Amusé, le Terrien saisit l'arc, posa une flèche et visa le tronc d'un arbre à une dizaine de mètres.
-Augmente la puissance de ton écran, conseilla Ray.
Marc négligea le conseil et tira. La flèche atteignit son but mais la corde cingla douloureusement l'avant-bras du Terrien qui grimaça :
-J'avais oublié qu'il faut porter une protection de cuir. Trouve-moi quelque chose.
Magnanime, Ray tailla dans son pagne de similicuir une bandelette d'une quinzaine de centimètres de large qu'il enroula autour du poignet de son ami.
Satisfait Marc s'écria gaiement :
-Maintenant indique-moi un gibier à portée de flèches.
-Il existe dans certains arbres des volatiles ressemblant à de gros coqs.
Ils marchèrent une dizaine de minutes jusqu'à ce que Ray chuchote en tendant l'index :
-Là, sur cette branche, à un mètre du tronc principal !
Marc conseillé par l'androïde visa soigneusement. La flèche partit en sifflant et atteignit l'oiseau qui tomba sur le sol. Tandis que Ray ramassait le volatile, Marc s'exclama :
-Regagnons le village ! Le piège est amorcé, reste à savoir si l'envoyé du dieu s'y laissera prendre !
Sur le chemin du retour, il abattit deux autres coqs.
Kioz était paisiblement installé devant sa hutte et visiblement somnolait en attendant le repas du soir. Les cris des enfants qui s'émerveillaient du butin porté par Ray, le tira de son repos.
Très respectueux de la tradition, Marc déposa le produit de sa chasse devant le chef.
-Comment as-tu pu tuer ces volatiles qui s'envolent toujours avec des cris indignés lorsqu'on les approche.
Marc exhiba son arc et en expliqua le maniement à Kioz. Pour parfaire sa démonstration, il décocha une flèche dans le quartier de viande qui attendait quinze mètres plus loin le moment d'être placé sur le feu.
Plusieurs guerriers constatèrent incrédules que le trait s'était enfoncé d'une vingtaine de centimètres.
-Cela nous faciliterait grandement la chasse, soupira Kioz.
-Mais c'est contraire à la tradition, intervint sèchement Homme-sage qui s'était approché en silence et avait suivi la démonstration.
-Cette fois, poursuivit-il gravement, Marc, tu dois craindre la colère du dieu ! En attendant le repas du soir, je vais prier pour tenter d'apaiser sa colère.
Peu à peu les chasseurs reculèrent non sans lancer de fréquents regards sur l'arc et les flèches. Visiblement ils étaient écartelés entre l'envie de posséder une telle arme et la crainte du châtiment divin.
Kioz paraissait plongé dans une profonde rêverie.
-Je crains, murmura-t-il enfin, qu'Homme-sage n'ait raison. Je revoyais ma jeunesse et la joie de mon père à l'idée qu'il pourrait capturer plus de gibier pour nous nourrir. Malheureusement le dieu ne l'a pas voulu. Je tremble à l'idée qu'il me faudra bientôt t'accompagner à la caverne du grand repos.
-Pour l'instant, je suis encore bien vivant, plaisanta Marc pour dissiper l'atmosphère lugubre qui s'installait. Tu t'en rendras compte au dîner de ce soir!
-Ne blasphème pas, dit craintivement Kioz.
-Soit ! Toutefois, j'aimerais que tu me parles de la colline maudite. Pourquoi la nomme-t-on ainsi ?
-Elle est réellement maudite. Chaque fois qu'un chasseur a voulu s'y aventurer, il n'en est jamais revenu! Crois-moi, depuis mon enfance, j'ai connu plusieurs guerriers, parmi les plus vaillants, qui ont tenté l'expérience, par bravade ou pour prouver leur courage. Nul ne les a revus ! Je t'en prie, cesse de me questionner. A évoquer ces idées, j'ai l'impression d'offenser le dieu !
CHAPITRE XIII
Pensif, Marc regagna sa hutte tandis que Ray restait immobile sur le seuil. Il vit Tara qui semblait l'attendre. Pensant qu'elle voulait seulement un peu de tendresse, il voulut la prendre dans ses bras mais elle le repoussa doucement. Avec un air mystérieux, elle déclara :
-J'ai entendu ce que disait mon père et Homme-sage. L'envoyé du dieu peut venir d'un moment à l'autre. Auparavant, je voudrais te montrer quelque chose. Attends un moment ici et puis rejoins-moi dans la forêt. Je suivrai la direction du soleil qui se couche.
Sans un mot supplémentaire, elle se glissa hors de la hutte. Marc patienta un moment puis sortit à son tour. Ray qui paraissait distrait le suivit sans un mot.
Un quart d'heure plus tard, Marc retrouva Tara qui lui saisit la main et l'entraîna d'un pas vif. Ils parcoururent ainsi un bon kilomètre en silence avant que la jeune femme s'arrête près d'un buisson touffu aux branchages garnis de longues épines acérées. Protégés par les piquants se tenaient de curieux fruits rouges vifs ayant la forme de citrons. Pensant qu'elle en désirait un pour le manger comme les patkis, Marc tendit le bras pour le saisir.
-Arrête ! hurla-t-elle. Laisse-moi faire.
Avec d'infinies précautions, elle avança la main, prenant bien garde de ne pas se griffer. Enfin elle parvint à saisir le fruit et se recula avec le même luxe de précautions.
Pendant ce temps, Ray avait discrètement palpé l'arbuste. Il émit à l'intention de Marc :
-Les épines contiennent une substance inconnue mais qui paraît extrêmement corrosive.
Tenant le précieux fruit, Tara s'agenouilla et le déposa sur une pierre plate. Elle tira alors de sa ceinture un silex taillé en biface. Très doucement, elle entreprit de sectionner l'extrémité du fruit. Comme elle progressait lentement, Marc voulut l'aider et tira son poignard mais Tara secoua la tête.
-Attends, le zuk est très dangereux !
Enfin elle acheva sa besogne. Elle pressa alors le fruit et quelques gouttes d'un jus rougeâtre tombèrent sur la pierre. Il se produisit alors un bouillonnement intense et une fumée roussâtre, âcre, s'éleva. Deux minutes plus tard, Marc constata avec effarement que l'épaisse pierre était maintenant transpercée de part en part sur une largeur de dix centimètres.
Voyant son ami intéressé, Tara se déplaça de quelques mètres et se mit à creuser la terre au pied d'un arbre. Le sol semblait meuble et la besogne progressait rapidement.
Ray profita de ce que l'attention de la fille était monopolisée par sa tâche et il saisit le citron rouge. Il fit couler une goutte sur la pointe de sa lance en faux silex.
-Le suc de ce fruit attaque même le plasto-titane, émit-il. Il semble qu'il s'agisse d'un acide organique mille fois plus puissant que l'acide sulfurique. Malheureusement, je ne puis effectuer d'analyse, mes détecteurs n'y résisteraient pas !
-Si nous le pouvons, nous en ramènerons sur Terre. Cela pourrait être intéressant.
-Je ne sais pas ! Cette substance semble identique à celle découverte il y a quelques siècles par une sorte d'aventurier de l'espace, et qu'il appelait rox. A l'époque aucune analyse n'avait pu être pratiquée.
Tara poussa une exclamation de joie. Elle exhuma de son trou un sac de cuir dont elle sortit une petite boîte en bois grossier. Soulevant le couvercle, elle montra à Marc une dizaine de boules de terre séchée.
-Sork était mon ami et nous aurions dû vivre ensemble si Rilos ne l'avait tué en m'enlevant. Sork a découvert la force du zuk. Il a eu l'idée de mettre le jus de fruit dans de la terre glaise qu'il a fait ensuite sécher au soleil. En lançant la boule sur la tête d'un animal, elle se casse et le jus du zuk se répand, tuant la bête.
-Mais elle est également rongée ?
-L'action du zuk finit par cesser et il reste au moins les quartiers arrière. Sork n'osait pas montrer son invention à Homme-sage, c'est la raison pour laquelle il la dissimulait ici.
-Pourquoi m'en parles-tu?
-J'espérais que cela t'aiderait à combattre l'envoyé du dieu. Il est mauvais i Qui sait s'il ne peut être vaincu ?
Elle montra à Marc une lanière de cuir.
Sork espérait lancer les boules avec ceci. Il s'entraînait avec des pierres mais je n'ai pas compris comment il agissait.
Marc nota avec intérêt cette redécouverte de la fronde et hocha la tête.
-Saurais-tu l'utiliser? demanda Tara, la voix pleine d'espoir.
-Je le pense, sourit Marc.
La jeune femme remit précautionneusement la boîte dans le sac de cuir qu'elle tendit au Terrien.
-Garde-le avec toi ! Au village les autres n'oseront pas te demander ce qu'il contient. Avertiras-tu Homme-sage ?
-Je ne pense pas que cela soit utile. Je n'appartiens pas à votre tribu et je n'ai aucun devoir envers son sorcier. De ton côté, sois discrète car je ne voudrais pas que cela t'attire des ennuis.
-Je continuerai à me taire, sois tranquille! Maintenant je dois retourner au village. Attends un peu pour repartir. Mieux vaut qu'on ignore que nous étions ensemble. Je viendrai ce soir dans ta hutte.
Lorsqu'elle eut disparu entre les arbres, Ray émit :
-Confie-moi le sac. Si le zuk venait à se répandre, tu risquerais une brûlure grave.
Soudain l'androïde tressaillit.
-Intéressant, murmura-t-il.
-Pourrais-je être mis au courant de tes géniales déductions ? ironisa Marc.
-En voyant le sorcier s'agenouiller pour prier, j'ai eu l'idée d'examiner le totem aux rayons X, ce que j'avais omis de faire jusque-là. J'ai découvert qu'il existait au sommet, inclus dans le bois, une masse métallique qui pouvait fort bien être un émetteur d'ondes radioélectriques !
Ce fut au tour de Marc de sursauter.
-En es-tu certain ? Tu aurais pu m'avertir.
-Je voulais une preuve! J'ai donc activé mes détecteurs et balayé une grande gamme d'ondes. Or je viens de percevoir un signal malheureusement trop bref. Il semble que le message ait été transmis en accéléré. Je ne reçois plus rien.
-Rentrons, décida Marc. Il faut que tu fasses une étude détaillée de ce totem.
Ray eut un mouvement de protestation.
-C'est ce que j'espérais entreprendre lorsque tu m'as entraîné dans cette promenade champêtre qui, je le reconnais, n'a pas été sans intérêt.
Pensif, Marc suivit l'androïde. Au village un grand feu était déjà allumé au-dessus duquel grillait un beau quartier de viande. Tandis que Marc retrouvait sa place à côté de Kioz, Ray s'installa un peu plus loin, entre deux chasseurs, juste en face du totem.
Le festin fut moins long que la veille, toutefois Marc s'émerveilla des capacités stomacales des villageois en général et de Kioz en particulier. Cela avait au moins l'avantage de réduire la conversation au strict minimum !
Malgré l'abondance de la chair, Kioz conservait un visage soucieux, regardant à la dérobée alternativement Marc et Homme-sage. Le dernier os rongé, la dernière bouchée avalée, le chef se retira en silence dans sa hutte, ce qui permit à Marc de l'imiter.
Il fut rejoint peu après par Ray qui émit aussitôt :
-La bouche du masque grossier qui est presque au sommet dissimule un objectif qui permet d'enregistrer ce qui se passe sur toute la place. Il y a en plus un système émetteur. Malheureusement, il est impossible de localiser le récepteur.
Marc secoua la tête.
-Je ne comprends pas. S'il existe sur cette planète des créatures évoluées, pourquoi ne se manifestent-elles pas? De plus, nos observations par satellites auraient dû localiser des foyers d'énergie !
-Peut-être ces créatures viennent-elles d'une autre planète et, un peu à notre manière, elles observent les primitifs.
-Pourquoi alors les empêcher d'évoluer? Et qui sont ces envoyés du dieu ?
-Nous pouvons imaginer une certaine forme d'esclavage ?
-Dans quel but ? Il n'y a aucune trace d'exploitation des ressources naturelles !
-Question sans réponse, je n'ai pas assez d'éléments pour juger, rétorqua Ray avec sa froide logique.
L'arrivée discrète de Tara interrompit la conversation. L'androïde leva les yeux au ciel et bougonna :
-Je vais étudier de plus près l'espion camouflé en totem. Au moins les techniciens qui éplucheront l'enregistrement de notre mission ne s'étonneront pas pour une fois des coupures intempestives.
CHAPITRE XIV
Des cris aigus tirèrent brusquement Marc d'un repos bien mérité. La veille Tara avait tenu à lui prouver, avec la fougue de sa jeunesse, qu'elle avait parfaitement assimilé les leçons particulières que son amant lui avait apprises.
Etouffant un bâillement, Marc se leva. Eclairé par l'aube naissante, la place du village grouillait d'une foule affolée qui s'enfuyait dans toutes les directions. Au milieu des hurlements de frayeur, le Terrien crut discerner :
-L'envoyé du dieu... L'envoyé du dieu.
Manifestement aucun habitant ne se sentait la conscience assez tranquille pour affronter le jugement divin. Immobile devant la hutte, Ray émit :
-Vérifie le niveau de ton champ protecteur !
Maintenant l'esplanade était déserte. Même
Homme-sage avait effectué une prudente retraite.
L'explication de la panique ne tarda pas. Un guerrier avançait à pas lents. Il était assez grand, vêtu d'un simple pagne et tenait à la main une massue impressionnante. Sa peau était très lisse, presque brillante. Les traits de son visage, rond, sans barbe, étaient figés. Ses yeux dont les paupières ne clignaient pas, paraissaient comme morts.
D'une démarche saccadée, il se dirigea vers les Terriens. Arrivé à une vingtaine de mètres, il déclara d'une voix forte, rauque à résonance légèrement métallique :
-Vous avez offensé le dieu votre maître et vous devez être punis !
Il leva lentement sa massue d'un bois grossier, à peine écorcé. Plus amusé qu'inquiet, Marc tenant sa lance à deux mains, allait se porter à sa rencontre quand Ray hurla :
-Attention! branche ton écran à pleine puissance. Ce n'est pas un humain mais un androïde.
Instinctivement, Marc réagit et porta la main à sa ceinture. Aussitôt un éclair mauve jaillit de l'avant-bras de Ray, frappant l'androïde qui se volatilisa aussitôt. Dans la fraction de seconde qui suivit, un autre éclair mauve effaça le sommet du totem.
Marc protesta vigoureusement :
-Pourquoi as-tu agi aussi brutalement? Tu as détruit toute chance de trouver le moindre indice !
Ray rétorqua paisiblement :
-La massue de l'androïde contenait en réalité un appareillage complexe qui nous est totalement inconnu. Aussi j'ai eu peur pour toi !
-Que pouvais-le craindre? Mon écran protecteur était à son niveau supérieur d'intensité.
-je le sais mais c'était probablement insuffisant. Toute la nuit dernière, j'ai étudié les enregistrements effectués dans la caverne dite du grand repos. Je n'avais pas pris garde à certains détails. Norton portait la même ceinture que toi. Certes le générateur était épuisé mais j'ai noté que le curseur d'intensité était à son maximum. Or cela ne l'a pas empêché de mourir. Il en était de même pour son androïde. Ces faits se sont immédiatement imposés à mon esprit et je n'ai pas voulu te faire courir le moindre risque.
Marc grimaça un sourire.
-Je te remercie mais pourquoi détruire également le totem ?
-J'ai pensé qu'il était inutile que les maîtres de cet androïde connaissent la cause exacte de l'échec. Mieux vaut les laisser dans une incertitude toujours gênante !
Le Terrien se passa doucement la main sur le crâne.
-L'inconvénient est maintenant que nous n'avons aucune piste pour remonter jusqu'à eux.
-Je ne suis pas de ton avis, rétorqua Ray froidement. Sans vouloir me vanter, l'androïde qui jouait les anges exterminateurs, était beaucoup plus primitif que moi. Sa marche était très approximative, dandinante et lente. De plus, il ne possédait apparemment aucun autre système de locomotion. Donc il ne pouvait venir d'un lieu plus éloigné de douze heures de marche puisque tu n'as montré tes inventions qu'hier.
-Exact, mais cela laisse encore une belle région à explorer.
-Probablement pas. As-tu remarqué qu'il venait de l'est ?
-Effectivement!
-Quel intérêt aurait-il eu à contourner le village?
-Aucun.
-Or c'est justement vers l'est que se situe la colline maudite. Crois-moi, c'est là que nous trouverons la solution à nos problèmes ou...
Après une imperceptible hésitation, il ajouta :
-... Ou que nous périrons comme Norton !
Marc hocha la tête.
-Je crois effectivement qu'il est temps de faire nos adieux à nos amis !
A cet instant, Tara qui, inquiète pour le sort de son amant, avait vaincu sa peur et était revenue sur ses pas, se manifesta par de grands cris de joie.
Elle se suspendit au cou de Marc, l'embrassa goulûment et le Terrien sentit que ces retrouvailles allaient se terminer dans la hutte. A grand-peine, il se dégagea de l'envahissante étreinte juste à l'instant où Kioz et Homme-sage attirés par les hurlements de la fille, montraient leur figure inquiète derrière les arbres.
S'étant assurés de l'absence de danger, ils avancèrent. Homme-sage affichait une telle surprise sur son visage que Marc ne put réprimer un sourire.
A l'opposé, le sourire et le soulagement qui éclairaient les traits de Kioz n'étaient pas feints. Il serra Marc dans ses bras puissants essayant de transmettre ainsi la joie qu'il éprouvait de le revoir vivant.
-Tu peux te vanter, ami, de m'avoir donné une grande peur. Ainsi l'envoyé du dieu ne venait pas pour toi.
Une lueur de peur traversa son regard car il réalisait qu'un autre, dont lui-même, pouvait être menacé.
Marc avait réfléchi rapidement. Au clin d'oeil de connivence qu'il lui lança, Ray comprit aussitôt qu'il devait débrancher ses enregistreurs. Il obéit avec un soupir en songeant que son ami allait encore commettre une incartade qui, si elle venait aux oreilles des membres pointilleux de la commission de non-immixtion, pourrait lui valoir nombre d'ennuis.
-Grand chef, dit Marc, l'envoyé venait bien pour me rencontrer. Nous avons longuement parlé et il a admis la justesse de ma conduite.
Evitant de regarder Ray qui affichait un sourire ironique des plus humains, Marc poursuivit :
-Il a reconnu que nous pouvions utiliser pour notre subsistance nasses, collets et même les arcs et les flèches.
Devant le froncement de sourcils d'Homme-sage, le Terrien précisa, sans rire :
-Pour montrer son accord, l'envoyé a emporté l'extrémité supérieure de votre totem. Tant qu'il ne subira aucune autre modification, vous serez libres d'agir ou d'innover.
Marc prenait un risque calculé. Quelles que puissent être les créatures qui se dissimulaient derrière les androïdes, elles ne pouvaient plus observer le village. Par précaution, il ajouta :
-Si un jour, l'aspect du totem venait à être modifié, même d'une façon minime, il vous faudrait alors revenir aux coutumes de vos ancêtres.
Très désorienté, Homme-sage ne savait plus quelle attitude adopter. Son regard se portait alternativement sur le totem et sur Marc comme s'il espérait trouver une faille dans l'histoire. Ces changements brutaux qui bousculaient les habitudes et risquaient de lui faire perdre une grande partie de son autorité l'inquiétaient vivement. Kioz, au contraire, laissa éclater sa joie.
-Dans ce cas, lança-t-il, rien ne s'oppose plus à cc que tu te fixes définitivement dans notre tribu. Tu nous apprendras à nous servir de toutes ces merveilles et nous ne connaîtrons plus jamais la faim.
En contemplant le visage radieux de Tara, Marc ressentit un serrement de coeur. Comme à chacune de ses missions, l'idée de devoir abandonner des êtres qui, sincèrement, avaient donné amitié ou amour, lui était particulièrement pénible.
Tristement, il secoua la tête.
-L'envoyé du dieu, murmura-t-il, a mis une condition à cette transgression de la règle coutumière. Ray et moi devons quitter au plus vite votre tribu !
A cette annonce, Homme-sage retrouva une partie de sa sérénité tandis que Tara ne pouvait masquer les larmes qui embuaient ses yeux.
Vivement Marc prit dans sa hutte l'arc et la dizaine de flèches qui l'accompagnaient.
-Cela sera mon présent d'adieu, chef Kioz, dit-il. Tu es digne de le recevoir et tu pourras en faire fabriquer beaucoup d'autres. La nasse est toujours dans la rivière et je suis certain qu'un beau saumon t'attend. Il en est de même pour les collets.
Lançant un regard à Tara, il tapota la petite sacoche de cuir dont il avait passé la bride autour de son cou.
-J'emporte ceci en souvenir de toi. Il est encore trop tôt pour en parler. Adieu mes amis.
Tara voulut s'élancer vers lui mais Kioz la saisit fermement par la main.
-Que le dieu t'accorde sa protection, dit-il. Nous n'oublierons jamais ton bref passage qui transformera pour toujours notre existence.
Marc s'éloigna à grandes enjambées, suivi de Ray qui ne pouvait s'empêcher de bougonner :
-Je me demande quelles images je vais pouvoir enregistrer pour éviter qu'on remarque trop cette longue coupure !
CHAPITRE XV
Lorsque le soleil fut au zénith, Marc décida une halte. Trois heures environ s'étaient écoulées depuis qu'ils avaient quitté le village. Tout en suçant une pastille nutritive fournie par Ray, Marc essayait de réfléchir.
-Ne progresserions-nous pas plus vite en utilisant tes antigrav ?
-Certainement, mais je ne suis pas sûr que cela soit la meilleure solution. Comme Norton, un péril nous guette dont nous ignorons la nature. En vol, nous risquons de donner tête baissée dans un piège tandis qu'en avançant lentement nous pouvons mieux détecter les dangers.
-Tu as sans doute raison, soupira Marc. En route donc !
Ils progressèrent ainsi vers l'est tout l'après-midi. La forêt devenait de plus en plus épaisse et la végétation exubérante formait parfois un rideau presque impénétrable.
Pour éviter des détours fastidieux, Ray usait de son laser pour sectionner les lianes et ouvrir le chemin à Marc. A un moment, ils butèrent presque contre un kelam aux aguets qui attendait qu'une proie passe à portée de sa langue monstrueuse. Un éclair à faible intensité, jailli du front de l'androïde, l'obligea à fuir en poussant de curieux cris rauques.
Comme l'animal se dirigeait vers l'est, écrasant de sa masse toute végétation sur son passage, l'avance des Terriens en fut grandement facilitée.
Malheureusement, le kelam changea brusquement de direction et Ray dut tracer à nouveau la route. Peu avant le coucher du soleil, ils atteignirent une rivière assez large aux eaux tumultueuses qui manifestement descendait de la colline qu'ils désiraient explorer.
Avec un plaisir non dissimulé, Marc s'offrit un bain rafraîchissant. S'exposant aux derniers rayons du soleil pour se sécher, il lança à Ray :
-Je dînerais volontiers d'un poisson grillé.
L'androïde acquiesça et moins de dix minutes plus tard revint porteur d'une sorte de grosse truite. En parfait cuisinier-maître d'hôtel, il vida et gratta sa prise et alluma un feu. Un peu plus tard, il annonça pompeusement :
-Monsieur est servi !
Marc dîna de bon appétit et dès la nuit tombée s'allongea sur le sol, l'esprit tranquille, sachant que Ray veillait sur lui. Juste avant de s'endormir, il songea qu'il aurait aimé que Tara vienne le rejoindre comme les soirs précédents.
Au lever du soleil, Marc se remit en route. Il remonta la rivière dont le débit semblait important. Ray nota alors :
-La colline vers laquelle nous marchons est, d'après les relevés topographiques, assez petite et ne dépasse pas six cents mètres d'altitude. Je me demande comment elle peut drainer une telle quantité d'eau !
Ce n'est qu'en fin de matinée qu'ils eurent l'explication. La rivière s'arrêtait brusquement, c'est-à-dire qu'elle semblait jaillir d'un profond cratère.
-C'est sans doute une résurgence d'un fleuve souterrain qui coule sous la colline, expliqua Ray.
Cette dernière était maintenant nettement visible. Elle ressemblait à un mamelon couvert d'une forêt encore plus dense que celle que les Terriens venaient de traverser.
Au pied de la colline s'étendait une zone herbeuse d'une centaine de mètres environ qui séparait nettement les deux zones forestières.
Marc qui s'était assis aussi confortablement que possible sur un arbre renversé était pensif.
-Si tu es reposé, nous devrions repartir pour essayer d'atteindre le sommet avant la nuit, suggéra Ray.
Marc secoua la tête et montra du doigt un jeune lantis qui broutait paisiblement dans la zone herbeuse.
-Auparavant, dit-il, j'aimerais savoir pourquoi cet animal s'obstine à arracher quelques maigres brindilles alors qu'à l'orée de la forêt l'herbe est fort haute.
-Peut-être est-il myope, ironisa Ray.
-A moins que son instinct lui fasse pressentir un danger !
Subitement intéressé, l'androïde activa tous ses détecteurs.
-Je ne perçois rien, constata-t-il trente secondes plus tard, mais nous n'allons pas tarder à le savoir.
Un bref éclair jaillit de son front, frappant le train arrière du lantis. Violemment aiguillonné, l'animal tressaillit et, apeuré, courut vers la colline.
A moins de vingt mètres de l'orée de la forêt, il s'immobilisa soudain et parut entouré d'un halo verdâtre. Cela ne dura qu'un bref instant. La luminescence verte s'estompa rapidement. Lentement l'animal recula de quelques pas. Son pelage brun parut s'éclaircir. Il poussa un curieux hennissement aigu et ses pattes avant fléchirent comme si son corps était devenu trop lourd. Deux fois, il tenta de se relever mais en vain. Comme résigné, il se laissa glisser sur le côté. Quelques spasmes agitèrent ses membres puis il s'immobilisa.
-Il est mort et même mort de vieillesse, annonça Ray de sa voix paisible.
-La lueur verdâtre ?
-Effectivement ! C'est une onde que je n'ai pu analyser mais que je saurai reconnaître car elle engendre un frémissement particulier des molécules d'air.
-D'où est-elle émise ? s'inquiéta Marc.
Ray désigna du doigt plusieurs arbres.
-Elle paraît provenir d'émetteurs astucieusement camouflés dans les branches. Il y en a un environ tous les cent mètres, ce qui doit correspondre à leur portée maximale d'efficacité. Ici nous ne risquons rien.
-Penses-tu pouvoir détruire ces engins pour nous permettre de poursuivre notre marche ?
-C'est effectivement réalisable mais cela risque d'attirer l'attention de nos adversaires éventuels. De plus, cela serait particulièrement dangereux car je ne puis être certain de localiser tous les émetteurs avant qu'ils se déclenchent. Il nous faudrait disposer d'un troupeau entier de lantis à sacrifier ! Enfin, même si nous parvenons à escalader la colline, je ne pense pas que nous découvrions la solution à notre problème !
-Pourtant c'est là qu'elle doit se trouver ! s'indigna Marc. Pourquoi ce monticule serait-il aussi bien protégé s'il ne cachait rien ?
-Ne t'emporte pas, ironisa l'androïde. J'ai simplement dit que nous ne trouverons rien sur la colline ! J'ai encore dans mes mémoires le relevé détaillé de la région effectué par Norton. Il n'y a ni masse métallique, ni la moindre source d'énergie. A mon avis, la solution n'est pas sur la colline mais bien sous la colline !
Pendant plusieurs minutes, Marc réfléchit à ce problème apparemment insoluble ! Agacé il allait renoncer quand Ray intervint :
-Je pense pouvoir expliquer la mort de Norton. Par excès de prudence, il a posé son module de liaison loin du village, c'est-à-dire ici, car c'est une des rares zones dégagées.
-Est-ce une simple supposition ?
-Pas exactement ! Les réacteurs à antigravité du module laissent sur le sol des traces, en particulier une modification du champ magnétique. Or je viens d'en relever de semblables dans cette zone. Norton et son androïde ont dû être frappés juste après le redécollage du module. Ils ne sont sans doute pas morts immédiatement comme le lantis et ont dû pouvoir marcher quelques heures avant que la mort par sénescence fasse son oeuvre. Ensuite Kioz et les chasseurs les ont découverts.
Marc hocha tristement la tête.
-Comme toujours, tu dois avoir raison mais cela ne résout pas pour autant notre problème.
-Pendant que nous discutions, je viens d'effectuer un rapprochement intéressant. Te souviens-tu de la galerie horizontale que nous avons découverte dans ce que les indigènes appellent la caverne du grand repos?
-Evidemment ! quel rapport ?
-Ne t'a-t-elle rien évoqué ?
Marc fronça les sourcils.
-Cela rappelait une galerie de métro ou au moins une voie de communication souterraine comme nous en avons creusé des milliers sur Terre.
-Cela m'a également frappé. De plus, j'ai noté très soigneusement l'orientation de la galerie. En la superposant au plan de la région que j'ai en mémoire, le prolongement théorique de cette voie souterraine passe très exactement sous la colline.
Subitement plein d'espoir, Marc s'enquit :
-Penses-tu que nous devrions retourner là-bas pour la suivre? Toutefois, il faudra dégager les éboulements qui doivent être nombreux. Normalement ton désintégrateur devrait y parvenir !
-Pourquoi nous imposer un aussi long détour ? Mieux vaut percer le sol à partir d'ici.
-Si cette galerie existe bien, arriveras-tu à la localiser avec assez de précision ?
-Cela devrait être possible, mais nous devrions attendre la nuit car j'aurais besoin d'utiliser mes antigrav pour effectuer un repérage précis. Or je ne tiens pas à ce qu'un chasseur remarque cette anomalie d'un homme volant.
Le Terrien, impatient, haussa les épaules.
-Sur notre planète, il y a bien eu la légende de
Dédale et Icare, et cela n'a en rien modifié notre évolution naturelle !
Ray resta inflexible.
-Ce n'est pas une raison pour ne pas, respecter la loi de non-immixtion ! Repose-toi ! Dors si tu le peux ! Pendant ce temps, je vais te chercher du gibier. Cela économisera les tablettes nutritives. Qui sait le temps que durera notre mission?
Marc fut bien obligé d'acquiescer et après avoir réglé son écran à bonne intensité pour éviter toute surprise désagréable comme celle d'un fauve ou d'une araignée géante, il s'allongea et ne tarda pas à s'endormir.
Une appétissante odeur de viande grillée le tira de son sommeil. Il s'assit et après s'être frotté vigoureusement les yeux, s'écria :
-Je crois bien que je meurs de faim ! Qu'as-tu préparé ?
-Cette sorte de grosse poule qui niche dans les arbres à simple portée de flèche. Si tu en as envie, tu as juste le temps de te rafraîchir les idées dans la rivière. Le rôti sera à point dans cinq minutes !
Marc profita des derniers rayons du soleil pour se plonger dans l'eau délicieusement fraîche tout en se méfiant du courant assez violent et des rochers aux arêtes rendues tranchantes par la présence de nombreux petits coquillages.
Lorsqu'il revint près du feu, Ray annonça :
-Le dîner est servi !
Le Terrien mangea de bon appétit la moitié de la poule. Souvent il pensait que sur le plan gastronomique, les civilisations dites primitives auraient pu beaucoup apporter à l'Union Terrienne !
Lorsqu'il eut terminé de ronger l'os de la cuisse, il demanda jovialement :
-Maintenant quel est le programme ?
-Tu te couches et moi je me mets au travail. La nuit est tombée et je ne risque plus d'être épié par un oeil indiscret.
Marc approuva non sans remarquer ironiquement :
-Si le général Khov s'aperçoit que je paresse ainsi, il est capable de me supprimer une semaine de permission !
CHAPITRE XVI
Ray éveilla Marc au lever du jour en lui secouant doucement l'épaule. Le jeune homme se redressa lentement et sourit en constatant que l'androïde lui présentait une grande calebasse pleine d'eau.
Il but quelques gorgées puis s'aspergea le visage pour s'éclaircir plus rapidement les idées.
-Quels sont les résultats de tes recherches nocturnes ?
-Ils sont en tout point conformes à mon hypothèse. J'ai découvert une galerie qui semble bien être le prolongement de l'autre et qui se dirige vers la colline.
Marc bondit sur ses pieds mais Ray le retint d'un geste.
-Prends au moins le temps de déjeuner ! J'ai eu beaucoup de mal à préserver ta moitié de poule de tous les insectes et prédateurs nocturnes.
Le Terrien engloutit rapidement le reste du volatile puis se leva, mourant de curiosité. Suivant Ray, il parcourut environ un kilomètre en forêt.
-J'ai préféré, expliqua Ray, rester à l'abri d'un épais rideau d'arbres au cas où un système de surveillance balayerai la zone herbeuse.
Bientôt ils arrivèrent au bord d'une profonde excavation. La terre fraîche, nettement découpée, prouvait que l'androïde avait utilisé son désintégrateur.
-Accroche-toi à mon cou, demanda Ray. La galerie est à vingt-cinq mètres de profondeur.
Activant ses antigrav, l'androïde descendit lentement pour se poser en douceur à l'entrée d'une obscure galerie.
-Tu constateras, dit Ray, que là aussi la roche est fondue comme si elle avait subi l'action d'un désintégrateur.
L'androïde alluma son projecteur frontal et pénétra dans le souterrain où régnait une atmosphère chaude, humide. Du sol montait une lourde odeur de moisi.
Trois cents mètres plus loin, ils furent arrêtés par un éboulement. Ray désigna une ouverture d'environ un mètre de diamètre.
-j'ai été obligé de forer un passage au désintégrateur. Toutefois, pour économiser l'énergie, je n'ai pas voulu le faire plus grand. La fusion de la roche a dû consolider les bords. Cependant prends garde à ne pas les heurter trop violemment.
Ils se glissèrent dans l'étroit boyau. La progression à demi courbé fut pénible et Marc sentait la sueur dégouliner de son front et ruisseler sur ses joues.
Heureusement une centaine de mètres plus loin, ils retrouvèrent la galerie et le Terrien put se redresser. Un instant, il s'étira pour estomper la douleur qui lui taraudait les muscles lombaires.
Ils marchèrent une vingtaine de minutes. Ray émit psychiquement :
-Nous sommes maintenant juste au-dessous de la zone protégée par les émetteurs d'ondes. Je pense qu'il est plus prudent de garder le silence.
Un peu plus tard, ils furent à nouveau arrêtés par un éboulement. Ray activa son désintégrateur pour se frayer un passage. L'air devenant chaud et irrespirable, Marc se recula prudemment.
En moins de dix minutes, l'androïde acheva sa besogne.
-Le passage est ouvert ! Je progresserai le premier !
Marc le suivit en pestant intérieurement contre l'étroitesse du boyau qui l'obligeait à une inconfortable gymnastique. Lorsqu'il rejoignit Ray, il s'immobilisa médusé : la galerie s'ouvrait dans une gigantesque excavation.
-On jurerait les ruines d'une ville souterraine, murmura-t-il enfin.
-Exact, admit Ray, dont le puissant projecteur faisait sortir de l'ombre des carcasses d'immeubles en ruine. Certains bâtiments étaient totalement effondrés, d'autres avaient conservé de rares pans de mur.
Mus par la curiosité, ils avancèrent vers les restes d'une bâtisse dont subsistait vaguement la forme rectangulaire. Ils errèrent un peu au hasard, chaque pas soulevant de petits nuages de poussière.
-Curieux, émit Ray. Il y a beaucoup de traces d'oxyde métallique, un peu comme si nous étions dans une ancienne usine.
-Arriverais-tu à les dater ?
-Difficilement ! Toutefois, il semble que ces ruines datent d'environ 1000 ans !
Pendant deux heures, ils poursuivirent leur marche dans cette ville morte qui paraissait immense. Ils arrivèrent au bord d'un fleuve charriant des eaux noires.
-C'est l'origine de notre rivière, émit Ray.
Marc s'assit sur un petit amoncellement de rocs qui ressemblaient fort à des morceaux de béton.
-Je ne comprends plus rien, grogna-t-il. Manifestement cette ville a été désertée depuis des siècles ! Ce ne sont pas nos indigènes qui ont pu la construire et ceux qui commandent les androïdes tueurs ne demeurent certainement pas ici ! Je me demande si nous n'avons pas fait fausse route !
Ray avec sa logique d'ordinateur intervint :
-Mieux vaut cerner les problèmes ! Il est difficile d'imaginer qu'il y ait eu parallèlement évolution de deux civilisations. L'une paléolithique en surface et l'autre très sophistiquée souterraine. Toutefois, il n'est pas impossible d'imaginer qu'il y ait eu une régression de la vie souterraine une fois qu'elle se serait transportée au soleil !
-Pure hypothèse !
-Ce n'est pas certain, rétorqua Ray. La première étude a vraiment été trop superficielle, bâclée même, faute de temps et de moyens.
-Excellent ! ricana Marc. Je vois déjà la tête du sénateur Cartney si jamais il entend ton raisonnement! J'espère qu'un scribouillard diplomate du Service saura censurer à bon escient ton enregistrement !
-Pourtant j'ai raison, insista Ray. Tu as raillé à ton réveil la simplicité de la langue que tu avais facilement assimilée. Or justement en l'étudiant attentivement, je me suis aperçu qu'elle était fort complexe avec des tournures en apparence illogiques. Cela s'explique toutefois aisément si l'on imagine qu'au départ il existait une langue évoluée dont nombre de tournures ont été oubliées!
-Merci pour ta leçon de linguistique, railla Marc, mais je sais que les émetteurs de cette curieuse onde verdâtre existent et nous avons vu un androïde. Je voudrais rencontrer ceux qui les dirigent !
Ray resta silencieux un long moment mais Marc savait que derrière ce visage en apparence inexpressif, des milliers de circuits électroniques travaillaient sans relâche.
-Les concepteurs ont pu périr plusieurs siècles auparavant mais leur oeuvre demeure !
-Que veux-tu dire ?
-Ici tout n'est que ruine et mes détecteurs biologiques ne perçoivent aucune présence humaine, mais les androïdes sont réalité. On peut donc imaginer que les derniers survivants ont créé une sorte de protection commandée par un cerveau électronique qui exécute mécaniquement les consignes qui lui ont été données. Cela continuera tant que la programmation ne sera pas modifiée ou qu'il ne sera pas privé d'énergie !
-Ainsi ce serait un ordinateur qui commanderait les androïdes !
-Pourquoi pas ? Si cette hypothèse est exacte, il ne faut pas tenter de détecter des ondes biologiques mais seulement rechercher une source d'énergie !
Marc se leva brusquement.
-Qu'attends-tu donc pour le faire?
-Désolé, mais pour l'instant je n'ai encore rien capté. Il nous faut traverser le fleuve. Nous partirons dès que tu seras reposé !
CHAPITRE XVII
Ils marchaient maintenant depuis plus de cinq heures et Marc commençait à désespérer. L'atmosphère lourde qui régnait sur cette ville fantôme commençait à créer un désagréable sentiment d'angoisse.
Soudain Ray s'immobilisa.
-As-tu détecté quelque chose?
-Peut-être, murmura-t-il. Cela a été très fugace mais il est possible qu'il existe une source d'énergie dans cette direction.
Marc suivit l'androïde entre deux carcasses d'immeubles qui avaient dû être de taille respectable. Ils avancèrent ainsi un kilomètre environ lorsque Ray s'arrêta brusquement.
-J'ai perdu tout contact. Revenons sur nos pas !
Après nombre d'hésitations, l'androïde finit par s'arrêter devant les ruines d'un bâtiment qui autrefois avait dû être d'une belle hauteur. Pour l'heure ne subsistaient que quelques pans de murs entourés de blocs de pierre ou de béton. Toutefois, ce qui semblait avoir été le hall paraissait relativement dégagé. Ray s'arrêta brusquement. Son projecteur balaya le sol à plusieurs reprises pour s'immobiliser.
Le rond de lumière, vingt mètres plus loin, permettait de distinguer dans l'épaisse poussière des traces très nettes de pas humains !
-Ces empreintes ont été laissées par les androïdes justiciers, émit Ray. Voyons où elles conduisent.
Ils avancèrent ainsi une cinquantaine de mètres jusqu'à un amoncellement de débris où les traces se perdaient.
-Ils ont pu escalader ces morceaux de pierre et nous n'avons aucune chance de retrouver leur trace.
Ray secoua la tête en un signe d'impatience très humain.
-Je ne crois pas ! La solution doit se trouver sous nos pieds car je détecte une source d'énergie. Il me faut du temps pour effectuer des sondages. Ces dalles de béton sont épaisses et je dois utiliser ma vision à rayons X à pleine puissance.
-Agis comme tu l'entends, soupira Marc en se laissant tomber sur le fût d'une colonne renversée.
Il suça lentement une tablette nutritive tandis que Ray marchait de long en large. Il dessina du bout du pied dans la poussière un rectangle d'environ deux mètres sur cinq.
-Il existe une cavité là-dessous ! Recule-toi Marc car je vais utiliser mon désintégrateur à faible puissance.
Dix minutes de travail suffirent à Ray pour venir à bout de la plaque de béton. Aussitôt son projecteur éclaira une vaste galerie et l'amorce d'un escalier. Marc impatient allait s'y engager lorsque l'androïde l'arrêta d'un geste de la main.
-Je préfère descendre le premier en cas de mauvaise surprise.
L'escalier comptait exactement trente-trois marches et débouchait dans une longue pièce rectangulaire.
Soudain le projecteur fit sortir de l'ombre une dizaine d'androïdes immobiles, sagement alignés contre le mur, tenant chacun une massue sur laquelle ils semblaient s'appuyer.
-Ils ne sont pas en activité, émit Ray. Toutefois, mieux vaut être prudent. Son bras gauche balaya la pièce et neuf des dix androïdes se volatilisèrent. Le dernier eut droit à un traitement moins expéditif. Au laser, Ray sectionna les quatre membres en commençant par celui qui tenait la fausse massue. Cette première tâche achevée, Ray disséqua minutieusement le robot. Il travaillait lentement, ponctuant ses gestes de commentaires parcimonieux :
-Mécanique grossière... Possibilités limitées...
Après un long silence, il se redressa et se tourna vers Marc.
-Un détail m'échappe. Il n'existe aucun cristal mémoriel ou système analogue. Il semble que ces automates soient commandés psychiquement à distance par un cerveau central qui enregistre ce qu'ils perçoivent et émet ses ordres.
-Est-ce encore une hypothèse ?
-Non, une certitude! Le seul mécanisme de commande paraît être un amplificateur psychique. Le reste est sans intérêt.
-Et la massue ?
-Là, je ne comprends absolument rien. Il faudra l'emporter sur Terre pour qu'elle soit étudiée par nos savants.
-Saurais-tu au moins la faire fonctionner ?
-Même pas! Le mécanisme de commande ne semble devoir agir que sur sollicitation psychique !
Marc soupira :
-Comment retrouver ce cerveau électronique dans cet amas de ruines ?
-Il y a sûrement une issue dissimulée dans cette pièce. A nous de la trouver !
L'androïde longea les murs, frappant de petits coups de l'index à intervalles réguliers. Il découvrit enfin une zone où le béton semblait moins épais.
-Reste à trouver le mécanisme d'ouverture, ricana Marc.
-Cela serait inutile, rétorqua Ray. Il doit être également commandé par impulsion psychique. Je pense qu'il faut à nouveau employer la manière forte !
-On ne pourra pas dire que tu t'embarrasses de subtilités, constata le Terrien. Mais au point où nous en sommes, nous ne pouvons reculer. Il me tarde de terminer cette besogne et de retrouver la lumière du jour. Dans ce trou, je commence une crise de claustrophobie. Allez, au travail !
Le faisceau du désintégrateur réduit à son minimum ne tarda pas à percer un orifice circulaire d'une cinquantaine de centimètres de diamètre. Ray, après s'être approché, dit d'un ton satisfait :
-Il existe effectivement une galerie qui s'enfonce profondément dans le sol, en pente douce.
Le désintégrateur acheva rapidement de faire disparaître la cloison de béton.
Les deux Terriens marchèrent rapidement une dizaine de minutes.
-Pour que l'air soit encore respirable, il doit exister un système de ventilation, nota Ray, mais je n'arrive pas à le distinguer. De plus, la galerie semble à nouveau barrée par un obstacle.
En fait, il n'en était rien ! Elle tournait seulement à angle droit.
-J'aperçois une lueur à l'extrémité, dit Marc. Penses-tu que nous ayons déjà traversé la colline ?
-Certainement pas ! D'après mes relevés topographiques, nous sommes au moins cent mètres sous terre et en plein centre du monticule.
Stimulés par leur découverte, ils pressèrent le pas. Soudain, une lueur verte jaillit du plafond, entourant Marc. Il eut brutalement l'impression d'être au centre d'un tourbillon de douleur, comme si des millions de minuscules ventouses arrachaient peau, muscles, nerfs ! Il tenta de crier mais aucun son ne sortit de sa gorge paralysée. Les yeux paraissaient vouloir jaillir de leur orbite et un voile multicolore brouilla sa vue. Tout son être n'était plus que souffrance et vertige. Finalement il se sentit glisser dans un puits sans fond.
CHAPITRE XVIII
Marc reprit lentement connaissance. Toute douleur avait disparu, ne laissant place qu'à une grande lassitude. Bientôt il distingua Ray penché au-dessus de lui qui murmurait :
-Marc... Marc... réponds-moi! Comment te sens-tu ?
Sous ces paroles banales perçait une immense anxiété, traduisant tout l'attachement qu'éprouvait cette créature de plastique et de métal pour son ami humain par lequel et pour lequel il vivait !
Le Terrien se redressa lentement et s'essuya le front où perlaient de grosses gouttes de sueur.
-Que s'est-il passé, Ray?
-Je me suis laissé surprendre, avoua l'androïde. Dès que j'ai senti le frémissement de l'air caractéristique de l'onde inconnue, j'ai activé mon désintégrateur. Malheureusement il existait un deuxième générateur d'onde. C'est ce dernier qui nous a atteints car j'ai mis une demi-seconde pour le localiser et le détruire,
Marc secoua la tête, fort étonné.
-Moins d'une seconde, c'est peu mais cela m'a semblé une éternité. Combien de temps suis-je resté inanimé ?
-Une minute environ. D'après le bref examen que j'ai pu pratiquer, tous tes paramètres biologiques semblent normaux, mais...
Après un instant d'hésitation, il ajouta :
-Nous ignorons totalement en combien de temps cette saleté peut agir. Ce fut rapide pour le lantis. En revanche, pour Norton, cela semble avoir été plus long, probablement quelques heures. Enfin je ne sais si la durée d'exposition joue ou non un rôle aggravant ! Je crois que nous devons regagner d'urgence notre vaisseau pour te soumettre à un examen complet dans le bloc sanitaire. Viens, je ne voudrais pas perdre une minute.
Marc réfléchit rapidement. Devant l'inévitable, une sérénité certaine envahissait son esprit. C'est d'une voix étonnamment calme qu'il répondit :
-C'est inutile, Ray. Si, comme je le pense, nous avons été touchés sévèrement, nous n'aurons pas le temps d'atteindre l'aviso. Même si nous y parvenions, je sais que l'ordinateur médical ne pourra en aucun cas arrêter un processus de vieillissement accéléré dont il ignore totalement le mécanisme.
C'est d'un ton décidé qu'il ajouta :
-Mieux vaut utiliser les dernières heures qui nous restent à vivre pour découvrir et détruire si possible le maître des androïdes. Nous aurons au moins réussi en partie notre mission et nous éviterons une catastrophe si le général Khov décide d'envoyer d'autres équipes.
Les neurones électroniques de Ray n'eurent besoin que d'une infime fraction de seconde pour admettre la justesse du raisonnement. En désignant le sac de cuir que l'androïde portait toujours suspendu au cou, Marc ajouta :
-Heureusement que je ne suis pas tombé avec cela, l'acide répandu aurait complété largement l'action de l'onde verdâtre et ne m'aurait même pas laissé le temps de vieillir.
Ils marchèrent d'un pas rapide vers la lueur qui brillait au fond de la galerie. Elle ne paraissait plus qu'à une centaine de mètres lorsque Ray trébucha. Après quelques pas malhabiles, il retrouva son équilibre.
-Que t'arrive-t-il ? s'étonna Marc.
-C'est très mauvais! En dix minutes mes réserves d'énergie ont diminué de moitié ! Je suis obligé de réduire le nombre de mes circuits en fonctionnement.
Marc ne put réprimer un frisson. Normalement un générateur atomique comme celui qui équipait Ray était prévu pour fonctionner sans interruption au moins trente ans. Il fallait donc admettre qu'en un court laps de temps, ils avaient déjà vieilli d'une quinzaine d'années ! C'était hallucinant !
-Pressons-nous, murmura-t-il d'une voix blanche.
Ils ne tardèrent pas à arriver à l'extrémité de la galerie qui s'ouvrait dans une vaste pièce. Ils s'arrêtèrent sur le seuil, sidérés par le spectacle qu'ils découvraient.
Au centre, sur un socle de pierre se tenait une cuve rectangulaire transparente, emplie d'un liquide jaunâtre. Elle contenait une masse sphérique d'environ quatre-vingts centimètres de rayon. Des parois irradiait une vive lueur aux reflets changeants : jaune, orangée, rougeâtre.
-Bon Dieu, jura Marc, on dirait un gigantesque cerveau humain, avec ses deux hémisphères, les circonvolutions, les scissures caractéristiques et les nombreux vaisseaux sanguins.
Du cortex partait un nombre infini de fines électrodes qui se regroupaient en torsades, un peu à la manière d'une longue chevelure qui se terminerait par des nattes.
A la base, de gros conduits évoquaient artères et veines.
-Effectivement, confirma Ray de sa voix impassible.
-Nul doute que nous sommes en présence du maître des androïdes. Peux-tu le détruire ?
-Malheureusement non ! La cuve est protégée par un intense champ de force. Même avec un générateur neuf à pleine puissance, mon désintégrateur serait impuissant.
-D'où provient l'énergie nécessaire à ce champ de force ?
La tête de Ray pivota dans toutes les directions.
-Il existe dans cet angle un gros câble d'alimentation mais il est protégé par vingt centimètres d'acier et de béton.
-Tente de l'atteindre avec ton désintégrateur !
L'avant-bras gauche de l'androïde se pointa dans la direction mais aucune lueur n'en jaillit !
-Trop tard! mon générateur ne peut fournir suffisamment d'énergie !
Marc étouffa un gémissement. L'esprit en déroute, il ne savait plus que faire. Subitement une puissante onde psychique frappa ses neurones.
-Vous êtes des créatures étrangères à Korz. Je comprends maintenant comment vous avez pu parvenir jusqu'ici. Aucun des indigènes n'en aurait été capable. D'où venez-vous?
-Nous sommes des citoyens de l'Union Terrienne. Notre fédération regroupe un grand nombre de planètes.
Marc perçut dans la pensée qui malmenait son cerveau une surprise certaine.
-Comment pouvez-vous effectuer d'aussi longs déplacements dans l'espace ? Il faut à la lumière des années pour parvenir du système solaire le plus proche ! Utilisez-vous un système d'hibernation ou de vie suspendue ?
-C'est inutile ! Depuis plusieurs siècles nous avons découvert les propriétés de subespace qui permettent à nos vaisseaux de se mouvoir à des vitesses infiniment supérieures à celle de la lumière. La théorie qui veut que lorsqu'un mobile atteint la vitesse de la lumière, sa masse devienne infinie n'est exacte que dans une certaine limite. Nous avons établi une distinction entre la vitesse et la célérité qui fait qu'à un moment donné c'est l'espace environnant qui se modifie !
Une impression de grande tristesse envahit l'esprit de Marc.
-Si mes compatriotes n'avaient été aussi sots et aussi prétentieux, ils auraient également pu se lancer à la conquête de l'espace. Votre arrivée ici me fait encore plus regretter leur folie !
Après un instant de répit, l'onde psychique reprit :
-Quel dommage que vous deviez bientôt mourir! J'aurais eu plaisir à m'entretenir longuement avec vous. Malheureusement je ne puis revenir en arrière. Je sais que votre androïde a détruit mes deux émetteurs mais vous avez reçu une dose suffisante pour vous vieillir d'une cinquantaine d'années! Même si votre longévité de vie est supérieure à 80 ou 90 ans, il vous faudra dans quelques heures au plus quitter cette pièce à la recherche d'eau et de nourriture dont vous, créatures de chair, avez besoin pour survivre. Mes androïdes vous achèveront car naturellement je ne puis prendre le risque de vous laisser retourner sur votre planète d'origine. Je sens que vous êtes d'une race jeune, conquérante, belliqueuse, et que vous n'auriez de cesse de revenir sur Korz.
-Vous vous trompez ! Les Terriens respectent toutes les civilisations et nous nous contentons de surveiller les civilisations primitives pour ne pas risquer de perturber leur évolution naturelle !
-Vous paraissez sincère dans votre affirmation mais je ne puis avoir la certitude que tous les Terriens agiront de même pendant encore des siècles !
Marc se sentait épuisé par l'échange psychique. Un coup d'oeil sur sa ceinture protectrice lui apprit que le générateur contenu dans la boucle était pratiquement épuisé. A un mètre de lui, Ray se tenait immobile, très droit, raide, avec sa sacoche de cuir suspendue autour du cou. Le Terrien tenta de le contacter mais il n'obtint aucune réponse. Concentrant son esprit, Marc émit :
-Quelle est cette onde qui entraîne des reflets verdâtres ?
La créature répondit aussitôt avec un sentiment de fierté :
-C'est une de mes inventions ! Vous ne pourriez en comprendre sa nature qui fait appel à des notions mathématiques et physiques dont vous ne possédez pas les bases les plus rudimentaires. Elle a pour effet d'induire autour de tout organisme vivant un tourbillon spatio-temporel qui accélère le métabolisme et aspire l'énergie. C'est un peu l'inverse de ce que vous appeliez tout à l'heure votre subespace. En quelques secondes des dizaines d'années s'écoulent pour l'organisme. Vous n'allez pas tarder à en ressentir les effets.
Dans l'esprit de Marc, les pensées tourbillonnaient follement mais la curiosité l'emporta :
-Oui êtes-vous et d'où venez-vous ?
Après un bref instant de silence, la créature reprit :
-Avant de mourir, je pense que vous pouvez apprendre la vérité. Mes explications seront un peu longues mais je crois qu'il vous restera assez de lucidité pour les entendre jusqu'au bout ! Il y a mille ans, Korz était une planète splendide, avec une population nombreuse et fort évoluée. Les diverses techniques nous avaient délivrés de tout souci matériels et notre terre était un magnifique jardin d'agrément tandis que les usines étaient dissimulées en sous-sol.
-A quoi servaient les galeries souterraines ?
-Simplement de voies de transport rapide pour ceux qui voulaient se déplacer. Les mettre en surface aurait dépareillé le paysage et nous étions très sensibles à tout ce qui pouvait choquer notre sens esthétique. Mes compatriotes auraient pu ainsi poursuivre une existence idyllique et se consacrer à des recherches fondamentales ou même à tenter de coloniser l'espace. Au contraire, un terrible ennui s'empara de leurs esprits. Comme tous les êtres inoccupés, ils ne pensèrent qu'à récriminer, à se jalouser, à se haïr. Bientôt ils se rebiffèrent contre un pouvoir central débonnaire qui n'imposait aucune contrainte. Des continents entiers se rebellèrent et s'érigèrent en nations autonomes. Des armes furent fabriquées, toujours plus sophistiquées, soi-disant pour respecter l'équilibre des forces. Inévitablement, un conflit éclata, d'autant plus stupide que chacun en ignorait exactement l'origine. En quelques secondes la quasi-totalité de la population disparut dans un monstrueux holocauste !
-Cette cité, objecta Marc, ne semble pas avoir été détruite par conflit !
-Elle fut la seule ! Pressentant une catastrophe et fort de l'autorité que me conférait ma qualité de physicien et biologiste, j'avais réussi à convaincre mes concitoyens de construire un dôme protégeant la ville. Je ne pouvais savoir que je les destinais à un sort pire que la mort immédiate et brutale.
« Les échanges avec le reste du monde extérieur avaient naturellement été interrompus. Les machines finirent pas tomber en panne, faute d'entretien et de pièces détachées, et rapidement les produits de première nécessité vinrent à manquer.
« Avec quelques scientifiques, nous avions voulu tenter d'organiser notre nouvelle existence au mieux du bien commun, mais nous nous sommes heurtés à des groupes d'excités qui, parce qu'ils disposaient de la force, ont pris le pouvoir. Leur inconscience, leur égoïsme, n'ont fait qu'accélérer la catastrophe facilement prévisible. Les plus faibles, mourant de faim, dénués de tout, ont d'abord été expulsés de la cité et se sont retrouvés dans une nature hostile car redevenue sauvage. A cela s'est ajouté un phénomène imprévu : les diverses radiations utilisées par les engins de guerre ont produit des mutations chez certains insectes et même chez des mammifères ou des oiseaux !
« Les ressources de la cité diminuant de plus en plus rapidement, les expulsions s'accélérèrent jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun être vivant ! »
-Et vous ? Apparemment vous ne les avez pas suivis, remarqua Marc.
-Ecoeuré, menacé, je me suis retiré dans ce laboratoire secret, entouré d'une dizaine d'androïdes.
-Vous ne semblez pas avoir manqué d'énergie ?
-Cela a été ma première préoccupation ! J'ai fait effectuer par les robots un forage profond pour puiser directement la chaleur dans le magma de la planète et la transformer en énergie. La source étant abondante et inépuisable, peu importait le mauvais rendement de cette forme dégénérée d'énergie qu'est la chaleur. Des années se sont écoulées ainsi dans la solitude. J'espérais toujours que mes concitoyens reconnaîtraient leurs erreurs et reviendraient à plus de sagesse. Il n'en a rien été et j'ai fini par constater que la ville était déserte et ravagée. Dans leur inconscience, ils avaient même détruit ce qu'ils n'avaient pu emporter !
-Je ne comprends pas, s'étonna Marc, comment pouvez-vous relater maintenant des événements qui se sont déroulés il y a un millénaire.
-Patience, ironisa le cerveau, bien que ce soit le temps qui vous manque le plus ! J'espère que vos neurones ne seront pas trop dégénérés avant que j'aie terminé ! Moi aussi je sentais mon corps vieillir inexorablement. C'est alors que j'ai conçu mon plus génial projet. J'ai fabriqué cette merveilleuse machine et j'ai très minutieusement programmé deux androïdes. Ils ont prélevé mon cerveau et l'ont installé dans cette cuve. Lorsque j'ai repris conscience, j'ai pu constater l'exactitude de mes calculs : oxygéné, nourri, mon cerveau fonctionnait parfaitement. Les multiples électrodes me permettaient de conserver une relation avec le monde extérieur et de commander les androïdes.
Après un instant de silence, la créature émit à nouveau :
-A l'origine je croyais simplement prolonger mon existence spirituelle tout au moins, de quelques dizaines d'années. J'avoue que ma surprise fut grande en constatant que le temps n'avait plus d'influence néfaste sur mes neurones. Au contraire, mon cerveau se développait. Non seulement les millions de cellules cérébrales que d'ordinaire nous n'utilisons pas se mettaient à fonctionner mais encore d'autres cellules apparaissaient, augmentant considérablement le volume de matière cérébrale. Mes facultés étaient multipliées par dix, par vingt, par cent.
Sentant dans l'esprit de Marc un certain scepticisme, il précisa :
-Ainsi pendant que je converse avec vous, je peux surveiller les dizaines de villages qui peuplent ce continent.
Marc se sentait de plus en plus las et il songea qu'il aurait bien aimé s'asseoir.
-Il n'y a rien ici qui puisse servir de siège, ricana la créature, mais lorsque vous serez trop fatigué, vous pourrez toujours vous allonger par terre.
Vexé de sentir que ses pensées intimes avaient été devinées, Marc serra les dents de colère.
-A quoi riment ces totems dissimulant des récepteurs espions et l'envoi de ces androïdes exterminateurs ?
-Quelle fougue, railla le cerveau. L'âge qui avance à grands pas devrait vous apporter plus de sérénité ! La transplantation cérébrale avait, certes, été une réussite complète, mais il me fallut plusieurs années pour modifier les androïdes, les diriger et enfin les envoyer à l'extérieur. Ils sont mes yeux, mes oreilles, mes mains. Lorsque les androïdes sortirent de cette ville morte pour me donner des images du monde extérieur, je fus sincèrement peiné, atterré même. Mes compatriotes étaient retournés à la plus primitive des barbaries et je crus même que notre race allait s'éteindre définitivement.
« Cependant il n'en fut rien. En un siècle, la vie triompha sur la mort. Une dizaine de clans s'étaient formés et ils avaient eu la sagesse de se répandre sur tout le continent pour ne pas être tentés d'entrer trop souvent en conflit. Les petits-enfants et arrière-petits-enfants de ceux qui avaient vécu dans la ville perdirent tout souvenir de ce qui avait été la civilisation. Ils étaient retournés à l'âge de la pierre à peine taillée mais ils survivaient. Pour mieux les surveiller, mes androïdes installèrent secrètement dans chaque village un récepteur-émetteur d'images et de sons me permettant ainsi de les surveiller de plus près. »
-Cela n'explique pas les crimes que vous faites commettre par vos androïdes exterminateurs, s'emporta Marc.
-Ces crimes comme vous les appelez sont pourtant nécessaires. Jusqu'à ces deux derniers siècles, la vie des primitifs se perpétuait immuable et je n'eus jamais à intervenir. C'est alors qu'apparurent des signes inquiétants. Au lieu d'appliquer paisiblement ce que leur avaient appris leurs parents, certains individus voulurent innover. Ils commencèrent à construire des pièges, à fabriquer des arcs ou des frondes. D'autres songèrent même à instituer un début d'élevage ou de culture. Je dus donc intervenir pour enrayer cette timide apparition du progrès !
Marc ne put retenir un sursaut d'indignation.
-Pourquoi donc les empêcher de progresser?
-Votre cervelle se fatigue puisque vous ne comprenez pas! Si je les laissais faire, ils évolueraient, perfectionneraient leurs armes, redécouvriraient le métal puis le même cycle recommencerait.
-Vous ne pouvez ainsi vous opposer à une évolution naturelle qui est le droit inaliénable de tout peuple! Rien ne vous dit qu'avec la science, ils n'acquerront pas également la sagesse. Même si ce n'était pas le cas, ce n'est pas à vous de choisir leur avenir dont ils doivent pouvoir disposer librement. J'irai encore plus loin ! Ils ont également le droit à l'erreur puisque, en définitive, ce sont eux qui en subissent les conséquences !
-Ridicule, répondit le cerveau. Vous êtes imbu de notions de fausse sensiblerie. Vous ne pouvez comprendre car comme moi vous n'avez pas vécu cette période épouvantable ! Vous n'avez pas subi les railleries de mes concitoyens quand, pendant des années, je les mettais en garde contre le risque de conflit avec toutes ses conséquences. La catastrophe arrivée, j'ai encore essayé de les conseiller, de les aider, mais je me suis heurté à des monstres d'égoïsme, de bêtise ! Ils m'auraient certainement éliminé si je ne m'étais retiré dans mon laboratoire secret ! Non ! Non ! Tout ce que vous direz ne me fera pas changer d'avis. On ne peut leur faire confiance et tout progrès leur sera définitivement interdit ! Ils devront expier éternellement leurs fautes !
Marc comprit brusquement le sens de toute l'action de la créature.
-Ainsi vous venez de révéler votre vraie nature. Vous voulez me tromper et vous tromper peut-être en donnant un sens philosophique à vos agissements. En réalité depuis dix siècles vous ne faites que poursuivre une basse vengeance. Parce que leurs aïeux vous ont méprisé et ont refusé de subir votre loi, vous maltraitez leurs descendants. Les hommes, les femmes, les enfants qui vivent difficilement sur Korz ne sont nullement responsables de vos démêlés avec leurs arrière-arrière-arrière-grands-parents ! Même si leurs ancêtres étaient coupables envers vous, rien ne dit que vous n'avez pas également une part de responsabilité ! Qui sait si vous avez su leur expliquer correctement les vrais problèmes ? Sûr de vos certitudes, ne vous êtes-vous pas retranché derrière une morgue hautaine? N'avez-vous pas tenté d'imposer au lieu de convaincre ?
Il sembla à Marc que les lueurs entourant la cuve transparente devenaient plus rouges, plus intenses comme si elles traduisaient la colère de la créature !
-Démons ! Démons ! émit-elle avec une intensité rageuse. Vous tentez de semer le doute dans mon esprit ! Vous voulez me culpabiliser alors que je sais que je détiens seul la vérité ! J'espérais que jusqu'à votre mort très prochaine, vous alliez me distraire et, sinon approuver, du moins comprendre la justesse de mon raisonnement. Tant pis pour vous, vous mourrez dans la solitude. Je ne veux plus avoir de contact avec vous !
CHAPITRE XIX
Depuis cinq minutes, la créature ne s'était plus manifestée. Marc avait tenté d'appeler Ray mais l'androïde était resté immobile, probablement privé d'énergie. Un coup d'oeil sur sa ceinture protectrice avait confirmé à Marc que le régénérateur de la boucle était pratiquement épuisé. Le Terrien se demanda avec un certain détachement de combien d'années il avait pu vieillir depuis que l'onde verdâtre l'avait touché. Vingt ans? Trente ans? Il regrettait de ne pouvoir disposer d'un miroir pour observer son visage. Il regarda ses mains. Il savait que c'était ce qui marquait le plus le vieillissement. Combien de femmes, grâce aux traitements régénérants et à la chirurgie esthétique, conservent une figure et un corps jeune, mais sont trahies par leurs mains !
Elles étaient sales, maculées de boue. Machinalement il les frotta contre son pagne de faux cuir qui s'effilocha en lambeaux, victime lui aussi du vieillissement. Le dos de ses mains ne semblait guère s'être modifié : pas la moindre tâche brunâtre. Les doigts longs et forts conservaient leur souplesse.
Il pensa alors à sa mission qui, finalement, était un immense échec. Lorsque Khov sera contraint de constater la disparition de son agent, il n'aura plus aucun argument à opposer au sénateur Cartney. Nul doute que ce dernier obtiendra l'envoi d'un croiseur de la flotte. Même si les militaires parviennent à éliminer le monstrueux cerveau, cela sera certainement la Compagnie d'Exploitation Minière qui sera la gagnante de l'affaire !
Une violente colère s'éleva dans l'esprit de Marc. Avant de mourir, il devait détruire cette créature monstrueuse. Comment y parvenir sans l'aide de Ray?
Soudain une idée lui traversa la cervelle mais craignant que son ennemi ne puisse la percevoir, il s'efforça de concentrer ses pensées sur un autre sujet. Il évoqua sa dernière soirée avec la séduisante présidente de Marala. Il l'avait rencontrée sur une planète de type médiéval et n'avait pas tardé à devenir son amant. Ce souvenir lui arracha un sourire attendri. Quels merveilleux moments ils avaient connus ensemble !
Soudain la créature se manifesta psychiquement avec fureur.
-Je vous interdis de penser à cette femme comme à toutes les autres.
-Maintenant, ironisa Marc, enchanté de la colère qu'il venait de déclencher, il est un peu tard pour m'interdire quoi que ce soit !
Avec délice, il songea à nouveau à Tora. Comme elle était belle avec ses seins ronds, fermes, haut attachés, son corps svelte et ses cuisses fuselées! Tout en concentrant sa pensée sur le corps de la jeune femme, il avança vers Ray toujours immobile, murmurant :
-La poitrine de Tora... Les fesses de Tora...
Vivement il ouvrit la sacoche de cuir et en tira le coffret de bois donné par Tara, espérant que le vieillissement n'avait pas trop altéré l'acide enfermé dans les boules d'argile.
-Tara... Tora... Jusqu'alors il n'avait pas remarqué la similitude des prénoms. Tara, la jeune sauvageonne qui s'était donnée à lui avec fougue et générosité. Dans leur hutte ils avaient passé d'excellents moments.
-Vous n'aviez pas le droit, émit la créature. Vous ne comprenez pas à quel point vous me torturez...
Les parois de la cuve avaient pris une teinte rouge, plus brillante, alternant avec du jaune très vif. Bien que ne comprenant pas la réaction du cerveau, Marc insista. Il imagina ce qu'aurait pu être une nuit avec les deux femmes. Prenant toujours soin de concentrer sa pensée sur le spectacle le plus érotique possible, il préleva avec précaution une capsule d'argile bien calée dans sa mousse et la lança dans l'angle de la pièce où Ray avait situé le passage d'un câble d'alimentation énergétique.
Pendant une seconde, il ne se passa rien et une grande lassitude submergea Marc. Il en oublia même de penser à Tora ! L'apparition d'une petite fumée rousse fit bondir son coeur d'allégresse. La prudence lui conseilla d'évoquer en détail sa première nuit avec sa présidente de Marala. Pendant ce temps, il expédia deux autres capsules au même endroit.
-Assez! assez! reprit le cerveau dont la cuve semblait maintenant bouillonner. Vous ignorez quelle a pu être ma souffrance ces dix siècles. Ces primitifs qui subissent la faim, le froid parfois, la peur souvent, sont mille fois plus heureux que moi car certains jours ils peuvent serrer dans leurs bras une femme, poser la tête sur son sein, apprécier la douceur de sa peau et se laisser aller en elle !
Marc éclata d'un rire homérique qui ne l'empêcha pas d'envoyer deux nouvelles boulettes d'argile dans le trou d'une cinquantaine de centimètres de diamètre qui se creusait dans le sol.
-Ainsi, mon vieux, vous n'avez pas besoin d'un psychiatre ! Tout est clair maintenant ! C'est votre sexualité refoulée qui vous a fait adopter cette attitude haineuse envers vos compatriotes. Vous venez, un peu tard, de découvrir que l'homme n'est pas fait pour la spiritualité pure mais possède une enveloppe de chair qui lui est indispensable.
-Cessez de dire des insanités! L'esprit doit dominer la matière. S'il en était autrement, nous ne serions que de vulgaires animaux !
-Ne dites pas de mal de ces pauvres bêtes. Nous en sommes issus avec la pensée en supplément. Mais sans l'instinct qui assure la conservation de notre espèce, nous ne serions plus rien ou tout au plus, comme vous, un débris dans sa cuve, tributaire de machines qui le font artificiellement survivre ! Voulez-vous que je vous raconte la nuit que j'ai passée au cours d'une mission avec une resplendissante princesse qui était venue me rejoindre subrepticement dans ma chambre la veille de mon départ ?
-Il suffit! J'appelle mes androïdes pour qu'ils vous achèvent et traînent votre carcasse à laquelle vous semblez tant tenir au-dehors de la ville ! J'aurais aimé assister à votre agonie mais cela me semble dangereux. Vous aurez au moins gagné une mort rapide.
Marc réagit rapidement. Jouant le tout pour le tout, il jeta les-capsules qui lui restaient dans l'entonnoir qui s'était formé et d'où s'élevait une âcre fumée qui irritait maintenant la gorge.
L'onde psychique frappa à nouveau l'esprit du Terrien. Elle semblait porteuse d'une certaine irritation mêlée à un peu d'angoisse.
-Je n'arrive pas à entrer en contact avec mes androïdes. Que leur avez-vous fait?
-De combien en disposiez-vous ?
-Dix attendaient mes ordres ! Deux sont en mission mais j'ai perdu le contact avec l'un d'eux au moment où le récepteur relais d'un village est tombé en panne.
-Je crains que votre personnel soit singulièrement réduit, ironisa Marc.
La créature qui avait déjà lu l'explication dans le cerveau Terrien, reprit avec anxiété :
-C'est impossible! Vous n'avez pu commettre une telle horreur. Jamais, avec un seul androïde, je ne pourrai assurer l'entretien d'une machinerie fort complexe et poursuivre ma surveillance des villages !
-Voilà une excellente nouvelle, ricana Marc. Croyez-moi, vos compatriotes pourront allègrement se passer de vous !
-Vous imaginez triompher mais vous vous trompez ! Même si cela doit demander deux siècles, je reconstruirai mes androïdes et je châtierai impitoyablement tous les primitifs qui auront osé transgresser mes ordres. Croyez-moi, ma vengeance sera terrible et...
Soudain un éclair bleuâtre jaillit de l'angle de la pièce aussitôt accompagné d'une sourde détonation. Les lumières qui irisaient les parois de la cuve s'éteignirent pour être remplacées par une curieuse fluorescence des murs.
-Pourvu qu'il n'existe pas de générateurs de secours, murmura Marc.
Le liquide de la cuve devint plus ambré et l'énorme masse cérébrale sembla gonfler comme si elle s'oedématiait.
Des explosions étouffées parvinrent du sous-sol. Le gigantesque court-circuit avait déclenché une réaction en chaîne qui devait ravager les installations souterraines :
Marc perçut une onde psychique de très faible puissance.
-A l'aide ! A l'aide ! mes pensées se brouillent...
Avec un curieux tintement cristallin, les parois de la cuve se brisèrent et le liquide se répandit sur le socle de pierre. Le cerveau, au contact de l'air, s'affaissa. Une dernière pensée frappa l'esprit de Marc. Elle était tellement faible qu'il eut beaucoup de difficulté à la comprendre.
-Adieu... Peut-être trouverai-je enfin le repos?... Merci...
Marc s'essuya le front d'un revers de main. Il était couvert de sueur et ne pouvait s'empêcher de trembler. Les habitants de Korz étaient délivrés mais combien de temps lui restait-il à vivre? Il se sentait épuisé, vidé, avec la tête bourdonnante. Il s'approcha de Ray qu'il secoua.
-Réponds-moi ! Nous devons tenter de filer d'ici au plus vite !
L'androïde répliqua d'une voix à peine audible :
-Mon générateur est presque épuisé et j'ai dû interrompre les circuits qui n'étaient pas essentiels.
De plus, nombre d'entre eux sont hors d'usage. J'ai tout le côté gauche paralysé !
Après un bref instant, il ajouta d'une voix tremblante, angoissée :
-Comment te sens-tu, Marc ?
-Fatigué mais sans plus ! Même si comme l'affirmait le cerveau, je ne tarderai pas à approcher des quatre-vingts ans, je connais des octogénaires encore robustes. Partons!
-Je ne peux bouger. Laisse-moi ici et tente de retourner sur terre !
A l'idée d'abandonner celui qu'il considérait comme son meilleur ami, Marc se rebella.
-Jamais! De plus, tu sais que j'ai besoin de toi pour appeler le module. Tu viendras avec moi même si je dois te porter ! Nous allons nous organiser.
Marc prit la sacoche de cuir et la suspendit à son cou. Puis il ouvrit deux petites trappes aménagées dans les cuisses de l'androïde. Il en sortit des grenades anesthésiantes et incendiaires, petites sphères de trois centimètres de diamètre.
-En cas d'attaque, je pourrais ainsi mieux me défendre qu'avec un couteau en silex !
Puis il saisit la boîte de pastilles nutritives. Il en suça une puis demanda :
-Ray, ton système bucco-pharyngé fonctionne-t-il toujours?
-Je le crois, pourquoi ?
-Ces pastilles sont riches en énergie. Leur combustion te permettra de recharger très légèrement ton générateur.
-C'est exact ! Mais tu dois les conserver pour augmenter tes chances de survie.
-Ouvre la bouche ! Si nous n'avons pas regagné le vaisseau dans les vingt-quatre heures, nous sommes fichus. De toute façon, je n'en aurais plus besoin !
Sans hésiter, Marc vida la totalité du contenu de la boîte entre les dents de Ray qui deux minutes plus tard dit d'une voix plus audible :
-Les pastilles font effet mais cela ne durera guère. Je suis trop lourd pour que tu puisses me porter.
-Ne peux-tu actionner tes antigrav, juste à la puissance nécessaire pour annihiler ton poids? Je n'aurais ainsi qu'à te pousser !
Bientôt Ray flotta dans l'air.
-En route, dit joyeusement Marc, en le faisant pivoter pour qu'il soit à l'horizontale, comme sur un chariot invisible. Un peu de lumière serait également bien utile.
Le faisceau très faible du projecteur frontal déchira l'obscurité. Marc marcha d'un bon pas et un quart d'heure plus tard, il sortait de l'immeuble de béton qui avait failli être son tombeau. Il avança, guidé par Ray qui, heureusement, avait conservé en mémoire la topographie de la ville. Au bout d'une heure de marche, Marc dut s'accorder une halte car la fatigue se faisait durement sentir.
Quand, un peu reposé, il voulut repartir, Ray murmura :
-C'est inutile ! Mes antigrav sont maintenant hors d'usage ! Tu devras tenter de retrouver seul la galerie qui nous a menés ici.
Rageur, Marc refusa de capituler. Son cerveau enfiévré cherchait désespérément une solution. Soudain il s'écria :
-Le fleuve ! Sommes-nous loin du fleuve ?
-Deux cents mètres environ, pourquoi?
-Il nous mènera à l'extérieur de cette ville fantôme ! Comme la densité de ton corps est identique à celle des humains, tu peux flotter sans difficulté! Ainsi sans fatigue, nous arriverons à l'air libre ! Maintenant au travail !
Il saisit Ray sous les aisselles et le jucha à moitié sur son dos. Pliant sous la charge, il avança, les dents serrées, l'esprit uniquement préoccupé à mettre un pied devant l'autre.
Le léger murmure de l'eau glissant le long de la berge le stimula. Enfin il atteignit le bord de l'eau.
-Un bon bain ne sera pas inutile, ironisa-t-il. Je n'ai jamais autant transpiré de ma vie !
Portant toujours Ray, il pénétra dans l'eau noire. Très vite, le courant plus fort qu'il ne le croyait, les emporta. Marc avait saisi du bras gauche le cou de l'androïde pour être sûr de ne point le perdre et du droit, il s'efforçait de se maintenir à flot.
Ils nagèrent ainsi une bonne heure. Marc sentait le froid le gagner insensiblement et il se demanda s'il ne devrait pas regagner la rive pour tenter de se réchauffer.
Soudain il distingua une certaine luminescence de l'eau.
-Attention, murmura Ray. La voûte artificielle affleure l'eau. Il te faut plonger si tu ne veux pas la heurter.
Marc aspira une grande bouffée d'air et s'enfonça dans les flots, tirant fortement l'androïde. Il se sentit happé par un tourbillon qui les entraîna à vive allure.
La poitrine douloureuse, les oreilles bourdonnantes, Marc, d'un vigoureux coup de talon, tenta de gagner la surface. Il émergea en pleine lumière, ébloui par un soleil rayonnant.
Avec volupté, Marc respira l'air tiède et parfumé mais il n'eut pas le temps de profiter longuement de ce délice. Le courant les entraînait à vive allure et des rochers émergeant des flots constituaient de dangereux obstacles.
Tenant toujours fermement le cou de Ray, il nagea vigoureusement du bras droit vers une petite crique sablonneuse aperçue deux cents mètres en aval. Après un dernier et vigoureux effort, ses genoux prirent contact avec le fond. Il rampa, tirant l'androïde, le souffle court, pour enfin s'allonger sur le sable sec et délicieusement chaud.
Le soleil n'avait pas encore atteint la cime des arbres et Marc réalisa qu'il ne s'était pas écoulé une dizaine d'heures depuis son entrée avec Ray dans la galerie. Pourtant son séjour sous la colline lui avait paru une éternité !
-Ou au moins cinquante ans, corrigea-t-il avec une amère ironie !
CHAPITRE XX
Dès que sa respiration eut retrouvé un rythme normal et que la bienfaisante chaleur du soleil et du sable eut raison du tremblement qui agitait ses membres, Marc se tourna vers Ray.
-Sauvés, nous sommes sauvés! Appelle le module !
L'androïde ne réagit pas, murmurant des mots sans suite entrecoupés de formules mathématiques.
-Vénus... Mercure... 4/3 pi R3...e = mc2...
On aurait dit une calculatrice avec une pile usagée, affichant des résultats aberrants !
Subitement inquiet, Marc secoua son ami. Après une seconde, Ray réagit, ouvrant les yeux.
-Excuse-moi, murmura-t-il, j'ai eu une curieuse absence. Je vais appeler le module.
Vingt secondes plus tard, l'androïde annonça :
-Il quitte la soute de l'aviso.
Marc poussa un soupir de soulagement. Sa mission était enfin terminée! Dans quelques heures il rendrait son rapport au général Khov. Il ignorait certes quel serait son avenir mais il avait au moins la satisfaction d'avoir rempli son devoir et sauvé Korz d'une créature maléfique et surtout du risque d'une invasion terrienne. Maintenant la Compagnie d'Exploitation Minière n'avait plus aucune excuse pour piller cette planète !
Un bredouillement émis par Ray fit sursauter le Terrien.
-a2 + 2ab + b2... V = RI...le carré de l'hypoténuse...
Marc se redressa vivement :
-Ray, Ray, cria-t-il.
N'obtenant aucune réaction, il le saisit par les épaules et le secoua une nouvelle fois !
L'androïde ouvrit enfin les yeux et murmura :
-Le module... le module...
Une longue minute plus tard, il soupira d'une voix très faible :
-Désolé, Marc, mais je n'ai repris le contact avec le module qu'à la fin de sa trajectoire. C'est miracle d'avoir réussi à le faire se poser intact. Il est dans une clairière, au bord de la rivière mais à sept kilomètres d'ici !
-Ne peux-tu le faire venir jusqu'ici ?
-Cela serait trop risqué ! Dans un vol en rase-mottes, la moindre seconde d'inattention est fatale. Or je risque à chaque instant une nouvelle absence. Il n'y a que demi-mal. En partant maintenant, tu peux atteindre le module avant la tombée de la nuit. En suivant la rivière, tu ne risques pas de te perdre! Adieu ! Ne perds pas de temps !
Une immense déception avait envahi l'esprit de Marc mais il se reprit aussitôt. Secouant la tête, il rétorqua :
-Pas question de te laisser ici ! Nous partons ensemble.
-C'est de la folie ! Jamais tu n'arriveras à me porter sur une telle distance et tu as un besoin urgent d'être traité dans le bloc médical !
Un timide sourire éclaira le visage du Terrien.
-L'octogénaire te dit... zut ! Laisse-moi réfléchir un instant.
Marc regarda la rivière au flot tumultueux où émergeaient des rochers provoquant écume et tourbillons. Il n'était pas question ni de nager ni de songer à fabriquer un radeau. Il fallait progresser sur la terre ferme !
-Je crois avoir une idée, Ray. Attends-moi dix minutes !
Marc s'approcha de l'orée de la forêt. Il choisit deux arbustes ressemblant à des bambous qu'il entreprit de couper avec son couteau de faux silex. La besogne beaucoup plus ardue qu'il ne l'avait cru lui prit une bonne demi-heure mais il finit par obtenir deux perches de trois mètres de long environ. Il sectionna ensuite plusieurs lianes et retourna près de Ray. Ce dernier murmura :
-Imbécile d'entêté ! J'espérais que tu étais parti !
Sans répondre, Marc disposa ses deux perches sur
le sable et entreprit avec les lianes de confectionner un brancard. Son travail étant enfin terminé, il souleva l'androïde et le coucha sur la civière improvisée. Puis saisissant une extrémité, il la souleva et commença à avancer, l'autre extrémité traînant sur le sol.
Au début, il progressa assez rapidement, mais la fatigue ne tarda pas à se faire durement sentir. Les mâchoires crispées, une seule idée obnubilait son esprit : marcher, marcher...
Le soleil maintenant baissait nettement sur l'horizon et Marc décida de s'arrêter pour la nuit. Avec les détours imposés par les buissons denses, il estima qu'il n'avait pas dû parcourir plus de deux kilomètres. Il choisit une petite anse sablonneuse au bord de la rivière et allongea Ray sur le sol. Ce dernier, totalement immobile, paraissait inconscient.
Marc s'avança sur la rive et but avidement entre ses mains jointes puis il pénétra dans l'eau pour se rafraîchir. La chance ne l'avait pas totalement abandonné car il aperçut un gros poisson qui, immobile, semblait guetter quelques insectes bourdonnants qui par instants se posaient sur l'eau.
« Heureusement, songea Marc, que mon bronzage répulsif est encore actif, sinon j'aurais été piqué par toutes ces maudites bestioles. »
Saisissant son poignard, il s'approcha lentement, prenant garde au reflet du soleil couchant. D'un geste vif, il abaissa son arme, transperçant le poisson. Ravi de sa pêche, il regagna la rive. Malgré sa fatigue, il s'obligea à ramasser une importante provision de bois mort, puis il installa quelques bûches en équilibre au-dessus de deux grosses pierres.
N'ayant aucun silex, il sacrifia une grenade incendiaire qui aussitôt fit s'élever une haute flamme. Laissant la braise se former, le Terrien vida et écailla son poisson avant de l'enfiler sur une longue baguette.
La nuit était tombée depuis une bonne heure lorsqu'il put enfin découper un filet de sa grillade. Enfin rassasié, il s'approcha de l'androïde.
-Ray, dit-il, m'entends-tu?
Un clignement de paupière fut la seule réponse. Marc approcha de la bouche de son ami un morceau de poisson qui fut avalé. Il continua jusqu'à ce qu'il ne restât plus rien de la grillade. Marc savait que l'énergie ainsi fournie était minime mais il espérait que cela permettrait de maintenir en activité les cristaux mémoriels. -Merci, murmura Ray.
Dès l'aube, Marc se leva. Il se sentait courbatu, épuisé. Il avait fort mal dormi, tressaillant à chaque bruit anormal. De plus, toutes les heures il avait dû remettre du bois sur le feu. Il songea à tous les agents, comme lui, qui se croyaient des aventuriers car ils partageaient la vie des primitifs. Or cette nuit il avait réellement pris conscience des immenses avantages que procurait une ceinture protectrice en état de marche, et surtout de la sécurité qu'apportait la présence d'un androïde.
Après s'être désaltéré au bord de la rivière, il retourna auprès de Ray.
-Nous allons repartir, murmura-t-il. Nous devrions atteindre le module aujourd'hui !
-C'est dément, murmura l'androïde. Laisse-moi ! Tu devrais être déjà dans le bloc médical de l'aviso !
-Il n'en est pas question, trancha Marc. Dommage que les ingénieurs n'aient pas prévu que tu puisses avaler du bois. Tu aurais pu ainsi recharger ton générateur mieux qu'avec les tablettes nutritives. Il faudra que je le leur suggère !
Il allait saisir l'extrémité du brancard quand il distingua un imperceptible mouvement dans l'herbe qui entourait la zone sablonneuse.
Par prudence, il ramassa un morceau de bois à demi consumé qu'il lança sur l'herbe. En une fraction de seconde, il aperçut l'agitation d'un raxul, ce genre d'araignée géante. L'animal avait instinctivement planté ses crochets venimeux dans la branche, puis s'étant aperçu de sa méprise, se dissimula à nouveau attendant une autre proie.
Marc réprima un frisson d'épouvante à l'idée qu'il avait passé la nuit à moins de dix mètres de ce dangereux animal. Se souvenant que les raxuls vivaient en groupe, il réfléchit au moyen de longer la rivière sans s'imposer un énorme détour.
Un vent léger soufflait dans la bonne direction, marc dégoupilla deux grenades incendiaires qu'il lança près de la berge de la rivière. Aussitôt des flammes orangées s'élevèrent, embrasant une herbe assez sèche. Le rideau de feu progressa d'abord lentement puis de plus en plus vite, provoquant un immonde grouillement. Plusieurs raxuls se jetèrent dans l'eau où ils étaient emportés par le courant pour échapper à l'incendie.
Lorsqu'il pensa que les cendres étaient assez refroidies, Marc entama sa marche, surveillant attentivement les endroits où il posait les pieds.
L'avantage de l'incendie était d'avoir nettoyé le terrain. Il progressa assez rapidement la première heure ; derrière lui le brancard soulevait des petits nuages de cendre.
Il parcourut ainsi un kilomètre sans difficulté. Malheureusement l'humidité et les buissons denses finirent par avoir raison des flammes. Aussi fut-il contraint d'effectuer un large détour pour éviter des épineux dangereux où il reconnut des zuks.
Obstiné, il poursuivit sa marche cahotante, suant, soufflant, les bras et les épaules parcourues d'élancements douloureux. Malgré la souffrance qui obscurcissait son esprit, il s'efforçait de scruter le sol et le sous-bois. C'est ainsi qu'il perçut un frémissement devant lui. Instinctivement il lâcha le brancard et effectua un bond de côté. La langue monstrueuse d'un kelam ne fit que l'effleurer.
Déçu de son attaque manquée, le monstre avança de quelques pas et sa tête cauchemardesque émergea des buissons. Sa langue avait réintégré sa large gueule garnie d'une multitude de dents acérées. Ses yeux globuleux fixaient alternativement Ray et Marc. Ce dernier fouilla fébrilement dans la sacoche de cuir toujours suspendue à son cou à la recherche d'une grenade.
Avant que le kelam eût choisi une des deux proies qui s'offraient à lui, un jet de feu fusa entre ses pattes avant, juste sous son cou. L'intensité thermique fut telle qu'il se dressa sur ses pattes de derrière en poussant un grondement de douleur puis il fonça en avant. Marc esquiva de justesse la charge de l'animal furieux qui écrasait tous les épineux sur son passage.
Tremblant de peur rétrospective, Marc s'affala sur le sol. Après s'être accordé une pause d'une heure, il décida de repartir.
Il ne devait conserver qu'un souvenir très confus des heures qui suivirent. Marcher, souffrir, marcher encore, marcher toujours...
-Je peux respirer, donc je peux marcher, se répétait-il inlassablement.
Soudain le rideau d'arbres parut se déchirer pour laisser place à une vaste clairière herbeuse au centre de laquelle brillait la masse translucide du module.
Marc tomba à genoux, balbutiant :
-Nous avons réussi, Ray... Nous avons réussi !
CHAPITRE XXI
Sa fatigue s'était envolée et Marc laissant Ray allongé sur la civière, courut vers le module. Lorsqu'il eut fait glisser la porte transparente, son coeur parut s'arrêter comme si une main géante lui broyait la poitrine. Etouffant un sanglot de désespoir, il contempla médusé les commandes et le tableau de bord qui avaient été systématiquement détruits probablement avec un laser. Une voix ironique l'interpella alors : -Capitaine Stone, vous nous avez beaucoup fait attendre. J'ai même craint qu'il ne vous soit arrivé un accident fâcheux.
Marc se retourna et, médusé, découvrit miss Stempton vêtue d'une combinaison noire d'astronaute. A ses côtés, se tenait un solide gaillard d'une quarantaine d'années. Son visage avait des traits burinés et la joue droite était barrée d'une cicatrice. Ses yeux bleus, trop pâles, surveillaient la forêt. Il tenait à la main un gros pistolaser. Bien dissimulé par les arbustes, Marc découvrit le module qui avait amené ce curieux couple.
D'un geste de son arme, l'homme ordonna à Marc d'avancer tandis que miss Stempton éclatait de rire.
-Le style Cro-Magnon vous convient parfaitement, capitaine. Il révèle même votre véritable nature !
Marc n'était plus qu'à quelques mètres lorsqu'elle ajouta en fronçant le nez :
-En plus, il pue terriblement mais cette odeur lui convient parfaitement !
L'homme avança d'un pas et enfonçant brutalement son arme au creux de l'estomac de Marc, demanda :
-Où est votre androïde ?
-Il a eu..., hoqueta Marc, il a eu une panne d'énergie et j'ai dû l'abandonner. C'est miracle qu'il ait réussi à appeler le module.
La fille intervint sèchement :
-Méfiez-vous, commandant Gork, il est fort capable de mentir.
-C'est possible, répondit l'homme d'une voix rocailleuse mais j'ai tendance à le croire. Nous avons suivi la descente de son engin et j'ai bien cru qu'il allait s'écraser tellement il était mal piloté.
D'un geste vif il arracha la sacoche de cuir puis du canon de son arme frappa Marc au visage. Sous le choc Stone tomba en arrière tandis que la saveur fade du sang emplissait sa bouche aux lèvres fendues. Les oreilles bourdonnantes, il entendit Gork ajouter :
-C'est un avant-goût de ce qui t'attend si tu ne réponds pas rapidement aux questions que te posera miss Stempton.
Marc secoua doucement la tête pour s'éclaircir les idées. Péniblement il ouvrit les yeux, contemplant le ciel où très haut deux grands oiseaux tournoyaient.
Un coup de pied à la base du thorax l'obligea à se redresser.
-Comment avez-vous pu me trouver dans cette jungle? grimaça-t-il.
-Enfantin, répondit le colosse avec un gros rire. De mon aviso j'ai surveillé le vôtre. Lorsque j'ai vu le module en sortir, je n'ai eu qu'à le suivre ! Maintenant tu nous as assez fait perdre de temps! Vous pouvez l'interroger, miss Stempton !
La jeune femme, les traits crispés, demanda :
-Avez-vous retrouvé les traces de Norton ?
Malgré son épuisement, Marc réfléchit rapidement. Il était évident que la fille travaillait toujours pour la Compagnie d'Exploitation Minière. Même s'il disait la vérité, il serait éliminé pour que son rapport ne parvienne jamais au général Khov, ce qui obligerait le Président à faire intervenir une unité de guerre !
Il s'adressa alors au commandant :
-Vous devez être un marginal ou un contrebandier de l'espace car la Compagnie ne pouvait prendre le risque d'utiliser un de ses bâtiments. Combien vous paie-t-elle pour cette besogne? Deux millions de dois, trois peut-être?
Un sourire satisfait éclaira les grosses lèvres de Gork.
-J'avais compris que c'était une affaire importante et j'ai exigé cinq millions.
Marc eut une moue méprisante.
-Vous vous êtes fait avoir, moi on m'avait proposé dix millions, six mois sur Vénusia et même la libre disposition de la fille !
Miss Stempton s'écria un peu trop rapidement, d'une voix aiguë :
-Il ment ! Faites-le donc taire !
L'importance de la somme avait éclairé le regard de Gork d'une lueur cupide.
-Pourquoi avez-vous refusé une telle fortune ?
Avec un geste du menton en direction de la fille, il répondit :
-A cause d'elle ! Mieux vaudrait coucher avec un iceberg !
Sous l'insulte, miss Stempton réagit vivement :
-Imbécile, siffla-t-elle entre ses dents serrées de colère, Il était prévu de vous éliminer dès votre arrivée sur Vénusia !
Marc hocha la tête.
-Figurez-vous que j'avais aussi envisagé cette éventualité ! Si vous voulez toucher votre argent, Gork, il vous faudra être très prudent !
Comprenant qu'elle avait commis une erreur, miss Stempton hurla aussitôt :
-Ne l'écoutez pas, commandant. Liquidez-le immédiatement !
Les yeux du pirate se plissèrent légèrement.
-Je croyais, ironisa-t-il, que vous aviez des questions importantes à lui poser !
Se retournant vers Marc qui tentait de se relever, il ajouta :
-Toi, ne bouge pas! Pour le reste, sois tranquille. Tous ceux qui ont essayé de me doubler l'ont amèrement regretté.
Après un instant de silence, il reprit, en regardant la fille :
-Je pense que mes prix viennent subitement d'augmenter ! De plus, il faudra ma poulette que nous ayons une conversation sérieuse. Après tout, tu n'es peut-être pas aussi frigide que Stone l'affirme !
Les traits du visage de miss Stempton se crispèrent et son regard brilla de colère.
-Nous avons conclu un accord ! Si vous ne le respectez pas, croyez bien que la Compagnie aura toujours les moyens de vous y contraindre !
Gork émit un rire goguenard.
-Nous verrons bien mais pour l'instant tu n'es pas en position de force pour discuter ! Si je le veux, je peux très bien repartir et te laisser te débrouiller seule avec les primitifs. Il s'en trouvera bien un, pas trop difficile, pour s'occuper sérieusement de toi !
Devant la menace, la fille réprima difficilement un frisson. C'est le moment que choisit Marc pour intervenir :
-Moi, je peux vous faire gagner dix millions de dois et même plus !
Le pirate secoua la tête :
-Ne dis pas de bêtises ! Je sais parfaitement que ton Service ne disposera jamais d'une telle somme, même pour récupérer un agent !
-Il ne s'agit pas de rançon. Avez-vous connu le capitaine Carter ?
Gork éclata d'un rire cynique.
-Cette vieille fripouille a disparu avec son vaisseau il y a plus de six mois !
-Je le sais fort bien puisque c'est moi le responsable de sa mort, affirma tranquillement Marc
Le regard de Gork se fit inquisiteur.
-Où veux-tu en venir ?
-Savez-vous qu'il était le seul fournisseur de S.I.T., cette drogue qui était apparue il y a quelques années ?
Les lèvres du pirate laissèrent échapper un petit sifflement.
-Cela ne m'étonne pas! Il paraissait toujours disposer de beaucoup d'argent. Comment introduisait-il la drogue sur les planètes ?
-Elle était dissimulée dans les cages des cephès, ces monstrueuses araignées volantes soi-disant destinées à des zoos privés.
Gork éclata de rire.
-Il s'est bien fichu de moi ! Un jour j'avais ironisé sur les dangers qu'il courait à faire ce genre de transport et il m'avait répondu avec un demi-sourire que c'était une excellente opération. Je comprends maintenant pourquoi !
-Ce que vous ignorez c'est que la drogue était extraite d'une plante, le lotaphe que cultivaient les indigènes d'une planète primitive.
-Laquelle?
-Il ne vous servirait à rien que je vous la désigne. C'est là-bas que j'ai rencontré Carter et j'ai aussitôt averti la Sécurité Spatiale qui a détruit son aviso alors qu'il tentait de fuir. Depuis un grand nombre de satellites-tueurs empêchent toute approche de la planète !
-Alors quel marché me proposes-tu ?
-Je crois bien avoir retrouvé ici une plante identique au lotaphe. Elle n'est pas cultivée mais pousse à l'état sauvage.
-Et naturellement, railla Gork, elle se trouve fort loin d'ici !
-Absolument pas. Vous en avez une juste derrière vous !
Marc désigna du doigt une grosse fleur pourpre à une dizaine de mètres qui dressait son bulbe en direction du soleil.
-C'est certainement un piège, hurla miss Stempton.
-Dans ce cas, il le paiera très cher ! Moi aussi je connais les risques des planètes primitives !
Il pointa son pistolaser et avec précision il sectionna la tige. Non encore satisfait, d'une autre rafale il trancha le bulbe en deux !
-Maintenant allons voir ce végétal !
Il avertit sèchement Marc :
-Si tu tentes de te mettre debout, je jure de te couper les pieds !
Par prudence, il enfila de surcroît une épaisse paire de gants, après avoir glissé son arme dans sa ceinture, bien à portée de main. Deux minutes plus tard, il revint tenant les deux fragments de la plante d'où s'échappait un suc épais et odorant.
-Tu as peut-être raison, marmonna-t-il. Je connais un chimiste qui a travaillé pour Carter. Il analysera ce truc. Si réellement on peut en extraire du S.I.T., je reviendrai et obligerai les indigènes à cultiver cette plante.
Respirant profondément, miss Stempton s'approcha de Gork :
-Quel parfum ! Je n'en ai jamais senti d'aussi agréable, d'aussi subtil !
Elle saisit une moitié de bulbe que lui tendit le pirate et le huma délicatement.
-A côté de la puanteur qu'exhale Stone, c'est un délice !
Soudain elle lança :
-Avec ceci nous pourrions fabriquer un parfum nouveau qui se vendrait dans toute la Galaxie !
Gork fronça les sourcils,
-Ça vaut cher ?
La fille sourit ironiquement :
-Aussi cher que la drogue et en plus c'est parfaitement légal. Avec la prime que nous versera la Compagnie, nous créerons une société qui fabriquera et commercialisera le parfum. Je suis persuadée qu'en moins de deux ans, nous amasserons une fortune respectable! Moi, je me chargerai de la distribution et vous fournirez la matière première.
L'hypothèse parut séduire le pirate mais il répondit prudemment :
-Drogue ou parfum, nous verrons d'abord ce que diront les analyses chimiques.
Désignant Marc, il ajouta :
-De toute façon, maintenant nous n'avons plus besoin de lui.
Otant son gant noir, il posa Sa main sur la crosse de son arme. Dans le ciel les deux pterks tournoyaient toujours, poussant maintenant de petits cris aigus.
« Pourvu qu'ils ne soient pas enrhumés », songea Marc.
Devant le canon du pistolaser dirigé sur lui, il dit précipitamment :
-Attendez, Gork, j'ai encore un marché à vous proposer.
-Je doute qu'il m'intéresse, ricana le pirate, mais je t'écoute.
-Je vous échange ma vie contre la vôtre !
-Il bluffe, s'écria miss Stempton !
-C'est probable, rétorqua Gork qui d'un regard perçant examinait les buissons environnants.
Rassuré, il reporta son attention sur Marc.
-Tu as dix secondes pour t'expliquer !
Malgré ses lèvres fendues, Marc s'offrit le luxe d'un sourire.
-Je ne suis pas à ce point naïf. Je sais que vous ne tiendrez jamais votre parole. Commencez par jeter votre arme dans un buisson.
-Il n'en est pas question, ricana le pirate, tu parles ou je te découpe les membres un par un ! Plus que cinq secondes !
-J'aurai au moins la satisfaction de savoir que nous nous retrouverons tous en enfer et je sais que votre agonie sera beaucoup plus désagréable que la mienne !
Une ride soucieuse barra le front de Gork tandis que miss Stempton s'exclamait :
-Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule! Liquidez-le, maintenant je suis persuadée qu'il n'a pas retrouvé Norton. S'il l'avait fait, il aurait prévenu son supérieur et nos amis nous auraient avertis.
-C'est probable, soupira le pirate, mais je voudrais être certain qu'il n'a pas conservé un atout !
C'est alors que le drame éclata, avec une brutale intensité. Une seconde plus tôt les pterks semblaient être haut dans le ciel. Maintenant ils étaient là ! Dix, vingt, jaillis de partout et de nulle part !
Gork poussa un hurlement de douleur. En un ultime réflexe, son doigt pressa la détente de son arme dont le flux frappa le sol à moins d'un mètre de Marc !
Maintenant une trentaine de volatiles s'acharnaient sur les deux humains. A travers les trous de leurs vêtements lacérés, des lambeaux de chair étaient visibles. Déjà ils n'avaient plus de visage. Un dernier cri échappa de la gorge de la fille.
-Stone... au secours!
Même s'il l'avait voulu, Marc aurait bien été incapable d'intervenir. Prudemment il se traîna à l'écart, gagnant l'abri des arbres. Le regard fixe, l'estomac contracté par une douloureuse nausée, il assista au repas des fauves qui, après avoir arraché les muscles, se repaissaient des entrailles de leurs victimes.
Cinq... dix minutes... le temps n'avait plus de sens pour Marc. Aussi soudainement qu'ils étaient apparus, les pterks disparurent, ne laissant derrière eux que deux squelettes entourés de lambeaux de vêtements.
Epuisé, le corps douloureux, Marc resta un long moment allongé sur l'herbe. En un ultime effort, il se redressa et après avoir ramassé le pistolaser, il se dirigea vers le module dissimulé sous les arbres.
CHAPITRE XXII
Avec un soupir de soulagement, Marc enclencha le pilote automatique et l'engin bondit vers le ciel. Il allongea les jambes et ferma un instant les yeux, jamais de son existence, il n'avait ressenti un tel épuisement. Il lui avait fallu amener en rase-mottes le module pirate jusqu'à l'orée de la forêt. Traîner Ray, totalement inconscient, et le hisser dans l'appareil avait été une dure épreuve.
Un appel radio le sortit de son engourdissement.
-Commandant? Commandant, tout est-il en ordre ?
Marc réagit aussitôt. Imitant la voix rocailleuse de Gork, il répondit :
-J'ai eu quelques problèmes mais j'ai rétabli la situation. Prépare le départ. Avant de te rejoindre, je dois récupérer des documents sur l'aviso des explorateurs !
-Mais il est protégé par des défenses automatiques.
-Merci de me le rappeler, ricana-t-il, mais maintenant je possède le code d'ouverture ! Grouille-toi de préparer l'appareillage. J'ai hâte de retourner à la base où nous aurons une montagne de fric à dépenser ! Terminé !
Marc espéra qu'il avait réussi à abuser son interlocuteur. Korz n'était plus maintenant qu'une sphère bleutée. Sur l'écran radar, le Neptune apparut très proche de l'aviso de Norton. Balayant l'espace, le Terrien finit par découvrir l'astronef pirate sur une orbite beaucoup plus haute.
De mémoire, Marc pianota sur l'ordinateur le code d'ouverture du sas du Neptune. D'ordinaire, Ray s'occupait de toutes ces besognes.
Saisissant les commandes manuelles, Marc prépara l'accostage. Un instant il crut avoir commis une erreur mais à l'instant où il aurait pu être désintégré par les défenses automatiques, le sas s'ouvrit.
Avec précision, il fit pénétrer le module dans la soute tandis que la porte se refermait automatiquement. Dès que la pression fut rétablie, il bondit hors du module en lançant à l'intention de Ray :
-Je reviens m'occuper de toi, vieux frère, mais je dois d'abord assurer notre sécurité.
L'ascenseur le propulsa rapidement vers le poste de pilotage. D'un geste rapide, il activa l'ordinateur de bord et repéra sur l'écran central l'aviso pirate.
Dans la partie qui allait se jouer, il ne pouvait se permettre la moindre erreur, ni la plus petite hésitation.
Minutieusement il programma plusieurs missiles nucléaires. Après une dernière vérification, il écrasa le bouton rouge de commande de tir. Aussitôt deux missiles jaillirent de la coque du Neptune immédiatement suivis par deux autres.
Dès qu'ils se furent suffisamment éloignés, Marc brancha son écran protecteur au maximum de sa puissance. L'aviso ennemi ne tarda pas à détecter la menace et tenta de manoeuvrer. Toutefois, il était déjà trop tard. Les deux premières torpilles entraient en contact avec son écran protecteur. Marc avait fort bien réglé son tir. Les deux missiles explosèrent pratiquement simultanément. La dépense d'énergie fut telle qu'elle satura le générateur de l'aviso pirate, ce qui permit aux projectiles de la deuxième salve d'arriver au contact de la coque.
Aussitôt le vaisseau se transforma en un immense nuage irisé. Toutefois le bâtiment pirate avait eu le temps de riposter et une torpille se dirigeait maintenant vers le Neptune. Soucieux d'économiser sa réserve d'énergie, Marc expédia dans l'espace un Cisée. C'était un leurre extrêmement perfectionné donnant aux têtes chercheuses des missiles une image volumique, thermique et énergétique, très exacte du Neptune.
Aussitôt le missile corrigea sa trajectoire et passa fort loin du bâtiment de Marc. L'engin n'ayant rencontré aucun objectif continua sa course et sortit du champ du radar. Il était probable que dans quelques semaines, il serait capté par l'attraction solaire et s'écraserait sur l'astre !
Marc ferma un instant les yeux puis se secoua aussitôt. Il ne savait combien de temps il lui restait à vivre aussi il ne pouvait se permettre de le gaspiller en sommeil.
Péniblement il s'extirpa de son siège trop confortable et redescendit dans la soute. A l'aide d'un chariot antigrav, il sortit Ray du module et le conduisit à l'atelier de réparation où il l'allongea sur une table.
-Ray, Ray, m'entends-tu ?
L'androïde ouvrit lentement les yeux.
-Marc, va au bloc médical, murmura-t-il.
-Plus tard ! Pour l'instant il convient de recharger ton générateur.
Saisissant deux câbles descendant du plafond, il les brancha dans une cavité ménagée au niveau de l'estomac.
-Je n'utilise qu'une faible intensité. Cela sera plus long mais moins dangereux pour tes circuits. A tout à l'heure !Ayant regagné le poste de pilotage, Marc alluma la vidéo-radio... Rapidement il obtint une communication avec le Service de Surveillances des Planètes Extérieures et demanda à être mis en communication avec l'ordinateur central.
L'opérateur, un type au visage étroit, répondit aussitôt :
-Désolé, capitaine, mais nous avons un petit problème. Je vais enregistrer votre rapport et je l'introduirai dans l'ordinateur dès que la liaison sera rétablie.
Marc ouvrit la bouche et la referma aussitôt, son instinct l'avertissant d'un danger. Il grimaça un sourire.
-Aucune importance! Informez seulement le général Khov que je poursuis ma mission et que j'adresserai un nouveau rapport dans une semaine.
La réponse parut satisfaire l'opérateur qui répondit :
-Votre message sera transmis !
Dès que l'écran fut éteint, Marc consulta son ordinateur et modifia les paramètres de l'émetteur. Bientôt il accrocha une fréquence réservée à la Sécurité Spatiale. La figure renfrognée d'un militaire vêtu de noir s'inscrivit sur l'écran.
-Je suis le capitaine Stone et je veux une communication urgente avec l'amiral Neuman.
-Pour quel motif? Vous devez passer d'abord par son secrétariat.
-Pas question ! Informez-le que je suis celui qui a permis, l'année dernière, de démanteler le trafic du S.I.T.
L'officier répondit après un instant de réflexion :
-Ne quittez pas cette fréquence. Je vais informer l'amiral.
Moins de dix minutes plus tard, le visage de Neuman parut sur l'écran. Il avait une figure austère surmontée de cheveux blancs. Sans laisser le temps à Marc de se présenter, il dit :
-J'étais du conseil qui a décidé de votre mission. Avez-vous retrouvé Norton ?
-Oui, amiral ! Je suis désolé de vous déranger mais dans quelques heures, je ne serai probablement plus en vie et mon androïde est hors d'usage.
Marc résuma fidèlement ses tribulations jusqu'à la destruction du vaisseau pirate. Durant tout le récit, le visage de l'amiral resta impassible. Il hocha simplement la tête en disant :
-Je refuserais de croire un autre que vous ! Que désirez-vous ?
-Pouvez-vous transmettre personnellement mon rapport au général Khov? Prenez garde cependant car il semble que la Compagnie d'Exploitation Minière ait tissé autour de lui un réseau de surveillance très serré.
Un mince sourire étira les lèvres de l'amiral.
-J'avais compris la menace. Tranquillisez-vous! Je saurai assurer ma sécurité et celle du général.
Maintenant que votre mission est remplie, songez à vous soigner !
Après un instant, il ajouta :
-Félicitations, capitaine! Maintenant je m'occupe de tout ! Si jamais vous désirez quitter Khov, soyez certain qu'il y aura toujours une place pour vous dans mes services !
Lorsque l'écran redevint noir, Marc poussa un soupir de soulagement. Quoi qu'il puisse lui arriver maintenant, Korz et ses habitants étaient sauvés !
Avant de se rendre au bloc médical, il voulut revoir Ray. Normalement il devait maintenant avoir récupéré une grande partie de ses moyens. Au passage, Marc avala deux tablettes nutritives et un grand verre de liquide revitalisant.
L'androïde était toujours allongé sur la table.
-As-tu terminé ton plein de vitamines, railla Marc.
Ray répondit d'une voix toujours aussi faible :
-Ma situation est désespérée. Mon circuit primaire est pratiquement hors d'usage. Or il détermine toutes mes possibilités. Adieu, Marc ! Je veux que tu saches que j'ai été très heureux de travailler avec toi.
Des larmes jaillirent des yeux du Terrien.
-Non, Ray, c'est impossible ! Je ne veux pas que tu m'abandonnes. Ne peux-tu réparer ton circuit ?
-C'est le seul que je ne puisse changer moi-même ! Il faut se résigner. Cela ne peut se faire qu'en usine.
-En existe-t-i! un en réserve dans l'aviso ?
-Oui, car les techniciens avaient prévu toutes les pièces de rechange pour réparer éventuellement l'androïde de Norton.
-Ne puis-je effectuer moi-même la réparation ?
-C'est peu probable. Regarde dans le placard A3.
Marc fouilla rapidement l'endroit et sortit d'un emballage plastique une plaque carrée d'une quinzaine de centimètres de côté d'où émergeaient des centaines de fils métalliques de l'épaisseur d'un cheveu. Il sortit également un microscope et un matériel microsoudure. Ray reprit d'une voix de plus en plus faible :
-En usine, les ingénieurs prélèvent d'abord les cristaux mémoriels pour les mettre dans une installation spéciale car ils s'effacent s'ils sont privés d'énergie pendant plus de six heures. Ici nous ne disposons pas de ce matériel. Tu vois que la tâche est impossible.
Marc réfléchit un instant. L'idée de voir disparaître son meilleur ami lui était insupportable ! Serrant les dents, il grogna :
-Nous allons tenter l'impossible.
Après avoir rassemblé tout le matériel dont il avait besoin, il enleva la plaque thoracique de Ray, découvrant un grand nombre de mécanismes qui semblaient en fort piteux état. Rapidement, il localisa le circuit primaire.
-Il faut d'abord interrompre le générateur, murmura Ray. Souviens-toi, six heures, pas une minute de plus!
Marc respira profondément et résolument manoeuvra l'interrupteur. Le microscope spécial autour de la tête, il sectionna un par un tous les fils avec une pince minuscule puis il retira la plaque qui présentait de multiples fissures. Il la remplaça par l'élément neuf et commença à effectuer les soudures. Il travailla ainsi trois heures, insensible aux courbatures qui meurtrissaient ses muscles du dos et du cou.
Epuisé, il releva enfin la tête pour constater qu'il n'avait encore accompli qu'un tiers des soudures. Une vague de désespoir le submergea. Jamais il ne pourrait terminer dans le temps qui lui restait. Les cristaux mémoriels s'effaceraient et disparaîtraient tous leurs souvenirs communs, toute leur affectueuse complicité. Ray ne serait plus qu'une machine sans âme comme les autres androïdes !
Rageur, il se remit au travail, s'efforçant d'économiser ses gestes pour gagner quelques fractions de secondes. Il n'était plus à son tour qu'une mécanique.
-Positionner des fils face à face... Soudure... Positionner...
Dans tous ses muscles, une douleur sourde irradiait, se répandait, insupportable. Il serrait les mâchoires, entendait ses dents crisser, mais il poursuivait sans relâche sa besogne. Il fut presque surpris de constater qu'il venait d'achever la dernière soudure.
Trop tard ! Non ! Le chronomètre mural indiquait cinq heures cinquante-neuf minutes ! D'un index tremblant, il bascula le contact. Epuisé, il se laissa glisser sur le sol, emporté par un vertige. Une dernière idée s'imposa à son esprit :
« Cette fois je suis arrivé au terme de mon existence ! L'onde verdâtre a fini par triompher. »
Il ferma les yeux, se demandant si la mort serait longue à venir. Un instant s'écoula. Court? Long? Il ne le sut jamais. Le vertige s'était estompé. La lumière de l'atelier brillait toujours.
Il souhaita se relever et à sa grande surprise y parvint sans trop de difficulté malgré tous ses muscles douloureux. L'androïde était toujours allongé sur la table, montrant son anatomie interne, de fils et de circuits.
-Ray, Ray, appela-t-il.
Pendant une seconde, il eut la cruelle certitude d'avoir échoué, puis l'androïde répondit d'une voix normale :
-Je testais ton travail, il est un peu grossier mais acceptable !
Marc éclata d'un rire nerveux.
-Tu ne manques pas de culot, vieux frère, mais je suis heureux de te retrouver !
-Moi aussi ! Pour l'instant je suis encore incapable de remuer mais je sais que je pourrai me réparer entièrement avec toutes les pièces dont je dispose.
Soudain l'androïde reprit d'une voix angoissée :
-Qu'a dit l'ordinateur médical de ton état ?
-Je n'ai pas encore eu le temps de m'en occuper !
-Non ! Non ! hurla Ray. Ce n'est pas possible ! Tu es fou d'avoir ainsi perdu ton temps ! Maintenant tous mes circuits mémoriels fonctionnent à nouveau et j'exige que tu files au bloc médical.
-Tu dois aller beaucoup mieux puisque tu donnes des ordres, sourit Marc.
Ce simple geste lui arracha une grimace car ses lèvres fendues par le canon du pistolaser restaient fort douloureuses.
-Je vais suivre ton conseil car je me sens à peu près aussi frais qu'une ration de combat oubliée dans une caisse depuis la fondation de l'Union Terrienne !
CHAPITRE XXIII
En ouvrant les yeux, Marc distingua aussitôt le visage de Ray penché au-dessus de lui. Il se redressa et saisit le verre que lui tendait l'androïde. Ce dernier traînait encore la jambe gauche et le bras du même côté pendait inerte.
Marc s'étira doucement. Il se sentait détendu, en excellente forme physique. Devançant l'interrogation de son ami, Ray dit :
-Mes réparations sont en bonne voie mais je les ai interrompues pour assister à ton réveil.
Désignant le monceau de fiches sorties de l'ordinateur, Marc ironisa :
-On dirait qu'il a beaucoup travaillé !
-Plus que tu ne peux le croire. Tu es resté au bloc médical vingt-quatre heures ! C'est, je crois, un record dans la catégorie !
D'une voix hésitante, Marc demanda :
-Et quel est le verdict ? Octogénaire ? Nonagénaire ?
-Curieux, très curieux !
-Réponds donc clairement, s'impatienta Marc! Inutile de feindre, je saurai toujours la vérité !
-Exact ! Les résultats concordants des analyses prouvent que durant ta mission, tu as vieilli de cinq ans à trois mois près en plus ou en moins !
-Et toi?
-Mon organisme a subi une détérioration d'une bonne cinquantaine d'années comme l'avait annoncé le cerveau.
-Invraisemblable ! Ne me mens-tu pas ?
Ray eut un geste de son bras valide.
-Tu pourras vérifier à loisir tous les examens. Plus simplement il te suffit de regarder cette glace. Tes traits sont à peine modifiés.
Machinalement Marc jeta un coup d'oeil sur le miroir plaqué au mur qui lui renvoya une image familière et souriante.
-Comment est-ce possible ?
Sans attendre de réponse, il ajouta :
-Je me tenais quelques pas derrière toi. Il est vraisemblable que tu as reçu toute la décharge et que l'onde atténuée n'a fait que m'effleurer.
-C'est la solution la plus plausible, concéda Ray. A moins que...
Il s'interrompit, hésitant à poursuivre. Pressé par son ami, il articula lentement :
-Tu as entretenu avec la jeune présidente de Marala une délicieuse liaison que ton départ en mission a prématurément interrompue. Cette charmante personne t'avait révélé son âge.
A ce souvenir, Marc ne put retenir un sourire.
-Elle reconnaît avoir environ deux cents ans. Son cas est très particulier car ceux de sa race vivent cinq siècles sans problème.
-Pourtant à l'origine, ils n'étaient que des humains comme toi ! Ce sont leurs connaissances en biologie qui leur ont permis d'augmenter considérablement leur longévité. Pour ne pas bouleverser l'Union Terrienne, tu avais même conseillé à Tora de taire les travaux de son peuple. Elle avait compris tes raisons non sans répondre ironiquement qu'elle se réservait le droit à quelques exceptions.
Marc chancela et se laissa retomber sur le lit.
-Tu supposes qu'à mon insu, elle m'aurait fait subir un traitement.
-Ce n'est qu'une simple hypothèse! Moi je préfère m'en tenir aux certitudes ! Tu es en grande forme et nous avons encore de nombreuses années à travailler ensemble !
Une sonnerie stridente interrompit la conversation.
-C'est un appel urgent ! Tu devrais le prendre dans le poste de pilotage.
Marc traversa au pas de course l'aviso et s'affala dans le siège du pilote. Aussitôt l'écran du vidéo-radio s'éclaira et le visage du général Khov apparut.
-Je suis heureux de vous voir, capitaine. L'amiral Neuman m'a transmis votre rapport et Ray retapé grâce à vous, a envoyé l'enregistrement complet de votre mission. Cela a déclenché un très beau scandale. Le sénateur Cartney a très mauvais caractère mais est foncièrement honnête. Quand il a appris que la Compagnie Minière avait voulu exploiter son problème personnel, il a piqué une sacrée rogne. Il a juré d'éplucher leurs comptes jusqu'au dernier dol et je ne voudrais pas être à la place de certains gros pontes.
-Comment a-t-il pris la mort de son neveu ?
-Avec dignité ! Il désirait avant tout obtenir une certitude. Votre intervention contre le cerveau lui a apporté une certaine consolation. Toutefois, avant d'aller plus loin, je voudrais régler un détail. Pourquoi, au péril de votre propre existence, avez-vous traîné pendant vingt-quatre heures un androïde inutilisable ?
Marc réfléchit rapidement car il ne voulait pas révéler les étranges liens qui l'unissaient à Ray.
-je n'ai fait qu'obéir à vos ordres.
Khov arqua les sourcils.
-Que voulez-vous dire ?
-Souvenez-vous, mon général, de votre dernière note de service stipulant que tous les agents devaient réduire au plus juste leurs dépenses de matériel. Un androïde de cette classe vaut une fortune !
Pour la première fois de son existence, Marc vit un vrai sourire éclairer le visage de Khov.
-Décidément, mon garçon, ou vous êtes très intelligent ou vous avez beaucoup de chance. C'est même cette dernière qualité que je préfère en vous. C'est exactement la réponse que j'ai faite au sénateur Cartney mais je voulais que la vôtre fût enregistrée. Je sors d'une conférence avec le Président et les différents membres de la Commission où j'ai présenté le film de votre mission.
« A vous voir traîner péniblement votre androïde, le vieux crocodile de Cartney en avait les larmes aux yeux. Vous avez été couvert de louanges. Seul un membre de la Commission de non-immixtion a élevé une objection pour la destruction du cerveau et de l'aviso pirate sans avoir demandé d'autorisation préalable. »
Marc voulut protester mais Khov lui imposa le silence d'un geste.
-Le sénateur Cartney a pris votre défense avec une telle fougue que le malheureux contradicteur ne savait plus où se terrer. Jamais je n'ai passé un aussi agréable après-midi. De plus, Neuman vous a épaulé. Gork était recherché par ses services depuis des mois et de toute façon promis à la chambre de désintégration ! Vous avez simplement épargné des frais aux contribuables. L'Amiral s'est également promis d'enquêter sur les relations de la Compagnie avec les marginaux. Encore beaucoup de tracas pour elle en perspective !
« Une seule question a troublé l'assemblée. Pourquoi avez-vous échappé aux oiseaux carnivores ? Les enregistrements de l'androïde étaient de très mauvaise qualité. »
-Nous dirons que moi, je n'aimais pas l'odeur de la fleur pourpre ! ricana Ray.
Le général hocha la tête tandis que Marc poursuivait :
-Je suis sincèrement désolé pour votre secrétaire. Je pense qu'il vous faudra engager un nouveau personnel.
-C'est déjà fait, trancha Khov d'un ton sec. J'en ai également profité pour effectuer un grand nettoyage dans le Service. Depuis l'opérateur qui s'était permis de censurer mes communications jusqu'à deux membres du Service Action qui avaient pour fâcheuse habitude d'envoyer à la Compagnie d'Exploitation Minière les renseignements géologiques recueillis au cours de leurs missions ! Mais revenons à votre problème. J'ai pris connaissance des premiers résultats de l'ordinateur sanitaire. Quelles sont les conclusions ?
-Je n'ai été qu'effleuré par l'onde et je n'aurai vieilli que de cinq ans. Toutefois, je ne pense pas que le service me versera un rappel de solde !
Décidément Marc vivait un jour exceptionnel. Pour la deuxième fois, il vit le général sourire.
-N'y comptez pas ! Jamais un ordinateur comptable n'admettra une telle aberration. Nous verrons à vous récompenser autrement. De plus, le sénateur Cartney tient absolument à vous exprimer personnellement ses remerciements. Il est très influent et peut nous être utile...
Khov se reprit aussitôt et corrigea :
-Enfin, je veux dire, vous être utile. Je lui ai promis votre visite dès votre retour de permission.
Devant la mine interrogatrice de Marc, Khov précisa :
-J'ai interrompu votre dernière permission et vous en méritez une autre. Comme vous disposez de six semaines, j'ai pensé qu'avant de revenir sur terre, vous pourriez effectuer un détour par Marala. La charmante présidente a regagné sa patrie et je crois qu'il serait élégant que vous alliez lui présenter vos excuses pour votre départ précipité. Je vous autorise même à lui narrer vos aventures. Cette histoire d'onde vieillissante peut l'intéresser. Je crois savoir que là-bas, ils sont très en avance sur nous dans le domaine de la biologie.
Marc aurait voulu poser une question au général mais ce dernier l'en empêcha.
-Venez me voir dès votre retour !
La communication fut brutalement interrompue.
-Tu vois, murmura Ray qui avait assisté à l'entretien, lui aussi a envisagé mon hypothèse.
Marc resta un long moment songeur puis éclata de rire.
-Après tout quelle importance? Vivre cent ou trois cents ans, l'essentiel est d'avoir une existence bien remplie ! Achève tes réparations ! Je m'occupe du pilotage. J'ai rendez-vous avec une jolie femme que je ne veux pas faire attendre. C'est ce qui est le plus important !
FIN