LE BAGNE D’EDENIA
JEAN-PIERRE GAREN
PREMIÈRE PARTIE : LE PIÈGE
CHAPITRE PREMIER - LE PROCES
Pour la millième fois peut-être, Ed Tand se laissa tomber sur la couche qui servait de lit. Il se prit la tête entre les mains et murmura :
-Ce n'est pas possible. Je suis en plein cauchemar ! Je vais enfin me réveiller !
Il se mordit les lèvres jusqu'à sentir le goût fade du sang mais les murs ne bougèrent pas. Nul doute qu'il était bien éveillé. Cela faisait trois tours de cadran terrestre qu'il était enfermé dans cette cellule, hermétiquement close, aux murs lisses et froids recouverts de métallo-plastique. Près du plafond une grille assurait l'aération.
Périodiquement, une trappe s'ouvrait, livrant passage à une boîte de ration alimentaire. L'éclairage, assuré par une rampe lumineuse au plafond, brillait en permanence, empêchant le condamné de dormir.
-On va sûrement s'apercevoir de l'erreur, mais quand? Le Betelgeuse ne peut rester plus longtemps sur cette maudite planète ! Sans ce retard, il aurait déjà dû émerger dans le système solaire.
Soudain la porte de la cellule pivota et Ed se leva, plein d'espoir. Un gardien, le visage impénétrable, se tenait sur le seuil, son pistolet thermique à la main. D'un geste du canon de l'arme, il fit signe au prisonnier de sortir. Un autre gardien qui se tenait dans le couloir, lui jeta d'une voix impersonnelle :
-Suivez-moi ! Au moindre geste suspect, vous serez abattu.
Ils longèrent un interminable couloir éclairé artificiellement, sans aucune ouverture sur l'extérieur. Ed avait été arrêté dès sa sortie de l'astroport et conduit en voiture fermée dans un vaste édifice dont il n'avait fait qu'entr'apercevoir la façade.
« Nous sommes dans les sous-sols du Centre Administratif » songea Tand.
Le gardien de tête ouvrit une porte et le propulsa d'une bourrade dans une vaste pièce. Tout un pan de mur était occupé par un vaste appareillage électronique. Derrière une table était installé un homme au visage sévère, vêtu d'un uniforme noir. De la main il désigna un fauteuil au prisonnier.
-Asseyez-vous ! Je suis Jan Revill, responsable de la sécurité de la 3e planète du système de Procyon, où nous nous trouvons. Vous êtes accusé de trafic de « Phim ».
Tand sursauta comme s'il avait reçu une décharge électrique. Comme tout le monde, il avait entendu parler de cette drogue, apparue depuis deux ans environ. On ne savait d'où elle venait et les chimistes n'avaient même pas réussi à analyser sa molécule complexe.
Absorbée à petites doses, au débat elle entraînait des rêves merveilleux à nette tendance érotique. Après un certain nombre de prises, variable selon les sujets, son effet devenait permanent. Malheureusement l'intoxiqué, tout à ses rêves, oubliait les actes de la vie courante, ne travaillait plus, ne mangeait plus et ne tardait pas à mourir d'épuisement.
Jusqu'ici toutes les thérapeutiques s'étaient révélées illusoires. Certains intoxiqués avaient été maintenus plusieurs mois en vie artificielle mais n'avaient jamais retrouvé leur conscience, comme si la drogue avait lésé définitivement les cellules cérébrales.
-C'est faux ! hurla Ed, je ne sais même pas comment se présente cette saleté.
Mes services ont cependant saisi une importante provision de « Phim » dans votre cabine.
C'est impossible, monsieur ! Je vous jure que je suis innocent !
Revill haussa les épaules et désigna la machine qui occupait la pièce :
-Vous êtes devant le cerveau-juge, seul habilité dans l'ensemble de l'Union Terrienne à rendre la justice.
Ed savait que depuis plusieurs siècles les juges classiques avaient été remplacés par un ordinateur géant, construit sur la Terre. Un relai était installé sur chaque planète colonisée.
Le chef de la sécurité montra un petit micro placé sur la table devant lui.
-Nous allons commencer votre interrogatoire. Déclinez votre identité.
-Ed Tand, né à New York, Terre, il y a vingt-trois ans. Après mes études, je suis entré à l'Ecole d'astronautique d'où je suis sorti à vingt ans, premier de ma promotion.
Ed revivait souvent avec orgueil cette période de son existence. Lui, qui avait été admis seulement en souvenir de son père, astronaute disparu en mission, avait réussi, grâce à un travail acharné, à s'acquérir l'estime de ses professeurs. Sa mère, morte accidentellement, n'avait pu assister à la remise des diplômes.
-Ensuite ? s'enquit Revill d'une voix impersonnelle.
-J'ai été affecté pendant deux ans comme aspirant sur le Centaure, astronef chargé des relations avec les systèmes de Sirius et de Fomalhaut, respectivement à huit et vingt années-lumière de la Terre.
» Il y a trois mois j'ai été nommé lieutenant et muté sur le Betelgeuse, du service des explorations lointaines. »
Pour Tand, cela avait été une promotion flatteuse. Seule, l'élite des astronautes était versée dans ce service.
-Comment était composé l'équipage?
-Sur ces bâtiments d'exploration, il est très réduit. Le commandant était le colonel Dave Rohm, vieux routier de l'espace qui en était à son dernier voyage. Son premier lieutenant était Mortimer Darf.
-Le connaissiez-vous ?
-Nous avions sympathisé à l'Ecole d'astronautique, bien qu'il soit plus âgé de deux ans. J'étais le deuxième lieutenant. L'équipage comprenait encore Bar Gais, représentant de la Compagnie d'Exploitation Galactique et chargé de l'inventaire des richesses éventuelles des planètes découvertes. Enfin Line Cerm était la spécialiste des liaisons radio.
Un peu de rouge colora les joues de Tand en évoquant le nom de la jeune fille. Il l'avait rencontrée quelques mois auparavant sur l'astroport. C'était une très jolie blonde aux formes élancées. Il avait tout de suite été séduit par ses manières franches et directes. Line appartenait à une riche famille de Boston et lui petit lieutenant sans fortune avait osé lui faire une cour effrénée. Ils s'étaient fiancés peu avant le départ et il était entendu que leur mariage serait célébré au retour.
-L'équipage comptait encore, poursuivit Ed, cinq cosmatelots, tous compétents et dévoués au commandant jusqu'à la mort.
Ed n'ajouta pas qu'il avait immédiatement sympathisé avec ces hommes rudes. Après une courte période d'observation, l'équipage, reconnaissant ses qualités, avait adopté ce nouveau venu. Peu d'officiers pouvaient se vanter d'une telle réussite et nombre de lieutenants avaient dû demander leur mutation devant l'hostilité des cosmatelots.
-Ainsi, résuma Devill, vous n'aviez que des amis à bord.
-Je crois pouvoir l'affirmer.
-Racontez votre voyage.
-Notre mission était d'explorer le système de Régulus, étoile Alpha du Lion selon l'ancienne dénomination, située à soixante-sept années-lumière de la Terre. Après une traversée subspatiale sans problème, nous avons émergé à bonne distance de ce soleil. Six planètes gravitent autour et la quatrième s'est révélée être de type terrestre. Après une observation instrumentale, nous nous sommes posés. Une étude sur place a confirmé l'importance de notre découverte. L'atmosphère convient parfaitement aux organismes humains et le climat est tempéré. C'est un endroit rêvé pour établir une colonie, d'autant que le sous-sol regorge de minerais rares.
-Ce monde est-il habité?
-Pas par des humanoïdes. Nous avons vu des êtres ressemblant à des ours, avec un pelage bleuté très court.
-De simples animaux, constata le policier.
-C'est ce que Darf et Gais prétendirent et ce fut le motif de notre première querelle car je pense que ce sont des créatures intelligentes, primitives certes, mais qui possèdent un langage. Malheureusement je n'ai pas eu le temps d'approfondir cette question, car nos observations terminées, nous avons dû repartir.
-Quelle était l'opinion du colonel Rohm?
-Je crois qu'il était de mon avis.
-Parlez-nous des incidents qui ont marqué votre retour.
-Très peu de temps après notre plongée subspatiale le commandant est tombé malade.
-Quel type d'affection?
-Le robot-médecin du bord a diagnostiqué une irradiation excessive.
-Comment cela a-t-il été possible? s'étonna Revill.
-Nous l'ignorons. Il est probable qu'au cours d'une inspection des moteurs atomiques, le commandant a commis une imprudence.
-Qu'est-il arrivé ensuite?
-Malgré les soins, son état est devenu rapidement critique. Le colonel nous a alors tous réunis et en présence de l'équipage m'a nommé commandant de bord.
-Pourquoi vous? Le lieutenant Darf aurait normalement dû lui succéder.
-J'ai été le premier surpris, mais le colonel a été formel. Mortimer, très sportivement, a accepté cet état de fait et j'ai occupé la cabine du commandant.
-Qu'est devenu le colonel Rohm?
-Il s'est éteint peu après et nous avons placé sou corps dans un caisson congélateur.
-Pourquoi avoir effectué une escale dans le système de Pollux, alors que nos instructions prescrivaient de regagner directement la Terre.
-Un des moteurs atomiques est tombé en prime, d'une manière inexplicable et j'ai dû ordonner de réémerger dans l'espace réel. Heureusement nous étions proches d'une planète où j'ai pu accoster sans difficulté.
Devill compulsa quelques feuillets plastifiés avant de reprendre :
-Les mécaniciens de Terrania 3 où vous vous êtes posés ont vérifié vos moteurs sans déceler la moindre anomalie ! Ne peut-on penser que vous avez simulé une avarie pour expliquer cet atterrissage? Vous en avez alors profité pour embarquer la drogue, fournie par un complice.
-Mais c'est de la folie ! s'insurgea Ed. Je ne suis pas sorti de l'astroport, passant tout mon temps avec les mécaniciens, vérifiant méticuleusement leur travail.
Le policier regarda ses notes.
-Vous manquez de mémoire, jeune homme, dit-il avec un air de reproche. Vous avez dîné en ville en compagnie de miss Cerm et vous avez visité plusieurs établissements avant de regagner votre astronef.
Ed se souvint que la veille du décollage, son travail achevé, il s'était accordé quelques heures de détente. Line avait particulièrement insisté pour qu'il l'emmène dîner dans un endroit tranquille.
-Miss Cerm pourra témoigner que je n'ai rencontré personne.
Devill ne tint pas compte de l'objection et poursuivit :
-Cette fois, vous pensiez arriver jusque dans le système solaire.
-Effectivement, monsieur, mais le même moteur s'est encore arrêté.
-Ce qui vous a donné l'occasion d'aborder notre planète. Il est toutefois curieux que, là encore, les spécialistes n'aient pas trouvé l'origine de cette inexplicable panne.
Tand ne sut que répondre. Après un long silence, le policier reprit :
-Qui, parmi les membres de l'équipage, pouvait avoir accès à la cabine du commandant?
-Personne, vous le savez. Seul le commandant possède la clef magnétique permettant d'y pénétrer. Le colonel Rohm me l'a remise en me transmettant ses pouvoirs.
-Et vous n'arrivez pas à expliquer la présence de « Phim » dans la cabine?
-Non, monsieur !
Un instant le visage du policier parut s'humaniser.
-Ecoutez, Tand, vous êtes jeune et je suis sûr qu'une erreur vous serait pardonnée. Cependant il ne faut pas vous obstiner ; un entêtement aveugle pourrait vous être fatal alors que vous avez tout intérêt à coopérer avec la justice. Nous désirons simplement savoir qui vous a fourni le « Phim » et surtout à qui vous deviez le remettre.
Contre toute attente, Ed s'exclama :
Je vous jure que j'ignore tout de cette drogue.
Devill tenta un dernier effort :
Le gouvernement s'est alarmé ces derniers temps des ravages très importants causés par le
Phim ». Tant que nous ignorerons sa provenance nous serons dans l'impossibilité d'attaquer le mal à la source.
Ed comprit le problème mais ne sut que répondre.
-Je ne vous cacherai pas, reprit le policier, que des peines très lourdes sont prévues pour châtier les trafiquants. Votre seule chance est de collaborer avec nous.
Un sanglot sortit de la gorge du jeune lieutenant.
-Je ne sais rien ! Rien !
Le policier haussa les épaules.
-Très bien ! Le cerveau-juge décidera de votre sort.
La porte s'ouvrit et le garde parut.
-Reconduisez le prisonnier dans sa cellule.
Pendant le trajet, Ed demanda :
-Pourrais-je recevoir la visite d'un des passagers du Betelgeuse ?
-Silence, maugréa l'homme. Les prisonniers ne doivent communiquer avec personne !
CHAPITRE II - LE DEPART
Pendant les douze heures qui suivirent, Tand ne connut pas une minute de repos, se répétant sans cesse :
-Ce n'est pas possible ! Où je deviens fou ou je suis victime d'une machination infernale !
L'arrivée de Devill le surprit assis sur sa couche, la tête entre les mains.
-L'ordinateur a rendu son verdict, annonça le policier d'une voix sèche. Vous êtes condamné au maximum de la peine prévue, soit vingt ans de bagne stellaire ! Vous allez être conduit immédiatement dans le quartier des condamnés en attendant votre transfert.
La nouvelle assomma littéralement Ed. Une sorte de voile noir assombrit son cerveau. Comme un robot privé d'énergie, il se laissa emmener à travers un dédale de couloirs.
-Déshabillez-vous, lui intima un gardien en lui tendant une combinaison noire sur laquelle une série de chiffres blancs était imprimée.
Quelques minutes plus tard, Ed était poussé sans ménagement dans une cellule en tout point identique à celle qu'il venait de quitter.
Il resta ainsi trois jours pratiquement sans bouger, n'absorbant ni boisson, ni nourriture. Seule sa robuste constitution l'empêcha de mourir. C'est alors qu'une idée lui traversa l'esprit, lumineuse comme un trait de foudre. Line ! Elle savait qu'il était innocent et elle l'aimait. Dès son arrivée sur Terre, elle alerterait ses amis. Le directeur de l'Ecole d'astronautique pour commencer, puis quelques anciens amis de son père qui l'avaient encouragé à entrer à l'Ecole. Enfin, la famille de Line était honorablement connue et avait des relations dans les milieux gouvernementaux. Nul doute qu'ils arriveraient à luire réviser son procès. Naturellement, cela demanderait du temps. Quatre mois, supputa-t-il. Mieux valait tenir compte des lenteurs administratives et tabler sur six ou huit mois. Huit mois lui parurent le délai maximum. Il consulta le chronographe-dateur que les gardiens lui avaient laissé.
-Dans huit mois je serai libre, murmura-t-il.
-faut donc m'organiser pour survivre pendant ce temps.
Soutenu par ce fragile espoir, il quitta sa couche. Immédiatement ses jambes se dérobèrent car il était affaibli par le jeûne. Serrant les dents, mobilisant toute sa volonté, il gagna le bloc sanitaire. Baigné et rasé, il attaqua ensuite une des boîtes de ration qui lui avait été distribuées. Repu, il s'endormit d'un sommeil sans rêve.
Pendant les dix jours qui suivirent, Ed vécut uniquement en songeant à Line. Pour tromper son inaction, il s'efforçait de pratiquer les exercices physiques les plus durs, autant que lui permettait l'exiguïté de sa cellule. Le soir, épuisé, il arrivait ainsi à trouver le sommeil.
Un matin, peu de temps après la distribution automatique de la ration journalière, un gardien parut et lui ordonna de sortir. Après un passage dans un ascenseur rapide, on le fit monter dans une voiture fermée qui démarra aussitôt.
Cinq minutes plus tard, le véhicule freina et la porte s'ouvrit. Ed fut un instant ébloui par l'intense luminosité du soleil double du Procyon. Il était sur l'astroport, près d'un vieux cargonef qui terminait une carrière déjà longue en assurant le transport et le ravitaillement des condamnés.
Il n'eut pas le temps de voir si le Betelgeuse était déjà reparti car son gardien le poussa vers une passerelle. Bientôt il se retrouva enfermé dans une cabine de soute, déjà occupée par fois individus. Ceux-ci étaient plus âgés que lui, portaient une barbe de plusieurs jours et semblaient totalement abrutis.
N'ayant aucune envie de lier connaissance, Ed s'étendit sur la seule couchette restée disponible.
Peu après, une voix, sortie d'un haut-parleur, s'éleva :
-Ici le commandant King ! Nous décollerons dans une demi-heure. Suivez les consignes qui vous seront données si vous ne voulez pas crever comme des chiens que vous êtes. Nous ferons escale dans le système de Pollux pour ramasser d'autres condamnés, puis nous gagnerons Edénia, votre lieu de séjour, qui gravite autour de l'étoile Polaris.
Ed rassembla mentalement les notions qu'on lui avait données à l'Ecole d'astronautique. Il y a une vingtaine d'années, une expédition avait atteint le système Polaris situé à 42,4 années-lumière de la Terre. Parmi les huit planètes qui gravitent autour île ce soleil, une seule est de type terrestre. Le climat est tellement agréable que les premiers explorateurs la baptisèrent Edénia. Plus tard elle se révéla pauvre en minerai et la Compagnie d'exploitation Galactique, toute puissante société qui avait l'exclusivité du commerce et des extractions minières, s'en désintéressa. Cependant le gouvernement décida d'en faire une planète de colonisation et un premier contingent de pionniers lu envoyé. C'est à ce moment que les déboires commencèrent.
Si la végétation était exubérante, la faune était particulièrement pauvre et les premiers rapports ne mentionnaient que la présence de quelques mammifères, herbivores voisins des antilopes. Les colons s'installèrent donc sans méfiance. Un jour l'un d'eux fut attaqué par un insecte géant ressemblant aux mantes religieuses terrestres. Celle-là, qui mesurait plus de deux mètres, saisit l'homme dans ses énormes pinces et s'envola avec sa proie.
Dans les jours qui suivirent, d'autres « mantes » apparurent, emportant à chaque fois un colon. Ceux-ci tentèrent d'organiser leur défense. Des battues furent entreprises mais revinrent toujours bredouilles. Les « mantes » étaient introuvables. Elles se manifestaient brusquement, attaquaient et partaient au loin avec leur victime. Des explorations aériennes furent infructueuses car une forêt dense recouvrait la majeure partie de la planète. Bientôt la situation des colons devint intenable et il fallut les rapatrier.
Il y a cinq ans, un ministre crut avoir une idée géniale. La peine de mort ayant été abolie depuis fort longtemps, les délinquants étaient enfermés dans des bagnes, occupés à des besognes futiles. Pourquoi ne pas les regrouper sur Edénia et les utiliser à chasser les « mantes » ? Lorsque la planète serait purgée de ses dangereux insectes, elle pourrait être rendue à la colonisation. C'est ainsi que naquit le bagne à Edénia.
-Attention au décollage ! avertit le haut-parleur.
Machinalement, Ed boucla les sangles magnétiques et s'allongea sur sa couchette en position de relaxation maximum. L'accélération brutale le surprit cependant. Ce vieux bâtiment n'était pas équipé comme le Betelgeuse d'un compensateur de gravité.
A peine avait-il récupéré que la voix impersonnelle du haut-parleur reprit :
-Dans dix secondes, plongée dans le subespace !
Aussitôt un voile noir, bien connu des astronautes, obscurcit le cerveau des quatre hommes. Tand, familiarisé à cet exercice, émergea le premier de sa torpeur. Il se libéra et s'assit. Ses compagnons n'avaient pas encore récupéré.
Le voyage se poursuivit, monotone, rythmé seulement par la distribution automatique des repas. Un moment les prisonniers espérèrent descendre à terre lors de l'escale de Pollux. Il n'en fut rien et le voyage reprit vers Polaris. Ignorant les performances du cargonef, Ed ne pouvait même pas évaluer la durée du voyage.
Enfin les manoeuvres d'approche d'Edénia débutèrent. Après une mise en orbite sans douceur, le cargonef se posa sur le petit astroport.
Un membre de l'équipage les fit sortir. Après vingt jours d'éclairage artificiel, la lumière du jour meurtrit durement les rétines des condamnés. Ils étaient maintenant une trentaine, groupés au pied de la passerelle comme un troupeau hébété.
Ed remarqua cependant que les cosmatelots évitaient soigneusement de sortir. Les soutes étaient ouvertes, livrant passage aux petits tracteurs automatiques chargés de fret. Une dizaine de gardiens, l'arme à la main, s'était déployés le long du terrain. Ils ne menaçaient pas les prisonniers mais scrutaient attentivement le ciel.
Dépêchez-vous ! hurla un gardien. Courez vers ce bâtiment si vous ne voulez pas être attaqués !
Encore ahuris, les condamnés furent regroupés dans un vaste hangar. Un personnage, boudiné dans son uniforme, était juché sur une petite estrade entourée de gardiens. Dans un coin, une vingtaine de condamnés regardaient avec curiosité les nouveaux arrivants.
-Je suis Bill Wess, commandant de cette planète, commença le personnage, et vous apprendrez rapidement à me connaître. Dans l'enceinte du camp, protégée par une coupole électromagnétique, vous n'avez rien à craindre. Ici, il n'y a ni cellule, ni barreau. Vous êtes libres d'aller où bon vous semble. Vous devrez néanmoins respecter le règlement dont on vous délivrera un exemplaire tout à l'heure. Tout manquement à la règle sera puni d'une peine de cachot.
Le commandant reprit son souffle avant de poursuivre :
-Votre seul problème sera de gagner votre nourriture. Pour cela une seule solution : chasser les « mantes ». Vous les reconnaîtrez facilement, ricana-t-il ; elles sont énormes, vertes et attaquent toujours par derrière. C'est celle que vous n'aurez pas senti venir qui vous boulottera. Lorsque vous aurez tué une de ces satanées bestioles, vous verrez qu'elle porte sur la pince droite une sorte d'ergot, long de 10 centimètres, de couleur jaune. Vous devrez le couper et le remettre à un gardien qui vous donnera en échange quatre rations journalières et deux chargeurs de dix balles explosives, et ainsi de suite jusqu'à la fin de votre peine, si vous y arrivez, souligna-t-il méchamment.
Il s'interrompit un instant, laissant son auditoire digérer ses paroles, avant de continuer :
-Pour débuter, vous serez répartis dans des équipes de chasseurs déjà constituées. Après, vous vous arrangerez comme vous le voudrez.
Un bruit de réacteur couvrit la voix du commandant. Le cargonef, ses soutes déchargées, repartait. En un instant, il ne fut plus qu'un point brillant, à peine visible. Tout lien avec le monde extérieur était désormais coupé et les hommes prirent brutalement conscience de leur isolement.
Le commandant se tourna vers les anciens condamnés qui attendaient.
-Choisissez vos équipiers, dit-il.
Un colosse d'une trentaine d'années, brun, le front bas, s'avança le premier. Lentement, il dévisagea les arrivants et, du doigt, désigna Ed.
-Je prends celui-là, commandant. Il remplacera Yvan disparu la semaine dernière et couchera avec le fou !
Le commandant acquiesça de la tête. Pendant que le choix continuait, le colosse fit signe à Ed.
-Viens par ici !
Résigné, Tand le suivit. La nuit tombait lorsqu'ils traversèrent une vaste cour, bordée de constructions sans étage, toutes identiques. Une série de portes donnaient sur une sorte de patio légèrement surélevé. Arrivé à une extrémité du bâtiment, le colosse s'arrêta.
-C'est le coin le plus tranquille, expliqua-t-il en montant les trois marches donnant accès à la galerie couverte. Les chambres N° 1 à 5 constituent mon domaine. Dans l'équipe, nous sommes dix avec toi, et c'est moi qui commande ! Compris ?
-Compris, répéta docilement Ed.
Satisfait de cette soumission, le colosse poursuivit :
-Va te coucher dans la cinq. Le gars qui y est déjà est cinglé mais pas méchant. Tu n'auras qu'à l'ignorer. Demain nous partirons en chasse à l'aube.
-Pourrais-je avoir quelque chose à manger, demanda poliment Tand, nous n'avons pas eu de distribution de vivres ce matin.
-Tu n'auras rien à bouffer puisque tu n'as pas encore travaillé ! On chasse mieux le ventre vide, ricana-t-il.
Réprimant un mouvement de colère, Ed poussa la porte qu'on lui avait désignée. Un homme était accroupi dans un angle. Ses cheveux étaient blancs et une barbe épaisse lui mangeait le visage. Il était très maigre et semblait flotter dans sa combinaison délavée. L'arrivée du visiteur ne le fit pas se retourner.
Curieux, Tand jeta un coup d'oeil par-dessus l'épaule de l'homme qui alignait des séries de chiffres et de symboles sur le mur. Quoique nanti d'une sérieuse culture mathématique, Ed n'en comprit pas la signification. Comme l'autre ne lui prêtait toujours pas attention, il haussa les épaules et s'allongea sur un lit. Seul le souvenir de Line et la certitude qu'en ce moment elle travaillait à sa réhabilitation l'empêcha de s'abandonner au désespoir.
Il dut s'endormir car un bruit le réveilla en sursaut. L'homme était au pied de son lit et le regardait. Debout, il paraissait encore plus maigre. Un discret sourire éclaira son visage émacié.
-Excusez-moi ; je vous regardais dormir. Vous paraissez bien jeune pour être condamné au bagne.
Ed voulut s'expliquer mais l'autre mit un doigt devant sa bouche.
-Chut ! Ici personne ne parle de son passé. Cela rappelle trop le monde que nous avons quitté et engendre de graves neurasthénies. Ainsi Joë vous a recruté pour son équipe. Méfiez-vous de lui, c'est une brute qui n'hésitera pas à vous frapper à mort si vous lui résistez.
Tand se redressa et demanda :
-Qui êtes-vous ?
-Autrefois je me nommais Abe Raf, mais ici tout le monde m'appelle le Fou, probablement parce que je suis différent des autres.
Ed désigna le pan de mur couvert de graffiti.
-Que faisiez-vous ?
-Je cherche la solution d'un petit problème amusant que j'espère bientôt résoudre.
Le vieux se frappa le front :
-Je parie que vous devez avoir faim.
-Effectivement ; celui que vous appelez Joë m'a refusé toute nourriture.
-Il compte ainsi vous diminuer physiquement pour pouvoir plus facilement vous dominer.
Raf fouilla dans un coin de la chambre et sortit une boîte de conserve.
-Je me suis aménagé une réserve secrète.
expliqua-t-il, joyeux comme un gamin qui a fait une bonne farce.
Lorsque Tand eut terminé, le vieux ramassa soigneusement la boîte et lui dit :
-Dormez maintenant, car demain vous aurez une rude journée.
CHAPITRE III - PREMIERE CHASSE
Dès l'aube, neuf hommes, sous la conduite de Joë, traversèrent la cour et pénétrèrent dans un petit bâtiment. Sous le regard d'un sergent aux cheveux grisonnants, les anciens prirent leurs armes alignées contre le mur. C'étaient des fusils automatiques à balles, modèle abandonné depuis longtemps par les militaires mais qui gardait la faveur des sportifs et des chasseurs. Soucieux d'éviter tout risque de mutinerie, les autorités avaient choisi ce type d'arme pour les détenus alors que les gardiens avaient des pistolets thermiques, infiniment plus meurtriers.
Le sergent remarqua Tand.
-Tu es nouveau, toi. Viens par ici choisir un fusil. Celui-là devrait te convenir, dit-il en lui tendant une arme. Sauras-tu t'en servir ?
-Je le pense, murmura Ed.
A l'Ecole d'astronautique il avait appris le maniement de toute sorte d'armes, depuis le couteau jusqu'au désintégrateur lourd en passant par les pistolets thermiques. Aux exercices de tir il s'était révélé de première force et avait raflé tous les prix, totalisant le maximum de points.
Le gardien lui tendit un chargeur.
-Economise tes munitions, car personne ne t'en prêtera.
A la façon dont le condamné adapta le chargeur à l'arme et engagea une balle dans le canon, il fut rassuré. « Celui-là apprendra vite, songea-t-il. Qui sait s'il n'arrivera pas à mater cette pourriture de Joë? »
-Je parie, reprit-il à haute voix, qu'on t'a mis avec le Fou. T'a-t-il proposé une fortune si tu le faisais évader?
-Non, j'ai dormi comme une souche.
-Ne l'écoute pas ! Plus tard, quand tu seras adapté à nos habitudes, tu changeras de chambre.
Joë à ce moment rameuta ses hommes.
-En route ! hurla-t-il ; le nouveau fermera la marche.
Ils traversèrent pendant deux heures une sorte de prairie très verte. L'herbe tendre arrivant à mi-mollet, aurait pu nourrir des troupeaux entiers. Joë allait en tête, les hommes derrière lui, en deux colonnes parallèles écartées d'une dizaine de mètres.
L'allure était soutenue. Tand, habitué aux exercices sportifs, ne peina pas trop mais il fut étonné que le vieux Raf put supporter ce train rapide.
Bientôt ils arrivèrent à l'orée d'une forêt, constituée en majorité par des arbres aux troncs élancés couverts d'une épaisse ramure, totalement inconnus sur terre. D'autres espèces étaient plus familières, rappelant les pins et les eucalyptus. Le sous-bois était assez dégagé et la marche relativement aisée.
-Ouvrez l'oeil, grogna Joë, ces saletés peuvent nous tomber dessus à tout moment.
Les condamnés avaient appris que les mantes n'attaquaient pratiquement jamais en plaine. C'est pourquoi la base avait été installée au milieu d'une prairie.
Ed, les sens en éveil, crispa les mains sur son arme. Soudain il lui sembla percevoir un frémissement de l'air derrière lui. Le vieux lui cria quelque chose et il se retourna. Une seconde il resta figé d'épouvante.
C'était plus horrible que tout ce qu'il avait pu imaginer ! Un monstre vert, soutenu par deux paires d'ailes membraneuses, plongeait sur lui, ses deux énormes pinces prêtes à le saisir. Ed ne sut jamais s'il aurait eu le temps de tirer. Une détonation retentit et la tête triangulaire de la bête explosa.
Le corps de l'animal tomba si près de Tand qu'une patte lui frappa la figure. Médusé, il ne pouvait maîtriser un tremblement incoercible. Le monstre mesurait plus de deux mètres et Ed était fasciné par ses deux pattes préhensibles, armées de longues épines. Une proie serrée par elles ne pouvait évidemment pas s'échapper.
-Alors, mauviette ! qu'attends-tu pour couper l'ergot et me l'apporter !
Plus que le ton impératif, ce fut l'ironie de Joë qui secoua Ed de sa torpeur. Serrant les dents pour dominer la répulsion et la crainte que lui inspirait le monstre, il s'approcha et saisit à pleine main la curieuse épine jaune qu'il sectionna avec le poignard remis en même temps que le fusil.
-Voilà, dit-il d'une voix neutre en tendant le trophée encore suintant de liquide verdâtre.
Il eut la mince satisfaction de constater que sa main ne tremblait plus.
Joë, dépité de la maîtrise du nouveau, jeta sèchement :
-En route, et ne roupillez pas !
Ils marchèrent ainsi jusque vers midi et Joë ordonna une pause. Il s'installa sur le sol, adossé à un arbre et disposa la moitié de son effectif en demi-cercle avec la mission de veiller. Ed et le vieux Raf se reposèrent avec le second groupe. Profitant de ce qu'ils étaient un peu à l'écart, le vieux murmura :
-Vous avez subi votre épreuve avec succès. D'ordinaire les nouveaux piquent une vraie crise de nerfs. Avant que je crie, n'aviez-vous rien senti ?
-Si ! une sorte de frémissement de l'air.
-Parfait ! retenez bien cette sensation qui trahit l'approche des « mantes ». Alors retournez-vous et tirez aussi vite que possible.
Par méchanceté, Joë écourta leur période de repos et donna le signal du départ. Après une heure environ de marche, plusieurs « mantes » attaquèrent en même temps. Cette fois Ed, toujours placé en arrière-garde, se retourna à temps. Sa balle frappa la mante au niveau de l'abdomen qui se déchiqueta, laissant échapper un flot de liquide verdâtre. Pendant ce temps, trois autres « mantes » furent abattues. La dernière survivante rebroussa chemin et s'éleva dans les airs. Joë la tira mais la manqua.
-Elle est trop loin, grogna-t-il dépité.
Ed visa soigneusement et tira à son tour. Le monstre bascula et s'écrasa au sol à une centaine de mètres de distance.
Un murmure flatteur salua cet exploit. Joë, furieux, ricana :
-Puisque tu es si malin, va chercher son éperon ; seul !
Raf s'avança aussitôt :
-Je l'accompagne.
-J'ai dit seul ! répéta le colosse.
Comme s'il n'avait rien entendu, le vieux suivit Tand car il savait trop les dangers que représentaient un déplacement en solitaire.
Lorsqu'ils regagnèrent le groupe, Joë arracha des mains de Ed le trophée et ordonna :
-Nous rentrons, la chasse a été bonne.
Sur le chemin du retour, ils abattirent encore un monstre. Les hommes jubilèrent car cela portait leur tableau à sept. Arrivé à l'entrée du camp, Joë lança fièrement les trophées devant le sergent.
-Salut, Bud ! Amène la camelote en échange.
Le gardien compta les rations et les chargeurs et remit le tout au colosse.
Tandis que les hommes replaçaient leurs armes au râtelier, le sergent s'approcha de Tand qui méticuleusement nettoyait son fusil.
-Content de te revoir, petit ! Cette première journée n'a-t-elle pas été trop dure?
-Un peu ! Je n'aurais jamais imaginé que de telles créatures puissent exister.
-N'oublie pas de garder ton chargeur, recommanda-t-il. As-tu usé beaucoup de munitions?
-Deux cartouches, mais j'ai tué deux « mantes ».
Bud s'éloigna avec un hochement de tête approbateur.
-Méfiez-vous, chuchota alors Raf. Bud est un brave homme mais tous les gardiens ne sont pas comme lui. Le règlement stipule que vous ne devez jamais leur adresser le premier la parole. Vous devez attendre qu'ils vous interrogent. C'est le piège classique qu'ils tendent toujours aux nouveaux.
-Merci, je m'en souviendrai.
Dans la cour, Joë regroupa ses hommes. Il étala sur le sol les gains de la journée et s'empara du tiers des boîtes et des munitions.
-Voilà, dit-il, partagez-vous le reste.
Ed, surpris, demanda au vieux :
-Pourquoi agit-il ainsi?
-Comme chef, il s'octroie toujours le tiers des gains.
-Et vous le laissez faire?
-Il est trop fort pour que nous nous y opposions.
-Pourquoi ne le quittez-vous pas?
-Aucun autre groupe ne nous acceptera, s'il sait qu'il risque de se mettre Joë à dos et nous n'avons pas le courage de chasser en isolés.
-Quelle idée d'accumuler les munitions puisqu'il tire fort bien. Il ne les consommera jamais.
-Elles lui servent .de monnaie d'échange. Il existe dans le camp de nombreux petits trafics. Certains vont même jusqu'à se prostituer pour quelques cartouches !
Pendant ce temps, les autres répartirent équitablement les rations et les munitions, puis chacun regagna sa chambre.
CHAPITRE IV - LA RUPTURE
-Attention ! prévint Joe, nous entrons dans la zone dangereuse.
Cela faisait maintenant un mois que Tand était arrivé sur Edénia et il avait participé à une chasse presque tous les jours, le colosse n'ayant accordé que vingt-quatre heures de repos à son équipe.
De sa vie passée, Ed n'avait conservé que son chronographe. Il comptait ainsi les jours terrestres et ceux d'Edénia légèrement plus courts. Enfin, comme il existait un champ magnétique sur cette planète, la boussole incorporée lui avait permis d'assimiler rapidement la topographie des lieux.
L'hostilité de Joë n'avait pas désarmé, mais Ed ne lui avait guère donné l'occasion de se manifester, ayant toujours fait preuve de docilité malgré un certain nombre d'injustices criantes.
Contrairement à toute attente, le vieux Raf s'était révélé un merveilleux compagnon. Ed se demandait d'où il venait et ce qu'il avait pu commettre pour être condamné. Il était très cultivé et connaissait une foule de choses. Pourquoi les autres l'appelaient-ils le Fou?
Tout en réfléchissant, Ed restait sur ses gardes. Depuis le premier jour, Joë l'avait placé en fin de colonne. Tand avait compris que c'était la place la plus dangereuse, les « mantes » attaquant toujours par derrière.
Ed perçut une légère vibration de l'air. Ses réflexes, maintenant bien conditionnés, réagirent en une fraction de seconde. Il se retourna et foudroya la « mante » qui plongeait sur lui. Il n'eut pas le temps de se pencher pour couper l'ergot car l'air parut vibrer de toute part : plus de dix monstres attaquaient la colonne. Trois ou quatre furent abattus, mais un autre saisit un homme proche de Joë et s'éleva aussitôt dans les airs, emportant sa proie hurlante.
-Sauve qui peut ! lança Joë qui, donnant l'exemple, détala au pas de course.
Cette méthode désespérée donnait parfois des résultats. Voyant leurs proies se disperser, les « mantes » hésitaient à les poursuivre, ce qui donnait le temps de se ressaisir.
Déjà tous les condamnés s'enfuyaient et Ed allait les imiter lorsqu'il aperçut une « mante » qui plongeait sur Raf. L'animal saisit le vieux et commença à s'élever. Instinctivement, Ed fit feu et sa balle pulvérisa la tête du monstre. L'agresseur et sa victime, enchevêtrés, tombèrent lourdement sur le sol. Raf avait dû perdre connaissance car il ne bougeait plus.
Se refusant à abandonner son compagnon, Ed, tournant sur lui-même, tirait sans cesse, abattant six monstres. Deux autres s'enfuirent ! Il était temps ! Ed n'avait plus qu'une balle dans son chargeur !
Certain d'avoir un instant de tranquillité, son premier travail fut de glisser un nouveau chargeur dans son arme, puis il s'approcha de Raf. Le vieux ouvrit les yeux, encore choqué. Avec son couteau, Tand sectionna les pinces du monstre crispées sur les épaules de l'homme, puis il saisit son compagnon par les bras et te traîna au pied d'un arbre. Détachant son bidon de sa ceinture, il passa un peu d'eau sur le visage blême et entreprit de nettoyer les plaies des épaules.
Raf reprit complètement conscience.
-Relevez-vous vite, murmura-t-il et reprenez votre fusil. C'est de la folie de s'exposer ainsi !
Ed machinalement suivit son conseil et se campa à un mètre de lui.
-Pouvez-vous marcher? s'inquiéta-t-il.
-Je vais essayer.
Le vieux tenta de se redresser en s'appuyant sur le tronc de l'arbre, mais il retomba en gémissant.
-C'est impossible ! J'ai dû me fouler la cheville droite. Laissez-moi et sauvez-vous. Donnez-moi seulement mon fusil. Je préfère en finir rapidement plutôt que d'être à nouveau la proie d'une « mante ».
Obstiné, Ed secoua la tête.
-Les autres vont revenir.
-N'y comptez pas ! Ils nous croient morts et Joë prendra soin d'éviter ce coin qui fourmille de monstres.
-Dans ce cas, je vous porterai !
-Nous n'arriverons jamais au camp. Si vous n'avez pas les mains libres pour tirer, les « mantes » auront toute facilité pour attaquer. Vous avez fait tout ce qui était possible mais il faut savoir se résigner.
Ed réfléchit un long moment, désespéré.
-J'ai une idée, s'écria-t-il brusquement. Vous m'avez bien dit que les « mantes » n'attaquaient jamais la nuit.
-Effectivement.
-Dans ce cas nous attendrons tranquillement ici et le soir venu je vous porterai jusqu'au camp.
Un triste sourire étira les lèvres de Raf.
-Votre idée est généreuse, mon pauvre enfant, mais comment retrouverons-nous notre chemin dans l'obscurité?
Ce fut au tour de Tand de rire.
-Ne vous inquiétez pas, j'ai une boussole et j'avais repéré notre itinéraire pour le cas où Joë aurait eu envie de m'abandonner seul. J'ai entendu dire qu'il avait agi ainsi avec un prisonnier qui discutait son autorité. Dormez, maintenant, pour récupérer quelques forces.
L'après-midi s'écoula lentement et Ed abattit encore trois « mantes ». A la tombée du jour, il ramassa tous les ergots. Quatorze ! le record probablement pour une seule chasse.
Lorsque la nuit fut bien noire, il étudia soigneusement sa boussole et décida de partir. Soulevant Raf, il le jucha sur ses épaules et se mit en route. Le vieux ne devait guère peser plus de cinquante kilos, mais au bout d'une heure de marche, Ed était couvert de sueur et sentait ses muscles se paralyser. Il dut s'accorder un temps de repos.
-Nous n'y arriverons jamais, soupira Raf. Je n'aurais pas dû vous laisser entreprendre cette épreuve.
Têtu, le visage farouche, Tand ne répondit pas et souleva de nouveau le vieux. Il avança ainsi des heures, obstiné, toute sa volonté cristallisée sur un seul but : mettre un pied devant l'autre ! Soudain il s'écroula, à bout de force, le souffle rauque. Dans un suprême effort, il se redressa et aperçut les lumières du camp, toutes proches. Dans son épuisement, il ne les avait pas vues ! Raf souffrait terriblement de sa cheville et de ses épaules et était dans un demi-coma.
Rassemblant ce qui lui restait d'énergie, Tand se traîna plus qu'il ne marcha jusqu'à la porte.
Bien qu'il soit fort tard, le sergent Bud était encore à son poste. Lorsqu'il vit arriver Ed soutenant le vieux, il comprit immédiatement et se porta à sa rencontre.
-Je ne croyais pas vous revoir, s'exclama-t-il joyeux. Joë nous a raconté que les « mantes » vous avaient emportés sous ses yeux.
-Il était trop pressé de s'enfuir, souffla Ed. Raf est blessé et a besoin de soins.
-Nous allons le conduire au bloc médical, décréta Bud.
Ce fut lui qui allongea le vieux dans la cuve de régénérescence et brancha les diverses électrodes.
-Nous pouvons partir, dit-il. Les robots-médecins s'occupent de lui et avertiront lorsque le traitement sera terminé.
Dans la cour, Bud reprit:
-Vous êtes épuisé, mais avant d'aller vous coucher je vais vous remettre les rations correspondant à vos trophées. C'est la première fois que je vois quelqu'un en rapporter autant !
Désireux de bavarder un peu, il accompagna Tand jusqu'à sa chambre, l'aidant même à porter ses boîtes.
-Méfiez-vous de Joë, chuchota-t-il. Demain il sera furieux.
Ed ne l'entendit guère car il s'écroula sur son lit et s'endormit instantanément.
Le lendemain matin, la nouvelle du retour nocturne des deux condamnés fit rapidement le tour du camp. Ce qui impressionna le plus, fut le nombre de « mantes » abattues.
Lorsque Tand sortit de sa chambre après avoir avalé toute une ration, plusieurs prisonniers le dévisagèrent avec curiosité. Soudain, Joë se dressa devant lui.
-Alors, môme, qu'attends-tu pour m'apporter les rations que tu as touchées hier?
Si Ed avait été seul, il aurait probablement capitulé. Mais il songea que Raf ne serait pas guéri avant plusieurs jours. Le stock de nourriture dont il disposait serait ainsi tout juste suffisant pour attendre qu'il puisse de nouveau chasser.
-Vous aurez les rations correspondant aux « mantes » que vous et vos hommes avez tuées, trois je crois, c'est tout !
-L'ensemble doit revenir au chef de l'équipe ! s'obstina Joë.
-Le vieux et moi ne faisons plus partie de votre équipe, répliqua soudainement Tand.
-Crois-tu, gamin, qu'une autre équipe osera vous accepter ? ricana-t-il.
-Nous nous débrouillerons tout seuls ! Je sais maintenant ce que vaut votre aide !
Sous l'insulte, Joë blêmit. Plusieurs prisonniers, flairant l'algarade, s'étaient rapprochés et faisaient cercle autour des deux hommes.
Le commandant du camp qui effectuait une petite tournée d'inspection aperçut le rassemblement. Il appela le sergent Bud qui, non loin, observait la scène.
-Que se passe-t-il, sergent?
-C'est encore Joë, grogna ce dernier, qui attaque un des nouveaux arrivants.
-Laissez le faire ! Il n'a pas son pareil pour mater les fortes têtes. Cela nous évitera du travail.
-A vos ordres, monsieur, soupira le sergent, mais nous allons encore avoir un condamné indisponible pendant plusieurs jours.
-S'il ne veut pas crever de faim, il se rétablira beaucoup plus vite ! gloussa le commandant avant de faire demi-tour.
Pendant ce temps, Joë lançait :
-Je t'ai averti que dans l'équipe c'est moi qui commandait et je vais te rappeler ce qu'est l'obéissance.
Il avança rapidement et son poing se détendit, visant le menton de son adversaire. Ed esquiva d'un pas de côté et son bras s'abattit à toute volée sur les reins de Joë qui hurla de douleur.
Une fois encore, Ed remercia mentalement ses professeurs de l'Ecole d'astronautique qui avaient fait une large place dans leurs programmes aux sports de combat.
Le colosse lui fit de nouveau face, surpris de la dérobade de son adversaire. Rendu prudent, il avança lentement. Lorsqu'il se crut à bonne portée, il lança un direct du gauche, aussitôt suivi d'un droit puissant qui aurait mis fin au combat s'il était arrivé à destination. Une fois de plus il ne rencontra que le vide et reçut un coup sur l'oeil qui, un instant, lui brouilla la vue. Il grogna, furieux, saisi d'une envie irrésistible de tuer.
Brusquement il plongea sur son adversaire qu'il ceintura à bras-le-corps, serrant de toutes ses forces. Surpris par la monstrueuse étreinte, Ed crut que ses côtes allaient éclater. La respiration coupée, il ne tenta pourtant pas de se dégager, noua ses poignets autour du cou de Joë, lui écrasant le larynx et bloquant les carotides.
Deux longues minutes, les adversaires restèrent figés, immobiles dans l'effort. Contre toute attente, ce fut le colosse qui céda le premier, le visage violacé, au bord de l'asphyxie. Il lâcha prise et saisit les poignets de Tand essayant de se dégager de l'étau qui l’étouffait, mais il ne put y parvenir. Un voile rouge lui couvrit la vue. Soudain la prise se desserra et il put faire pénétrer un filet d'air dans ses poumons douloureux. Un choc violent lui ébranla alors la mâchoire, suivi immédiatement d'un autre, puis d'un autre.
Maladroitement, il tenta de se protéger le visage. Tout aussitôt son estomac fut percuté avec force et une immense nausée le secoua. Les coups arrivaient maintenant sous tous les angles et il se sentit glisser à terre. Enfin il eut l'impression que sa tête allait s'envoler et il plongea dans un grand trou noir.
Une formidable ovation suivit la chute de Joë. Rares étaient les condamnés qui n'avaient pas eu à se plaindre de lui. Ed s'essuya le front couvert de sueur et se frictionna les côtes endolories.
Prudemment, Bud intervint. Il savait que Joë était protégé par le commandant et il ne voulait pas que Tand soit puni.
-Allons, ordonna-t-il aux condamnés, en chasse, vite ! Vous deux, portez Joë dans sa chambre. Tand, vous feriez bien d'aller vous reposer.
En grommelant, les hommes se dispersèrent. Se sentant brisé de fatigue, Ed retourna dans sa chambre et s'endormit.
Le soir, l'arrivée de Raf le réveilla. Les plaies des épaules étaient cicatrisées mais il boitait encore fortement. Tand l'aida à s'allonger et le fit manger.
-Nous voilà donc réduits à nos seules ressources, conclut-il après avoir résumé à son compagnon ses démêlés avec Joë.
-Tôt ou tard, j'étais certain que vous en arriveriez à cette conclusion, soupira Raf. Espérons seulement que vous n'aurez pas à la regretter.
CHAPITRE V - LA REVELATION
Lorsque leurs maigres provisions furent épuisées, ils repartirent chasser. Grâce à l'adresse de Tand, ils ne manquèrent pas de nourriture. Ayant remarqué que les longues marches jusqu'au territoire de chasse épuisaient son compagnon, Ed essaya une nouvelle tactique. Ayant eu la preuve que les « mantes » n'attaquaient que de jour, il décida de coucher sur place. La température étant clémente, il suffisait d'un abri de branchages pour passer la nuit.
Ils prirent ainsi l'habitude de rester plusieurs jours à l'extérieur ne revenant au camp que pour renouveler leurs provisions et se reposer. C'est ainsi qu'ils firent de nombreuses découvertes sur les « mantes ». Un jour Raf, qui pourtant avait toujours l'esprit en éveil, se désintéressa du sujet, se consacrant à ramasser des pierres qu'il examinait soigneusement, empruntant même le chronographe de Ed. Puis il se lançait dans les calculs sans fin.
Tand, habitué aux fantaisies de son compagnon, le laissait faire sans poser de questions. Des mois s'écoulèrent ainsi sans incident notable. Ed, chaque soir, pensait à Line et aux démarches qu'elle avait dû entreprendre. Un jour, en consultant son chronographe, il réalisa que cela faisait juste un an qu'il était sur Edénia et il sentit un désespoir profond le submerger. Jusqu'à présent il s'était bercé de fallacieuses espérances, imaginant même les raisons administratives responsables du retard apporté à sa libération.
Brutalement il prit conscience de la situation réelle. Jamais le cerveau-juge n'avait annulé une sentence et quelles que soient les démarches entreprises, sa condamnation resterait programmée ! Il était prisonnier de cette planète jusqu'à sa mort qui ne saurait tarder ! Certes, il avait eu de la chance, mais tôt ou tard une « mante » l'emporterait comme tant de ses compagnons d'infortune.
Il vécut les jours suivants dans un état second, chassant par réflexe mais miné par le chagrin.
Un soir, il s'était allongé sous un abri de feuillage, sachant qu'il ne trouverait pas le sommeil. Le vieux avait noté le changement d'humeur de son compagnon. Par discrétion, il n'avait rien dit, mais il sentit qu'en cet instant l'amitié lui commandait d'agir.
-Ed, murmura-t-il, puisque vous ne dormez pas, racontez-moi votre histoire. Cela soulage parfois de se confier à un ami.
Alors Tand parla. Pendant deux heures le vieux l'écouta, sans prononcer une parole, sans paraître remarquer les larmes qui coulaient sur les joues du jeune homme.
-Pauvre enfant, murmura-t-il seulement lorsque Ed eut terminé. Que pensait Line de ces curieux ours bleus ?
-Elle les considérait comme de simples animaux et se moquait gentiment de moi, mais je suis certain que je l'aurais convaincue.
Raf n'émit aucun commentaire et dit simplement :
-J'imagine qu'elle est très belle. Lorsque vous avez été nommé commandant, ne lui avez-vous jamais montré votre nouveau domaine?
-Une fois, après l'escale de Pollux ; je la revois encore s'asseyant sur le lit et me tendant les bras. Je crois bien avoir oublié quelques instants les devoirs de ma nouvelle charge.
-Pauvre enfant, répéta seulement Raf.
Ed le fixa, intrigué. Malgré l'obscurité, il perçut le regard brillant de son compagnon.
-Vous avez compris, dit-il, ce qui m'échappe depuis longtemps. Parlez, je vous en conjure !
Le vieux hésita longuement mais se laissa convaincre.
-Tous vos malheurs proviennent de ces ours bleus et des règlements galactiques, expliqua-t-il. Si des astronautes découvrent une planète non peuplée de créatures intelligentes, c'est la puissante Compagnie d'Exploitation Galactique qui se charge d'extraire ce qui l'intéresse. Elle verse alors une prime substantielle aux découvreurs et souvent se les attache en les intéressant à l'exploitation. Au contraire, si le monde exploré est habité, c'est le ministère des Affaires galactiques qui est chargé des contacts et qui rédige les contrats en veillant à ce que les autochtones ne soient pas trop lésés.
Raf marqua une pause avant de poursuivre :
-Ce sont vos amis Darf et Gais qui ont machiné toute l'affaire. En soutenant que les ours bleus étaient des créatures intelligentes, le commandant et vous les priviez d'un immense bénéfice. Vous étiez deux obstacles qu'ils ont fait disparaître.
Ed tenta de protester mais le vieux l'interrompit.
-Pensez-vous qu'un vieil astronaute comme le colonel Rohm aurait commis l'imprudence de s'exposer aux radiations des moteurs ? Il a été froidement assassiné, probablement par Darf qui avait la possibilité de trafiquer les panneaux de protection. Avant de mourir Rohm avait certainement rédigé un rapport que les deux complices avaient bien l'intention de faire disparaître. C'est sans doute pour cela que le colonel vous a nommé commandant de bord à la place de Darf. Il espérait ainsi que ses notes parviendraient aux autorités. C'est alors qu'il a fallu vous éliminer. Darf n'aura eu aucun mal à saboter vos moteurs, toujours à proximité d'un système solaire, et en prenant soin de tout remettre en place avant l'atterrissage. Sinon comment expliquer que les mécaniciens n'aient rien trouvé.
Devant le silence de Tand, il poursuivit :
-A l'escale forcée de Pollux, Gais en tant que représentant de la Compagnie n'a certainement eu aucun mal à se procurer du « Phim » puis à l'escale suivante c'est sûrement lui qui vous a dénoncé aux autorités. Vous emprisonné, Darf a pris le commandement du Betelgeuse, a fait disparaître toute trace de rapport et vous pouvez être sûr que l'exploitation par la Compagnie de votre planète de Régulus a déjà commencé.
-Et Line? chuchota Ed.
-Une seule personne a pénétré, une fois, dans votre cabine, concluez vous-même !
Un sanglot déchira la poitrine de Tand et il lui sembla que son esprit allait éclater. Il pleura longuement puis une réaction se produisit. Evoquant l'image de Darf et de Gais il sentit une haine farouche l'envahir, l'oppresser, l'étouffer.
Raf qui n'avait cessé de l'observer murmura :
-J'ai des regrets de vous avoir parlé ainsi. Vous étiez désespéré, mais maintenant j'ai semé en vous un sentiment que vous ignoriez : la haine ! Puisse-t-elle vous aider à supporter vos épreuves.
-Je vous jure que ma vengeance sera terrible ! gronda Ed. S'il le faut, je purgerai mes vingt ans ici, mais ensuite je n'aurai de cesse de punir les coupables, même si cela doit me coûter la vie.
Le vieux posa doucement la main sur l'épaule de son ami.
-Peut-être n'aurez-vous pas à attendre si longtemps.
-Que voulez-vous dire?
Raf montra un minuscule fragment de caillou.
-Cette roche est inconnue sur terre. Je n'ai pu déterminer ce qu'elle contient, faute d'appareil, mais elle est douée d'une énergie électromagnétique extraordinaire. Regardez, ce petit éclat suffit à affoler votre boussole. Or, j'ai remarqué que par endroits-cette roche était très répandue.
-Comment se fait-il que les premiers explorateurs ne l'aient pas remarquée.
-Parce que les fragments sont orientés au hasard et que les effets s'annulent. Mais si nous les disposons selon le schéma que j'ai imaginé, nous pourrons lancer dans l'espace une formidable onde électromagnétique.
-Quel intérêt cela présente-t-il pour nous ?
-Un jour ou l'autre, un astronef sera pris dans ce faisceau attractif et devra se poser en catastrophe. Cela sera à nous d'en profiter pour essayer de monter à bord ou, si le navire est trop endommagé, de nous emparer d'un canot de survie qui devrait nous permettre d'atteindre une autre planète habitée.
-En attirant ainsi un astronef, nous risquons de provoquer la mort de tout l'équipage?
-Possible, rétorqua froidement Raf, mais que nous importe. Croyez-vous que les humains qui vous ont envoyé pourrir ici méritent votre compassion ? Si vous voulez vous venger, il faudra endurcir votre coeur.
-Vous avez raison, dit Ed en serrant les poings. Quand commençons-nous?
Le vieux expliqua longuement comment il convenait de disposer les pierres. Ed ne comprit pas entièrement le raisonnement mathématique mais il fit confiance à son ami. Il retint seulement qu'il devait construire une sorte de tour hélicoïdale d'assez grande dimension.
-Cela va prendre plusieurs mois, gémit-il.
-Des années même, mais je n'ai pas trouvé d'autre solution.
Ils restèrent un long moment songeurs et Ed demanda :
-Si nous retrouvons un jour notre liberté, que ferez-vous ?
-J'ai également à me venger, dit le vieux d'une voix sourde. Je deviendrai très puissant et le monde entier entendra alors parler de moi.
Un instant, Ed craignit pour l'équilibre mental de Raf.
-Je ne suis pas fou, le rassura-t-il comme s'il avait lu dans ses pensées. Avez-vous entendu parler de Fedor Solnikof?
-N'était-ce pas un savant génial et peu conformiste qui a trouvé la mort dans son laboratoire ?
-Exact ; j'étais son assistant et on m'a accusé de l'avoir tué. Malgré mes dénégations, l'ordinateur m'a jugé coupable. Trop de preuves avaient été accumulées contre moi.
-Qui avait commis le crime ?
-Des sbires à la solde de la Compagnie d'Exploitation Galactique en s'arrangeant pour que tout m'accuse.
-Mais pourquoi ?
-Fedor avait fait une découverte extraordinaire. Vous connaissez le laser qui est utilisé en chirurgie et dans l'industrie chaque fois qu'on veut sectionner très finement quelque chose.
Tand approuva silencieusement.
-Mais vous savez qu'on est rapidement limité par la distance, l'énergie décroissant en raison inverse de son carré. Or Solnikof avait découvert un moyen de multiplier par plusieurs millions l'énergie du laser le plus perfectionné. Pour vous donner une idée de sa puissance, sachez qu'avec un appareillage encore rudimentaire, Fedor a tenté une expérience. De son laboratoire terrestre, il a visé une région inhabitée de la Lune, soigneusement repérée. Le super-laser a fonctionné un dixième de seconde et a creusé sur la Lune un trou de cinquante mètres de profondeur sur un mètre de diamètre. Nous l'avons vérifié quelques jours plus tard en prétextant un voyage d'agrément sur le satellite.
-Cela aurait pu devenir une arme terrible ! Nécessitait-elle un énorme générateur?
-Non I Fedor avait mis au point un micro générateur à fusion nucléaire contrôlée réduisant considérablement l'encombrement.
-Pourquoi les militaires n'ont-ils pas accepté cette arme?
-Des contacts préliminaires avaient été pris avec le Quartier Général. Malheureusement, il y a eu des fuites et la Compagnie Galactique est intervenue. Elle a d'abord offert à Solnikof une fortune pour avoir l'exclusivité de son invention. Il a refusé, désirant traiter directement avec le gouvernement, car il savait qu'on ne voulait lui acheter son invention que pour qu'elle ne voie pas le jour.
-En quoi la Compagnie était-elle concernée ?
-Ayant déjà l'exclusivité de la construction des astronefs civils et militaires, elle a aussi obtenu le monopole de la fabrication des armements nucléaires. L'invention de Fedor, relativement peu coûteuse à développer industriellement, allait rendre désuète toute la panoplie de fusées nucléaires d'attaque et de défense qu'emporte un astronef de bataille. Imaginez-vous le nombre de projectiles qui ainsi n'auraient plus été commandés par le ministère de la Défense ? Cela aurait représenté une perte importante que la Compagnie n'était pas disposée à subir. Ils ont donc résolu de supprimer Solnikof et de faire disparaître son invention.
Le vieux fit une pause, le regard vague.
-Je vous passerai les détails de l'agression, poursuivit-il. Sachez seulement qu'ils assassinèrent Fedor dans son laboratoire après m'avoir neutralisé. Mais ils échouèrent quand ils voulurent mettre la main sur son invention. Solnikof craignant ce genre d'attentat avait effectué, seul, un voyage quelques jours plus tôt à bord de son astronef particulier. Nul ne sut jamais où il était allé cacher le prototype de son arme ainsi que les plans. On retrouva seulement sur son bureau quelques mots griffonnés à la hâte : « Danois, petit Napoléon, Terrible, Soleil, Révolution, Catherine, Stalingrad. »
» On pensa qu'il s'agissait d'un code mais les ordinateurs géants ne trouvèrent aucune solution.
» La Sûreté Militaire m'interrogea longuement et je fus même passé au sondeur psychique, sans résultat. Une bien pénible épreuve dont je mis près d'un mois à me relever ! Ensuite je fus condamné à finir mes jours ici. »
-Comment espérez-vous devenir puissant?
Un rictus déforma les traits de Raf.
-Parce que je crois avoir déchiffré le message de Fedor. Il y a deux ans je l'ai clamé, mais on m'a traité de fou ! Les imbéciles ! J'espère un jour leur faire payer très cher leur aveuglement.
CHAPITRE VI - LA MORT DE RAF
Près de neuf mois s'étaient écoulés depuis que Tand avait prononcé pour la première fois son terrible serment, chaque jour renouvelé. Dans un lieu soigneusement choisi par Raf, les pierres s'entassèrent une à une selon un ordre mystérieux. Pour éviter que les instruments du cargonef ravitailleur ne soient perturbés, ce qui aurait risqué de donner prématurément l'alarme, le vieux avait prévu des sortes de coupe-circuit.
-Quand le moment sera venu, avait-il expliqué à Ed, il suffira de les déplacer tous en même temps pour que le système acquiert d'emblée son maximum d'intensité.
Les deux hommes, tout à leur besogne, ne passaient plus au camp que de brefs moments, juste le temps de renouveler leurs provisions. Grâce aux connaissances qu'ils avaient accumulées sur les « mantes » ils savaient maintenant éviter les zones dangereuses tout en effectuant les chasses fructueuses quand ils le désiraient.
Plusieurs condamnés avaient essayé de se lier d'amitié avec Tand, espérant faire équipe avec lui car il était notoire qu'il obtenait les meilleurs résultats, et chaque fois ils se heurtèrent à un refus doux mais obstiné.
Un soir les deux hommes se reposaient près de leur construction soigneusement dissimulée par des branchages, lorsque Raf fut pris brutalement d'un frisson. Ed alluma un feu avec des brindilles mais, malgré la chaleur, le vieux sentit ses membres s'engourdir. Tand passa plusieurs heures à le frictionner, mais en vain. Le froid gagnait tout le corps. Raf l'arrêta d'un signe.
-Inutile, souffla-t-il, mon heure est venue.
-Vous ne pouvez m'abandonner, gémit Ed.
-Ce n'est pas de gaieté de coeur, mais il est inutile de se rebeller contre l'arrêt du destin. Vous devrez terminer seul notre construction et, le moment venu, ne pas quitter les parages. Ne vous découragez pas ! Il pourra s'écouler des années avant qu'un astronef se prenne à notre piège.
Le vieux se souleva, la respiration haletante.
-Maintenant, écoute bien, dit-il en le tutoyant pour la première fois. Je vais te confier mon secret. Solnikof savait qu'en cas de disparition ses notes seraient soumises à un ordinateur. Aussi n'a-t-il pas utilisé un code mais une sorte de moyen mnémotechnique. Voici ce qu'il avait écrit : « Danois, petit Napoléon, Terrible, Soleil, Révolution, Catherine, Stalingrad. »
-C'est assez hermétique, en effet.
-Non, il suffisait de réfléchir en sachant que Fedor était de souche russe et féru d'histoire ancienne. Danois signifie tout simplement grand chien ; quelle est l'étoile que nous avons atteint dans cette constellation?
-Sirius, à 8,6 années-lumière de la Terre, répondit aussitôt Ed.
-Donc c'est dans ce système qu'il faut chercher. Il comprend huit planètes dont une seule, de type terrestre, a été colonisée. Les autres sont soit des fournaises, soit recouvertes d'ammoniaque congelé. Il est donc peu probable que Fedor y ait débarqué.
-Alors?
-Il existe encore, haleta le vieux, un chapelet d'astéroïdes semblable à celui qui entoure notre soleil au-delà de l'orbite de Mars. C'est certainement sur l'un d'eux que Solnikof a caché son appareil.
-Mais comment le trouver, il y en a des centaines !
-Ecoute la suite, et note bien les chiffres. Napoléon le petit, c'est ainsi qu'avait été surnommé un empereur : Napoléon III ; Yvan IV, premier vrai tsar était le Terrible ; Louis XIV, le Roi-Soleil ; 1917 était l'année de la Révolution russe ; Catherine II était une tsarine et enfin une bataille eut lieu en 1942 à Stalingrad. Cela te donne : 34 -14 -19 -17 -02 -19 -42. Ce sont les coordonnées spatiales de l'astéroïde. Il suffit de les programmer dans n'importe quel ordinateur de vol d'un astronef pour connaître l'astéroïde. Répète !
Ed, la gorge serrée par l'émotion, récita les chiffres, certain de ne jamais les oublier. Peu après, Raf mourut. Tand pleura longuement, puis avec son couteau creusa dans le sol meuble une fosse où il déposa son compagnon.
Le jour se levait alors qu'il finissait de tasser la terre. Désormais, il était seul avec sa haine toujours aussi intense.
CHAPITRE VII - LE CACHOT
Le commandant Wess dévisagea de ses petits yeux bleus, cruels, le condamné. Celui-ci soutint son regard sans faiblir.
-Pour m'avoir adressé un rapport mensonger, insultant et pour le meurtre d'un prisonnier, je vous condamne à six mois de cachot.
Le visage de Tand resta impassible. Pourtant, il savait que dans l'esprit du commandant c'était une condamnation à mort qui était prononcée.
Wess se tourna vers Bud.
-Sergent, exécutez la sentence !
Ce dernier ignorait le contenu de la lettre cachetée que Tand lui avait remise il y a dix jours en le priant de la transmettre au commandant mais, à ses yeux, rien ne justifiait d'envoyer le prisonnier à une mort aussi horrible, sans en avoir référé à l'ordinateur-juge.
Les larmes aux yeux, il s'inclina et demanda à Ed de le suivre.
La peine de cachot consistait à enfermer le prisonnier dans une cellule assez petite et munie d'un bloc sanitaire. C'était ce que prescrivait le règlement, mais Wess avait apporté quelques perfectionnements de son invention. La cellule était entièrement insonorisée et toute lumière était coupée. Enfin on donnait au condamné en une seule fois le nombre de rations correspondant aux jours d'emprisonnement, puis la porte était refermée. Sourd, aveugle, sans possibilité de mesurer le temps, le prisonnier devait attendre le moment de sa libération pour que la porte s'ouvre à nouveau.
Après un mois de ce régime, ce n'était qu'une épave qui ressortait. Deux mois conduisaient à la folie ou à la mort. Jamais un condamné n'avait survécu plus de trois mois dans ces conditions.
Bud s'arrêta devant une cellule située au dernier sous-sol du bâtiment central, puis pénétra avec Ed.
-Regarde bien ! Ici tu as les cent quatre-vingt-trois rations, là le bloc sanitaire.
Ed examina avec soin son nouveau domaine, gravant dans sa mémoire le moindre détail.
-Maintenant, reprit le gardien, donne-moi ton chronographe. C'est, hélas ! le règlement.
Tand défit le bracelet et le lui tendit.
-Prenez-en soin, dit-il simplement, je vous le redemanderai à la sortie.
Incapable d'articuler un mot, Bud acquiesça. L'assurance de Tand lui paraissait une folle inconscience.
-Courage, murmura-t-il avant de refermer la porte.
La lumière s'éteignit et Ed eut l'impression d'être plongé dans un caveau profond. Il renouvela son serment de vengeance en ajoutant à une liste de trois noms celui du commandant Wess.
A tâtons, il gagna sa couchette et réfléchit. Le vieux Raf était mort depuis cinq mois et il avait obstinément poursuivi son oeuvre. La besogne n'avançait que lentement car il devait aller chercher les roches parfois fort loin dans des régions infestées de « mantes ». C'est ainsi qu'il avait fait une horrible découverte. Il avait cru de son devoir d'en avertir le commandant et c'est pourquoi il se retrouvait muré vivant dans cette tombe.
Il se jura bien que c'était la dernière fois qu'il s'intéresserait au sort de ses congénères ! Raf avait raison d'affirmer que les Terriens étaient pires que les « mantes ». Maintenant, il lui fallait s'organiser pour survivre. Il fouilla machinalement ses poches et s'aperçut qu'il avait conservé son couteau que Bud, soit par charité, soit par oubli, avait omis de lui enlever.
Lorsqu'on était venu le chercher, il n'avait pas encore déjeuné, aussi ouvrit-il une boîte de ration.
-Le premier problème, murmura-t-il, va être d'arriver à apprécier le temps qui s'écoule.
Récupérant soigneusement la boîte de conserve vide, il perça au fond un petit trou et alla la remplir d'eau. Puis patiemment il compta ses pulsations. Grâce au ciel, il savait qu'il avait un rythme cardiaque stable à 7o. Ainsi il put évaluer à six heures le temps nécessaire pour que la boîte se vide.
Une vingtaine de jours s'écoulèrent ainsi. Maintenant Ed se remuait dans son minuscule domaine sans la moindre hésitation. Chaque jour, ou supposé tel, il n'omettait pas de consacrer de longues périodes aux exercices physiques. A sa sortie il désirait être en pleine possession de ses moyens.
Depuis son incarcération, il songeait à faire du feu. Malheureusement il n'avait pas trouvé de solution. Un jour il attaqua avec son couteau le revêtement de sol de sa cellule. C'était un aggloméré plastifié destiné à absorber tous les sons, qui se laissait facilement creuser. Bientôt il arriva sur une couche de métallo-plastique aussi dur que le roc.
Jour après jour, patiemment, il creusa, ménageant le couteau, son seul outil. Souvent, après des heures de labeur épuisant, il n'avait enlevé que quelques centimètres carrés sur une profondeur de deux millimètres.
Enfin il transperça la plaque. Comme il l'avait pensé, la cellule était au dernier sous-sol et il arrivait sur le rocher. Lorsqu'il eut dégagé une surface suffisante, il gratta violemment le roc et une minuscule étincelle jaillit qui, cependant, l'éblouit un instant.
Utilisant un emballage de ration et en frottant énergiquement il arriva, non à faire naître une flamme mais à obtenir que le plastique se consumât en rougissant.
Après trois mois dans l'obscurité totale, ce simple point rouge lui parut extraordinairement brillant !
Quatre mois, cinq mois passèrent et Ed était toujours en vie. Le commandant l'avait oublié depuis longtemps. Seul Bud, en consultant le chronographe, songeait encore à lui, espérant que son agonie n'avait pas duré trop longtemps. C'est volontairement qu'il lui avait laissé un couteau, pour qu'il puisse abréger ses jours.
Le dernier mois fut horrible pour Tand. Parfois il sombrait dans des crises de désespoir, d'autres fois une angoisse l'étreignait. S'il avait mal calculé le temps écoulé, ses provisions épuisées, il périrait de faim. Combien de jours pourrait-il tenir sans manger ? Quatre jours, cinq peut-être ? A chaque fois ce fut sa haine qui lui donna la force de continuer. Lorsqu'il ne lui resta plus que dix rations, il décida de ne manger qu'une fois par jour.
Conservant malgré tout un espoir, il reboucha soigneusement le trou fait pour qu'on ne pût l'accuser d'une autre faute et l'obliger à prolonger son séjour en cellule.
Un matin le sergent Bud pénétra dans le bureau de Wess.
-Commandant, dit-il, cela fait six mois que le condamné Tand a été mis au cachot !
Wess compulsa un registre.
-C'est ma foi vrai, répondit-il. Si, comme cela est probable, il est mort, envoyez l'équipe de désinfection. Si par hasard il lui reste un souffle de vie, renvoyez-le immédiatement chasser et en échange des ergots vous ne lui donnerez qu'une demi-ration !
Bud, pour la première fois de sa vie, tenta de protester, mais le commandant le renvoya sèchement.
Le bruit de l'ouverture de la porte réveilla Ed en sursaut. Il se dressa sur son ht, ébloui par la lumière pourtant faible provenant du couloir.
Le sergent regarda, médusé, le condamné. Il était amaigri, le front livide, le bas du visage mangé par une longue barbe noire, mais bien vivant. Dans ses yeux clairs il retrouvait toujours cette lueur glacée qui le mettait mal à l'aise.
-Mets ceci, murmura-t-il en lui tendant d'épaisses lunettes fumées et des boules pour les oreilles.
Le conseil n'était pas inutile, car le simple chuchotement avait martyrisé les tympans de Tand. Quand il fut équipé, il se leva. Bud s'apprêtait à le soutenir mais, à sa grande surprise, le prisonnier paraissait solide sur ses jambes.
« Décidément, songea-t-il, ce n'est pas une créature ordinaire. »
Ed jeta un dernier regard sur ce qui avait été son seul univers pendant six mois. Les lunettes fumées empêchèrent le gardien de discerner le flamboiement de son regard. Malheur à ceux qui l'avaient condamné !
-Tu peux retourner dans ta chambre pour te raser. Malheureusement le commandant veut que tu ailles chasser dès aujourd'hui !
Tand n'émit aucun commentaire et poursuivit son chemin. Dans sa chambre une mauvaise surprise l'attendait. La pièce avait été pillée et toutes ses maigres provisions avaient disparu. Il ne retrouva qu'une seule cartouche qui avait roulé sous le Ht, échappant ainsi au regard des voleurs.
Songeur, il la fit sauter un instant dans sa main puis la glissa dans sa poche. Pendant deux heures il s'entraîna méthodiquement à se réhabituer à la lumière du jour et au bruit ambiant. Puis après une rapide toilette qui le débarrassa de ses poils superflus, il gagna la sortie.
Bud, à son poste, le vit prendre son fusil.
-Je parie, dit-il en s'approchant de lui, que tes voisins t'ont dévalisé. Ils pensaient que tu ne reviendrais jamais...
Et il lui glissa subrepticement un chargeur dans la main.
-Prends ça, petit, mais reviens avant ce soir avec un ergot. Je ne voudrais pas que le commandant relève une irrégularité dans mes comptes journaliers.
-Merci, dit simplement Ed. Avez-vous toujours mon chronographe ?
-J'y avais pensé, sourit-il, en le sortant de sa poche, et crois-moi je suis bien heureux de te le rendre. Une dernière recommandation : fais très attention. Les choses ont beaucoup changé depuis six mois. Les « mantes » n'ont jamais été aussi nombreuses et aussi agressives. Jamais, non plus, les pertes n'ont été aussi lourdes. Chaque jour un ou plusieurs condamnés ne reviennent pas. Même Joë, qui se croyait le plus malin, a été porté disparu la semaine dernière. Tu devrais pendant un temps t'intégrer à une équipe. Plusieurs gars seraient enchantés de t'avoir avec eux.
Tand s'éloigna sans commentaire.
Toute la journée, Bud attendit sans quitter sa place, assez mal à l'aise. Un contrôle était peu probable, mais s'il était pris, une sanction serait sûrement demandée. Bud était sur Edénia depuis la création du bagne. Il espérait bien ne pas y finir ses jours et être muté sur une planète plus accueillante où il pourrait mettre le nez dehors sans risquer de se faire dévorer par un monstre.
Maintenant, toutes les équipes étaient rentrées, certaines fortement éprouvées. Enfin il aperçut la mince silhouette de Tand. Sans un mot, Ed aligna devant Bud dix ergots. En six mois il n'avait pas perdu ses réflexes et chaque balle avait fait mouche. Même à demi-ration, il reçut une quantité de vivres suffisante pour plusieurs jours.
Le lendemain, dès l'aube, il quitta le camp. Son premier soin fut de retourner là où il assemblait les roches. En son absence personne n'avait découvert la cachette. Seuls quelques végétaux avaient entrepris de pousser entre les pierres. Il les enleva et remit de nouveaux branchages pour remplacer les anciens depuis longtemps desséchés, puis il s'éloigna.
CHAPITRE VIII - L'ENVOYE DU GOUVERNEMENT
Le commandant Wess froissa la dépêche qu'il venait de recevoir du cargonef de ravitaillement. Contrarié, il appuya sur une touche de l'interphone géant qui se trouvait sur son bureau.
-Envoyez-moi le lieutenant Ivanoff.
Quelques minutes plus tard, un jeune homme trapu, les cheveux blonds coupés très court, entra et salua impeccablement. Ivanoff, récemment débarqué, s'était porté volontaire pour Edénia. Ambitieux, il espérait ainsi monter rapidement en grade.
-Le cargonef de ravitaillement vient d'émerger du subespace et King m'annonce qu'il a à son bord un envoyé spécial du gouvernement, nommé Tyler et zoologiste éminent. En haut lieu on s'étonne que malgré l'afflux croissant de prisonniers, nous n'ayons pu encore purger Edénia des « mantes ». Enfin, certaines voix s'élèvent contre l'importance des pertes. Encore heureux que les vrais chiffres n'aient jamais été rendu public.
-Ils devraient vous féliciter au contraire, ricana le lieutenant. Jamais le « Phim » n'a fait autant de ravage. Lorsque j'étais encore sur Terre, cela prenait l'allure d'un fléau mondial. Tous les condamnés ne sont plus que des trafiquants de cette drogue et sans les pertes, le camp serait depuis longtemps trop petit pour les accueillir.
Le commandant hocha la tête, satisfait, pendant qu'Ivanoff poursuivait :
-Malheureusement, la police n'arrête que de petits receleurs. Malgré le renforcement des effectifs, elle est toujours incapable de savoir où le « Phim » est fabriqué et nos distingués savants n'arrivent pas à comprendre comment il agit.
Wess interrompit son adjoint.
-Ce Tyler vient étudier les moeurs des « mantes ». Aussi va-t-il falloir monter une expédition pour l'escorter. Comme ces satanées bestioles sont toujours introuvables quand on les cherche, il va falloir bivouaquer plusieurs jours et marcher longtemps.
-Pourquoi ne pas utiliser un véhicule tout-terrain ou même un hélimob pour nos déplacements ? s'étonna le lieutenant.
-Les premiers colons avaient déjà essayé, mais le bruit ou l'odeur indispose ces charmantes bestioles et elles disparaissent. Jusqu'à présent, seules les colonnes à pied ont réussi à les rencontrer.
Wess réfléchit un instant.
-Je commanderai l'expédition et vous serez mon adjoint, dit-il. Si Tyler est satisfait, j'espère qu'il fera au gouvernement un rapport favorable sur nous, ce qui ne nuit jamais à l'avancement.
Les deux hommes échangèrent un sourire complice.
-Convoquez le sergent Bud. Il nous accompagnera avec six gardiens, cela devrait suffire.
Lorsqu'il fut mis au courant du projet, le sergent afficha une mine soucieuse.
-Nous devrions emmener un condamné, suggéra-t-il.
-Pourquoi s'encombrer d'une canaille? dit le lieutenant. Avec nos pistolets thermiques, nous sommes bien capables de chasser les « mantes ». J'avoue que l'idée de cette promenade m'enchante. Cela me donnera l'occasion de visiter un peu Edénia. Je pense que les dangers ont été exagérément grossis par les condamnés qui sont tous des lâches.
Manifestement, Bud ne partageait pas l'opinion du jeune lieutenant et il se tourna vers Wess.
-Les armes thermiques calcinent les « mantes » et je doute que l'expert puisse tirer quelque chose de débris charbonneux. Il nous faut un fusil à balles et aucun de mes hommes n'est capable de le manier correctement.
-Vous avez raison, trancha le commandant. Qui proposez-vous ?
-Ed Tand, répondit Bud sans hésiter.
Cela faisait maintenant quatre ans que Wess l'avait envoyé au cachot. Préoccupé par des tâches administratives de plus en plus nombreuses et par l'afflux mensuel des condamnés, il l'avait complètement oublié.
-Pourquoi lui ?
-C'est maintenant le plus ancien des prisonniers, et pour survivre six ans sur Edénia, il faut avoir une bonne dose de chance. Enfin il est pratiquement le seul à avoir passé de nombreuses nuits à l'extérieur du camp et son expérience pourra nous être utile.
-Il ne rentre donc pas tous les soirs ? s'étonna le lieutenant.
-Ce n'est pas exigé par le règlement, expliqua Bud. Tand prétend que cela lui évite de longues marches inutiles et améliore son rendement. C'est sûrement vrai car, bien qu'il soit depuis quatre ans à demi-ration, il n'a jamais manqué de vivres et ses scores sont souvent impressionnants.
-Est-il au camp aujourd'hui ?
-Oui, commandant, je l'ai vu hier.
-Dans ce cas, interdisez-lui de sortir ! Il nous accompagnera et j'aurai toujours un oeil sur lui. J'espère ainsi trouver un bon motif pour le renvoyer quelques mois au cachot, ajouta-t-il en ricanant.
Un instant Bud regretta d'avoir mentionné Ed, mais il était convaincu qu'aucun autre condamné ne pouvait rendre plus de services.
Le commandant consacra le reste de la matinée aux préparatifs de la réception qu'il avait imaginée pour l'expert. Ce dernier était un grand type sec, au visage sévère, âgé d'une quarantaine d'années.
Ecourtant les échanges de politesse, il entra directement dans le vif du sujet.
Rapidement Wess dut lui fournir des chiffres précis sur le nombre de « mantes » tuées et sur les pertes subies par les condamnés. Ensuite Tyler le questionna sur les « mantes ». Comme le commandant ignorait pratiquement tout des monstres, il passa un très mauvais moment. L'envoyé du gouvernement ne parut satisfait que lorsqu'on lui apprit l'expédition projetée.
-Parfait ! Départ demain, dit-il en prenant congé de Wess épuisé.
Le lendemain, au milieu de l'après-midi, Bud et les six gardiens désignés attendaient au milieu de la cour l'arrivée des huiles. Tand se tenait un peu à l'écart, immobile. Six ans sur Edénia l'avaient profondément transformé. Personne n'aurait pu reconnaître en lui le jeune lieutenant astronaute commandant le Betelgeuse. Il avait perdu toute graisse, mais ses muscles allongés étaient durs comme de l'acier. Ses traits s'étaient transformés, ravinés par les épreuves, et son regard clair avait pris des reflets métalliques inquiétants.
Enfin Tyler parut, escorté de Wess et d'Ivanoff. Le savant avait la ceinture bardée d'appareils scientifiques.
-Nous allons prendre un hélimob, expliqua le commandant à Tyler. Il nous déposera à vingt-cinq kilomètres d'ici, en forêt. Nous dormirons sur place, et ainsi dès l'aube vous serez à pied d'oeuvre.
L'envoyé du gouvernement acquiesça de la tête et grimpa le premier dans l'appareil qui venait de se poser. Wess se tourna alors vers Ed qui n'avait pas bougé.
-Le règlement interdit aux prisonniers de monter dans tout véhicule. Regardez la direction prise et rejoignez-nous. Cette petite marche vous dégourdira les jambes, ironisa-t-il.
-A vos ordres, répondit seulement le condamné d'un ton neutre.
Sitôt après le décollage, Bud protesta :
-Jamais il ne nous trouvera dans l'obscurité ! Pourtant vous étiez d'accord pour l'emmener.
-Il faut bien s'amuser un peu, ricana Wess. S'il n'est pas là demain, je le ferai ramasser par un hélimob et il pourra quand même nous accompagner. Seulement, au retour, je lui infligerai un mois de cachot pour désobéissance.
L'hélimob les déposa dans une clairière et ils s'installèrent autour d'un feu pour passer la nuit. Après le repas, Ivanoff distribua les tours de garde et chacun s'allongea.
A l'exception des officiers et de Tyler, les autres ne dormirent guère, sursautant au moindre bruit, rongés par l'angoisse de ne plus être protégés par la coupole électromagnétique. Côtoyant journellement les prisonniers, les gardiens connaissaient le danger représenté par les « mantes », et pour eux cette expédition était une folie.
Wess se réveilla d'excellente humeur bien qu'un peu courbatu par sa nuit en plein air. Il réunit toute l'équipe autour de lui, sans remarquer les traits tirés par l'insomnie de ses collaborateurs.
-Au rapport, dit-il jovial. Rien à signaler?
-Rien, commandant !
-Le condamné n'est pas encore arrivé?
D'un commun accord, les gardiens secouèrent la tête. A cet instant, une voix retentit :
-Vous m'avez demandé, monsieur ?
Tous sursautèrent. Tand se tenait à un mètre d'eux, immobile, la carabine sous le bras, le canon dirigé vers le sol. Personne ne l'avait entendu venir.
-Quand êtes-vous arrivé? rugit Wess.
-Cette nuit, monsieur. La lueur de votre feu m'a guidé.
Un frisson courut le long de l'échine du commandant. « Ce diable d'homme, songea-t-il, aurait pu m'égorger sans qu'un de ces imbéciles de gardiens s'en aperçoive. »
-Allons, en route ! maugréa Wess.
La colonne suivit le commandant qui marchait droit devant lui, sans savoir très bien où il allait. Il croyait qu'il suffisait d'avancer pour trouver des « mantes ».
Tand fermait la marche, imperturbable. En fin de matinée, le pas se ralentit. Peu habitués aux services physiques, les gardiens peinaient et la sueur inondait le visage porcin du commandant qui regrettait le confort de son bureau.
Une détonation les fit tressaillir. Tand venait d'abattre une « mante » et, posément, sectionnait son ergot. Les hommes revinrent sur leurs pas et firent cercle autour du cadavre du monstre, dissimulant mal leur horreur.
En fait, c'était la première fois qu'ils voyaient une « mante ». Ils avaient regardé des photos-relief mais n'avaient jamais côtoyé la réalité.
Lorsque le cargonef arrivait, ils guettaient le ciel, mais jamais encore une « mante » ne s'était risquée sur l'astroport.
Tyler les bouscula sans ménagement pour s'approcher. Pendant une heure il examina le cadavre et effectua des prélèvements qu'il rangea soigneusement dans de petits flacons. Les gardiens, enchantés de cette pause inattendue, s'étaient affalés sur le sol.
Lorsqu'il eut terminé, l'envoyé du gouvernement s'adressa à Wess.
-C'est parfait, mais je dois examiner plusieurs spécimens. Continuons.
Le commandant qui n'avait aucune envie de bouger, proposa de déjeuner. Tyler accepta et les gardiens ouvrirent des boîtes de ration. A la fin du repas, Tyler remarqua Tand un peu en retrait, immobile, debout, les jambes légèrement écartées.
-Pourquoi ne mange-t-il pas ?
-Le sort de ces vermines ne m'intéresse pas, répondit Wess en haussant les épaules.
La réponse ne satisfit pas l'envoyé du gouvernement qui se leva. Bud le rejoignit aussitôt.
-Je vous accompagne, monsieur. Le condamné ne peut parler à un civil si un gardien ne l'y autorise.
Wess grimaça. Il espérait que Tand commettrait une erreur et cet imbécile de sergent lui faisait manquer une bonne occasion de punir.
A la question de Tyler, Ed répondit calmement :
-On ne m'a pas fait l'honneur de me dire combien de temps durera cette mission. Mes provisions sont limitées et je ne veux pas risquer de rester plusieurs jours sans vivres. Je préfère donc me rationner dès maintenant.
Spontanément, Tyler lui tendit une boîte, mais Tand secoua doucement la tête.
-Je ne peux accepter, monsieur. Le sergent Bud vous expliquera mieux que moi le règlement du bagne d'Edénia.
A regret Tyler s'écarta, mais questionna longuement Bud sur les conditions de vie des détenus. Wess, craignant que le sergent soit trop bavard, donna le signal du départ et la marche recommença. Ils traversèrent une vaste prairie sous le chaud soleil de Polaris. Avisant un épais bouquet d'arbres touffus, le commandant obliqua dans le but évident de faire une petite halte à l'ombre.
Le lieutenant Ivanoff qui surveillait la marche de la colonne, aperçut le condamné légèrement en arrière, boitillant. Arrivé à sa hauteur, il l'interpella.
-Pourquoi traînez-vous ?
-Cette nuit, dans l'obscurité, je me suis foulé la cheville et j'ai du mal à suivre.
-Tant pis pour vous, votre période de repos en sera diminuée d'autant. N'espérez pas que le commandant modifie pour vous son plan de marche.
Sans plus se soucier de ce détail, il regagna la tête de la colonne. Lorsque le commandant, arrivé sous les arbres, ordonna la halte, Ed avait cent mètres de retard. Heureux de souffler, les hommes s'installèrent confortablement.
Ce fut à cet instant que le drame éclata. L'air parut vibrer de toute part et une nuée de « mantes » s'abattit sur le groupe. Ivanoff réagit le premier. Son pistolet à la main, il incendia une « mante ». Un hurlement inhumain le fit pivoter. Un gardien saisi par les redoutables crochets d'un monstre s'élevait dans les airs. Instinctivement le lieutenant tira et, figé d'horreur, il vit l'homme et le monstre s'embraser avant de retomber lourdement sur le sol.
Les gardiens maintenant tiraillaient dans tous les sens. Leurs salves imprécises manquaient le plus souvent les « mantes » mais arrivaient à les maintenir à distance pour quelques instants. Tous sentaient que cela ne pouvait durer. Une « mante » plus habile que ses congénères arriva à franchir le barrage de feu, saisit le commandant et, malgré son poids, l'emporta aussitôt.
Ivanoff n'osa tirer, ayant encore imprimée sur les rétines l'image du gardien qu'il avait touche.
Tyler, complètement ahuri, ne s'était même pas encore servi de son arme. Soudain une douleur vive lui déchira les épaules et il se sentit soulevé. A peine eut-il le temps de réaliser qu'il était happé par une « mante » qu'une détonation retentit et il retomba sur le sol écrasé par une masse énorme.
Les coups de feu se succédèrent alors à un rythme rapide et à chaque fois un monstre tombait. Bientôt il n'en resta plus que deux qui s'enfuirent, soutenues par leurs deux longues paires d'ailes.
Secoués de tremblements, les survivants se laissèrent glisser sur le sol. Un gardien perdit même connaissance. Ivanoff, livide, frissonnant, récupéra le premier un peu de sang-froid. Il vit Tand qui tranquillement s'approchait des « mantes » pour ramasser les ergots.
Ed termina par celle qui écrasait le malheureux Tyler. Ce ne fut qu'après avoir sectionné le trophée qu'il entreprit de couper les pinces. Repoussant d'un coup de pied la carcasse de l'animal il aida l'envoyé du gouvernement à se relever.
-Ne craignez rien pour vos épaules, le rassura-t-il. Les plaies sont douloureuses mais guériront très vite.
Tyler, un peu remis de sa terreur, regarda la « mante » dont la tête avait éclaté.
-Joli coup, apprécia-t-il, car vous avez dû la tirer en vol.
Ivanoff s'approcha, maintenant furieux et apostropha Ed.
-Pourquoi n'êtes-vous pas intervenu plus tôt?
-J'étais trop loin, monsieur, et je ne pouvais prendre le risque de gaspiller mes munirions ! répliqua froidement Tand. Un chargeur ne contient que dix balles et j'ai abattu neuf « mantes ».
-Nous réglerons cette affaire plus tard, maugréa le lieutenant. Pour l'instant, il importe de nous éloigner au plus vite de cette zone infestée.
Tous les hommes l'approuvèrent et ils détalèrent sans un regard pour le corps carbonisé de leur camarade. Ils marchèrent ainsi plusieurs heures, jetant sans cesse des regards anxieux autour d'eux, craignant de voir arriver de nouvelles « mantes ».
Ivanoff croyait se rapprocher du camp, mais, en réalité, trompé par sa boussole, il s'en éloignait. Ed suivait, calme, impénétrable. Seul un observateur très averti aurait pu remarquer le très vague sourire qui flottait sur ses lèvres.
CHAPITRE IX - LE REPAIRE DES MANTES
A la tombée de la nuit, les hommes s'arrêtèrent épuisés. Ils se groupèrent sous un bel arbre et allumèrent un feu. Comme à son habitude, Ed s'installa un peu à l'écart.
Une âpre discussion s'éleva entre Tyler et le lieutenant.
-Je dois rendre compte par radio des événements, dit Ivanoff. Dès demain un hélimob viendra nous chercher pour regagner le camp.
Tyler secoua la tête, obstiné.
-Malgré le drame de cet après-midi, il faut continuer. J'ai obtenu du commandant King que le cargonef reste cinq jours sur Edénia, mais il ne peut attendre plus. Il faut que d'ici là j'aie rassemblé tous les éléments d'un rapport que le gouvernement attend !
Le lieutenant ne put que capituler devant la volonté de l'envoyé de la Terre. Il sortit d'une poche une petite radio et entreprit d'émettre son rapport.
-Il doit y avoir un orage quelque part car la liaison est très mauvaise. J'ai pu cependant signaler notre odyssée.
Tyler murmura quelques mots à l'oreille du lieutenant qui hocha la tête.
-Tand, venez ici, ordonna Ivanoff.
Puis, lorsque le condamné se fut approché, il lui dit :
-Je vous autorise à converser librement avec Monsieur Tyler qui veut vous interroger.
L'envoyé fit asseoir Ed près de lui tandis que le lieutenant discutait avec Bud.
-Je vous félicite pour votre sang-froid, commença Tyler. Sans vous, l'équipe aurait été anéantie.
-S'il veut survivre, un condamné doit apprendre à dominer ses nerfs, rétorqua froidement Ed.
Sans se laisser décourager par le ton peu amène de son interlocuteur, Tyler reprit :
-Je tiens également à vous remercier. Sans votre intervention je serais mort, dévoré par une « mante » comme le commandant.
Tand haussa les épaules comme s'il n'attachait aucune importance à cet événement et il murmura à mi-voix, mais suffisamment fort pour être entendu :
-Les « mantes » ne sont pas carnivores et le commandant n'est pas mort, du moins pas encore.
Cette révélation fit sursauter Tyler et Ivanoff.
-Que voulez-vous dire? jeta sèchement ce dernier.
Ed se mordit les lèvres comme quelqu'un qui a trop parlé, puis répondit :
-Les « mantes » sont herbivores, plus exactement arborivores !
-Vous vous moquez de nous ! gronda le lieutenant. Dès notre retour, vous irez faire un séjour prolongé dans un cachot que vous n'auriez jamais dû quitter vivant !
Tyler le coupa d'un geste impérieux.
-Taisez-vous, lieutenant et laissez parler ce jeune homme. Manifestement il en sait plus sur les « mantes » que nous tous réunis et vous oubliez que sans lui vous seriez mort !
Le sergent approuva aussitôt et, vexé, Ivanoff se tut.
Tyler compulsa rapidement un carnet avant de reprendre :
-Il y a quelques années nous avons eu au muséum une « mante », la seule qui ait jamais été capturée vivante. Malgré tous nos efforts, elle est morte en quelques semaines. Pourtant nous lui avions offert toutes les proies possibles, y compris une de ces curieuses antilopes qui vivent ici. A l'époque j'avais pensé qu'elle était peut-être herbivore mais elle a refusé également tous les végétaux.
-Vous ne lui avez pas donné ce qu'elle désirait, répondit Ed. Regardez cet arbre sous lequel nous sommes assis.
-Il ressemble à un marronnier terrestre mais beaucoup plus haut avec des feuilles qui paraissent très épaisses, nota Tyler.
-Effectivement ; lorsque vous les coupez il en sort une sève gluante, blanchâtre dont les mantes se nourrissent. En fait leurs terribles pinces leur servent normalement de râteau pour arracher les feuilles des arbres.
-Ridicule, intervint le lieutenant. Si les « mantes » étaient de paisibles arborivores, pourquoi s'attaqueraient-elles à l'homme?
Un sourire fugitif flotta sur les lèvres du condamné.
-Pour l'instant je ne peux l'expliquer, monsieur.
Tyler fébrilement prenait des notes et feuilletait son carnet.
-Vous avez parfaitement raison ! Je me demande comment je n'y ai pas pensé plus tôt. Toutes les études faites sur Terre confirment qu'elles ont un système digestif d'herbivore.
Le sergent Bud, bien qu'intimidé, se mêla à la conversation.
-Pourquoi as-tu dit, petit, que le commandant n'était pas encore mort?
-Les « mantes » ne tuent pas immédiatement leurs proies mais les paralysent pour les conduire à des sortes de nids gigantesques.
-Saurais-tu trouver celui où est le commandant?
Tand réfléchit un instant.
-D'après la direction prise par la « mante », je crois pouvoir vous y conduire.
-Dans ce cas, partons immédiatement, suggéra Bud.
Le condamné secoua la tête.
-Le nid auquel je pense est loin d'ici et je ne trouverai jamais le chemin dans l'obscurité. Il faut attendre l'aube.
Tyler, passionné, demanda :
-Pouvez-vous expliquer pourquoi les chasseurs ne trouvent jamais les « mantes » et doivent attendre leurs assauts pour les tuer ?
-Ils ne savent pas les voir ! Naturellement, elles vivent dans la frondaison des arbres qui les nourrissent et elles n'attaquent les humains ou les antilopes que dans un but précis.
-Lequel ?
Ed secoua la tête et resta muet. Bud qui sentait que le condamné disait la vérité, demanda :
-Ainsi nous avons peut-être un monstre au-dessus de notre tête.
Tand examina l'arbre quelques instants et répliqua d'un ton calme :
-C'est très probable !
Avec un bel ensemble les hommes bondirent en avant, s'égaillant dans toutes les directions, dégainant fébrilement leurs armes. Ils restèrent un long moment, scrutant l'obscurité menaçante de la forêt. Seul Ed était resté paisiblement assis. Persuadé qu'il n'y avait rien au-dessus de sa tête, Ivanoff revint, furieux.
-Vous êtes un menteur et vous me payerez cher cette plaisanterie !
Le condamné se leva en soupirant.
-Voulez-vous allumer votre torche électrique, monsieur Tyler ?
Ce dernier obéit et, suivant les instructions du condamné, éclaira le tronc de l'arbre très haut.
-Vous voyez bien qu'il n'y a rien, ricana Ivanoff et...
Une détonation couvrit la fin de sa phrase, suivie immédiatement d'un bruit de branches brisées. Une « mante » s'abattit au pied du lieutenant qui ne s'était pas reculé assez vite. Une pince lui fouetta le visage, lui arrachant un cri.
Méthodique, Tand ramassa l'ergot tandis que les autres tremblant d'une peur rétrospective, regardaient la grande carcasse brune.
-Mais... mais elle n'est pas verte, bégaya Tyler.
-Ah ! parce que vous ignorez également, ironisa Tand, qu'elles ont des possibilités de mimétisme comme certains insectes terrestres ? Pendant leur période de repos, les « mantes » s'agrippent au tronc des arbres et prennent la couleur de l'écorce, c'est pourquoi il est très difficile de les repérer.
-Merveilleux, s'exclama Tyler en examinant le cadavre de l'animal.
Tand alla s'installer à quelque distance et s'allongea pour la nuit. Bud s'approcha de lui et murmura presque timidement, en désignant un arbre où les gardiens s'étaient regroupés.
-Dans celui-là, n'y a-t-il pas une « mante » ?
-Non i C'est une sorte d'eucalyptus. Vous ne risquez rien.
Rassuré, il rejoignit ses compagnons. Beaucoup plus tard, Tyler s'installa près du condamné.
-J'ai vu que vous ne dormiez pas, expliqua-t-il et j'aimerais encore discuter avec vous.
Tand hocha la tête et redressa le buste, attendant patiemment les questions.
-Comment avez-vous pu rester si calme alors que vous saviez qu'une « mante » était au-dessus de vous.
-Elles n'attaquent jamais la nuit ! Pourquoi donc m'inquiéterais-je ?
-Au petit matin, cependant, elles redeviennent dangereuses ?
-Je suis toujours réveillé avant l'aube, rétorqua froidement Ed.
-Vous peut-être, mais les autres?
Le condamné ne répondit pas mais son visage exprimait parfaitement qu'il ne se souciait guère de son prochain.
-Je viens de parler longuement avec le sergent Bud, reprit l'envoyé du gouvernement et j'avoue que votre cas m'intrigue. Pourquoi êtes-vous ici ?
-J'ai été accusé de trafic de « Phim » et l'ordinateur-juge m'a condamné.
-Et vous êtes innocent ! s'exclama spontanément Tyler.
-L'ordinateur peut-il se tromper ? sourit tristement Ed.
-Rarement, mais ce n'est pas impossible. Le commandant vous avait également puni. Pourquoi ?
-Pour le meurtre d'un camarade.
-L'avez-vous réellement tué?
-Oui, dit Tand d'un ton glacial.
Tyler parut déçu et changea brusquement de sujet.
-Votre cheville ne vous fait-elle plus souffrir ?
-Non, dit paisiblement Ed.
-Avec votre connaissance des moeurs des « mantes », vous vous doutiez que le bosquet où se dirigeait le commandant en était infesté.
-Peut-être !
-Pourquoi ne pas nous avoir avertis?
-Personne ne m'avait demandé mon avis et le règlement interdit à un condamné d'adresser le premier la parole à un gardien. Le commandant guettait ce genre d'erreur pour me renvoyer au cachot.
-Qu'est-ce qu'un règlement lorsque plusieurs vies humaines sont en jeu?
-Ce n'est pas moi qui l'ai inventé et je ne suis pas chargé de les garder, c'est même l'inverse, ricana Ed.
-Enfin, s'insurgea Tyler, ce sont des êtres humains, vos frères, et vous les avez livrés froidement à une mort horrible !
-D'autres humains m'ont envoyé ici, sans aucun remords. Savez-vous combien de temps un condamné survit sur Edénia ?
-Je ne l'ai appris qu'hier et je ferai tout mon possible pour modifier cet état de chose. Mais avant de partir, je voudrais que vous me considériez comme votre ami.
-Ne prononcez jamais ce mot, dit Ed durement, tandis qu'un éclair sauvage traversait son regard.
Surpris par cette brusque réaction, Tyler se tut. Quelques minutes plus tard il murmura :
-Comme vous devez souffrir !
-Personne ne m'entend me plaindre, répondit Ed amer.
-Une dernière question, pourquoi les « mantes » attaquent-elles les hommes ?
Tand resta silencieux un long moment.
-Je ne puis vous le dire ce soir. Plus tard, peut-être, comprendrez-vous.
Le lendemain, dès l'aube, les hommes étaient prêts à partir.
-Montrez-nous le chemin, ordonna Ivanoff.
Ils marchèrent toute la matinée, guidés par Ed qui évitait soigneusement les arbres pouvant abriter des « mantes ». A midi, Ivanoff ordonna une pause. Fidèle à son habitude, Ed resta debout, immobile.
-Reposez-vous, lui conseilla Tyler. J'ai obtenu du lieutenant la permission de vous apporter cette ration.
Tand la refusa d'un signe de tête.
-Je connais Ivanoff et c'est très probablement un piège qu'il me tend. De plus, s'asseoir fait courir des risques inutiles. Regardez-les ! ajouta-t-il en désignant les gardiens. En cas d'attaque d'une « mante », ils seraient incapables de saisir leur arme. Sur Edénia, il ne faut jamais relâcher son attention avant la tombée de la nuit !
La marche reprit, épuisante. Malgré tout son orgueil, Ivanoff n'arrivait pas à cacher sa défait-lance. Seule Tand paraissait inaccessible à la fatigue. Tyler, le visage tiré, lui en fit la remarque et s'entendit répondre ironiquement :
-J'ai eu six ans pour m'entraîner !
Vers quatre heures, Tand s'arrêta brusquement.
-Que se passe-t-il? souffla Ivanoff.
-J'hésite à aller plus loin, monsieur.
-Avez-vous perdu votre chemin ?
-Dans moins d'une heure, vous serez près du commandant, mais je vous avertis que la zone est particulièrement dangereuse.
-Avancez, dit sèchement le lieutenant, peu désireux que les gardiens entendent ce genre d'avertissement.
-Est-ce un ordre impératif?
-Oui ! Et si vous ne l'exécutez pas, je vous jure que je vous enverrai pourrir au cachot !
Tand inclina la tête, impassible et se mit en marche. Les arbres se firent plus rares et bientôt la colonne déboucha dans une très vaste clairière. Ils franchirent un repli de terrain et les hommes s'arrêtèrent, figés d'horreur. Devant eux des centaines de squelettes étaient amoncelés.
-Quel est ce charnier? bégaya Tyler, livide.
-C'est la façon dont les bons citoyens scrupuleux ont éliminé la peine de mort, ricana Ed, imperturbable.
Il avança de quelques mètres, suivi instinctivement par les autres.
-Voilà le commandant, annonça-t-il du ton détaché d'un guide de musée.
Wess était allongé devant eux, parfaitement immobile. Ses yeux grands ouverts semblaient refléter une douleur infinie. Son visage était déformé par des bosses de la taille d'un petit oeuf. Sa combinaison était déchirée par endroits, laissant apercevoir la peau soulevée par ces mêmes boursouflures. Stupéfaits, les gardiens n'osaient avancer.
-Expliquez-nous pourquoi il est dans cet état, supplia Tyler en saisissant le bras du condamné.
Celui-ci se dégagea doucement, soucieux de conserver la liberté de ses mouvements en cas d'attaque d'un monstre.
-Seule la femelle désireuse de pondre attaque les hommes. Sa proie saisie, elle la paralyse et lui injecte ses oeufs qui ne peuvent se développer que dans des organismes vivants ! Chaque bosse que vous voyez sur le corps du commandant correspond à une larve de « mante ». Dans vingt-quatre à trente-six heures, la peau va s'amincir et une jeune « mante » en sortira. Elle ne vole pas encore et reste quelques jours autour du corps qui les a fait éclore, achevant de le dévorer, puis elle prend son envol et gagne les arbres qui constitueront son abri et sa nourriture.
Ed se tut un instant avant d'ajouter d'un ton détaché :
-Une fois j'ai assisté à une éclosion des larves. Un bien curieux spectacle !
-Une telle monstruosité n'est pas possible, murmura Ivanoff, hagard.
Tyler réagit le premier.
-Nous ne pouvons laisser ce cycle s'accomplir. Prenez votre fusil et détruisez le corps du commandant.
Ed le regarda surpris, un vague sourire sur les lèvres.
-Il n'en est pas question, monsieur. On m'a infligé six mois d'un supplice que vous ne pouvez imaginer pour avoir, dans ces mêmes conditions, tué un condamné. Que n'inventerait-on pas pour me punir d'avoir tiré sur un commandant !
Le délégué chancela et s'essuya péniblement le front couvert d'une fine sueur.
-Vous voulez dire que c'était ça le meurtre dont on vous a accusé !
-Exactement ! A mon retour au camp j'avais cru utile de rédiger un rapport confidentiel au commandant. Sa seule réponse a été de me condamner pour mensonge, insulte à un supérieur et meurtre. Je suis persuadé que depuis vingt-quatre heures il a dû réviser son jugement !
Un véritable hurlement sortit de la gorge du lieutenant.
-Vous prétendez que le commandant est encore conscient !
-C'est probable, rétorqua Ed avec un calme inhumain. La paralysie n'atteint que les nerfs périphériques moteurs. Le coeur bat et il respire faiblement. S'il en était autrement, il serait mort et n'aurait pas cet éclat tragique du regard !
-Etre rongé vivant par ces monstres doit entraîner une souffrance horrible, gémit Tyler.
-Je ne le saurai que lorsque mon tour sera venu, répondit Tand, toujours impassible.
D'une main tremblante, le lieutenant saisit son pistolet thermique. Le regard fou, le visage livide, il tira, embrasant le corps de Wess et les squelettes qui l'entouraient.
-Liquidez-moi tout ça, hurla-t-il.
Les gardiens, saisis de frénésie, arrosèrent de jets thermiques le repère des « mantes » qui ne fut bientôt qu'un gigantesque brasier nauséabond.
CHAPITRE X - LE RETOUR
Tand était resté immobile, regardant le feu consumer le cadavre du commandant.
-Un, murmura-t-il simplement.
Ivanoff ayant retrouvé un peu de calme braqua son pistolet sur le condamné, un rictus aux lèvres.
-Vous croyez que vous êtes bien vengé, gronda-t-il. J'ai deviné vos agissements. C'est volontairement, hier, que vous êtes resté en arrière et vous n'êtes intervenu qu'après la disparition de Wess. S'il l'avait fallu, vous auriez attendu que nous soyons tous emportés. Vous êtes responsable de la mort de deux hommes et vous allez expier votre crime, ici même !
-Comment expliquerez-vous ma mort, demanda Ed sans émotion apparente.
-Je dirai que vous avez été tué par une « mante » et tous les hommes m'approuveront.
Tyler choisit ce moment pour intervenir. Il se planta devant Ivanoff, la poitrine à quelques centimètres de l'arme.
-Vous vous conduisez comme un imbécile, lieutenant ! Rangez immédiatement ce pistolet, car je ne me ferai pas complice d'un assassinat. De plus dans votre aveuglement vous n'avez même pas remarqué que, s'il l'avait voulu, ce jeune homme aurait eu cent fois le temps de vous descendre !
Ivanoff se passa la main sur le visage et obéit pendant que l'envoyé continuait :
-Connaissant sa redoutable adresse, il aurait même eu le temps de liquider tous les gardiens avant qu'ils réagissent. Mieux vaut oublier cet incident ! Le commandant est mort mais il avait commis une lourde faute en ne transmettant pas à la Terre les renseignements qu'il possédait. Si nous avions connu cette horreur, il y a quatre ans, il est certain que ce bagne aurait été fermé ! Tout sera consigné dans mon rapport. En attendant, ma mission étant terminée, appelez un hélimob, nous rentrons au camp !
Dompté, Ivanoff se détourna et sortit sa radio. Tyler rejoignit Ed qui n'avait pas changé de place.
-Qu'auriez-vous fait si je ne m'étais pas interposé ?
-La question ne se pose plus, éluda Tand,
Vous aurez cependant la satisfaction de savoir que votre geste vous a sauvé la vie.
-Que voulez-vous insinuer?
Sans répondre, Tand désigna du menton le lieutenant très inquiet qui malmenait son appareil radio.
-Je n'arrive pas à obtenir la liaison avec le camp, constata Ivanoff très pâle. De plus mes appareils directionnels semblent déréglés.
Tyler se tourna vers le condamné.
-Je pense que vous pouvez également nous expliquer cette anomalie.
-Par endroits, il existe des phénomènes magnétiques intenses, dit Ed qui ne désirait pas révéler le secret des roches. Moi seul, suis capable de vous guider vers une zone où vous pourrez appeler. Sinon vous tournerez en rond jusqu'à ce que les « mantes » vous capturent, ce qui ne saurait tarder, car elles sont très nombreuses dans cette région. Ma mort n'aurait ainsi précédé que de peu la vôtre !
Tyler hocha la tête, conscient du péril encouru.
-Il fait presque nuit et les hommes sont épuisés, remarqua Ivanoff. Nous devrions camper ici ce soir et partir demain.
Pour la première fois de sa vie il entendit un prisonnier discuter ses ordres.
-Impossible, monsieur. Nous devons marcher de nuit car, dès demain matin, les « mantes » seront si nombreuses que nous n'aurons aucune chance de leur échapper. C'est pour cette raison que j'ai tenu à arriver ici en fin de journée !
N'oubliez pas que vous avez détruit leur nid et les femelles risquent d'être déchaînées.
Par simple bravade, Ivanoff allait refuser, mais le sergent Bud déclara, approuvé par les gardiens :
-Nous te suivons, petit ! Plus vite nous nous éloignerons de ce nid d'enfer, mieux cela vaudra.
La rage au coeur, le lieutenant fut bien obligé de céder. La marche se poursuivit plusieurs heures, cahotante, les hommes trébuchant dans l'obscurité. Seul Tand avançait d'un pas sûr.
-Comment pouvez-vous marcher dans ce noir? s'étonna Tyler.
-J'ai vécu six mois dans l'obscurité, ricana Ed, et suis devenu un peu nyctalope.
Enfin le condamné ordonna une halte. Fourbus, brisés par les émotions et l'horreur, les hommes s'effondrèrent et s'endormirent aussitôt d'un lourd sommeil peuplé de cauchemars.
Debout avant l'aube, Tand entreprit de réveiller les membres de l'expédition.
-La radio doit fonctionner, suggéra-t-il à Tyler, car il ne désirait pas adresser la parole à Ivanoff.
-Attention, recommanda-t-il encore, nous ne pouvons rester plus longtemps ici car la région est peu sûre. Conseillez à l'hélimob de se diriger plein sud, jusqu'à ce qu'il aperçoive une rivière. Qu'il remonte son cours à petite vitesse, nous le contacterons à ce moment.
Tyler approuva et transmit les consignes au lieutenant trop fatigué pour discuter. Après un rapide repas, la colonne se mit en route. Deux heures plus tard, elle atteignit la rivière sans avoir été attaquée.
Ivanoff entra en contact avec l'hélimob qui patrouillait dans le ciel et l'appareil se posa.
-Embarquez, ordonna le lieutenant aux gardiens épuisés.
Puis il se tourna vers Tand, un rictus aux lèvres.
-Naturellement, nous ne vous emmenons pas. Vous connaissez le règlement et je pense qu'une marche prolongée vous fera le plus grand bien.
Tyler protesta aussitôt :
-Vous ne pouvez abandonner cet homme, sans provisions, à une telle distance du camp !
-Même un envoyé spécial ne peut transgresser les règlements établis, riposta Ivanoff ! J'espère bien ne plus jamais revoir cette canaille !
Soit par lassitude, soit par lâcheté, Tyler capitula. Il grimpa dans l'appareil et jeta un dernier regard au condamné qui instinctivement avait adopté sa position habituelle, debout les jambes écartées.
L'hélimob s'éleva, décrivit un cercle et prit la direction du camp.
Si le lieutenant avait pu voir le curieux sourire du condamné, il n'aurait pu manquer de s'en étonner.
Ed assura son léger sac sur les épaules et se mit en marche d'un pas rapide.
Le lendemain, en fin de journée, il arriva près de son heu de travail. En quatre ans, la construction avait beaucoup progressé. Elle avait une curieuse forme hélicoïdale et mesurait deux mètres de haut. Malgré les coupe-circuit prévus par Raf, des effluves mauves s'échappaient de son sommet.
Ed prit le temps de disposer une dizaine de roches qu'il avait ramassées en chemin, vérifiant à chaque fois qu'elles étaient bien orientées, puis il murmura :
-J'espère que ce premier test sera positif.
Intentionnellement, il avait détourné l'hélimob de secours pour qu'il ne survole pas cette région. Au retour, il avait laissé le destin s'accomplir.
Il escalada une petite éminence, inspecta l'horizon et découvrit immédiatement ce qu'il cherchait. A moins de cinq cents mètres un hélimob s'était écrasé. Toutefois il y avait des survivants, car plusieurs silhouettes s'agitaient autour de l'épave.
D'un pas nonchalant, il se dirigea vers les rescapés. Ce fut le sergent Bud qui l'aperçut le premier et courut à sa rencontre. Une vilaine coupure lui barrait le front mais il semblait relativement intact.
-Petit, c'est le ciel qui t'envoie !
Tyler s'approcha également. Il était beaucoup plus mal en point. Son bras gauche fracturé était entouré d'une attelle de fortune et sa combinaison déchirée laissait voir des meurtrissures noirâtres sur tout le thorax.
-Que s'est-il passé? demanda négligemment Tand.
-Nous ne savons pas pour quelle raison l'hélimob s'est soudain mis à piquer vers le sol. Avant que le pilote ait pu redresser, l'appareil s'est écrasé sur le flanc de cette colline. Le conducteur a été tué sur le coup ainsi que deux gardiens. Ivanoff, grièvement blessé, est mort ce matin.
Bud poursuivit à la place de Tyler épuisé :
-Nous espérions qu'un autre appareil serait parti à notre recherche, mais nous n'avons rien vu. Enfin nous avons constaté que la radio était inutilisable et que les appareils restants étaient déréglés. Nous ne savons même pas dans quelle direction se trouve le camp.
-Comment nous avez-vous trouvés ? demanda soudain Tyler.
Tand répondit sans se troubler.
-Je regagnais le camp quand j'ai vu au loin la carcasse de votre appareil.
-Sommes-nous encore loin?
-Deux bons jours et il faudra marcher de nuit car certaines régions sont dangereuses.
-Pouvons-nous partir tout de suite ? demanda Bud.
. -Pourquoi pas ? N'oubliez ni vos armes, ni ce qui vous reste de provisions.
Aussitôt les cinq survivants de cette folle expédition se mirent en route. Les heures qui suivirent furent pour eux un calvaire. Ils marchèrent, dormirent, marchèrent à nouveau comme des somnambules, abrutis de douleur et de fatigue. Tand abattit plusieurs « mantes » sans qu'ils en prennent réellement conscience.
Le gardien qui remplaçait Bud à l'entrée n'en crut pas ses yeux lorsqu'il vit pénétrer la colonne loqueteuse et sanglante.
Ed, comme si l'événement ne le concernait pas, aligna les ergots des « mantes » tuées et réclama ses provisions.
Rapidement tout le camp fut en effervescence et des gardiens, alertés, conduisirent avec ménagement les éclopés au bloc médical.
Une nuit entière dans un bain vitalisant et l'intervention prolongée des robots-chirurgiens furent nécessaires pour que Tyler se rétablisse. Ce dernier était encore bien faible lorsqu'il se dirigea vers le spatioport où le commandant King piaffait d'impatience.
Le sergent Bud, encore pâle, l'accompagna jusqu'au cargonef.
-J'aurais voulu remercier Tand, dit l'envoyé du gouvernement.
-J'y ai songé, monsieur. Ce matin, dès ma sortie du bloc médical, je l'ai cherché mais le gardien de l'entrée m'a dit qu'il était déjà reparti avec la totalité des provisions qu'il avait gagnées. Il ne reviendra pas avant plusieurs jours.
-Dites-lui qu'une fois arrivé sur Terre, je ferai tout mon possible pour lui obtenir une grâce présidentielle.
CHAPITRE XI - L'EVASION
Deux ans s'écoulèrent, marqués par divers événements. Tand avait terminé la construction selon le plan original de Raf. Lorsqu'il enleva le dernier coupe-circuit, un éclair intense jaillit du sommet de la tour.
Ed crut que tout avait explosé, car rien d'autre ne se produisit. Toutefois, en prenant un peu de recul, il aperçut le sommet couvert de longues aigrettes mauves qui faisaient vibrer l'atmosphère en produisant un curieux crépitement.
Cela donnait une impression de puissance mais Tand douta de son efficacité. Pourtant l'hélimob s'était écrasé alors que rien n'était terminé !
Dès lors, le condamné ne quitta guère les parages de sa construction, chassant alentour des « mantes » de plus en plus nombreuses et agressives. Il ne retournait au camp que pour renouveler ses provisions. Il échangeait alors quelques mots avec le sergent Bud. Le rapport de Tyler avait dû se perdre dans les dédales administratifs, car les arrivées de condamnés n'avaient jamais été aussi nombreuses.
Un nouveau commandant avait pris ses fonctions pour remplacer Wess. C'était un brave homme totalement dépassé par sa tâche. Sa seule innovation avait été de supprimer les cachots, car nombre de prisonniers préféraient le noir aux dangers croissants de la chasse.
Les nouvelles de l'Union Terrienne apportées par le cargonef étaient toujours mauvaises. Le « Phim » faisait de plus en plus de ravages et chaque année des dizaines de millions de personnes mouraient. Ce n'est qu'avec deux mois de retard que les habitants d'Edénia apprirent qu'une guerre avait éclaté ! Des astronefs inconnus étaient apparus brutalement dans le système de Pollux et sans préalable avaient attaqué la seule planète habitée. Quelques avisos de combat avaient tenté de s'interposer mais ils avaient été balayés.
Les envahisseurs avaient alors conquis toute la planète. On ne savait rien d'eux, même pas leur aspect ! L'état-major terrestre avait alors monté une vaste expédition pour reconquérir le système de Pollux, réunissant une des plus grandes flottes spatiales de l'histoire terrestre.
Ce fut une catastrophe ! Ces unités furent décimées avant d'avoir pu approcher de la planète et seuls quelques rares astronefs réussirent à échapper au massacre.
Toutes les planètes de l'Union préparaient hâtivement leur défense et la Terre s'était transformée en un gigantesque arsenal. Malheureusement, le « Phim » toujours répandu, ralentissait les travaux.
Les communications avec le système de Polaris devinrent beaucoup plus difficiles, le cargonef devant éviter la zone de Pollux.
Le ravitaillement n'arrivait plus qu'irrégulièrement et les rations furent réduites. Ed n'en souffrait pas trop et son adresse était devenue légendaire.
Tand restait près de sa construction, espérant toujours. Le vieux Raf lui avait bien dit qu'il fallait être très patient. Il se réveilla un jour et constata que ses provisions étaient presque épuisées. Il rassembla la vingtaine de trophées dont il disposait et s'éloigna, jetant un dernier regard sur son oeuvre.
Une certaine effervescence régnait au camp. Un cargonef était arrivé la veille amenant un stock de provisions et des machines agricoles.
-Le commandant, expliqua Bud, désire mettre en culture quelques hectares. Certains condamnés sont déjà assignés à la défense du périmètre cultivé. Ainsi, même si le ravitaillement n'arrive plus, nous ne mourrons pas de faim.
-Je préfère rester chasseur libre, répondit Ed. Donnez-moi mes provisions et je repars.
-Pourquoi exposer ta vie inutilement, petit. J'ai parlé de toi au commandant et il songe à te nommer chef du détachement de protection. Tu pourrais rendre de grands services et limiter les pertes.
-Merci, sergent, mais je suis plus en sécurité dans la forêt et vous savez que je n'arriverai jamais à me plier à votre discipline.
Sans même passer une nuit au camp, il repartit de crainte que le commandant lui ordonnât de rester. Il dormit quelques heures en plein air et reprit sa marche.
Le jour était levé quand il arriva à sa construction. Il comptait s'y reposer car il avait remarqué que les « mantes » se tenaient toujours à distance respectueuse des émanations mauves.
Il lui sembla qu'il venait seulement de s'endormir lorsqu'un sifflement aigu le réveilla. Ed se frotta les yeux, ébahi. Un curieux engin descendait rapidement vers le sol. Il était d'assez petite dimension et de forme ovoïde. Rien de comparable à l'aspect élancé des astronefs terriens.
Le pilote devait avoir des difficultés à contrôler sa descente car l'appareil effectuait des embardées imprévisibles. Se pouvait-il que le piège du vieux Raf ait enfin fonctionné?
L'engin prit rudement contact avec le sol. Il reposait maintenant sur trois pieds télescopiques. Ed s'approcha prudemment car, manifestement, il ne s'agissait pas d'un appareil de l'Union Terrienne. Appartenait-il aux mystérieux agresseurs qui, après avoir conquis le système de Pollux, s'attaquaient à celui de Polaris?
Pourtant, d'après ce qu'il avait entendu dire, l'attaque de Pollux avait été brutale et les destructions massives et immédiates.
Ed, arrivé à une cinquantaine de mètres de l'appareil, se dissimula derrière un amas de rochers et attendit. Une porte s'ouvrit et une échelle métallique se déplia. Aussitôt après, une silhouette descendit. Elle posa le pied à terre et se retourna, regardant dans la direction de Tand qu'elle ne pouvait cependant pas voir.
L'arrivant était une femme ! Elle portait une tunique blanche, sans manches, descendant jusqu'à mi-cuisse. De petites bottes complétaient son habillement. Ainsi elle paraissait merveilleusement belle et un instant, Ed crut, malgré la tenue excentrique, qu'il s'agissait d'une Terrienne utilisant un nouvel astronef inconnu de lui.
Certains détails modifièrent cependant sa première impression. La peau de l'inconnue avait une curieuse teinte bleutée et ses cheveux coupés court étaient blanc argenté.
La femme avança de quelques pas. Brutalement une « mante » apparut et plongea sur l'arrivante. Instinctivement Ed se redressa et fit feu.
L'inconnue se retourna plus surprise qu'effrayée, puis dévisagea Tand avec un sourire. Maintenant qu'il s'était découvert, ce dernier ne pouvait qu'avancer.
-Qui êtes-vous et d'où venez-vous ? demanda-t-il.
Son interlocutrice secoua la tête d'un signe d'incompréhension. Ils n'étaient plus qu'à quelques pas l'un de l'autre. Ed nota qu'elle avait de très jolis yeux mauves, brillants et profonds quand une torpeur curieuse l'envahit.
Il lui sembla qu'une pensée étrangère s'infiltrait dans son cerveau. Ce n'était pas désagréable, un peu comme une palpation très douce, il essaya de réagir, mais en vain. Ses membres lui refusèrent tout service. Le visage devant lui devint flou tandis que des images très fugaces lui traversèrent l'esprit : sa jeunesse, l'Ecole d'astronautique, le bagne, mais aussi des images de la vie quotidienne, le poste de pilotage du Betelgeuse. Les images défilèrent de plus en plus vite jusqu'à devenir de simples stries colorées ! Le temps semblait s'être arrêté. Brusquement il tomba dans un gouffre noir...
Lorsqu'il reprit conscience, Ed s'aperçut qu'il était allongé sur le sol. L'inconnue, penchée au-dessus de lui, souriait toujours.
-Ne bougez pas, dans quelques minutes vous vous sentirez mieux.
Elle n'avait pas parlé, pourtant il avait compris la phrase. Les mots semblaient s'être imprimés directement dans son cerveau.
-Je suis télépathe et j'ignorais que vous ne possédiez pas cette faculté, expliqua-t-elle, c'est pourquoi j'ai dû sonder votre esprit pour me familiariser avec votre civilisation.
Machinalement, Ed tenta de saisir son arme mais il était encore trop faible pour remuer.
-Ne craignez rien, lui suggéra l'inconnue. J'ai établi un barrage énergétique pour vous protéger.
Tand ferma les yeux. Quelques minutes plus tard il parvint à s'asseoir.
-D'où venez-vous ? murmura-t-il.
-Inutile de parler, répondit la femme, pensez simplement. Vous verrez, c'est très facile et la transmission est instantanée.
Ed répéta sa question mentalement.
-Parfait, vous vous y habituerez très vite. Dans votre langage, je suis originaire d'une planète qui gravite autour de Deneb, dans ce que vous appelez la constellation du Cygne, à six cents années-lumière de votre soleil.
-Comment avez-vous pu franchir une pareille distance? Nous n'avons encore exploré que les systèmes relativement proches.
-Nous utilisons également les propriétés du subespace, mais le système de propulsion est différent.
-Avez-vous voyagé seule?
-Malheureusement oui !
-Pourquoi avez-vous entrepris ce voyage?
-Mieux vaut tout vous raconter depuis le début. Notre race est très ancienne et notablement différente de la vôtre. Elle est foncièrement pacifique et consacrée à la recherche scientifique théorique. Par exemple, bien que connaissant depuis longtemps les propriétés du subespace, nous n'avons jamais construit de fusées.
Il aurait voulu l'interrompre en désignant l'astronef mais elle poursuivit :
-Sachant que d'autres races, souvent belliqueuses, peuplaient l'univers, nos ancêtres décidèrent de mettre en place une ceinture de radiations capable d'interdire l'approche de tout astronef. Nous avons ainsi vécu paisiblement jusqu'à l'arrivée des Xuls.
Ed manifesta son étonnement devant ce nom inconnu.
-Ce sont eux, précisa-t-elle, qui ont également attaqué votre Union.
-D'où sortent-ils ?
-D'une autre galaxie ! Exactement de la nébuleuse d'Andromède, distante de deux millions d'années-lumière !
Ce chiffre colossal fit frémir Tand mais l'inconnue poursuivit :
-Leur système originel est à la périphérie d'Andromède. Leur race est humanoïde, plus voisine de la vôtre que de la mienne. La seule différence est que le transport sanguin d'oxygène se fait par l'intermédiaire du cuivre et non du fer comme dans votre hémoglobine. Cela leur donne une coloration verte. Ils ont une organisation paramilitaire très expansionniste. Après avoir conquis nombre de systèmes de leur galaxie, ils ont rencontré de vives résistances des peuples qu'ils tentaient de soumettre. Plutôt que de s'épuiser dans de longues guerres ils ont préféré changer de direction. C'est ainsi qu'ils sont apparus sur Kal qui a constitué leur première base dans notre galaxie.
La question fusa dans l'esprit de Tand et la réponse vint aussitôt.
-Kal est ma planète. L'écran protecteur s'est révélé inefficace et ils ont occupé facilement notre terre dépourvue de défenses. Heureusement, nombre des miens ont pu fuir et se sont dispersés sur toute la planète. Notre métabolisme très particulier nous permet de nous adapter à des conditions climatiques très variées. Les Xuls ont donc installé une base se contentant de réduire en esclavage ceux de mes compatriotes qu'ils avaient capturés, assez déçus de ne pas trouver une vaste industrie qu'ils auraient pu utiliser à leur profit. C'est à partir de Kal qu'ils ont méthodiquement organisé l'invasion de vos planètes.
Le malaise ressenti par Ed s'étant dissipé, il se releva.
-Comment vous appelez-vous ?
-La traduction est difficile, cela donne approximativement Crrill.
-Comment vous êtes-vous procuré cet astronef puisque vous m'avez dit que vous n'en aviez jamais construit?
-L'attaque des Xuls a complètement désemparé mes compatriotes qui n'ont pensé qu'à s'échapper. Puis lorsqu'ils ont vu que les agresseurs n'occupaient qu'une petite partie de la planète, ils se sont résignés, essayant de vivre comme auparavant. Seul un groupe restreint dont je fais partie a songé à entreprendre la lutte. Malheureusement nous n'avons pas d'armes.
-Puisque vous Usez dans le cerveau, il vous suffit de copier celles des Xuls.
-Ce n'est pas aussi simple, car eux aussi sont télépathes et savent établir un barrage mental. Par hasard nous sommes entrés en possession de ce petit vaisseau, simple appareil de la liaison des Xuls, non armé. Nous avons eu alors l'idée de devancer les Xuls et d'avertir les autres peuples des dangers qu'ils courent. J'espérais trouver également une civilisation techniquement assez avancée pour nous aider.
-Dans ce cas, vous avez rempli votre mission. Il suffit de prendre contact avec notre gouvernement.
-Hélas ! non. Je ne croyais pas que les Xuls avaient déjà pénétré si loin dans la galaxie.
-Ils n'ont encore conquis que Pollux. L'Union dispose d'une dizaine de planètes importantes.
Crrill secoua la tête.
-Toute l'Union est, en fait, pratiquement aux mains des Xuls. Ils ne passent à l'offensive militaire que quand le « Phim » a suffisamment miné la résistance des peuples.
Tand sursauta violemment.
-Ainsi ce sont eux qui sont à l'origine de cette étrange intoxication !
-Naturellement ! Le « Phim » a une double action. D'abord il diminue la population et désorganise les services, mais surtout chaque intoxiqué est extraordinairement réceptif aux suggestions mentales des Xuls. Il devient une sorte de robot qui transmet mentalement des informations et qui, en retour, obéit aux directives qui lui sont données, sans même s'en rendre compte. Heureusement le « Phim » est sans effet sur nous.
-Cette influence peut-elle s'effectuer à distance ?
-De fort loin, même.
-Cela explique notre récente défaite ! Les Xuls connaissaient certainement les plans de l'état-major et en cours de combat il suffit de quelques exécutants intoxiqués pour semer la panique.
-Vous comprenez également pourquoi je ne peux prendre contact avec votre gouvernement. Les Xuls en seraient certainement informés et déclencheraient de terribles représailles sur Kal.
Tand réfléchit un long moment. La situation paraissait sans issue.
-Pourquoi vous êtes-vous posée sur Edénia?
-C'est bien involontaire ! Une onde électromagnétique d'une extraordinaire intensité a perturbé les instruments de bord et j'ai bien cru que j'allais m'écraser.
-Je pense être en partie responsable de vos malheurs, dit-il en souriant.
Crrill en une fraction de seconde apprit tout sur l'étrange construction et s'étonna.
-Montrez-moi votre oeuvre, Ed.
Elle l'examina quelques instants avant de s'exclamer.
-Primitif, empirique, mais génial ! Je n'avais pas imaginé cette planète aussi riche en « narum » !
Elle expliqua aussitôt :
-C'est ainsi que nous appelons cette roche. Elle contient un métal rare que vous classeriez dans les transuraniens. Dans certaines conditions il n'est pas radioactif, mais émet une onde électromagnétique très puissante. Nous nous en servions beaucoup autrefois avant d'être arrivé à le synthétiser.
Crrill chancela soudain. Ed s'avança pour la soutenir. Sa peau avait une curieuse consistance, à la fois sèche et très ferme.
-Ce voyage a dû vous épuiser, dit-il. Vous devriez vous reposer.
-Effectivement j'ai dû beaucoup puiser dans mes réserves énergétiques. Faites attention, en ce moment je n'ai pas la force de maintenir autour de nous un écran protecteur contre ces monstres.
Tand ramassa son fusil et se tint sur ses gardes.
-Voulez-vous manger?
-Nous ne prenons pas d'aliments mais absorbons directement toute sorte d'énergie. Seulement il nous en faut une grande quantité.
Ed ne sut que proposer.
-Rassurez-vous, votre ami Raf pourvoira à ma subsistance, dit-elle en montrant la construction.
Elle escalada les rocs et s'allongea sur le sommet, auréolée par les effluves violets. Plusieurs heures s'écoulèrent sans qu'elle esquisse un mouvement.
Tand, inquiet, se demanda si elle n'avait pas été foudroyée. Enfin Crrill se redressa et descendit vers lui.
-Jamais je n'ai absorbé autant d'énergie. Ce voyage et surtout l'atterrissage m'ont épuisée. Il ne me reste plus maintenant qu'à repartir.
Naturellement, la jeune femme ne parlait pas, utilisant seulement la télépathie. Ainsi Ed ne prit pas garde au frémissement de l'air. Ce ne fut que lorsque Crrill lança un signal d'alarme qu'il se retourna. La « mante » était pratiquement sur lui et il n'eut pas le temps de pointer son arme.
Soudain un éclair l'éblouit et le monstre sembla s'être volatilisé.
-Que s'est-il passé? balbutia-t-il très pâle.
-J'ai été obligée de la désintégrer. Quand nous le désirons, nous pouvons libérer ainsi un faisceau de haute énergie.
-Mais alors vous n'avez pas besoin d'arme !
Elle secoua la tête avec un triste sourire.
-Malheureusement notre puissance est très limitée par la distance et n'atteint pas la portée d'un simple pistolet thermique.
Crrill se dirigea vers son appareil dont le sas était resté ouvert. Ed n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche, car elle reprenait :
-Je sens que vous désirez partir également mais je ne sais si j'ai le droit de vous emmener. Le voyage sera très dangereux et à l'aller je n'ai échappé aux patrouilles Xuls que par miracle. De plus, sur Kal votre vie sera très difficile et je crains que vous ne regrettiez vos compatriotes.
Mentalement, Ed balaya toutes ces objections.
-Je comprends, répondit Crrill. En sondant votre cerveau j'ai appris votre histoire et je n'aurais jamais cru les humains aussi cruels. Jusqu'à l'arrivée des Xuls, nous ignorions la haine et la vengeance. Maintenant tout est différent ! Puisque vous acceptez d'en courir le risque, venez avec moi !
Tand la remercia et voulut s'élancer vers l'appareil, mais Crrill le retint.
-N'oubliez pas vos provisions ! A bord vous ne trouverez rien qui vous convienne et surtout démolissez votre construction sinon l'appareil restera collé au sol.
Deux heures plus tard, Ed s'installait dans le poste de pilotage à côté de la jeune femme. Les instruments, quoique différents, étaient très voisins de ceux qu'il connaissait. La technologie des Xuls ne paraissait pas très supérieure à celle des Terriens, leur seul avantage étant la connaissance des voyages lointains dans le subespace,
Crrill lança les moteurs et l'astronef décolla. Sur l'écran de contrôle Ed vit avec émotion Edénia s'éloigner. Huit ans et trois mois s'étaient écoulés depuis son arrivée et il renouvela son serment !
CHAPITRE XII - LE TESTAMENT DE SOLNIKOF
Dès que l'accélération du départ cessa de le clouer sur son siège-couchette, Ed se libéra. Crrill était déjà en train de programmer la plongée dans le subespace.
-De quel armement disposent les Xuls?
-Il est très voisin de celui des Terriens, mais plus perfectionné. Dans l'espace, les astronefs ont des torpilles atomiques à tête chercheuse pour l'attaque, et des fusées neutralisantes pour la défense. A terre, les fantassins sont équipés de fusils thermiques et de désintégrateurs lourds.
Ed réfléchit un instant et les dernières paroles de Raf lui revinrent en mémoire. Il saisit le bras de Crrill qui allait enclencher la plongée. Celle-ci le regarda et parut étonnée.
-Que se passe-t-il, Ed ? Je n'arrive pas à lire dans votre esprit. Vous songez à une arme mais sans la voir !-Parce que j'ignore ce dont il s'agit !
Crrill plongea dans son esprit et sut aussitôt l'histoire de Solnikof.
-Les Terriens sont de bien étranges créatures, songea-t-elle.
Ed développa son idée.
-Il serait peut-être intéressant de vérifier les déductions de Raf. Si nous trouvons le travail de Solnikof sur ce petit astéroïde, votre mission ne sera pas un échec complet.
La jeune femme consulta rapidement les instruments de bord et dit :
-Nous avons assez d'énergie pour effectuer le détour par Sirius.
Tand voulut lui donner les coordonnées de l'astéroïde mais il comprit qu'elle les avait déjà. Il se demanda quelle pouvait être l'existence d'êtres qui connaissaient en permanence les pensées les plus intimes de leurs congénères. Sur Terre toute vie serait impossible.
-Attention, Ed, prévint Crrill, nous plongeons.
La transition fut très brutale et Ed perdit connaissance ; les Xuls ignoraient totalement la notion de confort et lorsqu'il ouvrit les yeux, la jeune femme paraissait inquiète.
-Ne souffrez-vous pas trop ? Voulez-vous que je vous dépose sur la première planète accessible ?
-En aucun cas ! Ne vous tracassez pas. Les transitions subspatiales éprouvent toujours nos organismes et celle-ci a été très dure, mais cela ne nous empêche pas de poursuivre nos voyages.
-Vous êtes courageux ! Nous avions perdu la notion de souffrance et je pense qu'instinctivement nous la redoutons. C'est peut-être pour cela que nous ne sommes pas une race de conquérants.
Ed, curieux, se fit expliquer le système de pilotage. Il se familiarisa rapidement avec les instruments de vol. Une sonnerie retentit annonçant le retour imminent dans l'espace normal.
-Déjà, s'étonna Ed en consultant son chronographe. Je comprends que les Xuls arrivent à franchir l'espace intergalactique.
En reprenant connaissance, Tand songea que les Xuls devaient être particulièrement résistants pour supporter de telles transitions. Un appel de Crrill l'empêcha de s'attendrir sur son sort.
-Voici l'astéroïde dont vous m'avez donné les coordonnées, mais jamais nous ne pourrons poser l'appareil sur un pareil terrain.
Sur l'écran apparut un bloc rocheux de moins d'un kilomètre de diamètre, d'aspect grisâtre, hérissé d'aspérités sans aucun espace suffisamment plan pour recevoir un astronef.
-Si Solnikof est venu ici, songea Tand, il a dû connaître le même problème. Il faut nous satelliser autour de ce caillou pour l'examiner en détail.
Après dix minutes d'observation attentive, une petite zone relativement dégagée apparut. Ed saisit résolument les commandes manuelles et entreprit de se poser. Ce travail exigea une grande concentration, car l'endroit choisi n'avait pas plus de cinquante mètres de large et était entouré d'aiguilles rocheuses. La moindre fausse manoeuvre risquait d'endommager gravement l'astronef. Lorsque les béquilles télescopiques eurent pris contact avec le sol, Ed poussa un soupir de soulagement.
-Voilà, dit-il, dans quelques minutes nous saurons si ce détour n'aura pas été mutile.
Après avoir soigneusement vérifié les réserves d'air, il enfila un lourd scaphandre spatial, trouvé dans les soutes de l'astronef. Heureusement que les Xuls avaient un métabolisme oxygéné. Ed frémit en songeant qu'ils auraient pu respirer comme certaines créatures de l'oxyde de carbone ou même de l'ammoniaque. Une fois prêt, il aida Crrill à se vêtir et ils pénétrèrent ensemble dans le sas de décompression.
Malgré ses huit ans de bagne, Ed n'avait rien perdu de ses réflexes d'astronaute et il avança prudemment. La jeune femme eut un mouvement brusque et parut s'envoler. Il la rattrapa de justesse par une cheville.
-Faites attention ! maugréa-t-il. En raison de la très faible gravité de cet astéroïde, le moindre geste intempestif peut vous précipiter à des centaines de mètres de hauteur et il faut parfois des jours avant de redescendre. Encore heureux, si vous n'échappez pas à son attraction pour vous perdre dans le vide stellaire et finalement être captée par la masse de Sirius.
-Merci, souffla-t-elle en reprenant pied sur le sol. C'est mon premier vol spatial et trop de détails m'échappent. La connaissance des théories n'est pas toujours suffisante !
Une zone lisse et brillante attira l'attention de Tand qui sentit les battements de son coeur s'accélérer. A ce niveau la roche semblait avoir fondu sous l'effet d'une chaleur intense.
-Regardez, Crrill ! dit-il, c'est la preuve qu'un astronef s'est posé ici. Seul un moteur atomique peut provoquer une telle fusion.