horreur devant la bestiole, dont les pattes étaient encore animées de mouvements anarchiques. Birgit et Humber arrivèrent les premiers. Très calme, la jeune fille déclara d'un ton professoral:
-Les « wadiws » vivent dans les arbres, d'où elles se laissent tomber sur leurs proies. Leur venin est mortel en quelques secondes.
-Joli coup, reconnut Humber avec une nuance de regret dans la voix.
-Mon agence veille à protéger sa clientèle, ironisa Marc. Dînons rapidement. Ensuite, nous dormirons dans les camions, c'est plus prudent. Départ demain à l'aube !
CHAPITRE IX
Les rayons du soleil filtraient à peine à travers les larges feuilles luisantes d'humidité. La colonne marchait depuis deux heures, menée par Ray. À l'exception des deux femmes, chacun portait un sac où étaient rangées munitions et provisions.
-Même s'il y a du gibier, nous ne pourrons le voir dans ce fouillis, grogna Humber. Quelle idée, Stone, de nous emmener dans ce marais infect !
Devant l'absence de réaction de son interlocuteur, qui poursuivait sa progression du même pas régulier, il fut bien obligé de se taire. À midi, Marc ordonna une halte dans une clairière bordée par un vaste étang aux eaux glauques.
Assis sur une mousse humide, les chasseurs grignotèrent des tablettes énergétiques. Fred, un des hommes de Douglas, se leva pour approcher de la mare.
-Ne vous éloignez pas, recommanda Birgit.
-Ne vous inquiétez pas, je regarde seulement ce curieux tronc d'arbre. Ce qui n'était apparemment qu'un objet inerte flottant à quelques mètres du rivage s'anima soudain. Une gueule monstrueuse s'ouvrit, garnie d'une multitude de dents acérées. Il en jaillit une langue fine, démesurément longue, véritable lasso de chair.
En une fraction de seconde elle ceintura Fred.
Ray réagit avec son habituelle promptitude électronique. Un faisceau laser fusa de son index, sectionnant la langue. Marc, à peine moins rapide, avait épaulé son fusil, visant la gueule ouverte. L'animal tressaillit, sa queue fouetta l'eau à plusieurs reprises, soulevant des gerbes verdâtres. L'androïde attrapa Fred à bras le corps et le tira en arrière. Avec peine, il arracha la corde rose qui enserrait encore le thorax de l'homme, lui bloquant la respiration. C'était ferme, gluant, nauséabond.
Le rescapé put enfin inspirer profondément ; de violet, son teint vira au rose.
-Merci, souffla-t-il.
-Attention! cria Birgit.
Plus de dix sauriens émergeaient du plan d'eau, avançant sur leurs courtes pattes torses. Ils avaient flairé l'occasion d'un excellent repas!
-Reculez-vous ! lança Marc. Feu à volonté !
Donnant l'exemple, il tira sur l'animal le plus proche qui, le cerveau transperce, s'immobilisa. Déjà, les chasseurs s'étaient ressaisis. Les balles n'étaient pas moins efficaces que les jets laser. Deux minutes d'un tir nourri suffirent à arrêter les assaillants. Un seul parvint à regagner l'abri du petit lac.
Tout en glissant un nouveau chargeur dans le magasin de son arme, Barbara Nelson railla:
-Avec vous, mon cher Marc, les safaris ne manquent pas de piquant. Nous n'avons pas le temps de nous ennuyer.
Humber intervint d'un ton sec. Ses traits étaient contractés, et de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.
-Cette expédition est ridicule ! J'exige que nous retournions aux camions!
Devant l'indifférence de ses auditeurs, il interpella Fred, qui massait ses côtes encore endolories.
-Je pense que c'est votre avis!
-Nullement! Je trouve cette promenade très intéressante. De retour sur Terre, j'aurai de belles histoires à raconter à mes amis de club!
-Aucun de vous ne reverra la Terre si vous persistez dans cette voie. Moi, je repars! Qui me suit?
Le rire grinçant de Barbara fut la seule réponse.
-Vous êtes ridicule, Dick ! Que vous le vouliez ou non, nos amis poursuivront leur route. Seul, vous ne pourrez jamais retrouver votre chemin. Il est donc inutile de nous donner le spectacle navrant de votre défaillance.
La colonne se remit en marche. Marc, qui se trouvait à côté de Barbara, murmura:
-Je vous remercie de votre intervention ; elle m'a évité d'être désagréable avec un client! Vous aviez raison sur un point, je ne serai jamais un bon commerçant !
Mrs. Nelson hocha la tête en souriant. Elle désigna un point coloré tout proche.
-Quelle jolie fleur!
Une somptueuse orchidée d'un pourpre éclatant se dressait au milieu d'un buisson. Déjà, la femme tendait la main. D'un mouvement brutal, Marc la tira en arrière, puis il épaula son fusil.
Le jet laser provoqua un immonde grouillement ; les branches de l'arbuste se rétractèrent. Le bruit fit se retourner Birgit.
-« Phytocéphalopodes », commenta-t-elle. Ce sont des plantes carnivores qui se nourrissent d'oiseaux ou d'insectes, en les attirant par leur couleur vive. Leurs branches sont garnies d'une multitude d'épines vénéneuses. Ce n'est pas mortel pour l'homme mais provoque de désagréables réactions cutanées.
-C'est à vous dégoûter de vouloir offrir des fleurs, ricana Duck en regardant Birgit. À notre retour à Armstrong-ville, je me contenterai de t'apporter une bouteille de scotch!
La marche reprit, rendue pénible par la boue qui semblait vouloir retenir les bottes à chaque pas.
-Merci, Marc, dit Barbara. Cette fleur semblait si belle !
-Cessez de vous conduire en touriste ! Sur une planète inconnue, il ne faut jamais se laisser abuser par une ressemblance avec une créature terrestre ! Ces plantes carnivores étaient répertoriées dans la cassette vidéo qu'on vous a remise avant le départ.
-Je mérite la leçon! reconnut-elle d'un ton contrit, avant de s'écrier:
-S.S.P.P. ! Vous ne ressemblez pas à un militaire de carrière, vous ne pouvez donc appartenir qu'à cet organisme. Ce qui explique votre habitude des mondes sauvages. Vous vous déplacez dans ce marais avec l'aisance d'un promeneur dans un parc d'agrément !
-Vous avez beaucoup trop d'imagination, railla Marc pour masquer sa gêne. Je ne suis qu'un organisateur de voyages passionné de chasse.
La moue malicieuse de son interlocutrice lui prouva qu'elle ne croyait pas un mot de son explication.
-À vos ordres, capitaine ! À moins que vous ne soyez déjà commandant?
En milieu d'après-midi, Marc fut contraint d'ordonner une halte. Bien que soutenue par Duck, Birgit donnait des signes de fatigue, et Barbara se traînait.
Assis sur une souche, Paul Steeman se frottait les mollets en grimaçant comiquement.
-Il n'est guère glorieux pour un chasseur de se plaindre de crampes. Comment pouvez-vous encore vous déplacer, Marc?
-j'ai un assez bon entraînement, éluda l'interpellé.
-Jamais nous ne sortirons de cet enfer ! jappa Humber. Avouez que vous êtes perdu?
-Nous atteindrons la montagne avant la nuit.
-Qu'en savez-vous? Vous n'avez aucun point de repère! Vous bluffez!
Marc soupira en désignant une petite mare.
-Regardez! L'eau s'écoule doucement. Cela signifie que le terrain se relève. Donc, nous approchons des montagnes.
À la tombée du jour, ils émergèrent de la forêt. Ce fut brutal, sans transition. Des arbres, des arbres, puis une vive lumière. Les derniers rayons du soleil jaillirent, éblouissants. Les chasseurs se trouvaient au pied d'une montagne pelée, grisâtre, où ne poussait qu'une maigre végétation. Ils escaladèrent un éboulis rocheux, et parvinrent à une plate-forme de petites dimensions surplombant le marais d'une cinquantaine de mètres.
-Nous dormirons ici ce soir, annonça Marc. Ainsi, nous serons à l'abri des mauvaises surprises.
Trop fatigués pour discuter, les autres se laissèrent tomber sur le sol. Tandis qu'il distribuait les rations-repas, Ray contacta psychiquement son ami.
-Le coin semble désert. Je ne sais si nous trouverons ici la solution de tes problèmes.
-N'y a-t-il pas de cavernes?
-Peut-être. La nature calcaire du terrain a pu favoriser l'érosion. Demain, à l'aube, j'irai en reconnaissance. Cette nuit, je préfère veiller sur vous.
CHAPITRE X
Une aube sale blanchissait la colline. Du marais s'élevaient des volutes de brouillard.
Redberg, le visage fatigue, mâchonnait sans enthousiasme une tablette nutritive.
-Mal au dos? interrogea Marc.
-Pas trop! Quand je repense à ces satanées bestioles, j'ai encore des frissons. Sans Ray, elles m'auraient dévoré vivant!
Désignant la batterie d'instruments suspendue à sa ceinture, le biologiste ajouta:
-J'ai travaillé une partie de la nuit sur les prélèvements effectués sur le « griz ». Ils sont identiques à ceux des autres spécimens.
Il hésita un instant avant de reprendre:
-Enfin, presque ! Dans le sang des « griz » agressifs, j'ai trouvé des traces d'une substance qu'il m'a été impossible d'identifier! Je n'en ai pas relevé chez le dernier animal, mais cela ne signifie rien, tant la quantité est minime.
-C'est au moins un début de piste ! Pourriez-vous la creuser?
-Il me faudrait de nouveaux échantillons.
-Nous aurons certainement l'occasion de vous en procurer, ironisa Marc.
Ray intervint avec un humour non dénué d'anxiété.
-Très bientôt! Regarde ce qui arrive!
D'innombrables silhouettes de « griz » descendaient de la montagne. Les plantigrades progressaient lentement mais avec méthode, se dispersant en éventail pour encercler la plate-forme où se tenaient les humains.
-D'où viennent-ils? s'écria Duck, éveillé en sursaut. On jurerait qu'ils sortent de terre!
Le premier instant de panique passé, les chasseurs prirent position, attendant que les « griz » parviennent à portée de tir. Une ride soucieuse très humaine barrait le front de l'androïde, qui émit psychiquement :
-Je reste à ton côté, Marc. Je ne sais si nous pourrons les arrêter, j'en compte une bonne centaine !
L'attention de son ami fut attirée par un gigantesque spécimen se tenant en retrait comme un général surveillant la manoeuvre de ses troupes. Ray, qui avait suivi son regard, laissa soudain échapper une exclamation:
-Marc, c'est un robot!
-En es-tu certain?
-L'examen est difficile en raison de la distance, mais je le crois.
Devinant la pensée de son camarade, il ajouta :
-Il se tient hors de portée des lasers.
Marc courut vers Steeman, agenouillé derrière un bloc de rocher.
-Avec votre fusil à lunette, pourriez-vous atteindre ce grand « griz » ?
Paul évalua la distance d'un coup d'oeil:
-C'est limite. Je peux toujours essayer en utilisant mes cartouches spéciales longue portée.
Il extirpa de sa poche un chargeur qu'il introduisit dans le magasin de son arme.
-C'est le moment de justifier votre titre de champion de tir!
Les bêtes approchaient lentement, restant bien alignées, dans le but sans doute de se ruer à l'attaque d'un seul élan. Le bruit des trois détonations successives ne dérangea pas leur progression.
-Excellent ! commenta Ray. Toutes vos balles ont atteint leur cible.
Le grand griz oscilla puis, brusquement, s'abattit et roula sur la pente.
-Curieux! intervint Duck. Regarde, Marc, le comportement des autres se modifie.
Les animaux s'étaient immobilisés et poussaient de petits cris. Ils paraissaient surpris, désemparés. L'un d'eux, secouant son énorme tête, fit demi-tour pour se diriger vers un bosquet distant de quelques centaines de mètres où s'élevaient de grands marronniers à feuilles larges.
Bien vite, il fut suivi par une dizaine de ses congénères. Quelques minutes suffirent à la dispersion de l'ensemble de la troupe.
-Ils se conduisent comme les « griz » de mon enfance, murmura Birgit. Que s'est-il produit?
-Je l'ignore, mais c'est le moment d'en profiter, souffla Marc.
-Oui, surenchérit Humber. Descendons dans le marais et regagnons les camions. C'est folie de nous avoir menés ici!
Marc secoua la tête.
-Nos routes se séparent ici. Je dois explorer cette colline. Néanmoins, je ne m'estime pas en droit de vous y entraîner. Avec Steeman et Mrs. Nelson, vous allez retourner dans le marécage, où vous serez plus en sûreté. En marchant Sud-Sud Ouest, vous atteindrez les camions. Nous vous y retrouverons plus tard. Si nous ne vous avons pas rejoints au bout de vingt-quatre heures, utilisez un des véhicules pour rallier Armstrong-ville. Faites le récit de vos pérégrinations au gouverneur Anders.
Humber allait protester lorsque Steeman intervint:
-Si vous ne m'en jugez pas indigne, Marc, je vous accompagne. Il ne faut pas être grand stratège pour comprendre que si vous ne découvrez pas la raison du changement de comportement des « griz », les habitants de cette planète sont condamnes à mort. Bien que vous soyez fort discret, j'ai parfaitement compris que c'était le but de votre mission et de la leur. (En prononçant ces derniers mots, il désignait Douglas et ses hommes.)
-Je vous remercie, Paul, mais nous ignorons tout des dangers que nous rencontrerons!
-Moi aussi, je vais avec vous, Marc, intervint alors Barbara. Je me sentirai plus en sécurité à votre côté, même si vous nous menez aux enfers, qu'avec ce cher Humber dans le marais.
L'industriel rougit violemment. Dévisageant alternativement Barbara et Steeman, il plaida:
-Vous voulez jouer les héros! Soyez raisonnables! Dans quelques minutes, des hordes de « griz » peuvent surgir. À supposer que vous le trouviez, croyez-vous qu'ils laisseront envahir leur repaire sans réagir? Ils n'auront aucune peine à vous déchiqueter.
-Nous ne l'ignorons pas! rétorqua Paul avec irritation. Seulement je pense que dans la mesure de nos possibilités, nous devons aider Marc!
Ce dernier assura son sac sur ses épaules et décida :
-Descendez jusqu'au marécage, vous pourrez vous y dissimuler en cas de danger. Nous vous reprendrons au retour.
Humber émit un ricanement furieux.
-Vous savez parfaitement que je ne peux rester seul. Ce serait également suicidaire. Comptez sur moi pour ne pas faire de publicité à votre agence !
La menace provoqua un rire qui s'étrangla dans la gorge de Duck. Précédés par Ray, ils partirent en file indienne. L'androïde se dirigea vers l'endroit où se trouvait le « griz » abattu par Steeman.
En raison de la pente, il leur fallut près d'une demi-heure pour parvenir à la grande carcasse bleue. Les balles avaient arraché de larges lambeaux du dos, d'où s'échappait une multitude de fils, de poulies, d'engrenages.
-Un robot! s'exclama Duck. D'où peut-il sortir?
-Lorsque nous le saurons, nous aurons la réponse à toutes nos questions, marmonna Marc.
Ray acheva d'enlever les plaques thoraciques pour examiner les diverses pièces avec attention.
-Il y a un émetteur psychique très puissant! Pour le reste, la mécanique est assez primitive.
Il se redressa et désigna un point noir à flanc de montagne.
-Ce matin, il m'a semblé que les griz sortaient de là.
Humber ne put s'empêcher de soupirer.
-Croyez-vous qu'il soit sage de se jeter dans la gueule du monstre ?
-Certainement pas, sourit Marc. Mais comme c'est la seule solution, nous n'avons pas le choix. En route !
La marche reprit, difficile à cause de la forte pente. Mrs. Nelson peinait. La sueur coulait sur ses joues écarlates. Douglas la soulagea de son fusil et lui proposa de s'accrocher à son bras. Elle le remercia d'un sourire en acceptant son offre.
Le soleil était à son zénith lorsque la colonne parvint à une faille étroite. Marc se coula entre les blocs rocheux et découvrit, à moins de dix mètres de l'entrée, une vaste excavation. Le rayon lumineux de la torche électrique ne permettait pas d'en apercevoir l'extrémité.
Hésitant, le jeune homme rejoignit ses compagnons.
-Restez ici, recommanda-t-il. Je pars en reconnaissance avec Ray.
-Sur cette montagne pelée, nous sommes plus visibles qu'une verrue sur le bout du nez, répondit Douglas. Mieux vaudrait nous dissimuler à l'intérieur. Si des « griz » agressifs désirent entrer, il sera facile de les arrêter car ils ne pourront que passer un par un.
Le groupe pénétra donc dans la caverne, où il faisait délicieusement frais. Chacun apprécia de pouvoir se reposer à l'ombre après la rude marche de la matinée. Par prudence, Douglas posta un homme en sentinelle près de l'entrée.
Après avoir sucé une tablette nutritive, Marc avança lentement d'une cinquantaine de mètres. La grotte ressemblait à un long tunnel.
-Huit mètres de haut, quinze de large, évalua Ray. Regarde les parois. La roche paraît avoir fondu comme sous l'effet d'un désintégrateur.
Bientôt, ils arrivèrent devant ce qui paraissait être le fond du souterrain. L'étrange corridor était barré par une énorme plaque de pierre.
-Attention, émit Ray, mes détecteurs perçoivent une série d'ondes...
L'avertissement survint trop tard ! Plusieurs projecteurs illuminèrent les lieux, pendant que des portes dissimulées dans les parois s'ouvraient pour laisser passage à de nombreuses silhouettes. Un ordre lancé en langue galactique retentit, répercuté par la voûte.
-Ne bougez pas! Les mains en l'air! Toute désobéissance sera punie de mort.
Surpris, les chasseurs ne purent esquisser un geste. Ébloui par l'intense luminosité, Marc contacta mentalement Ray.
-Que se passe-t-il?
-Le gros pépin ! Il y a douze individus armés escortes d'un robot de combat. Cette casserole ambulante possède un désintégrateur lourd, c'est-à-dire que mon écran protecteur ne résistera pas deux secondes à son tir.
L'homme de garde à l'entrée de la caverne pensa pouvoir fuir: il n'avait que deux pas à faire pour se trouver à l'air libre. Il s'élança d'une détente brusque, sèche.
Un éclair rouge jaillit d'un tentacule du robot, le frappant à l'instant où il allait franchir le seuil. Il s'affala sur la roche et s'immobilisa, définitivement.
Marc distinguait maintenant les agresseurs. Des Dénébiens en uniforme noir de la milice d'Empire ! Le rayonnement ultraviolet intense de leur énorme soleil expliquait la coloration ardoisée de leur épiderme ; de même, la relative pauvreté en oxygène de leur atmosphère avait entraîné une hypertrophie de leur cage thoracique. Contrastant avec cette énorme poitrine, leurs membres paraissaient étonnamment grêles.
La froide exécution de leur compagnon pétrifia les Terriens. Humber brisa le silence.
-Je me rends, je me rends ! hurla-t-il en agitant les mains au-dessus de sa tête.
Duck, les poings crispés, regarda Marc. Il avait posé la main sur l'épaule de Birgit en un geste protecteur.
-Nous n'avons aucune chance, Duck. Nous ne pouvons que nous rendre!
Marc donna l'exemple en laissant tomber le fusil laser qu'il tenait à la main. Puis, avec lenteur, il déboucla le ceinturon qui supportait son pistolet.
Un Dénébien dont l'uniforme s'ornait d'épaulettes dorées lança en galactique:
-Avancez lentement vers le fond de la grotte.
Un à un, ses coéquipiers suivirent Marc. Un garde les palpa pour s'assurer qu'ils n'avaient pas dissimulé d'armes. Comme par hasard, la fouille des deux femmes fut plus minutieuse.
Ce qui paraissait être une barrière rocheuse pivota, découvrant une grande salle rectangulaire éclairée par des rampes lumineuses. Lorsque tous y eurent pénétré, la muraille reprit sa place.
CHAPITRE XI
L'officier examina les prisonniers d'un oeil sévère puis montra Ray.
-Désactivez cet androïde!
Déjà, le robot de combat levait le tentacule porteur du désintégrateur. Marc avança la main et écarta la veste de son ami. Au niveau du sein gauche, il souleva une plaque, découvrant un interrupteur. Comme il hésitait, Ray émit psychique- ment :
-Il le faut, Marc, il n'y a pas d'autre solution.
Son regard était extraordinairement humain, chargé de complicité et d'amitié. D'un index tremblant, Marc effleura la touche rouge. Privé d'énergie, l'automate s'immobilisa.
-Bien, approuva l'officier. (Il se tourna vers trois gardes.) Portez-le à la réserve. Nous verrons plus tard à examiner ses circuits et modifier son programme.
Marc ne put retenir un sourire en voyant les Dénébiens bousculer Ray et le traîner hors de la salle comme un vulgaire colis. Leur vainqueur lança d'une voix rocailleuse:
-Qui êtes-vous et comment êtes-vous arrivés ici? D'abord, que font ces femelles parmi vous?
Le ton était charge de mépris. Dans l'Empire, les femmes n'avaient aucun droit et ne pouvaient accéder à un poste de responsabilité. Elles ne tenaient que les rôles de reproductrices et de servantes des mâles.
Mrs. Nelson se rebiffa, se redressant pour ne pas perdre un centimètre de sa taille.
-Jeune homme, je suis citoyenne de l'Union Terrienne et je dispose de ma fortune comme je l'entends. Je suis venue ici tirer des « griz », comme j'ai chassé le lion d'Arcturus ou l'ours de Regulus.
-Tais-toi ! Tu me brises les oreilles ! Qui sont les autres?
Humber s'avança, essayant de dominer la peur qui l'envahissait.
-Je suis un industriel terrien. Je suis disposé à verser une rançon importante pour retrouver ma liberté.
Le militaire ne manifesta aucun intérêt à l'énoncé de cette proposition.
-Que veniez-vous chercher sur Terrania XXVII?
-Nous participons réellement à un safari!
-Comment avez-vous pu venir jusqu'ici ? Les « griz » auraient dû vous en empêcher.
-Nous sommes passes par le marais!
Un sourire venimeux étira les lèvres de l'officier.
-Si vous êtes des chasseurs comme vous le prétendez, pourquoi vous êtes-vous engagés dans une traversée dangereuse et épuisante, alors que les « griz » sont si nombreux à peu de distance d'Armstrong-ville ?
Humber n'hésita guère avant de désigner Marc du doigt.
-C'est lui qui dirigeait notre expédition! Demandez-lui! Je ne sais rien de plus! Naturellement, la somme que je vous donnerai ne concerne que ma libération. Ils ont aussi les moyens de payer.
-Il est difficile d'être plus généreux, ricana Duck.
-Silence! hurla leur interlocuteur. Vous, approchez !
Il s'adressait à Marc, auquel il ordonna de se nommer.
-Marc Stone, directeur de la Société « Hun ter Service ». Je suis le responsable de ce voyage. Je connais mal la région, j'espérais passer les marécages pour atteindre une zone de savane où nous aurions pu chasser. Malheureusement, nous nous sommes embourbés et nous avons dû poursuivre à pied. Nous pensions trouver un abri en atteignant cette colline.
Le visage de l'autre traduisit une certaine perplexité.
-Je dois rendre compte à mes supérieurs, grommela-t-il. Suivez-moi!
Escortés par les gardes, les prisonniers longèrent un couloir. Une puissante odeur de ménagerie empuantissait l'air. De nombreuses cages étaient visibles. Des « griz » y étaient entassés, surtout des très jeunes.
-On jurerait un élevage intensif, murmura Redberg.
Un coup de crosse dans les reins l'obligea à s'interrompre.
-Silence! beugla le soldat.
Les captifs furent poussés dans une pièce exiguë.
-Vous serez à l'étroit, commenta l'officier. Cela vous permettra de songer au châtiment qui vous attend si vous avez menti.
Une lourde porte blindée se ferma. La cellule comportait seulement deux lits et un petit bloc sanitaire. Dans un angle se trouvait un distributeur automatique de boisson et de nourriture. Duck testa l'appareil. Dès la première bouchée, il esquissa une grimace éloquente.
-Les Dénébiens ne sont pas réputés pour la qualité de leur cuisine, ironisa Marc.
-Ce sont des guerriers, surenchérit Redberg. L'histoire nous a appris que la combativité d'une troupe est inversement proportionnelle à la valeur de ses cuisiniers. Les anciens savaient que les hommes se battent mieux le ventre creux ! Cela les rend plus féroces.
Duck propulsa son assiette dans le vide-ordures automatique.
-S'il faut en croire vos critères, les Dénébiens sont de redoutables guerriers ! Je n'ai jamais mangé quelque chose d'aussi infect!
Humber, qui s'était assis sur une des deux couchettes, apostropha Marc.
-Je crois que ma proposition de rançon a beaucoup intéressé ce militaire. Il va de soi que de retour sur Terre, j'exigerai que votre agence me rembourse. Il était stipulé dans notre contrat que vous deviez assumer tous les frais du voyage.
Mac Donald hennit un rire bref.
-Je crains que vous n'ayez pas bien compris la situation. Ces Dénébiens n'ont aucun droit de se trouver sur Terrania XXVII. Ce faisant, ils violent ouvertement le traité Terre-Déneb! Croyez-vous qu'ils relâcheront les témoins de leur infraction?
Le visage de Humber se décolora.
-Vous noircissez le tableau à plaisir ! Que pensez-vous qu'ils feraient de nous? Ils n'oseraient tout de même pas nous exécuter!
-Au mieux, ils vous expédieront sur leur planète comme esclave ! Mais je ne sais si une mort rapide n'est pas préférable à ce genre de captivité. Ces gens sont aussi mauvais maîtres que mauvais cuisiniers, à ce qu'on prétend.
Humber interrogea du regard ses compagnons d'infortune, espérant trouver un encouragement, mais il se heurta à des visages fermés. Déçu, il s'allongea sur le petit lit.
-Non!
L'exclamation de Duck l'obligea à se redresser.