-Je comprends maintenant l'intérêt que Stone vous porte. Ne craignez-vous pas qu'il soit intéressé par votre argent?

Oliver sursauta. Il fixa un instant le docteur Kelley puis éclata d'un rire immense, joyeux, faisant briller ses yeux.

-Marc? Mon argent...

-A table! Le déjeuner est servi.

L'appel les fit se retourner.

-Venez, docteur, dit Oliver, vous avez besoin de reprendre des forces.

Marc et Reist faisaient griller au-dessus du feu des brochettes de viande. Chacun fut servi et commença à manger. Lorsqu'elle eut terminé sa part, Sandra émit un petit rire.

-Vous êtes un homme de ressources, Stone. Est-ce encore du lapin?

-Sur une planète primitive, il faut savoir profiter de ce qu'on vous offre sans poser de questions.

Buckler, la bouche pleine, déglutit son morceau avant de rétorquer d'un ton très sec :

-Je n'apprécie pas cette insolence! Vous pensez sans doute que l'ère des tests est close. Il n'en est rien! Tous vos actes sont notés et consignés dans notre rapport. Répondez! C'est un ordre!

Marc ne se départit pas de son calme.

-Fort bien! Vous mangez le serpent que j'ai tué hier au-dessus de votre tête !

Une douloureuse nausée tordit l'estomac de Buckler. Son teint verdit et il s'éloigna précipitamment. Sandra regarda la brochette où il ne restait qu'un fragment de viande. Elle la jeta au loin avec dégoût.

-Vous deviez nous prévenir, hurla-t-elle.

-Je pensais que vous l'aviez deviné. Nombre de primitifs se délectent de ces animaux! Pouvais-je imaginer qu'une spécialiste diplômée soit à ce point ignorante? Sur la planète Korz, un ami, chef de sa tribu, m'a enseigné l'art de cuire les reptiles. J'ai également connu une jeune sorcière qui confectionnait de remarquables soupes de serpents. Elle m'en a régalé après que je l'aie sauvée d'un moine trop zélé qui souhaitait la faire monter sur un bûcher ! C'était lorsque j'escortais la fille du président.

-Vous connaissez Mlle Grant? C'est une spécialiste de l'époque médiévale à l'université. Je lui avais proposé de participer à la partie moyenâgeuse de notre programme mais elle a décliné mon offre.

Un discret sourire éclaira le visage de Marc.

-Un jour, elle m'a reproché mon inculture, puis elle a révisé son jugement et a même félicité le général Khov sur la qualité de son Service.

-Avez-vous rencontré le président?

-Quelquefois!

-J'oubliais qu'il siège à la Commission de non-immixtion devant laquelle vous avez comparu à plusieurs reprises.

La vivacité du dialogue avait fait reparaître quelques couleurs sur le visage de Sandra. Elle oublia ainsi son estomac. Mike revint, les jambes flageolantes, s'essuyant la bouche.

-Quel programme avez-vous prévu pour cet après-midi? demanda Marc.

Le docteur Kelley hésita un instant.

-Que proposeriez-vous, Stone?

-L'existence des deux androïdes m'inquiète. Je voudrais patrouiller dans la forêt. Il faut les éliminer au plus vite.

-Vous avez raison ! Nous devons résoudre ce problème. Nous irons tous les six!

Buckler secoua la tête.

-Il n'est guère prudent de nous éloigner. Stone est un spécialiste...

-Toi, tu es le meilleur. Souviens-toi de tes diplômes obtenus avec mention très bien.

L'argument ne parut convaincre Mike qu'à demi.

CHAPITRE X

Les Terriens marchaient depuis deux heures. Ils s'étaient déployés, écartés les uns des autres d'une dizaine de mètres, pour ratisser une plus grande surface. Marc se tenait à l'extrémité gauche. Non sans déplaisir, il avait vu Buckler se placer à côté de lui, tandis qu'Oliver était repoussé à l'aile droite.

La fatigue se faisait sentir dans cette atmosphère chaude, lourde et humide. Soudain un androïde jaillit d'un fourre à quelques mètres de Buckler. Vêtu d'une peau en simili-fourrure, il brandissait un glaive;

Mike poussa un cri de frayeur et partit en courant. L'androïde allait se lancer à sa poursuite quand Marc entra dans son champ de vision. Aussitôt, il se dirigea vers lui. Stone saisit à deux mains son épieu, attendant la première attaque. Elle vint sous la forme d'un large coup fouetté. Marc évita le contact de la lame, et du bâton par un dégagement riposta. Malheureusement, la pointe de l'épieu perça le revêtement cutané sur une faible profondeur. Déjà l'androïde revenait en garde.

Il resta immobile, une seconde. Ses yeux ronds fixaient son adversaire. Un regard immobile, froid. L'attaque fusa, terriblement rapide. Un coup de haut en bas destiné à fendre le crâne, que Marc évita d'un saut de côté. Il porta un coup de revers qui atteignit son antagoniste au visage, fermant un oeil. L'androïde ne fut pas ébranlé et riposta. Stone para le coup de justesse. La lame arracha un gros copeau de bois.

« Encore deux chocs comme celui-ci et mon épieu ne sera plus qu'un cure-dent ! » songea Marc.

Durant plusieurs minutes, attaques et ripostes se succédèrent sur un rythme effréné. Marc toucha son adversaire à trois reprises mais trop légèrement pour l'immobiliser. Lui-même n'avait pas été épargné et une zébrure sanglante était apparue sur son épaule gauche. Il était couvert de sueur et sa respiration devenait sifflante.

Pendant ce duel, un drame se déroulait à quelques mètres de distance. Dans sa fuite, Mike avait parcouru une vingtaine de pas. Un nouveau cri jaillit de sa gorge. Il venait de heurter le second androïde qui, dissimulé derrière le tronc d'un énorme chêne, attendait sa proie.

En une fraction de seconde, Buckler vit une lame se dresser au-dessus de sa tête. Trop tard pour saisir son épée que dans sa panique il n'avait même pas songé à tirer. Un réflexe désespéré lui fit happer le bras armé. Une longue minute, l'homme et la machine restèrent figés dans l'effort. Mike était fier de sa musculature qu'il avait forgée et entretenue par des exercices quotidiens. Ses pectoraux saillirent, ses bras gonflaient. Il accentua sa poussée, espérant bousculer son adversaire. En vain! Autant vouloir ébranler un mur.

Un halètement sourd sortait de la poitrine de Mike. Il sentait ses muscles se tétaniser, devenir douloureux. Avec lenteur, progressant millimètre par millimètre, l'épée approchait de sa tête. Un sentiment de rage l'envahit, mobilisant ses forces. La main armée s'immobilisa, parut reculer de quelques centimètres. Un nouvel équilibre. Le visage inexpressif de l'androïde était tout proche. Il exécutait la besogne pour laquelle il avait été programmé. Une vérité simple, sans problème. Une succession d'électrons dans des fils, des cristaux, des circuits.

Dès le premier cri de Mike, le docteur Kelley était accourue.

-Mike, peut-on l'inactiver? hurla-t-elle.

-La trappe, au niveau du dos, haleta-t-il, si tu parviens à la soulever. Sers-toi de ta hache.

Sandra contourna Je groupe, leva le bras. A l'instant où elle allait frapper, l'androïde dégagea sa main gauche de l'étreinte de Mike, crocheta d'un geste vif la hache et repoussa la jeune femme qui, sous le choc, alla s'affaler cinq mètres plus loin. La tête bourdonnante, elle tenta de se redresser. Comme dans le plus affreux des cauchemars, elle vit le plat de la hache frapper la nuque de son ami. Un sursaut secoua Mike. Une fraction de seconde, il resta immobile, puis les jambes fléchirent et le grand corps glissa lentement sur le sol.

Sans un regard pour sa victime, l'androïde avança vers le docteur Kelley.

-Non ! Non ! Arrête ! Tu ne dois jamais mettre une vie humaine en danger.

Vainc injonction ! Le robot pointa la lame de son épée vers la gorge de la jeune femme. Sandra tenta de ramper sur le dos. Un pied posé sur sa poitrine l'immobilisa. Avec une froide lenteur, une précision chirurgicale, la pointe de l'arme descendit. Sidérée par l'horreur de la situation, Sandra ne put émettre qu'un hoquet ridicule.

Arrivée à moins de vingt centimètres de la gorge de la jeune femme, la lame fut déviée avec violence et se ficha dans la terre à quelques centimètres de son objectif. Oliver, guidé par les cris, était intervenu avec efficacité!

Aussitôt il frappa l'androïde au visage. Bien que rude, le coup ne parut pas incommoder le robot qui abandonna la jeune femme pour se consacrer à ce nouvel adversaire. Sous la puissance de l'attaque, Oliver fut contraint de reculer de plusieurs pas. Il ne pouvait que parer des coups arrivant sous tous les angles, sans espoir de riposte. Par chance pour lui, Reist et Bennet venaient au pas de course.

Jeff frappa de sa hache l'androïde au niveau de l'épaule gauche, entamant le revêtement cutané sur plus de trente centimètres. Le robot fit volte-face et un revers fulgurant de son glaive arracha l'arme des mains de l'astronaute. Reist n'évita le second coup que par une retraite précipitée. Dany intervint à son tour. Son épée s'enfonça dans le flanc de l'androïde jusqu'à la garde. Il n'eut pas le temps de la retirer. De sa main gauche, le robot zébra l'air, heurtant l'aspirant à l'épaule, l'envoyant bouler à plusieurs pas. Ce bref répit avait permis à Oliver de retrouver son souffle. Il se rua sur l'androïde. Appuyé de tout son poids, son épieu pénétra dans le dos, transfixant le thorax.

La mécanique tenta de se retourner. Solidement campé sur ses jambes, Oliver résista. La rotation aggrava la brèche. Un violent sursaut secoua l'androïde. Son bras levé s'immobilisa. Soudain il bascula en arrière et chuta lourdement sur le sol.

Rancunier, Reist qui avait ramassé sa hache, frappa au niveau du cou, sectionnant la tête qui roula sur la mousse. Oliver, son épée à la main, se précipita vers Marc. Geste inutile. A la suite d'une série de feintes rapides, l'épieu de Stone s'enfonçait dans le corps de l'androïde juste à l'endroit du générateur.

Privé d'énergie, le robot devint inerte. Un vigoureux coup de pied le précipita à terre. Reist arrivait, s'essuyant le visage.

-Bon Dieu, Marc, comment as-tu réussi à te débarrasser seul de cette fichue machine? A trois, nous avons eu les plus grandes peines.

Un rire ironique, nerveux, échappa à Stone. Ses joues étaient rouges, inondées de sueur. Sa respiration était encore haletante.

-Il est heureux qu'on ait oublié de lui fournir un programme d'escrime au bâton !

Reist retourna l'androïde et ouvrit la plaque dorsale.

-Que fais-tu?

-J'emporte un petit souvenir, dit-il en plongeant la main dans le thorax.

Un cri poussé par le docteur Kelley les fit se retourner. Sandra était agenouillée près du corps de Mike, essayant de le ranimer. Elle avait posé l'oreille sur sa poitrine.

-Je... je n'entends pas les battements du coeur.

D'une main experte, Marc souleva la paupière. Il grimaça en voyant la pupille dilatée, le regard éteint. Soulevant la tête avec douceur, il passa la main sur la nuque.

-Il est mort, murmura-t-il. La hache a écrasé les vertèbres cervicales.

Un long sanglot échappa à la jeune femme.

-C'est impossible... Il faut...

Oliver lui posa la main sur l'épaule. Sur un signe de Marc, il ajouta :

-Venez, je vous raccompagne au camp. Nos amis enterreront Mike ici même.

Devançant la protestation de Sandra, il poursuivit :

-La nuit tombera bientôt. Nous ne pouvons risquer que des fauves dévorent le corps.

CHAPITRE XI

Le soleil était levé depuis près d'une heure lorsque le docteur Kelley sortit de sa cabane d'une démarche titubante. Ces deux jours avaient métamorphosé la jeune femme. Les traits de son visage étaient creusés, ravinés. Le teint était grisâtre. Les yeux, rougis par les larmes, étaient à peine visibles entre les paupières gonflées.

Elle n'avait pu s'endormir qu'à l'aube. Un sommeil haché de cauchemars. Oliver était assis près d'un feu, écorçant de fines baguettes.

-Où sont les autres?

-Partis faire le tour des collets posés hier. Marc m'a demandé de rester ici pour veiller sur vous. Asseyez-vous. Ils ne devraient pas tarder à revenir. Avec un peu de chance, nous pourrons déjeuner.

Sandra se laissa tomber à genoux.

-Que faites-vous? C'est un peu petit pour une broche.

-Je taille des flèches pour mon arc.

Il saisit à ses pieds une branche maintenue courbée par un fil presque transparent.

-J'ai un peu triché en utilisant un fil de nylon que j'avais sur moi, sourit-il.

-Les flèches ne doivent-elles pas être équilibrées ?

-J'ai taillé de petits silex et j'ai fait provision de plumes d'oiseaux.

-Comment? s'étonna-t-elle.

-Il a suffi de trouver un nid!

Sandra resta un instant silencieuse avant de reprendre :

-Vous devrez vous entraîner. Je ne me souviens pas que vous ayez passé des tests.

-Cependant, j'ai déjà utilisé un arc.

-Sur cible?

La voix d'Oliver devint sourde, tandis que son visage se crispait:

-Sur des humains! Encore de mauvais souvenirs.

Épuisée, Sandra sentait sa capacité d'indignation s'émousser, se diluer dans une monstrueuse vague d'indifférence. La mort... Mike... En évoquant son compagnon, elle étouffa un sanglot.

-Vous pouvez pleurer sans honte, murmura Oliver. Je sais ce qu'on éprouve lorsqu'on perd un être cher.

-Vos parents?

Le jeune homme hocha la tête.

-Et aussi un ami ! Il avait l'âge de Marc. A l'arrivée au camp des inadaptés, il m'avait pris sous sa protection. Grâce à lui, j'ai pu survivre. Il a été assassiné par un groupe de cinglés. A quelques mètres de moi..., sans que je puisse intervenir.

L'arrivée des chasseurs portant encore deux lapins interrompit l'évocation de ses souvenirs.

-Aide-nous à les préparer, Oliver, dit Marc. Cette fois, il ne faudra pas oublier d'enterrer la peau et les viscères. Inutile d'attirer les fauves.

Tandis que les animaux rôtissaient, Oliver s'aperçut de l'absence de son condisciple.

-Où est Dany?

-Il a voulu faire un détour par le lac. Je lui ai recommandé de ne pas s'attarder.

Moins de cinq minutes plus tard, l'aspirant apparut. Il avait le visage suant et la respiration courte de celui qui a couru très vite.

-Marc... Les antilopes.

-Du calme, fiston! Inspire un bon coup, dit Marc qui s'était assuré d'un regard de l'absence de blessure.

Dany ne tarda pas à retrouver un peu de calme.

-Arrivé près du lac, je me suis dissimulé dans un buisson pour observer les antilopes. Quatre à cinq animaux broutaient sans inquiétude particulière.

Avec un clin d'oeil malicieux, il précisa :

-Je m'étais assuré que le vent soufflait dans la bonne direction. Je voulais imaginer un piège qui nous permettrait d'en capturer une. J'ai vu alors une antilope sortir de l'eau.

-Elle se baignait?

-Je ne sais ! Elle a émergé comme l'aurait fait un plongeur sous-marin puis elle a gagné la rive. Elle s'est approchée d'une antilope et a sauté sur elle.

Un éclat de rire de Jeff lui coupa la parole.

-Je ne vais pas te faire un cours d'éducation sexuelle mais il semble que l'intention était évidente.

Impatienté, Dany secoua la tête.

-Merci ! Mais ce n'est pas à une partie de pattes en l'air que j'ai assisté. L'antilope venue du lac a d'abord immobilisé l'autre qui tentait de se débattre puis elle l'a entraînée dans l'eau. Elle donnait l'impression de la recouvrir complètement, de s'étaler comme pourrait le faire une couverture. Enfin, avant qu'elle ne disparaisse sous l'eau, il m'a semblé que le pelage roux disparaissait pour être remplacé par une peau lisse et grise. J'ai attendu un long moment mais aucun des animaux n'a réémergé.

Le front barré d'une ride soucieuse, Marc réfléchit un long moment en silence.

-Ne laisse pas brûler le déjeuner, Oliver, grogna-t-il enfin.

L'avertissement devenait urgent car les broches n'étaient plus tournées avec la régularité souhaitable. Enfin le repas fut prêt.

Épuisée, Sandra ne faisait que grignoter une patte.

-Il faut manger, dit Oliver, sinon demain vous serez épuisée.

-Je le suis déjà, soupira Sandra. Nous mourrons tous sur cette maudite planète! Qu'importe que ce soit un jour plus tôt ou deux jours plus tard.

-Pas d'accord ! intervint sèchement Marc. Demain, après-demain au plus tard, un appareil viendra nous chercher.

-Impossible ! Le doyen n'attend mon rapport qu'à la fin de la semaine.

Stone éclata d'un rire bref.

-Il n'existe pas que la faculté dans la Galaxie! Fiez-vous à ma parole. Dans l'immédiat, l'histoire de Dany m'inquiète.

-Une simple illusion d'optique, très probablement.

-Ou un nouveau danger! Vous oubliez que cette planète n'a été que très superficiellement explorée. Notre festin terminé, je crois qu'une nouvelle promenade au bord du lac s'impose, mais elle risque de n'avoir rien de romantique. Jeff, tu resteras ici pour veiller sur le docteur Kelley.

Sandra émergea de sa léthargie.

-Il ne saurait en être question ! décréta-t-elle d'une voix qui retrouvait un soupçon d'autorité. Je vous accompagne. J'ai étudié la vie sur des dizaines de planètes primitives.

Leur repas terminé, les Terriens s'équipèrent, maugréant contre le peu d'armes dont ils disposaient.

Arrivé en vue du lac, Marc immobilisa sa troupe. Les eaux reflétaient les rayons d'un soleil au zénith. La chaleur avait fait fuir les antilopes qui se tenaient à l'abri dans les buissons et les fougères.

Plusieurs minutes s'écoulèrent. Le silence n'était troublé que par le pépiement de rares oiseaux.

-C'est à une trentaine de mètres sur la droite que j'ai vu les antilopes, chuchota Dany.

-Restez à couvert, ordonna Marc.

Il avança de plusieurs pas, le glaive à la main. La terre, au bord du lac, conservait la trace du drame décrit par Dany. Des marques de sabots, de profondeur inégale, prouvaient que l'antilope s'était débattue. Des stries parallèles, témoins d'un corps traîné, allaient jusqu'à l'eau où elles disparaissaient.

Indécis, Marc marcha sur la grève une centaine de mètres sans rien apercevoir. Lorsqu'il revint vers ses amis, l'eau très lisse du lac fut agitée par un frémissement.

Une tête émergea de l'onde, vite suivie d'un thorax musclé. La créature était vêtue d'un pagne de fourrure et tenait à la main une hache de pierre. Une réplique exacte d'un des androïdes que Marc avait détruits.

A l'instant où la créature prenait pied sur la grève, le docteur Kelley s'élança en criant :

-Ne bougez pas! Je vais entamer la discussion. C'est ma spécialité, ne l'oubliez pas!

Marc s'immobilisa les yeux mi-clos. Il concentrait sa pensée, cherchant à entrer en contact avec l'esprit de la créature. Il n'obtint que de rares images confuses, inquiétantes, brouillées de rouge.

L'homme s'était immobilisé à quelques mètres du rivage. Sandra poursuivait sa progression. Arrivée à deux pas de la créature, elle s'arrêta. Lentement, elle leva la main droite. Le signe de paix. Elle fut violemment tirée en arrière à l'instant où la hache sifflait. Le tranchant effleura le front de la jeune femme, le striant de rouge.

Marc était intervenu juste à temps. La créature se tourna vers ce nouvel adversaire... ou nouvelle proie. Des yeux glauques, malsains.

L'être frappa à nouveau, de haut en bas. Un coup puissant qui aurait brisé le crâne... s'il avait atteint son objectif. Marc esquiva d'un petit saut en arrière et contra d'un revers dans lequel il mit toute sa force.

La lame toucha le bras armé un peu au-dessus du coude. A la grande surprise du Terrien, elle le trancha net. Avant même que la hache eut touché le sol, Marc poursuivit son attaque. Un coup fouetté ouvrit la gorge de son adversaire. Il n'en jaillit qu'un peu de liquide jaunâtre.

La créature balaya l'air de son poing, atteignant Marc à l'épaule. Un coup puissant qui déséquilibra le Terrien. D'une torsion instinctive du buste, Marc évita le direct qui ne fit que frôler son oreille. Il se fendit à fond. Son épée s'enfonça jusqu'à la garde au creux de l'estomac, sans rencontrer l'habituelle résistance d'un corps. Une impression de pénétrer dans un bloc de gélatine.

Il se rejeta en arrière, tandis que la créature ne semblait pas plus incommodée par cette blessure que par les précédentes. Avec rage, Marc frappa à nouveau. La pointe de son arme créa une profonde estafilade du thorax à l'abdomen, faisant sourdre ce môme liquide jaune.

Cette fois, l'adversaire s'immobilisa. Comme le Terrien esquissait un pas en avant, il recula lentement, agitant son bras mutilé. Bientôt, il atteignit l'eau. Sa retraite s'accéléra. Un instant sa tête seule émergea puis elle disparut.

Sandra se releva, le teint terreux, le front maculé de sang.

-Je ne comprends pas, balbutia-t-elle. Cette chose...

Un pauvre sourire étira ses lèvres.

-Je dois vous remercier, Stone. Sans vous, cette créature m'aurait brisé le crâne. Pourtant je venais sans intention agressive.

Sans répondre, Marc s'était agenouillé pour examiner le membre qu'il avait tranché. Sous scs yeux incrédules, une transformation s'effectuait. La peau se modifiait, prenait une couleur grisâtre. Ce qui paraissait de la chair et des os, s'aplatissait, s'étalait. La hache de pierre subissait la même transformation. En dix minutes, il ne resta qu'une grosse crêpe. Marc la toucha du bout de son épée.

-On dirait un morceau de caoutchouc, murmura Sandra.

-Ou une membrane cellulaire très fortement grossie.

Les autres Terriens les avaient rejoints.

-Quel est ce truc diabolique? grogna Jeff.

-Je l'ignore, soupira Sandra. Je ne pense pas que cela ait jamais été décrit dans un traité.

Marc regarda son épce couverte de pellicules noires. Il la frotta dans le sable pour la nettoyer.

-Ce liquide jaune est très corrosif. Regardez : le métal a été rongé en de nombreux endroits. Quelques minutes de plus et je n'avais plus qu'un tronçon à la main!

-Que proposes-tu, Marc? demanda Oliver.

Stone regarda le lac. Une eau calme, brillante. Que cachait-elle sous sa surface lisse?

-Désormais, il nous faut éviter cet endroit. Je crains que nous n'ayons déclenché un dangereux processus.

Le retour au campement s'effectua dans un silence inquiet, chacun observant les fourrés et la ramure des arbres d'où pouvait jaillir un nouvel adversaire.

CHAPITRE XII

La nuit s'effilochait. Jeff, assis près du feu, se leva pour remettre une bûche sur les braises rougeoyantes. Il effectua plusieurs mouvements d'assouplissement pour chasser l'humidité de l'aube.

La veille, Marc avait exigé que soient organisés des tours de garde. Il n'avait pas été très loquace mais Jeff n'avait pas aimé les rides soucieuses de son visage.

Un craquement de branches le fit se retourner, sa hache à la main. Il se détendit en discernant dans la semi-obscurité la silhouette du docteur Kelley.

La jeune femme avança vers lui, les bras ouverts. Elle était maintenant très près. Une bûche crépita, une flamme s'éleva projetant une petite clarté : Jeff tressaillit. Ce visage immobile, ces yeux verdâtres... Il eut un geste instinctif de recul. Trop tard. Les deux bras l'enserrèrent avec violence au niveau des épaules. Soudain une insupportable sensation de brûlure. Un hurlement jaillit de sa gorge. Il tenta de se rejeter en arrière mais l'étau ne se relâcha pas. Une peur panique s'infiltra dans sa tête. En un geste désespéré, il frappa du genou le ventre de son adversaire.

La créature encaissa le choc sans sourciller. Son étreinte brûlante se resserra. La douleur se fit plus vive, arrachant à Jeff un nouveau cri.

Eveillé en sursaut ainsi que ses amis, Marc fut le premier à sortir de la cabane. Il distingua dans l'ombre les deux silhouettes. Le second cri de Jeff le fit courir. De son glaive, il frappa la créature au niveau de l'épaule droite.

Comme la fois précédente, la lame sectionna le membre. Cela eut pour heureux effet de libérer Jeff. Il recula de plusieurs pas, titubant pour s'affaler sur le sol.

La créature se retourna vers Marc. Dans ce duel, le plus extraordinaire était le regard vide et l'absence de toute exclamation, de cri, de hurlements.

Soudain un renflement apparut au niveau de l'épaule mutilée. Il gonfla, s'allongea. Un nouveau membre prenait naissance ! En quelques secondes la main se forma. Elle était prolongée d'un glaive en tout point identique à celui que tenait Marc!

Trop surpris, Marc n'avait pas profité de son avantage initial. Déjà l'adversaire levait son arme. Son nouveau bras s'abattit avec force. Stone para d'un geste instinctif. Le heurt des deux lames fut d'une violence extrême. Un craquement sec. Marc fit un saut en arrière pour éviter le revers qui suivit. Il ne tenait plus à la main qu'un tronçon ridicule et inutile!

-Marc!

La voix d'Oliver résonna à ses oreilles. Stone laissa tomber son arme et saisit l'épieu que l'aspirant lui tendait. Cette fois, il évita par un dégagement le contact avec la lame et contra d'un coup bas qui fixa le pied droit dans le sol.

A cet instant, Oliver bondit. Le corps à l'horizontal, dans la meilleure technique des karatékas, il frappa des deux pieds le torse de son adversaire. Déséquilibrée, la créature bascula en arrière. Elle tomba, le dos s'écrasant sur les braises du foyer. Aussitôt Marc arracha son épieu et frappa au ventre, pesant de tout son poids. La pointe transfixa la créature puis s'enfonça profondément dans la terre meuble.

Une épouvantable odeur de chair calcinée s'éleva, accompagnée d'une fumée roussâtre, âcre, piquant les yeux et les narines. Les membres de la créature furent secoués de spasmes violents puis s'immobilisèrent.

Le corps à l'image de Sandra parut se liquéfier. La simili-combinaison d'astronaute, l'épiderme disparurent. A leur place apparaissait une pellicule grise qui s'étendit sur un rayon de deux mètres, d'une épaisseur d'une cinquantaine de centimètres. Le centre était soulevé par une masse sombre, noirâtre, encore agitée de petits frémissements.

-Bon Dieu! jura Oliver. On dirait une gigantesque cellule avec son noyau, son cytoplasme, ses mitochondries.

-Une telle monstruosité biologique n'est pas possible, murmura Sandra qui avait rejoint les astronautes.

Marc secoua la tête avec lenteur.

-Il existe une planète où vivent de gigantesques créatures unicellulaires mais elles sont intelligentes, pacifiques, et ont même noué des relations diplomatiques avec l'Union Terrienne.

-La planète des Entamebs, intervint Jeff. Elle est interdite à toute pénétration.

-Tu ne perds rien. J'ai raccompagné là-bas un Entameb perdu sur une autre planète. Ce n'est pas une annexe du paradis terrestre selon notre conception. Je n'y suis resté que trois heures mais j'avais la sensation d'être plongé dans un sauna déréglé !

Désignant l'énorme cellule, Marc ajouta :

-Ici le cas est différent. Ces créatures n'ont pas une intelligence supérieure.

-Qu'en savez-vous? dit Sandra.

Marc haussa les épaules car il n'aimait pas parler de ses dons de télépathe.

-Quoi que vous en pensiez, je suis assez doué pour prendre contact avec des civilisations non humanoïdes. Je m'étais fort bien entendu avec les Entamebs par exemple. Certains m'ont même honore de leur amitié.

-Admettons, concéda-t-elle. Comment envisagez-vous notre avenir?

-Nous avons certains renseignements sur ces bestioles. Ce sont des prédateurs à la recherche de proies vivantes.

-J'en sais quelque chose, grogna Jeff qui exhibait de larges marques rouges au niveau des épaules.

Le tissu de sa combinaison avait disparu ainsi qu'une partie de l'épiderme. Marc examina un instant les plaies.

-Il semble que la membrane sécrète de puissants sucs digestifs. Une façon d'ingérer leurs proies. Va avec Dany jusqu'au ruisseau et lave abondamment tes plaies.

Tandis qu'il s'éloignait, Marc poursuivit :

-Ces créatures sont douées d'un mimétisme remarquable. Un profond sens de l'imitation.

-Pourquoi, au bord du lac, est-elle apparue sous la forme d'un homme préhistorique?

-Il est vraisemblable qu'un androïde a patrouillé là-bas. Après ce premier échec, vous pouvez constater, docteur, qu'elle a pris votre apparence puis, ayant à me combattre, a utilisé un glaive identique au mien mais plus solide !

-Maintenant qu'elle est morte, nous pouvons respirer.

-Je n'en suis pas persuadé, docteur! Il est très probable que d'autres créatures identiques peuplent ce lac. L'inquiétant est le fait que cette bestiole soit venue jusqu'ici. Si elle y est parvenue, probablement en suivant notre trace, d'autres le pourront aussi.

-Que suggérez-vous ?

-Il nous faut filer le plus vite possible.

-Pour aller où?

Marc désigna une direction de la main.

-Ces créatures vivent dans l'eau, il faut donc espérer qu'elles seront moins à l'aise dans une région sèche. Il existe une montagne. Nous devrons l'atteindre le plus vite possible.

Jeff revenait avec Dany qui l'aidait à marcher.

-Tu avais raison, Marc. Après un rinçage à grande eau, les brûlures s'estompent. Si tu n'étais pas intervenu, ce truc me bouffait comme une antilope! Maintenant, j'ai bien envie de reprendre mon somme. Je suis crevé !

-Désolé, mais tu feras ta sieste plus tard. Nous déménageons sans plus tarder. Oliver et Dany, ramassez notre matériel.

CHAPITRE XTII

La fatigue accablait les Terriens. Marc avançait en tête d'un pas régulier. Dans les épreuves d'endurance, il savait l'impérieuse nécessité de ne pas modifier la cadence. Jeff suivait avec Dany qui, par instants, lui prêtait une épaule secourable. Le docteur Kelley et Standman fermaient la marche. La jeune femme se serait effondrée depuis longtemps sans le soutien constant d'Oliver.

Le soleil était au zénith lorsque Stone décida une pause. Tous s'affalèrent sur le sol.

-Je rêve d'un grand verre de whisky soda bien glacé, soupira Jeff. Avec toute cette sueur qui coule sur mes plaies, j'ai la sensation qu'on m'asticote les épaules avec une lampe à souder!

-Désolé, mais le bar n'est pas encore ouvert, ricana Marc, regardant le ciel vide de tout nuage.

-Nous tournons en rond dans cette forêt, glapit Sandra d'une voix aiguë! A tout instant, je m'attends à me retrouver au bord du lac !

-Allons, docteur, il est désolant que dans vos merveilleux tests, vous n'ayez prévu une épreuve d'orientation, ironisa Stone. A la fin de la journée, nous atteindrons la montagne!

-Qu'en savez-vous ? Vous êtes aussi perdu que nous, mais votre orgueil vous empêche de le reconnaître.

Comme s'il n'avait pas entendu, Marc s'adressa aux deux aspirants d'un ton professoral:

-Vous noterez autour de vous une modification de la végétation. Les fougères sont moins nombreuses. Enfin, le terrain est légèrement en pente, ce qui a rendu votre marche plus pénible.

Un quart d'heure s'écoula. Sandra était allongée, les yeux mi-clos, le visage amaigri couvert de poussière où la sueur avait dessiné des sillons colorés. Jeff n'avait guère meilleure mine. Marc se leva.

-Oliver et Dany, venez avec moi, nous allons bricoler pendant que nos amis se reposent.

La proposition arracha une grimace aux jeunes gens mais ils ne protestèrent pas.

Une heure plus tard, ils avaient terminé leur besogne. Ils réveillèrent Jeff et Sandra.

-En route! Nous avons ménagé une surprise pour nos suiveurs.

-Pourquoi tant nous presser, geignit Sandra, je doute que ces créatures nous suivent encore !

D'un geste, Marc imposa le silence à ses compagnons et resta un instant, l'oreille tendue.

-Écoutez! murmura-t-il.

-Je n'entends rien, répliqua Sandra.

Il était exact qu'aucun bruit ne troublait le silence.

-C'est cela qui est anormal. Il y a cinq minutes encore les oiseaux chantaient ! Oliver, tu ouvriras la marche. Garde toujours le soleil à ta gauche. Je reste pour assurer les arrières.

Standman tendit la main pour hisser le docteur Kelley sur ses pieds. Dès que ses amis se furent éloignés, Marc se dissimula derrière le tronc d'un gros sapin.

Son attente fut brève. Moins de dix minutes plus tard, un bruissement de feuilles et le craquement de brindilles écrasées se firent entendre. Cinq silhouettes apparurent, toutes identiques cette fois à l'effigie de Marc.

Voir ainsi ses cinq sosies avancer l'un derrière l'autre avait quelque chose d'hallucinant ! Soudain, celui qui marchait en tête parut s'envoler. Une liane s'était enroulée autour de sa cheville tandis que la cime d'un jeune sapin se redressait. La créature se balança un instant dans les airs puis vint frapper le tronc dénude d'un chêne. Le choc n'aurait sans doute pas été mortel si une main mal intentionnée n'avait pas planté un pieu juste à cet endroit. Le corps vint s'y embrocher et resta fixé comme un papillon sur sa planchette ! Quelques mouvements l'agitèrent. L'aspect humanoïde disparut, laissant place à la membrane grisâtre.

Les suivants s'immobilisèrent un instant, le visage toujours inexpressif. Sans chercher à porter secours à leur congénère, ils reprirent leur marche du même pas lent et régulier.

Marc partit au pas de course, et ne tarda pas à rejoindre ses compagnons.

-Le piège a fonctionné mais ils sont encore quatre à nos trousses. Ils sont trop forts pour que nous nous risquions à les affronter. Il faut marcher plus vite car ils sont à moins d'un quart d'heure de nous.

La marche reprit, tendue, épuisante. Chacun concentrait sa volonté sur le geste le plus simple : mettre un pied devant l'autre. Alors qu'ils désespéraient, les Terriens émergèrent soudain de la forêt. Devant eux se dressait l'ancien volcan, culminant à mille mètres. Un gros cône noirâtre dépourvu de toute végétation.

Marc s'immobilisa un instant. Désignant un éboulis de rochers environ à mi-pente, il souffla :

-Là-bas, nous aurons une chance de trouver un abri. Il me semble discerner l'entrée d'une caverne.

L'ascension débuta, rendue pénible par la forte déclivité du terrain. Malgré l'aide d'Oliver, Sandra trébuchait à chaque pas.

Déjà elle avait une trentaine de mètres de retard sur Jeff. Marc la saisit sous l'autre bras.

-Remuez-vous! Sinon vous n'aurez pas une bonne note à votre test !

L'ironie du propos stimula Sandra. Un pas, encore un pas... L'objectif semblait toujours aussi lointain. A intervalles réguliers, Oliver ne pouvait s'empêcher de lancer un regard inquiet derrière lui.

-Marc, ils sortent de la forêt. Quatre...

-Vite, il nous faut absolument gagner l'abri de ces rochers.

Une vague de désespoir submergea le docteur Kelley.

-Je vous en prie, je suis lessivée, finie! Laissez-moi ! Fuyez, je ne fais que vous retarder. Sans moi vous avez une chance de les distancer.

Stone affermit sa prise sous le bras et grogna entre ses dents serrées par l'effort :

-Il n'est pas question de laisser quelqu'un en route! Venez!

Derrière, les créatures semblaient infatigables. Elles conservaient le même pas lent et régulier, même dans la pente rude. Ainsi elles gagnaient rapidement du terrain sur les fugitifs. Ceux-ci arrivèrent enfin à la base de l'éboulis fait de grosses roches noirâtres.

Les Terriens commencèrent à se glisser entre les blocs instables. Maintenant qu'elle pouvait s'aider de ses mains, Sandra progressait seule, libérant Marc.

Après un quart d'heure d'ascension, Stone s'arrêta. Les créatures n'étaient plus qu'à quelques mètres de la base des rochers.

-Jeff, continue à monter avec le docteur Kelley. Oliver et Dany, vous restez avec moi.

Marc, tout en reprenant son souffle, surveillait les silhouettes à son image. Lorsqu'il les vit s'engager dans l'éboulis, il s'arc-bouta contre un gros rocher.

-Aidez-moi, il faut le bouger.

Conjuguant leurs efforts, les astronautes parvinrent à faire basculer le gros bloc.

-Vite! Encore celui-là.

Une nouvelle poussée! De justesse, Marc retint Dany qui allait piquer une tête en avant en même temps que la roche.

Avec un sourd grondement, les deux blocs dévalèrent la pente, entraînant d'autres rocs, déclenchant une avalanche de pierres. Très anxieux, Marc attendit que la poussière soulevée se dissipât.

Plusieurs minutes s'écoulèrent accroissant son inquiétude. Enfin le nuage s'éclaircit, accompagné d'un lourd silence.

-J'ai l'impression que nous avons réussi, soupira Oliver.

-J'espère que tu as raison, dit Marc. Allons voir les résultats.

Le trio redescendit avec prudence, scrutant chaque rocher. Une exclamation de Dany les fit sursauter.

-Là, je vois quelque chose!

Dépassant d'un gros bloc de basalte, apparaissait ce qui voulait figurer un pied. La fausse botte avait disparu mais le processus de transformation s'était interrompu.

Les recherches des Terriens se poursuivirent pendant plus d'un quart d'heure. Enfin, en voyant un dernier débris de chair, Marc éclata d'un rire nerveux.

-Nous voilà tranquilles... pour au moins quelques heures. Rejoignons nos amis. Il est inutile qu'ils s'épuisent à grimper jusqu'au sommet.

CHAPITRE XIV

-Marc, si nous revenons jamais sur Terre, rappelle-moi que je te dois une bouteille de whisky! s'exclama Jeff.

Son visage était écarlate, encore marqué par l'effort intense fourni.

-En attendant cette agréable perspective, je me contenterai d'un peu d'eau, dit Marc. Je distingue là-bas une petite cascade qui jaillit entre deux rochers.

La nouvelle stimula les Terriens assoiffés qui n'avaient pas bu une goutte depuis leur départ matinal et précipité. Même Sandra se leva sans protester.

Dix minutes de marche cahotante à flanc de montagne conduisit le petit groupe à son but. D'un trou jaillissait en flot pressé un torrent qui tombait dans une vasque naturelle d'une vingtaine de mètres de diamètre. Le trop-plein se déversait et formait un ruisseau bondissant qui se dirigeait vers la forêt.

Avec un plaisir non dissimulé, les Terriens plongèrent dans l'eau fraîche et burent sans retenue. Marc s'extirpa le premier de l'eau.

-Il suffit, sinon vous risquez de désagréables ennuis digestifs.

Ils s'allongèrent sur les pierres chaudes, profitant des rayons du soleil couchant. Épuisés, tous somnolaient. Marc, accoudé au bord de la vasque dont le fond était couvert de mousse, regardait l'écume du torrent où les rayons du soleil dessinaient de petits arcs-en-ciel.

Un poisson argenté de la taille d'un goujon s'insinuait entre les algues, arrachant par instants des fibres. Un congénère ne tarda pas à le rejoindre. Ils nagèrent en rond une petite minute, le second arrivant cherchait à surplomber son rival. Lorsqu'il y parvint, il se transforma soudainement. A la place du poisson argenté apparut une créature plate de la taille d'une paume de main qui s'enroula autour de sa proie en une fraction de seconde.

Moins d'une demi-minute s'écoula. La cellule redevint plate, presque translucide. Il n'y avait plus trace du goujon. Elle s'éloigna paresseusement en élégants mouvements ondulants. Marc se redressa, le visage soucieux.

-Je crains qu'il ne nous faille écourter notre repos. Les amibes gigantesques semblent avoir un repaire dans cette montagne.

-Qu'en savez-vous? demanda Sandra.

-Je viens d'en voir une, par chance de petite taille, qui s'est contentée d'un goujon. Il existe un lac souterrain qui sert de berceau à ces charmantes bestioles. Voyez, ce torrent se dirige en direction de l'étang où il doit se jeter.

La nouvelle consterna les Terriens qui regardaient maintenant avec angoisse cette eau qui leur avait semblé merveilleuse. Le docteur Kelley éclata en sanglots.

-Où aller? Nous sommes condamnés à mourir ici!

Désignant un point du doigt, Marc répondit :

-Nous dormirons là-bas, à l'orée de la forêt. Cette zone semble la plus sèche et surtout la plus éloignée du lac.

-Nous ne pouvons l'atteindre avant la tombée de la nuit.

-Je pense le contraire. Comme nous descendrons, nous marcherons plus vite! Une seule condition, partir immédiatement!

Avec des grimaces douloureuses, les Terriens se levèrent.

-N'oubliez pas de boire, recommanda Marc. Qui sait quand nous retrouverons un ruisseau !

La marche reprit, facilitée par la déclivité. Titubante de fatigue, Sandra se serait effondrée à chaque pas sans l'aide d'Oliver.

Enfin, aux dernières lueurs du jour, le groupe parvint à proximité de grands arbres et Marc ordonna une halte. Chacun se laissa torn-ber sur le sol, épuisé au-delà de toutes limites. Seul Stone pénétra dans la forêt et entreprit de ramasser une bonne quantité de bois mort.

Il revint près de ses compagnons et entreprit d'allumer un feu.

-Marc, les hommes ne sont pas égaux, soupira Jeff. Après une telle promenade, comment peux-tu arriver encore à te remuer?

Avec un petit ricanement, Stone rétorqua :

-J'ai obtenu des notes très médiocres aux tests de la faculté mais il se trouve, malgré cela, que j'ai un assez bon entraînement. J'avoue toutefois qu'un peu de repos ne me sera pas désagréable.

Lorsque les flammes s'élevèrent, il s'assit près du groupe somnolent.

-Le feu ne risque-t-il pas d'attirer les créatures? objecta Dany.

Fataliste, Marc haussa les épaules.

-J'ignore comment elles se dirigent, mais si elles le souhaitent, elles nous retrouveront avec ou sans feu. L'expérience a montré qu'elles se déplacent dans l'obscurité. Nous, nous avons besoin de lumière pour les repérer.

Tirant une boîte plate de la poche de sa combinaison d'astronaute, il ajouta :

-A table! Je n'ai que des tablettes nutritives à vous offrir.

La nouvelle tira les Terriens de leur léthargie.

-Où les as-tu trouvées? demanda Oliver.

-Mon ami Ray, qui n'aime pas me savoir dans le besoin, les avait mises dans ma poche. Je regrette seulement d'avoir refusé les grenades incendiaires et le pistolaser qu'il voulait me voir emporter.

Chacun tendit la main mais Marc secoua la boîte dans la lumière des flammes.

-Je vous demande de constater que l'emballage est intact. Je ne voudrais pas qu'un esprit mal intentionné pense que j'ai bénéficié d'un avantage et retire quelques points à mes tests! Sommes-nous bien d'accord, docteur Kelley?

-Je vous en prie, geignit Sandra. Ce n'est plus un jeu.

Un discret sourire s'afficha sur les lèvres de Marc.

-Je ne l'ai jamais considéré comme tel. Voici vos deux tablettes. Sucez-les lentement puis dormez.

Elle acquiesça d'un battement de paupière. La distribution terminée, chacun savoura ces tablettes pourtant insipides mais qui apportaient une ration calorique équivalente à un copieux repas. Merveille de la technique, de la chimie, mais miracle toujours accompli aux dépens de la gastronomie. En familier des planètes primitives, Marc affirmait que sur le plan culinaire, la Terre avait beaucoup à découvrir ou à redécouvrir de ces civilisations qui n'avaient pas encore atteint le redoutable âge industriel.

La voix faible, hésitante du docteur Kelley troubla le silence:

-Capitaine Stone...

C'était la première fois qu'elle lui conférait son grade.

-Je pense vous devoir des remerciements. Sans votre aide et celle de Standman, je ne serais jamais parvenue ici. Je serais dans ce qui sert d'estomac à une de ces monstrueuses créatures... Pourquoi m'avoir sauvée alors que je suis responsable de tout ce qui arrive?

-Dans toute votre batterie de tests, vous avez négligé un élément.

-Lequel?

-La notion d'équipe, d'esprit de corps, de camaraderie! Lorsqu'un groupe est formé, tous les membres sont solidaires les uns des autres. Oliver, Dany, Jeff savent qu'ils peuvent compter sur moi en toutes circonstances, comme je suis certain de leur dévouement. Lors des combats contre les androïdes ou les créatures, les avez-vous vu fuir ou se mettre à l'abri? Non, ils sont venus à notre aide. Si ça n'avait pas été le cas, vous auriez un très joli trou dans la gorge et moi, le crâne fendu ! C'est cela la mentalité des astronautes et du S.S.P.P. Cela n'a rien à voir avec un examen, un test ou une épreuve simulée sur ordinateur. Cela s'apprend sur le terrain, dans l'effort et la souffrance.

« Un jour, lorsque nous serons bien au calme, je vous raconterai comment je suis allé récupérer mon ami Mac Donald perdu sur une planète, en dépit d'un avis défavorable de la Commission de non-immixtion, et comment ce même officier m'a sauvé sur la planète Sixta, il y a seulement quelques mois. Il est vrai que tout ceci ne figure pas dans les rapports officiels. Maintenant, dormez tous. J'assure le premier quart de garde. Oliver, tu me replaceras, puis cela sera le tour de Dany.»

CHAPITRE XV

Marc s'éveilla avant l'aube. Bien que s'efforçant de le masquer, il se sentait aussi frais qu'une ration militaire oubliée dans un abri antiatomique depuis la Troisième Guerre mondiale! Tous ses muscles, ses articulations le faisaient souffrir. En grimaçant, il effectua quelques mouvements d'assouplissement.

« Douze heures, songea-t-il. Tenir encore douze heures. Je n'en demande pas plus. Ray ne devrait plus tarder maintenant. »

Dany était assis près du feu qu'il avait pris soin d'entretenir.

-Déjà debout, Marc? Mon quart n'est pas encore terminé.

-Je le sais. Rien de spécial?

-Aucun bruit suspect. Mais dans l'obscurité, il est difficile de se faire une opinion. Je n'ai jamais été aussi impatient de voir le jour se lever.

Une mince lueur blanchissait l'horizon.

-Il ne tardera plus maintenant. Continue ta garde. Je vais tailler quelques branches.

Stone, arme de sa hache en silex entreprit d'abattre trois jeunes arbres dont le tronc ne dépassait pas quatre centimètres de diamètre. Puis il les dépouilla de leur branchage.

Moins d'une heure plus tard, il revenait porteur de trois solides épieux de deux mètres de long. Il tailla soigneusement les pointes qu'il posa sur les braises.

-C'est pour les durcir? demanda Dany.

-Je voudrais arriver à faire rougir l'extrémité.

A l'aube, les dormeurs, s'agitèrent. Jeff se redressa. Il passa une main sur ses joues râpeuses couvertes d'une barbe aussi rousse que ses cheveux.

-Vous auriez dû me secouer pour que je prenne aussi la garde.

-Tu avais besoin de te reposer. Comment vont tes épaules?

L'astronaute regarda sa peau couverte de cloques purulentes qui avaient sali ses manches jusqu'au coude.

-C'est ignoble à voir mais je ne souffre pas pour l'instant.

-Encore un peu de patience, la fin de ce cauchemar approche.

-J'aimerais pouvoir te croire, soupira Jeff.

-En attendant, le petit déjeuner est servi.

Marc fit circuler sa boîte de tablettes nutritives. Le docteur Kelley en préleva deux d'une main tremblante. Elle avait une mine épouvantable, le teint gris, le visage amaigri. Il aurait été difficile de reconnaître la belle et autoritaire jeune femme qui souhaitait imposer sa volonté au général Khov.

-Que suggérez-vous maintenant, Stone?

-La sagesse serait de filer le plus loin possible, mais dans votre état nous n'avancerions pas beaucoup. Le mieux est de continuer à nous reposer.

-Marc!

La voix d'Oliver était aiguë, tendue.

-Je crois que notre sieste va être gâchée.

Cinq silhouettes émergeaient de l'ombre à moins d'une centaine de mètres. Elles descendaient de la montagne du môme pas lent et régulier que la forte déclivité n'accélérait pas. Contrairement à la fois précédente où toutes les créatures étaient à l'effigie de Marc, maintenant chacune ressemblait à un des Terriens.

-Il semble qu'elles aient fait le choix de leur menu, grinça Jeff.

Oliver avait ramassé son arc, regrettant de n'avoir eu le temps que de fabriquer trois flèches. Arrivées à une trentaine de mètres, les créatures s'immobilisèrent un instant, comme pour s'orienter, le regard toujours glauque, inexpressif. Elles reprirent leur progression, se dirigeant vers le Terrien dont elles avaient pris l'apparence.

Une flèche siffla et se planta dans le thorax de la créature à l'image de Sandra. Cela n'interrompit pas sa marche. D'un geste négligent de la main, elle arracha la flèche et l'examina un bref moment avant de la laisser retomber sur le sol.

-Plus bas, au creux épigastrique, cria Marc. C'est là que doit se trouver le noyau de la cellule. C'est probablement leur centre vital. Vite, sinon elle va riposter.

Déjà de la main de la créature jaillissait un long tube qui s'incurvait, se scindait longitudinalement. L'arc était formé! Dans l'autre main, un bourgeon s'étirait pour créer une flèche.

Le second trait d'Oliver atteignit sa cible à l'endroit indiqué par Marc. La créature tressaillit, lâcha son arc pour tenter de saisir la flèche. Aussitôt une troisième arriva, pénétrant à quelques centimètres de la précédente. La silhouette avança encore d'un pas qui parut hésitant. Soudain elle bascula en avant et s'écroula face contre terre.

L'épisode n'entama pas la placidité des autres créatures qui n'avaient pas modifié leur vitesse de progression.

-Attention, écartez-vous, ordonna Marc. N'hésitez pas à reculer et même à courir. Ils sont lents à réagir et la vitesse est notre seul atout.

Il ne put prolonger son discours car son sosie se dressait à peu de distance, les bras écartés. En une fraction de seconde, Marc prit sa décision. Il saisit de sa main gauche un court poignard en silex passé dans sa ceinture, se gardant de tirer son épée.

Sans surprise, il vit en cinq secondes une arme identique apparaître dans la main de son adversaire. Un dernier pas en avant... D'un geste vif, Marc tira son glaive. Un coup fouetté à l'horizontale zébra le ventre de son antagoniste. Dans la fraction de seconde suivante, la pointe de l'épée fendit la peau du cou au pubis. Avec cette énorme incision en croix, le revêtement membraneux s'écarta, laissant suinter un liquide jaunâtre. Une sphère noire apparut marquée par endroits de nucléoles plus clairs. Une épée se créait dans la main droite. Marc, sans perdre de temps frappa le gigantesque noyau, à plusieurs reprises, puis sauta en arrière.

La créature laissa tomber ses armes et porta les mains à son ventre comme pour retenir la gelée noirâtre qui s'écoulait. Geste vain! Elle glissa sur les genoux avant de s'affaler sur le sol. D'un revers d'avant-bras, Marc s'essuya le front inondé de sueur. Il n'était pas mécontent de sa ruse!

Le docteur Kelley était restée prostrée, agenouillée près du feu, tandis que trois duels se poursuivaient. Dany était en mauvaise posture. Un coup violent venait de briser son épée. Un bond en arrière lui évita d'avoir le crâne fracassé. Par malheur, son talon heurta un rocher et il bascula sur le dos. La créature avança vivement. Son glaive disparut et elle écarta les bras. Elle s'apprêtait à se laisser tomber sur Dany pour l'envelopper, l'immobiliser, le... digérer.

Marc réagit avec vivacité. Deux pas le menèrent près du feu. Il ramassa un des épieux dont la pointe était embrasée et il le projeta avec force dans le dos de la créature. La branche pénétra profondément à hauteur des reins. Avec un grésillement désagréable, une horrible odeur de brûlé empuantit l'atmosphère. La créature s'immobilisa puis s'écroula d'un bloc à quelques centimètres de Dany qui poussa un cri. Déjà Marc avait saisi les deux autres épieux. Au pas de course, il se porta vers Jeff qui faiblissait devant l'attaque de son adversaire.

De tout son poids, il transperça le flanc de la créature qui, sous le choc, alla s'affaler cinq mètres plus loin. Sans ralentir, Marc chercha Oliver du regard. Les péripéties du duel avaient entraîné les combattants à une quarantaine de pas. Avant qu'il parvienne à leur hauteur, Marc vit l'épée du jeune homme effectuer une série de feintes avant de plonger dans le ventre de la créature. Elle ressortit aussitôt pour sectionner d'un vigoureux revers le bras armé puis fouiller à nouveau l'abdomen.

Lorsqu'il arriva, Marc trouva la créature à terre. Oliver, le visage congestionné mais les yeux brillant de joie, souffla :

-J'avais suivi tes conseils. Je m'étais sérieusement entraîné avec les robots instructeurs. L'escrime de cette bestiole est encore un peu fruste mais j'avais l'impression qu'elle progressait à chaque minute.

-Cela n'a rien d'étonnant. Elles imitent en tout leur adversaire. Malheureusement, je crains qu'elles ne transmettent leur nouveau savoir aux autres.

-Comment est-ce possible?

-Je l'ignore mais je constate le fait !

Le soleil était levé, inondant de lumière la montagne triste et pelée. Les Terriens se regroupèrent, trop épuisés pour parler. Seuls les sanglots étouffes de Sandra déchiraient le silence.

-Rappelle-moi, Marc, que je te dois une deuxième bouteille de scotch, souffla Jeff.

-La môme chose pour moi, ajouta Dany. Cette créature allait s'aplatir sur moi. Le revêtement de son ventre s'était déjà modifié. Des centaines de minuscules orifices apparaissaient, laissant suinter du liquide jaune.

-Tu lui avais mis l'eau à la bouche, ironisa Oliver. Elle pensait déjà à son festin! Note qu'elle n'aurait pas été gâtée. Un très mauvais hamburger. Du nerf, des os sans beaucoup de viande. Qui sait si après cela elle ne serait pas devenue végétarienne!

Avant que Dany pût protester, Marc intervint :

-Il suffit, les gamins. Faites l'inventaire des armes dont nous disposons encore. Après son contact avec cette amibe ramollie, mon épée ne possède plus de lame.

Oliver alla récupérer les trois flèches fichées dans la cellule qui avait été à l'image de Sandra. Il les laissa vite retomber avec une moue de dégoût.

-Inutilisables ! Cette saleté a rongé le bois et même le silex de la pointe! Il ne me reste plus qu'à en fabriquer d'autres.

Le regard fixé sur le sommet de la montagne, Marc murmura :

-Je crains que nous n'en ayons pas le temps !

Plusieurs points noirs apparaissaient. Au moins une vingtaine.

-Cette fois, la guerre est déclarée. Ils mobilisent leurs forces. Ils ne souhaitent pas seulement picorer un amuse-gueule mais bien nous éliminer.

-Que pouvons-nous faire ? balbutia Dany.

-Fuir aussi vite que possible ! Nous avons environ deux heures d'avance, c'est peu, mais si nous marchons bien, cela devrait suffire.

-A quoi bon? songea Jeff. Eux ils sont infatigables, ce qui n'est pas notre cas. Qu'ils nous attrapent un peu plus tôt ou un peu plus tard, cela ne fera aucune différence. Nous terminerons toujours dans ce qui leur sert d'estomac.

-Jeff a raison, renchérit Dany.

-Je ne suis pas d'accord, grogna Marc. Dans quelques heures nous serons secourus.

-Je ne crois pas aux miracles!

Oliver tapa sur l'épaule de son camarade. Un geste amical et spontané.

-Si Marc l'affirme, tu peux le croire. Il serait idiot de se laisser boulotter maintenant par ces bestioles, alors qu'avant la nuit nous serons à l'abri.

Une confiance totale, aveugle. Un acte de foi. L'assurance d'Oliver était telle qu'elle ragaillardit les Terriens. Seule Sandra restait insensible à toutes les sollicitations.

Dany se tourna vers Marc, esquissant un garde-à-vous.

-Marc, il ne nous reste plus qu'une épée utilisable, trois haches de silex et une hache en fer. Quant aux épieux, ils ont été raccourcis d'une cinquantaine de centimètres.

-Choisissez vite, nous partons!

Reist prit une hache de silex en grimaçant :

-Comme mon adversaire aura la même, j'espère qu'il sera plus maladroit que moi.

L'épée échut à Oliver qui avait fait preuve de son adresse dans l'art de l'escrime et la hache de fer à Marc.

-Maintenant en route. Nous n'avons que trop perdu de temps, dit Marc qui saisit le bras du docteur Kelley.

Sandra secoua la tête.

-C'est inutile, cette lutte est trop inégale. Nous n'avons aucune chance raisonnable de survivre.

-Avec moi, les statisticiens ont toujours tort. Vous finirez par convenir que je suis un être exceptionnel ! Même si nous devons vous porter, vous viendrez avec nous ! Oliver, soutiens-la de l'autre côté!

CHAPITRE XVI

Le soleil à la verticale chauffait durement les crânes des Terriens. Depuis cinq heures, ils marchaient sans trêve ni repos dans la forêt. La végétation s'était modifiée. Les arbres à la ramure luxuriante avaient fait place à de curieux pins aux aiguilles longues, très vertes mais ne dispensant aucune ombre. Les larges fougères du sous-bois étaient remplacées par des buissons épineux, dont l'épaisseur obligeait à de nombreux détours, ralentissant encore la progression.

Le premier, Jeff s'effondra en dépit de l'aide que lui portait Dany.

-Je crois qu'une petite halte serait souhaitable, grimaça Marc. Nous n'avons pas trop mal marché. J'espère que nous avons conservé une bonne avance sur la meute de nos poursuivants.

Fouillant sa poche, il ajouta :

-Voici le déjeuner. Une seule tablette par personne. Ce sont les dernières. Ce soir, je vous promets un festin pantagruélique.

-On peut toujours rêver, gémit Jeff. Je donnerais un an de salaire pour un grand verre d'eau glacée. J'ai la langue qui colle au palais.

Une rafale de vent secoua les arbres.

-Enfin un peu d'air frais, soupira Oliver. Cela sèche la sueur. Je crois que je n'ai jamais autant transpiré de ma vie. Quand je pense aux gens qui dépensent une fortune dans les saunas, je me dis que je fais de sérieuses économies.

-La faculté devrait installer ici un centre d'amaigrissement, ironisa Dany. Nul doute que nos élégantes Terriennes retrouveraient une silhouette capable de séduire leurs amants.

Marc avait rassemblé une brassée de branchages qu'il entreprit d'allumer. Aidé par le vent, le feu s'éleva rapidement.

-Tu as tes fraîcheurs? demanda Jeff. Dommage que nous n'ayons pas une volaille à faire rôtir. Je me sens d'un appétit à dévorer un boeuf.

Insensible aux railleries, Marc demanda aux deux aspirants de chercher de nouvelles branches.

Une heure s'écoula, chargée d'anxiété, tandis que Marc veillait sur son feu comme une vestale. Ses amis restaient immobiles, trop épuisés pour bouger. Stone se redressa brusquement.

-Attention ! Ils arrivent ! Ils ont marché plus vite que je ne le croyais.

Des froissements de branches étaient perceptibles. Les créatures avançaient en ligne droite, à travers les buissons, apparemment insensibles aux éraflures qu'ils s'infligeaient. Marc se leva d'un bond, plusieurs tisons enflammés à la main.

-Vite, il faut mettre le feu à cette partie de la forêt avant qu'ils n'arrivent jusqu'à nous.

Il partit en courant, semant les brandons au coeur des buissons. Ceux-ci, très secs, ne tardèrent pas à s'embraser. Des flammes s'élevèrent en de multiples endroits. Attisé par le vent, l'incendie progressa rapidement.

Maintenant, un mur de feu se dressait entre les Terriens et leurs poursuivants. Les pins s'enflammèrent à leur tour, formes torturées dans le cicl, avec un crépitement semblable à des cris d'agonie.

De nombreuses silhouettes apparaissaient à travers la fumée. Déconcertées, plusieurs créatures s'immobilisèrent. Certaines, plus hardies ou plus inconscientes tentèrent de franchir le rideau de flammes, avançant toujours du même pas lent et régulier. Aucune ne parvint jusqu'aux Terriens. Une à une, elles s'effondrèrent, terrassées par la chaleur. Rares furent celles qui songèrent à fuir. Retraite au demeurant vaine tant l'incendie progressait avec rapidité.

A l'odeur du bois brûlé s'ajouta l'odeur pestilentielle des chairs carbonisées. Jeff qui s'était redressé ne put s'empêcher de lancer :

-Pas très écologique ton petit truc, Marc, mais il faut reconnaître qu'il est efficace.

Soucieux, Stone regardait les flammes s'éloigner.

-Nous avons seulement gagné quelques heures. Je reste persuadé que ces créatures n'abandonneront jamais leur poursuite. Maintenant que vous êtes reposés, frais et dispos, il ne nous reste plus qu'à repartir.

La proposition recueillit un concert de protestations, mais Marc resta stoïque sous le déluge verbal.

-Pas de discussion! En avant, marche!

Une heure s'écoula, ajoutant de nouvelles rigoles de sueur sur les joues creusées des Terriens. Le vent, toujours vif, apportait une odeur marine, témoignage de la proximité de la côte. Une heure encore d'une avance éprouvante pour des muscles crispés, tétanisés par l'effort.

Les Terriens atteignirent enfin une crique sablonneuse où ils purent goûter un repos mérité. Pour se rafraîchir, les deux aspirants n'hésitèrent pas à plonger tout habillés dans l'eau de l'océan, pour s'allonger ensuite sur le sable.

Marc restait nerveux, tendu. Jeff étendu sur le dos, les mains croisées derrière la tête, soupira :

-Ne te reposes-tu donc jamais?

-Quelque chose me tracasse ! Notre fuite nous a conduits ici, c'est-à-dire dans une impasse. J'ai la désagréable impression que nous avons été manipulés, comme si les créatures voulaient nous mener sur cette plage.

Un bruit de feuilles froissées le fit sursauter. Il saisit son épieu d'un geste machinal, mais se détendit en voyant apparaître deux antilopes qui émergeaient de la forêt. Elles s'immobilisèrent en découvrant les Terriens. Rassurées par leur immobilité, elles entreprirent de brouter les rares touffes d'herbes poussant à la limite du sable.

Assis, Marc contempla la surface brillante de l'océan. Ébloui, il ferma un instant les yeux, se laissant envahir par une douce torpeur.

-Stone, attention, derrière vous!

Au cri de Sandra, Marc réagit aussitôt, roulant sur le sol. Il eut la vision fugitive d'une antilope bondissante dont le poitrail s'écartait, s'aplatissait. Le faux poil avait disparu, laissant apparaître une membrane grisâtre et suintante.

L'animal atterrit sur le sol à l'endroit précis où Marc se tenait une fraction de seconde auparavant. La riposte fut foudroyante. Stone se redressa et enfonça son épieu dans le dos de la créature avant qu'elle ait eu le temps de se relever. Il pesa avec force pour faire pénétrer profondément la lance dans le sable.

Aussitôt, il chercha du regard l'autre antilope. Devant l'échec de son congénère, elle fuyait à travers les buissons et devint rapidement invisible.

-Elles changent de méthode et apprennent la ruse, dit Jeff encore très pâle.

Marc secoua la tête.

-Nul doute que celle-ci va avertir ses amis que le déjeuner est servi.

Se tournant vers Sandra, il ajouta :

-Je vous dois des remerciements, docteur Kelley. J'ai commis l'erreur de m'assoupir un instant. Sur une planète primitive, il ne faut jamais relâcher son attention ! Oliver et Dany, ramassez du bois. Nous devrons allumer plusieurs feux. C'est la seule chose qui puisse encore les faire hésiter.

Un nouveau cri de Sandra fit retourner Marc. De la mer émergeaient une dizaine de pieuvres géantes. Un capuchon de près d'un mètre de diamètre était entouré de huit tentacules. Elles s'alignèrent à la limite de 1' eau, séparées les unes des autres d'une dizaine de mètres.

-J'ignorais qu'il existait de tels céphalopodes sur Marva.

-Allons, docteur, ricana Marc, ne reconnaissez-vous pas les yeux glauques? Ce sont nos amibes sous une autre forme! Elles ont pris la forme de poulpes qui doivent vivre dans les fonds marins. Cette fois, la nasse est bouclée.

-Si nous remettions le feu à la forêt? dit Oliver.

-Nous n'en aurons pas le temps. Celles-là nous en empêcheront et les autres doivent nous encercler à peu de distance.

La voix de Marc était amère, sourde. Il ferma un instant les yeux, concentrant son esprit :

-Ray, où es-tu? J'ai besoin de toi!

Un dernier message, vain comme tous ceux qu'il avait envoyés depuis le début de la matinée. Il sursauta en sentant une pensée s'infiltrer dans ses neurones:

-Marc ! Marc ! Je viens de poser le Mercure à l'emplacement de votre ancien camp. En le voyant totalement détruit, j'étais très inquiet.

-Sors le module et arrive vite! Nous sommes dans un sacré pétrin! N'oublie pas d'enclencher les défenses automatiques. Nous sommes sur la côte, à peu de distance d'une fumée d'incendie. Surtout ne traîne pas en route!

Marc ouvrit les yeux et éclata de rire, stupéfiant ses amis. Entre les buissons apparaissaient de nombreuses silhouettes menaçantes.

-Regroupez-vous autour de moi, ordonna Marc. Nos ennuis se terminent. Dans quelques minutes, les secours arrivent.

Seul Oliver laissa éclater sa joie. Les autres secouèrent la tête, incrédules et désespérés.

Des silhouettes émergeaient de la forêt à l'image des Terriens. Chacun pouvait voir trois, quatre reproductions fidèles à son image. Les pieuvres, elles, restaient à la limite des flots. L'encerclement des humains était maintenant achevé. Les créatures s'immobilisèrent un instant, sachant que leurs proies ne pouvaient leur échapper. Se répartissaient-elles le repas ?

-Ray? Grouille-toi! notre situation est de plus en plus inconfortable.

-Je te localise, Marc. Je serai surplace dans une minute et trente secondes.

Lentement, avec un ensemble parfait, les créatures se mirent en mouvement. Sandra poussa un hurlement de terreur tandis que Jeff, le visage livide, crispait la main sur le manche rugueux de sa hache préhistorique.

-Avant de mourir, je veux au moins en tuer un!

Le sifflement d'une turbine lui fit relever la tête. Ses yeux s'arrondirent de stupéfaction en découvrant le module qui piquait vers la plage. Avec une rigoureuse précision, l'engin se posa à quelques mètres des Terriens. Ray sauta aussitôt à terre et se précipita vers Marc. Un instant les deux amis s'étreignirent.

-Tu peux te vanter d'être arrivé juste à temps! sourit Marc.

Se tournant vers ses amis, il ajouta :

-Dépêchez-vous d'embarquer!

Oliver se pencha vers Sandra et lui saisit la main pour l'aider à se lever. Hébétée, la jeune femme se laissa guider comme un enfant. Il dut la saisir à bras-le-corps pour la faire grimper dans le module.

Les créatures, comprenant que leurs proies s'échappaient, pressèrent le pas. Stimulé par Marc, Ray leva l'avant-bras gauche. Un éclair mauve jaillit, traduisant la décharge d'un désintégrateur. Les cinq silhouettes les plus proches disparurent comme absorbées par une gigantesque et invisible mâchoire.

Un deuxième éclair effaça encore quatre créatures. Après s'être assuré que ses amis étaient installés dans l'appareil, Marc annonça :

-Cela suffit! Maintenant filons au triple galop.

Il gagna au pas de course le module, imité par Ray. Moins de cinq secondes plus tard, l'appareil décollait.

-Vous ne détruisez pas ces créatures? s'étonna Sandra. Il faut les exterminer.

-Pourquoi? Maintenant elles ne nous menacent plus. Je ne veux pas être accusé par la Commission de non-immixtion d'avoir bouleversé l'évolution naturelle d'une planète.

-Mais ces créatures sont féroces!

-Pas plus que beaucoup d'autres. C'est nous qui avons pénétré dans leur habitat. Oui sait si dans quelques dizaines de siècles, elles n'acquerront pas une certaine forme d'intelligence?

Très décontracté, Marc allongea les jambes avec un soupir de satisfaction.

-Je vous présente mon ami Ray qui pilote ce module avec son habileté coutumière.

-C'est.... c'est un androïde, objecta Sandra. Appartient-il au S.S.P.P. ?

Marc secoua la tête tandis que son regard se faisait rêveur.

-Légalement il m'appartient mais il est avant tout mon ami, mon meilleur ami.

-Comment est-ce possible? Une telle mécanique coûte une fortune. C'est hors de portée de la bourse d'un officier du S.S.P.P.

Avec un sourire, Marc répliqua :

-Il m'a été offert par Mlle Swenson, il y a plusieurs années. Je vous rappelle qu'elle est propriétaire, entre autres choses, de l'usine qui les fabrique.

-Comment est-il arrivé ainsi à point nommé? intervint Jeff dont le visage retrouvait des couleurs.

La réponse tarda plusieurs secondes. Marc ne voulait pas révéler qu'il existait sur une lointaine planète une magnifique entité végétale dotée d'une formidable puissance psychique. Il pouvait communiquer avec elle quel que soit l'endroit de la Galaxie où il se trouvait. La veille de son départ, Marc lui avait demandé de s'accorder sur le récepteur psychique de Ray. Ainsi, dès la destruction du camp, Marc avait appelé l'entité végétale pour qu'elle ordonnât à l'androïde de venir le chercher.

Devant le regard intrigué de ses amis, Marc se contenta de répondre :

-Je n'étais pas certain qu'une entente très cordiale s'instaurerait entre la faculté et moi. Aussi avais-je demandé à mon ami Ray de venir prendre de mes nouvelles au bout de quelques jours. Je savais donc qu'il allait arriver mais j'ignorais le moment exact. Vous avez pu constater que c'était très tangent.

-Comment est-il parvenu sur Marva?

La voix de l'androïde annonçant l'accostage imminent dispensa Marc de répondre. Le Mercure était posé au centre de la clairière.

-On dirait un aviso du S.S.P.P., dit Jeff.

-Ï1 en a l'apparence, mais c'est ma propriété personnelle.

Devant le sursaut du docteur Kelley, il précisa :

-Lui aussi m'a été offert par une amie qui souhaitait que j'effectue une mission pour son compte.

-Jolie? s'esclaffa Jeff.

-Merveilleuse! Elle peut prendre toutes les formes qu'elle souhaite et son organisme contient plus d'énergie qu'une centrale nucléaire.

-Une telle créature ne peut exister, jeta Sandra.

Les lèvres de Marc s'étirèrent en un sourire narquois.

-Vous le saurez dans une cinquantaine d'années lorsque vous aurez accès aux archives secrètes, à moins que d'ici là vous ne soyez élue à la Présidence de l'Union Terrienne.

Le module pénétra dans la soute du Mercure en douceur, tandis que la porte se refermait automatiquement.

CHAPITRE XVII

-Entrez, dit Marc en s'effaçant sur le seuil de la porte menant à la cabine-salon qui jouxtait le poste de pilotage. Oliver, tu connais les lieux. Je te charge de faire le service. Je pense que nos amis accepteront un rafraîchissement en attendant le repas. Installez-vous confortablement.

En compagnie de Ray, il s'éclipsa dans le poste de pilotage où il activa aussitôt l'ordinateur de vol. Il travailla une dizaine de minutes, les traits crispés.

-Ray, nous décollerons dans vingt minutes. Il se pourrait qu'un pirate nous attende dans ce système. En bonne logique, il devrait se dissimuler derrière la cinquième planète. Nous devons profiter de la période où Marva fera écran entre elle et nous.

-Je vois que les ennuis ne sont pas encore termines, grogna Ray.

-Je l'ignore, mais j'aime mieux prendre des garanties sérieuses. Notre armement est-il au complet?

Un sourire ironique très humain éclaira le visage de l'androïde.

-Naturellement! Tu connais mon côté fourmi. Je n'aime pas être pris au dépourvu. Si tu m'avais écouté et emporté les grenades incendiaires que je te proposais, tu aurais eu moins d'émotions.

-Je ne le saurai jamais, soupira Marc. Ces créatures avaient un tel pouvoir d'imitation qu'elles auraient été capables d'en fabriquer d'identiques dont elles nous auraient bombardés. Mieux vaut être resté au stade préhistorique! En attendant, approvisionne les lance-missiles et prépare le décollage. Je rejoins nos amis.

Lorsqu'il pénétra dans la cabine-salon, Jeff lui tendit un gobelet.

-Fameux, ton whisky, Marc. Ce n'est pas une marchandise fournie par un service officiel.

-Lorsque je voyage, je veille à mon confort.

-Excellente idée, mais je crains que ta bouteille ne soit rapidement vidée.

-Ne t'inquiète pas. J'ai une caisse en réserve dans la soute. Oliver sera préposé à ce ravitaillement.

-Comment pouvez-vous dépenser autant d'argent dans ces boissons de grand luxe? s'enquit Sandra d'un ton pincé.

La remarque déclencha l'hilarité de Marc.

-Pour ce scotch, je n'ai aucun mérite. La caisse m'a été envoyée par Georges Penford.

-Le millionnaire?

-Je crois qu'il dispose, en effet, d'une certaine fortune. Il est propriétaire d'une distillerie en Ecosse. J'ai eu l'occasion de lui rendre un petit service et il a tenu à me remercier.

-Tu lui as porté ses clubs de golf? gloussa Jeff.

-C'est beaucoup plus prosaïque. Je crois me souvenir que je lui ai sauvé la vie.

-Vous avez l'art de vous rendre utile au bon moment, grinça Sandra.

-Disons plutôt, qu'à mon corps défendant, je me trouve souvent embarqué dans des situations difficiles.

Sentant l'atmosphère se tendre, Jeff lança précipitamment :

-Tu nous avais promis un festin, Marc. A défaut, je crois que nous nous contenterions d'un repas servi par le distributeur automatique. Cela fait un bon bout de temps que je n'ai pas eu un vrai repas. Je suis certain que cette mission m'a fait perdre nombre de kilos. Ma petite amie ne reconnaîtra jamais le bel et fringant astronaute qu'elle a quitté la semaine précédente.

-Désolé, mais il te faudra attendre encore ta pitance. Nous décollons dans six minutes.

-Pourquoi une telle hâte ? protesta le docteur Kelley. Je veux d'abord m'entretenir avec le doyen de la faculté pour l'informer de nos mésaventures.

Marc secoua la tête, le visage fermé.

-Vous aurez accès à la vidéo-radio lorsque nous serons dans le subespace. Reist vous instruira du code d'astronautique. Le commandant d'un bâtiment est encore le maître après Dieu. Si vous préférez rester sur Marva, vous avez une minute pour vous décider. Ray vous conduira à terre. Si vous choisissez de venir avec nous, vous vous conformerez à mes instructions pendant la durée du voyage. Libre à vous, une fois arrivée à destination, de porter plainte devant la juridiction de votre choix.

La jeune femme hoqueta de surprise autant que de colère.

-Vous êtes odieux, Stone!

-On me l'a souvent reproché! Maintenant, allongez-vous et bouclez les sangles magnétiques car nous serons peut-être un peu secoués.

De retour dans le poste de pilotage, Marc s'installa sur le siège du copilote.

-Tout est paré, dit Ray.

-Prévois une forte accélération. Je veux acquérir la plus grande vitesse possible pendant que la planète nous masquera à un éventuel observateur.

-Je l'avais compris. Attention ! Décollage dans cinq secondes.

Ray allongea le bras pour enclencher une série de touches. Les propulseurs ronflèrent. Le bruit devint plus aigu et le Mercure bondit vers le ciel. En dépit des antigrav perfectionnés, les passagers sentirent un poids énorme les écraser, clouant les corps, empêchant tout mouvement.

Plusieurs secondes s'écoulèrent, et lentement, insensiblement, le poids diminua. Sur l'écran de visibilité extérieure, Marva apparut sphère bleuâtre qui semblait rétrécir très vite.

Enfin Marc put à nouveau s'asseoir.

-Branche les détecteurs à longue portée.

-C'est déjà fait, gloussa l'androïde.

Jeff passa la tête par l'entrebâillement de la porte.

-Un peu brutal ton décollage. Tu ne feras pas carrière dans le pilotage des astronefs de croisière.

Il poussa un petit sifflement en consultant les instruments de bord.

-Je ne pensais pas que nous avions déjà acquis une telle vitesse. Pourquoi tant de hâte?

-Disons que je n'aime pas traîner en route.

Une sonnerie grêle l'interrompit.

-Contact à cinq heures, annonça Ray.

L'image d'un astronef se dessina sur un écran latéral. Jeff émit un juron bien senti.

-C'est cette canaille d'Ar-So ! Je reconnais la silhouette de son appareil.

-Il prend une route d'interception, dit Marc qui manipula le clavier de l'ordinateur de bord.

Une grimace déforma son visage.

-Nous ne pourrons obtenir une vitesse suffisante pour basculer dans le subespace avant que ses missiles ne nous atteignent. Il manquera trois minutes et dix-sept secondes!

Le docteur Kelley, très pâle, les cheveux collés par la sueur, passa la tête par l'entrebâillement de la porte.

-Que se passe-t-il ? Que signifie cette sonnerie ?

Le témoin de la vidéo-radio clignota soudain. Marc établit le contact. Ar-So avait un visage rond, aux traits rudes, grossiers. D'épais sourcils surmontaient des yeux d'un jaune vif, désagréables. Enfin, son teint ardoisé trahissait son origine solanienne.

Une mimique ironique étira ses grosses lèvres.

-Je me doutais bien que la Terre enverrait un nouvel astronef. Je ne l'espérais pas aussi vite. C'est gentil de sa part de ne pas m'avoir fait attendre trop longtemps !

Sandra se plaça dans le champ de la caméra.

-Je suis le docteur Kelley, responsable de cette expédition. Que voulez-vous?

Le sourire d'Ar-So s'élargit.

-Bien peu de chose ! Je désire seulement que vous me livriez votre astronef, intact naturellement.

-La circulation est libre dans toute la Galaxie. De quel droit nous arraisonnez-vous?

Cette fois le pirate émit un rire bref.

-Du droit du plus fort ! Je n'en reconnais aucun autre.

Son visage se ferma soudain et il lança d'un ton sec, autoritaire :

-Maintenant, il faut vous décider très vite. Ou vous abandonnez votre astronef ou je vous détruis.

Sandra lança un regard apeuré à Marc qui contemplait ses ongles comme si la conversation ne le concernait pas. En réalité, il s'entretenait psychiquement avec Ray:

-Les missiles sont-ils programmés?

-Tout est paré. J'attends tes ordres.

-Laissons les discuter encore un peu. La surprise n'en sera que plus grande pour cette fripouille.

Ar-So s'impatientait. Ses yeux lançaient des éclairs.

-Attention! J'ouvre le feu dans une minute.

-Que... que ferez-vous de nous? balbutia Sandra, livide.

Le pirate se décontracta et une expression bonasse se peignit sur son visage.

-Je ne suis pas aussi féroce que vous le pensez. Vous pourrez quitter votre bord dans des canots de survie et regagner Marva où une autre expédition vous récupérera. Rassurez-vous, cette fois je ne compte pas m'attarder dans ce système solaire. Deux prises en une semaine suffisent à mon bonheur.

Une peur panique déferla dans l'esprit de Sandra.

-Non! Non! cria-t-elle. Vous ne pouvez nous obliger à regagner Marva. Là-bas, c'est l'enfer... Une mort assurée... Horrible...

Perdant toute retenue, elle poursuivit d'une voix hachée :

-Gardez-nous à votre bord... L'université vous versera une rançon...

L'idée ne paraissant pas intéresser Ar-So, elle ajouta :

-Standman... Il est riche... Il possède une mine de diamants... Et Stone... Il a de très riches amis..., des millionnaires... Ils paieront pour le récupérer..., plus que le prix d'un astronef...

Ar-So fronça les sourcils. L'idée d'un bénéfice supplémentaire cheminait dans sa cervelle.

-Voilà des perspectives qui méritent d'être étudiées. Je vais vous offrir l'hospitalité à mon bord.

Son regard se durcit quand il ajouta :

-Si mes espoirs venaient à être déçus, je promets que vous mourrez d'une très désagréable manière.

-Je vous donne ma parole... Nous acceptons... Nous acceptons.

Ray se manifesta mentalement:

-Nous sommes à bonne portée, Marc.

-Gagnons encore quelques secondes.

D'une traction ferme, Stone tira en arrière la jeune femme et prit sa place devant la caméra. Le pirate grogna aussitôt :

-Vous avez entendu votre patronne. Stoppez immédiatement vos propulseurs, ouvrez la soute et sortez dans les canots de survie. Vous vous dirigerez vers mon astronef. A la moindre fausse manoeuvre, je vous pulvérise!

-Avant que vous n'en veniez à cette désagréable extrémité, je tenais à rectifier une légère erreur commise par le docteur Kelley. Elle commande effectivement cette expédition, mais c'est moi qui suis le propriétaire de ce yacht!

-Qui que vous soyez, grouillez-vous d'obéir, gronda Ar-So d'une voix caverneuse. Sinon dans trente secondes, je lâche mes missiles.

-Un instant encore. Quelle garantie aurons-nous ?

-Ma parole, naturellement ! affirma Ar-So avec une ironie qui ôtait toute crédibilité à son affirmation.

-C'est bien ce que je craignais, soupira Marc qui, du coin de l'oeil, surveillait les écrans de visibilité extérieure.

Maintenant, les détails des superstructures du vaisseau pirate étaient parfaitement visibles.

-Vous n'avez pas le choix! cria Ar-So. Quinze secondes... Quatorze.

-Il existe peut-être une autre solution, murmura Marc.

-Laquelle? demanda le pirate, interrompant son compte à rebours.

-Celle-ci, par exemple!

Mentalement Marc ordonna à Ray d'ouvrir

le feu. Aussitôt quatre missiles jaillirent des flancs du Mercure. L'expression d'Ar-So trahissant surprise et ahurissement arracha un sourire au Terrien.

-Ce... ce n'est pas possible... Un yacht civil n'est pas armé... C'est contraire aux habitudes...

-Désolé, mais je suis un anticonformiste. Rendez-vous en enfer!

D'un mouvement de l'index, Marc coupa la communication. Sandra poussa un hurlement de peur et agrippa l'épaule de Stone.

-Vous n'avez pas le droit... J'avais dit que nous nous rendions... Vous êtes fou... Je ne veux pas mourir.

Jeff intervint en ceinturant la jeune femme. Il la tira avec force en arrière, tout en murmurant :

-Pour une fois, je sens que je vais joindre l'utile à l'agréable!

Sa main droite gifla Sandra, pas méchamment mais suffisamment fort pour juguler la crise de nerfs débutante. La jeune femme, sidérée, s'immobilisa. Il la poussa dans les bras d'Oliver qui arrivait, attiré par les cris.

-Allonge-la sur un siège relax et attache ses sangles magnétiques.

Il reporta son attention sur les écrans. Surpris, Ar-So n'avait pu expédier que deux missiles avant que l'imminence du danger ne l'oblige à brancher son écran protecteur à pleine puissance.

Très calme, Marc ordonna :

-Vite, Ray, une seconde salve.

-Elle est prête!

Les doigts de l'androïde frôlèrent une série de touches.

-Missiles partis, annonça-t-il. Que faisons-nous pour ceux qui arrivent?

-Lance un cisée et vire de trente degrés.

Le cisée était un leurre perfectionné donnant une image volumique, thermique et magnétique exacte du Mercure. Trompés, les missiles poursuivaient le cisée jusqu'à épuisement de leur combustible, tandis que l'astronef changeait de trajectoire.

Le virage brusque couvrit d'un voile noir les rétines des astronautes. Le premier, Marc retrouva une vision normale. L'écran protecteur du vaisseau pirate avait facilement absorbé l'énergie des premiers missiles.

Écumant de rage, le pirate guettait l'instant où il pourrait enfin riposter.

L'arrivée de la seconde vague l'empêcha de tirer. Les torpilles 5 et 6, très bien réglées par Ray, explosèrent simultanément. Le générateur de l'astronef d'Ar-So ne put résister à une telle dépense d'énergie et disjoncta.

Les lumières du poste de pilotage s'éteignirent, aussitôt remplacées par les faibles lueurs de l'éclairage de secours. De sa voix métallique, l'ordinateur annonçait les avaries:

-Propulseurs arrêtés par manque d'énergie... Éléments deux et trois du générateur en court-circuit... Fuite dans le circuit de refroidissement... Présence d'éléments radioactifs...

Une violente secousse agita l'astronef comme une feuille par jour de grand vent, projetant Ar-So à terre. Le front barré par une estafilade sanglante, il tenta de se relever. Soudain, une fissure apparut sur la coque. Mince, progressant de façon irrégulière à grande vitesse. Les berges s'écartèrent, laissant apparaître un ciel noir. Une sensation de froid intense, d'étouffement. Le néant...

En voyant l'astronef pirate se transformer en un gigantesque nuage irisé, Jeff poussa un énorme soupir. En guise d'oraison funèbre, il murmura :

-Une belle fripouille de moins ! Je n'aurais jamais pensé que tu pouvais le vaincre aussi facilement.

-J'ai bénéficié de l'effet de surprise. Ces pirates n'imaginent pas que leurs victimes puissent se défendre. Ils ont trop l'habitude de s'attaquer à des proies inoffensives. Celui qui ouvre le premier le feu prend un avantage certain. Le docteur Kelley a très bien endormi la méfiance de ce cher Ar-So.

-Ton astronef est une merveille, encore plus performante qu'un aviso du S.S.P.P.

-L'amie qui me l'a donné tenait à ma sécurité.

-Je dois également reconnaître que tu t'es fort bien débrouillé.

Marc éclata d'un rire bref.

-Tu oublies que moi aussi j'ai effectué un stage à la 1ère escadre galactique avant de gagner le S.S.P.P. Au demeurant je n'ai guère de mérite. C'est Ray qui effectue tout le travail. Moi, je me contente d'encaisser les g et de suer de peur.

-C'est une façon d'envisager le problème. Viens, je t'offre un verre de ton whisky. Je pense que tu l'as mérité.

Dans la cabine-salon, le docteur Kelley, ficelée sur son siège, s'agrippait à Oliver comme un naufragé à sa bouée.

-Nous en avons terminé, dit Marc.

Son allure joyeuse et dégagée rassura les deux aspirants.

-Le pirate? geignit Sandra.

-Il a rejoint dans les noirs enfers nombre de ses congénères, ricana Stone.

-Une victoire de plus à ton palmarès, sourit Oliver.

-Je n'en tire aucune gloire. Crois-moi, cela n'a rien d'agréable et je ne souhaite pas que cela figure sur mes états de services.

Déjà Jeff s'approchait du bar pour saisir une bouteille mais la voix de Ray interrompit son geste :

-Attention, plongée dans deux minutes. Veuillez vous étendre.

L'habituel malaise fut de brève durée. Surpris, Jeff se redressa pour lancer à Marc déjà debout :

-La transition a été plus agréable que le décollage. Tu savais qu'Ar-So nous attendait?

-Mettons que je le craignais. Je voulais acquérir une vitesse suffisante avant l'engagement. Maintenant nous avons trois jours de tranquillité devant nous ! Vous pouvez vous restaurer.

Reist ne se fit pas répéter l'invitation. Un gémissement traduisit le réveil de Sandra. Elle avala le contenu du gobelet que lui tendit Oliver.

-Voulez-vous manger, docteur?

-Plus tard ! Je souhaite d'abord un séjour au bloc sanitaire. J'ai l'impression que mes vêtements collent à la peau.

Soutenue par Standman, elle sortit, tandis que Jeff, rendu optimiste par le scotch, s'écriait :

-A table, avant que je ne dévalise le distributeur !

Lorsqu'elle sortit du bloc sanitaire, vêtue d'un peignoir de bain, Sandra trouva dans la coursive Oliver qui l'attendait un plateau à la main.

-J'ai pensé que vous auriez faim.

-Merci! Où est ma cabine?

-La deuxième porte à droite. A la demande de Marc, j'y ai porté une combinaison d'astronaute. Elle sera un peu grande pour vous mais elle a l'avantage d'être propre.

Dans l'étroite cabine, Oliver déposa son plateau sur une tablette. La jeune femme s'installa et commença à manger.

-Si vous désirez quelque chose, n'hésitez pas à le demander à Ray. Il connaît toutes les ressources de cet astronef.

A l'instant où il esquissait un pas vers la sortie, Sandra le retint en posant la main sur son bras.

-Un moment...

Un pâle sourire étira ses lèvres, découvrant les dents très blanches.

-Après tous ces événements, je n'ai pas le courage de rester seule.

-A bord du Mercure, vous ne craignez rien. De plus, dans le subespace nous ne pouvons être repérés.

Elle secoua la tête, faisant voleter ses cheveux encore humides.

-Je sais que je ne pourrai pas dormir. Je repense toujours à ces monstrueuses créatures...

Dans l'étroit espace, les deux jeunes gens étaient très proches. La ceinture glissa, les pans du peignoir s'écartèrent.

-Je vous en prie, ne partez pas.

Sandra se colla convulsivement contre Oliver dont le visage s'était empourpré. Comment garder l'esprit clair quand une jolie femme se serre dans vos bras ? Il se laissa emporter par la fièvre qui soudain s'emparait de lui.

CHAPITRE XVIII

Un verre à la main, Marc se laissa tomber sur le siège du copilote

-Tu ne te couches pas? Tu as besoin de repos car je sens une grande fatigue dans ton esprit.

-Je dois d'abord effectuer mon rapport à Khov. Je tiens à être le premier à l'informer.

Consultant l'ordinateur, il émit un petit rire :

-Il est cinq heures de l'après-midi à New York. Pour une fois, je ne le réveillerai pas.

Un malencontreux hasard avait fait qu'au cours de nombreuses missions, il avait été contraint d'appeler Khov de nuit à son domicile, l'arrachant parfois aux effusions un peu débordantes de la générale.

Quelques minutes plus tard, le crâne brillant de Khov éclaira l'écran. En reconnaissant son interlocuteur, le général ne put retenir un juron.

-Bon Dieu! Stone, d'où appelez-vous?

-De mon astronef le Mercure.

-Ce matin, le docteur Patch m'a vidéophone. Il était très anxieux car il n'avait pu obtenir le contact avec la base sur Marva. Il a même exigé que j'envoie un aviso.

Avec un petit rire, Khov reprit :

-Je me suis fait un malin plaisir de lui rétorquer que sa faculté avait cloué au sol mes équipages. Dans ces conditions, il devait s'adresser à la Sécurité Galactique. Je reconnais cependant que j'étais inquiet pour vous. Je suis heureux de vous savoir vivant bien que vous ayez piètre allure. Qu'est-il arrivé?

-Le plus simple est que vous enregistriez mon rapport.

Marc entreprit le récit détaillé de ses tribulations depuis son embarquement sur le Cygne IL Khov l'écouta sans mot dire, se contentant par moments d'émettre de brèves exclamations.

-Voilà, mon général, conclut enfin Marc, de quoi rassurer votre doyen et signaler à la Sécurité Galactique qu'elle peut rayer le nom d'Ar-So de la mémoire de ses ordinateurs.

Khov émit un soupir discret, genre typhon sur les côtes du Japon!

-Avec vous, j'aurais dû me douter que rien ne serait simple! Cela n'arrange pas les problèmes du Service. D'après ce que vous venez de dire, il n'est pas certain que le docteur Kelley fasse un rapport très élogieux de votre conduite.

-C'est malheureusement possible. Elle n'a guère apprécié la fin de son séjour sur Marva.

-Utilisez le temps du voyage pour arrondir les angles. Je compte sur vous. En attendant que Bennet et Standman envoient leurs rapports. J'aimerais aussi une déposition de Reist, cela me donnera des arguments pour contrer ce cher doyen.

L'écran éteint, Marc se leva. Il s'étira et se massa avec énergie le cuir chevelu.

-Si nos amis ont libéré la place, je file au bloc sanitaire et je m'enferme dans ma cabine. J'ai envie de dormir douze heures d'affilée.

***

Oliver absorbait seul un copieux repas, lorsque le docteur Kelley entra dans la cabine-salon. Les séquelles de son dur séjour étaient bien visibles. Elle avait maigri et flottait dans la combinaison d'astronaute trop grande pour elle. Les traits du visage étaient tirés, faisant paraître les yeux immenses.

-Je voulais te remercier, Oliver.

Comme le jeune homme se levait, elle ajouta :

-Non, laisse-moi terminer. Grâce à toi, je viens de comprendre que je n'aimais pas Mike. Son assurance, son allant, m'avaient subjuguée, mais maintenant je devine qu'il se servait de moi pour arriver. Il usait de son charme pour masquer les insuffisances de son travail.

Cela est apparu lorsque Stone a réussi à engager une conversation avec le robot. Maintenant il me faut oublier tout cela. Je souhaite aussi que tu oublies ces dernières heures.

Oliver rougit et murmura :

-Je promets de ne jamais en parler, mais ne me demandez pas d'oublier. J'en serais incapable.

L'arrivée de Reist interrompit leur tête-à-tête. Il se servit une copieuse ration au distributeur et s'installa à une petite table.

-Vous devriez manger, docteur Kelley, c'est le seul moyen de remise en forme que je connaisse.

Sandra approuva distraitement.

-Un détail me tracasse, monsieur Reist. Apparemment, Stone n'a pas eu trop de difficulté pour se débarrasser du pirate. Pourquoi n'avez-vous pu réagir ainsi quand il vous a attaqué ?

Jeff manqua de s'étrangler avec son steak lyophilisé et reconstitué.

-Comparer le Cygne 77 au Mercure, c'est comparer une brindille à une matraque en plastotitane. Cet astronef possède une puissance de feu supérieure à un aviso d'escadre. Enfin, comme je vous l'avais fait remarquer à notre première rencontre, Marc est un excellent pilote. Je crois me souvenir que vous considériez que c'était une qualité inutile pour les agents du S.S.P.P.

Sandra grimaça un sourire.

-Il se pourrait que mes conceptions aient évolué depuis quelques heures.

-Message du général Khov pour le docteur Kelley, annonça Ray par l'interphone.

La jeune femme gagna le poste de pilotage pour s'installer devant la vidéo-radio.

-Je suis désolé de vous déranger, docteur, après les petits désagréments que vous avez éprouvés sur Marva.

-Bel euphémisme, grinça Sandra.

-J'ai deux agents qui doivent partir en mission incessamment, sinon le planning de travail du Service sera retardé et bouleversé. Nous avions décidé que si les examens n'étaient pas trop mauvais, je pourrais continuer à faire fonctionner le Service. Qu'en est-il?

Sandra baissa les yeux et dit d'une voix hésitante :

-Je crains que nos tests ne soient pas encore au point. Certaines données devront être révisées. Il se pourrait que j'aie oublié plusieurs paramètres.

-Cela ne répond pas à ma question. Stone a-t-il obtenu des notes acceptables?

-Il a été...

Khov l'interrompit avec un demi-sourire :

-Oubliez qu'il n'est pas de caractère facile et qu'il manque du plus élémentaire sens de la diplomatie. Je ne suis jamais arrivé à en faire un courtisan.

-Je vous crois volontiers ! Malgré cela, il a été... merveilleux. Les deux aspirants ont également montré de remarquables qualités de courage, d'endurance et de dévouement!

Khov, crispé jusque-là, se décontracta. Il sentait qu'il avait gagné cette manche.

-Si tous vos agents sont de la même trempe, vous pouvez les laisser partir. J'ai encore beaucoup à apprendre. Ce sera la conclusion de mon rapport au doyen.

-Je vous remercie, docteur. Je l'ai déjà rassuré sur votre sort mais je pense qu'il attend votre appel avec impatience.

L'écran éteint, Sandra soupira :

-Ray, pouvez-vous contacter l'université?

Une demi-heure plus tard, Sandra regagna la

cabine-salon. Marc, reposé, décontracté, discutait avec Dany et Oliver, tandis que Jeff s'offrait un verre de whisky.

-Reposez-vous, dit Marc à ses deux jeunes amis. N'oubliez pas que, dès votre arrivée sur Terre, vous retournez à l'école qui considérera cet intermède comme de simples vacances.

-Moi, soupira Reist entre deux gorgées, je risque de me retrouver au chômage technique ! A moins que l'université ne décide d'acheter un nouvel astronef! J'aimerais qu'il soit aussi performant que le tien, Marc.

-Pourquoi pas? rétorqua Sandra d'un ton acide.

-Effectivement, ricana Jeff. Ce n'est qu'une question de nombre de zéros sur ïe chèque. En attendant, je retourne faire une sieste. Il est bien agréable de se faire conduire sans éprouver d'inquiétude. Un voyage de rêve !

-Je vais vous imiter, dit Dany. J'ai l'impression de pouvoir dormir des semaines.

Le docteur Kelley se servit un jus de fruit au distributeur.

-Vous paraissez songeur, Stone.

-Je pensais au moyen de me rembourser des frais de ce voyage. Huit missiles, un cisée, sans compter une recharge pour le générateur. Sans nul doute, la faculté...

-Je ne vois pas sur quels crédits une telle dépense pourrait être imputée, l'interrompit Sandra.

-Je n'envisageais pas un remboursement direct, mais il est probable que l'université sera contrainte d'acheter un nouvel astronef.

-Bien évidemment. Il est indispensable pour les missions que nous effectuons sur de nombreuses planètes. Je n'en avais obtenu le prêt que pour quinze jours.

-Il sera sans doute commandé à la Cosmos Jet Corporation.

-C'est probable, cette compagnie fabrique plus de la moitié des astronefs terriens et nous avait déjà vendu le Cygne II.

Marc éclata d'un rire bref.

-C'est parfait ! Dans ce cas, mon problème est résolu car j'ai quelques intérêts dans cette société. Maintenant, excusez-moi, mais je souhaite voir Ray. J'ai des dispositions à prendre pour ma prochaine permission.

Restée seule avec Oliver, Sandra demanda :

-Qu'a-t-il voulu dire? Il possède des actions de la société?

Le visage du jeune homme se fit hilare.

-Un gros paquet! Suffisant pour être l'actionnaire majoritaire.

-Mais cela représente une somme colossale!

-Il a aussi des actions dans plusieurs autres sociétés.

-S'il est à la tête d'une telle fortune, pourquoi reste-t-il au S.S.P.P.?

Oliver fit sauter à plusieurs reprises son diamant dans sa main.

-Il pourrait jouer au play-boy fortuné. Je crois même qu'il a essayé quelques mois. D'après ce que j'ai su, il s'est ennuyé à mourir et a réintégré le Service. Il préfère une vie active, même si elle est pleine de risques. Oncle Marc est ainsi.

-C'est ton parent? s'étonna Sandra.

Détournant la tête, Oliver répondit, mal à l'aise :

-Pas exactement. Enfin, il aurait pu l'être. Ma mère a épousé Paul Stone, le frère aîné de Marc. Paul est mort dans ce qu'on a cru être un éboulement dans une mine. Ma mère s'est ensuite remariée avec Standman. Eux aussi ont été assassinés ! Marc m'a sauvé, a découvert la vérité et a fait arrêter les coupables. C'est encore grâce à lui que j'ai hérité de la mine. Aussi, vous comprendrez que je suis heureux de le considérer comme mon oncle.

CHAPITRE XIX

Quand Marc pénétra dans le bureau du général Khov, il perçut immédiatement que l'humeur de son supérieur était au beau fixe. Nulle volute de fumée ne flottait dans l'atmosphère et le général arborait l'air angélique du chat qui vient enfin de boulotter le poisson rouge de sa patronne. Désignant la bouteille de bourbon qui trônait entre deux épais dossiers, il s'écria :

-Entrez, mon garçon, et servez-vous un verre !

Tandis que Marc officiait, il reprit :

-Ce matin s'est tenue une séance de la Commission de non-immixtion. Depuis de nombreuses années, je n'ai jamais assisté à une réunion plus agréable. J'ai fait un résumé de vos rapports. De plus, Reist avait eu l'astuce de prélever les cristaux mémoriels de deux androïdes et les a remis à la Sécurité Galactique. Après une étude par des spécialistes, l'amiral Neuman a confirmé que ces engins étaient programmés pour tuer. Cela a plongé le doyen Patch dans le plus grand embarras, car il pensait me demander le remboursement de ces mécaniques !

Khov émit un hennissement.

-Au passage, il m'a chargé de vous présenter ses excuses pour les désagréments occasionnés par ce Mike.

-Très aimable de sa part ! Et pour notre avenir ?

Croisant ses énormes mains sur son ventre, le général reprit :

-Il a conclu que les tests imaginés n'étaient pas adaptés au fonctionnement du Service. Après une longue discussion, il a été décidé que ce fameux département d'Etudes des Planètes Primitives se cantonnera dans les recherches théoriques et utilisera les documents que nous leur fournirons, se réservant seulement le droit de nous demander des études particulières sur des points qu'ils nous signaleront.

-Il n'est donc plus question de grands bouleversements, ni de changement de direction.

Khov contempla un instant son verre puis le leva.

-Non ! Je reste cramponné à mon fauteuil. A votre santé, Stone! Je reconnais que vous vous êtes remarquablement tiré de ce guêpier. Quand je vous ai désigné, je n'espérais pas une conclusion aussi heureuse.

Après un moment de silence, il ajouta :

-Un seul détail me tracasse. C'est l'idée que, désormais, je vous devrai d'avoir conservé mon poste.

Son visage s'éclaira d'un sourire ironique.

-L'ingratitude est l'apanage des grands chefs. Croyez-moi, j'en suis un et j'oublierai très vite cet épisode. En attendant, je vous offre trois semaines de permission. Pas plus! Nous avons pris du retard et le Service doit fonctionner mieux que jamais. Je veux prouver à ces officiels qu'ils ont eu raison de me maintenir dans ce bureau.

FIN