PIEGE SUR KORZ (SSPP 14) (Corrigé 23/02/2010)

JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Marc Stone était accoudé au comptoir, contemplant mélancoliquement son verre. Trente-cinq ans, un corps élancé mais doté de muscles solides, une figure aux traits accusés surmontée d'une chevelure brune, des yeux gris acier. En toutes autres circonstances, Marc aurait été considéré comme un garçon séduisant. Aujourd'hui, le cas était différent. Sa combinaison d'astronaute était maculée de taches et une barbe de plusieurs jours ombrait ses joues. A cette heure tardive de la nuit, le bar de l'astroport de Terrania XIII était pratiquement désert. Seul un gaillard athlétique aux cheveux bruns coupés court se tenait à côté du capitaine Stone. Un observateur très attentif aurait pu noter l'impassibilité de son visage. Ray était un androïde, c'est-à-dire un robot à morphologie humaine, d'un modèle extrêmement perfectionné. Il murmura à l'intention de Marc:

-Tu ne devrais pas boire ce mauvais alcool !

Stone émit un rire grinçant, amer.

-Mes moyens ne me permettent plus d'acheter du vieux whisky!

-Je le sais mais ce n'est pas une raison pour ruiner ta santé. Nous nous en tirerons!

La voix était douce, pleine de sollicitude. Un robot ne peut éprouver de sentiments. C'est connu, prouvé! Les ingénieurs cybernéticiens affirment que ces mécaniques ne peuvent réagir qu'en fonction des programmes qui leur ont été fournis. Toutefois, entre Marc et Ray s'étaient noués d'étranges liens au fil des missions. L'androïde était l'un des rares modèles à avoir été pourvu d'un amplificateur psychique lui permettant de communiquer avec Marc. Ainsi s'était créée une véritable amitié entre les deux créatures dissemblables.

-Notre avenir est sombre, soupira Marc. Depuis ma condamnation, aucun capitaine d'astronef n'accepte de m'engager. Cependant, ce ne sont pas tous des enfants de choeur!

-Patientons encore.

-Nous ne faisons que cela depuis six semaines. C'est désespérant!

Il avala la moitié du contenu de son verre et grimaça :

-Cela ne vaut pas le scotch que je buvais chez Elsa Swenson. De mon existence passée, c'est la femme que je regrette le plus!

-Cesse de te tracasser, nul ne sait ce que l'avenir nous réserve.

De longues minutes s'écoulèrent. Marc restait immobile, les coudes sur le bar, la tête entre les mains.

-Capitaine Stone, permettez-moi de vous offrir un verre!

Marc tourna lentement son regard vers celui qui l'interpellait. C'était un homme grand, corpulent, le visage rond entouré d'une barbe blonde tirant sur le roux. Il était vêtu d'une combinaison de pilote spatial. A sa droite se tenait une jeune femme blonde, jolie. Sa tenue d'astronaute n'arrivait pas à masquer les charmes de son corps.

-Je suis le commandant Bob Lester, dit l'homme d'une voix un peu rauque. Voici Miss Ingrid Lee.

Tendant une plaque de cent dols, il ajouta:

-Voulez-vous demander à votre androïde d'aller chercher une bouteille de vrai scotch? Pendant ce temps, nous nous installerons à une table où nous serons mieux pour discuter.

Marc parut émerger des brumes de l'ivresse et hocha la tête.

-Pourquoi pas, puisque c'est vous qui payez le whisky.

D'une démarche mal assurée, il gagna une table isolée dans un recoin de la vaste salle. Le trio resta silencieux jusqu'à ce que Ray emplisse les verres.

-A la santé des généraux donateurs, dit Marc en saisissant son gobelet qu'il vida d'un trait.

Il eut une mimique approbatrice en reconnaissant la saveur de son scotch préféré. Ray n'avait pas laissé passer une telle occasion ! Se tournant vers l'homme, il le dévisagea longuement avant de marmonner:

-Que voulez-vous?

-Vous offrir un travail facile et bien payé !

-Un généreux mécène, ricana Marc. Je dois rêver !

-Non, Bob dit la vérité, intervint la blonde d'une voix chaude. Nous avons besoin de vous. Vous êtes bien le capitaine Stone, du Service de Surveillance des Planètes Primitives?

-Je l'étais, grogna Marc. A la suite d'une bêtise, je me suis fait virer comme un malpropre sans que les pontes acceptent de prendre en compte mes états de services antérieurs! Les salauds! Depuis, ceux que je croyais mes amis me fuient comme si j'avais chopé une maladie contagieuse !

-Nous avons eu vent de cette histoire, ironisa Lester. Maintenant parions sérieusement! Vous êtes dans le pétrin et vous n'avez aucun espoir de vous en sortir. Tous les capitaines sérieux ont refusé de vous embaucher, même comme simple cosmatelot ! Moi, je vous propose un engagement d'un mois et une prime de dix mille dols qui vous permettra de vous retourner !

Marc lui lança un regard perplexe:

-Quel serait mon rôle?

Ce fut la fille qui intervint, d'un ton gêné:

-Mon père a toujours été passionné par l'histoire des civilisations et particulièrement celle des civilisations primitives. Lassé des études livresques, il a voulu explorer une planète primitive.

-C'est en contradiction avec la loi de non-immixtion, coupa sèchement Marc. Elle a été établie pour que nous ne risquions pas de perturber l'évolution naturelle des primitifs. Seul le S.S.P.P. a l'autorisation d'envoyer deux fois par siècle des observateurs.

Les joues de Miss Lee se teintèrent de rouge.

-Mon père ne l'ignorait pas mais sa passion était telle qu'il a passé outre. Il s'est donc rendu sur la planète qu'il désirait étudier et...

Elle s'interrompit, les yeux embués de larmes.

-...Et depuis un mois nous n'avons plus aucune nouvelle, compléta Lester d'un ton bourru.

-Je suis mortellement inquiète, reprit Ingrid. Je pense qu'il est arrivé un accident à mon père et je veux lui porter secours.

Marc haussa les épaules.

-Si vous disposez d'un astronef, pourquoi ne le faites-vous pas?

-Le capitaine Lester a accepté de m'aider mais aucun membre de l'équipage ne veut se rendre sur la planète. Pour avoir une chance de retrouver mon père, il faut un homme d'expérience.

-Effectivement, une planète primitive n'a rien d'un jardin d'agrément! ironisa Marc.

-Vous seul avez une chance de réussir, d'autant que nous savons que vous avez exploré cette planète, reprit Ingrid.

Stone souleva un sourcil.

-Laquelle?

-Nous vous le dirons si vous acceptez de nous accompagner, intervint sèchement Lester. Que décidez-vous ?

Marc resta un long moment à contempler son verre vide.

-Se rendre sur une planète primitive est illégal, soupira-t-il.

-Nous ne l'ignorons pas, ricana Lester, sinon croyez-vous que nous serions ici?

-Je vous en prie, insista Ingrid avec un regard implorant. Toute minute perdue peut être fatale à mon père. Chaque nuit, je rêve qu'il est blessé et m'appelle en vain.

Elle posa la main sur celle de Marc.

-Si vous le ramenez vivant, je promets de vous accorder ce que vous voudrez.

Son regard humide était chargé de toutes les promesses. Marc hésita une minute encore.

-Au diable les règlements, grogna-t-il. Toute ma vie j'ai respecté la loi et je me retrouve coincé dans ce trou ! Je vous accompagne mais j'exige 10.000 dols maintenant et dix mille de plus si je retrouve votre père, mort ou vif! Naturellement Ray m'accompagne.

Lester lui lança un regard soupçonneux.

-Comment avez-vous pu conserver un androïde du S.S.P.P.?

Marc éclata d'un rire acide.

-Ray était ma propriété personnelle. C'était l'époque où je disposais d'une jolie fortune avant que l'ordinateur judiciaire ne décide de la confisquer! Les autorités ne pouvaient m'enlever mon androïde mais il a été décidé de le désarmer avant de l'autoriser à me suivre.

Le commandant sembla admettre l'explication car il répondit en sortant une pile de plaques de monnaie de sa poche.

-Marché conclu ! Voici vos dix mille dols. Vous en aurez autant en cas de réussite de votre mission. Je n'y mets qu'une condition: vous embarquez immédiatement ! Je ne pense pas que quelque chose vous retienne ici?

Marc afficha une mine dégoûtée.

-Certainement pas ! Je vous suis, commandant.

Ils quittèrent le bar et traversèrent le terrain d'atterrissage, éclairé par la grosse lune de Terrania XIII. Après un quart d'heure de marche, ils approchèrent d'un vaisseau qui avait la silhouette trapue d'un vieux cargonef.

-Pas fameux votre engin, grogna Marc. Où que vous alliez, il faudra des jours pour y parvenir.

-Ne vous fiez pas aux apparences, répliqua Lester d'un ton sec. Le Mercure possède des qualités que vous ne soupçonnez pas !

Ils escaladèrent l'échelle menant au sas de soute.

-Par ici, dit Lester en les conduisant dans une cabine-salon.

Ingrid ouvrit un bar astucieusement dissimulé dans un placard et servit à boire.

-Avant de discuter plus avant de votre mission, je pense qu'un séjour au bloc sanitaire ne serait pas inutile. Votre organisme a besoin d'éliminer les mauvais alcools absorbés et vous pourrez changer de tenue. Votre androïde subira une révision car il n'a pas été entretenu depuis votre départ.

Marc leva ironiquement son verre.

-Pour un mois, je suis à vos ordres !

CHAPITRE II

Miss Lee était assise devant une table couverte de papiers. Elle releva la tête lorsque Lester pénétra dans la cabine-salon.

-Alors?

-Les vérifications se terminent. Tout semble parfait.

-Ne peut-il s'agir d'un piège?

-Je ne crois pas. Ce Stone a été effectivement condamné il y a trois mois par l'ordinateur judiciaire. Il était l'amant d'une entraîneuse d'un bar louche de New York. Un soir, il s'est pris de querelle avec un consommateur qui s'intéressait d'un peu trop près à la fille. La dispute a rapidement dégénéré et une bagarre à éclaté, au cours de laquelle le type a trouvé la mort. Par malchance pour Stone, c'était un agent de la Sécurité Galactique en service qui enquêtait sur les activités de la fille soupçonnée de trafic de drogue. En raison de ses états de services antérieurs, Stone n'a été inculpé que de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il a été condamné à l'exil et embarqué sur le premier astronef en partance. C'est donc le seul hasard qui l'a fait atterrir sur Terrania XIII. Sa fortune a été mise sous séquestre en attendant que soient fixés le montant de l'amende pénale et des dommages et intérêts à verser à la famille du policier. Connaissant la justice, il ne lui restera plus un « dols ». Il ne se fait certainement aucune illusion.

-Et si c'était une comédie habilement montée?

-C'est peu probable. Les agents du service Action du S.S.P.P. subissent la greffe d'un micro-récepteur auriculaire et d'un émetteur laryngé leur permettant de communiquer avec leur androïde. Or ceux de Stone lui ont été enlevés: l'examen radio que l'ordinateur médical vient d'effectuer le prouve. De plus, l'étude de l'androïde montre qu'il est totalement désarmé et dépourvu de moyens de communication. Il est redevenu un simple robot domestique!

Un petit sourire étira les lèvres d'Ingrid.

-C'est parfait ! Nous allons pouvoir utiliser Stone! Cap sur la planète Korz.

-Les instructions sont déjà données.

Lester se servit un verre et retourna s'asseoir.

-Le temps nous presse, Ingrid. Les Solaniens acceptent de payer une fortune pour la possession du narum isotopique mais ils veulent être livrés rapidement, soupira-t-il.

-Depuis que Frank Fisher nous a donné des échantillons de ce métal transuranien capable de brouiller les communications hyperspatiales et les têtes chercheuses des missiles, il a complètement disparu. Nous savons seulement qu'il avait trouvé ce métal sur Korz. Le mois précédent, nous avons envoyé quatre hommes sur la planète mais ils ne sont jamais revenus.

-Cela m'a obligé à renouveler la moitié de mon équipage ! Comptes-tu expédier Stone seul sur la planète?

-Certainement pas ! trancha Ingrid d'un ton sec. Il devra être accompagné par un de nos hommes. Si Marc venait à découvrir les possibilités du narum isotopique, il serait capable de tenter d'avertir les autorités. Il faut toujours se méfier des gens honnêtes, même lorsqu'ils ont subi des revers.

-C'est bien ce que je pensais, ricana Lester, mais j'aurai des difficultés à recruter un volontaire. Mon équipage connaît le sort de la précédente expédition.

Ingrid haussa les épaules.

-Promets une prime alléchante, quitte... à ne pas la verser, une fois la mission effectuée.

Lester éclata de rire.

-j'aime en toi ce délicieux sens immoral des affaires! Prépare-toi à jouer ta comédie, Stone ne devrait plus tarder à sortir du bloc sanitaire. Tu dois le persuader que tu es une fille éplorée par la disparition de son père chéri.

Moins de dix minutes plus tard, Marc pénétra dans la cabine-salon. Il avait endossé une tenue d'astronaute neuve et était rasé de près.

-Vous avez une mine superbe, capitaine. Je vous préfère ainsi, sourit Ingrid. Voulez-vous boire un verre?

Marc eut une petite grimace.

-Non, merci, je pense qu'il est préférable que je m'abstienne pendant quelque temps de tout alcool.

-Voilà une sage résolution! Maintenant il est temps de vous apprendre ce que nous attendons de vous. Nous sommes en route pour la planète Korz. Je pense que vous la connaissez.

Le capitaine hocha la tête.

-J'y ai effectué autrefois une mission. Malgré les apparences, ce n'est pas une annexe du paradis terrestre. Si votre père s'y est aventuré sans précautions, nous n'avons aucune chance de le retrouver vivant ! Vous perdez votre temps.

-Il était escorté de trois hommes entraînés au combat et armés!

-Certaines tribus considèrent tout ce qui passe sur leur territoire comme du gibier. De plus la faune est particulièrement hostile!

-Peu importe ! Je veux une certitude. Tout est préférable au doute qui m'assaille chaque jour!

-Je vous comprends, mais retrouver un individu sur un continent couvert de forêts s'apparente à la recherche d'une aiguille dans une meule de foin!

-Non, car vous aurez des indices. Nous connaissons l'endroit où s'est posé le module et la direction prise par l'équipe. Cela limitera d'autant le champ de vos recherches.

-Exact!

-Votre meilleure chance d'aboutir sera de vous faire passer pour des indigènes. Vous parlez leur langage.

-Je l'ai oublié mais Ray l'a conservé dans ses cristaux mémoriels que les autorités n'ont pas osé effacer.

-Très bien! En attendant que nous arrivions à proximité de Korz, le mieux est de vous reposer.

-Entendu. Mais accordez à Ray l'autorisation de préparer le matériel dont nous aurons besoin.

CHAPITRE III

Dans le poste de pilotage, Ingrid contemplait l'écran de visibilité extérieur, occupé par une grosse sphère verdâtre.

-Voici Korz, annonça Lester. C'est une planète terramorphe, la troisième d'un système qui en comporte sept. Elle seule est habitable. Les deux plus proches du soleil sont des fournaises et les quatre autres, volumineuses, sont des blocs d'hydrogène et d'ammoniaque congelés.

« Sur Korz les océans occupent les sept dixièmes du globe. Il n'existe pas de grands continents mais une multitude d'îles dont deux au moins ont la taille de l'Australie. La civilisation n'est apparue que sur la plus grande île, celle qui affleure l'équateur. »

-Conditions climatiques?

-Chaudes et humides, ce qui explique la végétation luxuriante de type tropical.

Miss Lee désigna un point sur l'écran. Aussitôt Lester modifia le réglage et la région apparut un fort grossissement.

-D'après ce que nous avons pu apprendre, Fisher se posait dans cette zone. La mine de narum isotopique ne doit guère en être éloignée. Stone devrait arriver à la dénicher ! As-tu trouvé quelqu'un pour l'accompagner?

-Cela n'a pas été sans mal! Enfin Alex Kessler a accepté mais il exige cent mille dols.

-Aucune importance puisque nous ne les lui verserons pas, ricana Ingrid. D'où sort-il?

-C'est un des hommes engagés le mois dernier. Il est fiché par l'ordinateur judiciaire comme un petit trafiquant. Il ne peut retourner sur Terre car il y est attendu pour purger une peine de cinq ans de bagne pour vente de drogue.

-Excellente référence! Fais-le venir.

Kessler était de taille moyenne, râblé, avec

des yeux noirs brillants. Il salua Miss Lee d'une simple inclinaison de tête.

-Vous connaissez votre mission ? demanda-t-elle.

-Avec Stone, je dois me rendre sur Korz. Nous suivrons d'abord la trace des camarades disparus puis nous devrons repérer une sorte d'exploitation minière.

-Parfait! Vous aurez sur vous un petit communicateur radio et vous nous ferez un rapport chaque jour.

Alex approuva de la tête puis demanda:

-Que se passera-t-il lorsque le capitaine Stone comprendra que ce n'est pas un homme mais une mine que nous cherchons?

-A la première discussion, vous le liquiderez! De toute manière son rôle de guide sera terminé et il n'aura plus d'utilité. Autant nous en débarrasser.

Un sourire étira les grosses lèvres de Kessler.

-Je préfère cette solution mais en bonne logique la prime que vous lui avez promise devrait me revenir.

Ingrid éclata de rire.

-C'est entendu ! Voilà comme je comprends l'amitié ! Effectuez correctement votre travail et vous serez intégré dans l'équipe à part entière. Maintenant, plus un mot, voici Stone.

Marc avait une allure reposée et détendue. Ingrid lui montra les différents écrans de visibilité extérieure.

-Apparemment, dit-il, c'est bien la planète Korz.

-Mon père a posé son module ici et se dirigeait vers l'est.

-Curieux, objecta Marc, il n'y a pas de village indigène dans cette direction. Le plus proche se trouve au nord.

Sans se troubler, Ingrid répondit:

-Sans doute voulait-il d'abord se familiariser avec la région et il a pu ensuite obliquer. Ce sera à vous de le découvrir.

-Pour gagner du temps, j'interrogerai les gens de ce village. S'ils n'ont pas rencontré votre père, je me dirigerai ensuite vers l'est.

-Agissez comme vous le voulez, mais trouvez-le! Maintenant, il est temps de vous préparer. Voici Alex Kessler qui vous accompagnera. Il sera porteur d'une radio pour le cas où vous auriez besoin d'aide.

Marc dévisagea l'homme qui lui fut antipathique au premier regard. Manifestement, Ingrid ne lui accordait pas sa pleine confiance.

-J'espère que vous avez une expérience des planètes primitives!

Une lueur ironique brilla dans le regard d'Alex.

-J'ai surtout l'entraînement de la jungle des villes! La vie sauvage ne peut être plus terrible!

Lester qui consultait l'ordinateur-pilote intervint:

-Si vous voulez poser le module de liaison au lever du jour, vous devrez quitter l'astronef dans dix minutes.

Marc se dirigea vers la soute où l'attendait Ray. Malgré la présence d'Ingrid, lui et Alex se déshabillèrent totalement. L'androïde leur pulvérisa sur le corps le contenu d'une bombe aérosol. Aussitôt une odeur de pourriture et de crasse s'éleva dans l'atmosphère.

-Quelle est cette saleté? s'étrangla Ingrid.

Avec ironie, Marc rétorqua:

-Les primitifs n'ont pas encore découvert les charmes des blocs sanitaires, mais ils ont un odorat très développé. Nul doute que l'odeur de votre eau de toilette leur paraîtrait suspecte ! La mixture de Ray est un excellent camouflage. De plus, elle contient un répulsif pour les insectes, ce qui évitera à notre épiderme de trop souffrir à leur contact.

-Astucieux, concéda Ingrid. Vous êtes un vrai professionnel et je ne regrette pas de vous avoir engagé !

Ray tendit aux deux humains des pagnes en simili peau et des sandales ressemblant à de courtes bottes.

-J'ai un peu triché avec mes anciens enregistrements mais ces petites bottes vous protégeront mieux d'éventuels serpents.

Il présenta ensuite deux poignards.

-Ils semblent en silex mais sont en plasto-titane. Il en est de même des lances. Elles pourront servir de javelots ou de bâtons car elles sont incassables.

Tandis que les Terriens se harnachaient, Ray adopta la même tenue. Il y adjoignit un arc et un carquois contenant une douzaine de flèches. Se tournant vers Ingrid, il ajouta:

-J'ai emprunte des tablettes nutritives car je pense que vous ne souhaitez pas que nous perdions notre temps à chasser.

Alex désigna une besace de similicuir.

-Moi aussi, j'ai mes provisions!

Les trois voyageurs embarquèrent dans le module, sorte de sphère dont la moitié supérieure était faite de plastique transparent. L'androïde s'installa aux commandes.

-Paré pour l'éjection, annonça-t-il à la radio.

Les portes intérieures du sas se fermèrent. Une seconde plus tard, celle de la coque s'ouvrit. Le module fut aspiré par le vide au milieu d'une myriade de cristaux d'air congelé.

Le module plongea dans l'atmosphère de la planète. La décélération brutale fit grimacer Alex. Rapidement, d'épais nuages masquèrent la vue.

-Tranquillisez-vous, dit Marc à son passager qu'il sentait inquiet. Avec Ray aux commandes, nous ne courons aucun risque.

-J'aime à le croire!

Le module se posa dans une petite clairière éclairée par l'aube naissante. Kessler allait déverrouiller la porte quand Marc le retint:

-Attendez que les analyses soient terminées.

-Pourquoi? Nous savons que l'air extérieur est parfaitement respirable!

-A moins qu'un malicieux hasard ne nous ait fait atterrir dans une zone pestilentielle. Croyez-moi, il ne faut jamais transiger avec les règles de sécurité.

-Sur ce chapitre, je ne vous contredirai pas !

Quelques secondes s'écoulèrent.

-Vous pouvez descendre, annonça Ray.

Ils sautèrent à terre, humant l'air frais du matin. Après un séjour dans l'atmosphère conditionnée d'un astronef, c'était toujours une agréable sensation.

-Dissimule le module sous les branchages, ordonna Marc.

Privé de son laser, Ray devait arracher les tiges, ce qui lui demanda un peu de temps. Sa besogne terminée, il dit en désignant l'est:

-Avançons d'abord dans cette direction.

Normalement nous devrions retrouver le module de la précédente expédition. Je marcherai devant. Ne vous écartez pas de mes traces.

Moins d'une heure plus tard, ils atteignirent une clairière où un module brillait aux feux du soleil levant.

-Ils n'ont même pas pris la peine de le camoufler, grogna Marc. Pour quelqu'un qui s'intéresse aux civilisations primitives, le père d'Ingrid manquait singulièrement de discrétion !

-C'est au moins la preuve qu'ils se sont posés sur la planète, remarqua placidement Alex.

Ray désigna plusieurs buissons dont les branches étaient brisées.

-Ils ont pris cette direction. D'après les traces, ils étaient au moins quatre.

-Suivons-les, décida Marc.

La marche reprit, rendue difficile par l'épaisseur du sous-bois. Les rayons du soleil ne perçaient que difficilement la ramure des arbres mais il régnait une chaleur lourde d'étuve. Marc sentait des rigoles de sueur couler sur son dos. De nombreux insectes bourdonnaient autour de son corps mais la mixture de Ray les tenait à distance. Kessler ne semblait guère plus à l'aise et ses traits s'étaient creusés, mais il soutenait l'allure imposée par Ray. Soudain l'androïde s'immobilisa. Du doigt il désigna un grouillement noirâtre à une cinquantaine de mètres en avant.

Une vingtaine d'oiseaux de la taille d'un condor étaient posés sur le sol. Ils avaient une grosse tête et un bec allongé garni de dents pointues. Leurs ailes étaient membraneuses comme celles des chauves-souris. Avec leur bec et leurs longues serres terminées par six griffes, ils déchiquetaient une sorte d'antilope.

-Pterks, murmura Ray.

Devant le regard interrogatif d'Alex, Marc précisa :

-Ce sont des oiseaux carnivores. Sauf cas particulier, ils n'attaquent pas les hommes. Toutefois mieux vaut ne pas les déranger pendant leur déjeuner.

L'attente fut de brève durée. Moins de dix minutes plus tard, les pterks s'envolèrent avec un bel ensemble, ne laissant derrière eux que des ossements proprement nettoyés. Il ne restait pas la moindre fibre musculaire!

Kessler épongea son front couvert de sueur d'un rapide revers de main.

-Ignoble, souffla-t-il.

-Une planète primitive n'a rien d'un parc d'attractions, ironisa Marc. Ne l'oubliez jamais si vous voulez avoir une chance de regagner votre astronef!

-Je commence déjà à regretter ma jungle urbaine, grimaça l'autre. Au moins les flics ne peuvent que vous arrêter!

Ils poursuivirent leur marche jusqu'au milieu du jour puis s'arrêtèrent au bord d'un ruisseau pour se désaltérer. Ils sucèrent lentement les tablettes nutritives distribuées par Ray.

Revigoré par une heure de repos, Alex se redressa :

-Je pense que nous pouvons partir.

-J'ai exploré les rives, dit Ray, mais je n'ai retrouvé aucune trace. Le sol est trop dur pour s'être enfoncé sous le poids des hommes. Mieux vaut revenir à notre plan initial et gagner le village au nord. Il suffit de remonter cette rivière.

Une centaine de mètres plus loin, Kessler désigna une zone brillante dans les herbes.

-On dirait une combinaison de cosmonaute.

Il allait se précipiter quand Marc le retint par le bras.

-Laissez passer Ray!

L'androïde avança lentement, lance levée, scrutant le terrain. Soudain, d'un mouvement vif, il ficha l'arme dans le sol et la releva ensuite pour montrer l'araignée d'une cinquantaine de centimètres de diamètre qu'il avait transpercée en son milieu.

-Raxuls! annonça Marc. Ce sont des araignées qui habitent des sortes de terriers. Leur piqûre est mortelle. Elles vivent en groupe et dévorent leurs victimes.

Trois fois, Ray abattit sa lance avant d'arriver à son but. Il revint à grandes enjambées portant un morceau d'étoffe brillante.

-C'est bien une tenue d'astronaute, dit-il. Il y a encore à l'intérieur des fragments d'os et de peau.

-Comment est-ce possible? balbutia Alex dont le visage avait blêmi.

-Comme tous arachnides, les raxuls ne possèdent ni mâchoire, ni estomac. Ils injectent à leurs proies les sucs digestifs et aspirent ensuite le liquide nutritif! Croyez-vous qu'il s'agisse du père d'Ingrid?

Kessler examina soigneusement la tenue.

-Non ! C'est un des membres de son équipe. Voyez, c'est une simple combinaison de cosmatelot !

-C'est bien ce que je craignais, soupira Marc. Nous devons continuer. Cependant nous ferons un détour pour éviter ce nid de raxuls!

Ils marchèrent jusqu'à la tombée du jour. Ray décida d'établir le campement près de la rivière après avoir soigneusement vérifié l'absence d'hôte indésirable.

-Vous pouvez vous rafraîchir! dit-il.

Marc et Alex se trempèrent avec plaisir dans l'eau fraîche, se débarrassant de la sueur et de la poussière accumulée au cours de la journée. Ils se séchèrent ensuite sur l'herbe à la lueur des derniers rayons du soleil.

Ray reparut à cet instant tenant à la main un gros volatile ressemblant à un dindon terrestre. Il était transpercé d'une flèche.

-J'ai pensé qu'un peu de nourriture consistante vous ferait plaisir. Allumez un feu pendant que je plume le dîner.

Avec beaucoup de bonne volonté, Alex amassa du bois qu'il alluma avec un briquet sorti de son sac.

-Désolé, railla-t-il, mais je ne sais pas me servir de silex!

Marc avait installé une broche et bientôt la volaille commença à rôtir.

Tandis que le dîner cuisait, Alex extirpa de son sac un communicateur radio et fit un résumé de leur première journée.

-Parfait! répondit Ingrid. Poursuivez dans cette voie. A demain!

Kessler rangea la radio et fouilla un instant dans la besace. Il en sortit un petit pistolaser qu'il examina longuement, fit sauter l'arme à plusieurs reprises dans sa main puis la tendit à Marc.

-C'est un pistolet ultraplat. Ray pourrait le dissimuler dans son avant-bras gauche, dans la cavité qui recélait son désintégrateur.

-C'est faisable, admit l'androïde après un rapide regard sur l'arme.

Marc lui tendit aussitôt le laser. Tandis que Ray bricolait son avant-bras, Stone murmura:

-C'est une preuve de confiance que vous nous donnez.

-De prudence, tout au plus, grogna Alex. Moi, j'ai besoin de dormir, lui pas. Je ne tiens pas à servir de casse-croûte à une des bestioles de cette planète ! Maintenant goûtons votre cuisine!

Ray découpa la volaille dorée et les deux hommes mangèrent en silence. Alex rompit enfin le calme:

-Pas mal! Cela change agréablement des insipides rations aseptisées délivrées par les distributeurs. Au lieu de végéter dans les bars d'astroports, vous devriez ouvrir un restaurant. Je serais votre premier client !

Une ombre nostalgique voila le front de Marc.

-Qui sait? Avec la prime promise par Miss Lee, je pourrais m'installer sur n'importe quelle planète. Maintenant, dormons, nous aurons demain une longue marche à effectuer.

CHAPITRE IV

Le soleil était au zénith. Ses rayons traversaient la ramure des arbres, chauffant durement les crânes des Terriens. La petite colonne progressait depuis l'aube, remontant la rivière. Ray marchait en tête, scrutant attentivement le sol. Par deux fois il avait effectué un détour pour éviter des nids de raxuls. Alex ne pouvait s'empêcher de blêmir devant ces grandes araignées de couleur orange, qui se déplaçaient à une vitesse phénoménale.

L'androïde désigna une anse sablonneuse à un coude du torrent:

-Je pense que c'est l'endroit idéal pour une pause.

Marc et Alex se plongèrent dans l'eau fraîche.

-Il est heureux que la mixture de Ray résiste à l'eau, observa Alex. Sans elle, j'aurais été dévoré par tous ces insectes qui bourdonnent sans cesse autour de nous.

Ils s'allongèrent ensuite sur le sable tandis que l'androïde leur donnait des tablettes nutritives.

-Nous atteindrons le village en fin d'après-midi, annonça Ray. Normalement, Marc, tu devrais être en pays de connaissance, mais en près de deux ans beaucoup de choses ont pu changer!

Marc esquissa un sourire en songeant au solide chef Kioz et à sa fille Tara qui avaient été, durant quelques jours, ses amis.

-Voilà une bonne nouvelle ! Je commence à trouver ce marathon interminable! bougonna Kessler.

-Ce n'est qu'un modeste début, pourtant!

Alex se leva et fit quelques mouvements d'assouplissement. A quelques mètres de la rive se dressait une grosse fleur ressemblant à un tournesol dont le bulbe central renflé était d'une jolie couleur pourpre. Machinalement, il s'en approcha et tendit le bras.

-N'y touchez pas!

Marc avait hurlé son avertissement. Alex sursauta et retira vivement la main. Il tourna vers son compagnon un regard étonné.

-Cette plante est particulièrement dangereuse, dit Marc. A l'avenir, évitez de vous conduire en touriste!

-Elle est belle et exhale une odeur très agréable.

Marc poussa un soupir excédé.

-Apprenez au moins la règle numéro un des agents en mission. Ne jamais se laisser abuser par une ressemblance avec un objet terrestre!

Voyant Alex peu convaincu, il ajouta:

-Lorsque j'étais jeune aspirant, à ma première mission d'exploration d'une planète inconnue, j'ai vu un camarade s'approcher de ce qu'il croyait être une très jolie fleur. C'était en réalité le centre d'une sorte de pieuvre végétale. En une seconde, le malheureux a été entouré d'une multitude de filaments vénéneux et il est mort avant que nous ayons pu lui porter secours. Croyez-moi, je n'ai pas oublié la leçon!

Marc se secoua comme s'il était furieux de s'être laissé aller à évoquer un souvenir de jeunesse.

-En route, Ray, nous avons assez perdu de temps !

La marche reprit, monotone, rendue difficile par l'épaisseur du sous-bois. De nombreux buissons épineux obligeaient à effectuer des détours qui les écartaient de la rivière. En queue de colonne, Marc émit psychiquement à l'intention de Ray.

-Sommes-nous encore loin? J'ai hâte de savoir ce que sont devenus nos amis.

Depuis sa rencontre avec une curieuse entité végétale, Marc était doué d'une grande puissance télépathique. Comme Ray était un des rares modèles d'androïdes pourvu d'un amplificateur psychique, ils pouvaient échanger leurs impressions, même à distance importante. Ray ne répondit pas à sa question mais lança:

-Attention, Marc! Je perçois un animal de grande taille.

Une seconde plus tard, une étrange créature émergea d'un fourré. Une sorte de crapaud gigantesque de la taille d'un boeuf, avec un corps couvert de boursouflures, une grosse tête aplatie, des yeux globuleux et une large bouche fendant la face d'une oreille à l'autre. Le monstre avançait sur de courtes pattes torses, le ventre traînant presque sur le sol.

-Alex, en arrière, vite! hurla Marc.

Figé de stupeur, Kessler n'esquissa pas un geste. Soudain la gueule du monstre s'ouvrit ; il en jaillit une langue mince mais extrêmement longue ; avec une vitesse stupéfiante, elle ceintura Alex qui se trouvait pourtant à une dizaine de mètres.

Ray réagit avec sa promptitude électronique. D'un saut, il se plaça entre la gueule de l'animal et Kessler qui se débattait en vain contre le lasso de chair qui l'attirait irrésistiblement. D'un geste vif, Ray abattit son bras armé du poignard en faux silex, tranchant la langue. Un jet rouge aspergea aussitôt Alex.

L'animal poussa un cri rauque, recula d'un pas. Marc lança sa sagaie avec force. Par chance, l'arme pénétra dans l'oeil droit du monstre qui se dressa sur ses pattes arrière. Ray se précipita en avant pour enfoncer sa lance dans le thorax de la bête, lui transperçant le coeur.

Un nouveau rugissement sortit du gosier du monstre. Il oscilla un instant sur ses pattes arrière puis s'écroula sur le côté. De vigoureuses convulsions déracinèrent l'arbre contre lequel il s'était abattu. Quelques spasmes l'agitèrent encore avant qu'il se raidisse définitivement.

Livide, Alex demeurait prostré sur le sol. Un tremblement incoercible l'agitait. Marc l'aida à se débarrasser du segment de langue qui lui enserrait la taille, une sorte de câble gluant de la grosseur d'un bras. Avec peine, Marc le décolla du thorax du Terrien où s'était imprimé un gros sillon violacé.

Kessler se releva, les jambes encore tremblantes.

-Merci, souffla-t-il. Comment de tels monstres peuvent-ils exister.

-C'est un kelam, énonça Marc du ton calme d'un professeur de zoologie. Il a une certaine ressemblance avec les caméléons terrestres qui capturent ainsi leurs proies à très grande distance. On ne se méfie jamais assez de son immense langue! J'ai tenté de vous prévenir mais vous n'avez pas réagi assez vite.

Alex essuya d'un revers de main son front dégoulinant de sueur. Il regardait Ray qui récupérait sans hâte les deux sagaies. Ses yeux allaient alternativement de l'animal à Marc.

-Joli coup, murmura-t-il. Atteindre l'oeil à cette distance tient du miracle!

-J'ai un certain entraînement dans le maniement des armes primitives, rétorqua Marc, mais je crois que c'est Ray qui a été le plus efficace.

Kessler grimaça un sourire et se frotta les côtes.

-Lorsque nous serons revenus dans un lieu civilisé, je pense que je vous offrirai un verre de votre whisky préféré. Vous l'avez bien mérité.

Ray tendit sa lance à Marc et demanda:

-Repartons-nous?

-Un instant ! Il n'est pas convenable d'arriver dans un village pour demander l'hospitalité sans avoir les bras chargés de cadeaux. Découpe les meilleurs morceaux de viande. Nous les emporterons.

L'estomac de Kessler se contracta douloureusement.

-Vous ne songez pas à manger cette immonde bestiole, hoqueta-t-il.

-Sa chair est tendre et les indigènes en sont très friands. Ce sera une excellente entrée en matière. L'estomac plein, ils bavarderont plus facilement.

Sous le regard effaré d'Alex, Ray entailla la peau du dos de l'animal et commença à le dépecer. Il découpa dans les masses musculaires lombaires et dans les cuisses de longs morceaux de viande rouge. Pendant ce temps, Marc sectionnait des lianes et tressait des paniers primitifs.

En moins de vingt minutes, ils empaquetèrent près d'une centaine de kilos de viande, répartis en plusieurs charges.

-Ray les portera jusqu'à proximité du village. Ensuite, pour ne pas attirer l'attention des indigènes, nous prendrons chacun un paquet. Maintenant, filons avant que tous les charognards de la forêt, attirés par l'odeur, ne nous assaillent. Je sais qu'il existe un genre d'hyènes qui vivent en bandes et que l'odeur des cadavres rend féroces  !

Cette perspective stimula Alex qui suivit vivement l'androïde. Deux heures plus tard, Ray s'arrêta.

-Nous approchons. Prenez votre viande. Le village est derrière ce bouquet d'arbres.

L'arrivée des trois Terriens lourdement chargés provoqua une vive effervescence. Le campement comportait une trentaine de huttes entourant une place circulaire où se dressait un mât en bois sculpté. Les voyageurs furent bientôt entourés par des guerriers balançant des lances tandis qu'une nuée d'enfants se tenaient à distance respectueuse.

Un cri immobilisa les acteurs de cette scène. Une jeune femme s'était élancée en avant.

-C'est Marc, c'est Marc! Souvenez-vous, il est déjà venu dans notre village.

Marc tendit les bras en s'exclamant:

-Tara! Tu n'as pas changé.

Ils s'étreignirent quelques instants, ce qui détendit l'atmosphère. Lentement les guerriers abaissèrent leurs armes, tout en jetant des regards envieux sur les gros morceaux de viande. Un vieillard fendit le cercle des guerriers. Il était grand, maigre, avec un visage ridé surmonté de cheveux blancs.

-Je te salue, Homme-sage.

Marc s'exprimait en langage indigène sans trop de difficulté. Pendant le voyage, Ray lui avait transmis par induction psychique les données conservées dans ses cristaux mémoriels.

-Puisque tu es de retour, je voudrais te parler, prononça le sorcier d'un ton grave. Viens dans ma hutte.

Stone s'arracha des bras de Tara qui se frottait contre lui avec une idée bien évidente en tête. Désignant les restes du kemal, il ajouta:

-Nous avons fait bonne chasse. Pour marquer mon arrivée, fais préparer un festin pour tout le village.

Cette nouvelle fut saluée par des exclamations de joie ; les hommes s'écartèrent pour laisser place aux femmes qui s'abattirent sur les provisions en poussant des grognements satisfais.

Marc suivit Homme-sage jusqu'à sa cabane. Tandis qu'Alex et Ray restaient sur le seuil, le sorcier désigna au Terrien une natte et s'assit en face de lui. Sans prononcer un mot, il prit deux calebasses qu'il emplit à une sorte de jatte. Ce n'était que de l'eau où infusaient des herbes aromatiques, Marc le savait. Ils burent en silence. Lorsqu'il pensa avoir sacrifié aux coutumes de l'hospitalité, Marc demanda:

-Qu'est devenu le chef Kioz?

Homme-sage eut un geste de la main désignant l'horizon.

-Les dieux en colère... Il est parti.

D'une voix monocorde, le visage figé, il expliqua:

-Après ton départ... les choses ont beaucoup changé... Grâce aux flèches et aux pièges, jamais la nourriture n'a été aussi abondante. Le village a prospéré... Des enfants sont nés et ont vécu. C'était une époque heureuse.

Il s'interrompit un long moment avant de reprendre :

-Il y a dix lunes maintenant, les dieux ont manifesté leur colère.

-Que s'est-il passé?

-Un orage mais avec un ciel sans nuages s'est produit dans la direction de la colline maudite. Nous n'avons pas pris garde à ce signe pourtant très clair.

Lançant un regard rancunier à Marc, il poursuivit:

-Avec l'introduction de nouvelles méthodes de chasse, les jeunes n'écoutaient plus mes conseils et ne craignaient plus les dieux. Plusieurs fois encore le tonnerre sans orage a retenti. L'orgueil et la curiosité ont perdu le chef Kioz. Avec trois guerriers, il est parti un jour vers la colline maudite dans l'espoir de surprendre les dieux. Il n'est jamais revenu.

-Quand cela s'est-il produit?

-Dans trois jours, une lune complète sera écoulée.

Marc ferma les yeux comme pour méditer sur cette disparition. En réalité, il contactait mentalement Ray:

-As-tu entendu?

-Naturellement ! Ce bruit de tonnerre peut ressembler à celui des turbines d'un astronef qui atterrit ou décolle!

-Des créatures ne sont-elles pas venues ici, Homme-sage? s'enquit Marc.

-Depuis ton départ nul étranger ne s'est approché du village!

L'arrivée de Tara annonçant que la viande rôtissait, interrompit la conversation. Tous suivirent le sorcier. Les guerriers étaient assemblés autour d'un grand feu. Des broches supportaient des quartiers de viande au-dessus des flammes.

Un guerrier jeune, au torse imposant, s'avança à leur rencontre.

-Voici Hork, dit le sorcier. Il remplace maintenant Kioz.

L'homme acquiesça en souriant.

-Marc... Ray... grands chasseurs. Kelam très dangereux mais sa viande très bonne. Venez.

Ils s'assirent à même le sol et les femmes découpèrent les rôtis. Grâce à la diligence de Tara, Marc et ses amis furent vite pourvus d'épaisses tranches.

Alex regardait avec curiosité la scène mais son estomac se contractait à l'idée d'avaler un morceau de ce monstre répugnant qui avait failli le dévorer.

Marc murmura à son oreille:

-Faites semblant de manger. Il ne faut pas intriguer les indigènes.

Le festin s'éternisait. Il ne cessa que lorsqu'il ne resta plus une fibre de viande. L'estomac gonflé, la tête dodelinante, Hork se leva.

-S'il le veut, Marc peut venir dormir dans ma hutte.

-Je le remercie, grand chef, mais mes amis et moi, nous nous installerons près du feu!

Hork n'insista pas et gagna sa cabane. En s'allongeant, Alex grogna:

-Pourquoi avoir refusé un abri?

-Ils s'entassent à plus d'une dizaine par hutte, femmes, enfants et chasseurs mêlés. Vous n'auriez pas supporté plus d'une heure l'odeur qui s'en dégage. Maintenant, taisez-vous! J'ai expliqué à tous que vous étiez muet. Or les indigènes ont l'oreille très sensible.

Marc allait succomber au sommeil quand il sentit une main se poser sur son épaule. Tara, souriante, l'attira dans une zone d'ombre et se colla aussitôt contre lui.

La fatigue de Marc s'envola dans le plaisir de l'étreinte.

CHAPITRE V

Les Terriens s'étaient installés à l'ombre d'un arbre ressemblant à un énorme palétuvier. A l'aube, ils avaient quitté le village indigène. Tara avait bien tenté de retenir Marc mais il lui avait gentiment expliqué qu'il se devait de partir à la recherche du chef Kioz. Cette perspective consola un peu la jeune femme. « Je sais que tu réussiras », avait-elle murmuré.

Le sorcier, le visage toujours soucieux, avait regardé Marc s'éloigner avec un soulagement certain : il craignait sans doute de le voir encore modifier les habitudes ancestrales.

Tout en suçant une tablette nutritive, Alex ricana :

-A vous voir évoluer dans ce village, je vous aurais presque pris pour un autochtone. Ils vous considéraient comme un des leurs et cette jeune sauvageonne vous avait pratiquement annexé.

-S'intégrer sans heurt dans une communauté primitive faisait partie de mon travail, soupira Marc. Alex tira de son sac son communicateur radio en hochant la tête.

-Il nous faut maintenant retrouver le monde civilisé.

Rapidement, il obtint la communication avec Miss Lee.

-Pourquoi n'avez-vous pas appelé hier soir, comme convenu? lança-t-elle d'une voix irritée.

-C'était difficile car nous étions au milieu du village indigène. Marc a interrogé les habitants. Ils n'ont reçu la visite d'aucun Terrien. Nous nous dirigeons maintenant vers l'est!

-Très bien! Rencontrez-vous des difficultés?

-Rien d'important, ricana Alex, en dehors du fait que nous avons croisé des oiseaux carnivores, des araignées monstrueuses qui ont boulotté un cosmatelot et que j'ai failli être gobé par un gigantesque caméléon ! Ce n'est pas un coin pour installer un village de vacances!

-C'est la raison pour laquelle nous vous avons adjoint un spécialiste, rétorqua froidement Ingrid.

Avant qu'Alex ne coupât la communication, Marc lui demanda la radio.

-Si vous me disiez, Miss Lee, ce que vous cherchez réellement, je pense que nous gagnerions du temps.

-Mon père...

-Non! l'interrompit Marc. Un véritable ethnologue se serait posé dans une région où les villages sont plus nombreux. Surtout, à sa descente du module, il n'aurait pas commencé par s'éloigner de toute habitation.

Ingrid n'hésita guère:

-C'est bon, capitaine, je reconnais que mon histoire n'était qu'un prétexte pour que vous acceptiez cette mission. Nous recherchons une exploitation minière clandestine.

-Quel genre de minerai?

-Une sorte de narum, finit-elle par répondre.

-Les observations à partir de l'astronef n'ont-elles rien révélé?

Avec un rire agacé, Miss Lee rétorqua:

-Si c'était facile, nous ne vous aurions pas engagé ! La mine doit être particulièrement bien camouflée! La seule chose que nous sachions avec certitude, c'est qu'elle se trouve dans cette région. A vous de la trouver!

-Entendu! Toutefois, je pense que ma prime devrait être doublée.

-Je vous le promets si vous réussissez rapidement.

La conversation achevée, Marc tendit le communicateur radio à Alex. Ce dernier grimaça un sourire.

-C'est notre seul lien avec le monde extérieur. Je crois plus prudent de le confier à Ray. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive un incident. Dans ce fouillis végétal, jamais un module d'exploration ne pourrait nous retrouver. A supposer naturellement que le commandant Lester en envoie un et ne passe pas notre expédition sous la rubrique pertes et profits!

L'androïde glissa le communicateur dans une cavité aménagée à sa cuisse gauche où il empilait les réserves de tablettes nutritives.

-Vous ne faites guère confiance à vos employeurs, constata Marc.

Alex haussa les épaules en un geste plein de fatalité.

-Mettons que je sois simplement réaliste ! Maintenant il est temps de repartir si nous voulons avoir une chance de toucher notre prime !

Ils progressèrent tout l'après-midi sans s'accorder de pause. Le dur entraînement des agents du service Action du S.S.P.P. permit à Marc de supporter la marche sans trop de peine. A la halte du soir, Alex se laissa tomber sur la mousse au pied d'un arbre. Ses traits étaient marqués par l'effort et des rigoles de sueur ravinaient ses joues.

-Dans la jungle des villes on peut au moins utiliser les trottoirs roulants, soupira-t-il.

Marc s'assit en face de lui.

-Tranquillisez-vous, je ne me sens guère en meilleure forme que vous.

A une vingtaine de mètres, un arbuste portait de grosses baies violettes de la taille d'une pomme. Ray en cueillit plusieurs qu'il apporta aux Terriens. Tout en mordant dans le fruit juteux, Marc expliqua:

-Les indigènes les nomment patkis. La chair est onctueuse, fondante et rafraîchissante, avec un vague goût de pêche.

Après un instant d'hésitation, Alex imita

Marc. Le fruit dut lui plaire car il en absorba trois coup sur coup.

-Epatant! Pourquoi n'essayons-nous pas maintenant ceux-ci?

Du doigt, il désignait un buisson épineux orné de fruits de la taille d'un citron mais d'une couleur rouge incandescente.

Marc réprima un sourire.

-Ils sont horriblement toxiques. Une simple égratignure provoquée par les épines entraîne de douloureuses brûlures. Evitez donc de vous en approcher.

Une moue dégoûtée déforma le visage d'Alex.

-Je me contenterai donc de vos patkis.

Discret, Marc ne voulut pas lui expliquer que le suc de ces fruits contenait un acide organique extrêmement corrosif appelé zuk. Lors de leur précédente mission, Ray n'avait même pas pu l'analyser: la substance cent fois plus puissante que l'acide sulfurique, détruisait les appareils de mesure. Un indigène avait eu l'idée d'en imprégner des boulettes de terre glaise, ce qui avait permis à Marc de se tirer d'une situation fort difficile.

Ray leur distribua une double ration de tablettes nutritives puis conseilla:

-Vous devriez dormir pour récupérer vos forces.

-Comment espérez-vous découvrir un indice dans cet océan de végétation ? grommela Alex. J'ai déjà une indigestion de chlorophylle!

-Un peu de patience ! Demain nous atteindrons une région où se trouve ce que les indigènes nomment la colline maudite. Si mes souvenirs de ma précédente expédition sur Korz sont exacts, il y existe un gisement de narum. Avouez que c'est le meilleur endroit où chercher une mine clandestine.

Alex poussa un vigoureux soupir.

-Vous me rassurez ! Un moment j'ai cru que nous allions tourner en rond pendant des semaines jusqu'à ce qu'une des charmantes bestioles qui peuplent ce paradis terrestre nous choisisse comme amuse-gueule!

CHAPITRE VI

L'aube naissante éveilla Marc. Il se redressa doucement. Alex dormait encore. En face de lui, Ray achevait de tresser un petit panier de lianes.

-Bonjour, Marc, émit psychiquement l'androïde.

Devançant la question de son ami, il ajouta:

-Pendant la nuit, il m'est venu une idée. J'ai trouvé une zone argileuse et j'ai confectionné de petites sphères que j'ai emplies de zuk, comme l'avait fait un indigène autrefois. Elles sont bien calées par de la mousse et je compte les porter dans ce panier. Qui sait si cela ne pourra pas nous être utile prochainement?

Désignant du menton Alex, il ajouta:

-Inutile d'en parler à notre ami. Ce sera un petit atout dans la partie truquée que nous jouons. Attention, il ne va pas tarder à se réveiller.

-Ce filet va attirer son regard comme un aimant.

-J'y ai songé. Je l'emplirai de patkis avant notre départ. Ainsi il croira que c'est un simple garde-manger!

Alex ouvrit les yeux, s'étira et grogna:

-J'ai l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Un bain revitalisant serait bien agréable. C'est quand on en est privé qu'on apprécie les avantages de la civilisation!

-Tranquillisez-vous ! Dans quelques minutes vos muscles vont s'échauffer et vous vous sentirez en pleine forme. N'oubliez pas que les médecins les plus éminents recommandent la marche. Selon eux c'est un brevet de longue vie.

-Si c'était exact, les sentiers de randonnées terrestres seraient encombrés de médecins! Or je ne pense pas que cela soit le cas!

-Vous réfléchissez trop, sourit Marc. Avalez votre ration de vitamines et partons!

La marche reprit, monotone, pénible. Alex ne voyait plus le paysage, se concentrant seulement sur les gestes simples qu'il avait à effectuer: un pas... un autre pas... et ainsi de suite.

Il ne savait plus depuis combien de temps il avançait. La sueur coulait en grosses gouttes de son front, piquant les yeux. Des myriades d'insectes bourdonnaient à ses oreilles. Il eut une pensée fugitive pour la mixture dont l'androïde l'avait enduit. Sans elle, nul doute qu'il eût été piqué des centaines de fois.

Soudain la lumière s'intensifia. Ray qui le précédait s'arrêta brusquement et il manqua le heurter. Avec surprise, il constata que la forêt était beaucoup moins dense.

-Nous approchons, murmura Marc.

Une zone de hautes herbes séparait les Terriens d'une colline haute de quelques centaines de mètres sur laquelle poussaient de maigres arbustes.

Une rivière semblait jaillir en flots pressés du pied de la colline.

-Tu te souviens de notre baignade lors de notre précédente mission? émit Marc.

-Confusément! rétorqua Ray un peu gêné. Tu sais que je n'étais pas au mieux de ma forme. Mon générateur était pratiquement hors d'usage.

Alex qui examinait le paysage eut une moue écoeurée.

-Je ne vois rien qui ressemble de près ou de loin à une exploitation minière.

-Si elle était visible, il y a longtemps que les détecteurs de l'astronef l'aurait repérée et Miss Lee n'aurait pas eu besoin de notre collaboration, ironisa Marc. La clef de l'énigme doit se trouver sous la colline. Il doit exister une entrée dissimulée. A nous de la trouver.

-Comment?

-Nous allons d'abord effectuer le tour de la colline en examinant de près tous les buissons. Si nous échouons, nous pourrons toujours utiliser un autre moyen.

Il se mit en route, ignorant le regard interrogatif d'Alex.

La zone herbeuse traversée, les Terriens s'immobilisèrent au pied de la colline.

-Commençons-nous par la droite ou la gauche? soupira Alex. Il ne nous reste guère plus de deux heures de jour, pourquoi ne pas camper ici et remettre nos recherches à demain ? J'avoue que je ne serais pas fâché de prendre un bain dans cette rivière et de me reposer.

Marc hésita: la proposition lui paraissait séduisante. Mais le destin en décida autrement. Un trans, sorte de plate-forme se déplaçant sur coussin d'air, apparut. Quatre hommes se tenaient à bord, vêtus d'uniformes noirs et armés de fusils laser. Le véhicule se dirigeait à grande vitesse vers les Terriens.

Ray jugea la situation avec sa froide logique.

-Le terrain est trop dégagé pour s'y dissimuler. Nous n'avons aucune chance de fuir.

-Espérons qu'ils nous prendront pour des primitifs et nous laisseront repartir.

-Qui sont-ils? demanda Alex. On jurerait des militaires.

-Je l'ignore, soupira Marc, mais je ne pense pas qu'il soit judicieux de le leur demander. Feignez d'être terrorisé et ne prononcez pas un mot!

Le trans s'immobilisa à quelques pas du petit groupe. Trois hommes en descendirent, fusils braqués. Du canon de leurs armes, ils ordonnèrent aux primitifs d'abandonner lances et couteaux, ce que firent aussitôt les prisonniers. Les soldats les obligèrent ensuite à se hisser dans le trans. Le conducteur décrocha alors un micro. Il parla d'une voix rapide, une langue aux accents rudes. Marc questionna mentalement Ray qui répondit :

-Ce sont des Solaniens. Le chauffeur informe sa base que la patrouille vient d'arrêter trois indigènes. Pour l'instant ils ne semblent avoir aucun soupçon.

Une voix sortit d'un haut parleur.

-il reçoit l'ordre de nous amener dans une mine. Apparemment notre enquête avance à grands pas !

-Malheureusement nos chances de faire un rapport s'amenuisent de seconde en seconde, ricana Marc.

L'engin démarra rapidement. Il ne parcourut qu'une dizaine de kilomètres, longeant toujours le flanc de la colline, puis ralentit et se dirigea vers ce qui semblait être une petite falaise. A quelques mètres d'elle, le conducteur effleura une touche sur le tableau de bord. Une porte astucieusement camouflée s'ouvrit aussitôt et le trans pénétra dans un étroit tunnel. Bien vite, il atteignit une gigantesque excavation.

-La ville souterraine, émit Marc.

Le trans enfila une longue avenue, éclairée de loin en loin par des torches électriques. De chaque côté se dressaient des carcasses d'immeubles en ruine. Certains bâtiments étaient totalement effondrés, d'autres n'avaient conservé qu'un pan mur.

Un instant, le véhicule longea une rivière charriant des eaux noires, puis il vira à angle droit. Cinq minutes plus tard, il s'arrêta devant un édifice mieux conservé que les autres. Deux sentinelles en gardaient l'entrée. Elles surveillèrent la descente des prisonniers. A coups de crosse dans les reins, ils furent poussés dans la bâtisse. Un vaste hall était éclairé par un projecteur. Un officier vêtu également d'un uniforme noir écouta le rapport du chef de patrouille.

-Ce soir, enfermez-les ici. Demain vous les conduirez sur le lieu de fouilles. Ce renfort est le bienvenu car nous sommes en retard sur notre planning.

Marc et ses compagnons furent conduits sans douceur dans une pièce exiguë sans autre ouverture que la porte. Les murs en béton étaient recouverts d'une peinture qui s'écaillait. Seule la porte métallique paraissait récente. Il n'y avait aucun meuble et les prisonniers durent s'accroupir sur le sol. Une heure plus tard, le battant pivota et deux gardes apparurent. L'un déposa près du seuil un seau d'eau tandis que l'autre laissait tomber des boîtes de conserve. Pas trop cruel, il montra l'anneau métallique qu'il fallait tirer pour les ouvrir. La porte refermée, Ray examina minutieusement la cellule.

-Nous pouvons parler, murmura-t-il. Il n'y a aucun système d'écoute.

-Pouvons-nous nous évader? demanda Alex.

L'androïde secoua la tête.

-impossible! Un garde est en faction à l'extérieur.

-Qui sont ces types?

Devançant l'androïde, Marc répondit:

-Ce sont des Solaniens. Ils semblent appartenir à l'armée régulière.

Alex poussa un petit sifflement étonné.

-Je croyais que Solan était membre de l'Union Terrienne.

-Effectivement, mais sa situation très excentrique par rapport aux autres planètes civilisées lui a conféré un caractère un peu marginal.

-Je ne comprends toujours pas, marmonna Kessler.

Ray intervint d'un ton doctoral:

-L'Union Terrienne est une fédération qui regroupe quatre-vingt-cinq planètes. Certaines sont des planètes de peuplement, vierges à l'origine et colonisées par des Terriens. Celles-là sont très attachées au pouvoir central. D'autres, déjà peuplées d'humanoïdes évolués, ont souhaité se fédérer avec la Terre pour faciliter leurs échanges interplanétaires et parfois se protéger de leurs voisines. Elles restent très ouvertes à l'influence Terrienne. Quelques-unes enfin se sont jointes à l'Union essentiellement par opportunité. Elles restent très jalouses de leur autonomie et, bien souvent, n'appliquent pas les règlements de notre fédération avec la rigueur souhaitable. C'est le cas de Solan.

Marc reprit la parole, ironique:

-Nos représentants officiels sont parqués dans leur ambassade et ne peuvent guère en sortir. Les autorisations de se poser sont accordées selon d'étranges critères et il faut reconnaître que l'astroport de Solan est devenu un repère de pirates et de contrebandiers. Ils peuvent ainsi se ravitailler et vendre le fruit de leurs rapines à des commerçants locaux enchantés de se fournir à bas prix. Votre patron, le commandant Lester, a dû certainement s'y poser. N'avez-vous jamais été là-bas?

Alex grimaça en haussant les épaules.

-Franchement, je l'ignore ! C'était mon premier embarquement. Toutefois, je sais par une indiscrétion des membres d'équipage qu'il a été en contact avec des Solaniens. Il devait leur vendre ce minerai découvert sur Korz.

Un rire bref sortit de la gorge de Marc.

-Il semble qu'il se soit fait court-circuiter ! Les Solaniens ont trouvé plus simple de se fournir directement à la source. Moi, ce qui m'inquiète le plus, c'est que nous avons affaire à des militaires et non à de simples pirates! Qu'espèrent-ils de la possession du narum isotopique ?

Avec sa froide logique, Ray répliqua:

-S'il est exact que ce métal correctement utilisé peut perturber les liaisons hyperspatiales et les têtes chercheuses des fusées, la réponse est simple. La flotte solanienne pourra se lancer à la conquête de n'importe quelle planète et infliger à la Terre de sanglantes défaites. C'est même sur notre vieille planète que devrait porter le premier choc pour bénéficier à plein de l'effet de surprise.

-Impensable! s'exclama Marc.

Cependant il fut long à trouver le sommeil.

CHAPITRE VII

Le grincement de la porte métallique qui s'ouvrait éveilla les Terriens. Alex se redressa péniblement. Il n'avait guère dormi sur le sol épouvantablement dur. Il frictionna ses membres ankylosés. Les gardiens ne lui laissèrent pas le temps d'achever sa gymnastique. A coups de crosse, les prisonniers furent extraits de leur cellule et jetés sur un trans qui démarra aussitôt. En dix minutes ils atteignirent un grand bâtiment en ruine.

Les Terriens pénétrèrent dans une vaste pièce. Deux indigènes étaient assis dans un coin, surveillés par un garde. L'un était plus âgé mais avait un torse bardé de muscles impressionnants. Il tourna la tête et dévisagea les arrivants. Ses yeux brillèrent soudain:

-Marc! s'exclama-t-il. Tu es revenu!

Le Terrien s'avança vivement vers le primitif.

-Voilà qui ôtera tout doute de l'esprit des Solaniens, émit-il à l'intention de Ray.

Il serra dans ses bras l'indigène.

-Je suis heureux de te retrouver vivant, chef

Kioz, dit-il. Au village tous regrettent ta disparition et espèrent ton retour.

Un sourire triste apparut sur le visage du chef.

-Mon coeur s'afflige de te savoir prisonnier de ces démons. Ici, il n'y a aucun espoir. Ils ont des armes terrifiantes et ils nous imposent un jeu cruel qui ne peut que se terminer par notre mort.

Marc aurait souhaité de plus amples explications mais les gardiens les appelèrent. Ils descendirent un long escalier de béton qui s'enfonçait profondément dans le sol.

-Cent trente-quatre marches, annonça mentalement Ray.

Ils arrivèrent dans une sorte de cave humide. Dans un angle s'ouvrait un étroit passage. Les gardes poussèrent les prisonniers dans le boyau.

-Viens, Marc, dit Kioz. Les démons exigent que nous rapportions de curieuses pierres, brillantes et très lourdes. C'est seulement s'ils sont satisfaits qu'ils nous donnent à manger.

Marc suivit Kioz dans le boyau éclairé tous les vingt mètres par un projecteur. Il s'agissait d'une galerie creusée dans la roche dont la voûte s'était effondrée en de multiples endroits. A trois reprises les prisonniers durent ramper pour se glisser entre les blocs de pierre. Il régnait une atmosphère lourde, étouffante. Marc sentait la sueur lui inonder le front. Il ouvrait la bouche pour parler mais Kioz lui imposa le silence d'un geste vif. -Tais-toi, chuchota-t-il. Nous arrivons dans une zone très dangereuse. Le moindre cri risque de faire tomber des pierres. D'ailleurs, regarde...

Un éboulis s'était produit devant eux.

-Nous ne pouvons plus avancer, souffla Marc.

Kioz lui désigna un étroit interstice. Déjà le second primitif se faufilait entre les rochers.

-Suis Tewo, ordonna Kioz, il te montrera le chemin. Prends garde de ne pas heurter les pierres.

Marc s'insinua dans la faille. Une odeur pestilentielle frappa ses narines. De petites torches électriques fichées entre les pierres éclairaient le chemin. Soudain, il vit entre deux rocs une main qui dépassait.

-C'est Mok. Il était prisonnier avec nous. Il a été pris dans un éboulement, murmura Tewo.

Un peu plus loin une paire de bottes émergeait de la paroi.

-Lui, poursuivit le primitif à voix basse, c'est un des démons. Les autres l'obligeaient à travailler avec nous.

Ce ne pouvait être que Fisher, le complice du commandant Lester, ou un des membres de la première expédition envoyée par Miss Lee.

Le boyau s'élargit enfin, révélant un vaste entrepôt au plafond à demi effondré et encombré d'un enchevêtrement de poutrelles métalliques. Un à un, les prisonniers émergèrent. Ils étaient tous couverts de sueur et de poussière. -Nous pouvons souffler un instant, dit Kioz en s'asseyant sur le sol. Ici, le danger est moindre.

Après l'angoissant effort, chacun apprécia ce temps de pause. Alex avait les traits ravagés par la fatigue. Il aurait souhaité questionner Marc mais la présence des primitifs l'empêchait de parler en galactique. Il devait continuer à jouer son rôle de chasseur muet!

Au bout d'un moment qui parut bien court aux Terriens, Kioz se redressa.

-Allons, dit-il, si nous voulons manger, il faut ramener ces pierres.

Avec agilité, il se glissa dans le fouillis métallique. Il fallut encore une heure de progression laborieuse pour arriver à un mur d'acier constitué d'une multitude de logettes. Sans hésiter, Kioz glissa la main dans l'une d'elles et en retira un lingot cylindrique de quarante centimètres de long sur vingt centimètres de diamètre. Il le tendit à Marc. Ce dernier, surpris par le poids, faillit le laisser tomber. Ray lui vint aussitôt en aide.

-Il pèse trente-cinq kilos. Cela n'a rien d'étonnant, si l'on pense à la densité élevée du narum.

Kioz confia un lingot à chacun des Terriens et prit le chemin du retour. La lourde charge rendait le déplacement plus pénible encore. Les prisonniers parvinrent enfin à la cave où les gardes attendaient. L'un d'eux, le visage rouge et rond, s'esclaffa:

-Pas mal, vous avez droit à un casse-croûte.

Il désigna dans un coin de la pièce un seau d'eau et quelques boîtes de conserve. Tandis que les prisonniers étanchaient leur soif, il ajouta, à l'intention de son collègue:

-Avec les nouveaux arrivants, le travail avancera plus vite. J'ai hâte de regagner Solan. Ici les distractions sont rares.

Trois fois encore, Marc et ses amis durent ramper dans l'étroit boyau. Au retour du dernier voyage, il se produisit un accident. Epuisé, Alex s'appuya sur une pierre qui tomba, et un gros bloc de ciment bascula. Lorsque le nuage de poussière fut un peu dissipé, Marc qui marchait en avant revint sur ses pas. Il découvrit Kessler allongé sur le sol, une grosse poutre de béton en équilibre instable sur le thorax. Se glissant près du Terrien, il murmura:

-Alex, répondez-moi!

-Je suis coincé. Cette poutre me comprime le thorax et m'empêche de respirer. A part cela, je ne crois pas avoir de fracture.

Ray qui fermait la marche était resté de l'autre côté de l'éboulement.

-C'est exact, émit-il. Il est seulement coincé mais si nous tentons de remuer la poutre, toute cette partie de la galerie va s'effondrer.

Kioz rejoignit Marc, et lui posa doucement la main sur l'épaule.

-Viens, nous ne pouvons rien faire pour ton ami. Dès que nous touchons une pierre, les autres s'écroulent. C'est la volonté des démons! Ils jouent avec nous comme des enfants avec un animal blessé!

Alex dont le visage prenait une couleur violacée, souffla:

-Je suis fichu! laissez-moi ici. Avant de mourir, je voudrais vous dire...

Marc le coupa sèchement:

-Taisez-vous! Ménagez votre souffle. Laissez-moi réfléchir.

Il scruta l'enchevêtrement de pierres et de béton. Sa décision fut vite prise.

-Kioz, toi et Tewo, éloignez-vous d'une cinquantaine de mètres et emportez les lingots.

-C'est de la folie, Marc, vous périrez tous les trois!

-Va, insista Marc.

Le primitif secoua la tête et s'éloigna à regret, tournant de fréquents regards vers les Terriens. Marc attendit qu'il ait franchi un amoncellement de rocs qui masquait la vue.

-Ray, soulève très doucement la poutre. Quatre ou cinq centimètres devraient suffire. Pendant ce temps, je tirerai Alex par les épaules.

-C'est dangereux, rétorqua l'androïde. L'ensemble est tellement instable qu'un rien peut le faire basculer.

-Je sais mais il n'y a pas d'autre solution. Auras-tu la force nécessaire?

-Cela sera tangent! Attention, je commence.

L'androïde saisit la poutre à bras le corps et tenta de la soulever. Il progressa de quelques millimètres. La voûte retentissait de grincements sinistres ; par instants, une pierre roulait sur le sol. Marc crispa les mains sous les épaules du blessé.

-Je suis prêt. Lorsque je vous le dirai, Alex, soufflez fortement et creusez la poitrine et le ventre.

-Cela sera difficile, sourit-il tristement. J'ai déjà l'impression de ne plus avoir une seule gorgée d'air!

Pendant ce temps, Ray poursuivait son effort, mobilisant toute son énergie.

-A toi, Marc, lança-t-il. Je ne peux soulever plus haut.

Le Terrien effectua une vigoureuse traction qui arracha un cri de douleur à Alex. Soudain le corps glissa et Marc parvint à le traîner un mètre plus loin. Tandis que Ray reposait très doucement la poutre, Marc examina le blessé. De longues estafilades sanglantes zébraient son thorax.

-Je n'aurais jamais cru qu'il était aussi bon de respirer, murmura Alex.

-Pouvez-vous vous lever?

-Je vais essayer. Donnez-moi la main.

Avec peine, il parvint d'abord à s'asseoir puis à se redresser, tandis que Ray franchissait avec précaution l’éboulis. S'appuyant sur Marc, Kessler parvint à effectuer quelques pas.

-Je crois que je vais pouvoir continuer seul. Merci ! Je connais beaucoup de gens qui à votre place se seraient empressés de filer.

-Allons, ironisa Marc, pour couper court aux effusions, cela signifie simplement que vous choisissez bien mal vos relations. En fait, c'est Ray qui a effectué tout le travail!

Nullement dupe, Alex grimaça:

-J'espère pouvoir un jour vous donner une preuve concrète de ma reconnaissance.

-Nous verrons plus tard, bougonna Marc. Pour l'instant rejoignons nos amis avant qu'ils ne nous croient ensevelis.

En les voyant apparaître, Kioz poussa de petits cris de joie. La progression reprit, toujours aussi pénible. Ray dut soutenir Alex qui, malgré son courage, faiblissait. Subrepticement il lui glissa entre les lèvres deux tablettes nutritives. Le groupe arriva enfin devant les gardiens. Un des geôliers grogna:

-Ils ont été bien longs!

En voyant Alex, il ajouta:

-Celui-là a eu des ennuis. S'il commence ainsi, il ne durera pas bien longtemps!

Kessler but le premier, à même le seau, imité ensuite par ses compagnons. Une discussion éclata alors entre les gardiens.

-Ils ont encore le temps d'effectuer un voyage, criait le plus rubicond.

-Ils sont épuisés, protestait l'autre. A ce rythme, les nouveaux arrivants vont rapidement crever.

-Quelle importance? De toute manière, ils ne sortiront pas vivants d'ici!

Le garde poussa un soupir excédé.

-Utilise un instant ce qui te sert de cervelle ! S'ils meurent avant d'avoir récupéré tous les lingots, le capitaine est fort capable de nous envoyer à leur place! J'ai été une fois là-dedans lorsque nous avons installé l'éclairage et je n'ai aucune envie d'y retourner! Mieux vaut donc pour nous qu'ils vivent encore quelque temps.

Cette raison finit par convaincre le récalcitrant.

-D'accord ! Bouclons-les dans leur cellule et allons boire un verre. Toute une journée dans ce trou me déprime.

Les prisonniers remontèrent les cent trente-quatre marches et furent poussés dans une pièce du rez-de-chaussée. Ils y trouvèrent deux seaux d'eau et des rations militaires. Toutefois ils ne purent s'abreuver immédiatement: on les obligea à porter leurs provisions jusqu'à une cellule identique à celle où les Terriens avaient été enfermés la veille.

La porte refermée, Kioz but avidement. Marc et Alex l'imitèrent. La journée dans la galerie les avait déshydratés. Puis ils attaquèrent les boîtes de conserve. Tout en mangeant, Marc s'enquit auprès de Kioz:

-Viennent-ils effectuer des contrôles?

-Non, nous sommes enfermés dans ce piège jusqu'à ce qu'ils viennent nous chercher pour nous remettre au travail.

Après avoir vidé jusqu'à la dernière miette leurs boîtes, les primitifs s'allongèrent sur le sol cimenté.

-Dormez, conseilla Kioz, demain vous aurez besoin de vos forces si vous voulez survivre !

Moins de deux minutes plus tard, il dormait profondément.

CHAPITRE VIII

Alex n'arrivait pas à s'endormir. Il se glissa vers Marc étendu à deux mètres de lui, les yeux ouverts, et lui murmura à l'oreille pour ne pas éveiller les primitifs:

-Je ne comprends rien ! Où sommes-nous? Je vous ai observé depuis ce matin ; vous ne semblez guère surpris. Cette planète n'en est encore qu'au stade néolithique. Alors qui a pu construire cette ville fantôme?

Marc hésita un instant avant de répondre:

-Ce sont les ancêtres de Kioz! Mais il l'ignore !

-Impossible! Ce ne sont encore que des primitifs !

-Pourtant, c'est exact ! Il y a mille ans, Korz était une planète magnifique avec une population nombreuse et technologiquement très évoluée. Les habitants étaient très sensibles à la beauté des choses: ils avaient transformé leur terre en un jardin d'agrément tandis que les villes et les usines étaient dissimulées sous le sol. Elles étaient reliées entre elles par des galeries souterraines, toujours pour ne pas abîmer le paysage.

-Les habitants ont-ils été victimes d'un cataclysme ?

-Le pire de tous, la guerre civile! Tout fonctionnait automatiquement et un terrible ennui s'empara des esprits. Comme tous les êtres inoccupés, les habitants ne pensèrent plus qu'à récriminer, se jalouser, se haïr. Des factions se rebellèrent contre le pouvoir central qui fut aboli ; puis elles se déchirèrent entre elles. Des armes furent fabriquées, toujours plus sophistiquées, et inévitablement un conflit éclata. En quelques secondes, la totalité de la population disparut dans un monstrueux holocauste.

-Cette cité, objecta Alex, ne semble pas avoir été détruite par un conflit.

-Elle fut la seule, car ses dirigeants avaient construit un dôme protégeant la ville. Il a résisté au temps, s'est couvert de terre et constitue maintenant ce que les indigènes appellent la colline maudite.

-Que sont devenus les habitants? demanda Alex intrigué.

-Malgré le dôme, ils avaient subi des pertes considérables. De plus, ils furent rapidement privés des matières premières indispensables. Enfin, comme en toute période de pénurie, ils s'entre-déchirèrent. Des groupes de survivants s'enfuirent et ne tardèrent pas à retourner à la plus primitive des vies. Leurs descendants perdirent tout souvenir de ce qui avait été leur civilisation.

-Et la faune?

-Elle est la conséquence de certaines mutations engendrées par le conflit.

Alex réfléchit une minute et ironisa:

-il est agréable de voyager avec des gens cultivés. Comment avez-vous appris tout cela?

-J'ai interrogé le dernier survivant de cette époque. Un bien gros cerveau ! Il a même failli me faire périr de vieillesse.

Devançant la question qui allait jaillir des lèvres d'Alex, il ajouta:

-C'est une longue histoire et je vous la raconterai plus tard... si nous sommes encore vivants. Les ancêtres de Kioz devaient utiliser le narum isotopique. Une fois extrait et purifié, ils l'ont stocké dans ce gigantesque entrepôt. Il a fallu un bien malheureux hasard pour que ce fouineur de Fisher le déniche et veuille en faire un commerce illicite! Maintenant, il nous faut songer à l'avenir!

Se tournant vers Ray, il interrogea:

-Quelle heure est-il?

-Environ minuit, heure locale. Nos geôliers doivent dormir car je ne perçois aucun mouvement à l'extérieur.

-Peux-tu nous sortir d'ici?

-Ouvrir cette porte est relativement facile. Ensuite c'est l'inconnu.

Stimulé par Marc, l'androïde ouvrit la trappe de sa cuisse gauche et en tira deux boulettes d'argile entourées de mousse.

-En voyant apparaître le trans solanien, j'ai cru prudent de les dissimuler, expliqua-t-il. Cela évitera d'avoir à me servir du pistolaser. Ils croiront ainsi avoir toujours en face d'eux des primitifs.

-Excellent! Je vais réveiller Kioz.

Le chef émergea en grognant de son profond sommeil. Lorsqu'il vit son regard s'éclaircir, Marc expliqua:

-Nous allons tenter de nous évader. Je ne te cache pas que l'affaire est très risquée et que nous avons beaucoup de chances d'êtres tués. Veux-tu tenter l'aventure avec nous?

Une vive lueur brilla dans l'oeil du primitif. Il se frappa la poitrine de son énorme poing.

-Kioz n'a pas peur de la mort. Il souhaite combattre. Il ne veut pas périr écrasé par les pierres comme un insecte!

Tewo qui avait suivi l'échange de paroles, approuva aussitôt son chef.

-Dans ce cas, partons!

-Et la porte? objecta Kioz. Elle est solide. Le premier soir de ma captivité, je me suis abîmé l'épaule à vouloir l'enfoncer!

-Laisse faire Ray.

L'androïde fit reculer les prisonniers jusqu'au fond de la cellule et lança avec précision deux boulettes d'argile. Elles éclatèrent sous le choc, constellant la serrure de liquide. Pendant cinq secondes rien ne se produisit ; puis le métal parut frémir et se boursoufla. En deux minutes il ne resta rien du verrou, remplacé par un trou large comme deux mains.

-Zuk, expliqua brièvement Marc à Kioz qui ouvrait des yeux effarés.

Ray poussa d'un coup sec le vantail pour l'empêcher de grincer. Il s'ouvrit sur un long couloir obscur. Ray actionna une torche électrique.

-Je me doutais, émit-il à l'intention de Marc, que tu ne désirerais pas jouer longtemps les spéléologues pour le compte des Solaniens. Aussi ai-je emprunté cette lampe dans le boyau.

En file indienne, les prisonniers suivirent l'androïde. Soudain Ray éteignit la lumière.

-Nous approchons de la sortie, mais je perçois la présence d'un garde. Il est debout, adossé au mur extérieur.

Marc expliqua la situation aux primitifs. Il n'eut pas le temps de dire que Ray allait se charger de l'éliminer. Il fut bousculé par Kioz qui déjà disparaissait dans l'obscurité. Ses pieds nus glissaient sur le ciment sans bruit.

-Ray, suis-le, ordonna Marc. Interviens avant que la sentinelle ne donne l'alerte.

Ray partit au pas de course, suivi par les autres prisonniers. Une minute plus tard, ils rejoignirent l'androïde qui, le bras levé, s'apprêtait à actionner le pistolaser d'Alex.

-Notre ami se débrouille très bien.

La rue était chichement éclairée par une ampoule suspendue aux restes d'une façade effondrée. Le garde était paisiblement assis sur un gros bloc de béton, son fusil-laser posé à côté de lui. Kioz, profitant des zones d'obscurité, avait effectué un demi-cercle pour surprendre le Solanien par-derrière.

Un fauve guettant sa proie, songea Marc.

Lorsqu'il fut à bonne portée, Kioz s'élança en avant, d'une détente de tous ses muscles. Son bras s'enroula avec une vitesse incroyable autour du cou du Solanien, écrasant le larynx, bloquant le cri qui allait en jaillir. Irrésistiblement, la tête fut attirée en arrière. Une seconde encore, les deux adversaires restèrent figés dans l'effort. Et brusquement le garde s'effondra, la nuque brisée.

Kioz se redressa, bomba le torse et fit signe à ses amis de le rejoindre. Au passage, Ray ramassa le fusil-laser.

-Maintenant, filons, dit Marc.

Ils marchèrent d'un pas rapide, évitant les avenues éclairées. Rapidement, ils atteignirent une zone totalement obscure.

-Nous pouvons nous reposer quelques minutes, souffla Marc.

Profitant de ce que Marc était un peu à l'écart, Alex murmura en désignant les primitifs:

-Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête ! Ces deux-là ont confiance en vous et vous suivent aveuglément. Toutefois, je pense que notre fuite est sans issue. Comment espérez-vous retrouver la sortie dans cette obscurité? Même si nous y parvenions, elle est certainement gardée. Ce n'est pas avec un malheureux fusil que vous pouvez espérer lancer l'assaut. L'alerte ne tardera pas à être donnée et nous aurons toute la garnison à nos trousses.

Les dents blanches de Marc brillèrent un instant dans l'obscurité.

-Nous avons encore quelques heures devant nous. Ray, la rivière est-elle loin d'ici?

-Quinze cents mètres environ.

-Parfait. Conduis-nous. Nous allons nous offrir un bain qui sera le bienvenu pour nous débarrasser de toute cette poussière.

Alex haussa les épaules, doutant sérieusement de la raison de son compagnon. Les primitifs approchant, il fut contraint au silence. Guidée par Ray, la colonne atteignit la rivière après un quart d'heure de marche.

Les évadés longèrent pendant quelques centaines de mètres les eaux noires mais furent arrêtés par un immeuble en ruine qui barrait la berge.

-Voilà, expliqua Marc. Nous allons nous mettre à l'eau. Prenez garde, le courant est assez fort. Cette rivière nous mènera sans risque au torrent qui jaillit de la colline. Il existe seulement un petit siphon facile à franchir.

Le premier, Kioz approuva cette tactique. Plus hésitant, Alex demanda:

-Etes-vous certain que nous ne rencontrerons pas d'obstacle?

Marc lui frappa doucement l'épaule.

-Faites confiance à l'expérience. J'ai déjà emprunté ce chemin et je traînais Ray pratiquement privé d'énergie!

Résigné, Alex grommela:

-Nous ne devons pas courir plus de risques ici que dans cette affreuse galerie. A ce propos, rappelez-moi, si nous regagnons un monde civilisé, de vous offrir un verre de vrai scotch !

-Puisque vous me prenez par les sentiments, je n'oublierai pas! Maintenant, plongez, nos amis sont déjà dans l'eau.

Le dernier, Marc glissa dans la rivière et se laissa emporter par le courant. Les évadés nagèrent ainsi une bonne heure. Marc commençait à sentir la morsure du froid. Un instant, il eut la tentation de demander à Ray de regagner la berge. A ce moment l'androïde le contacta:

-Nous approchons du siphon ! Prenez garde de ne pas vous cogner car la roche affleure l'eau.

Les évadés furent bientôt regroupés et Marc leur expliqua la manoeuvre.

-Suivez Ray! Attention! Dès que vous aurez émergé à l'air libre, dirigez-vous vers la rive droite. Le torrent est violent et il existe de nombreux rochers.

Marc aspira une large bouffée d'air et plongea dans l'eau noire. Le courant violent l'emporta. Enfin une faible lumière fut perceptible. D'un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface, et inspira avec plaisir l'air chaud et parfumé. Déjà les premières lueurs de l'aube éclairaient le ciel. Sur la berge le Terrien aperçut Kioz, debout, qui gesticulait. Marc nagea vigoureusement pour le rejoindre. Le chef lui tendit la main pour l'aider à prendre pied. Son visage rayonnait de joie.

-Marc est un grand chasseur... Marc a été plus fort que les démons, j'aurais souhaité que tu donnes à Tara un fils qui te ressemble!

L'arrivée de Ray soutenant Alex interrompit les exclamations qui prenaient une tournure gênante pour Marc.

-Intéressante baignade, murmura Kessler en se laissant tomber sur le sol. Sans Ray, je me serais brisé les os sur les rochers. Maintenant que nous sommes libres, nous avons mérité de dormir un peu.

-Je crains qu'il ne vous faille différer votre somme, répliqua doucement Marc. Nous devons nous éloigner le plus possible de cette colline et gagner un endroit où la forêt est bien dense!

-Comme toujours, vous avez raison, soupira Alex, mais ne vous étonnez pas si je dors en marchant !

CHAPITRE IX

Le colonel Torka pénétra dans la pièce délabrée qui lui servait de bureau. Il avait fort mal dormi car il ne supportait pas l'atmosphère étouffante de cette ville morte. Il se laissa tomber dans son fauteuil et appuya sur la touche d'un interphone placé sur sa table de travail.

-Le capitaine Koza au rapport, ordonna-t-il d'une voix sèche.

Le sergent de garde répondit aussitôt:

-Je le fais prévenir, mon colonel.

Moins de dix secondes plus tard, le même sous-officier reprit:

-Communication de l'état-major, mon colonel. Désirez-vous la recevoir.

-Naturellement! Passez-la sur la vidéo de mon bureau.

L'écran s'alluma, révélant le visage sévère d'un général qui abrégea les phrases de politesse et lança:

-Où en êtes-vous de la récupération des lingots de narum isotopique?

-Nous progressons, lentement malheureusement. Il se produit chaque jour des éboulements dans l'étroite galerie. Déjà trois prisonniers ont été ensevelis.

Le général eut un geste négligent de la main prouvant qu'il ne se souciait aucunement de ce genre de détail.

-Votre besogne devrait déjà être terminée, colonel.

Ce dernier leva les bras au ciel en un geste désespéré.

-C'est impossible, j'avais demandé que l'on creusât une nouvelle galerie d'accès!

-Je sais, mais les experts ont affirmé que l'immeuble ne supporterait pas une nouvelle tranchée et qu'il risquait de s'écrouler, ce qui aurait demandé ensuite le déblai de centaines de tonnes de gravats. Vous devez donc continuer ainsi.

-J'espère terminer la besogne en une huitaine de jours car une patrouille a récupéré trois nouveaux prisonniers.

-C'est trop long! Je ne puis vous accorder que quatre jours. S'il le faut, utilisez vos hommes.

Devançant les protestations du colonel Torka, le général reprit:

-L'état-major a décidé d'avancer l'opération prévue. Le rassemblement de notre flotte de guerre peut difficilement rester ignoré des espions de la Sécurité Galactique Terrienne. Or vous savez que la surprise et la rapidité d'action sont nos meilleurs atouts. Nos astronefs décolleront ce soir et plongeront dans le subespace où ils seront à l'abri de tout repérage, ils sont équipés d'un système brouilleur auquel il ne manque plus que le narum isotopique pour fonctionner. Dans quatre jours donc, les éléments légers de notre escadre arriveront dans le système de Korz. Vous leur fournirez le narum isotopique et ils retourneront dans le subespace où ils attendront le gros de la flotte. La durée du chargement ne devra pas dépasser deux jours !

Le colonel Torka effectua un rapide calcul mental.

-Cela sera difficile, mais pas impossible. Cependant il faut prévoir des pertes dans mon effectif si les hommes doivent participer aux travaux.

-Nous ne pouvons l'éviter! Même au prix de toute la garnison, il nous faut ce narum! Exécution !

La communication interrompue, Torka resta quelques secondes immobile, réfléchissant à son plan d'action. Sa décision prise, il appela par l'interphone:

-Pourquoi le capitaine Koza n'est-il pas encore arrivé?

-Il est ici et attend vos ordres, mon colonel. Nous n'avons pas osé vous déranger pendant votre communication.

Le capitaine entra et salua très protocolairement. Devançant Torka, il annonça précipitamment:

-Mon colonel, j'apporte de très mauvaises nouvelles. Les prisonniers se sont échappés cette nuit !

Torka sursauta et son teint vira au violet.

-Comment est-ce possible?

-Les gardes ont découvert l'évasion à l'aube, au moment de la reprise du travail. La serrure de la porte avait été détruite. Il semble qu'elle ait été rongée par un puissant acide.

-Et la sentinelle?

-Son corps a été retrouvé, dissimulé derrière des gravats. L'homme avait la nuque brisée. Son arme a disparu.

Torka frappa du poing sur son bureau.

-J'exige que ces sauvages soient capturés immédiatement.

-Dès l'alerte donnée, j'ai envoyé des patrouilles fouiller la ville et j'ai fait renforcer la garde à la porte. S'ils veulent gagner l'air libre, il leur faudra nécessairement passer par là.

-A moins qu'il n'existe d'autres issues ! glapit le colonel.

Le capitaine haussa les épaules.

-Nous n'avons que partiellement exploré cette agglomération fantôme ! S'ils veulent trouver à manger, ils devront regagner la forêt. J'ai également envoyé à l'extérieur des patrouilles munies de détecteurs biologiques. Toutefois, il y a beaucoup plus grave. L'un au moins de ces hommes est un Terrien!

La face du colonel devint livide et se couvrit de sueur.

-Vous m'avez dit que les nouveaux prisonniers semblaient connaître les premiers captifs.

-C'est ce qui m'a trompé. Mais un des hommes est resté étrangement muet. C'est lui le Terrien.

-D'où vous vient cette certitude?

Koza hésita avant de répondre:

-Lorsque l'évasion fut annoncée, j'ai examiné par curiosité les armes primitives que mes hommes avaient saisies. Elles paraissaient en silex mais en réalité elles sont en plasto-titane !

-Comment un Terrien a-t-il pu arriver jusqu'ici?

Le capitaine eut un geste d'ignorance.

-Notre station de veille radar n'a rien signalé. Malheureusement, elle ne couvre pas la totalité du système de Korz.

-Défenses automatiques! cria le colonel.

Devant le regard étonné de Korz, il précisa:

-L'astronef Terrien a dû enclencher son système de défense automatique dès son émersion du subespace. Il est ainsi invisible à une observation radar superficielle. En utilisant les repérages optiques et infrarouges, nous devrions le localiser.

-S'il tente de nous attaquer, notre système répulsif est en état de marche. De plus, j'ai appelé en renfort notre aviso de liaison. Il sera ici dans quelques heures.

-Excellente initiative!

Le capitaine se rengorgea sous le compliment.

-Je cours à la station de surveillance pour tenter de localiser l'ennemi.

-Je m'en charge, jeta le colonel. Vous devez consacrer tout votre temps à une seule mission. Contentez-vous de rappeler les patrouilles qui se promènent inutilement en ville et faites garder les points que nous occupons. Si les évadés sont toujours dans la ville, ils ne tarderont pas à crever de faim et de soif. Maintenez seulement deux patrouilles à l'extérieur pour le cas où ils auraient réussi à sortir. Tous les hommes disponibles, je dis bien tous, devront vider l'entrepôt de narum. Tout doit être évacué dans quatre jours.

-C'est impossible, mon colonel.

-Je sais, mais cela devra pourtant être fait !

Ordre du général! Je compte sur vous!

***

Le soleil au zénith chauffait durement les crânes. La colonne des fugitifs suivait la berge du torrent. Ray qui marchait en tête émit à la seule intention de Marc:

-C'est seulement maintenant que je réalise l'effort que tu as fourni lorsque tu m'as traîné sur une aussi longue distance. Je n'en avais conservé que des souvenirs très fragmentaires.

-Si tu veux tout savoir, moi aussi, rétorqua Marc. J'avais totalement perdu la notion de ce qui m'entourait et ne songeais qu'à mettre un pied devant l'autre!

Un cri bref de Kioz interrompit leurs échanges mentaux. Le primitif désignait un arbuste couvert de patkis. La colonne obliqua et s'arrêta à l'ombre d'une sorte de gros chêne tandis que Ray effectuait une rapide cueillette.

Les hommes avalèrent avec plaisir les fruits rafraîchissants. Lorsque Kioz émit le souhait de repartir rapidement, Marc secoua la tête.

-Nous devons nous séparer. Avec Tewo, tu regagneras au plus vite le village.

Comme le primitif insistait pour qu'il l'accompagne, Marc ajouta:

-Il est à craindre que les démons ne nous poursuivent. Je sais qu'ils ont les moyens de suivre notre trace. Je ne veux pas qu'ils attaquent ton village. Je resterai donc en arrière pour brouiller notre trace et tenter de les attirer vers le nord.

Une grande tristesse se peignit sur le visage de Kioz.

-Reviendras-tu?

-Je l'ignore. Seuls les dieux connaissent l'avenir.

Les deux amis s'étreignirent un long instant. Au moment où Kioz s'éloignait, Marc recommanda:

-Marche dans le torrent pendant une heure pour éviter de laisser des empreintes.

Dès que les primitifs furent hors de vue, Alex déclara :

-Je pense qu'il est temps de faire un rapport au capitaine Lester. Nous avons achevé notre mission et je ne serai pas mécontent de quitter cette planète!

Marc approuva et demanda à Ray de sortir le communicateur radio. Soudain l'androïde s'immobilisa, ce qui signifiait qu'il actionnait tous ses détecteurs.

-Je perçois la présence d'un trans à courte distance. Il y en a un second mais beaucoup plus loin.

Alex réprima un juron. Désignant l'unique fusil-laser porté par Ray, il grogna:

-Avec ça, nous ne pouvons espérer résister longtemps !

L'androïde tendit l'arme à Marc.

-Prenez cette direction, c'est celle de l'endroit où nous avons laissé le module. Je vais me dissimuler ici et éliminer notre poursuivant.

-Comment ? Tu n'as qu'un petit pistolaser !

-Il me reste quatre boulettes de zuk. C'est aussi efficace qu'une grenade. Allez, nous avons assez perdu de temps. Regarde où tu mets les pieds, les raxuls sont nombreux.

-En général, ces charmantes araignées préfèrent rester près de la rivière pour attendre les animaux qui viennent s'y abreuver.

-Il peut y avoir des exceptions, méfie-toi.

Ray resta aux aguets tandis que les Terriens s'éloignaient. Son ouïe électronique tentait de localiser l'axe de marche du trans. Ce dernier se dirigeait droit sur la clairière où s'étaient réunis les fugitifs. L'androïde escalada le tronc du gros chêne, regrettant bien de ne plus disposer de ses « antigrav ». Il s'allongea sur une grosse branche bien feuillue et demeura strictement immobile.

Le trans ne tarda pas à apparaître. En plus du conducteur quatre hommes armés se tenaient sur la plate-forme. D'ordinaire celle-ci était recouverte d'un dôme de plastique transparent; cette fois, il avait été enlevé pour permettre aux gardes de tirer rapidement sur la première silhouette aperçue.

Le chauffeur décrocha le micro de sa radio.

-Trans 2 appelle Q.G.

-Q.G. écoute!

-Les fugitifs se sont séparés en deux groupes. L'un longe la rivière, l'autre s'est enfoncé dans la foret. Quels sont les ordres?

-Suivez la rivière ! Le trans 1 s'occupera des autres car il peut leur couper la route. Je l'avertis de manoeuvrer dans ce sens.

Le conducteur amorçait déjà son virage lorsque de petites boules de terre séchée tombèrent sur le trans, éclaboussant les gardes. Intrigué, le chauffeur leva le nez mais ne distingua rien dans l'épaisse ramure des arbres. Les cris de ses compagnons le firent tressaillir. Muet de stupéfaction, il découvrit que leurs uniformes étaient criblés de trous. En dessous, apparaissaient de larges plaies sanguinolentes qui s'agrandissaient en creusant la chair.

Fous de douleur, les hommes sautèrent du trans et coururent vers la rivière, cherchant un soulagement au contact de l'eau. Le conducteur les suivit machinalement, espérant leur porter secours. Comme dans un cauchemar, il vit le garde le plus proche de lui s'effondrer en poussant un gémissement.

Soudain il ressentit une violente douleur au mollet droit. Il eut la fugitive vision d'un animal de couleur orangée. Une monstrueuse araignée ! Il voulut courir mais ses jambes paralysées lui refusèrent tout mouvement. Un bloc de glace pénétrait dans sa poitrine. D'un dernier regard, il tenta de localiser ses compagnons. Trois gisaient sur le sol. Seul le dernier avait atteint la rivière mais le flot furieux du torrent l'emportait. Une main émergea d'un tourbillon puis disparut comme happée par la profondeur.

Ce furent ses dernières sensations. Un vertige le saisit et il se sentit glisser dans un trou noir. Déjà les raxuls sortaient de leurs terriers et commençaient leur horrible festin.

Ray n'avait pas attendu la fin du drame pour sauter de l'arbre et partir au pas de course. Il prit juste le temps de ramasser au passage un fusil abandonné. Il souhaitait rejoindre Marc au plus vite pour l'avertir qu'un trans allait leur barrer la route.

Marc avançait lentement, tous les sens en éveil, le doigt sur la détente de son fusil. Brusquement, il s'immobilisa. D'un geste impérieux de l'index, il imposa silence à Alex et désigna l'ombre d'un kelam qui émergeait d'un fourré à une trentaine de mètres en avant. Le monstre avançait lentement, humant l'air. Au grand soulagement de Marc, il ne perçut pas la présence des Terriens et poursuivit son chemin d'un pas majestueux.

-Nous avons de la chance, le vent soufflait dans la bonne direction. Il ne nous a pas sentis.

Alex s'essuya le front d'un revers de main.

-Fichue promenade! soupira-t-il. Je ne l'avais pas vu.

-Chacun son métier. Moi, je ne comprends rien à la jungle des villes. Continuons avant que cette charmante bestiole ne change d'avis et revienne sur ses pas.

***

-Q.G. ici trans 1. Les deux échos sont toujours devant nous mais nous avons une interférence. Un animal sans doute.

-Liquidez en vitesse ces deux types et ramenez leur cadavre. Le capitaine veut les identifier. Ensuite vous vous dirigerez vers la zone du trans 2. Nous n'arrivons plus à entrer en contact avec lui.

Le conducteur reposa son micro. Soudain, il écrasa la pédale du frein. A moins de six mètres du trans apparaissait une créature monstrueuse. Déséquilibrés par l'arrêt brutal, les gardes mirent une seconde à réagir. Une seconde de trop ! La langue du kelam s'était détendue à une vitesse prodigieuse, ceinturant le torse d'un garde. Ce dernier fut éjecté du trans puis happé par la gueule du monstre. Les dents aiguës s'enfoncèrent dans le corps du malheureux qui poussa un hurlement d'agonie.

Médusés, les Solaniens réagirent enfin. Plusieurs jets laser touchèrent le kelam. Le fauve se dressa sur ses pattes arrière, secouant sa tête massive. Les gardes tiraient maintenant sans interruption. Le kelam s'affaissa brutalement, brisant un arbre dans sa chute. Quelques spasmes l'agitèrent encore puis il s'immobilisa.

D'une main tremblante, le conducteur alluma sa radio et rendit compte du drame.

-C'est un incident désagréable mais il ne doit pas vous détourner de votre mission. Grouilliez-vous! Nous sommes toujours sans contact avec le trans 2.

***

Au terme d’une course folle, Ray rejoignit Marc.

-Attention, le trans est à cinq cents mètres sur notre droite. En entendant le bruit des jets laser, j'ai craint un instant qu'il ne vous ait rejoint. Les Solaniens ont dû rencontrer une bestiole.

-Probablement le kelam. Il se dirigeait vers eux.

-Le trans a malheureusement repris sa route et il avance vite. Dans quelques minutes, il nous aura rattrapés.

-Les boulettes de zuk?

-Elles ont été très efficaces. Affolés, nos ennemis sont tombés de surcroît sur un nid de raxuls. Nous sommes tranquilles de ce côté. Hélas! j'ai épuisé ma provision.

Le ronflement du moteur du trans était maintenant perceptible. Marc désigna une fleur pourpre qui étalait son bulbe au soleil et deux pterks qui volaient très haut dans le ciel.

-Pourrais-tu répéter la même manoeuvre?

Un sourire cruel très humain étira les traits de

Ray.

-Pourquoi ne pas essayer ? Reculez de deux cents mètres et mettez-vous en position de défense.

L'androïde tendit à Alex le fusil qu'il avait récupéré et les deux Terriens s'éloignèrent. Lorsque Marc s'estima à bonne distance, il s'allongea sur le sol à l'abri d'un tronc épais. Kessler l'imita. Par une trouée des buissons, il vit Ray s'approcher du gros tournesol pourpre et le sectionner au ras du sol. Tenant délicatement la tige entre le pouce et l'index, l'androïde se dissimula dans un arbre. Déjà le trans apparaissait. On sentait les hommes crispés, épiant avec méfiance les fourrés. Avec précision, la fleur atterrit dans le trans. Un Solanien sursauta et d'un coup de botte rageur, écrasa le bulbe. Comme rien ne se passait, il ramassa les fragments.

-Cela sent extraordinairement bon. D'où peut provenir ce truc?

-C'est peut-être un piège, grogna le conducteur. Prenez garde!

Anxieusement, Marc scrutait le ciel. Les deux pterks virevoltaient toujours en poussant de petits cris aigus. Le trans n'était plus qu'à une cinquantaine de mètres. Déjà Alex épaulait son fusil. Le drame éclata alors avec une brutalité inouïe. Les pterks qui semblaient si haut dans le ciel une seconde plus tôt, s'abattirent sur le trans. Dix, vingt, jaillis de partout et de nulle part!

Dans les hurlements de douleur, les Solaniens tentaient vainement de se protéger. Quelques jets laser fusèrent, bien insuffisants pour repousser les féroces volatiles.

Alex était fasciné par le spectacle des becs larges, recourbés à leur extrémité en un crochet puissant. En s'ouvrant, ils laissaient voir plusieurs rangées de dents aiguës.

Maintenant une trentaine de pterks s'acharnaient sur les gardes. A travers les déchirures des uniformes lacérés par les serres et les becs, des lambeaux de chair étaient visibles. Déjà, les malheureux n'avaient plus de visage! Chaque coup de bec arrachait de grands lambeaux de chair qui disparaissaient aussitôt dans les gosiers voraces.

L'estomac secoué de hoquets douloureux, Alex assista au repas des fauves qui, après avoir enlevé les muscles, se repaissaient des entrailles de leurs victimes. Cela dura-t-il cinq minutes, ou dix, ou...? Le temps n'avait plus d'existence. Aussi soudainement qu'ils étaient apparus, les pterks s'envolèrent, ne laissant derrière eux que des squelettes entourés de lambeaux de vêtements maculés de sang!

Kessler se releva et découvrit Marc qui l'avait rejoint.

-Comment cela a-t-il été possible? souffla-t-il d'une voix encore enrouée d'émotion.

-Les antilopes sont très friandes de ces fleurs pourpres. Toutefois dès qu'elles mâchent les bulbes, il s'en dégage une odeur très caractéristique qui attire aussitôt les pterks.

-C'était horrible!

-Avions-nous réellement le choix? Venez, nous devons nous éloigner au plus vite! Sans nouvelles de leurs patrouilles, les Solaniens enverront certainement une reconnaissance fortement armée. Inutile qu'ils nous trouvent encore ici. Suivons Ray, vite!

-Vous êtes terriblement rusé, Marc, remarqua Alex peu après.

-J'estime, qu'il faut savoir profiter des ressources locales et laisser ignorer à nos adversaires que nous sommes des Terriens.

-Je crains malheureusement qu'ils ne s'en doutent.

-C'est possible, mais nous ne leur apportons aucune preuve.

CHAPITRE X

Les Terriens marchèrent sans interruption jusqu'à la tombée du jour. Ray avait dû soutenir Alex épuisé, qui se laissa tomber sur le sol non sans un regard rancunier à Marc qui paraissait encore se déplacer avec aisance.

-Ce n'est pas possible, grogna Kessler. Vous êtes bâti en plasto-titane ou vous n'êtes qu'un androïde comme Ray.

Un sourire triste fleurit sur les lèvres de Marc.

-Jusqu'à ces trois derniers mois, j'avais un certain entraînement que mon séjour prolongé dans les bars n'a pas fait complètement disparaître.

-Je reconnais que vous êtes plus dans votre élément sur cette planète hostile qu'à vous soûler à un comptoir!

-J'espère que ce n'est pas une manière habile de vous défiler, ironisa Marc. Je n'oublie pas que vous m'avez promis une bouteille de vrai scotch !

-Je donnerais beaucoup pour avoir le plaisir de tenir cette promesse!

-Maintenant, vous devriez tenter de contacter Lester. Il est notre seul lien avec la civilisation!

Un soupir discret échappa à Alex qui semblait fort mal à l'aise.

-C'est hélas exact ! Donnez-moi la radio.

Deux minutes plus tard, la voix sèche de Miss

Lee résonna dans le haut-parleur :

-L'exactitude n'est pas l'une de vos qualités, Alex! J'attends votre appel depuis vingt-quatre heures.

-Nous avons eu de grosses difficultés, plaida Kessler. C'est un miracle si nous sommes encore vivants!

Ce détail ne sembla pas intéresser particulièrement Ingrid qui glapit:

-Avez-vous, oui ou non, repéré cette maudite mine?

-Oui ! Il ne s'agit pas d'une mine mais d'un entrepôt dans une ville morte.

-Où se trouve-t-elle?

-Sous une colline artificielle.

-Donnez-moi les coordonnées!

-Si vous me laissiez parler, lança Alex excédé, j'aimerais vous signaler un détail. Cette ville fantôme est occupée par des éléments de l'armée solanienne qui s'emploie à vider l'entrepôt. Dans quelques jours, il ne restera plus un gramme de narum isotopique.

Un affreux juron s'échappa de la bouche de la jeune femme.

-Les Solaniens! Ils se sont bien fichus de nous! Qu'en penses-tu, Bob?

-Ils paieront très cher cette plaisanterie ! Je vais leur expédier un missile pour leur apprendre qu'on ne se moque pas impunément du commandant Lester. Alex, indique-nous l'endroit.

-Je préfère attendre d'être à bord de l'astronef. Nous sommes trop près du point d'impact et nous risquons d'être irradiés.

-Avez-vous suivi toutes mes consignes? reprit Miss Lee.

-Si vous envoyez un module, cela sera fait !

-Pourquoi n'utilisez-vous pas le vôtre?

-Je serais bien incapable de le retrouver dans ce fouillis végétal. Cette planète n'a rien d'une annexe du paradis terrestre.

-Assez plaisanté, rugit Lester. Donne-moi les coordonnées exactes ou j'arrose toute la région de missiles thermonucléaires.

Très pâle, Alex consulta Marc du regard. A ce moment, une sonnerie grêle retentit dans la radio et une voix éloignée annonça:

-Emergence au 120, commandant. C'est un appareil solanien qui ne paraît pas plus important qu'un aviso de liaison.

-Sans doute vient-il embarquer mon narum! Branle-bas de combat! Armez les lance-torpilles. Je veux une salve groupée de huit missiles.

Lester se désintéressait totalement de ses interlocuteurs sur Korz mais il avait laissé sa radio ouverte.

-Ne pourrait-on tenter de négocier? objecta Ingrid.

-Nous le ferons mieux si nous sommes en position de force. Il ne faut surtout pas laisser filer sous notre nez notre marchandise. Attention! Feu!

Un long silence s'installa. Marc devinait dans le poste de pilotage tous les regards rivés sur les écrans de surveillance. La voix lointaine reprit alors:

-Commandant, il semble que nos missiles dévient !

-C'est impossible, répliqua Lester.

-Regardez ! Ils ont effectué un demi-tour et reviennent sur nous!

Quelques jurons bien sentis secouèrent le haut-parleur.

-Mettez les propulseurs en marche! hurla Lester d'une voix aiguë. L'écran protecteur à pleine puissance!

Un ronflement lointain résonna dans la radio. Soudain Miss Lee hurla:

-Les missiles ! Ils vont nous atteindre ! Bob !

Une série de grondements éclata. Puis ce fut le silence complet, lourd, insupportable. Machinalement Alex manipula son récepteur pour s'assurer qu'il n'était pas en panne. Les deux Terriens levèrent les yeux vers le ciel étoilé. Ils ne distinguèrent rien mais ils savaient que l'astronef s'était transformé en un nuage irisé et glacé.

Après plusieurs minutes, Marc murmura:

-Quelles étaient les consignes que vous avait données la belle Ingrid?

Alex émit un petit ricanement.

-Vous vous en doutez fort bien. Je devais vous liquider ainsi que votre androïde!

Les yeux de Marc se plissèrent.

-Pourquoi ne l'avez-vous pas tenté?

-Ce n'était pas mon intérêt, ironisa-t-il. De plus, je pensais qu'elle me réservait le même sort pour ne pas avoir à me payer!

Marc réfléchit un long moment avant de murmurer:

-Maintenant que nous sommes coupés du reste du monde, vous pouvez me dire qui vous êtes réellement.

Alex éclata de rire.

-Amusant! Je pensais avoir mieux joué mon rôle. Mon vrai nom est Alexandre Langdale. Je suis enquêteur à l'agence Cosmos Investigations.

Marc connaissait de réputation cette agence de renseignements privée qui passait pour être la première de la Galaxie.

-Pour le compte de qui agissez-vous ?