LES ADORATEURS DE KAAL (SSPP 34)

JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Peggy trônait derrière une imposante batterie d'ordinateurs. Elle était l'austère secrétaire du général Khov, grand patron du Service de Surveillance des Planètes Primitives. Peggy était une authentique vieille fille d'une bonne cinquantaine d'années, sèche, anguleuse, à la mâchoire proéminente. Elle juchait sur son nez long et pointu une antique paire de lunettes de myope faisant paraître ses yeux ridiculement petits.

Le chuintement soyeux des portes de l'ascenseur lui fit tourner la tête. Un léger sourire étira ses lèvres minces lorsqu'elle reconnut l'arrivant. Marc Stone avait trente-six ans, un visage énergique à la peau tannée par des dizaines de soleils, surmonté par une chevelure brune. Une carrure de sportif, des muscles allongés, solides, lui donnaient une démarche féline.

Il avança d'un pas rapide pour déposer un léger baiser sur le front ridé de la secrétaire qui protesta en riant.

-Voyons, capitaine Stone, soyez sérieux, je vous en prie !

Elle ne pouvait se défendre d'éprouver une vive sympathie pour Marc. Certes, il la taquinait comme beaucoup d'autres agents du service mais il le faisait toujours avec gentillesse et elle aimait ses yeux gris aux reflets changeants. Surtout, elle n'oubliait pas qu'il lui avait sauvé la vie lorsqu'elle avait été enlevée par des malfaiteurs.

-Souvenez-vous que vous que vous avez promis de dîner avec moi en tête à tête. Je prévois une soirée fabuleuse !

-Taisez-vous, sinon pour vous punir, je finirai par accepter. Je mourrai de rire devant la tête de vos élégantes amies lorsqu'elles me verront à votre bras !

-Pari tenu ! Je passe vous prendre ce soir à huit heures à votre domicile.

La vieille fille étouffa un soupir et désigna du menton la porte du bureau du général.

-Hélas ! Après votre entretien avec le patron, je crains que vous n'ayez plus le loisir de sortir. Depuis ce matin, il est d'une humeur exécrable.

-Tout comme moi, vous le connaissez trop bien pour vous laisser impressionner.

-Je ne l'ai encore jamais vu dans une telle fureur. Je crains que ce ne soit en rapport avec un appel de votre protégé, l'aspirant Standman.

-Oliver ? s'étonna Marc. Qu'a inventé le gamin ?

-Nous n'allons pas tarder à le savoir.

Elle enfonça une touche sur 3e clavier d'un interphone.

-Le capitaine Stone est à vos ordres, général.

-Enfin ! Qu'il entre !

La voix faisait vibrer le haut-parleur. Le rugissement d'un fauve ayant jeûné depuis sa descente de l'arche de Noé n'aurait pu être pire !

Khov était un colosse de deux mètres de haut ayant largement dépassé le quintal, avec une figure carrée et une mâchoire de dogue. De lointains ancêtres mongols lui avaient légué des pommettes saillantes et des yeux bridés. Son crâne totalement dégarni brillait aux rayons du soleil pénétrant par la baie aux vitres polarisantes qui éclairaient la pièce. Celle-ci était située au dernier étage de l'imposant immeuble d'acier et de plastex qui abritait le S.S.P.P.

En entrant dans le bureau, Marc devina que l'atmosphère était à l'orage. Khov n'usait que très modérément du tabac sauf en cas de problèmes majeurs. Or les assainisseurs d'air n'arrivaient pas à chasser les volutes de fumée qui obscurcissaient la pièce.

Assis derrière sa table de travail, Khov malmenait de ses gros doigts un malheureux cigare qui perdait une à une ses feuilles brunes. Finalement, le général l'écrasa dans une coupe débordant de mégots, ce qui souleva un geyser de cendres qu'il chassa d'un geste impatienté de la main.

Avant même que Marc fut installé dans un fauteuil qu'il lui désigna du menton, le général hurla : -Votre pseudo-neveu Standman est un insolent, un escroc, une canaille.

Plusieurs qualificatifs tout aussi désagréables défilèrent encore avant que Khov conclût : -Pire que tout, c'est un dilettante, un petit sauteur, un amateur que je n'aurais jamais dû admettre dans le service. Tout ceci est votre faute. Vous l'avez toujours protégé. Vous devez réparer cette erreur. -J'avoue ne pas comprendre, mon général. Qu'elle faute Oliver a-t-il commise ? -Je lui avais confié une mission sur une planète primitive. La première tâche qu'il devait exécuter, seul avec un robot accompagnateur. Le départ était prévu pour ce matin. Moins de cinquante minutes avant l'heure fixée, il a fait vidéophoner par sa voisine. Monsieur avait fait une agréable rencontre et désirait passer une dizaine de jours au soleil d'Acapulco. Il a même eu le culot de demander qu'on repousse sa mission ou qu'on l'annule !

Voyant les joues de son interlocuteur virer au pourpre, Marc lança très vite : -Cela me surprend beaucoup. Oliver désirait plus que tout entrer au S.S.P.P. Sou venez-vous, j'ai effectué avec lui deux missions qui n'ont pas été de tout repos. La dernière ne date pas d'un mois. -Je ne l'ai pas oublié, grogna Khov. C'est pour cette raison que j'avais décidé de l'incorporer définitivement dans le service. Il a trahi ma confiance. C'est l'inconvénient d'utiliser des gens riches. Ils se croient tout permis.

Réalisant que Marc disposait aussi d'une solide fortune, il ajouta : -Enfin, beaucoup d'entre eux.

Marc tapa du poing sur l'accoudoir de son fauteuil.

-Non et non ! Cela ne colle pas avec son caractère. Je reconnais qu'il a un succès certain auprès du sexe opposé mais, paradoxalement, la multiplicité de ses conquêtes lui fait garder la tête froide. Sa mère lui a laissé en héritage une mine de pierres précieuses, exploitée sur Terrania XXV, qui lui assure de confortables revenus.

-C'est grâce à vous qu'il a récupéré son bien, ricana Khov.

-Il n'a jamais essayé déjouer, ne fût-ce qu'un mois, au play-boy fortuné. Il a immédiatement regagné l'école d'astronautique où il a travaillé dur comme ses notes le prouvent.

Le général fouilla un tiroir de son bureau pour extirper une bouteille de whisky et deux gobelets. Tout en les emplissant, il murmura :

-Quoique vous en pensiez, je ne suis pas encore frappé de sénilité plus ou moins précoce. L'enthousiasme de ce jeune m'était très sympathique. Lorsque j'ai reçu ce message, je n'ai pas voulu le croire. J'ai appelé les services de l'astroport qui ont confirmé l'absence d'activité sur l'aviso. J'ai même envoyé mon adjoint, le colonel Benton, au domicile de Standman. Une voisine a confirmé qu'Oliver était parti très tôt ce matin en compagnie d'une fille. Vous connaissez le caractère économe de Benton. Il a décidé que les frais de taxi seraient imputés sur votre solde.

-Pourquoi pas ? grinça Marc.

-Maintenant, c'est à vous de remplacer Standman.

-Quelle mission lui aviez-vous donnée ?

-Un travail de débutant. L'année dernière, le Service des Explorations Lointaines a découvert une planète terramorphe dans le système de référence CO 41.19.38.38. Comme il semblait exister une civilisation primitive, notre service fut chargé de la première exploration. J'ai donc envoyé le lieutenant Douglas Burk qui a remis son rapport. Comme il se doit, les documents ont été transmis à l'Université, au département d'étude des civilisations primitives.

Un discret sourire flotta sur les lèvres de Marc. Il avait eu des démêlés avec cette institution et cela l'avait entraîné dans une désagréable aventure.

-Nos brillants savants ont longuement étudié les documents pour conclure qu'ils désiraient des renseignements complémentaires sur cette planète que les indigènes appellent Ornica.

-Pourquoi ne pas avoir renvoyé Burk ?

Une horrible grimace déforma le visage du général.

-Merci du conseil ! Par malheur, Burk a démissionné du service. Comme tant d'autres, il s'est laissé attirer par une société qui triplait son salaire et assurait son avenir. Vous n'ignorez pas le nombre d'entreprises qui recherchent les spécialistes des planètes primitives pour leurs exploitations lointaines. Il est plus simple de débaucher mes agents que de dépenser de l'argent à former des jeunes. Cette année, il a été le troisième et je sais que la liste n'est pas close. C'est pourquoi je suis furieux de la défection de Standman.

Marc approuva distraitement, le front barré de grosses rides. Lui-même avait souvent été sollicité par des cabinets de recrutement qui ignoraient l'importance de sa fortune.

-Cette mission sur Ornica n'a rien de très urgent.

Un soupir aussi discret qu'un ouragan sur les côtes de Floride sortit de l'imposante cage thoracique du général, ce qui eut pour effet de soulever un nuage de cendres.

-Vous connaissez nos savants universitaires. Ils mettent un an pour se décider puis ils exigent des résultats rapides. Nos relations avec ce département sont déjà tendues et je ne peux les envoyer promener. En dehors de vous, je n'ai aucun agent disponible avant trois semaines. Il est heureux que Peggy ait réussi à vous joindre avant que vous ne vous évaporiez dans la nature. Vous pouvez embarquer immédiatement. L'aviso de Standman est paré avec son androïde programmé à bord.

Des sentiments complexes se bousculaient dans l'esprit de Marc.

-Je vous demande quarante-huit heures de délai, mon général. Avant de partir, je veux retrouver Oliver.

-Comment ? Il peut filer le parfait amour n'importe où sur Terre ou sur une autre planète.

-Il a sûrement laissé une trace !

Khov fixa un instant son gobelet vide avant de marmonner :

-Je devine que rien ne vous fera changer d'avis. C'est entendu, je vous accorde deux jours mais pas plus. Prévenez-moi quand vous serez enfin disposé à exécuter mes ordres. Je me débrouillerai avec l'Université. Prenez encore le temps de terminer votre whisky !

Marc ferma un instant les yeux puis se leva.

-Merci, mon général. Ray vient me prendre dans deux minutes.

Khov éclata d'un rire ironique.

-J'oublie toujours que vous communiquez par télépathie avec votre androïde.

-C'est un des rares modèles pourvus d'un émetteur-récepteur psychique. La série a été rapidement abandonnée.

-Car très rares étaient les humains capables de l'utiliser. Tous n'ont pas eu comme vous la chance de rencontrer cette curieuse entité végétale qui s'épanouit sur une planète lointaine maintenant interdite à toute pénétration.

CHAPITRE II

Marc attendait sur le trottoir devant l'immeuble du S.S.P.P., regardant l'immense avenue rectiligne qui se prolongeait jusqu'à l'horizon. Au fil des siècles, la métropole new-yorkaise s'était démesurément étendue jusqu'à englober Washington.

Un trans luxueux s'immobilisa devant lui. C'était un véhicule se déplaçant par antigravité surtout utilisé en circulation urbaine. Il était piloté par un solide gaillard à la chevelure brune ressemblant à Marc mais en plus trapu. Seul un observateur très attentif aurait noté une certaine fixité des traits, tant la ressemblance de l'androïde avec un humain était parfaite.

Une fois installé à côté de son ami, Marc soupira :

-Nous avons un problème avec Oliver. Faisons un saut à son domicile. Tu connais l'adresse ?

-Naturellement ! Dès l'achat de son studio, il nous a invités pour l'inaugurer.

Un quart d'heure de slalom au milieu d'une circulation dense fut nécessaire pour arriver à destination. Standman habitait au vingt-cinquième étage d'un élégant immeuble de la 783ème rue. Devant la porte, Marc hésita un instant.

-Laisse-moi faire, dit Ray. C'est une serrure à code mais il me l'avait donné lors de notre dernière rencontre.

Tandis qu'il pianotait sur les touches, il ironisa :

-L'avantage de posséder un cerveau électronique est qu'il n'oublie rien.

Le battant ne tarda pas à pivoter. La pièce était spacieuse, bien éclairée par une large fenêtre. Dans un angle servant d'alcôve, un grand lit présentait des draps froissés. Une table basse supportait une bouteille de faux Champagne et deux verres dont l'un était maculé de rouge à lèvres.

-Manifestement, ricana l'androïde, il a passé ces dernières heures en galante compagnie.

-Regarde dans ses affaires s'il n'a pas laissé d'indications sur sa destination.

Ray fouilla le bureau, feuilletant à grande vitesse des liasses de papiers. Une fraction de seconde lui suffisait pour enregistrer une page.

-Je ne trouve rien d'intéressant, dit-il enfin.

A l'instant où ils ressortaient, la porte du studio voisin s'ouvrit sur une jolie blondinette. Elle dévisagea les visiteurs puis demanda avec un sourire crispé :

-Que faites-vous dans le studio d'Oliver ?

-Je suis son oncle. Savez-vous où il est parti ?

-Il ne m'a rien dit lorsque je l'ai croisé ce matin très tôt. Ils avaient l'air très pressés de filer.

-Qui l'accompagnait ?

-Une grande fille brune mais j'ignore son nom.

-A-t-elle passé la nuit dans le studio ?

-Je le pense. Ils ont fait pas mal de bruit et cela m'a réveillée à plusieurs reprises.

Très déçu, Marc gagna les ascenseurs.

-Passons par le garage, suggéra Ray. Nous verrons si Oliver a utilisé son trans. Dernièrement, il s'était offert un petit modèle de sport.

-Un engin pratique pour draguer, grinça Marc.

Le véhicule n'était plus à sa place.

-Que faisons-nous maintenant, Marc ? Les suppositions de Khov semblent se vérifier.

-Je ne veux pas le croire. Je connais ce gamin.

-Il a vingt ans, c'est l'âge de toutes les folies.

-Rentrons ! J'ai besoin de réfléchir.

Pendant le trajet, Marc resta silencieux, pensant à Oliver. Ce jeune homme aurait pu être son neveu si un méchant destin n'en avait décidé autrement. Paul Stone, le frère de Marc, de dix ans plus âgé, s'était installé sur Terrania XXV où il s'était marié. Peu après, il était mort dans ce qu'on avait crû être un accident. La jeune veuve s'était remariée avec Standman, un astronaute indépendant, un peu aventurier et contrebandier. Il avait été assassiné avec sa femme. Pour avoir maladroitement voulu les venger, Oliver avait été envoyé dans un camp d'inadaptés sur terre. C'est alors qu'il avait réussi à joindre Marc.

Ce dernier se souvenait encore de cette plongée dans l'univers dément du camp. Un monde si atroce et cruel que le Président, enfin informé, n'avait pas tardé à en ordonner la fermeture. Par la suite, Marc avait découvert et fait arrêter les assassins. Ainsi Oliver avait hérité d'une mine de pierres précieuses. En dépit de cette fortune, il avait poursuivi ses études à l'école d'astronautique et postulé une place au S.S.P.P..

Arrivé à son appartement, Marc se laissa tomber dans un fauteuil. D'un geste machinal, il saisit le verre de vieux whisky que Ray lui tendait.

-Bois, cela te remontera le moral. N'oublie pas que nous devons partir dans moins de deux jours.

Distraitement, Marc absorba une gorgée avant de murmurer :

-Il y a trois semaines, nous avons effectué une mission avec Oliver. Au retour, il était au mieux avec Carole Church, cette séduisante et jeune lieutenant de la Sécurité Galactique. Crois-tu qu'il soit parti avec elle?

-C'est peu probable. Elle a une notion stricte du devoir et elle l'aurait vite remis dans le droit chemin.

-J'aimerais en avoir la certitude.

Il s'installa devant le vidéotéléphone pour composer le numéro de la Sécurité Galactique. Il avait travaillé à plusieurs reprises pour cet organisme, ce qui l'avait entraîné dans de dangereuses aventures mais maintenant, il était un des rares privilégiés à pouvoir joindre directement le bureau de l'amiral Neuman, le tout puissant patron.

Après un inévitable ballet d'intermédiaires peu gracieux, il eut en ligne le colonel Still, l'adjoint de l'amiral. Il était petit, rondouillard, avec de bonnes grosses joues, tout le contraire de son long et austère patron. Toutefois, l'éclat vif de ses yeux bleus démentait son apparente bonhomie. -Bonsoir, capitaine Stone. En quoi puis-je vous être utile?

-Je cherche mon neveu et je me demandais si Carole Church ne pourrait m'aider à le retrouver. Malheureusement, j'ignore son adresse.

Le colonel ne manifesta aucun étonnement. Son visage resta impassible mais une discrète lueur ironique brilla dans son regard. -Je crains de vous décevoir. Après son séjour mouvementé sur Sarkal en votre compagnie, le lieutenant a bénéficié d'une seule semaine de permission. En ce moment, elle accomplit une mission secrète. Vous comprendrez qu'il m'est impossible de vous en dire plus.

-Je vous remercie, mon colonel. J'avais simplement besoin d'une confirmation.

L'écran éteint, Ray marmonna : -Il faut te résigner. Il a dragué une minette qui lui a fait perdre la tête.

Rageur, Marc saisit son verre qu'il vida d'un trait. Soudain, il s'exclama : -Le Champagne ! -Que veux-tu dire ?

-Tu sais qu'Oliver consomme peu d'alcool. Les rares fois où il en prend, il choisit des boissons de qualité que sa fortune lui permet de se procurer. Il n'aurait jamais acheté un mauvais vin mousseux. Je me demande si on ne nous joue pas une méchante comédie.

Les neurones électroniques de Ray travaillèrent à vitesse accélérée. Il s'installa devant l'ordinateur de communication et pianota sur le clavier. Moins de cinq minutes plus tard, il annonça :

-Ton hypothèse n'est pas absurde. Le trans d'Oliver stationne actuellement dans le parking de l'astroport sur un emplacement réservé au S.S.P.P.

-Il se serait alors embarqué avec sa conquête sur un astronef.

-C'est ce qu'on peut penser. Toutefois, les ordinateurs de réservation ne trouvent aucun passager à son nom, ni sur les vols intérieurs ni sur les interstellaires. De plus, j'avais en mémoire le numéro de sa carte de crédit. Aucun débit n'a été enregistré depuis plusieurs jours. Il n'a donc acheté de billets ni ce matin ni les jours précédents.

Les traits de Marc se figèrent.

-Oliver avait une amie qui était revenue en même temps que nous de Terrania XXV.

-Exact ! Elle s'appelle Margaret Turner.

Une rapide consultation de l'annuaire électronique fournit l'adresse et le numéro que Ray composa aussitôt. L'écran ne tarda pas à révéler le visage d'une jolie brunette, aux pommettes saillantes, surmonté d'une chevelure coupée court. Elle sourit en reconnaissant son interlocuteur.

-Capitaine Stone. Quel plaisir de vous voir !

Abrégeant les politesses, Marc lança :

-Je veux joindre d'urgence Oliver.

-Vous n'avez pas de chance. E est parti en mission pour le S.S.P.P. depuis ce matin.

-Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?

-Il est venu dîner hier soir à mon domicile.

-A quelle heure est-il reparti ?

Un peu de rouge colora les joues de la jeune fille.

-Le temps a passé très vite et nous avons beaucoup bavardé...

-L'heure, insista Marc.

-Il ne devait pas être loin de cinq heures du matin. Ollie a dit qu'il avait juste le temps de repasser à son appartement pour se changer et gagner l'astroport.

La communication achevée, Ray fouilla dans un placard et tendit à son ami ce qui semblait être un ceinturon en similicuir avec une grosse boucle. C'était en réalité une ceinture protectrice, merveille de la technologie terrienne. Elle induisait autour du corps un champ de force mettant à l'abri des projectiles et des jets laser. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du générateur dissimulé dans la boucle. Seul inconvénient, chaque impact consommait de l'énergie et le générateur finissait par s'épuiser.

La possession d'un tel engin était réservée aux agents en mission pour le S.S.P.P. ou la Sécurité Galactique. Ici, le cas était particulier. La ceinture avait été offerte à Marc par des créatures extraterrestres pour lesquelles il avait effectué une mission. C'étaient les mêmes qui lui avaient donné son astronef, le Mercure, un superbe engin capable de rivaliser avec un appareil militaire. -Je pense qu'une visite s'impose, dit l'androïde.

Marc approuva de la tête. Il eut un geste de refus quand Ray lui tendit un pistolaser ultra plat. -Nous ne partons pas pour la guerre ! Avec toi à mon côté, je ne risque rien.

Contrairement aux autres androïdes domestiques, Ray pouvait faire jaillir de son index droit un faisceau laser à haute énergie et son avant-bras gauche dissimulait un désintégrateur.

-Je préfère prendre des précautions.

Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent dans le couloir menant à l'appartement d'Oliver. Une dame âgée, voûtée, avec des cheveux très blancs, sortit alors par la porte d'en face. Elle dévisagea Marc et esquissa un sourire.

-Capitaine Stone, vous n'avez pas de chance, Oliver est absent.

-Le connaissez-vous ?

-Un bien gentil jeune homme. Le soir, parfois, il me tient compagnie. Il m'a montré des portraits de vous. Il vous admire beaucoup.

-Vous a-t-il dit où il se rendait ?

-Non ! Il a seulement évoqué une mission pour son travail. Il compte rester absent trois semaines. Il m'a même prêté son robot domestique. Le mien est en panne et, ne touchant qu'une petite retraite, je n'ai pas les moyens de m'en acheter un autre.

-Vous devriez l'envoyer chez Oliver. Il a laissé un beau désordre.

-Ce n'est pas possible. Hier, tout était parfaitement rangé. Soyez sans crainte, je vérifierai demain.

Marc désigna du doigt une porte.

-Connaissez-vous sa voisine ?

-Assez mal ! Mademoiselle Watson n'a emménagé que depuis trois jours. J'ai voulu lui rendre visite mais elle n'a guère été aimable. Bonsoir, capitaine. Je me sauve car je suis invitée chez une amie.

La petite vieille trottina jusqu'à l'ascenseur. Dès qu'elle eut disparu, Marc sonna à la porte. Ce fut la même fille blonde qui ouvrit. Ses lèvres se pincèrent en reconnaissant son visiteur.

-Que voulez-vous encore ?

Le ton n'avait rien d'agréable.

-Je souhaite vous parler. Pouvons-nous entrer ?

Devançant son refus, il pressa fermement sur le battant qui pivota. C'était le même studio que celui d'Oliver mais sans âme, sans objet personnel, sans note de fantaisie. Marc s'installa d'autorité dans un fauteuil, désignant à la fille un sofa.

-Asseyez-vous ! Je serai très bref.

Il sortit de sa poche des plaques de monnaie qu'il déposa sur une table basse. Mille dols ! L'importance de la somme fit tressaillir la jeune femme.

-Voilà ! J'achète la vérité, toute la vérité.

-Je vous l'ai déjà dite ! Mon voisin a fait la bringue toute la nuit avec une fille et ils sont partis ensemble à l'aube.

-C'est faux !

Le ton tranchant entraîna un sursaut.

-Fichez-moi la paix ! Je n'ai rien d'autre à déclarer. Partez !

Tandis que Marc hésitait sur la conduite à tenir, Ray intervint d'une voix douce... trop douce.

-Ne vous énervez pas, il va sortir... mais moi je reste. Je n'ai pas d'argent à proposer mais j'ai ceci.

Lentement, il leva la main, étendit les doigts à plusieurs reprises. Soudain sa paume heurta la joue de la fille avec une force suffisante pour l'allonger sur le sofa. Le cri qui allait jaillir de la gorge de la belle fut stoppé par une poigne de fer serrant le larynx.

Toujours calme, Ray se tourna vers Marc.

-Attends-moi dans le trans ! Quelques minutes suffiront pour lui faire dire ce qu'elle sait... si elle veut vivre. Pour ce genre d'interrogatoire, je préfère ne pas avoir de témoin. Bientôt son visage sera tellement cabossé que même sa mère ne la reconnaîtra plus !

Les yeux de la fille s'agrandirent sous l'effet de la peur. L'androïde relâcha un instant sa pression pour permettre à un filet d'air de pénétrer dans les poumons douloureux.

-Nous avons assez perdu de temps. Où est Standman ?

-Je... Je l'ignore, murmura-t-elle d'une voix enrouée.

-Qui t'a demandé de mentir ?

-Je ne peux le dire...

La vision de la main de Ray à nouveau levée, lui fit ajouter très vite :

-Nick Tark... Il m'a installée ici, il y a trois jours... Je croyais qu'il s'agissait seulement d'une histoire de divorce.

-Où habite-t-il ?

-Je ne sais pas... Il m'a seulement laissé un numéro de téléphone... C'est un bar... Je crois qu'il lui appartient... Le "Paradis rose"... dans la 437ème rue.

L'androïde émit mentalement :

-Un coin peu fréquentable en bordure du quartier réservé. Je pense qu’elle ne nous apprendra rien de plus.

A voix haute, il ajouta : -J'espère que tu ne nous as pas menti. Garde l'argent et fais-toi oublier.

Ils sortirent, laissant la fille effondrée sur son sofa. Arrivé à l'ascenseur, Ray murmura : -Attends-moi une minute.

Sur la pointe des pieds, il revint vers le studio et colla son oreille sur le battant. Son ouïe électronique lui permit d'entendre : -Nick... Deux types sortent d'ici. -Des flics ?

-Je ne crois pas, ils ressemblent à des astronautes. Ils cherchent Standman. -Tu leur as raconté ton histoire ? -Ils n'ont pas voulu la croire. Ils étaient sûrs de leurs sources. L'un s'est mis à me taper dessus. -Tu m'as balancé ?

-Pas moyen de faire autrement. Il allait m'étrangler. Mais je les ai envoyés au "Paradis rose"... Tu pourras...

-Garde tes conseils ! Je sais ce que j'ai à faire. Je vais organiser une belle réception pour ces curieux. Toi, tu files. Arrange-toi pour disparaître de la ville. Je ne veux pas te revoir avant un mois.

Un sourire très humain étira les lèvres de Ray quand il regagna l'ascenseur.

L'androïde conduisait le trans avec dextérité dans une circulation toujours dense. Marc pianota sur le vidéophone du tableau de bord. Seul un haussement de sourcil traduisit la surprise de Still.

-Je suis désolé de vous déranger à nouveau, mon colonel. Connaissez-vous un certain Nick Tark ?

Tandis qu'il introduisait les données dans un des ordinateurs de son bureau, Still questionna Marc sur la raison de cette demande.

-Il se pourrait qu'il soit mêlé à la disparition de l'aspirant Standman.

Un portrait ne tarda pas à s'afficher sur l'écran. Un visage anguleux, des traits accusés, des cheveux noirs descendant bas sur le front. Le colonel commenta :

-Nicky Tark, truand de seconde zone. Quelques condamnations pour vols et rixes. Dernièrement, il semble s'être reconverti dans le proxénétisme. Il est actuellement recherché par la police qui souhaite lui poser des questions sur la disparition d'une fille. Une indication sur sa retraite serait la bienvenue.

-Je crois qu'il sera ce soir dans un bouge, le "Paradis rose", mais je veux l'interroger le premier.

-Merci pour le renseignement. Prenez garde, ces petits malfrats sont parfois plus dangereux que les bandits confirmés.

-Soyez rassuré, je ne prendrai aucun risque inutile. De plus, Ray m'escortera.

-Ne laissez pas trop de désordre derrière vous. Je connais le caractère parfois... euh... expéditif de votre ami. Nous aimerions que ce Tark soit encore en état de parler après votre rencontre.

-Je vous le promets !

Dix minutes plus tard, le véhicule stoppa devant un immeuble passablement décrépi. Une enseigne lumineuse dont la moitié des lettres était hors d'usage annonçait l'entrée du "Paradis rose".

La salle, de petite dimension, paraissait encore trop grande pour les six ou sept consommateurs. Dans un angle, un projecteur tri-di affichait les ébats d'un hercule rendant de vigoureux hommages à deux nymphettes ravies de l'aubaine.

Marc approcha du bar derrière lequel un garçon à la veste crasseuse somnolait.

-Où est Nicky ?

-Je ne le connais pas. Qui êtes-vous ?

Il ne put poursuivre. Ray avait agrippé le col de la veste et, d'une ferme traction, lui écrasa le visage sur le comptoir. Un lourd silence se fit. L'hercule et ses minettes avaient disparu. Les buveurs s'étaient dressés et avançaient, l'air farouche, les poings crispés.

Une porte, au fond de la salle, s'ouvrit, laissant le passage à Tark. La photographie de la Sécurité Galactique le représentait parfaitement. Il tenait à la main un pistolaser qu'il pointa sur Marc. -Ici, nous n'aimons guère les curieux. Vous avez une dette à régler. Je ne permets pas qu'on bouscule mes filles quand elles travaillent pour moi.

Marc esquissa un pas, aussitôt stoppé par un ordre sec.

-Ne bougez pas, sinon je vous grille les pieds.

S'adressant aux pseudo-consommateurs, il ajouta :

-Fouillez-moi ces deux rigolos et attachez-les ! Ensuite, je me charge de les rendre loquaces. Vous verrez, ils n'arrêteront plus de gazouiller après mon traitement spécial.

Un rire gras ponctua cette affirmation mais avant que ses séides ne se mettent en mouvement, Ray cracha violemment la petite sphère de trois centimètres de diamètre qu'il dissimulait dans sa bouche. Le bruit du verre qui se brisait fut imperceptible. Le liquide jaunâtre contenu dans la capsule se volatilisa aussitôt libérant un mélange de gaz incapacitant et soporifique.

Les hommes oscillèrent, tentèrent d'avancer puis s'effondrèrent en bloc. Le barman qui n'avait pas encore été atteint par les effluves anesthésiants voulut saisir sous son tiroir caisse une matraque. Geste vain ! Une solide tape sur le sommet du crâne l'allongea sur son zinc.

Effaré, Tark assista à l'anéantissement de sa troupe. En un geste de colère, il appuya sur la détente de son arme. Au contact du champ protecteur, le jet laser ne produisit qu'un grésillement ridicule.

-Cessez vos fantaisies, ironisa Marc, sinon vous allez énerver mon ami. Il a horreur qu'on veuille me tuer.

Tark retrouva vite son sang-froid. Son regard se fixa un instant sur Ray. Il esquissa alors un sourire.

-C'est un robot. Je ne risque rien car ils sont conditionnés pour ne jamais mettre une vie humaine en danger. Levez les mains sinon je mets votre tas de ferrailles au rebut.

-Vous ne devriez pas parler ainsi de Ray. Il est très susceptible.

-Obéissez... Aïe !

Une fine lumière rouge avait jailli de l'index de l'androïde, frappant la main armée. Le pistolaser tomba sur le sol... ainsi que trois morceaux de doigts !

Médusé, Tark contempla une seconde l'arme à terre. Un bout de l'index était encore collé à la détente ! Il agita sa main mutilée, sanglante, puis poussa un hurlement :

-Ce n'est pas possible ! Vous n'aviez pas le droit...

Ray étouffa la protestation d'un revers de main aussi délicat qu'une ruade de cheval sauvage. Sous le choc, les lèvres se fendirent. Une quinte de toux secoua le malfrat qui expulsa deux incisives.

-Où est Standman ? gronda Marc.

-Je... Je l'ignore...

-Parle, sinon Ray serait capable de te débiter en tranches.

Déjà, l'androïde pointait son index sur le bas-ventre de Tark. Une terreur abjecte submergea l'esprit de Nick. Souvent, il avait imposé sa volonté par la force, n'hésitant pas à frapper les filles qui se rebellaient contre son autorité. C'était la première fois qu'il se trouvait du mauvais côté de la matraque. -Arrêtez... Il est dans un entrepôt désaffecté... 2122... 529ème rue... -Qui t'a ordonné de l'enlever ? -Un type... Je ne le connaissais pas... Il m'a donné cinquante mille dols... Avec promesse de la même somme, l'affaire terminée... Je ne sais rien de plus... Je le jure... Retenez votre gorille...

La dernière exclamation était motivée par un geste menaçant de Ray. -Je crois qu’il dit la vérité, émit Marc. -C'est probable. Qu'en faisons-nous ? -Endors-le !

L'androïde approcha de Tark qui poussa un gémissement apeuré.

-Ecoute-bien ! Si tu nous as menti, je promets de te retrouver. Je te sectionnerai bras et jambes et je te regarderai crever.

Son poing se détendit et toucha le menton avec une rigoureuse précision, expédiant le voyou dans un miséricordieux néant. Marc avait déjà atteint la porte de sortie, après avoir enjambé les corps allongés sur le dallage dans des postures ridicules.

CHAPITRE IV

Pour la vingtième fois, Oliver tenta de se redresser. De taille moyenne, trapu, il avait des muscles allongés, solides. Son visage agréable attirait souvent les regards féminins. Cela n'aurait pas été le cas ce jour. Il était tuméfié, noir par endroits et maculé du sang généreusement distribué par les plaies des deux arcades sourcilières fendues jusqu'à l'os.

Il se laissa retomber sur le grabat qui servait de couche en laissant fuser un gémissement. Il attendit plusieurs minutes, espérant que le petit lutin forgeron qui malmenait ses neurones cérébraux s'accorderait un instant de répit.

Il s'efforça de faire le vide dans son esprit, de respirer lentement, profondément, négligeant les élancements de ses côtes douloureuses. Il avait perdu toute notion du temps écoulé depuis qu'il avait été enfermé dans cette cave. Les murs de ciment brut suintaient d'humidité, trahissant la vétusté de l'immeuble. La lumière était chichement dispensée par une ampoule suspendue au plafond par un fil.

Le gong qui résonnait sous son crâne sembla s'estomper. Cette fois, il parvint à s'asseoir, contemplant son sinistre domaine. Ses poignets étaient entravés par des menottes magnétiques, deux cercles d'acier réunis par un cube contenant le générateur. Seule une clé spéciale permettait d'interrompre le contact.

Oliver resta plusieurs minutes immobile. De ses mains entravées, il fouilla dans la poche de sa combinaison d'astronaute. Il parvint à extraire un canif multi-lames. D'une démarche titubante, il se dirigea vers l'extrémité de la pièce où se trouvait une prise de courant. Il introduisit une lame dans l'orifice de la serrure magnétique, bien au fond puis d'un geste sec ficha une autre lame dans la prise. Un éclair l'éblouit tandis que la décharge tétanisait ses muscles, le rejetant en arrière.

Deux minutes furent nécessaires pour qu'il retrouve l'usage de ses membres. Les menottes glissèrent de ses poignets. Comme prévu, le générateur avait fondu. Une astuce qu'il avait apprise lors de son séjour forcé au camp des inadaptés. Il se frictionna les poignets qui portaient les traces de brûlures. Le système n'était pas indolore !

Il effectua quelques mouvements d'assouplissement tout en examinant la porte. C'était un lourd battant métallique verrouillé par une imposante serrure. Il n'en viendrait pas à bout avec un simple canif. Il devait attendre qu'on lui rende visite.

Il retourna s'asseoir sur le lit. De ses doigts encore malhabiles, il déchira le col de sa tunique pour en extraire un fil mince, assez rigide de plus d'un mètre de long. C'était un dérivé du kevlar, cinquante fois plus résistant que l'acier. Puisant dans sa poche deux morceaux de bois d'une dizaine de centimètres, il les attacha aux extrémités du fil.

Un instant, il eut la tentation de s'allonger pour reposer ses muscles douloureux mais il y renonça. Il craignait trop d'être ankylosé au moment crucial. Il s'obligea à marcher de long en large dans sa cellule. Les différentes douleurs s'estompaient. Elles n'avaient pas disparu mais restaient tapies, latentes, prêtes à reparaître au moindre mouvement brutal.

Il passa la langue sur ses lèvres desséchées et fendues. Depuis son enlèvement et son interrogatoire musclé, ses bourreaux ne lui avaient donné ni à boire ni à manger.

Le bruit de la clé dans la serrure le fit tressaillir. Il se plaqua contre le mur. La porte pivota, livrant passage à un énorme gaillard au torse puissant. Les muscles de ses bras saillaient à chaque mouvement. C'est lui qui, quelques heures auparavant, avait interrogé Oliver en présence d'un autre type.

Un sentiment de haine envahit l'esprit du jeune homme en reconnaissant son tortionnaire. Ce dernier tenait à la main une bouteille de liquide nutritif. Il s'exclama goguenard :

-Voilà de quoi reprendre des forces avant la prochaine séance. Le patron ne va pas tarder à revenir. Il t'amène de la compagnie. Deux types à questionner. Je suis curieux de voir s'ils seront aussi têtus que toi...

Il s'interrompit en découvrant le lit vide. Il n'eut pas le temps de se retourner. Oliver avait croisé les avant-bras pour que le fil dessine une boucle qui passa par-dessus la tête du colosse, glissa jusqu'au cou. Le jeune homme écarta brusquement les bras. Avec une facilité dérisoire, la fine fibre mordit les chairs, sectionnant le larynx, les muscles, les carotides, ne s'arrêtant que sur les vertèbres cervicales.

Le type tenta de se débattre. Son coude percuta l'estomac d'Oliver avec violence, lui arrachant un cri de douleur, l'obligeant à lâcher les poignées de son arme primitive. Le colosse fit encore un pas en avant puis s'effondra d'un bloc, achevant de se vider de son sang sur le ciment du sol.

D'un pas mal assuré, Oliver approcha de sa victime. Il commença par récupérer son fil puis fouilla les poches du mort. Il réprima un juron. Trop sûr de sa force, l'homme ne possédait par d'arme. Ne pas perdre de temps... La porte franchie, Oliver enfila un couloir mal éclairé. Il atteignit un vaste hangar obscur où s'amoncelaient en désordre des caisses et des machines rouillées.

Plusieurs secondes furent nécessaires pour que ses rétines s'adaptent à la pénombre. Il avança lentement vers une porte à doubles battants. Son coeur bondissait anarchiquement dans sa poitrine et sa respiration était brève. Chaque pas obligeait à un immense effort comme si ses pieds pesaient des tonnes.

La porte était verrouillée par une serrure à code. Aucune chance de l'ouvrir en quelques minutes. Existait-il une autre issue ? Un vertige saisit Oliver. Il avait présumé de ses forces. En un éclair, il se maudit pour avoir oublié d'avaler le liquide nutritif qu'apportait son geôlier. Il serra les dents, secoua sa tête douloureuse.

-Allons, avance ! murmura-t-il.

Un pas... Un autre... Soudain un voile noir couvrit sa vue et il se sentit glisser dans un curieux néant.

CHAPITRE V

Une douleur au pli du coude obligea Oliver à émerger du brouillard cotonneux où il se trouvait plongé. Avec une désespérante lenteur, sa vue s'éclaircit. Une silhouette était penchée au-dessus de lui. Un autre visage apparaissait maintenant.

-Il revient à lui, dit une voix qu'il connaissait mais (lue son esprit confus n'arrivait pas à identifier.

Plusieurs secondes s'écoulèrent. Enfin, il reconnut la figure souriante de Marc.

-Tu peux te vanter fiston, de m'avoir procuré une belle émotion.

Ray qui avait achevé l'injection intraveineuse retira l'aiguille de la veine d'un geste sec.

Dans deux minutes, il pourra se lever.

Oliver se manifesta d'une voix étouffée :

Attention, les bandits doivent revenir... Ils sont plusieurs...

Ne te tracasse pas, Ray a fait le ménage. J'ai constaté que de ton côté, tu n'étais pas resté inactif. A défaut d'être élégant, ton petit jeu de corde est efficace.-Si tu savais ce que ce type m'a fait subir...

-Je m'en doute ! Tu raconteras ton histoire dans le trans. Dans l'immédiat, un passage à l'hôpital s'impose.

L'androïde saisit Oliver dans ses bras et le souleva.

-Je suis capable de marcher, protesta le jeune homme.

-Laisse faire Ray, il adore jouer les nurses.

Une fois le blessé allongé à l'arrière du trans, l'androïde s'installa au volant et démarra en douceur. Il conduisit vite mais en évitant les cahots pour ne pas secouer son passager.

-Ils me sont tombés dessus au parking de l'astroport, à la descente de mon trans. Je ne me méfiais aucunement. Ils m'ont assommé par-derrière et je me suis réveillé dans la cave.

-Que voulaient-ils ?

-Sans cesse, ils demandaient pourquoi le S.S.P.P. envoyait une nouvelle mission sur Ornica. Ils prétendaient que je travaillais pour la Sécurité Galactique. Ensuite, tout est confus. Je ne sais combien de fois j'ai perdu connaissance.

Le trans ralentit puis s'arrêta devant l'entrée des urgences de l'hôpital général. Deux brancardiers approchèrent avec un chariot tandis que Ray sortait Oliver de l'habitacle. Un jeune médecin arrivé au pas de course jeta un oeil expert sur le blessé allongé sur la civière.

-Conduisez-le à la salle de diagnostic. Qu'on effectue immédiatement un scanner complet.

Se tournant vers Marc, il ajouta : -Veuillez passer au bureau des entrées puis patienter dans la salle d'attente.

Une heure s'écoula désespérément longue pour Marc qui tentait de réfléchir. Quel but visait cette attaque contre Oliver ? Une jeune infirmière dont l'uniforme n'arrivait pas à masquer les charmes indéniables, parut enfin.

-Vous allez pouvoir emmener votre ami. Le chirurgien achève les pansements.

Encore allongé sur un brancard, Oliver, le visage débarrassé du sang qui le tachait, avait meilleure allure. Les arcades sourcilières avaient été recousues mais les paupières restaient gonflées et violettes.

Après une dernière pulvérisation d'un film cicatrisant, le médecin annonça : -J'ai terminé. Nombreuses ecchymoses et plaies cutanées mais pas de lésion interne. Il s'en tire plutôt bien. Toutefois, à l'avenir, mon ami, évitez de vous frotter à plus fort que vous. Vous n'aurez pas toujours la même chance.

En se levant, Oliver ricana : -C'est l'autre que vous devriez voir, docteur. Quand je suis parti, il n'avait plus toute sa tête !

Soutenu par Ray, il sortit, laissant le médecin interloqué.

***

L'androïde tendit un verre de vieil armagnac à Marc. Ce dernier, prudent, avait exigé qu'Oliver restât avec eux. Allongé dans un fauteuil relax, il sirotait un gobelet de soluté revitalisant dont son organisme avait le plus grand besoin.

-Il faut avertir le général, soupira Marc, pour qu'il prenne contact avec la Sécurité Galactique. Il pourra aplanir les difficultés administratives car nous avons laissé un peu de désordre derrière nous.

-Khov n'appréciera pas d'être dérangé, dit Ray. Il est plus de minuit.

Sur l'écran du vidéophone s'imprima le visage d'une jolie blonde paraissant à peine âgée d'une quarantaine d'années. Seules de petites rides au coin des yeux témoignaient qu'elle en avait dix de plus.

-Capitaine Stone, quelle surprise !

Marc bredouillant une excuse, elle s'exclama en riant :

-Non, vous ne nous réveillez pas. Mon mari est revenu tendu et fatigué du bureau, aussi je me suis efforcée de le distraire.

Le tempérament volcanique et exigeant de la femme de Khov était bien connu des membres du S.S.P.P..

-Il faut absolument que vous veniez dîner un soir à la maison. Je me doute que vous souhaitez parler au général. Je l'appelle.

Elle se recula sans prendre garde à la caméra du vidéophone qui révéla sa silhouette aussi harmonieuse que peu vêtue. Une très jolie image !

Le visage de Khov emplit l'écran. Vision beaucoup moins agréable ! De grosses gouttes de sueur perlaient à son front et des cernes noirs creusaient ses paupières.

-Même lorsque vous n'êtes pas en mission, vous trouvez le moyen d'appeler au milieu de la nuit, dit-il d'une voix polaire.

Un malheureux hasard avait contraint Marc à appeler à de nombreuses reprises son supérieur en dehors des heures de bureau. Maintenant, quand il partait en mission, les opérateurs s'amusaient à prendre des paris sur l'heure de son premier appel. -Croyez que j'en suis le premier désolé mais je pense de mon devoir de vous informer sans tarder. J'ai retrouvé l'aspirant Standman blessé mais vivant.

Une lueur brilla dans l'oeil du général. Marc résuma son enquête et son intervention aussi musclée que peu légale. Oliver compléta le récit. La vue de son visage tuméfié arracha une grimace à Khov.

-Je suis heureux de savoir qu'il ne s'agissait pas d'une fugue galante. Pour l'instant reposez-vous et revenez me voir lorsque vous serez retapé.

Après un moment d'hésitation, Marc lança : -Cette histoire est curieuse. En séquestrant Oliver, ses ravisseurs savaient bien que vous ne renonceriez pas à envoyer une mission. -Exact, dit Khov dont le regard se fit attentif. -Cela leur faisait gagner tout au plus quelques jours. -Deux semaines au grand maximum. Quelle idée avez-vous ?

-Je ne peux m'empêcher de penser à une aventure similaire. Des gens mal intentionnés avaient piégé notre ami Mac Donald pour qu'il ne rejoigne pas la planète Juvénia.

Je me souviens de l'épisode. -Nous pouvons donc imaginer qu'il se produira dans les dix jours à venir un événement important dans le système d'Ornica.

Plusieurs rides soucieuses creusèrent le front de Khov.

-Que suggérez-vous ?

-Avec votre permission, j'aimerais partir immédiatement pour Ornica mais dans la plus grande discrétion. J'utiliserai mon astronef personnel, le Mercure, et non l'aviso du service.

-Pourquoi tant de précautions ?

-Ce Tark a su avec précision le jour et l'heure du départ d'Oliver, ce qui implique une fuite dans le service. J'aimerais éviter de me trouver dans la même situation que lui. Je n'ai aucune envie de me promener avec une cible sur la poitrine.

Le général hocha la tête, perplexe.

-Un excès de prudence ne peut nuire. Demain matin, j'annoncerai que l'aspirant Standman reprendra sa mission dans quinze jours, le temps jugé indispensable par les médecins pour une complète guérison.

Oliver se manifesta avec véhémence :

-Mon général, c'était ma mission ! Je souhaite accompagner Marc.

-Soignez-vous d'abord. Regardez-vous dans une glace. Vous avez une tête à effrayer le plus féroce des primitifs.

-Le robot médecin du Mercure est excellent. Il me remettra en forme pendant le temps du voyage.

Un long silence. Enfin Khov soupira :

-Si vous êtes volontaire, j'accepte que vous accompagniez Stone. Cette histoire ne va pas sans m'inquiéter. En cas de danger, gardez-vous d'intervenir. C'est essentiellement une mission d'observation et non d'intervention. Il y a encore un problème. Vous n'avez pas la documentation sur Ornica.

-Elle est à bord de mon aviso, dit Oliver. Je peux la récupérer cette nuit sans difficulté.

-Parfait ! Effectuez des rapports réguliers. Je serai enchanté de les recevoir... même s'ils me parviennent en dehors des heures de bureau !

Sur cette dernière pique, le visage de Khov s'effaça de l'écran.

CHAPITRE VI

Le malaise induit par l'émergence du subespace se dissipait lentement. Marc se redressa en soupirant. Aussitôt, Ray lui tendit un gobelet de liquide revitalisant. Du regard, il interrogea l'androïde.

-Nous avons bien atteint le système CO 41.19.38.38. Les analyseurs viennent de le confirmer.

Du doigt, il désigna les nombreuses données qui s'inscrivaient sur les écrans de contrôle. Quelques plaintes trahirent le réveil d'Oliver, allongé sur le siège voisin. Le robot du bloc médical avait bien travaillé. Le visage avait retrouvé son état antérieur à l'exception de deux zones brunâtres, témoins d'ecchymoses en voie de résorption.

Maintenant une planète bleue s'inscrivait sur l'écran de visibilité extérieure.

-C'est la seule terramorphe dans ce système qui en comporte cinq, dit Ray. Deux, proches du soleil, sont de véritables fournaises tandis que les autres, périphériques, sont de gros congélateurs ambulants.

Le Mercure se dirigeait à grande vitesse vers Ornica pendant que Ray énonçait du ton de l'élève appliqué qui récite sa leçon :

-Volume: 0,93 de la Terre. Rotation sur elle-même en 22 heures 17 minutes. Décrit son ellipse autour du soleil en 316 jours. Les océans recouvrent les huit-dixièmes du globe. Il existe un seul continent, à cheval sur l'équateur, et une multitude d'îles dont certaines sont de bonne taille.

Désireux de montrer qu'il avait bien retenu les leçons de l'inducteur psychique, Oliver enchaîna :

-D'après la précédente mission, il semble que les humanoïdes ne se sont développés que sur le continent principal. Essentiellement des tribus très primitives, souvent nomades. Une civilisation plus évoluée s'est installée sur la côte Est, un peu au-dessus de l'équateur.

Ray l'interrompit avec un discret sourire.

-Atmosphère de type terrestre, la pollution en moins car ils n'ont pas encore découvert les charmes des fumées industrielles. Dans quinze minutes nous nous satelliserons autour de la planète. Les télescopes sont sur enregistrement. Vous pouvez vous préparer. Comme à l'ordinaire, nous utiliserons le module pour nous poser sur Ornica.

Resté muet, Marc réfléchissait.

-Si un événement doit se produire, le danger viendra de l'espace. Je ne pense pas prudent de laisser le Mercure sur orbite.

-Il sera en état de défense automatique, objecta Oliver.

-Même ainsi, il ne passera pas inaperçu pour un observateur attentif. Mieux vaut le dissimuler sur la planète.

Oliver ne put réprimer un sursaut. -Le règlement du S.S.P.P. interdit aux astronefs de se poser sur une planète primitive.

Un rictus déforma les lèvres de Marc. -Très exact, aspirant Standman, mais vous oubliez la fin du paragraphe : sauf motif exceptionnel ou danger imminent. Nous verrons plus tard lequel de ces cas nous utiliserons.

L'androïde posa la main sur l'épaule du jeune homme.

-Il est inutile de discuter avec Marc. Il trouvera toujours le moyen d'avoir le dernier mot. De plus, dans ce genre d'affaire, il a souvent raison. Où atterrirons-nous ?

Pendant plusieurs minutes les images du télescope optique défilèrent sur l'écran. -Ce groupe d'îles, à mille kilomètres de notre objectif, pourrait convenir. Fais un gros plan. -Celle-là sera parfaite, dit Ray en désignant un îlot pelé, reste d'un ancien volcan surmontant de cinq cents mètres le niveau de la mer. -Pas très hospitalier, ton petit coin de paradis, ricana Oliver.

-Il a au moins l'avantage d'être désert, répondit Marc et la richesse des éléments métalliques de la roche rendra le Mercure indétectable. -Attachez vos ceintures magnétiques, ordonna Ray. J'entame la procédure d'atterrissage.

Le Mercure se posa en douceur sur une étroite plate-forme, le long d'une falaise de basalte noir. -S'il le fallait, Ray atterrirait sur un plateau de déjeuner. Maintenant, allons nous changer.

Dans la soute, les Terriens se déshabillèrent entièrement. Il était interdit d'emporter un objet personnel sur une planète primitive.

-Voilà ce que j'ai confectionné pendant le voyage d'après les documents ramenés par Douglas Burk. Il existe une seule agglomération qui mérite le nom de ville, c'est Thacos qui domine les terres avoisinantes.

-Civilisation de l'âge de bronze, poursuivit Oliver, voisine de la Grèce primitive. La cité est dirigée par un roi, assisté d'un conseil restreint. Il existe également une caste de prêtres pratiquant une religion polythéiste. Ces derniers semblent avoir une grande autorité. Les universitaires ont trouvé les rapports de Burk trop succincts. Ils souhaitent donc une étude approfondie de la religion et des rapports église-état. C'était le but de ma mission.

Marc ébaucha une grimace.

-La théologie n'est pas ma passion. J'espère que tu as des souvenirs de tes cours. Toutefois, je ne comprends pas pourquoi une question de dogme aurait mobilisé contre toi des truands terriens.

Les bras chargés de vêtements, Ray grogna :

-Il convient de nous presser si nous voulons poser le module près de la côte avant le lever du jour.

L'androïde tendit à ses amis une culotte courte de similicuir, une tunique de lin arrivant à mi-cuisse et des sandales dont le laçage montait sur le mollet.

-N'oubliez pas votre ceinture protectrice.

Il y pendait un poignard et un glaive. Habilement camouflée, la lame semblait être en bronze alors qu'elle était en réalité en acier spécial.

Quand ils furent prêts, les Terriens prirent place dans le module de liaison. C'était une capsule cylindrique dont la moitié supérieure était en plastex transparent.

Tandis que la cloison intérieure se refermait, Ray s'installa aux commandes. Un panneau glissa au niveau de la coque, laissant voir un ciel étoilé. Le moteur ronfla doucement et le module s'éjecta du sas.

-Défenses automatiques ? demanda Marc.

-Elles seront enclenchées dans dix secondes.

L'engin accéléra, s'éloignant de l'îlot.

-Nous pouvons commencer directement par l'exploration de la ville sans traîner dans la campagne. Si des événements importants doivent se dérouler, c'est là que nous aurons le plus de chance d'obtenir des renseignements.

Le module filait dans la nuit sombre à peine éclairée par la froide lueur des étoiles. Ornica ne possédait qu'une lune anémique qui était déjà couchée.

-Nous atteignons la côte, annonça Ray. Thacos se trouve sur votre droite. Nous nous poserons dans un champ, une quinzaine de kilomètres au sud. Il n'y a aucune construction alentours. Notre débarquement sera des plus discret.

Tendant l'index, il ajouta en faisant virer le module :

-C'est là que nous atterrirons.

-Pitié, ironisa Marc. Nous ne sommes que des humains. Nous ne voyons rien dans cette obscurité.

-Tout le monde ne peut être parfait, railla Ray.

L'appareil prit contact en douceur avec le sol. Deux minutes s'écoulèrent en silence.

-Les analyses sont terminées. Nous sommes dans une zone saine. Vous pouvez descendre.

Les Terriens sautèrent sur le sol, respirant l'air chaud de la nuit. Sensation fort agréable après un séjour dans l'atmosphère confinée et régénérée d'un astronef. Un discret claquement traduisit la fermeture de la porte du module qui décolla dans le chuintement soyeux de ses moteurs antigravité. Il était programmé pour regagner le Mercure en pilotage automatique.

Une mince lueur apparaissait à l'horizon.

-Le jour ne va pas tarder à se lever. Nous pouvons nous mettre en marche, dit l'androïde.

Marc posa la main sur l'épaule d'Oliver.

-En route pour notre séance de footing. C'est le grand plaisir de Ray de m'obliger à commencer les missions par un épuisant marathon.

L'androïde perdait tout sens de l'humour quand Marc se plaignait.

-Tu sais que je ne fais qu'obéir aux ordres. Nous devons nous poser dans un endroit isolé à l'abri des regards. Imagine le scandale que déclencherait notre arrivée sur la grande place du village !

Une bourrade amicale de Marc lui coupa la parole.

CHAPITRE VII

Thacos se dressait sur une colline peu élevée descendant en pente douce vers l'océan. Dans une crique profonde, un petit port avait été aménagé. Côté terre, la ville était défendue par une enceinte fortifiée. Les remparts étaient encore primitifs, constitués par une assise de pierre ne dépassant pas deux mètres de hauteur, surmontée d'une palissade de pieux à l'extrémité pointue.

Tous les cents pas s'élevait une tour carrée en bois. Un chemin en terre battue menait à l'unique porte, étroite, juste suffisante pour laisser le passage à une charrette. Le soleil haut sur l'horizon chauffait durement les crânes. Marc s'épongea le front en soupirant :

-Je ne suis pas mécontent d'être enfin arrivé.

Une sentinelle armée d'une lance montait une garde symbolique. Elle regardait passer d'un oeil indifférent les quelques paysans chargés de paniers en osier emplis de curieux légumes violets. L'arrivée des Terriens ne tira pas l'homme de sa léthargie.

Une rue pavée de larges dalles de pierres s'élevait en pente douce vers une place située deux cents mètres plus loin. De chaque côté se dressaient des maisons ne dépassant pas un étage. Certaines étaient bâties en pierre et surmontées d'un toit de tuiles plates. D'autres étaient édifiées en bois et torchis.

Une plantureuse commerçante était accoudée à une sorte de comptoir en pierre. Elle avait l'oeil vif car elle s'écria :

-Bienvenue, étrangers. Ne voulez-vous pas vous reposer et vous rafraîchir ?

Elle désigna derrière elle une petite tonnelle ombragée par une claie couverte de feuilles sèches. Marc n'hésita guère. Les Terriens s'assirent sur des tabourets de bois disposés autour d'une table grossièrement équarrie. Souriante, la patronne apporta des gobelets de terre cuite, emplis d'un liquide blond qu'elle avait puisé dans une jarre posée sous son comptoir.

Ray goûta le premier. Ses constructeurs avaient aménagé dans son arrière-gorge une cavité où les aliments étaient analysés avant d'être désintégrés. Bien vite, il émit à l'attention de Marc : -Sorte d'hydromel : eau, sucre légèrement fermenté, substances aromatiques, degré alcoolique inférieur à un, absence de germes pathogènes. Tu peux boire sans risque pour tes cellules hépatiques.

Le liquide était frais, très légèrement pétillant avec un discret goût de pêche. Les Terriens éclusèrent rapidement leur gobelet. La tenancière restait près de la table, se dandinant d'un pied sur l'autre. Marc devina rapidement la raison de son tourment. Il tira de sa ceinture une des pièces fabriquées par Ray durant le voyage et la lança sur la table.

-Payez-vous et donnez-nous la même chose.

Le sourire reparut sur le visage rond. Elle rafla la pièce qu'elle fit prestement disparaître dans un repli de sa tunique grise qui descendait à mi-mollet. Elle prit les gobelets de terre et les plongea dans la jarre sans se donner la peine de les rincer. -Si vous avez le temps, dit Marc, venez boire avec nous.

Elle acquiesça aussitôt et s'installa sur le tabouret voisin de Ray dont la solide carrure n'était pas pour lui déplaire. -D'où venez-vous, étrangers ?

Marc eut un geste vague de la main. -De très loin. Nous voyageons depuis des lunes et des lunes.

-Qu'espérez-vous trouver à Thacos ? -Nous savons manier le glaive. Nous voudrions nous faire engager comme gardes par le roi Hikas.

Les traits de la tenancière se figèrent. Elle regarda à droite et à gauche pour s'assurer qu'on ne pouvait l'entendre et elle reprit à voix basse : -Il est évident que vous voyagez depuis longtemps. Hikas ne règne plus. Il a été chassé de son trône par le grand prêtre Chaldas qui l'a remplacé. -Le roi est-il mort ?

-Je ne le sais ! On dit qu'il a réussi à fuir et s'est réfugié dans les collines de l'ouest avec un certain nombre de ses partisans. Il se murmure encore que le grand prêtre organise une expédition pour purger la région des rebelles.

Marc resta un moment songeur. Les événements avaient évolué depuis le passage de Burk mais leur mission restait l'étude de la religion de la peuplade. Après une longue hésitation, la commerçante marmonna d'une voix à peine audible :

-A votre place, j'éviterais de traîner autour du temple. Les prêtres réquisitionnent tous les hommes jeunes et les endoctrinent. Nul ne sait le moyen utilisé mais, ensuite, les recrues ne reconnaissent plus leurs amis. Ils semblent privés d'âme et n'ont plus qu'un but : obéir aux ordres des prêtres.

-Merci du conseil. Je ne sais si nous le suivrons mais en attendant pourriez-vous nous donner à manger ?

La voyant hésiter, Marc déposa une nouvelle pièce sur la table. L'argument parut suffisant car elle se leva aussitôt.

-J'avais mis une volaille à rôtir ce matin. Il suffit de la réchauffer. Pendant ce temps, servez-vous à boire.

Ray la suivit dans la maison sans étage qui jouxtait la tonnelle. Avec un clin d'oeil, il émit :

-Je vais voir si je peux me rendre utile.

Moins de dix minutes plus tard, des soupirs et des gémissements qui ne devaient rien à la douleur furent perceptibles. Oliver interrogea Marc du regard.

-Depuis qu'il vit en permanence avec moi, Ray éprouve de nombreux sentiments humains. Tour à tour, il a découvert l'amitié, la colère et la haine quand des truands m'avaient blessé, l'ironie et même l'orgueil. Enfin, il s'essaie à l'amour et il y réussit fort bien.

Les bruits devenaient de moins en moins discrets.

-Espérons seulement qu'ils ne laisseront pas brûler le déjeuner, soupira Oliver.

Ses craintes s'avérèrent vaines. Après un délai raisonnable, la plantureuse commerçante reparut portant un plat qu'elle posa sur la table. Son visage était rouge et ses yeux brillaient. De minuscules gouttes de sueur perlaient à son front. Ray la suivait, un discret sourire aux lèvres. -Elle était très en retard d'affection, émit-il. Je me suis efforcé de combler cette lacune.

Le plat contenait de gros morceaux d'une bestiole ressemblant à une oie. -Votre ami m'a aidée à la découper, minauda la patronne en lançant un regard affectueux à son amant. Servez-vous !

Donnant l'exemple, elle saisit un pilon dans lequel elle mordit à belle dent. Manifestement son intermède amoureux lui avait ouvert l'appétit ! Marc et Oliver l'imitèrent.

La chair était onctueuse, grasse et bien parfumée par des herbes aromatiques. Contraste agréable avec les plats lyophilisés, reconstitués, aseptisés et insipides du distributeur alimentaire de l'astronef. Sur le plan gastronomique, les planètes primitives pourraient beaucoup apporter à la terre.

Le repas terminé, Marc se leva. -Il est temps pour nous de visiter la ville.

La patronne posa la main sur l'avant-bras de Ray avec un timide sourire.

-Souvenez-vous de ma recommandation. Ne vous approchez pas du temple. Si vous le voulez, je vous offre l'hospitalité pour cette nuit.

Les Terriens remontèrent la rue où régnait une certaine animation. De nombreuses échoppes d'artisans occupaient les rez-de-chaussée des maisons. Ils atteignirent une grande place où s'élevait une construction massive. Le temple était très classique, rectangulaire, avec des colonnes de pierre et un fronton triangulaire.

Les passants étaient rares et marchaient vite. Le temple étant construit au centre de la place, les citadins étaient contraints de le longer pour gagner l'autre moitié de la ville qui descendait vers le port.

-Comment prendre contact avec les prêtres ? soupira Oliver. Ils ne se montrent guère et je me vois mal frapper à la porte pour les interroger sur les subtilités de leur religion.

-Pas de panique, fiston. Tu as entendu notre hôtesse. Les prêtres recrutent des hommes d'armes. Nous allons nous engager.

-Moi, grogna Ray, je n'aime pas ce qu'elle a dit sur la transformation que subissent les conscrits !

A ce moment, un petit groupe de jeunes gens arriva sur la place. Ils menaient grand tapage et semblaient passablement éméchés.

-Manifestement, il existe des boissons plus corsées que l'hydromel. Si tu revois ta conquête, Ray, tu pourras lui demander de nous en procurer.

La bande de braillards était conduite par un solide gaillard paraissant plus âgé. En passant près des Terriens, il lança : -Joignez-vous à nous !

Marc allait refuser quand, soudain, la situation évolua. La porte du temple s'ouvrit. Des gardes armés de lances sortirent en courant et encerclèrent le groupe.

-Que fait-on ? émit Ray.

-Ne bougeons pas. L'occasion est trop belle pour la manquer.

Subitement dégrisés, les jeunes gens poussèrent des gémissements. Sans ménagement, les soldats les poussèrent vers la bâtisse, n'hésitant pas à appuyer la pointe de leur lance dans les reins de ceux qui n'avançaient pas assez vite.

Les prisonniers furent regroupés dans une grande salle éclairée par de minuscules fenêtres. Deux prêtres se tenaient sur une petite estrade de pierre, vêtus d'une longue robe écarlate. -Vous allez avoir l'honneur et le privilège de servir notre vénéré maître, le grand prêtre Chaldas.

Les soldats qui entouraient les prisonniers reprirent en choeur d'une voix sourde, profonde : -Longue vie à Chaldas ! Longue vie à Chaldas !

Le prêtre dit alors avec un sourire plein de bienveillance :

-Mes fils, je sens un grand trouble dans vos esprits. Vous pensez être captifs. Il n'en est rien. Je demande seulement quelques heures de votre temps. Je vous donne ma parole que, demain matin, ceux qui le souhaiteront pourront quitter le temple en toute liberté.

L'annonce détendit l'atmosphère et plusieurs jeunes gens laissèrent fuser un soupir de soulagement.

-Maintenant, mes frères, pour fêter votre venue, nous boirons la coupe de l'amitié.

Il frappa dans ses mains à trois reprises. Une porte s'ouvrit derrière lui, livrant passage à une dizaine de jeunes filles portant une tunique blanche largement décolletée et s'arrêtant à mi-cuisse. Chacune tenait un petit vase et un gobelet. Elles s'arrêtèrent d'abord devant les gardes et tendirent les godets. Les soldats remercièrent de la tête avant de plonger le gobelet dans le vase qui contenait un liquide ambré. Ils saluèrent le prêtre et vidèrent leur verre d'un trait.

-A votre tour, mes frères.

Les jeunes filles approchèrent des nouveaux arrivants. Ray, bousculant discrètement son voisin, se servit le premier. Sans attendre, il absorba le contenu du gobelet.

-Attention, Marc, émit-il. Ne bois pas ! Ce liquide contient une substance complexe que je n’arrive pas à analyser mais qui ne semble pas anodine.

La fille en face de Marc attendait qu'il se serve. Lentement, il puisa dans le vase puis leva son gobelet comme il l'avait vu faire par les gardes. A cet instant, Ray passa d'un mouvement très naturel entre la serveuse et son ami. Un geste rapide... Les récipients changèrent de main, Marc récupérant le vide.

Avec inquiétude, il chercha Oliver, tentant de capter son attention. Il leva sa coupe et secoua la tête. Un battement de paupière prouva que son message avait été reçu.

La servante qui approcha d'Oliver était brune avec un visage aux traits fins et une silhouette harmonieuse. La tunique échancrée laissait deviner des seins orgueilleux. Plus que les charmes indéniables de la fille, ce fut l'infinie tristesse de son visage qui frappa Oliver. Quand il plongea sa coupe dans le vase, elle eut un infime mouvement, comme si elle le suppliait de ne pas boire. Curieux de voir sa réaction, d'un mouvement sec du poignet, il rejeta le liquide dans le vase puis leva son gobelet vide faisant le simulacre de boire. Le regard de la fille s'éclaira et un discret sourire flotta un bref instant sur ses lèvres.

Le prêtre annonça alors :

-Mes frères, agenouillez-vous et prions.

Il y eut un mouvement de flottement pendant que les servantes se retiraient puis, lentement, les captifs comme les gardes tombèrent à genoux. Pour ne pas attirer l'attention, les Terriens les imitèrent.

-Longue vie à Chaldas ! Servir Chaldas !

Une heure durant, ces injonctions furent répétées, serinées, reprises en choeur par l'assemblée.

-Belle séance de mise en condition, émit Marc.

Les incantations cessèrent enfin. Un long silence suivit, chaque homme restant prostré. Le claquement des mains du prêtre les fit sortir de leur léthargie.

-Venez, mes fils, un repas vous attend.

La porte se rouvrit menant à une pièce sans fenêtre, éclairée par des torches suspendues à des anneaux scellés dans le mur. Les servantes avaient dressé une longue table couverte de plats débordants de victuailles.

Intimidés, les nouveaux arrivés hésitèrent à se servir. Plus entraînés au cérémonial, les gardes donnèrent l'exemple. Bientôt, chacun se servit, anciens et nouveaux mélangés en un beau désordre. L'hydromel coula à flot, les servantes renouvelant les jarres dès qu'elles étaient vidées de leur contenu.

Marc nota toutefois l'absence de conversation des convives. Ils mangeaient et buvaient d'abondance, échangeaient parfois un commentaire sur la qualité d'une viande puis retombaient dans leur mutisme.

Un garde, le visage congestionné, enlaça une servante, l'embrassa à pleine bouche avant de l'entraîner dans un angle obscur. Sans gêne aucune, il la coucha sur le dallage et s'allongea sur elle. Ce devait être une habitude locale car la fille ne se défendait pas. Déjà, d'autres couples se formaient.

Oliver vit soudain devant lui la jeune brunette qui l'avait empêché de boire. Elle se pressa contre lui, murmurant à son oreille : -Vite, choisis-moi !

Instinctivement, il referma les bras et l'embrassa. Quand il reprit sa respiration, elle dit dans un souffle :

-Curieux ! Pourquoi tes amis restent-ils immobiles ?

Après un instant de réflexion, Oliver opta pour la confiance et prit le risque de répondre : -Eux aussi, ils n'ont pas absorbé la mixture des prêtres.

La fille tressaillit. Son visage s'éclaira d'un sourire.

-C'est merveilleux mais ils vont se faire remarquer.

Enlacés, les jeunes gens firent quelques pas. Lorsqu'ils passèrent près de Ray, Oliver murmura très vite : -Faites comme moi, sinon vous allez attirer l'attention des autres sur vous. Plus tard, rejoignez-moi. J'ai trouvé une mine de renseignements.

Les paroles avaient été à peine prononcées mais Oliver savait que l'ouïe électronique de l'androïde les avait perçues. De fait, Ray hocha la tête à deux reprises. Il saisit par les épaules deux filles et en propulsa une dans les bras de Marc en émettant psychiquement :

-Apparemment, nous devons nous plier aux coutumes du temple. Ce n’est pas la plus désagréable des corvées. Autant en profiter !

La brunette conduisit Oliver dans l'angle le plus obscur de la salle. Elle s'étendit sur le sol, l'attirant sur elle. Au contact de ce corps souple et frémissant, Oliver perdit son sang-froid. Il lui était difficile de cacher le trouble qui l'envahissait. Il trouva cependant la force de murmurer :

-Il n'est pas indispensable que tu te sacrifies. Nous pouvons seulement donner le change.

Elle secoua la tête avec un sourire. -J'apprécie ta délicatesse mais c'est trop dangereux. Sois certain qu'on nous observe.

Ses bras enserrèrent le torse du garçon quand elle ajouta :

-Depuis que je suis prisonnière, j'ai dû subir contre mon gré les assauts de dizaines d'hommes devenus des mécaniques sans âme. Ce soir, pour une fois, je le désire autant que toi.

Oliver regarda le visage tout proche. Les traits fins semblaient s'être creusés. Un regard trouble, voilé de désir, d'impatience. Un sourire doux, heureux. Il s'abaissa lentement. D'un mouvement de hanche sa compagne vint à sa rencontre. Il pénétra dans un univers doux, palpitant et complice.

CHAPITRE VIII

Le prêtre repoussa la pierre plate qui dissimulait un trou permettant d'observer la pièce voisine. Il se tourna vers le personnage assis sur un siège à haut dossier.

-Vénéré Grand Maître, les nouvelles recrues sont parfaites. Actuellement elles sont en phase de décompression. Dès demain, nous pourrons les intégrer dans l'armée.

Le Maître était long, mince, avec un visage émacié, un nez busqué, des yeux très noirs, très brillants, surmontés de gros sourcils.

-Quel est notre effectif?

-Avec ceux qui campent à l'extérieur de la ville, nous disposons de trois cents gardes.

Le Grand Maître eut un mouvement de contrariété.

-J'en voulais cinq cents !

-Les hommes sont de plus en plus difficiles à recruter. Les jeunes évitent maintenant de se montrer. Il faudrait chercher dans les villages alentours.

-Soit ! Mais pressez-vous ! Des espions m'ont rapporté qu'un groupe de rebelles s'organise, conduits par l'ancien roi.

-Il est regrettable qu'il n'ait pas bu notre élixir.

-Lorsque nous avons déclenché notre révolte, nous ne pouvions prévoir qu'il ne serait pas dans son palais mais parti à la chasse. Cette fois, nous ne le laisserons pas en vie.

-Quand prévoyez-vous l'opération ?

-Le plus tôt possible, dès que j'aurai revu le grand voyageur. Le temps presse car les accrochages entre patrouilles et rebelles sont de plus en plus fréquents. Le frère qui commande là-bas demande que nous lui envoyions au plus vite des renforts. En attendant notre départ, activez votre recrutement, même si vous devez dépeupler des villages entiers !

***

L'orgie s'achevait. Les hommes avaient fait preuve d'une résistance remarquable, bien aidés par des femmes déchaînées. Dès que des couples se séparaient, d'autres se reformaient. Marc qui avait subi les assauts de trois partenaires différentes, transpirait à grosses gouttes.

-S'ils sont tous ainsi sur cette planète, ironisa Ray, je pense qu'il faudra rapidement envisager ton rapatriement sanitaire sur le Mercure. Ne t'angoisse pas, je continuerai le travail. Il est rare de s'amuser autant en mission. Allons voir nos tourtereaux.

Du menton, il désigna Oliver et sa conquête qui paraissaient dormir dans les bras l'un de l'autre. Lorsqu'ils arrivèrent près du couple, le jeune homme murmura :

-Allongez-vous comme si vous étiez épuisés.

Il parla très bas à l'attention de Ray qui transmettait par télépathie à Marc.

-Voici Ohna. Elle est prisonnière dans ce temple depuis la chute du roi. Nous avons beaucoup bavardé.

-Seulement bavardé ? ironisa Ray.

La gêne d'Oliver fut perceptible mais il répondit :

-Il ne fallait pas qu'on nous remarque. La mixture des prêtres est une drogue inventée par le Grand Maître. Chez celui qui l'absorbe, elle abolit volonté et personnalité. Il devient alors un zombi juste capable d'obéir aux voix de ceux qui les ont mis en condition. C'est la raison de la longue séance d'incantation.

-L'effet de cette saleté persiste-t-il longtemps ?

-Elle l'ignore mais les prêtres en distribuent une fois par mois.

-N'est-elle pas également droguée ?

-Elle l'a été mais depuis plusieurs mois elle a réussi à ne plus en absorber.

-Quelle est ton idée ? intervint Marc.

-Maintenant que Ray a un échantillon de la drogue, nous n'apprendrons rien de plus dans ce temple. Ce n'est pas un problème de théologie comme le croyaient nos universitaires, mais l'ambition d'un homme qui a trouvé un moyen simple de soumettre ses compatriotes.

-Selon toi, notre mission est terminée.

-Je n'en suis pas persuadé. Le grand prêtre connaissait depuis plusieurs années cette drogue. Or, il n'est passé à l'action que l'année précédente. Il semble qu'un facteur externe est intervenu mais elle ignore lequel. Il nous faudrait interroger ceux qui ont survécu à la prise du pouvoir par le Grand Maître. Ohna affirme qu'elle pourrait nous conduire. Elle veut que nous l'aidions à s'évader.

-Existe-t-il un moyen de sortir sans attirer l'attention ?

-La seule issue est la porte principale du temple. Or, elle est gardée en permanence par deux sentinelles. C'est la raison pour laquelle elle n'a pu s'enfuir seule.

-Une fois ce premier obstacle franchi, que ferons-nous ?

-Il faut sortir juste avant le lever du jour. Nous disposerons d'une heure avant que les sentinelles soient relevées. Cela nous donnera le temps d'arriver à la porte de la ville qui ouvre à l'aube. Nombreux sont les paysans qui viennent vendre leurs marchandises et qui attendent pour pénétrer dans la cité. A la faveur de la bousculade, nous pourrons sortir sans nous faire remarquer. Ensuite, Ohna nous guidera vers les collines.

Plusieurs minutes furent nécessaires à Marc pour prendre sa décision.

-Tentons notre chance. Ce n'est pas en restant enfermés ici que nous comprendrons pourquoi on a voulu te faire disparaître. Réveille ta belle amie mais préviens-la que si elle cherche à nous berner, Ray est capable de tordre son joli cou.

Oliver se pencha sur la jeune fille et l'embrassa doucement sur les paupières, la joue, les lèvres. Dans son sommeil, elle lui rendit son baiser. Elle ouvrit enfin les yeux et sourit.

-Ne bouge pas encore. Mes amis acceptent de s'évader avec nous.

La salle n'était plus éclairée que par deux ou trois torches qui achevaient de se consumer en crépitant. Maintenant, les râles de bonheur étaient remplacés par des ronflements sonores. Ohna se redressa lentement, tenant la main d'Oliver.

Les fugitifs se retrouvèrent vite dans la pièce où le premier prêtre les avait accueillis. Ohna désigna les deux vantaux qui la fermaient.

-Les gardes sont à l'extérieur.

Ray fit glisser la lourde barre transversale qui assurait la fermeture puis tira à lui un des battants. Sa vision nocturne lui fit immédiatement repérer les sentinelles qui effectuaient leur va-et-vient monotone.

-Je crois avoir une idée, émit-il. Ces types ont certainement été conditionnés par le prêtre qui nous a fait subir sa séance d'endoctrinement. J'ai enregistré ses fréquences vocales.

Imitant la voix chaude, un peu rauque du prêtre, il lança :

-Toi, viens ici, vite !

Sans sourciller, la sentinelle approcha de la porte et passa la tête dans l'entrebâillement. Un choc sur le crâne lui fit aussitôt perdre connaissance. Ray traîna le corps à l'intérieur. Le second garde tomba dans le piège avec la même facilité.

-C'est l'inconvénient d'utiliser des hommes privés de leur libre arbitre, ricana Marc.

Cinq minutes plus tard, les fugitifs descendaient la rue principale encore déserte. Ils ne tardèrent pas à atteindre l'établissement de la très accueillante tenancière. Ils se dissimulèrent dans l'ombre de la tonnelle.

-Souhaitons, émit Marc, que ta charmante amie ne souffre pas d'insomnie.

Le jour se leva enfin. A cet instant, la porte donnant sur la terrasse grinça. Ray réagit avec sa promptitude coutumière. Avant qu'elle ne mette le nez dehors, il repoussa l'opulente patronne dans la pièce qui servait de chambre. Une série d'exclamations retentit.

-Non... Pas maintenant... Mes clients ne vont pas tarder à arriver... Oh ! Oui...Oui... Encore...

Les premiers paysans chargés de paniers ou poussant des charrettes à bras, montaient la rue d'un pas rapide, désireux d'occuper les meilleurs emplacements sur le marché. Ray reparut enfin. Avant de refermer la porte, il lança :

-Si je peux, je reviendrai ce soir.

D'un geste, il fit signe à ses amis de se mettre en route. Ils étaient déjà loin quand la tenancière sortit, la robe froissée, la mine fatiguée mais le regard brillant. Ray, resté en arrière de ses compagnons, lui fit un signe de la main avant de se fondre dans la foule.

Comme la veille, un seul garde était en faction. Il s'était adossé contre un pilier pour ne pas être bousculé par le flot des arrivants. A contre-courant, les Terriens avancèrent le long du pilier opposé. Ray marchait en tête, se frayant un passage avec la majesté d'un cuirassé fendant les flots.

Sortis sans avoir attiré l'attention de la sentinelle ils marchèrent d'un bon pas sur la route, ne croisant que quelques paysans retardataires.

CHAPITRE IX

Des coups frappés à la porte éveillèrent le Grand Maître. Il se redressa en grognant et repoussa sans ménagement le corps nu de la fille qui, en ce moment, avait l'honneur de partager sa couche. Par l'étroite fenêtre, il constata que le soleil était déjà haut. Ses jeux avec la minette s'étaient prolongés tard dans la nuit. A son âge, il avait besoin de dormir pour récupérer de ses efforts. Ayant enfilé sa robe écarlate, il ordonna d'entrer d'une voix rogue.

Un prêtre encore jeune tomba à genoux. L'émotion qui l'étouffait, le faisait bégayer.

-Vénéré... Vénéré Grand Maître, je suis au désespoir de troubler votre repos mais de graves événements viennent de se produire, inimaginables, incompréhensibles.

-Parlez, s'impatienta son supérieur.

-Trois des nouvelles recrues se sont enfuies cette nuit.

-L'entrée du temple n'était-elle pas gardée ?-Si fait ! Mais ils ont assommé les deux sentinelles. Nous les avons découvertes inanimées ce matin. De plus, ces malandrins ont osé emmener une servante.

-Laquelle ?

-Ohna, je crois.

Le Grand Maître sursauta de colère.

-Je comprends. Elle était chargée de distribuer le philtre aux nouveaux arrivants. Elle les aura dissuadé de boire et aura profité de l'occasion pour filer. Nous avons été négligents mais il faut reconnaître qu'elle a bien joué la comédie.

-J'ai ordonné la fermeture de la porte. Des patrouilles ratissent la ville maison par maison. Je suis certain que nous ne tarderons pas à les retrouver.

-J'en doute ! Ils doivent être loin.

-Où peuvent-ils aller ?

Le visage du prêtre se crispa.

-Dans les collines, c'est évident ! Cette Ohna a certainement surpris nos conversations et elle court avertir son père de nos intentions. Nous devons agir au plus vite.

-Ne serait-il pas sage d'attendre le retour du grand voyageur ? Il devrait arriver sous peu et il a promis d'apporter une nouvelle arme en échange d'un flacon de notre philtre.

-La mienne suffira ! Activez les préparatifs, prévenez les officiers. L'armée se mettra en marche demain matin. J'en prendrai personnellement le commandement.

***

Les fugitifs avaient marché jusqu'à midi. Ils traversaient une plaine désespérément plate piquetée seulement de rares bosquets. C'est dans l'un deux, près d'un ruisseau, qu'ils effectuèrent une pause. Marc étouffa un soupir en s'asseyant sur l'herbe, le dos calé contre un tronc d'arbre. Les jeux nocturnes n'avaient pas été une excellente préparation à ce marathon.

Ohna semblait supporter l'épreuve sans problème. Escortée d'Oliver, elle était agenouillée au bord du ruisseau. Elle but dans ses mains puis, par jeu, éclaboussa son compagnon qui lui rendit la pareille au milieu de grands éclats de rire. Somnolant, Marc grogna :

-Reposez-vous. Nous ne sommes pas à une fête champêtre. L'endroit où vous nous menez est-il encore loin ?

La jeune fille désigna une ligne à l'horizon.

-Il faut que nous atteignions ces bois avant la nuit. C'est seulement là que nous pourrons nous cacher.

Ray émit après un rapide calcul :

-Une jolie trotte en perspective ! Pas moins de vingt-cinq kilomètres.

Dix minutes plus tard, Marc donna le signal du départ. La marche se poursuivit tout le jour. La sueur coulait en grosses rigoles sur le dos d'Ohna, mouillant sa légère tunique, la rendant transparente par endroits.

-Joli spectacle, ironisa mentalement Ray. Oliver a fort bien choisi.

-C'est elle qui s'est jetée à son cou.

-En mission, c'est un rude concurrent. D'ordinaire, c'était à toi que les minettes réservaient leurs faveurs.

-Pour le moment, je rêve plutôt d'un grand verre de soda bien frais !

-Courage ! Dans une heure, nous atteindrons enfin la base de cette colline où commence la forêt

***

Ray secoua doucement l'épaule de Marc. Le jour se levait dispersant les ombres de la nuit. La veille au soir, épuisés, ils s'étaient installés à flanc de colline à une centaine de mètres du chemin qui sinuait entre les arbres, bien dissimulés par d'épais buissons.

-Fais silence, émit l'androïde. Mes détecteurs bio perçoivent la présence d'un groupe sur le sentier.

Désignant Oliver et Ohna qui dormaient, serrés l'un contre l'autre, il ajouta :

-Veille à ce qu’ils ne fassent pas de bruit pendant que je vais observer nos visiteurs.

En souplesse, il se coula dans les buissons tandis que Marc tirait le couple de sa torpeur.

Dix minutes plus tard, Ray reparut pour murmurer :

-Ce sont des hommes d'armes, dirigés par un moine.

-Une patrouille ? Il suffit d'attendre qu'elle s'éloigne.

-Non ! Ils se sont dissimulés des deux côtés du chemin. Ils semblent dresser une embuscade.

La suite des événements ne tarda pas à lui donner raison. Des cris retentirent, vite suivis du fracas des armes entrechoquées. Poussés par la curiosité, les Terriens avancèrent prudemment. La discrétion n'était plus de mise, les belligérants étant trop occupés à s'entre égorger.

Une douzaine de gardes vêtus d'une tunique écarlate, la tête coiffée d'un casque descendant bas sur la nuque, était dirigée par un prêtre qui se tenait prudemment en retrait. Les hommes d'armes encerclaient un petit groupe de gueux, couverts de haillons mais qui se défendaient avec l'énergie du désespoir.

Ohna saisit le bras de Marc.

-Ce sont mes amis... Il faut les aider...

Le Terrien hésita un instant mais un cri du prêtre résonna désagréablement à ses oreilles.

-Tuez-les... Exterminez cette vermine...

Combien avait-il entendu de ces injonctions haineuses ? Une fois de plus, il allait enfreindre la règle principale du S.S.P.P. : Ecouter, voir, ne jamais prendre parti. Une belle invention de froids technocrates qui ne quittaient leurs bureaux climatisés que pour rentrer dans leurs douillets appartements.

Il tira son glaive et se lança en avant. Il n'était que temps ! Trois gueux gisaient sur le sol et les autres étaient vivement pressés par les gardes qui s'acharnaient particulièrement sur un colosse à la tête grisonnante.

L'arrivée inopinée de nouveaux combattants créa un flottement certain. Quatre gardes s'effondrèrent sans même avoir vu venir le coup qui les avait assommés.

Bien que surpris, le prêtre reprit sa troupe en main. Ses exclamations rauques jugulèrent le début de panique. Marc se trouva face à un solide gaillard qui abaissa son épée. Un coup à fendre un crâne jusqu'aux maxillaires ! Parade de quinte et riposte au flanc qui traça un long sillon sanglant.

Comme insensible à la douleur, le garde repartit à l'attaque d'un furieux coup de pointe. Marc détourna la lame en quarte et se fendit, touchant l'homme à la gorge.

Marc n'eut pas le temps de savourer son triomphe. Déjà un nouvel adversaire se dressait devant lui. Il nota soudain le regard dur, indifférent du garde. Tout en esquivant un coup fouetté, il émit :

-Ray, ils sont sous l'influence de la drogue. Il faudrait éliminer le prêtre.

-Je m'en charge ! En attendant, prends garde ! Tu as affaire à un coriace.

L'avertissement était utile ! Le soldat frappait, avec vigueur. Si le glaive de Marc avait été en bronze, nul doute qu'il se serait rompu. Profitant d'un instant de déséquilibre de son adversaire, le Terrien contra d'un vigoureux coup sur le casque qui se fendit. Assommé, l'homme glissa sur le sol.

L'androïde agit en puissance. Il se rua sur le soldat le plus proche. D'un revers, il écarta une lame menaçante et frappa d'un terrible uppercut au menton. Un coup d'épaule précipita le corps inanimé dans les jambes d'un autre garde qui trébucha. Une lourde manchette sur la nuque accéléra sa chute. La ligne rompue, deux enjambées amenèrent Ray face au moine dont le visage vira au gris.

-Il est interdit de frapper un prêtre... Votre punition sera féroce... Vous n'avez pas le droit...

Un maître coup du plat de la lame sur le crâne lui prouva son erreur. Le combat se poursuivait mais, depuis la chute du moine, les gardes montraient moins d'acharnement. Certains même, désemparés, laissèrent tomber leurs armes. Marc aurait souhaité imposer une trêve mais il n'en eut pas le temps. Profitant sans vergogne de leur avantage, les gueux achevèrent leurs adversaires. Tandis que les hommes dépouillaient les morts de leurs armes et vêtements, le colosse grisonnant qui semblait être le chef, avança vers Marc. Son visage écarlate ruisselait de sueur et deux estafilades sanglantes barraient son torse puissant. Il dit d'une voix grave, encore essoufflé :

-Je vous salue, étranger. Votre aide fut la bienvenue. Sans elle, ces chiens nous auraient exterminés.

Ohna qui avait suivi le combat avec anxiété, dissimulée dans un buisson, se manifesta alors :

-Thimos... Thimos... Comme je suis heureuse de te revoir.

L'homme dévisagea la jeune fille qui se jetait dans ses bras.

-Princesse... Je ne puis le croire. Comment vous êtes-vous échappée du temple ?

-Ceux-là m'ont aidée. Comment se porte le roi mon père?

-Aussi bien que possible. Vous savoir de retour sera une grande joie pour le roi. Venez, je vous mène à lui.

Se tournant vers ses hommes, il s'assura qu'il ne restait plus que des corps dénudés sur le chemin.

-En route ! Nous retournons au camp. Inutile d'aller jusqu'au village où nous espérions nous ravitailler. D'autres gardes nous y attendent certainement. Nous avons été trahis car ceux-là n'étaient pas sur ce chemin par hasard.

Il frappa doucement l'épaule de Marc. -Accompagnez-nous, étranger. Le roi sera enchanté de vous recevoir.

La petite troupe se mit en marche. Cheminant à côté d'Oliver, Marc murmura : -Une fille de roi ! Tu as l'art de choisir tes conquêtes. Espérons que le père ne sera pas trop sourcilleux sur la vertu de sa descendance.

Ils progressèrent toute la matinée, escaladant et redescendant trois collines. Ils arrivèrent enfin à un campement de fortune constitué par des huttes de branchages. Guidée par Thimos, Ohna pénétra dans l'une d'elles.

***

Le roi Hikas était trapu, solidement charpenté, avec un visage aux traits rudes surmontés d'une chevelure noire. En dépit des loques qui le couvraient, il gardait une dignité certaine. Il était assis sur un mauvais tabouret. A sa droite se tenait un vieillard maigre aux cheveux aussi blancs et longs que sa barbe. Ses yeux vifs scrutèrent un long moment les Terriens qu'Ohna avait introduits dans la hutte. Il prononça enfin d'une voix profonde : -Ils ne semblent pas contaminés mais ils doivent subir l'épreuve.

Il se leva pour prendre quatre gobelets creusés dans du bois. Il les emplit d'eau puis, tirant de dessous sa tunique une fiole, il versa quelques gouttes dans chaque godet. -Buvez, ordonna-t-il.

Ray vida son gobelet avec promptitude, imité par Ohna. Cette dernière chancela soudain mais avant qu'Oliver puisse la soutenir, elle se redressa avec un pâle sourire.

-Substance inconnue de structure complexe. Apparemment, elle ne contient pas de radicaux toxiques. Je crois que vous pouvez boire car la 611e le supporte bien.

L'échange psychique n'avait demandé que deux secondes. Lorsque les Terriens eurent avalé leur médication, le vieux sourit.

-Ils ne sont pas drogués. Seule Ohna en a absorbé mais ses effets ont pratiquement disparu. -Tout est parfait, dit le roi qui questionna Marc sur ses origines.

L'explication de la venue d'un sud lointain pour des raisons d'incompatibilité d'humeur avec un frère aîné tyrannique parut satisfaire le roi. -Sans connaissance des événements nous étions venus à Thacos pour vous offrir nos services. C'est alors que les gardes du temple nous ont arrêtés. Quelle est cette diablerie qu'ils font avaler ?

Le roi poussa un énorme soupir. -Inis, notre prêtre vous renseignera mieux que moi. -Je porte depuis des années un énorme remord. Chaldas était mon disciple. Un élève fort doué, il faut le reconnaître. Nous cherchions des plantes pour soulager la douleur. C'est en mélangeant plusieurs extraits de champignons qu'il a découvert son philtre maudit. A mon insu, il en a testé les effets pendant plusieurs années. Quand il a décidé de passer à l'action, nous avons tous été surpris. Il semble qu'il a bénéficié de l'aide d'un étrange voyageur qui lui a rendu visite pour s'entretenir de ses recherches. Ce dernier lui a donné une arme maléfique qui répand la terreur. Rares sont ceux qui, comme nous, sont parvenus à fuir. Depuis, nous menons cette vie misérable.

Le visage du vieux s'éclaira d'un sourire malicieux.

-Ayant eu connaissance des travaux de Chaldas, j'ai pu entreprendre des recherches qui ont abouti récemment. J'ai remarqué qu'une seule plante se développait près des champignons dangereux alors que toutes les autres dépérissaient. Ainsi, en la broyant, j'ai obtenu un liquide qui neutralise les effets du philtre. J'espère ainsi guérir nos concitoyens.

Ohna, restée sagement assise aux pieds de son père, intervint :

-Malheureusement, il est à craindre que Chaldas ne vous laisse pas de répit. Des conversations surprises alors qu'il me croyait sous l'emprise de la drogue, font craindre qu'il attaque bientôt. Il est décidé à ratisser toute cette région. Il dispose d'une armée de trois cents hommes.

Le roi sursauta et se pencha vers sa fille.

-Sais-tu quand il se mettra en marche ?

-D'après ce que j'ai entendu, il voulait attendre la venue proche d'un voyageur mais j'ai peur que mon évasion ne précipite les choses. Il se doutera bien qu'ayant échappé à son contrôle, je voudrai vous informer.

Se tournant vers Thimos resté sur le seuil de la hutte, le roi ordonna :

-Il faut envoyer des éclaireurs sur la route qui mène à la ville. Dispose-les en profondeur. Je veux être prévenu dès que l'armée ennemie approchera.

Le colosse salua en répondant : -Je fais immédiatement le nécessaire.

Le roi s'adressa alors aux Terriens. -Je vous suis très reconnaissant d'avoir permis à Ohna de fuir. Souhaitez-vous toujours me servir ? -Bien évidemment, seigneur. -Dans ce cas, soyez les bienvenus. On m'a rapporté que vous étiez de rudes combattants. -Nous avons un bon entraînement au maniement des armes.

-Voyez avec Thimos pour qu'il vous procure un abri. Vous conseillerez mes hommes. Ils sont dévoués et courageux mais ils n'avaient que peu manié le glaive auparavant. Des leçons leur seraient profitables.

A la tombée de la nuit, les hommes se rassemblèrent autour d'un feu sur lequel une bête rôtissait. Elle ressemblait à un beau sanglier. Deux cuisiniers bénévoles tournaient la broche tandis qu'un troisième arrosait le futur festin.

Assis sur le sol, les jambes croisées, Thimos bavardait avec Marc.

-Sans toi et tes amis, mon existence se serait achevée ce matin sur ce minuscule sentier. Un

villageois nous a certainement trahis. -Les prêtres occupent-ils tous les villages ? -Ils n'ont pas assez d'hommes. Ils se contentent d'inspections régulières qui terrorisent les populations.

Le rôti semblant à point, un des cuisiniers entreprit de découper l'animal. Bientôt, chacun fut pourvu d'un morceau.

Ray qui enregistrait la scène, émit : -Ils sont environ une quarantaine et de surcroît, mal armés. Je ne vois pas comment ils résisteront à des guerriers entraînés et disciplinés. Comptes-tu rester encore longtemps à jouer au campeur sauvage ? -Un jour ou deux. Je suis curieux de voir la suite des événements.

Thimos leur proposa alors de partager sa hutte mais Marc déclina l'invitation. Il connaissait trop bien les odeurs de fauve qui régnaient dans les endroits où les hommes s'entassaient.

-Ce soir, nous dormirons au pied d'un arbre et demain nous construirons un abri.

Alors que chacun s'apprêtait pour la nuit, Ohna qui n'avait pas quitté son père approcha d'Oliver. Elle murmura d'un ton gêné : -Je suis désolée de ne pouvoir te tenir compagnie. Je me dois à mon père.

Rougissante, elle ajouta : -Malgré les épreuves, il est resté très classique. Je crois préférable actuellement qu'il ignore les sentiments qui nous ont poussés l'un vers l'autre. Plus tard, si nous triomphons, je te promets...

Voyant le roi apparaître sur le seuil de sa hutte, elle s'enfuit dans l'ombre.

CHAPITRE X

Dissimulé par un buisson, Hikas observait l'armée du Grand Prêtre. Deux jours seulement s'étaient écoulés depuis le retour de sa fille. A la fin de l'après-midi, un messager avait annoncé l'approche de l'ennemi.

Pour l'heure, les gardes du temple installaient leur campement pour la nuit. Ils agissaient avec méthode, sous la surveillance de plusieurs prêtres. La tente du grand Maître fut dressée au centre d'un espace dégagé. Deux autres, plus petites, abritaient les prêtres. Enfin, des sentinelles postées à intervalle régulier assuraient une garde vigilante.

Hikas se recula en silence, suivi de Thimos. Marc et Ray avaient tenu à les escorter. Ils ne tardèrent pas à regagner leur campement. Dans la hutte, ils retrouvèrent Ohna et le vieil Inis. Une ride soucieuse barrait le front du roi qui soupira : -Ils sont trop nombreux. Nous ne pourrons jamais résister. Il va nous falloir encore fuir.

Thimos, les poings serrés d'une rage impuissante, approuva de la tête. Le roi regarda

Marc. Ce dernier hésitait. Allait-il commettre une entorse de plus au sacro-saint règlement du S.S.P.P. ?

-Il existe peut-être une solution, murmura-t-il.

-Laquelle ? lança aussitôt Hikas, le regard intéressé. Parle vite !

-Elle dépend d'Inis. Possède-t-il une quantité importante d'antidote ?

Le vieux prêtre assura qu'il pouvait traiter plusieurs milliers de personnes si nécessaire.

-C'est parfait. La troupe de Chaldas est composée de drogués qui, en fait, agissent contre leur gré. Désenvoûtés, ils n'opposeront aucune résistance et, au contraire, vous aideront.

-Comment leur faire absorber le breuvage ? dit Thimos. Au moment du combat, nous ne pouvons leur tendre une coupe et les inviter à boire.

-D'autant que les prêtres et les officiers les surveillent, surenchérit le roi. Dès qu'ils nous apercevront, ils donneront l'ordre d'attaquer.

-Dans toutes les armées, le matin, avant le combat, il est d'usage de donner à manger aux hommes. Il suffirait de mélanger l'antidote à la nourriture.

-Comment y parvenir ? Le camp est bien gardé, tu l'as constaté.

-Mon ami Ray possède une grande habileté pour se déplacer en silence dans l'obscurité. Il se chargera de la mission. Il suffit de lui donner la tunique et le casque d'un des hommes que nous avons éliminés en forêt.

Le roi réfléchit un long moment avant de décider : -L'idée de Marc mérite d'être essayée. Fasse le ciel qu'elle puisse se réaliser. Nous abandonnerons le campement au milieu de la nuit. Nous nous posterons au nord, là où l'orée du bois est la plus proche du camp de Chaldas. Si Ray réussit, nous attaquerons aussitôt. Si par malheur, il échoue nous pourrons nous replier facilement. La forêt est dense et il sera malaisé de nous suivre.

Thimos, le visage éclairé par un sourire d'espoir, sortit en annonçant : -Je donne les ordres nécessaires.

Ray se manifesta psychiquement. -J'ai suivi votre conversation. Je me doutais bien que tu trouverais le moyen de m'exploiter. Il est heureux que j'aie censuré mes enregistrements sinon les zèbres de la commission de non-immixtion se feront un plaisir de t'arracher la peau du dos, lambeaux par lambeaux, pour que ce soit plus long et plus douloureux. -Une petite aide n'a jamais bouleversé l'évolution d'une civilisation primitive. Ce Grand Maître qui rêve de régner sur un peuple de zombis n’a rien de sympathique. Tu as compris la manoeuvre. Tu agiras quand il n'y aura pas de lune. Utilise tes antigrav pour franchir le rideau des sentinelles. Je fais confiance à ton instinct pour trouver le coin où se prépare la cuisine.

-Et si je suis repéré ?

-Tu files au pas de course vers l'ouest et tu te caches dans la forêt. Je doute qu'un pauvre humain puisse te suivre!

***

Une lueur barrait l'horizon. Trop lentement au goût de Marc, le jour se levait. Cette impatience était partagée par le roi et Thimos allongés près de lui, guettant ta reprise de l'activité dans le camp ennemi. Le reste de la troupe était dissimulé une vingtaine de mètres en arrière, prête à détaler car les hommes n'avaient qu'une confiance médiocre dans le plan qu'on leur avait expliqué.

Aux premiers rayons du soleil, une sonnerie de trompes retentit. Les hommes d'armes, couchés à même le sol, remuèrent puis se levèrent avec l'enthousiasme commun à toute garnison. Des prêtres, plus motivés, houspillaient les recrues.

-Croyez-vous que votre ami soit parvenu dans le camp ? souffla le roi.

-S'il avait été arrêté, nous aurions perçu une agitation plus grande, le rassura Marc.

Les gardes se rangèrent en une longue file devant une petite tente. Deux hommes distribuaient une soupe qu'ils puisaient dans un énorme chaudron. Ray se manifesta psychiquement :

-Tout est O.K. ! Ils absorbent leur médication. Espérons qu'elle ne fera pas effet avant que les derniers soient servis.

Nerveux, Marc suivait la progression de la file. Il ne restait plus qu'une vingtaine d'hommes à servir quand les premières manifestations apparurent. Des gardes s'effondrèrent tandis que d'autres restaient paralysés.

Le roi se redressa, le visage radieux, -lia réussi ! Il a réussi !

-Sire, ordonnez l'assaut, sinon les prêtres vont se ressaisir. Il serait catastrophique que Chaldas parvienne à fuir.

Une telle perspective n'était guère plaisante. Aussi Hikas se tourna-t-il vers Thimios qui rameuta sa troupe. Dans le camp, la situation devenait chaotique. La moitié des gardes gisait à terre.

Poussant des cris féroces, les proscrits se ruèrent à l'attaque. Thimios avait réparti ses forces en trois groupes. Les ailes enveloppèrent le camp pour empêcher tout mouvement de repli, tandis que le centre attaquait de front.

Chaldas sortit de sa tente, intrigué par le bruit. Un spectacle de désolation et d'anarchie s'offrit à ses yeux. De sa voix sèche, autoritaire, il rassembla autour de lui les prêtres et les officiers. Seule la moitié de ceux-ci répondirent à son appel. -Que chacun reprenne en main ses sections.

Les malheureux s'égosillèrent en vain. Douze gardes seulement, ceux qui n'avaient pas déjeuné, obéirent à leur appel.

Déjà, les attaquants arrivaient. Pour rassurer ses subordonnés qu'il sentait terrorisés, Chaldas sortit de dessous sa tunique l'arme magique donnée par l'étranger. Il la dirigea sur le rebelle le plus véloce qui n'était qu'à une dizaine de pas.

Un trait de feu zébra l'air. Le malheureux fut enveloppé de flammes et s'effondra, transformé en un immonde résidu charbonneux. -Ray, appela Marc. Il possède un pistolet thermique.

Il faut le neutraliser avant qu'il sème la panique parmi nos amis.

Chaldas cherchait du regard une nouvelle victime. Nul ne perçut le mince faisceau lumineux qui frappa la main armée. Soudain, un éclair jaillit, aveuglant, suivi aussitôt d'une colonne de flammes qui disparut aussi vite qu'elle était apparue. Lorsqu'ils retrouvèrent une vision normale, les combattants constatèrent la disparition du Grand Maître. Il ne restait qu'une paire de sandales qui achevaient de se consumer sur le sol.

-Qu’est-il arrivé, Ray ?

-J'avais visé la main. J'ai dû atteindre le chargeur énergétique qui a explosé.

Le premier remis de sa peur, Thimios s'élança vers les prêtres médusés, entraînant ses hommes.

Dix minutes plus tard, le combat était terminé.

-Ils n'ont pas fait dans la dentelle, ricana Ray en désignant les cadavres. Tous les prêtres ont été massacrés ainsi que les malheureux qui leur étaient encore dévoués.

-Nos amis ont tellement souffert des exactions de Chaldas que nous pouvons les comprendre à défaut de les approuver.

Devant la grande tente qu'il avait réquisitionnée, le roi assistait à la remise en ordre du camp. Les malheureux soustraits à l'effet de la drogue étaient totalement désorientés. Inis, aidé de quelques hommes, les réconfortait et expliquait leur mésaventure.

Hikas donna l'accolade aux Terriens.

-La libération de Ohna et cette victoire furent deux merveilleux événements. C'est à vous que je les dois. Croyez que je saurai m'en souvenir. Ce soir, nous organiserons un festin et demain, nous partirons pour Thacos. J'avoue avoir hâte de retrouver mon palais.

Le dîner qui vit disparaître la totalité des provisions amenées par le Grand Maître, fut fort joyeux. Il se prolongea tard dans la nuit, les anciens proscrits n'ayant fait aussi bonne chère depuis longtemps. Marc en profita pour poser à Inis une question qui le tracassait.

-Pourquoi Chaldas organisait-il une orgie après chaque distribution de drogue ?

Le vieillard eut un triste sourire.

-Le mélange a de terribles effets aphrodisiaques. En l'absence d'un exutoire physiologique, des accidents sont à craindre, pouvant entraîner des accidents cérébraux et même la mort.

Marc qui avait réfléchi une grande partie de l'après-midi, demanda :

-Avez-vous encore une fiole d'antidote ?

-Plusieurs même. Je peux traiter encore des centaines de personnes.

-J'aimerais que vous m'en donniez une. Elle pourrait nous être utile si nous rencontrons des drogués pendant notre voyage de retour.

Un sursaut trahit la surprise d'Inis.

-Ne venez-vous pas à Thacos ? Le roi vous confiera une charge importante et il m'a semblé que votre jeune ami avait fait grosse impression sur la princesse.

-Non ! Nous devons impérieusement retourner dans notre lointain pays.

-Quand partirez-vous ?

-Maintenant ! Enfin dès que vous m'aurez confié une fiole.

Très perplexe, le vieillard scruta le visage de Marc. Sans quitter des yeux son interlocuteur, il murmura :

-Vous n'appartenez pas à notre monde.

Devançant les dénégations de Marc, il ajouta :

-J'ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse. Je sais qu'il existe seulement dans le sud de rares tribus très primitives qui ne connaissent pas l'usage du bronze et encore moins l'art de l'escrime et des combats. Enfin, leur langue est rude avec un accent très particulier.

Marc soutint le regard d'Inis.

-Je vous estime trop pour vous mentir mais je vous supplie de garder ce secret. Je viens effectivement d'un autre monde, encore plus lointain que vous ne pourrez jamais l'imaginer. Je suis heureux d'avoir pu réparer le mal causé par un illuminé désireux d'asservir ses compatriotes.

-Reviendrez-vous ?

-Jamais ! Dans des dizaines de siècles, votre science aura progressé et vous permettra, à votre tour, de vous lancer à la conquête de l'espace. Je vous laisse le soin d'expliquer notre départ brusqué au roi ... Et à Ohna.

Marc sortit très vite de la tente. Il appela psychiquement Ray :

-Trouve Oliver ! Nous filons d'ici avant le lever du jour.

***

Le Mercure s'arracha du sol dans le sifflement aigu de ses propulseurs. La sensation d'écrasement disparut quand l'astronef se trouva placé sur une orbite haute autour d'Ornica. Sur l'écran de visibilité extérieure, la planète apparut comme un beau ballon bleu.

Le regard embué, Oliver murmura :

-Fallait-il partir aussi vite ?

Marc lui pressa doucement l'épaule.

-Tu découvres le côté le plus pénible de nos missions. Abandonner, sans espoir de les revoir, des gens qui nous ont accordé leur amitié et parfois un peu plus.

Ray intervint, brisant l'atmosphère triste.

-Quelles sont les consignes ? Veux-tu adresser ton rapport au général ?

-Rien >ne presse. Nous n'avons pas fait de découvertes sensationnelles. Nos brillants universitaires pourront attendre encore quelques heures la réponse à leurs angoisses théologiques.

-Dois-je programmer le retour sur Terre ?

-Pour l'instant, nous attendrons sur cette orbite.

-Pourquoi ? s'étonna Oliver.

Marc alla se servir un gobelet de jus de fruit synthétique au distributeur.

-Réfléchis, fiston. Pris par l'action, nous avons négligé deux éléments importants. Le Grand Prêtre possédait un pistolet thermique qui n'a pu être fabriqué sur Ornica. Il provient donc d'un apport extérieur. Enfin, ton amie Ohna a précisé que Chaldas attendait la venue prochaine d'un mystérieux voyageur. Maintenant, que peut obtenir ce dernier en échange d'une arme, sinon de la drogue ?

-Qu'en déduis-tu ?

-J'aimerais savoir si dans les prochaines heures nous n'allons pas voir un astronef apparaître dans cette région. Ray, mets le Mercure en état de défense automatique et allons nous coucher. J'avoue qu'un passage au bloc sanitaire me serait agréable. C'est quand on en a été privé qu'on apprécie le mieux le confort de la civilisation.

CHAPITRE XI

Marc pénétra dans le poste de pilotage et s'installa sur le siège du copilote. Dix heures de sommeil, un bain revitalisant et un copieux déjeuner l'avaient remis en bonne forme.

-Rien à signaler, Ray ?

-Si un événement important était survenu, je pense que je t'aurais prévenu, ironisa l'androïde.

-Où est Oliver ?

-Il dort encore. Il a été long à trouver le sommeil. Le souvenir de sa belle le tracasse toujours.

-Il devra s'habituer à ces rencontres éphémères qui laissent un goût amer.

Une sonnerie retentit et l'ordinateur annonça de sa voix métallique impersonnelle :

-Emergence au 220. L'astronef se dirige à grande vitesse vers Ornica.

Ray bascula vivement une série d'interrupteurs. Plusieurs écrans cathodiques s'éclairèrent.

-Ce vaisseau ne présente aucune marque de reconnaissance. C'est sans aucun doute un pirate. Que peut-il espérer dans ce secteur de la Galaxie ?-Nous ne tarderons pas à le savoir, ricana Marc. Ses détecteurs sont aussi perfectionnés que les nôtres car il nous a repérés. Il modifie sa trajectoire pour se diriger vers nous.

Le témoin de la vidéo-radio se mit à clignoter. D'un mouvement de l'index, Marc établit la communication. Un visage jeune, les traits énergiques, les yeux très pâles, s'afficha sur l'écran. Ses sourcils se soulevèrent, discret témoignage de surprise puis un froid sourire étira ses lèvres minces.

-Capitaine Stone, je ne pensais pas vous trouver ici. Il est fort dommage pour vous d'avoir remplacé Standman que mes amis ont neutralisé.

Son sourire s'agrandit jusqu'à devenir un véritable rictus.

-Lieutenant Douglas Burk, je présume, rétorqua Marc. Le général Khov sera fâché d'apprendre qu'un de ses subordonnés s'est reconverti dans la piraterie.

-Je doute que vous ayez la possibilité de lui annoncer la nouvelle. Vous avez eu le tort d'utiliser un appareil civil, sans doute pour nous tromper. Je reconnais que nous nous sommes laissés berner. Nous pensions que la mission sur Ornica avait été repoussée.

Les deux astronefs couraient à la rencontre l'un de l'autre. La distance les séparant diminuait rapidement car le pirate était très véloce. Marc ferma un instant les yeux.

-Ray, prépare une salve de quatre missiles. Voilà comment tu les programmeras.

Une seconde suffit pour donner les instructions.

-Amusant, dit il androïde, mais il me faut un peu de temps. Monopolise son attention.

Marc se composa un visage soucieux. Les rides qui barraient son front amusèrent Burk.

-Comment avez-vous appris le jour du départ de Standman ?

Le pirate émit un rire bref.

-J'ai gardé de cordiales relations avec Colliers, l'adjoint du commandant Sark, chargé de la préparation des androïdes. Maintenant, nous avons assez perdu de temps. J'ai un rendez-vous important sur Ornica.

Marc devina les mouvements de la main vers les boutons de mise à feu des missiles. Aussi, lança-t-il très vite :

-Ainsi, vous êtes le voyageur qu'attendait Chaldas. Malheureusement, il ne pourra vous recevoir.

Burk sursauta, soudain très attentif.

-Pourquoi ? jeta-t-il sèchement.

-Je crains qu'il ait trouvé une fin prématurée dans une révolte de ceux qu'il voulait asservir.

-Qui-le remplace ?

-Personne ! Le roi de Thacos a souhaité attendre un peu avant de reconstituer une caste de prêtres.

-Chaldas avait des disciples. Que sont-ils devenus ?

-Es ont été éliminés en même temps que leur maître. Dans les civilisations primitives, les châtiments ne sont guère gradués. On survit ou on meurt.

L'androïde se manifesta psychiquement?

-J'ai terminé, Marc. Crois-tu qu'il se laissera leurrer ?

-C'est notre seule chance car son appareil est plus puissant que le nôtre. Feu !

La surprise arrondit les yeux du pirate quand il

vit jaillir quatre missiles des flancs du Mercure. -Ce n'est pas possible, souffla-t-il. Un yacht civil n'est pas armé. C'est contraire aux habitudes.

Toutefois, son sourire reparut quand il constata qu'un seul missile se dirigeait vers lui, les trois autres ayant des trajectoires divergentes. -Votre réputation est très surfaite, Stone. Trop de précipitation dans votre tir. Maintenant, adieu. Soyez tranquille, Khov vous décernera une médaille à titre posthume !

D'un geste rageur de la main, il pressa les commandes de tir, libérant six missiles. Fort bien groupées, les torpilles fondirent sur le Mercure. -Lance un Cisée et vire de trente degrés, ordonna Marc.

Le Cisée était un leurre perfectionné qui donnait une image volumique, thermique et magnétique exacte du Mercure. Les têtes chercheuses des missiles se focalisaient sur lui tandis que l'astronef décrochait.

Le virage brutal arracha un gémissement à Marc tandis qu'un voile noir couvrait ses yeux. Quand il recouvrit un minimum de vision, Ray annonça : -Les engins ont été trompés. Dès que le Mercure est revenu en ligne, j'ai expédié une seconde salve. Notre premier missile arrive à destination.

La torpille qui avait suivi une trace directe, explosa très à distance du vaisseau pirate qui avait branché son écran protecteur à pleine puissance. Il se produisit alors un phénomène incompréhensible. Les trois autres missiles qui, mal dirigés, s'étaient écartés de leur cible, modifièrent soudain leur cap pour converger vers leur objectif.

Fort bien programmés par Ray, ils percutèrent l'écran protecteur avec une rigoureuse simultanéité. La colossale dépense d'énergie fit fondre plusieurs éléments du générateur de l'astronef pirate.

Burk, effaré par les nombreux témoins d'avarie qui clignotaient sur la console de pilotage, tenta de relancer les propulseurs pour changer de cap. Trop tard ! Les missiles de la seconde vague arrivèrent à cet instant et l'astronef se transforma en un gigantesque nuage irisé.

Dans la cabine du Mercure, Marc poussa un soupir de soulagement ample et profond tandis que Ray notait avec regret :

-Deux missiles seulement auraient suffi.

Oliver se redressa et essuya son visage sillonné de rigoles de sueur.

-Il est miraculeux que les trois missiles aient explosé simultanément.

-Cette synchronisation est une spécialité de Ray. Nous avons utilisé cette technique à de nombreuses reprises.

-Pourquoi les avoir fait d'abord diverger ?

-Si Burk avait vu quatre missiles groupés, il aurait, comme nous, utilisé un Cisée, tandis qu'un seul engin ne présentait aucun risque sérieux. L'explosion passée, il pouvait reprendre son tir en toute tranquillité.

Le jeune homme éclata de rire.

-Je retiens la leçon. Mes instructeurs à l'école d'astronautique ont omis de m'apprendre cette ruse.

-Espérons surtout que tu n'auras jamais à l'utiliser. Maintenant, Ray, cap sur la Terre. Dès que nous aurons plongé dans le subespace, nous adresserons un rapport au général.

CHAPITRE XII

Marc tendit à Oliver un verre de son vieil armagnac préféré. Arrivé le matin même à New-York, il avait été déçu de ne pouvoir joindre son amie Elsa Swenson. Outre ses yeux d'un vert extraordinaire, Elsa avait la particularité d'être une des femmes les plus riches de la Galaxie. Depuis plusieurs années, elle entretenait avec Marc des liens aussi tendres que discrets.

Il avait alors invité Oliver pour fêter leur retour de mission. Ray avait amélioré les plats tout préparés du distributeur et le repas avait été correct sinon gastronomique.

Un coup de sonnette les surprit. Ray alla ouvrir et ne tarda pas à revenir, précédant l'amiral Neuman. Ce dernier était grand, mince avec un visage austère surmonté de cheveux gris. Il esquissa un sourire, témoignage exceptionnel de bonne humeur.

-Je passais dans votre quartier et j'ai pensé vous rendre visite. J'espère que je ne vous dérange pas, capitaine.

-Nullement, amiral. Voulez-vous goûter cet armagnac ?

-Volontiers, je ne suis pas en service.

Il chauffa un instant le verre dans le creux de ses mains, huma le liquide ambré puis trempa ses lèvres.

-Excellent, capitaine. Vous avez l'art de choisir vos boissons.

Devant le mutisme de ses interlocuteurs, il poursuivit d'un ton serein.

-Le colonel Still m'a conté votre action pour retrouver l'aspirant Standman. Il a pensé préférable de ne pas mêler la police locale à cette affaire et il a envoyé une équipe arrêter ce Nick Tark. Très choqué par la perte de quelques doigts, ce dernier a été fort bavard.

L'amiral absorba avec un plaisir évident une gorgée d'armagnac.

-La même patrouille a découvert dans un vieux hangar un cadavre portant une très curieuse blessure au cou. L'enquête officielle a vite conclu à un règlement de comptes entre voyous. Affaire classée, sans importance aucune.