LE CHARIOT DE THALIA (SSPP 09) (corrigé 12/02/2010)
JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
Marc Stone pénétra dans le poste de pilotage du Neptune II. Il se sentait reposé et détendu. C'était un solide gaillard d'une trentaine d'années, grand, aux muscles allongés, trahissant force et souplesse. Son visage aux traits accusés était surmonté d'une chevelure brune. Ses yeux gris, pouvant être tendres ou inquiétants, variaient en fonction de l'interlocuteur.
Sans surprise, Stone vit Ray aux commandes de l'astronef. Il ressemblait beaucoup à Marc mais en plus massif. Seul un observateur très attentif aurait pu noter que les traits de son visage étaient trop impassibles, comme figés. Ray était un androïde, robot très perfectionné, à morphologie humaine.
Marc s'installa sur le siège du copilote et poussa un soupir d'aise en allongeant les jambes.
-As-tu bien dormi. ? demanda l'androïde.
-Beaucoup trop, grogna Marc. Peux-tu m'expliquer pourquoi je suis resté aussi longtemps sous l'inducteur psychique ?
Les agents « Action » du Service de Surveillance des Planètes Primitives devaient utiliser le temps de passage dans le subespace pour s'imprégner de la langue, de la culture et des moeurs des habitants de la planète qu'ils devaient explorer.
-J'ai pensé que tu avais besoin de repos. Ton dernier séjour à New York t'a beaucoup fatigué. Tu as maintenant trop d'amies et comme tu ne veux en décevoir aucune...
-Cela n'était pas une raison pour...
Ray l'interrompit avec un clin d'oeil très humain qui signifiait également à Marc que l'androïde interrompait les enregistrements qu'il devait effectuer tout au long de sa mission.
-Il n'est pas indispensable que tout le Service sache que, depuis ta rencontre avec cette curieuse entité végétale, ton esprit assimile dix fois plus vite qu'un autre les données de l'inducteur psychique. Cela inciterait le général Khov à raccourcir tes périodes de détente.
Khov était un colosse au crâne totalement rasé qui dirigeait d'une poigne de fer le S.S.P.P. depuis plusieurs années. Ray émit un curieux soupir et poursuivit :
-Je suis toujours très heureux d'être en mission avec toi, même si, trop souvent, je tremble pour ton existence.
Marc ne s'étonna pas de cette manifestation bien étrange pour un androïde. Un robot ne peut éprouver de sentiments. C'est connu, admis, prouvé. Les ingénieurs cybernéticiens affirment que leurs créatures ne peuvent réagir qu'en fonction des programmes qui leur ont été fournis. Cependant, entre Marc et Ray, s'étaient noués au cours des missions d'étranges liens, réalisant une sorte de symbiose entre l'homme et la machine. Lorsque Ray percevait que son ami était en grand danger, un curieux trouble envahissait ses neurones électroniques, bloquant toute programmation antérieure, ne laissant place qu'à une dangereuse efficacité.
-Tu es une vraie mère pour moi, ironisa Marc. Quand arriverons-nous ?
-Emergence du subespace dans deux minutes et quarante secondes. J'avais fort bien programmé ton réveil. Tu n'as même pas le temps de boire un verre. Attache tes sangles magnétiques.
Dès que l'habituel malaise provoqué par la transition fut dissipé, Marc se redressa en soupirant :
-Voyons maintenant si nous sommes bien dans le système solaire que nous devons explorer. Branche les détecteurs.
Marc n'éprouvait aucune inquiétude. Avec un androïde de la classe de Ray aux commandes de l'astronef, il savait qu'il ne pouvait y avoir d'erreur.
En attendant le verdict de l'ordinateur, Stone songea à sa dernière entrevue avec Khov.
« -Cette fois, avait déclaré le générai avec son ironie glacée, je vous ai choisi une mission de tout repos. Ainsi vous ne risquerez pas de déclencher un conflit interplanétaire comme lors de votre précédente expédition. La planète Hark a été découverte il y a deux siècles maintenant et trois missions ont déjà été effectuées. Toutes concordent : sur un seul continent une civilisation type Moyen Age, début de Renaissance, s'est développée. Cependant la dernière expédition a été écourtée et l'agent a dû être rapatrié en urgence, le poumon droit transpercé par un coup d'épée. Un mari jaloux avait voulu venger son honneur ! A cette époque, nos agents n'avaient pas de ceinture protectrice. » Cet engin était une merveille de la technologie terrienne. Il induisait autour du corps un champ de force. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du générateur atomique contenu dans la boucle. C'est dire qu'il mettait à l'abri des projectiles classiques et même des pistolaser. Toutefois, il existait un inconvénient ; pour ne pas attirer l'attention des indigènes, les agents maintenaient le champ à faible intensité. En raison de son élasticité, les chocs étaient douloureusement perçus et au retour de mission, Marc ne comptait plus les ecchymoses qui constellaient son épiderme. Le général, en veine d'ironie, avait ajouté : « -C'est le genre de mésaventure qui vous serait souvent arrivé sans votre ceinture si j'en juge par les efforts que déploie votre androïde pour censurer ses enregistrements dès qu'une jeune femme s'approche de vous. Donc, si vous modérez vos pulsions sexuelles, vous pourrez effectuer votre travail jusqu'au bout. Nos spécialités exigent maintenant des études approfondies car en cinquante ans, les civilisations, même primitives, évoluent plus vite que nous ne le pensions. Sur Hark, vous disposerez donc d'un mois entier pour établir votre rapport avec possibilité de deux semaines supplémentaires. Attention, ce délai devra être justifié par les besoins du service et non être utilisé pour batifoler avec les beautés locales. »
La voix de Ray interrompit la rêverie de Marc :
Sur l'écran de visibilité extérieure, tu verras Hark. C'est la troisième planète d'un système qui en comprend douze. Ces dernières sont inhabitées car torrides pour celles près du soleil et glaciales pour les plus éloignées.
Une grosse sphère bleutée apparut aux yeux de Marc tandis que l'androïde égrenait :
-Soleil de magnitude G. Planète terra-morphe. Masse 0,85 de celle de la Terre. Atmosphère semblable à celle terrestre mais un peu plus riche en oxygène du fait de l'existence de très vastes forêts. Rotation autour du soleil en 382 jours. Rotation sur elle-même, 23 heures 10 minutes. La faible inclinaison de son axe nord-sud entraîne des saisons peu marquées. Les océans recouvrent les huit dixièmes de la surface du globe. Un seul grand continent émergé s'étend de l'est à l'ouest, partagé en son milieu par une haute chaîne de montagnes.
« Le principal foyer de civilisation s'est développé à l'extrémité ouest, le long d'un grand fleuve qui gagne majestueusement l'océan. Le territoire est divisé en un certain nombre de baronnies et comtés sous l'autorité d'un souverain qui réside à Sippar, la capitale. »
Ray manoeuvra plusieurs curseurs et annonça :
-Nous sommes sur orbite géostationnaire. il est temps d'aller nous préparer.
Désignant un point sur l'écran central, il ajouta :
-En fin de nuit, nous poserons le module de liaison dans cette forêt, à une dizaine de kilomètres du fleuve. Nous le longerons ensuite, ce qui nous donnera l'occasion de traverser plusieurs villages. Nous recueillerons des renseignements sur les changements qui se sont produits en un demi-siècle avant d'affronter la vie dans la capitale.
-De quelle identité userons-nous pour justifier notre présence ?
-Le long de la barrière montagneuse, existent des fiefs indépendants, c'est du moins ce qu'affirme le précédent rapport. Les fils cadets des seigneurs locaux migrent souvent vers la capitale pour tenter de trouver une situation auprès du roi. Tu passeras pour un chevalier en quête de fortune.
Dans la soute du Neptune, Marc se dévêtit entièrement.
-Voici les vêtements que j'ai confectionnés pendant le trajet. Ils étaient à la mode le siècle dernier.
-Espérons que les modes n'auront pas trop évolué, ricana Marc.
-Aucune importance, rétorqua Ray. Cela confirmera simplement ta situation de noble très provincial.
L'androïde lui tendit une chemise de lin, blanche, avec un petit motif de dentelle sur le devant, puis une culotte de gros drap brun, assez moulante, s'arrêtant au-dessous des genoux. Marc enfila une paire de boîtes en plastique imitant le cuir, ornées d'un revers. Enfin il endossa un pourpoint de cuir beige. Pour terminer, Ray le coiffa d'un chapeau de feutre à large bord, agrémenté d'une longue plume.
-N'oublie pas ta ceinture protectrice, recommanda l'androïde.
Elle avait la forme d'un large ceinturon. La grosse boucle dissimulait le générateur et le curseur de puissance. Ray avait accroché une solide et longue rapière et une dague. En bouclant la ceinture, Marc ne pouvait s'empêcher de sourire devant le contraste que faisaient ces deux armes primitives avec un engin protecteur aussi sophistiqué réservé aux seuls agents en mission.
Pendant ce temps, Ray avait troqué sa combinaison d'astronaute contre une tenue identique à celle de Marc mais plus simple et plus usagée. Pour lui l'épée n'était que symbolique car il possédait des armes autrement redoutables. De son index droit pouvait jaillir un fin rayon laser et son avant-bras gauche dissimulait un puissant désintégrateur !
Les deux compères prirent place dans le module de liaison, sorte de sphère avec un dôme transparent. Ray s'installa aux commandes et annonça :
-Prêt pour l'éjection.
La porte extérieure du sas s'ouvrit et le vide aspira le module au milieu d'un nuage irisé. Après deux révolutions destinées à freiner l'engin sur les couches supérieures de l'atmosphère, Ray plongea vers le sol et pénétra dans la zone d'ombre. De gros nuages chargés de pluie entourèrent le module. Marc ne ressentait aucune inquiétude. Il savait que Ray pouvait piloter dans le brouillard le plus opaque.
Un très léger choc avertit Marc que le module avait pris contact avec le sol de la planète Hark. Il allait actionner le mécanisme d'ouverture de la porte quand Ray prévint son geste.
-Nous devons attendre les résultats des analyses atmosphériques. Profitons-en pour effectuer les contrôles exigés par la « check-list ».
-Au travail, soupira Marc.
Il savait qu'il ne pouvait se dérober à cette fastidieuse besogne exigée par les Services de Sécurité du S.S.P.P. Prenant la feuille que lui tendait Ray, il commença à lire une liste qu'il connaissait par coeur.
-Défenses automatiques du Neptune ?
-Elles sont enclenchées depuis notre départ.
Marc savait ainsi que son aviso ne pouvait être ni détruit par une météorite, ni repéré par un faisceau radar même très perfectionné.
-Champ protecteur ?
-Celui de ta ceinture fonctionne. Le mien également.
-Système de rappel automatique du module ?
-Paré.
-Emetteurs radio ?
Chaque agent du Service « Action » avait subi une greffe d'un mini-émetteur laryngé et d'un micro récepteur auriculaire permettant ainsi de communiquer avec leur androïde sur de très longues distances.
-Je te reçois cinq sur cinq.
-Emetteur psychique ?
Ray éclata d'un rire très humain.
-Fais attention à ce que tu lis ! Tu aurais dû constater que sur cette nouvelle « check-list » cette mention a été supprimée.
En effet, les nouveaux androïdes ne possédaient plus ce type de communicateur. Très rares étaient les agents capables de s'en servir car les humains sont de mauvais télépathes. De plus, parmi les hommes qui communiquaient de cette manière avec leur androïde, les autorités ont découvert qu'il se créait d'étranges liens qui les ont inquiétés. Aussi, par prudence, les émetteurs psychiques ont été supprimés.
-Il est heureux que tu n'appartiennes plus au Service et que tu sois ma propriété personnelle.
-Je crois que nous devons remercier tous les deux cette charmante Elsa Swenson et la curieuse entité végétale qui t'a doté d'une puissance psychique aussi importante. Ainsi nous n'avons aucun besoin de radio.
Un voyant vert s'alluma annonçant la fin des analyses atmosphériques.
Marc sauta à terre et respira l'air tiède, parfumé et humide de la forêt. C'était toujours une agréable sensation après un séjour dans l'atmosphère confinée et régénérée de l'astronef.
-Augmente la puissance de ton écran protecteur, bougonna Ray. Nous ignorons s'il n'existe pas des prédateurs nocturnes ou plus prosaïquement des insectes venimeux.
La porte du module se referma avec un doux chuintement et l'engin bondit vers le ciel sombre où il disparut aussitôt. C'était le dernier lien qui retenait le Terrien à sa civilisation. A chaque mission, en voyant disparaître le module, Marc ne pouvait manquer d'éprouver une certaine anxiété. Le moindre incident technique le condamnerait à terminer son existence sur cette planète.
Ray désigna le ciel où une mince lueur apparaissait.
-Le jour ne tardera pas à se lever et nous pourrons nous mettre en route.
S'asseyant sur le tronc d'un arbre abattu par l'orage, Marc soupira :
-Pourquoi faut-il que toutes nos missions débutent par un interminable marathon ?
-Tu sais que ce sont les ordres. Nous devons nous poser de nuit dans un endroit désert pour ne pas risquer d'être surpris par un indigène. Veux-tu une tablette nutritive?
-Inutile, je n'ai pas encore faim.
Les premiers rayons du soleil filtrant à travers la ramure des arbres, les deux amis décidèrent de partir. Le sous-bois peu dense permettait une marche aisée, retardée seulement par d'épais buissons épineux qu'il fallait contourner.
CHAPITRE II
Marc s'épongea le front. Il marchait depuis une heure et le soleil commençait à chauffer sérieusement l'atmosphère. Comme sur beaucoup d'autres planètes, la civilisation s'était développée entre le trentième et le quarantième parallèle Nord, juste au-dessus des zones tropicales.
Les deux compères atteignirent un chemin de terre battue serpentant à travers la forêt.
-Il nous suffit de le suivre pour arriver au premier village, affirma Ray qui avait en mémoire une cartographie détaillée de la région.
-Est-il éloigné ?
-Une bonne dizaine de kilomètres.
-j'espère que nous trouverons là-bas une auberge correcte. J'ai hâte de faire connaissance avec la gastronomie locale ! Je sens que cette promenade matinale me donnera un appétit colossal qui va encore grever ma note-de frais!
Sur Hark la monnaie était constituée par des pièces d'or grossièrement frappées à l'effigie des souverains. Au départ des missions, les administratifs remettaient, toujours à contrecoeur, une certaine quantité d'or que Ray façonnait en fonction des données des précédentes explorations. Lors des rapports de fin de mission, les bureaucrates épluchaient minutieusement les enregistrements des androïdes et l'agent devait justifier ta dépense de chaque écu.
-Attention, augmente la puissance de ton écran. Je perçois un groupe important.
Marc réagit instantanément à l'avertissement de Ray puis posa la main sur la garde de son épée. Un instant plus tard, il entendit des cris rageurs, des hurlements de douleur et de bruit d'armes entrechoquées.
Pressant le pas, il distingua un grand chariot bâché, défendu par cinq ou six personnes, vivement attaquées par une dizaine de malandrins. Ces derniers étaient vêtus de loques mais leurs épées étaient bien brillantes.
Un gémissement attira l'attention de Marc. A une vingtaine de mètres, dans une petite clairière, une jeune femme était aux prises avec deux malandrins qui l'avaient étendue sur un tapis de mousse. L'un lui maintenait fermement les bras au-dessus de la tête tandis que l'autre, évitant les ruades désespérées de la fille, s'efforçait de lui retrousser sa robe.
Un instant, Marc eut la vision de deux jolies jambes émergeant d'une mer de jupons blancs. Toutefois, la défense cédait devant la force de l'attaque et un nouveau cri annonça que la citadelle était investie.
L'attaquant qui pensait profiter de sa victoire eut une cuisante désillusion. De la pointe de son épée, Marc zébra le dos du brigand, tandis que Ray saisissait à bras le corps son complice. Il le souleva de terre et d'une vigoureuse détente le projeta au sein d'un buisson garni de longues épines noires. Hurlant de douleur, l'adversaire de Marc se redressa pour faire face à cette attaque imprévue. Même en exhibant une virilité triomphante, un adversaire n'est guère dangereux avec une culotte entourant ses genoux. Il tenta d'esquisser un mouvement de recul mais, s'empêtrant dans son vêtement qu'il tentait maladroitement de remonter, il retomba sur le sol aux pieds de Ray. Ce dernier le saisit et l'expédia rejoindre son compagnon au milieu du hallier épineux.
La jeune fille en se relevant péniblement, lança :
-Sire chevalier, je vous en supplie, secourez mes compagnons.
Elle avait une figure ronde qui, en d'autres circonstances, devait être très jolie, des yeux noirs fendus en amande et de longs cheveux foncés. Sa voix était si déchirante que Marc n'hésita guère et se porta vers le chariot où les défenseurs faiblissaient nettement.
-Quand cesseras-tu de jouer les saint-bernards pour le premier minois qui passe? boulonna Ray.
Sans répondre, Marc s'élança vers le chariot, un colosse, le visage orné d'une large barbe noire, était entouré de six ou sept brigands. Ces derniers comprenant qu'il était le plus dangereux, avaient décidé d'en terminer avec lui. Probablement seraient-ils arrivés à leurs fins sans l'intervention de Marc qui hurla d'une voix forte :
-Tenez bon, nous venons à votre aide !
Marc vit aussitôt deux malandrins se dresser devant lui. Il para en quinte un coup d'épée destiné à lui fendre le crâne et riposta instinctivement, zébrant le visage de son adversaire. Il n'eut pas la possibilité de profiter de son avantage car il dut esquiver une attaque du second spadassin. Celui-là, mince, rapide, la mine farouche, maniait sa rapière avec dextérité, obligeant même Marc à rompre de plusieurs pas. Enfin, le Terrien trouva une ouverture. Après une parade en quarte, il se fendit à fond, transperçant l'épaule droite de son adversaire.
Pendant ce temps, Ray n'était pas resté inactif. Toutefois, ne voulant pas tuer, il se contentait d'assommer ses adversaires de la poignée de son épée. Déjà quatre corps étendus sur le sol témoignaient de l'efficacité de son intervention.
Ce secours, aussi inattendu que brutal, créa un flottement parmi les assaillants et redonna courage aux assiégés.
L'hercule à la barbe noire était armé d'un lourd bâton qu'il maniait avec aisance comme s'il se fût agit d'un fétu de paille. Le visage crispé, rouge, couvert de sueur, il avait été contraint de parer les coups d'épée qui pouvaient sur lui. Le nombre de ses adversaires ayant notablement diminué, il put enfin attaquer. Sa massue décrivit un large demi-cercle heurtant au passage une tête qui s'empourpra aussitôt. Dans la seconde qui suivit un second brigand subit un sort identique. Les autres s'écartèrent précipitamment.
Ce mouvement de recul fut bien vite imité par tous les spadassins encore valides, peu désireux de se trouver coincés entre la massue de l'hercule et les épées des Terriens.
-Fuyez, chiens, jeta le colosse d'une voix de bronze. Regagnez vos noirs repaires que vous n'auriez jamais dû quitter, retournez à la fange qui vous a vus naître et que les enfers vous engloutissent !
Tandis que les derniers éclopes disparaissaient dans le bois sans se soucier de leurs camarades morts ou trop blessés pour bouger, le colosse s'inclina devant Marc en disant d'un ton emphatique :
-Nobles seigneurs, soyez à jamais remerciés. Ces brigands ont perçu la force et la vaillance de vos bras. Nul doute que vous soyez des demi-dieux descendus des royaumes célestes pour nous secourir. Toutefois, sachant qu'à vaincre sans péril on triomphe sans gloire, vous avez pris une enveloppe charnelle pour mieux montrer votre courage. Les coquins ont senti le poids de vos armes. Ils couraient au pillage et ont rencontré la guerre !
Assez interloqué par ce verbiage, Marc regarda descendre du chariot trois femmes blêmes d'émotion et deux hommes. L'un était âgé, avec un visage ridé et un nez rouge et imposant, témoignant de l'amour du vin. L'autre, mince, agile, paraissait très jeune.
-Chevaliers sans peur, reprit le colosse de sa voix vibrante, à l'égal des dieux dont vous êtes issus, vous avez accompli aujourd'hui un double exploit. D'abord vous avez sauvé nos existences, ce dont nous vous serons éternellement reconnaissants, mais, surtout, vous vous êtes hissés au noble rang des protecteurs des arts et lettres. Vous avez épargné à l'illustre théâtre la honte de disparaître avant d'avoir obtenu les triomphes qu'il mérite. Nous rodons nos spectacles en province avant d'obtenir consécration et gloire dans la capitale.
Avec un grand geste de la main, il poursuivit :
-Permettez-moi de vous présenter mes compagnons. Tout d'abord, voici Sira, notre héroïne ingénue dont la jeunesse égale la beauté.
C'était la jeune fille que Marc avait arrachée à ses deux agresseurs. Elle fit une discrète révérence accompagnée d'un sourire éclairant son doux visage. L'hercule désigna ensuite une jeune femme, grande, brune, aux formes sculpturales.
-Nerva peut être grande coquette ou amante passionnée selon les rôles, elle excelle en tout.
Le regard brillant et prometteur qu'elle lança flatta agréablement Marc qui vit à peine la troisième femme que son âge avancé destinait aux emplois de servante, de duègne ou de mère.
-il me faut maintenant parler de votre serviteur, ma modestie naturelle dût-elle en souffrir. Je me nomme Hédos et suis le directeur, le régisseur et le premier rôle de cette troupe de comédiens ambulants pour l'heure mais qui aura bientôt son théâtre dans la capitale. Tyrans, rois, empereurs, pères nobles, sont mes emplois préférés. Je suis secondé par mon fidèle Lazius qui n'a pas son pareil pour jouer les avares, les barbons. Drames et comédies n'ont pas de secret pour lui.
Le vieil homme à la trogne illuminée salua Marc, la plume de son vieux chapeau de feutre balayant le sol.
-Ce jeune godelureau au visage de fille est Skalin, valet entremetteur, confident et aussi voleur qu'espiègle. Enfin je vous présente Landi, notre jeune premier, beau ténébreux qui ne compte plus les ravages exercés dans le coeur des belles dames.
Hédos s'interrompit brusquement en constatant l'absence de son Apollon.
-Là!
Le cri de la belle Nerva le fit se retourner. Elle désignait un corps à demi dissimulé par le chariot. Le malheureux Adonis ne séduirait plus de jeunes femmes. Son pourpoint était maculé de sang et son regard vitreux fixait le ciel en un adieu désespéré.
Le colosse ôta son chapeau et murmura :
-C'était un bon camarade et un excellent acteur. Nous ne pouvons laisser son corps aux fauves de la forêt.
Il sortit du chariot un long morceau de toile peinte, probable élément d'un décor de théâtre et, aidé de Skalin et du vieux Lazius, il enroula le cadavre dans ce linceul improvisé.
-S'il avait eu à choisir, je sais que c'est celui qu'il aurait désiré, dit la vieille, le visage humide de larmes.
Le corps ayant été hissé dans le chariot, Hédos annonça :
-Je crois qu'il n'est guère prudent de nous attarder ici. Les malandrins ont pu retrouver leurs esprits et chercher du renfort. Je sais, sire chevalier, que votre bras pourrait mettre en déroute une armée entière, votre épée trancher des montagnes, mais un os de pygmées peut venir à bout d'un géant et la mort de quelques dizaines de brigands ne rehaussera guère votre gloire.
-Vous êtes aussi sage que prudent, mon cher Hédos, dit Marc. Où trouverons-nous refuge ?
-Au village, nous serons à l'abri. Il est sur les terres du comte Orbak. Si les bandits osaient approcher, ses hommes d'armes auraient vite fait de les suspendre par le col aux basses branches des arbres de cette forêt.
Le chariot était tiré par un animal ressemblant à un cheval terrien mais dont le front était garni de deux courtes cornes.
Hédos s'installa sur le siège du cocher et fouetta l'animal. Marc et Ray suivirent à pied pour assurer les arrières.
Ils marchaient depuis une heure lorsque la jeune Sira sauta à terre.
-J'étouffais sous la bâche et un peu de marche me permettra de mieux respirer. Me prêterez-vous l'appui de votre bras ?
Marc s'empressa d'obéir à une aussi charmante requête. Avec une grimace discrète, il émit mentalement à l'intention de Ray :
-Notre séjour sur Hark débute sous les meilleurs auspices et je pense que nous pourrons établir un rapport très détaillé pour le général.
CHAPITRE III
Le village apparut enfin alors que le soleil était presque au zénith. Il comportait une vingtaine de maisons entourant une grande place carrée où se dressait un temple. Avec un instinct très sûr, Hédos dirigea le chariot vers un vaste bâtiment où une enseigne en fer forgé proclamait la vocation hôtelière. L'aubergiste était grand, avec une bedaine proéminente et un visage rubicond.
-Ami Hédos, quelle joie de vous revoir, dit le tavernier en saluant.
-Maître Blot, une fois encore nous avons le plaisir de demander votre hospitalité.
La troupe sauta à terre et pénétra dans une grande salle aux poutres apparentes. Une semi-obscurité entretenait une agréable fraîcheur bienvenue après la marche sous le soleil.
Rapidement les comédiens s'installèrent autour d'une grande table. Voyant Marc hésiter sur le seuil et croyant à une timidité mal venue, Hédos lança :
-Sire chevalier, nous ferez-vous l'honneur de déjeuner en notre compagnie? Même les demi-dieux ont besoin de nourritures terrestres. Vous nous sauvâtes la vie, il est juste que nous vous donnions l'occasion de récupérer des forces.
Sira et Nerva s'écartèrent aussitôt pour permettre au Terrien de trouver place entre elles deux.
Maître Blot apporta un pâté en croûte semblable à un château fort aux murailles dorées et il déposa quatre pichets. Hédos emplit des gobelets d'étain et porta un toast en l'honneur de Marc. Le vin était frais, léger, parfumé et se laissait boire très facilement. Le colosse donna l'exemple et attaqua de son poignard le pâté.
L'appétit creusé par les émotions de la matinée, les convives mangèrent d'abord en silence. Le hors-d'oeuvre fut rapidement remplacé par une énorme volaille rôtie, dodue, à la peau dorée et craquelée, luisante de graisse.
Après des semaines de rations aseptisées et insipides délivrées par les distributeurs automatiques terriens, Marc éprouvait toujours un vif plaisir à goûter les mets locaux. Il ne cessait de répéter que, sur le plan gastronomique, la Terre aurait beaucoup à apprendre des planètes primitives.
L'aubergiste enchanté d'avoir d'aussi bons clients, renouvelait les pichets à cadence accélérée. Lorsqu'il ne resta que les os du volatile, Hédos, le visage congestionné, s'adressa à Marc :
-Que nous a valu l'agrément de vous rencontrer si tôt dans cette forêt inhospitalière?
Nous-mêmes, venant d'un village éloigné, avons été contraints par la nuit de faire une halte forcée. Nous allions repartir quand ces malandrins nous ont attaqués.
-Je viens d'un lointain pays, près des montagnes. Nous nous sommes égarés dans la forêt et l'orage a effrayé nos montures qui se sont enfuies.
Hédos sembla admettre l'explication car il ne posa pas d'autres questions. Se tournant vers ses compagnons, il déclara :
-Si nous voulons payer maître Blot, il faut songer à remplir notre caisse sérieusement malmenée ces temps derniers. Elle est plus exsangue que si elle avait été saignée et purgée par trois médicastres. Ce soir, nous devons donner une représentation à ces braves villageois. L'aubergiste nous prêtera sa grange comme la dernière fois.
Lazius, dont la trogne rougeoyait comme Ses braises de l'enfer, objecta alors :
-Qu'allons-nous donner? Il nous faut une farce simple et bien enlevée car les bons paysans n'aiment guère les drames héroïques et ne goûtent pas les beautés des vers.
-C'est exact, nous jouerons donc les aventures de l'illustre capitaine Matamoros.
Lazius secoua sa tête :
-C'est impossible! Qui tiendra le rôle de l'amoureux de la belle Nerva puisque Landi n'est plus.
La remarque plongea Hédos dans un abîme de désolation.
-Comme le poète a raison, murmura-t-il, un seul être nous manque et tout est dépeuplé !
Ils discutèrent un moment pour arriver à conclure :
-Tant que nous n'aurons pas trouvé un nouveau jeune premier, notre troupe sera aussi boiteuse qu'un cheval à trois pattes !
Marc qui avait suivi la conversation, lança un clin d'oeil à Ray :
-Je n'ai guère d'expérience de l'art de la comédie mais pour ce soir tout au moins, je peux tenter de vous aider.
Après une courte hésitation, Hédos s'exclama :
-Il était écrit que vous seriez notre sauveur, ce matin en préservant nos vies, cet après-midi en protégeant notre honneur! Quelle n'aurait pas été notre honte de devoir fuir comme des malhonnêtes sous les risées des valets d'auberge! Allons répéter! Je vous instruirai de votre rôle et des rudiments de notre art.
Tandis que Lazius et Skalin, aidés de deux valets prêtés par maître Blot, arrangeaient une scène rudimentaire, Hédos et les deux jeunes femmes racontèrent à Marc les péripéties d'une farce bien classique. Un vieux barbon voulait marier à un capitaine, se disant héros de guerre, sa fille unique. Cette dernière est amoureuse d'un jeune homme. Aidés d'une espiègle servante, les jeunes gens ridiculisent le capitaine qui, sous des dehors de foudre de guerre, est un poltron. Avec amusement, Marc retrouvait des personnages classiques de la comédie italienne.
Puissamment soutenu par Ray qui avait enregistré toutes les répliques et qui les lui soufflait quand c'était nécessaire, Marc participa à la répétition.
La nouvelle de l'arrivée d'une troupe de comédiens s'était tout naturellement répandue dans le bourg et à la nuit tombée, les villageois se pressèrent à la porte de l'auberge. Maître Blot, transformé en caissier bénévole, acceptait indifféremment pièces ou paiement en nature.
La représentation débuta. Hédos fut magnifique, exubérant, tour à tour terrifiant devant vieillards et femmes et tremblant dès qu'un danger se précisait. Encouragé par les sourires de Sira et de Nerva, Marc tint son rôle sans défaillance. Rarement il s'était autant amusé en mission.
-J'espère que tu enregistres l'intégralité des scènes, émit-il à l'intention de Ray. Le Service pourra revendre la séquence aux télévisions terriennes.
-C'est peu probable ! Elles ne sont friandes que de combats sanglants ou de scènes avec d'horribles monstres. De plus, sans vouloir minimiser tes mérites, n'importe quelle troupe de mauvais amateurs ferait aussi bien que vous !
La pièce achevée, maître Blot qui se frottait les mains devant l'abondance de la recette, offrit un souper puis chacun regagna sa chambre. Avec satisfaction, Marc s'allongea sur le grand lit qui lui avait été attribué, Ray se contentant d'un réduit. A peine eut-il soufflé la chandelle qu'il entendit le grincement de la porte et le bruit de pieds nus courant sur le carrelage. Bien vite il sentit un corps souple se lover contre le sien.
-J'ai pensé, murmura Sira, que tu avais mérité une récompense pour m'avoir sauvé de tant de périls.
Deux lèvres fraîches se posèrent sur celles de Marc qui se laissa entraîner dans un agréable tourbillon.
Beaucoup plus tard, Sira quitta la chambre. Ayant noblement accompli son devoir, Marc s'apprêtait à prendre un repos amplement mérité lorsqu'il sentit à nouveau une présence dans sa chambre. La voix chaude de Nerva chuchota à son oreille :
-Tu as bénéficié de l'impétuosité de la jeunesse, maintenant tu vas découvrir le charme de l'expérience. Ne bouge pas, laisse-moi faire.
Au contact du corps de Nerva, Marc sentit ses forces renaître. Tout juste perçut-il l'appel bougon de Ray qui émit :
-Ne te plains pas d'être fatigué demain. Tu auras droit à une double ration de tablettes nutritives.
CHAPITRE IV
La matinée était fort avancée lorsque Marc descendit dans la salle commune. Ray qui l'escortait affichait un air goguenard très humain que Marc, passablement endormi, feignait de ne pas remarquer.
Lazius était seul en face d'un pichet. Son visage était toujours rubicond mais son regard était morne et ses paupières gonflées de larmes.
-Tenez-moi compagnie, chevalier, dit-il d'une voix pâteuse. Boire seul aiguise la mélancolie. Ce matin à l'aube, nous avons porté en terre notre camarade. Ces dames ont été se recoucher et Hédos est sorti.
L'aubergiste apporta des gobelets et déposa une terrine.
-Boire sans manger ne vaut rien pour l'estomac, affirma-t-il sentencieusement.
Marc attaqua avec ardeur le pâté, imité par Ray. Pour ne pas attirer l'attention, les constructeurs de l'androïde l'avaient doté d'une cavité en arrière de la gorge où les aliments étaient désintégrés, l'énergie, même minime, servait à recharger le générateur atomique.
Hédos pénétra alors dans la salle.
-Amis, descendez tous, j'ai une grande nouvelle.
Les clameurs de sa voix de bronze faisaient trembler les vitres. Bien vite toute la troupe fut assemblée. L'hercule les examina un instant, l'oeil brillant. Du bout de ses gros doigts, il caressa sa barbe carrée.
-Camarades, nous tenons la fortune et bientôt la gloire! Le comte Orbak, dont le château n'est qu'à quelques lieues d'ici, nous convie à donner une représentation. Son intendant assistait hier soir à notre spectacle qui eut l'heur de lui plaire. Je viens de m'arranger avec lui.
La nouvelle fut saluée par une salve d'applaudissements.
-Maintenant, reprit Hédos, apprêtez-vous vivement. Nous n'avons que le temps de répéter car nous devons jouer demain soir.
Resté seul avec Hédos, Marc annonça :
-Je suis très heureux pour vous. Quant à nous, nous allons reprendre notre route.
Le visage d'Hédos se contracta d'un sourire gêné.
-Il me faut reconnaître, chevalier, que nous avons encore besoin de vous. Je dirais même que sans votre présence, notre projet est voué à l'échec et que votre défection nous renverrait dans le néant. D'abord l'intendant du comte a fort apprécié notre comédie et demande que nous la rejouions ainsi qu'une tragédie de notre choix. Malheureusement en moins de deux jours, je ne puis trouver un jeune premier valable. Hier vous avez montré un très grand talent d'acteur.
Voyant Marc hésiter, il poursuivit :
-Pour vous, cela peut être une chance inespérée. Vous allez rencontrer le personnage le plus puissant du royaume qui est en plus un protecteur des arts puisqu'il leur doit sa fortune.
Devant l'oeil interrogateur de Marc, il précisa :
-Orbak est apparu à la cour il y a cinq ans, venant comme vous d'un petit fief de la montagne. A cette époque régnait le roi Lies. Notre souverain était féru de poésie et grand amateur de théâtre. Chaque année il organisait des concours d'art dramatique. Le comte a présenté deux pièces magnifiques qui ont été primées. Enchanté, le roi lui a donné un poste à la cour. En trois ans, Orbak a écrit des dizaines de poèmes et huit tragédies toutes plus belles les unes que les autres. Il faut bien reconnaître qu'il est le plus grand poète du monde. Le roi l'a récompensé en lui faisant épouser la comtesse Sada, jeune veuve qui lui a apporté en dot une fortune en terres et châteaux. Vous en verrez un exemple demain. Orbak est resté dans l'intimité du roi qui ne se lassait pas d'entendre ses poèmes. Si bien que sur son lit de mort, notre souverain a nommé le comte régent du royaume en attendant la majorité de la princesse Aliva qui ne sera couronnée que dans quelques mois. Un tel personnage ne peut que vous être favorable.
Marc réfléchit un instant. Ray émit alors :
-Il ne serait pas inutile pour notre rapport de pouvoir approcher les puissants du royaume. Nous aurons tout le temps ensuite de nous intéresser à la vie quotidienne du peuple.
Le Terrien leva son gobelet.
-J'accepte et je bois à la réalisation de toutes nos espérances.
Ravi, Hédos s'empressa de trinquer puis ajouta :
-Il vous faut maintenant apprendre votre rôle. Je chargerai Sira et Nerva de vous le faire répéter sans relâche.
Le château du comte Orbak était une imposante construction encore très médiévale, avec remparts et haut donjon curieusement associé à une aile beaucoup plus Renaissance. Dans la partie ancienne, de grandes écuries avaient été converties en théâtre. L'intendant, un type long, mince, à la triste mine, avait accueilli les comédiens à leur arrivée au château. Il les avait installés dans des chambres proches du théâtre, anciens logements d'officiers du temps où le castel comportait une nombreuse garnison.
Le moment de la représentation approchait. Depuis la veille, les deux jeunes comédiennes, unies dans leurs efforts, avaient seriné à Marc son rôle. Heureusement pour lui, Ray avait profité de la nuit pour induire les neurones du Terrien. Il était un personnage d'un sombre drame, amoureux éperdu d'une princesse qui n'avait d'yeux que pour un roi qui, lui, en aimait une autre. Cette dernière, elle, entendait rester fidèle à son mari mort. Après beaucoup d'hésitations, tout se terminait dans le sang et la folie.
-Attention, le comte arrive, annonça Hédos, qui guettait la salle derrière la toile de décors.
Marc regarda à son tour. Le comte était grand, mince, le visage étroit entouré d'un collier de barbe noire. Ses yeux très brillants étaient profondément enfoncés dans leur orbite. Il était vêtu d'un costume noir, seulement égayé par quelques pierreries. Il paraissait avoir une quarantaine d'années. La comtesse était ravissante. Grande, brune, le visage fin. Une robe de satin blanc constellée de pierres colorées, mettait en valeur une poitrine altière et une taille fine. Ses cheveux ébène étaient surmontés d'une couronne d'or incrustée de pierres.
-Ils semblent aimer la verroterie sur cette planète, sourit Marc.
Ray, qui avait enregistré la scène, persifla :
-Emeraudes, rubis, saphirs, toutes ces pierres sont authentiques. Je ne pensais pas qu'il pût en exister d'aussi grosses. Sur Terre, une telle robe coûterait une fortune !
La représentation débuta sur une scène éclairée par une multitude de chandelles. Ce fut toutefois avec un certain soulagement que Marc vit arriver la fin du cinquième acte. Derrière le comte et sa femme ne se tenaient qu'une dizaine de personnes, visiblement des serviteurs du château. Jouer devant un public si restreint le mettait mal à l'aise.
Le rideau tombé, le comte applaudit poliment, aussitôt imité par sa suite.
-Très bien, mes amis. Une collation vous sera servie dans la pièce voisine.
Il tendit le bras à sa femme et s'éloigna d'un pas majestueux. Soulagés, les comédiens s'empressèrent de gagner la pièce indiquée, sans même changer de costume. L'en-cas était un véritable festin auquel tous firent honneur.
Assez vite rassasié, Marc fut un des premiers à se retirer. Dans un couloir à peine éclairé par une torche fumante, il fut abordé par une soubrette.
-Venez, ma maîtresse désire vous féliciter et vous récompenser.
Marc, intrigué, la suivit tandis que Ray émettait :
-Garde ton émetteur branché pour que nous restions en contact.
La servante, après une promenade dans des couleurs déserts, ouvrit une porte et lui fit signe d'entrer.
La chambre où il se trouvait était petite et éclairée par une seule chandelle.
La comtesse avait troqué sa robe de satin contre un déshabillé qui ne laissait rien ignorer de ses charmes indéniables. Elle tendit à Marc une main blanche aux doigts longs qu'il s'empressa de baiser.
La comtesse accepta ce premier hommage mais rapidement lui fit comprendre qu'elle l'avait fait venir pour des satisfactions beaucoup plus concrètes.
CHAPITRE V
Marc ouvrit péniblement un oeil que la vive lumière pénétrant par la fenêtre lui fit aussitôt refermer. Il avait l'impression de n'avoir dormi que quelques minutes. La comtesse s'était révélée douée d'une imagination débordante et d'un tempérament volcanique. C'est dire qu'il avait regagné sa chambre juste avant l'aube, totalement épuisé. Ce qui avait fait dire à Ray :
-Si les femelles de cette planète sont toutes semblables, tu ne résisteras jamais un mois. Je devrai assurer un rapatriement sanitaire avant la fin de ta mission.
En accomplissant un rude effort, Marc parvint à s'asseoir. Charitablement, Ray lui glissa dans la bouche deux tablettes reconstituantes.
-Lève-toi, conseilla-t-il. L'intendant du comte sort d'ici. Son maître veut te voir immédiatement.
-Espérons qu'il n'a pas surpris ma liaison avec sa femme.
-Je ne le pense pas! Rassure-toi, à la moindre menace j'accourrai, même si je dois désintégrer les murs de cette baraque.
Orbak était assis derrière une table de travail surchargée de parchemins. Les murs de la pièce étaient décorés de bibliothèques supportant de gros livres reliés.
Le comte dévisagea Marc de son regard sombre.
-J'ai appris que vous veniez de fort loin.
-C'est exact, monseigneur. Mon père possédait un castel au flanc de la montagne.
-Pourquoi l'avoir quitté ?
-Mon frère aîné a hérité du château à la mort de mon père. Comme nous ne nous entendions guère, j'ai trouvé prudent de mettre plusieurs centaines de lieues entre nous.
-Pour un comédien amateur, j'ai constaté que vous vous étiez fort bien débrouillé. D'autant qu'il vous a fallu apprendre le rôle en vingt-quatre heures.
-J'ai une assez bonne mémoire.
-Quel âge avez-vous ?
Marc réfléchit rapidement. Sur les planètes primitives, les hommes vieillissent plus vite que sur la Terre.
-Vingt-cinq ans, monseigneur.
-C'est ce que je pensais.
Après une dernière hésitation, le comte lança :
-J'aurais un rôle et une situation à vous proposer mais il nécessite de grandes qualités.
Marc s'inclina, attendant la suite.
-Dans deux mois, la princesse Ali va sera majeure et accédera au trône. Toutefois, auparavant, selon les volontés du feu roi, elle doit épouser le duc Valmo. Il y a huit ans maintenant, le jeune duc a été conduit dans un monastère éloigné pour parfaire son éducation jusqu'à son entrée dans le monde. L'année dernière, il s'est produit un fâcheux incident. Le duc a disparu. Il semble qu'il ait tenté de s'enfuir. Toutes les recherches pour le retrouver sont restée vaines. Il est sans nul doute mort car le couvent est dans une région isolée par une forêt peuplée de fauves. Le prieur, qui est un de mes amis, a gardé la nouvelle secrète. Or la présentation du duc à la cour doit avoir lieu prochainement. Vous allez donc prendre sa place !
-Ne risquerai-je pas d'être rapidement démasqué ? objecta Marc.
-Nul n'a vu le duc depuis huit ans et vous avez la même silhouette. Vous serez escorté par le prieur du monastère et nul n'osera mettre en doute la parole de ce saint homme.
-Pourquoi ne pas révéler la mort du duc ?
Orbak poussa un soupir et répondit d'un ton patelin :
-Dans ce cas, les volontés du roi n'étant pas respectées, deux de ses neveux pourraient prétendre au trône. Chacun d'eux ayant des partisans, cela risquerait d'entraîner une guerre civile et je veux éviter cette épreuve au royaume.
Dardant son regard noir sur Marc, il ajouta :
-Si vous épousez la princesse, vous serez membre de droit du conseil et je ne doute pas que vous insisterez fortement pour que je conserve mes prérogatives et mon poste de Premier ministre.
Marc ne put retenir un sourire.
-Là, je comprends mieux la situation. Que deviendront mes compagnons ?
-Par prudence, ils resteront au château quelque temps. Ils seront bien rémunérés et je leur donnerai plusieurs pièces à répéter pour les occuper.
-Qu'arriverait-il si je refusais votre généreuse proposition ?
Orbak eut un geste tranchant de la main.
-Aucun de vous ne sortirait vivant de ce château ! Votre réponse ?
-Je suis à vos ordres, monseigneur, mais je sollicite la faveur de conserver auprès de moi mon écuyer Ray. Il ne m'a point quitté depuis l'enfance.
-Saura-t-il conserver un secret ?
-Quand mes intérêts et les siens sont en jeu, il sait être muet comme une tombe.
-Soit, je vais le faire quérir. Passez dans l'appartement voisin où des vêtements plus conformes à votre rang vous attendent. Nous partons sur l'heure. Durant le voyage, je vous instruirai de tout ce que vous devez savoir.
-Les comédiens ne s'étonneront-ils pas de mon départ brusqué ?
-Je leur ferai dire que je vous ai engagé et il est donc tout naturel que vous me suiviez. Si vous vous montrez intelligent, votre fortune est assurée !
Le carrosse approchait de Sippar, la capitale du royaume. Le voyage en était à son troisième jour et Marc l'avait passé en compagnie d'Orbak et du prieur, un petit être suant de graisse à la mine chafouine. Ils avaient fait subir à leur nouvelle recrue un cours accéléré sur la famille du duc et sur ce qu'il était censé avoir appris en huit années de retraite. Les deux compères étaient enchantés de leur élève qui retenait ses leçons à merveille. Ils ne pouvaient se douter que tout était enregistré par Ray.
La comtesse voyageait dans une autre voiture et lors des haltes dans les auberges, elle partageait les appartements du comte. Ainsi Marc n'avait pu l'approcher, d'autant qu'elle l'ignorait ostensiblement.
Pour l'heure, Marc feignait de somnoler. En réalité, il conversait psychiquement avec Ray qui suivait l'escorte à cheval.
-Je ne sais, grommelait l'androïde, si le Service appréciera que tu te lances dans des intrigues de palais.
-Je n'avais guère le choix. Mon refus aurait entraîné la mort de quelques innocents.
-De plus, j'ai des doutes sur la sincérité de la proposition du comte.
-Moi, je n'en ai aucun ! Pour l'instant, il se sert de moi. Dès que je deviendrai inutile, il m'éliminera. De toute façon, je ne compte pas m’attarder ici.
Le carrosse pénétra bientôt dans la ville. C'était une cité encore très médiévale aux rues étroites et aux maisons à colombages. Seules quelques avenues plus larges permettaient aux carrosses de circuler. Les voyageurs passèrent devant une cathédrale et atteignirent un fleuve qu'enjambait un unique pont constitué d'une dizaine d'arches.
Le carrosse ne l'emprunta pas et longea le fleuve. Il atteignit le château séparé des dernières maisons par une vaste esplanade pavée. Le bâtiment résumait pratiquement l'histoire de la cité. D'abord un donjon massif, carré, dont une muraille verticale tombait sur le fleuve. Accolé à lui se tenait un château fort aux murailles crénelées avec des tours d'angle rondes. Enfin se dressait un palais avec de grandes baies et des colonnades de marbre. C'est vers cette dernière partie que le cortège se dirigea pour pénétrer dans une grande cour carrée.
Le comte conduisit Marc vers une aile et après lui avoir fait grimper un escalier décoré de statues, lui désigna une enfilade de pièces.
-Voici vos appartements. Le prieur Kurk couchera dans cette chambre et vous procurera tout ce dont vous avez besoin. Il est indispensable, au début tout au moins, qu'il reste en permanence à vos côtés pour vous éviter un impair. Chacun ici connaît votre piété et cela n'étonnera donc personne. Des valets vont venir vous habiller pour le dîner donné en votre honneur. Je viendrai vous prendre dans deux heures pour vous présenter à la princesse.
***
Le banquet parut interminable à Marc. Pour se distraire, il examinait à la dérobée la princesse assise à sa gauche. Son visage aux traits fins était auréolé d'une couronne de cheveux blonds piquetés de pierres précieuses. Ces dernières devaient abonder sur cette planète car toutes les femmes en étaient couvertes. Aliva avait accueilli Marc avec un discret sourire, lui disant seulement :
« -Soyez le bienvenu à notre cour, duc. J'espère que votre longue retraite vous aura rendu aussi savant que sage. »
Orbak, qui était installé de l'autre côté de la princesse, monopolisait son attention. Le prieur Kurk, collé à la droite de Marc, le surveillait sans relâche.
-Ce damné moine va me gâcher tout mon séjour, maugréa Marc. Si je ne parviens pas à le neutraliser, je m'éclipse dans quarante-huit heures.
Le Terrien avait été présenté à une quarantaine de personnes, seigneurs de la cour, dont il n'avait pas retenu les noms, faisant confiance à Ray qui, imperturbable, se tenait toujours derrière lui.
Le repas se termina enfin. La princesse se leva, imitée aussitôt par tous les courtisans. Elle lança à Marc :
-Notre conseil se tient demain. J'aimerais que vous y assistiez.
Marc salua profondément tandis qu'Orbak murmurait :
-Vous vous êtes fort bien comporté pour votre première apparition dans le monde. Continuez ainsi et votre fortune est assurée.
***
Outre la princesse et Orbak, le conseil comprenait trois membres : le connétable était massif, les cheveux grisonnants et le visage couturé de cicatrices. Il paraissait âgé et suivait les discussions d'une oreille distraite. Le prévôt, chargé de la police de la ville, était rondouillard mais ses petits yeux bleus, trop pâles, démentait son allure bonasse. Enfin le garde des Sceaux, chargé de la justice, était grand, mince, avec des cheveux blancs.
A l'invitation de la princesse, le connétable prit le premier la parole d'une voix un peu étouffée par l'âge :
-Il est intolérable que des pamphlets contre notre gracieuse souveraine continuent à circuler dans la ville. Ce matin encore mon valet m'en a apporté un nouveau.
-Que disait-il ? s'enquit Aliva.
Orbak s'empressa de prendre la parole pour éviter au connétable de répondre.
-De viles calomnies colportées par des ennemis de votre majesté. Chaque fois qu'un cadavre est repêché dans le fleuve, la légende de la tour renaît. Il est inutile, connétable, d'importuner la princesse avec ces misérables détails. La police de M. le prévôt poursuit sans relâche ces fauteurs de trouble et la justice les condamnera. A ce sujet, monsieur le garde des Sceaux, il faudrait demander à vos magistrats de faire preuve de zèle et de condamner plus souvent aux travaux dans les mines qui manquent de main d'oeuvre.
Le connétable grommela :
-Depuis que le roi Lios vous a accordé le privilège de l'extraction des pierres et métaux, vous réclamez sans cesse des hommes. Or jamais l'acier n'a été aussi cher !
Le comte balaya l'objection d'un signe négligent de la main.
-L'exploitation des gisements devient chaque jour plus difficile. Nous avons à traiter de choses plus sérieuses. Il nous faut constater officiellement que les conditions posées par le testament du roi Lios sont maintenant remplies avec l'arrivée du duc. Rien ne s'oppose plus au couronnement de la princesse qui devrait survenir dans les semaines à venir.
Cette idée plut à Aliva qui ne put réprimer un sourire.
-Nous devrions fixer la date, reprit Orbak, au premier dimanche du mois prochain. Les noces pourraient être célébrées en même temps.
-Je veux une fête magnifique, dit la princesse.
-Nous en organiserons de grandioses. Malheureusement cela coûtera très cher et il nous faut constater que le trésor royal est pratiquement vide. A ce sujet, il conviendrait donc de lever une taxe spéciale sur la population.
-Un semblable impôt n'avait-il pas été décidé l'année dernière? s'étonna Aliva.
-Hélas ! Les recettes ont été englouties dans l'entretien de la cour.
-Le peuple ne risque-t-il pas de murmurer ? objecta le connétable.
-La populace grogne toujours mais finit par obéir.
-Mes hommes veilleront, affirma le prévôt. Les meneurs seront arrêtés et fouettés en place publique. De tels spectacles calmeront rapidement les foules.
Le garde des Sceaux renchérit :
-Ceux qui refuseront de verser leur quotepart seront jugés, ils auront le choix : payer ou être envoyés aux mines.
Les trois féodaux semblaient merveilleusement s'entendre et il n'était pas sorcier de deviner dans quelles poches aboutissait la majeure partie du produit des taxes.
Le comte présenta un parchemin à la princesse.
-Tout est réglé, majesté. Il vous suffit de signer ici.
Tandis qu'elle paraphait le document, Aliva sourit :
-Vous n'avez rien dit, duc.
-Je poursuis mon instruction et me dois de laisser la parole aux personnages infiniment plus compétents que moi en ces matières.
Orbak apprécia d'un signe de tête la repartie.
-Le conseil est terminé, dit la princesse. Duc, accompagnez-moi, nous nous promènerons dans le parc qui s'étend derrière le château en attendant le repas. Ensuite le comte a organisé une chasse en votre honneur.
Tandis qu'il s'éloignait, Orbak glissa au garde des Sceaux :
-Demain, le duc présidera la séance du tribunal. Vous l'assisterez. Faites-lui juger des affaires qui exigeront des condamnations à mort. Ainsi il supportera l'impopularité des sanctions et le peuple ne regrettera pas sa disparition.
-Quand serez-vous prêt à agir, monseigneur ? Le royaume a besoin d'un vrai souverain et non d'une péronnelle capricieuse.
-Dans quelques semaines au plus tard. Le peuple aurait vu d'un mauvais oeil que les volontés du feu roi ne fussent pas respectées. Maintenant c'est fait. Laissons lui encore un peu de temps pour exécrer sa souveraine et il considérera son élimination et notre arrivée comme une bénédiction de Dieu.
CHAPITRE VI
Marc regarda avec curiosité la salle du tribunal. Elle donnait sur une grande cour où se tenait la route. En s'asseyant sur un fauteuil à haut dossier particulièrement dur, il ne put dissimuler une grimace. La veille, il avait couru tout l'après-midi sur sa monture, poursuivant une sorte de cerf. Ses muscles protestaient encore vigoureusement. Avec Marc, comme avec son entourage, la princesse s'était montrée tantôt charmante, tantôt cassante, se conduisant comme une gamine qu'elle était encore.
Le garde des Sceaux, qui s'appelait le comte Brino, s'installa à la droite de Marc et déposa sur la table une pile de parchemins. Des gardes armés de lances ménageaient devant les juges un espace carré d'une dizaine de mètres, maintenant la foule qui se pressait sans enthousiasme.
Sur un signe du garde des Sceaux, deux soldats firent approcher un jeune homme d'une vingtaine d'années. Son arrestation avait dû être mouvementée car sa paupière droite était violacée et sa lèvre inférieure fendue.
-Ce malandrin a été appréhendé hier sur la place du marché alors qu'il déclamait ceci devant les badauds :
Le comte glissa à Marc un feuillet où était griffonné :
Aliva se pare de bijoux et satin
Que le pauvre peuple devra payer en or
A la vieille tour une lueur brille au loin
Demain le fleuve charriera un nouveau corps
Le Terrien contacta mentalement Ray qui répondit :
-Hier, tandis que tu chassais, je me suis promené en ville pour compléter mes enregistrements. La rumeur publique affirme que la princesse reçoit ses amants dans la vieille tour puis les fait poignarder après usage et jeter dans le fleuve.
-Cela me rappelle une vieille légende terrienne.
-Je ne puis répondre, je ne possède pas un programme d'histoire de la Terre.
Le comte Brino poussa vers Marc un autre parchemin :
-Le crime ayant été avoué, il ne vous reste plus qu'à prononcer la sentence qui sera immédiatement exécutée.
Dans un angle se tenaient quatre solides gaillards vêtus de rouge et le visage masqué. Les bourreaux attendaient leurs proies. Marc réfléchit rapidement. S'adressant à l'inculpé, il demanda :
-Est-ce toi qui as écrit ces vers ?
Le pauvre diable se redressa et lança avec un air de défi :
-Oui, mais je n'ai pas eu le temps de les peaufiner.
-Effectivement, ils sont fort mauvais, boiteux et les rimes bien pauvres. C'est un véritable outrage à... la poésie. Tu mérites un châtiment exemplaire !
Se tournant vers le comte Brino, il s'enquit :
-Que prévoit la loi ?
-Le coupable doit avoir la langue tranchée puis être envoyé aux mines jusqu'à la fin de ses jours.
Malgré son courage, le jeune homme avait blêmi.
-Tu as entendu notre garde des Sceaux, dit Marc d'une voix forte et tranchante. Toutefois, je te réserve un châtiment encore plus cruel pour un mauvais poète comme toi.
Dans un lourd silence, il annonça alors :
-Je te condamne donc à composer une ballade entière à la gloire de notre gracieuse souveraine.
Après une pause, il ajouta :
-Va maintenant mais s'il manque un seul pied à tes vers, je te fais trancher le col !
D'un geste impérieux, Marc ordonna aux gardes médusés de s'écarter. Comprenant enfin qu'il ne s'agissait pas d'une cruelle comédie, le malheureux poète s'empressa de courir vers la foule qui s'écarta, non sans laisser fuser des quolibets tandis que des applaudissements éclataient.
-C'est insensé, maugréa le garde des Sceaux. Que dira le comte Orbak?
-Je prends l'entière responsabilité de mes actes. L'affaire suivante, je vous prie !
-Qu'on amène le sieur Malvo, ordonna-t-il avec une lueur ironique dans le regard.
Cette fois les gardes encadraient un homme de vingt-cinq ans, le visage cerné d'une courte barbe et surmonté d'une chevelure frisée très noire. De ses traits irradiaient énergie et tristesse. Il se tenait très droit, les jambes légèrement écartées, les bras croisés sur la poitrine.
-Arrêté ce matin dans le parc du château, ce coquin a froidement déclaré aux gardes qu'il était venu pour vous assassiner, duc. Souhaitez-vous qu'il soit d'abord soumis à la question ou décidez-vous maintenant de son sort? De toute façon, il doit être condamné soit à être écartelé, soit à être roué vif !
Le prisonnier intervint alors d'une voix étonnamment ferme :
-C'est faux ! J'ai dit et je répète que j'étais venu pour offrir, à celui qui se fait appeler duc, un duel loyal. C'est seulement dans le cas où il aurait été trop lâche pour accepter que je l'aurais tué. Dans cette intention, j'avais apporté deux épées strictement identiques.
Il désigna, sur une petite table où se tenait un greffier, deux armes.
-Vous entendez, duc, il vous nargue en renouvelant ses aveux. Quelle sentence prononcez-vous ?
Marc se leva et à pas lents, résonnant dans le silence qui s'était fait, il approcha du greffier et saisit les deux épées par le milieu des lames. Se tournant vers les gardes qui encadraient le prisonnier, il cria :
-En arrière, vous autres! Que personne n'intervienne! Il y a la justice, l'intérêt du royaume mais au-dessus de tout cela, je place mon honneur. Le défi a été public, l'épilogue doit l'être également.
Tendant la garde des deux épées, il ajouta :
-Choisissez, monsieur.
Malgré la recommandation de Marc, le garde des Sceaux allait ordonner aux soldats de s'interposer quand son regard se tourne vers une loggia située à l’étage supérieur et masquée par un rideau. Un instant, la silhouette d'Orbak apparut. D'un geste impérieux, le comte intima l'ordre de ne pas bouger.
Pendant ce temps, le prisonnier avait saisi une épée. Il salua et lança :
-Je suis à vos ordres, monseigneur.
Marc se mit en garde et esquissa plusieurs feintes pour étudier le jeu de son adversaire. Elles furent aussitôt déjouées et suivies d'une vive riposte qui obligea le Terrien à rompre d'un pas. Ce Malvo possédait une excellente technique. Maintenant il attaquait, portant botte sur botte, toutes parées par la garde serrée de Marc. Les épées se froissaient en un bruit sec, arrachant parfois une étincelle. Marc contre-attaqua, enchaînant feintes, dégagements, parades, ripostes. Son adversaire fut contraint de reculer de plusieurs pas. Il heurta une colonne. Après un double dégagement, Marc allongea le bras. La pointe de son épée s'appuya sur la gorge de son adversaire, égratignant la peau. Il n'avait plus qu'un minime mouvement à effectuer pour mettre définitivement fin au duel.
-Reconnais-tu ta défaite ? lança Marc.
Malvo, n'osant plus esquisser un geste, dut répondre :
-Je suis à votre merci. Exaucez ma dernière prière. Ne me livrez pas au bourreau et tuez-moi sur-le-champ. Mourir de la main d'un tel escrimeur est un honneur !
Dans la salle, chaque spectateur retenait son souffle. Même le garde des Sceaux ne savait quelle attitude adopter. Marc murmura à la seule intention de son adversaire :
-J'ai une bien meilleure idée. J'estime notre querelle liquidée et je vais te rendre la liberté. Cependant, prends garde. Malgré les apparences, ni la princesse, ni moi n'avons aucune autorité. Le comte Orbak, seul, possède tous les pouvoirs. Profitant de l'effet de surprise, j'espère arriver à te faire franchir le cordon des gardes. Ensuite, je n'ai plus aucune influence. Perds-toi dans la foule et dissimule-toi dans une cachette sûre. Nul doute que le comte te fera rechercher car il n'appréciera guère notre exhibition.
Malvo toujours immobile fixait Marc, n'osant croire à ses paroles.
-Encore un mot, ajouta le Terrien. Je pourrais désirer te rencontrer pour discuter plus longuement. Où pourrais-je te joindre?
-Derrière la cathédrale, il y a une taverne à l'enseigne du Vide-Grousset. Dites à la servante que vous êtes un ami et laissez-lui votre message. Elle me le fera parvenir.
-Attention, prépare-toi, tout va se jouer en quelques secondes.
A voix forte, Marc lança :
-Puisque tu reconnais ta défaite en un loyal combat, il répugne à ma générosité naturelle d'achever un vaincu. Je te fais grâce !
Le Terrien salua très cérémonieusement de son épée, imité par Malvo. D'un pas rapide, il se dirigea vers les gardes qui n'osèrent esquisser un geste, laissant le passage au vaincu qui se fondit aussitôt dans la foule. Marc regagna son siège. Réalisant que tout était terminé, le peuple manifesta sa satisfaction. Quelques applaudissements timides naquirent, vite amplifiés et accompagnés de vivats de plus en plus sonores.
Le garde des Sceaux, qui avait enfin récupéré ses esprits, grogna :
-Jamais un tel scandale n'a éclaboussé notre tribunal !
Les clameurs de la populace devenant de plus en plus intenses, il ajouta :
-L'audience est suspendue. Je dois rendre compte au Conseil !
Marc ne put que le suivre, non sans saluer la foule qui lui fit une véritable ovation.
De retour dans son appartement, Marc trouva le prieur Kurk qui se lança aussitôt dans une longue diatribe. Apparemment la nouvelle de son combat avait circulé très vite.
-Je vous en prie, dit le Terrien, je n'ai aucune envie de subir un sermon. Je souhaite me reposer.
Pénétrant dans sa chambre, il s'allongea sur le lit et ferma les yeux. Aussitôt Ray le contacta psychiquement :
-Cette exhibition était-elle indispensable ?
-C'est le seul moyen que j'aie trouvé pour éviter de l'envoyer au bourreau. Je sais que j'ai un rôle à jouer mais je ne veux pas me souiller les mains de sang innocent.
-Il y a plus intéressant encore. J'ai bien observé le garde des Sceaux. C'est sur l'ordre d'Orbak qu'il a laissé le duel se dérouler.
-Très mauvais, grimaça Marc. Le comte devait espérer que je serais tué. Le Conseil ayant pris acte de la bonne exécution des clauses du testament royal, je ne suis plus d'aucune utilité. Ce cher comte ne perd pas de temps. Il va nous falloir songer à disparaître rapidement. Orbak pourrait avoir l'idée de remplacer le fer par le poison. Or j'ai l'estomac extrêmement délicat !
CHAPITRE VII
-Duc, je suis très mécontente de vous, lança d'une voix acide la princesse.
Peu de temps auparavant, le prieur Kurk avait éveillé Marc pour lui annoncer qu'Aliva le conviait à un dîner intime auquel seul le comte, sa femme et le prieur devaient participer.
Marc s'inclina en silence, attendant la suite des reproches.
-Vous avez ridiculisé notre justice et porté atteinte à l'honneur de notre cour.
Les laquais apportèrent un premier rôti, ce qui donna à Marc le temps de réfléchir. Lorsque l'assiette de chacun fut emplie, Aliva reprit :
-Pourquoi avez-vous gracié un infâme qui répand de viles calomnies sur notre compte? Répondez !
-Le supplice aurait fait de lui un martyr et rendu crédibles ses élucubrations. En raillant la qualité de ses vers, je l'ai discrédité. Le ridicule tue parfois plus sûrement que le bourreau.
Aliva ne parut guère convaincue mais ne sut que répondre. La comtesse sourit du regard à
Marc, prouvant qu'elle avait conservé un excellent souvenir de leur dernier corps à corps.
Le comte mit fin à ce dialogue muet en lançant :
-Accepter un duel avec ce spadassin était de la dernière imprudence. Vous auriez pu être tué.
Marc dissimula un sourire.
-Comme vous l'avez fait dire à un de vos héros : « Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret. »
-Je ne pensais pas, s'étonna Aliva, que vous connaissiez ces oeuvres profanes.
-La réputation de poète du comte est telle qu'elle a traversé les murs les plus épais.
L'explication parut plausible à la princesse qui n'insista pas. Elle reprit :
-A ce qui m'a été rapporté, cet assassin maniait passablement l'épée.
-Il était diaboliquement habile et je pense avoir eu beaucoup de chance pour avoir triomphé de lui.
-D'où vous vient cette science des armes ? répliqua sèchement Aliva.
Le comte crispa les mâchoires tandis que le prieur baissait le nez vers son assiette. Seul Marc resta imperturbable.
-Les bons moines ont instruit mon âme et mon esprit. Toutefois, sachant qu'un prince a des responsabilités temporelles, ils n'ont point négligé mon éducation physique.
Le prieur Kurk s'empressa d'acquiescer, avec un sourire de reconnaissance.
-J'espère, reprit Aliva, que vous ne recommencerez jamais une telle folie. Sinon, dans quelques jours, tous les porteurs de rapières que compte le royaume se présenteront à votre porte.
-Il en sera fait selon votre désir, princesse... sauf si on attente à mon honneur. Je ne serais pas digne de vous si je me laissais insulter sans répliquer.
Aliva hocha la tête et s'adressa au comte :
-Je pense qu'il serait préférable de retirer la justice au duc.
Le dîner se poursuivit, le comte donnant des détails sur les futures fêtes du couronnement. Marc serait mort d'ennui s'il n'avait senti le pied de la comtesse frôler à plusieurs reprises le sien.
Les joues écarlates, la tête dodelinante, le prieur sollicita le premier la permission de se retirer. La princesse le lui accorda d'un geste négligeant de la main.
-Suivez votre précepteur, duc, ironisa Aliva. J'ai à m'entretenir avec le comte des affaires du royaume.
En arrivant à son appartement, les jambes du prieur Kurk fléchirent et ce fut seulement grâce à l'aide musclée de Ray qu'il put regagner son lit.
-Bon débarras, ricana Marc. S'il pouvait prendre une cuite tous les soirs, je n'aurais pas à subir son endoctrinement.
-Curieux, murmura Ray, qui examinait le moine, il a été drogué par un extrait végétal ressemblant à un opiacé. Sans doute quelqu'un veut-il se débarrasser d'un témoin gênant. La nuit risque d'apporter des surprises.
Une heure s'écoula en silence. A l'instant où Marc allait décider de se coucher, un grattement à la porte le fit tressaillir. Ray ouvrit et une jeune femme pénétra vivement dans la pièce. Avec surprise Marc reconnut la soubrette qui l'avait conduit à la chambre de la comtesse la semaine précédente.
-Ma maîtresse désire s'entretenir avec vous d'une importante question, dit-elle avec un sourire malicieux. Suivez-moi.
Après une hésitation, Marc accepta tandis que Ray émettait :
-Cela n'est guère raisonnable. Si le comte vous surprend, il est en droit, selon les règles de l'honneur en vigueur sur cette planète, de t'occire en toute impunité. C'est probablement l'occasion qu'il cherche.
-Ce n'est qu'une hypothèse. Suis-nous discrètement et active tes détecteurs. Toi présent, je suis en sécurité.
Dans le couloir, Marc chuchota :
-Allons-nous dans les appartements de la comtesse ?
-Non, car le comte peut y pénétrer à l'improviste. Ma maîtresse a prévu un endroit beaucoup plus discret. Laissez-moi vous guider.
Pendant dix minutes, la soubrette lui fit longer d'étroits corridors et traverser plusieurs cours désertes. Finalement, elle s'arrêta devant une porte basse qu'elle ouvrit.
-C'est ici ! Montez l'escalier jusqu'au deuxième étage. La comtesse vous attend. Je vous souhaite une très bonne soirée, monseigneur.
Marc commençait à gravir les marches d'un étroit escalier en colimaçon lorsqu'un appel de Ray lui parvint :
-Attention, branche ton écran à bonne intensité. Sais-tu où tu te trouves?
-Je n'en ai aucune idée.
-Dans la vieille tour de si fâcheuse réputation. La servante a refermé la porte à clef derrière toi. En utilisant mes « anti-grav », je vais tenter de pénétrer par une des fenêtres qui donnent sur le fleuve.
A tâtons, Marc poursuivit son ascension, pestant contre l'obscurité. Près du deuxième palier, il distingua un rai de lumière filtrant sous la porte.
-Je suis en place, émit l'androïde. Actuellement il n'y a aucun danger et un bien joli spectacle t'attend. Rassure-toi, j'ai interrompu mes enregistrements.
Marc poussa lentement la porte et s'immobilisa sur le seuil. La comtesse était à demi allongée sur un lit recouvert d'une fourrure, vêtue d'une chemise de dentelle mettant en valeur ses charmes. Le Terrien se pencha sur elle et aussitôt deux bras fermes et soyeux entourèrent son cou. Il se laissa entraîner dans un joyeux tourbillon.
Beaucoup plus tard, Marc se redressa. La chambre était encore éclairée par deux chandelles à demi consumées.
-Ne devrais-je pas regagner mon appartement? Le prieur Kurk pourrait s'étonner de mon absence prolongée.
La comtesse eut un sourire entendu.
-Ne te soucie pas de lui. Je l'ai fait droguer et il dormira jusqu'au lever du soleil. Cela nous laisse encore beaucoup de temps.
Se penchant sur le Terrien, le regard brillant, elle appuya ses lèvres sur les siennes.
Ravis et épuisés, les deux amants restaient dans les bras l'un de l'autre. A regret, la comtesse se leva.
-Il me faut maintenant me retirer, soupira-t-elle. J'ai passé une merveilleuse soirée. Dommage qu'elle doive se terminer.
-Nous aurons l'occasion de nous retrouver à nouveau, ici ou ailleurs.
-Certainement, répondit la comtesse, un peu trop rapidement. Je pars la première car il ne faut pas risquer d'être vus ensemble. Ma camériste viendra te chercher. Repose-toi en l'attendant.
Elle enfila vivement une grande cape sombre et rabattit le capuchon sur sa tête. Marc étira ses muscles et commença à s'habiller. Ray pénétra dans la pièce par la fenêtre.
-J'ai observé la cour du haut du toit. Deux hommes surveillent la porte et un troisième monte l'escalier.
Moins d'une minute plus tard, la porte livra passage à un colosse brun, au front bas, vêtu d'un pourpoint de cuir noir. Il tenait une hache à la main et un long coutelas était glissé dans sa ceinture. A son entrée, Ray s'était dissimulé derrière le battant, prêt à intervenir.
-Mon gentilhomme, dit le colosse d'une voix rude, il vous faut mourir. Tout au plus, je peux vous laisser un instant pour dire une prière et recommander votre âme à Dieu.
-Merci de cette proposition alléchante, ricana Marc, mais j'ai une meilleure idée. Que diriez-vous de prendre ma place quelques instants ?
L'humour n'était pas une des qualités du colosse qui leva sa hache.
Aussitôt un choc violent heurta sa nuque. Ray était intervenu avec son efficacité coutumière et venait de l'assommer d'une lourde manchette.
-Comment procédons-nous avec ceux qui montent la garde en bas ?
-Attends, Ray. Nous avons une occasion inespérée de disparaître en laissant tout ce petit monde à leurs intrigues. Profitons-en ! La puissance de tes anti-grav a été calculée pour supporter mon poids. Tu me descendras le long de la muraille puis tu me porteras jusqu'à la rive au niveau de la ville où nous trouverons bien à nous cacher. J'ai même une idée sur l'endroit.
-Que dira-t-il en se réveillant? émit Ray en désignant le colosse.
-S'il tient à la vie, il sera trop content de faire croire qu'il a exécuté sa besogne. La nuit est bien noire et personne ne pourra nous voir.
-Accroche-toi à mon cou, dit l'androïde en aidant son ami à grimper sur le rebord de la fenêtre.
***
La comtesse regagna vivement sa chambre. Elle eut un mouvement de surprise en voyant Orbak installé dans un fauteuil.
-Alors? demanda-t-il sèchement.
-Tout est terminé. Orso m'a confirmé qu'il avait poignardé le duc et lancé son cadavre par la fenêtre. Demain le fleuve rejettera son corps.
Un sourire étira les lèvres minces du comte.
-Pourquoi cela a-t-il demandé autant de temps ?
Un rire sensuel sortit de la gorge de la jeune femme.
-Ce rustre faisait merveilleusement l'amour et il eût été dommage de ne pas en profiter. Si j'avais su que vous attendiez mon retour, j'aurais précipité le dénouement.
-Et le serviteur ?
-Là, il y a un problème. Nous sommes passés par les appartements du duc. Le prieur dormait toujours mais les pièces étaient vicies. Il est probable que le drôle a profité de sa soirée libre pour chercher refuge dans le lit d'une chambrière. Orso et ses hommes guettent son retour et nous en débarrasseront aisément.
Le comte se leva, le visage réjoui.
-Je savais qu'en encourageant vos penchants morbides, je servirais notre cause. Ce bon peuple est persuadé que ces meurtres sont l'oeuvre de la princesse. A dire vrai, quelques hommes à la langue facile ont bien aidé à colporter ces rumeurs. Toutefois, lorsque vous serez reine, il conviendra de faire preuve de beaucoup plus de discrétion.
Cette perspective fit briller les yeux de la jeune femme.
-La couronne me rappellera mes devoirs mais je resterai toujours votre fidèle servante.
Elle accomplit une profonde révérence qui eut pour effet de faire tomber sa cape. Le comte lui prit la main en disant :
-Chère amie, vous n'êtes jamais plus désirable que lorsque vous sortez des bras d'un amant. Vous feriez damner un saint. Comme je n'en suis pas un...
Il l'attira violemment contre lui et le couple enlacé tomba sur le lit tout proche.
CHAPITRE VIII
Les rues étroites de Sippar étaient particulièrement désertes. Tout en marchant d'un bon pas, Marc remarqua :
-Il nous faudrait trouver des chapeaux et des capes pour dissimuler nos visages. Je ne voudrais pas être reconnu par le premier bourgeois venu.
-Malheureusement, les boutiques sont fermées, ricana Ray.
Soudain l'androïde s'immobilisa.
-Trois hommes attendent au prochain carrefour. Ils semblent guetter une proie et il est probable que nous sommes le gibier. Laisse-moi faire. L'obscurité est telle qu'il n'y aura aucun témoin capable de voir la scène.
Ray avança vivement, prenant soin de rester au milieu de la rue. Au croisement, les malandrins s'élancèrent sur lui, poignard levé, sans même lancer le classique : « la bourse ou la vie ». Ils ne comprirent jamais ce qui leur arriva. Les lames des coutelas, loin de pénétrer dans de la chair tendre, parurent heurter un mur. Tout aussitôt un poing horriblement dur heurta les crânes. L'action fut si rapide que le dernier coupe-jarret perdit connaissance avant que le corps du premier touchât le sol.
L'androïde revint vers Marc, portant deux chapeaux et deux manteaux. Il tendit son butin en disant :
-Tranquillise-toi, j'ai pulvérisé un antibiotique et un antiparasite pour les débarrasser des miasmes indésirables.
-As-tu tué ces brigands?
Ray prit un air outré.
-Je connais les principes de la loi de non-immixtion qui prescrit d'éviter de changer l'évolution naturelle des planètes. Ils sont seulement étourdis. Ils se réveilleront dans une heure et seule une migraine carabinée leur rappellera l'échec de leur mauvaise action.
Grâce à la mémoire topographique de Ray et à ses capacités de se diriger dans l'obscurité, les deux compères finirent par arriver dans une ruelle, derrière l'imposante cathédrale. Une enseigne en fer forgé balançait doucement au vent.
-Le Vide-gousset, ricana Marc. Les éventuels clients n'ont aucune illusion à se faire sur ce qui les attend.
Une lueur filtrait à travers les planches disjointes de la porte. Ray pénétra le premier dans une salle basse, chichement éclairée par quatre torches dégageant plus de fumée que de lumière. A cette heure tardive, nombre de consommateurs étaient affalés sur les tables, cuvant leurs boissons. Dans un angle, une dizaine d'hommes à la mine patibulaire entouraient une table, jouant aux dés. Marc nota que les faces des petits cubes blancs ne portaient pas de points mais des figures variées. Les joueurs lancèrent des regards soupçonneux sur les nouveaux arrivants. Rassurés sans doute par les feutres cabossés et les capes élimées, ils retournèrent à leurs occupations et les dés roulèrent à nouveau.
Les Terriens s'assirent à une table un peu à l'écart. Une servante à l'air endormi s'approcha de ces clients importuns.
-Un pichet de ton meilleur vin, commanda Marc.
-Ici on paie d'abord, maugréa la fille, visiblement fâchée d'avoir été tirée de son sommeil.
Ray lui sortit une pièce d'or et la lui tendit. Aussitôt le regard de la servante se fit plus attentif.
-La monnaie sera pour toi, dit Marc, si tu contactes Malvo.
-Je ne connais personne de ce nom, répondit-elle un peu trop rapidement.
-Informe-le que je suis ici et que je dois le voir de toute urgence.
-Quel est votre nom ?
Le Terrien hésita un instant.
-Dis simplement que je suis un excellent maître d'armes.
Du coin de l'oeil, Marc surveillait la servante. Elle disparut par une porte dérobée qui s'ouvrait derrière le comptoir. Elle reparut quelques minutes plus tard portant un petit broc et deux gobelets.
-Buvez, dit-elle sans autre explication.
Le vin était des plus médiocres et n'incitait guère aux excès de boisson. Ils patientèrent un long moment, regardant les joueurs qui ne leur prêtaient plus aucune attention. Un homme s'approcha alors de leur table. Il était grand, maigre, avec un nez en bec d'aigle qui pointait sous son feutre au bord rabattu. Une cape noire et rapiécée le couvrait entièrement.
-Si vous souhaitez rencontrer Malvo, suivez-moi. Je vous avertis que, si lui ne désire pas vous voir, vous êtes des hommes morts !
Ils sortirent par la porte du fond, traversèrent une cour intérieure où s'accumulaient des ordures répandant une odeur pestilentielle. Franchissant un passage voûté, ils enfilèrent une ruelle. La marche dans l'obscurité dura dix minutes. Le guide finit par frapper à une porte qui s'ouvrit aussitôt.
-Amusant, émit Ray, nous sommes revenus à notre point de départ. Cette maison jouxte l'arrière de la taverne.
Sitôt qu'ils eurent franchi la porte, elle fut refermée par un solide gaillard qui s'adossa au battant, montrant que toute retraite était coupée.
La pièce était assez grande, éclairée par deux chandelles permettant de distinguer des silhouettes immobiles. Un grattement se fit entendre. Le colosse entrouvrit le battant et un gamin d'une quinzaine d'années se faufila par l'interstice.
-Tout est calme, souffla-t-il. Aucun homme d'armes ne se promène dans les environs.
Une silhouette s'avança et la lumière révéla le visage de Malvo.
-Que nous vaut l'honneur de votre visite, ... duc Valmo?
Ces derniers mots avaient eu beaucoup de mal à être prononcés.
-Si je vous disais que j'ai besoin d'aide, me croiriez-vous ?
-Difficilement !
-Pourtant je suis en aussi grand danger que vous aviez pu l'être devant le tribunal !
A ce moment, une voix féminine hurla :
-Il n'est pas duc, il s'appelle Marc et il est étranger. C'est un espion du comte Orbak.
Marc reconnut la jeune comédienne dont il avait pu apprécier les charmes.
-Chère Sira, dit-il, quelle surprise! Tu as quitté la troupe de ce bon Hédos ?
Le visage de la fille se crispa de colère.
-Immonde chien !
Marc prit un air navré.
-Je ne pensais pas t'avoir laissé un aussi pénible souvenir. Sans doute me reproches-tu d'être intervenu trop tôt dans cette petite clairière et tu regrettes de ne pas avoir pu profiter des charmes des deux garçons qui s'occupaient de toi !
Seul un vif mouvement de recul évita à Marc de recevoir une gifle monumentale.
-Il suffit, intervint sèchement Malvo. Ainsi vous reconnaissez ne pas être le duc Valmo.
-Comment pourrais-je affirmer le contraire? sourit Marc. Je suis un chevalier étranger qui espérait naïvement trouver fortune dans la capitale. Pour mon malheur, j'ai secouru une troupe de comédiens attaquée par des brigands.
Lançant un regard ironique à Sira, il poursuivit :
-Ayant reçu un accueil délicieux de certaines personnes, j'ai suivi la troupe jusqu'au château du comte Orbak. C'est là que mes problèmes ont débuté. Le lendemain de la représentation, le comte m'a convoqué pour me proposer un marché. Ou j'acceptais de jouer le rôle du duc Valmo ou...
-Poursuivez, le pressa Malvo.
-Ou j'étais mis à mort ainsi que toute la troupe. Cette perspective m'étant très désagréable, j'ai donc accepté. Le comte m'avait promis d'offrir l'hospitalité aux comédiens dans son château.
-Il avait un sens de l'humour très particulier, grinça Sira. Il nous a fait arrêter et expédier avec un convoi de condamnés aux mines. La misérable caravane a fait une halte à Sippar. Grâce au dévouement d'Hédos, j'ai réussi à m'enfuir et Malvo m'a aidé à me cacher.
Ce dernier demanda alors :
-Pourquoi le comte voulait-il vous faire jouer le rôle du duc ?
-A ce que j'ai compris, il importait que les volontés du feu roi fussent respectées. Acte ayant été pris par le Conseil, je n'avais plus aucune utilité et le comte espérait bien se débarrasser de moi. S'il a laissé notre duel se dérouler, c'est qu'il pensait que vous m'expédieriez proprement dans l'autre monde. Un instant je me suis même demandé si ce n'était pas un piège qu'il avait tendu à ma fierté et si vous n'étiez pas complice.
Malvo sursauta d'indignation.
-Que s'est-il passé ensuite ?
-Ce soir, j'ai été invité à passer quelques heures dans la vieille tour.
Une grimace déforma les traits du jeune homme.
-La princesse vous a donc accordé ses faveurs ?
-Vous êtes bien mal renseigné ! C'est la comtesse qui prodigue là-bas ses charmes. J'avoue que le début de la nuit a été des plus agréables. Le réveil n'en a été que plus brutal. Un énorme type voulut absolument me fendre le crâne avec une hache et m'expédier par la fenêtre. Grâce à Ray, j'ai pu déjouer ce plan mais vous conviendrez que je n'avais aucun désir de rester plus longtemps au château et c'est pourquoi je suis venu vous demander l'hospitalité.
Le récit plongea Malvo dans un abîme de réflexion. Tapotant les fesses de Sira, il murmura :
-Va nous chercher à boire.
Puis s'adressant à ses hommes, il ordonna :
-Allez vous coucher, il n'y a plus aucun risque. Ce sont réellement des amis.
La pièce se vida rapidement et il ne resta plus que le solide gaillard adossé contre la porte.
-Je vous présente Kast, c'est mon plus fidèle compagnon. Asseyez-vous et malgré l'heure tardive, goûtons le vin que Sira apporte.
La jeune fille servit quatre gobelets.
-A votre santé, sourit Malvo.
Prudent, Marc goûta le breuvage. Ce dernier ne possédait aucune ressemblance avec la piquette de l'auberge, aussi le Terrien vida-t-il son gobelet sans réticence.
-Quel sera l'avenir? soupira le jeune homme.
Marc haussa les épaules.
-Je ne suis pas devin mais il n'est guère difficile d'imaginer la suite des événements. Normalement le fleuve devrait rejeter le corps du duc Valmo.
-Mais vous êtes ici !
-Je fais confiance au comte pour trouver un autre cadavre que de nombreux témoins identifieront. Le peuple, tout comme vous, est persuadé de la culpabilité de la princesse. Orbak feindra de s'indigner et exigera une enquête. Quelques malheureux viendront témoigner de la responsabilité d'Aliva et un saint tribunal ne pourra que la condamner au bûcher. Le trône étant vacant, qui mieux qu'Orbak pourrait l'occuper, d'autant qu'il tient en main la police et au moins une partie de l'armée.
Malvo se passa la main sur son visage fatigué.
-Je ne pensais pas, soupira-t-il, que les événements évolueraient aussi vite. De combien de temps disposons-nous ?
-Trois ou quatre jours, une semaine tout au plus.
-Qui pourrait empêcher le déroulement de ces événements ?
Marc lança un regard perçant à son interlocuteur.
-Personne sauf...
-Parlez, je vous en prie.
-Le retour du vrai duc Valmo !
Levant son gobelet, Marc lança :
-A votre santé... duc !
Le jeune homme tressaillit tandis que Sira manquait de s'étrangler.
-Ainsi vous connaissiez ma véritable identité, laissa-t-il tomber d'une voix lasse.
-Je le supposais seulement, votre réaction a prouvé la justesse de mon raisonnement. Valmo... Malvo, vous ne vous étiez guère mis en frais d'imagination pour trouver un pseudonyme !
Malvo baissa la tête.
-C'est le premier nom qui m'est passé par l'esprit. Selon la volonté de mon père et du roi, j'ai été enfermé dans un couvent. Mon éducation s'est poursuivie sans problème jusqu'à la mort du roi et l'arrivée du prieur Kurk, nommé par le comte. J'ai rapidement compris qu'il avait pour mission de m'abrutir complètement jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un jouet docile entre ses mains. Tous mes repas étaient drogués pour accélérer ma déchéance. Grâce à la complicité de moines fidèles à mon père, j'ai pu m'échapper et après un voyage difficile parvenir à Sippar où je me suis caché. J'attendais l'heure du couronnement pour me manifester publiquement. Je ne pouvais imaginer que le comte ferait appel à un remplaçant ! Lorsque j'ai appris la nouvelle, j'ai voulu vous tuer. Ma tentative était puérile, je le reconnais. Je pensais tout perdre lorsque les gardes m'ont arrêté. Dans la salle du tribunal, j'espérais encore pouvoir clamer la vérité. Vous voir accepter un duel m'a surpris.
Avec une grimace, il ajouta :
-Il faudra un jour que vous m'accordiez une revanche.
-Quand il vous plaira, mais songez d'abord à vos devoirs de prince !
Le duc tendit la main à Marc.
-Merci de me ramener à la réalité, si cruelle soit-elle. « Etre ou ne pas être, voilà mon problème », comme il est dit dans la dernière tragédie à la mode.
Marc sursauta violemment. Des bribes de souvenirs virevoltaient dans sa cervelle. Se tournant vers Sira, il lança :
-Lors de notre première rencontre, pour me remercier d'être intervenu, Hédos, dans son langage emphatique, m'a dit entre autre : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » Etait-ce de son invention ?
Sira étouffa un rire.
-Il ne faisait que reprendre un vers d'une pièce de notre répertoire.
-Qui est l'auteur?
-Le comte Orbak, naturellement, je t'ai dit que c'était notre plus grand poète !
-Dommage qu'il ne se voit pas contenté de ce titre, ricana Marc.
Contactant mentalement Ray, il poursuivit :
-Je ne crois guère aux coïncidences. Qu'en penses-tu ?
-Je ne possède pas de programme de littérature ancienne. Que veux-tu me faire comprendre?
-Orbak a simplement copié des oeuvres terriennes. Comment a-t-il pu en avoir connaissance ?
-Intéressante question qui mérite d'être approfondie, rétorqua placidement Ray.
-Si le comte s'est fait octroyer l'exclusivité des mines, il doit y avoir une raison. A nous de la découvrir.
Cet échange n'avait duré que deux secondes.
-Que devrai-je faire? demanda Malvo assez désemparé.
-Je suis étranger et je n'ai aucun conseil à donner, duc. Vous seul devez prendre votre destin en main. Vous pouvez assister en spectateur au triomphe d'Orbak. Toutefois, si vous pensez avoir des devoirs envers votre princesse, vous devez agir car, dans quelques jours, elle sera en grand danger.
Le duc se leva brusquement, les mâchoires serrées.
-Merci, Marc, puisque tel est votre nom. Vous m'avez montré le chemin de l'honneur. Je vais rassembler mes compagnons. Ce sont des coupe-jarrets mais ils sont fidèles. De plus, je contacterai d'anciens amis de mon père. Ils accepteront sans doute de nous aider. Combattrez-vous à nos côtés? En cas de victoire, votre fortune sera assurée.
-Je vous remercie, duc, toutefois en attendant que vos préparatifs soient terminés, j'aimerais visiter les mines du comte. Où se trouvent-elles?
-A deux jours de marche vers le nord, au pied d'une grande colline couverte de forêts. Elle se remarque plusieurs lieues à la ronde.
-Quelqu'un connaît-il les lieux ?
-Moi, intervint Kast, le colosse resté muet jusqu'alors. Avant de pouvoir m'évader, je suis resté plus de six mois prisonnier. Que voulez-vous savoir ?
-Qu'extrayez-vous ?
-Des pierres précieuses, blanches, rouges, bleues ou vertes. Egalement quelques-unes, grises, sans éclat, dont je ne sais l'utilité. D'ailleurs, elles n'arrivent jamais en ville.
-Et le fer, où est-il extrait ?
-De l'autre côté, ainsi que les pierres noires pour les fours. Ce sont de vieilles exploitations qui, depuis des années, n'ont subi aucune modification. Le comte a fait agrandir et approfondir le gisement des pierres colorées.
-Intéressant, émit Ray. Au prix que valent ces babioles dans l'Union Terrienne, un pirate sans scrupule ferait fortune.
Questionné par Marc, Kast fournit sans difficulté des précisions sur la disposition des différents bâtiments. Quand il eut terminé, Marc demanda au duc :
-Il nous faudrait deux montures pour que nous puissions quitter la ville dès l'ouverture des portes.
-Mes amis vous les procureront, sourit Valmo, si vous n'êtes pas trop regardant sur la provenance.
Sira intervint, beaucoup plus souriante qu'en début de soirée :
-Si vous en avez la possibilité, sauvez Hédos, je vous en prie, c'est un merveilleux comédien !
-L'aube ne va pas tarder, reprit le duc. Reposez-vous deux heures pendant que j'envoie quérir vos chevaux. Sira vous indiquera une chambre.
La jeune fille les conduisit dans une pièce contiguë dont elle referma prestement la porte.
-C'est ma chambre, souffla-t-elle en éteignant la chandelle.
Marc s'écroula sur le lit pour sentir aussitôt le corps de la jeune femme se glisser dans ses bras. Il voulut protester, dire qu'il s'était beaucoup dépensé cette nuit mais la douce insistance de Sira sut avoir raison de sa fatigue. Marc perçut une fugitive pensée ironique de Ray et se laissa emporter par une vague délicieuse.
CHAPITRE IX
Ray désigna à l'horizon une haute colline couverte de végétation. L'avant-veille, les Terriens avaient quitté Sippar sans problème, nulle alerte n'ayant été donnée. Ils avaient chevauché tout le jour, s'arrêtant seulement pour laisser souffler les montures. Le soir, ils avaient trouvé une auberge accueillante. Marc avait pu ainsi récupérer des fatigues de la course à cheval et celles de la nuit précédente.
Le lendemain matin, ils étaient repartis avec des montures fraîches. Maintenant le soleil déclinait sur l'horizon et leur objectif était tout proche.
-Comment comptes-tu procéder? s'enquit Ray.
-Nous allons avancer encore un peu et attendre la nuit. Nous laisserons alors les montures dans un bosquet. Avec tes anti-grav, tu me porteras et nous visiterons l'exploitation. Ils ne travaillent sans doute pas de nuit et nous serons tranquilles.
Ray acquiesça à ce programme qui se trouva brutalement compromis dès le premier virage de la route. Une patrouille de six gardes commandée par un officier, avançait à leur rencontre.
-Mauvais, grogna Ray. Dois-je les éliminer?
-Attends, nous pouvons peut-être discuter.
L'officier, trapu, noir de poils, la voix sèche,
les interpella :
-Que faites-vous ici ? Vous êtes en secteur interdit.
-Je l'ignorais, messire. Je suis un chevalier étranger qui vient des montagnes.
-Encore un mendiant qui espère faire fortune à nos dépens, grommela l'officier. Le gouverneur de la mine décidera de votre sort. Rendez-nous vos épées.
Marc n'hésita guère et se laissa désarmer.
-Puisque nous désirons visiter l'endroit, autant profiter de l'occasion. Cela paraîtra plus naturel, murmura-t-il à Ray.
-A vouloir trop de discrétion, tu finiras par t'attirer de gros ennuis, bougonna l’androïde.
Encadrés par les gardes, les Terriens reprirent la route. Une heure plus tard, ils arrivèrent à un village fait d'une dizaine de baraquements. Au sud de la colline, s'ouvrait l'entrée de la mine. Une misérable cohorte de prisonniers en sortait, encadrée par une dizaine de gardes. Les captifs furent poussés dans une vaste bâtisse de torchis. Marc ne put observer la scène plus longtemps car l'officier le conduisit vers un pavillon en pierre à deux étages. Dans une salle aux murs nus, ils furent présentés à deux personnages, grands et blonds.
-Monseigneur, dit l'officier en s'inclinant devant celui qui se tenait un peu en retrait, nous avons arrêté ces deux individus qui s'approchaient de la mine.
Le personnage écouta d'une oreille distraite les explications de l'officier puis éclata de rire.
-ils cherchent fortune, parfait, nous allons leur donner l'occasion de la côtoyer, tout au moins. Pour ce soir, enferme-les dans le cachot du sous-sol et demain tu les enverras rejoindre les autres prisonniers. Nous avons toujours besoin de main-d'oeuvre, ils semblent vigoureux et devraient pouvoir travailler au moins plusieurs mois.
L'officier salua et fit signe à ses hommes d'emmener les prisonniers. Sans ménagements, les Terriens furent traînés jusqu'à une porte basse donnant accès à un étroit escalier qui menait à une cave humide.
Ils longèrent un couloir et un garde déverrouilla une lourde porte. La cellule des Terriens était étroite et ne prenait le jour que par un minuscule soupirail, au ras du plafond.
-Ce soir, pas de soupe, ricana l'officier. Rien de mieux qu'un bon jeûne pour assouplir les caractères. Si vous avez soif, léchez les murs, l'eau y ruisselle la nuit !
Il claqua la porte avec un gros rire. Marc s'assit sur la terre humide et soupira :
-Il ne nous reste plus qu'à patienter jusqu'à demain.
Ray lui glissa deux tablettes nutritives et maugréa :
-Essaie de dormir.
La nuit éteignit la minuscule lueur qui venait du soupirail. Marc, malgré sa position inconfortable, finit par trouver le sommeil. Il s'éveilla quelques heures plus tard, fort courbatu.
-Ray ! appela-t-il.
Son pouls s'accéléra brutalement en n'obtenant pas de réponse.
-Ray, réponds !
-Je suis ici, ne t'inquiète pas.
La voix semblait provenir du plafond. Dans l'ombre épaisse de la cellule, Marc finit par distinguer la silhouette de l'androïde collée au plafond par ses anti-grav.
-A quoi joues-tu ? bougonna Marc.
-Notre cachot se trouve sous la pièce où ce fameux gouverneur dîne. C'est le bruit des sièges remués qui a attiré mon attention. Grâce à mon ouïe électronique, j'ai enregistré sa conversation avec son acolyte.
-Que disent-ils ?
-Je l'ignore, ils utilisent un langage que je ne possède pas en mémoire dans mes circuits.
-Sers-toi de ton traducteur universel !
-Merci du conseil ! Il est déjà programmé mais il a besoin d'enregistrer un nombre important de données. J'espère qu'ils bavarderont assez longtemps! Rendors-toi, car tu auras besoin de toutes tes forces demain.
Dès l'aube, deux gardes pénétrèrent dans la cellule des prisonniers, commandés par le même officier que la veille. Ils tenaient des fers et des chaînes.
-Les premières semaines, vous aurez les chevilles entravées pour éviter toute tentative d'évasion. Ensuite vous n'en éprouverez plus le désir. Avancez !
Avec la dextérité d'un forgeron professionnel, un gardien passa un fer autour des chevilles de Marc et les relia par une chaîne qui permettait seulement une marche à pas mesurés.
-Maintenant si vous voulez manger ou boire, il vous faudra d'abord travailler.
Poussés sans ménagements par leurs geôliers, les Terriens traversèrent l'esplanade s'étendant devant ce qui leur avait servi de prison. Ils rejoignirent ainsi une longue file de prisonniers. Marc fut frappé par l'attitude résignée et le regard éteint de ces pauvres diables.
L'officier les fit remonter la colonne jusqu'à la tête et ils s'arrêtèrent devant un colosse au crâne rasé, le torse bardé de cuir noir. Un fouet à lanières multiples était passé dans sa ceinture.
-Jok, annonça l'officier, voilà deux nouvelles recrues. Mets-les rapidement au travail. Méfie-toi, l'un se dit noble et pourrait avoir envie de le prouver.
Le géant éclata d'un gros rire.
-Moi, je suis pour l'abolition des privilèges ! Je frappe également tous ceux qui tentent de protester. Nous verrons, ce soir, s'ils sont toujours aussi combatifs.
Stimulés par des gardiens, les prisonniers commençaient à avancer, deux par deux. L'un prenait une lourde brouette et l'autre saisissait une pelle et une pioche. Ils pénétraient alors dans la galerie éclairée par de mauvaises torches. Elle s'enfonçait loin sous la colline. Tous les cinquante mètres environ s'ouvrait une galerie latérale d'une hauteur juste suffisante pour laisser passer un homme.
Les Terriens marchèrent près d'un kilomètre dans une lourde atmosphère d'étuve. Des rigoles de sueur coulaient sur le dos de Marc. Ils arrivèrent ainsi sur le front de taille. S'étant assuré que les gardiens étaient restés à bonne distance, Marc s'assit sur le sol.
-Ce n'est pas un endroit rêvé pour passer le week-end, ironisa Marc. As-tu traduit la conversation des geôliers ?
-Ce n'est pas encore terminé. En l'absence de repères précis, mon traducteur universel a besoin de temps pour une telle étude.
-Voyons le travail auquel nous sommes destinés.
Dans la roche noirâtre, une veine plus claire d'un mètre d'épaisseur était nettement visible. En quelques coups de pioche, Ray détacha plusieurs fragments qu'il apporta à Marc.
-Je me demande comment une telle curiosité géologique est possible, dit l'androïde.
Il brisa la roche entre ses doigts puissants, faisant apparaître diamants, émeraudes ou rubis, tous de taille respectable. Un cristal gris assez terne, du volume d'un pouce, attira l'attention de Marc, il le saisit et l'examina par transparence à la lueur de la torche. Il lui sembla que la lumière faisait vibrer légèrement la pierre. Marc sentit un sentiment de bien-être envahir son esprit. Déjà il ne distinguait plus le cristal et semblait flotter sur un nuage coloré. Il eut la vision de quelques visages de femmes qui lui avaient accordé leurs faveurs. Toute notion de temps était abolie.
Un choc brutal le tira de l'état de béatitude où il se trouvait.
-Marc, Marc, reprends-toi ! Que se passe-t-il? hurlait Ray.
Un instant, Marc regarda le visage anxieux de l'androïde. Il se frotta machinalement l'avant-bras à l'endroit où Ray l'avait frappé pour faire tomber le cristal, puis, brusquement la mémoire lui revint.
-Ce maudit caillou possède un pouvoir onirique considérable, balbutia-t-il.
Ray ramassa le cristal et l'examina un long moment.
-Il existe effectivement une activité moléculaire intense provoquée par les photons mais je suis dans l'incapacité de l'analyser.
Il s'interrompit un instant avant de s'exclamer :
-Lapis oniris ! Avant notre départ, les techniciens du service m'ont ajouté une banque de données à ce sujet. Le phénomène est apparu, il y a trois ans environ, sur plusieurs planètes de l'Union Terrienne. La contemplation d'une de ces pierres provoque des rêves très agréables et la mode s'est peu à peu répandue. Ce n'est qu'un an plus tard que certains médecins se sont inquiétés et ont prévenu les autorités. Le Lapis oniris provoque des phénomènes d'accoutumance et d'asservissement comme l'héroïne. De plus, les vibrations émises finissent par léser les neurones cérébraux, entraînant une dégradation lente mais inexorable de l'esprit. Je comprends maintenant l'attitude passive des prisonniers.
-Nous sommes encore tombés sur un os de taille. Il faut nous éclipser rapidement pour rendre compte au général Khov. De toute manière, ce travail de mineur ne m'attire guère.
-Effectivement il est moins agréable qu'une soirée avec une de tes charmantes amies, ironisa Ray. Comment procède-t-on ?
-Nous sommes contraints d'attendre la nuit pour ne pas trop attirer l'attention. Les impératifs de la loi de non-immixtion s'imposent toujours. Remplis ta brouette et sortons, je crève de soif !
-Recule un peu pour ne pas inhaler trop de poussières.
Moins d'une demi-heure plus tard, le pic était sérieusement ébréché mais le wagonnet était plein.
-Pas mal, ricana te gardien-chef, vous avez encore l'énergie des nouvelles recrues. Allez déposer votre chargement là-bas et vous aurez droit à une ration d'eau. Puis vous retournerez immédiatement au travail !
Eblouis par l'intense luminosité du soleil, contrastant avec l'obscurité de la mine, Marc avança vers un bâtiment devant lequel s'entassait un stock de minerai. Par la porte grande ouverte, il put voir des hommes et des femmes qui, dans une semi-obscurité, brisaient les rocs avec de petits marteaux pour en extraire les pierres précieuses.
Un tonneau empli d'une eau sale permit cependant à Marc d'étancher un peu la soif qui lui étreignait la gorge. Un hurlement du gardien-chef écourta cette brève panse.
Deux fois encore les Terriens durent apporter un chargement de cailloux avant qu'un long coup de sifflet annonçât le déjeuner. Chaque prisonnier prenait une écuelle et une cuillère et se dirigeait vers une grosse marmite où une jeune femme effectuait une rapide distribution.
Avec surprise, Marc reconnut la servante. C'était la jolie Nerva qui lui avait donné la réplique sur les tréteaux improvisés.
-Messire Marc, souffla-t-elle. Ainsi, vous aussi, êtes captif. Je croyais...
-Que je vous avais vendue à Orbak, compléta Marc. Sira m'a raconté l'histoire. Où est Hédos?
-Il travaille ici également. Allez vous installer à l'ombre de ce bâtiment, je lui dirai de vous joindre.
De satisfaction, la fille emplit l'écuelle de Marc à ras bord. Le brouet était des plus détestables mais Marc n'ayant rien avalé de consistant depuis deux jours l'absorba sans trop de grimace.
Peu après, il vit Hédos. Le sympathique hercule avait maigri d'une dizaine de kilos. Ses joues autrefois rondes pendaient lamentablement. Son regard était terne et il marchait à pas lents, traînant les pieds. Il était suivi du jeune Skalin qui avait subi la même métamorphose. Hédos se laissa tomber lourdement près de Marc et commença à manger bruyamment. Le Terrien réprima un sursaut en entendant l'hercule murmurer d'une voix presque normale :
-Ne bougez pas! Il ne faut pas que les gardiens se doutent que nous ne sommes pas devenus des automates comme les autres. Ce soir, nous serons moins surveillés. A la tombée de la nuit, le travail s'interrompt et les gardes nous enferment dans ce grand bâtiment. Arrangez-vous pour pénétrer dans les premiers et dirigez-vous vers l'angle le plus éloigné de la porte. Surtout, ne vous approchez pas de la chandelle qui est allumée et éclaire quelques cristaux !
Il ne put poursuivre car le gardien-chef appelait déjà à la reprise du travail.
CHAPITRE X
Marc et Ray étaient installés dans l'angle de la bâtisse qui s'emplissait de prisonniers. Ces derniers s'agglutinaient dans le coin opposé où une petite niche était installée. Hédos vint s'affaler à côté de Marc. Il fut bientôt rejoint par Nerva et Skalin. Bientôt des gardiens arrivèrent, repoussant sans ménagements les captifs. Tandis qu'un tonneau d'eau et un bol de soupe étaient apportés par des forçats retardataires, un gardien s'approcha de la niche et alluma la bougie. Aussitôt la flamme se refléta sur une dizaine de cristaux. Quelques prisonniers s'approchèrent aussitôt des lueurs sans même songer à manger. Rapidement les visages crispés se détendirent et une sorte de sérénité se répandit sur leurs traits.
-Restez ici, ordonna Hédos. Je vais chercher les écuelles de soupe.
Marc le retint par le bras.
-Laissez faire Ray, la lumière des cristaux n'a aucun pouvoir sur lui.
Tandis que l'androïde traversait la foule des prisonniers agglutinés avec la majesté d'un cuirassé fendant les flots, Hédos murmura :
-Ainsi vous savez pour les pierres grises ?
-J'ai découvert ce matin leur puissance onirique. Comment avez-vous pu vous y soustraire ?
-Chaque fois que je devais m'en approcher, je me suis efforcé de concentrer mon esprit sur un de mes rôles et je récitais de longues tirades. C'est ce qui nous a permis de survivre comme des êtres humains et non comme des chiens rampants.
-Il est réconfortant de voir la culture utile à quelque chose, ironisa Marc tandis que Ray revenait en portant plusieurs écuelles fort bien remplies.
Ils mangèrent quelques minutes en silence puis Hédos, mourant de curiosité, questionna Marc. Ce dernier raconta fidèlement ses pérégrinations depuis le château du comte Orbak.
-Plus on monte au faîte des honneurs, plus dure sera la chute, conclut-il en souriant.
Hédos hocha gravement la tête.
-Si vous suivez mes conseils, murmura-t-il, il se pourrait que vous retrouviez bientôt la liberté.
Devant le regard intrigué de Marc, il précisa :
-Dans cet angle, j'ai commencé à creuser le mur de notre prison. Le travail n'avance que lentement car je ne dispose que de fragments de roches dures que je dissimule dans mes poches. De plus, je suis obligé de maquiller mon ouvrage chaque fin de nuit pour que nos geôliers ne remarquent rien. Dans un mois j'espère avoir achevé le percement du mur.
Regardant les chaînes qui entravaient toujours les chevilles des Terriens, il ajouta :
-Si mes quelques leçons vous ont profité et si vous êtes de bons comédiens, à ce moment nos gardiens, vous croyant sous l'emprise des cristaux, vous auront libérés et nous pourrions fuir tous les cinq. Ce soir, vous devez être épuisés, je creuserai seul. Demain vous me relaierez et ainsi notre besogne progressera plus rapidement. Dormez maintenant !
Marc ferma les yeux, non pour obéir à Hédos mais pour contacter Ray. Ce dernier répondit aussitôt :
-Je viens de terminer la traduction de la conversation. Elle est particulièrement intéressante. Veux-tu l'entendre ?
Pressé par son ami, il poursuivit :
-D'abord la langue utilisée est le Solanien.
Marc poussa un petit sifflement tandis que l'androïde disait sur un ton très doctoral :
-Tu n'ignores pas que l'Union Terrienne est une fédération de quatre-vingt-cinq planètes. Certaines sont des planètes de peuplement, vierges à l'origine et colonisées par des Terriens. Elles sont en général très attachées au pouvoir central. D'autres, déjà peuplées d'humanoïdes évolués, ont souhaité se fédérer avec la Terre pour faciliter leurs échanges interplanétaires et restent très ouvertes à l'influence terrienne. Quelques-unes enfin se sont jointes à l'Union Terrienne essentiellement par opportunité. Elles restent très jalouses de leur autonomie et, bien souvent, n'appliquent pas les règlements de notre fédération avec la rigueur souhaitable. C'est le cas de Solan.
-Je sais, soupira Marc. Nous avons eu quelques démêlés avec les Solaniens lors de l'affaire des « Phytors »
-Donc, la situation très excentrique de Solan par rapport aux autres planètes civilisées lui a conféré un caractère un peu marginal. Les gouvernements successifs ont toujours refusé d'ouvrir leur planète aux Terriens. Les représentants officiels sont parqués dans leur ambassade et ne peuvent guère en sortir. Les autorisations aux astronefs de se poser sont accordées selon d'étranges critères et il faut reconnaître que l'astroport de Solan est devenu un repaire de pirates et de contrebandiers. Ils peuvent ainsi se ravitailler et vendre leur marchandise à des commerçants locaux qui exportent le fruit des rapines comme si les objets avaient été fabriqués sur Solan.
-La Sécurité Spatiale est impuissante et doit se contenter d'essayer d'intercepter les pirates avant qu'ils n'atteignent ce refuge diplomatique, compléta Marc. Que disaient ces deux types ?
Ray, avec une certaine suffisance, reprit :
-Voici maintenant la traduction de leur conversation :
« -Les coffres sont-ils prêts, Icar ?