LA CHUTE DES DIEUX (SSPP 18) (Corrigé 13/04/2010)
JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
Peggy trônait derrière une impressionnante batterie d'écrans d'ordinateurs. C'était une authentique jeune fille, âgée d'une bonne cinquantaine d'années, grande, sèche, anguleuse, la mâchoire proéminente ornée de longues incisives. Elle juchait sur son nez pointu d'antiques lunettes de myope qui faisaient paraître ses yeux ridiculement petits.
Elle était la secrétaire du général Khov, qui menait depuis plus de dix ans d'une poigne de fer le Service de Surveillance des Planètes Primitives.
Peggy se tourna lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, livrant passage au capitaine Marc Stone. Marc avait trente-cinq ans, des muscles allongés, un visage aux traits marqués, des cheveux bruns, des yeux d'un gris métallique aux nuances changeantes.
Les lèvres de la vieille fille esquissèrent un sourire. Elle connaissait tous les agents du Service Action et Marc était l'un de ses préférés, surtout depuis l'époque où il avait sauvé le général perdu sur une lointaine planète.
-Bonjour, capitaine, je suis navrée d'avoir dû vous convoquer.
-Peggy chérie, je suis toujours très heureux de vous voir, mais...
Elle fit mine de se boucher les oreilles et dit :
-Vous expliquerez tout cela au général, je ne fais qu'obéir.
Puis, pressant une touche, elle annonça:
-Le capitaine Stone est arrivé, général.
-Enfin ! Qu'il entre !
La voix ressemblait au rugissement d'un lion qui aurait jeûné pendant une semaine.
-En ce moment, il n'est pas d'excellente humeur.
-Quel bel euphémisme !
Marc put bientôt vérifier le diagnostic de la secrétaire. Khov était installé à son bureau, le visage crispé. L'air était saturé de fumée de cigare, ce qui n'arrivait qu'en cas de problème majeur.
Son supérieur était un colosse de deux mètres, dépassant le quintal. Il avait gardé des yeux bridés de lointains ancêtres mongols. Son crâne, totalement dégarni, brillait aux rayons du soleil pénétrant par la fenêtre.
-Asseyez-vous, grogna-t-il.
Avant que Stone ait pu ouvrir la bouche, il poursuivit:
-Désolé d'avoir interrompu votre romance avec Miss Swenson, la fille la plus riche de la Galaxie...
-Mais...
-Vous avez encore droit à deux semaines de permission. Je le sais !
Un poing énorme s'abattit sur la table, faisant trembler le cendrier rempli à ras bord de mégots.
-Je n'ignore pas non plus que vous disposez d'une fortune personnelle qui vous permettrait de jouer les play-boys tout au long de l'année, mais puisque vous vous obstinez à rester au S.S.P.P., il faut justifier votre solde, aussi maigre soit-elle !
-Je suis toujours à vos ordres.
Khov grimaça un sourire.
-Nous avons des ennuis !
D'un revers de la main, il chassa les cendres retombées sur son bureau, faisant voler un grand nuage gris.
-J'ai besoin d'un agent solide pour une mission urgente. Peggy a malmené son damné ordinateur et celui-ci n'a sorti qu'un nom, le vôtre !
-Je ne suis pourtant pas le seul membre du Service, protesta Marc.
Le général fouilla dans un tiroir de son bureau et en extirpa la bouteille de scotch qu'il y dissimulait avec un soin jaloux.
-Prenez des gobelets au distributeur automatique ..., grogna-t-il. Au train où vont les choses, il ne restera bientôt plus que vous et moi dans ce service !
Croyant deviner une ombre de sourire sur le visage de Marc, il ajouta :
-Je ne plaisante pas! Le mois dernier, deux agents ont démissionné. L'un pour se marier, l'autre pour intégrer la Sécurité Galactique que dirige l'amiral Neuman. Et cette semaine, il m'en a encore piqué un !
Cette fois, Marc se permit un rire bref. À plusieurs reprises, Neuman lui avait proposé de travailler pour lui. Il avait refusé avec diplomatie car il aimait le métier qu'il faisait.
Khov absorba une généreuse rasade qui assécha son verre. L'alcool détendit un peu ses nerfs. Il murmura d'une voix désabusée :
-La Sécurité Galactique dispose d'un budget sans commune mesure avec celui du S.S.P.P. Aussi peut-elle verser des traitements supérieurs aux nôtres et l'avancement y est-il plus rapide.
-À ce propos intercala Marc.
-Je sais, coupa brutalement Khov. Vous devriez être promu au grade supérieur. Mais les technocrates estiment que vous êtes trop jeune !
-Ce n'est pas ce à quoi je souhaitais faire allusion. Je voulais dire que nombre de candidats se pressent à nos portes. Vous n'avez que l'embarras du choix pour combler les vides creusés par Neuman.
-Malheureusement, il faut des années pour former correctement les hommes et j'ai besoin d'un agent chevronné. Voilà votre mission ... enfin, si vous l'acceptez.
-En auriez-vous douté, mon général?
L'interpellé partit d'un rire sonore.
-À vrai dire, non ! Resservez-vous à boire et venons-en aux choses sérieuses. Connaissez-vous la planète Hedon ?
Devant le silence de Marc, il reprit :
-C'est une planète qui gravite autour du soleil de référence KY 29-50. Elle a été découverte au siècle dernier. Il y a un mois, nous y avons effectué notre troisième inspection. Sur un seul continent s'est développée une civilisation qui en est arrivée à l'âge du bronze. Il existe une dizaine de petites villes. Lorsque les habitants ne sont pas occupés à se faire la guerre, ils organisent de grandes joutes où chacun veut prouver sa vaillance. C'est au cours de l'une d'elles que l'examinateur a été blessé. Son androïde a été contraint de le ramener d'urgence à son vaisseau avec une double fracture du crâne.
-N'avait-il pas sa ceinture protectrice?
C'était une merveille de la technologie terrienne qui induisait un champ de force autour de celui qui la portait. Pour percer ce champ, il fallait une énergie supérieure à celle du microgénérateur dissimulé dans la boucle de l'accessoire. Celui-ci mettait donc à l'abri des projectiles et des armes blanches. Cependant, les agents maintenaient le champ à une faible intensité pour ne pas attirer l'attention des indigènes, qui n'auraient pas manqué d'être intrigués en voyant les flèches rebondir à cinquante centimètres de leur objectif. Ainsi, en raison de l'élasticité du mur de force, les coups pouvaient être douloureusement perçus. Au retour des missions, Marc ne comptait plus les ecchymoses et hématomes qui décoraient son corps. De plus, chaque choc consommait de l'énergie, et le générateur s'épuisait assez vite.
-Ben Carlsen était un vieux routier. Le coup de hache qu'il a reçu aurait dû lui fendre le crâne jusqu'aux dents, grogna Khov. Vous savez comme moi que les armes les plus primitives sont les plus dangereuses. C'est pourquoi je ne peux utiliser un jeune aspirant fraîchement sorti de l'école pour ce type de civilisation.
-Pourquoi retourner aussi rapidement sur Hedon ? Nous n'effectuons d'observations que deux fois par siècle.
Le soupir que poussa Khov ressemblait à un typhon sur la mer du Japon !
-A la lecture du rapport de Carlsen, j'ai estimé les renseignements suffisants bien que l'accident soit survenu au cinquième jour de la mission. Les spécialistes viennent d'en décider autrement. Ils exigent une étude détaillée de la société, notamment de la religion qui aurait de grandes similitudes avec celle des Grecs et des Romains.
-Je me vois mal entrer dans les ordres, même pour plaire à vos techniciens, grimaça Marc.
Un nouveau rire secoua la grosse carcasse du général.
-J'avoue que venant de vous, l'idée est amusante. Mais tranquillisez-vous: là-bas, les prêtres ne font pas voeu de chasteté !
-Quand dois-je partir?
-Demain matin! Une fois de plus, une commission du ministère des Finances épluche notre budget pour essayer de le rogner. Nous devons prouver que la qualité du travail exige de longues missions et que nous ne laissons qu'un minimum de répit à nos hommes.
-Heureux de savoir que mon cas aura valeur d'exemple, ricana Marc.
-Votre aviso habituel, le Neptune, est paré sur le terrain. Je suppose que vous préférez être accompagné par Ray, votre androïde personnel, plutôt que par celui de Carlsen qui est déjà opérationnel.
-J'ai mes habitudes, acquiesça très vite Marc.
Khov n'ignorait rien des liens très étranges qui s'étaient noués au fil des voyages entre Marc et Ray. Peut-être était-ce dû au fait que le robot était un des rares modèles à avoir été pourvu d'un amplificateur psychique, ce qui lui permettait de communiquer par télépathie avec Marc. Une amitié profonde s'était développée entre ces deux «créatures» dissemblables. Lorsqu'il sentait Marc en danger, Ray échappait à toute programmation pour ne conserver qu'une redoutable efficacité. De même, Marc avait refusé d'abandonner son coéquipier endommagé et l'avait traîné deux jours durant au milieu des pires dangers.
-Parfait! Dans ce cas, vous passerez au service des archives demander les programmes pour Ray et pour l'inducteur psychique.
Levant son verre, le général ajouta:
-Bonne chance, Stone. Débrouillez-vous pour revenir entier, j'aurai encore besoin de vous! Ah! un détail important. Vous vous souvenez de cette affaire où un agent en danger avait un peu précipitamment demandé à l'androïde qui l'accompagnait d'utiliser son désintégrateur?
-Oui! Le malheur avait voulu que le souverain local périsse, ce qui avait entraîné une effroyable guerre civile. La commission de non-immixtion a estimé par la suite que l'évolution naturelle de ce peuple avait été gravement perturbée par notre action.
-Les désintégrateurs des androïdes ont été supprimés.
-Je croyais que le Président...
-Il n'en est rien ! La commission est revenue à la charge, et j'ai reçu la semaine dernière des instructions formelles. En aucun cas, un androïde porteur d'un désintégrateur ne peut être autorisé à partir en mission. La seule arme qui lui soit permise est son laser digital.
-Bientôt, bougonna Marc, on n'admettra plus que les cure-dents !
-C'est possible, mais alors, je ne serai plus à ce poste !
CHAPITRE II
Marc pénétra d'un pas allègre dans le poste de pilotage du Neptune. Il se sentait détendu et reposé. Ray était installé aux commandes. Il ressemblait à son ami en plus grand et en plus large. Ces robots à morphologie humaine étaient de véritables chefs-d'oeuvre. Leur ressemblance avec les hommes était hallucinante: tous les détails étaient reproduits, jusqu'aux poils rétractables pour simuler la barbe et aux minuscules pores cutanés d'où pouvait sourdre un liquide imitant la sueur. Seul un observateur averti pouvait noter un certain manque d'expressivité du visage.
-Bonjour, Marc. La séance d'induction psychique ne t'a pas trop fatigué?
Les agents du S.S.P.P. utilisaient le temps du voyage dans le subespace pour imprégner leurs neurones de toutes les connaissances utiles à leur mission. Marc cligna de l'oeil. C'était un code signifiant que Ray pouvait arrêter ses enregistrements. En effet, les androïdes mettaient tout ce qu'ils percevaient en boîte, ce qui permettait aux techniciens d'obtenir des comptes-rendus très exacts et de noter les moindres détails qui auraient pu échapper à une observation rapide.
-Je sais parfaitement que tu fais suivre l'induction psychique par une bonne cure de sommeil.
-C'est pour ton bien. Tu a besoin d'accumuler des forces, et il est inutile que tout le service sache que ton esprit emmagasine en quelques heures les données que les autres mettent des jours à assimiler. Ils n'ont pas eu la chance comme toi de rencontrer une entité végétale pour les doter de grands pouvoirs mentaux.
-Entendu! Prudence est mère de sûreté, disaient nos grands-mères.
-Amusant, venant de toi, sourit Ray. Crois bien que je te le resservirai un jour. Tu sais que je n'aime pas te voir en danger.
Marc ne s'étonna pas de cette remarque incongrue. Un robot est incapable d'éprouver des sentiments. C'est connu, admis, prouvé. Les ingénieurs cybernéticiens affirment que ces mécaniques ne peuvent réagir qu'en fonction des programmes qui leur ont été intégrés. Marc savait qu'il n'en était rien. Ray était un ami, un vrai, capable de sortir de ses schémas classiques pour lui venir en aide. Il l'avait prouvé à plusieurs reprises.
-Trêve de plaisanteries, soupira l'agent. La trajectoire a-t-elle été correcte?
Avec Ray aux commandes, il savait qu'il ne pouvait en être autrement, mais cette question faisait partie de la procédure que devait suivre tout astronaute à son réveil.
-Dans moins d'une heure, nous émergerons dans le système cité en référence. Tu as le temps de te relaxer et de boire un verre.
Marc se servit ; un vrai whisky, et non un de ces mauvais alcools que fournissent les distributeurs. Il le huma un moment en murmurant :
-C'est le seul témoignage concret de ma fortune. Dire que je pourrais être allongé sur une plage sous des cocotiers !
-Tu t'ennuierais à mourir, ricana Ray. Moi, j'aime mieux être au travail avec toi!
-Une promenade tranquille, m'a promis Khov.
L'androïde secoua la tête.
-C'est probablement ce que pensait Carlsen avant de se retrouver au bloc médical. Il n'existe pas de mission anodine. Pour t'en convaincre, il te suffirait de regarder la plaque, dans le hall du S.S.P.P., où sont inscrits les noms des agents morts en service. Fais-moi le plaisir de respecter les consignes de sécurité.
-Avec toi à mes côtés, je ne risque rien. Tu veilles à tout.
-Je n'ai guère apprécié d'être privé de mon désintégrateur. J'ai l'impression d'être tout nu !
Son verre vidé jusqu'à la dernière goutte, Marc fit basculer son siège-couchette au moment où l'ordinateur annonçait:
-Emergence du subespace dans soixante secondes ... Cinquante-cinq ... Cinquante ...
Dès que le malaise causé par la transition se fut dissipé, il se redressa. Déjà, Ray consultait les données qui sortaient à vitesse accélérée.
-Nous sommes bien dans le système KY 29-50. Voici Hedon.
Sur l'écran central de visibilité extérieure apparut une belle sphère bleutée.
-Masse: 0,88 de celle de la Terre. Un grand océan occupe les huit dixièmes du globe. Les pôles sont couverts de glace. Outre de très nombreuses îles, il existe un continent s'étendant d'est en ouest sur la moitié de la circonférence de la planète.
Des chiffres s'imprimaient sur un écran latéral.
-Atmosphère de type terrestre, un peu plus riche en oxygène et plus pauvre en gaz carbonique.
-Ils n'ont pas encore découvert les charmes de la pollution industrielle, ironisa Marc.
-Rotation sur elle-même en 26 heures 14 minutes, poursuivit Ray. Les journées seront donc un peu plus longues. Parcours de l'ellipse en trois cent vingt-deux jours. Du fait d'une moindre inclinaison de l'axe, les saisons sont peu marquées. La civilisation s'est développée à l'extrémité ouest du continent, approximativement à la hauteur du cinquantième parallèle Nord. Le climat est tempéré, chaud.
-Dirige le télescope sur le coin qui nous intéresse. Carlsen a déjà effectué un relevé complet de l'ensemble de la planète, il est inutile de perdre notre temps.
La région visée était très vallonnée. Elle était bordée à l'est par des contreforts montagneux. Plus loin s'élevaient des pics aux sommets enneigés.
Les villages commençaient à être visibles.
-Tu noteras, Marc, que leur taille décroît à mesure qu'ils sont situés plus à l'est, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que de minuscules bourgades. Nous sommes censés être originaires de l'un d'eux. Où veux-tu que nous nous posions?
Après un moment de réflexion, Marc décida :
-Je crois que nous pouvons sauter les étapes intermédiaires destinées à nous familiariser avec les populations. Grâce aux enregistrements de l'androïde de Carlsen, nous connaissons la langue actuelle, les costumes et même la monnaie. Allons directement à la ville la plus importante. C'est là qu'il se dirigeait lorsqu'il a été blessé.
Ray désigna un point non loin de l'océan.
-Voilà Athei. Nous ferons atterrir le module dans cette forêt, qui n'est qu'à une dizaine de kilomètres.
-Conduis le Neptune sur une orbite géostationnaire au-dessus du point opposé. Ainsi, il ne risquera pas d'être repéré par un astronome amateur. Certains primitifs ont une grande connaissance du ciel, et il est inutile de leur faire croire à la naissance d'une nouvelle étoile.
Les manoeuvres de mise en orbite terminées, Ray consulta l'ordinateur.
-Il faut nous préparer si nous voulons nous poser dans la zone qui nous intéresse avant le lever du jour.
Dans la soute, Marc se dévêtit entièrement. Le règlement du S.S.P.P. interdisait aux agents d'emporter le moindre objet personnel. Ray lui tendit une sorte de caleçon court imitant un lin grossièrement tissé.
-Tu le maintiendras avec ta ceinture protectrice.
Il lui passa ensuite une tunique blanc sale sans manches, descendant à mi-cuisses, et se chaussa d'une paire de sandales dont les lanières s'entrecroisaient autour du mollet.
-C'est la tenue adoptée par la population mâle, expliqua-t-il. Voyons maintenant ta panoplie de guerrier.
Celle-ci se constituait d'une cuirasse toute simple ne couvrant que le torse, d'un baudrier en simili cuir auquel étaient suspendus un glaive à lame large mais relativement courte et un solide poignard, et enfin d'une sorte de protège-tibias métalliques.
-Tous les combattants semblent affectionner ces cnémides.
Le bouclier rond était dépourvu d'ornements.
-L'ensemble devrait être en bronze, expliqua Ray. C'est lourd et peu solide. Aussi, j'ai utilisé un alliage de plastotitane, que j'ai un peu ...déguisé.
Pour conclure, il posa sur la tête de Marc un casque protégeant la nuque et couvrant le front. Puis il se harnacha de façon identique.
-Cette fois, sourit-il, je ne suis pas écuyer mais un guerrier, comme toi !
Tapotant un petit sac de peau, il ajouta :
-Voici notre fortune! Des pièces d'argent et de bronze. Ils ne semblent pas connaître l'or. Maintenant, en route, sinon nous serons en retard à notre rendez-vous avec l'aurore.
Il leur était interdit de se poser de jour, ce qui aurait pu attirer l'attention des indigènes. Les deux compères s'installèrent donc dans le module, sorte de cylindre dont la moitié supérieure était en plastex transparent.
-Paré pour l'éjection, annonça Ray.
La porte extérieure du sas s'ouvrit, et la navette fut aspirée dans le vide au milieu de myriades de cristaux d'air solidifié par le froid intense. L'engin plongea vers la planète, effectuant deux tours du globe pour se freiner en douceur sur les couches de la stratosphère.
-Défenses automatiques du Neptune? demanda Marc.
-Elles sont enclenchées depuis vingt secondes. L'astronef est invisible aux observations radars. Si, par hasard, un petit curieux venait à se promener dans ce système solaire, il ne pourrait le détecter. Attention ! Nous allons décélérer. Boucle les sangles magnétiques !
Marc s'allongea aussi confortablement que le permettait le siège étroit. Avec Ray aux commandes, il n'éprouvait aucune crainte. Il savait que l'androïde pouvait se diriger dans l'obscurité la plus complète. Un choc léger signala la prise de contact avec le sol.
-Tout est parfait, annonça Ray. Tu es autorisé à descendre.
Tandis que Marc respirait l'odeur, forte en résine, de la forêt, l'appareil s'éleva dans le ciel. Il était programmé pour regagner automatiquement le Neptune.
CHAPITRE III
Le soleil n'était pas loin du zénith lorsque les voyageurs arrivèrent en vue d'Athei. C'était une cité plus importante que Marc ne l'avait pensé, bâtie sur une colline et entourée d'un rempart imposant.
Les deux amis s'étaient mis en route à l'aurore. Ils avaient émergé de la forêt sans difficulté et n'avaient pas tardé à trouver une route étroite qui sinuait entre champs et collines. Le soleil tapait durement, et Marc transpirait d'abondance bien que Ray l'eût déchargé de son casque et de son bouclier. Il lui semblait que sa cuirasse était chauffée à blanc.
Enfin, ils atteignirent l'unique porte de la ville qu'ils franchirent sans encombre, la sentinelle ne leur jetant qu'un coup d'oeil dénué d'intérêt. Une rue rectiligne conduisait à une grande place. Il y régnait une activité bon enfant.
À moins de cinquante mètres de la poterne, une rondelette commerçante était accoudée à une sorte de comptoir en pierre.
-Bienvenue, étrangers, lança-t-elle d'une voix un peu rauque. Ne souhaitez-vous pas vous rafraîchir?
Elle désignait une terrasse ombragée par des roseaux. Des tabourets de bois y étaient disposés autour de petites tables. Marc apprécia de ne plus être exposé aux ardents rayons solaires. La patronne emplit deux bols en puisant dans une jarre de terre cuite, puis les déposa devant les Terriens. Ray goûta le premier, avant d'émettre psychiquement :
-Eau et miel légèrement fermenté. Moins d’un pour cent d'alcool. Tu ne risques pas d'altérer tes cellules hépatiques.
Marc avala sa part d'un trait. Le liquide était frais et parfumé. D'un geste, il indiqua à la grosse fille de renouveler les boissons. Très naturellement, elle saisit les calebasses et les plongea à nouveau dans la jarre.
-J'espère que nous sommes parmi les premiers consommateurs, ironisa Marc.
-Aucune importance, rétorqua Ray avec sérieux. Ton organisme est immunisé à tous les germes connus.
-Alors, souhaitons qu'il n'y en ait pas trop d'inconnus.
Au moment de déposer les récipients, la serveuse interrompit son geste, le regard soudain méfiant :
-J'espère que vous pouvez payer?
Marc sortit deux pièces de bronze, ce qui lui valut aussitôt un sourire.
-Buvez avec nous, proposa Marc.
La fille accepta et, après avoir empli un bol, casa sa croupe généreuse sur le tabouret voisin de celui du Terrien.
-Vous souhaitez participer au grand concours?
-C'est possible, répondit Marc, très circonspect. Mais nous venons de très loin et nous ignorons ce dont il s'agit exactement.
Flattée d'être écoutée, elle expliqua, volubile:
-Pendant deux jours, des dizaines de jeunes gens vont s'affronter dans l'arène, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que deux. Pendant ce temps, Achis, notre grand prêtre choisira deux vierges parmi les plus belles.
-Il se réserve le travail le plus agréable, ricana Marc.
Son interlocutrice parut choquée, aussi enchaîna-t-il :
-Quelle est la récompense des vainqueurs?
-Ils sont offerts à Zeus!
-Tu veux dire qu'ils sont sacrifiés devant les autels?
Cette fois, elle le regarda avec un air de profonde commisération.
-Parole ! Vous sortez d'un pays d'arriérés ! Comment pouvez-vous imaginer que nous pratiquions des sacrifices humains? Les élus sont conduits en grande cérémonie sur la colline des offrandes. Là, les dieux viennent les prendre pour les conduire sur l'Olympe.
-As-tu déjà assisté à la scène?
-C'est impossible, les mortels ne peuvent voir les dieux. Le lendemain, quand le grand prêtre revient, les lieux sont déserts, preuve que Zeus a accepté notre présent.
-Ces dons sont-ils fréquents?
-La cérémonie se répète tous les dix ans.
-Vos heureux élus reparaissent-ils parfois?
-Oui, dans les années qui suivent. Ils sont alors vénérés et assistent le grand prêtre.
Marc réfléchit rapidement. Sa mission consistait justement à recueillir des détails sur la religion, et la similitude des noms le troublait.
-Je crois, murmura-t-il, que nous allons participer au concours. Où peut-on s'inscrire?
-Au temple ! Vous suivez la rue et arrivés sur la place, vous le verrez. C'est le bâtiment qui domine la colline.
Après un instant d'hésitation, elle ajouta comme à regret :
-Prenez garde, c'est très dangereux. De nombreux jeunes gens meurent à chaque fois ! Quel dommage, ils pourraient être tellement plus utiles à leur cité.
Honteuse de ce moment de faiblesse, elle ajouta en passant la main sur les épaules de Ray dont la carrure l'impressionnait, visiblement:
-En ce moment, toutes les auberges sont envahies par des visiteurs. Si vous ne trouvez pas de place, je pourrais m'arranger pour vous céder une chambre.
Ironique, Ray émit mentalement:
-Il est heureux qu'elle soit trop grosse, sinon je sais que tu aurais trouvé une excuse pour revenir.
A ce moment, l'hospitalière commerçante conclut, le regard fixé sur une porte:
-Je pense que votre venue ne déplairait pas à ma jeune soeur.
Appuyée contre le vantail, se tenait une brunette dont la tunique laissait deviner le corps svelte et les jambes fuselées.
Marc cligna de l'oeil à l'intention de Ray.
-Il n'est pas impossible que nous repassions ce soir, mais en attendant, le devoir nous appelle.
Ils remontèrent la rue, bordée de maisons en pierres à un ou deux étages. Les toits, faiblement inclinés, étaient couverts de tuiles ocre. De nombreux rez-de-chaussée étaient occupés par des échoppes d'artisans. Ils marchèrent lentement, pour donner à Ray le temps d'enregistrer les mille détails de la vie quotidienne dont les techniciens étaient friands. Ils prétendaient que cela permettait, d'un demi-siècle à l'autre, de juger de l'évolution des peuples.
La place, grouillante d'activité, était bordée par des arcades protégeant du soleil les éventuels acheteurs. Marc s'amusa du ballet des marchands ambulants et des colporteurs, qui abordaient les passants en vantant leurs marchandises.
Soudain, il s'immobilisa, médusé. Le temple se dressait sur la colline, imposant par sa masse mais surtout par sa beauté et sa grâce. C'était une merveille d'architecture grecque, avec des colonnes supportant un fronton triangulaire orné d'une frise finement sculptée.
Fasciné, Marc grimpa jusqu'au bas des marches donnant accès au péristyle. De chaque côté se tenait une statue monumentale. A gauche, un Zeus au visage énergique souligné par une courte barbe carrée; il brandissait la foudre dans le poing droit. À droite, une femme d'une rare beauté, les cheveux ramenés en une tresse, la poitrine masquée par une tunique s'arrêtant à mi-cuisses ; une inscription gravée sur le socle précisait qu'il s'agissait de Héra.
Lorsqu'il voulut gravir les degrés, un garde armé d'une lance et d'un bouclier lui barra le passage.
-Arrière, étranger, grogna-t-il.
-Je veux m'inscrire au concours.
La vigilante sentinelle consentit à désigner une construction en briques sèches distante d'une vingtaine de mètres.
Un scribe était assis derrière une petite table, tandis qu'un soldat à la carrure solide arpentait la pièce comme un fauve en cage. Une toge pourpre attachée à sa cuirasse annonçait sa dignité d'officier. À la demande de Marc, il éclata de rire.
-Nous n'avons aucunement besoin de vagabonds !
-D'où venez-vous? coupa le lettré d'une voix sèche.
Marc hésita un instant, mais Ray lui souffla psychiquement :
-Mycos. C'est le seul village de l'est qui ait été répertorié par le service.
La réponse sembla satisfaire l'homme qui consulta plusieurs tablettes de cire.
-Cette ville n'a pas encore envoyé de combattants. Ils peuvent donc participer.
L'officier dévisagea Marc avec une franche ironie.
-Quand les épreuves débutent-elles? demanda celui-ci.
-Demain, en milieu de matinée, au stade, répondit le civil.
-Combien de temps durent-elles?
Un grand rire lancé par l'officier coupa sa phrase.
-Tu n'a pas à t'en préoccuper, hoqueta-t-il. Ton premier adversaire sera Caïos, et il t'expédiera promptement aux enfers.
-Où peut-on manger et coucher? s'enquit Marc avec une calme assurance qui tempéra l'hilarité de son interlocuteur.
-Si tu as de l'argent, l'auberge se trouve près de la place. Seulement il n'y a plus de chambres ! Tu devras te contenter de dormir sur les marches du temple. Les prières ne te seront pas inutiles, d'ailleurs!
La salle de l'hôtellerie grouillait de monde. Un animal de la taille d'un gros mouton rôtissait sur une broche, le foyer, constamment entretenu par une servante, dégageant une fumée qui se collait au plafond bas. Non sans mal, les Terriens arrivèrent à trouver deux sièges à l'extrémité d'une longue table occupée par de jeunes guerriers.
-Nos adversaires de demain, murmura Ray.
À grand renfort de gestes, Marc parvint à attirer l'attention d'une serveuse qui consentit à se propulser dans sa direction. Il put commander un quartier de l'animal qui grillait et un gros pichet de vin.
La viande était un peu ferme mais de saveur agréable. Pour ne pas attirer l'attention, Ray mangea également. Les ingénieurs avaient prévu en arrière de sa gorge une cavité où les aliments étaient désintégrés. L'énergie, quoique minime, servait à recharger son générateur. Comme tous les autres clients, il mordait à même le rôti, se servant parfois de son poignard pour trancher quelque nerf résistant.
-Le vin est honnête, constata Marc en vidant son gobelet. Maintenant, il faut songer à trouver un toit.
Sur le seuil de l'auberge, il respira l'air pur contrastant avec l'atmosphère enfumée de la taverne.
-Que proposes-tu?
L'androïde afficha un sourire ironique très humain.
-Les marches du temple sont bien inconfortables. Nous n'avons d'autre solution que de retourner chez la commerçante.
Nous sommes victimes du destin, soupira Marc non sans une bonne dose d'hypocrisie.
Dès qu'ils eurent frappé, la porte s'ouvrit sur l'opulente patronne dont le visage s'éclaira d'un sourire. Elle aida Ray à se débarrasser de sa cuirasse, tandis que la brunette accourue s'occupait de Marc. À peine ce dernier avait-il déposé ses armes qu'elle le poussa dans un réduit obscur meublé d'une seule paillasse. Il entendit un froissement d'étoffe, puis des bras frais et soyeux entourèrent son cou.
Avant de se plonger dans un agréable tourbillon, il perçut la pensée de Ray, chargée d'inquiétude:
-Elle a une idée très précise de ce qu'elle veut!
-Ne la déçois pas! Les ingénieurs t'ont pourvu des attributs nécessaires. Pour le mode d'emploi, il te suffit de revoir les enregistrements que tu t'efforces de censurer afin que les techniciens ne soient pas choqués par mes ébats.
CHAPITRE IV
Un parfum de viande grillée éveilla Marc. Il sortit sur la petite terrasse. Le soleil se levait, et déjà les badauds se pressaient dans la rue.
Sa compagne de la nuit s'activait autour d'un feu allumé dans un angle du mur. Sa soeur était assise, l'air épuisée, mais son visage s'illuminait de bonheur lorsqu'elle regardait Ray.
-Apparemment, tu as fait une heureuse, émit mentalement Marc.
-Je crois, répondit très sérieusement Ray. Elle le mérite car c'est une brave fille.
Marc mangea de bon appétit ce que lui apportait la brunette. Lorsqu'il voulut payer, la tenancière refusa.
-Je prie les dieux qu'ils vous permettent de triompher de vos adversaires... (Un peu de rouge colora son visage, et elle ajouta à voix basse :) Et de revenir ce soir.
Le stade était une vaste construction ovale se dressant à peu de distance du temple. Déjà une foule nombreuse se pressait aux portes dans une joyeuse atmosphère. Chacun voulait profiter du spectacle, et les gardes avaient quelques difficultés à canaliser tout ce monde. L'un d'eux dirigea les Terriens vers une entrée discrète. Ils pénétrèrent dans une salle aménagée sous les gradins, où régnait une forte odeur de sueur et d'huile rance.
L'officier de la veille les salua d'un retentissant:
-Salut aux premières victimes !
Une sonnerie sourde, grave, sinistre, l'interrompit.
-Préparez-vous et faites bonne figure. Vous allez être présentés à Gérox, souverain d'Athei.
Les futurs combattants se rangèrent en deux files, dont le militaire prit la tête. Une porte s'ouvrit sur l'arène et ils avancèrent sous les acclamations des nombreux spectateurs qui se pressaient sur les gradins, vers une loge couverte d'un vélum qui la protégeait du soleil. Le roi était trapu, solide, les cheveux grisonnants. Les traits de son visage trahissaient une indiscutable noblesse. À mesure que les hommes défilaient devant lui, l'officier annonçait leurs noms et villes d'origine. La mention de Mycos déclencha un accès de curiosité, et Gérox dévisagea longuement les deux Terriens. Achis, le grand prêtre, qui se tenait à droite du monarque, se leva. Grand, maigre, les yeux très noirs, les sourcils broussailleux, il était vêtu d'une longue tunique blanche. Il leva les bras vers le ciel en clamant d'une voix étonnamment forte:
-O Zeus! O dieux de l'Olympe, voici ces jeunes gens qui vont lutter pour vous. Les deux plus vaillants vous seront offerts, ainsi que les deux vierges que je désignerai ce soir. Je vous supplie d'inspirer mon choix.
Il s'assit pendant que le roi lançait:
-Que les combats commencent !
Les guerriers quittèrent l'arène pour regagner la salle basse. Marc estima qu'ils devaient être une quarantaine. À l'instant où il allait franchir la porte, l'officier l'arrêta:
-Inutile ! C'est toi qui ouvres les festivités. Pour un minable paysan de l'est, c'est un honneur que de mourir dans la plus grande ville du monde. Voici Caïos, ton adversaire.
En s'esclaffant, il désigna un colosse de près de deux mètres, aux muscles saillants. C'était un des deux élus d'Athei, l'autre étant Ulcis, le propre fils du roi.
-Allez devant la tribune royale! C'est là que la rencontre doit se dérouler.
Marc assura le bouclier sur son bras gauche et tira son glaive. Le souverain donna le signal en disant:
-Que Zeus choisisse le meilleur!Caïos avança, impressionnant de volume, fortement encouragé par ses concitoyens. Il porta la première attaque, puissante, que Marc para de son bouclier. La tactique du géant était simple: avancer, frapper. Pour primitive qu'elle fût, elle était efficace ! Marc sentit bientôt son bras s'engourdir sous les chocs répétés ; si son bouclier avait été en bronze, comme il le paraissait, nul doute qu'il eût été fendu. Le Terrien avait dû reculer de plusieurs pas sous les quolibets de la populace. Caïos repartit de plus belle, assena un coup des plus violents. Son épée ne rencontra que le vide, son adversaire s'étant dérobé d'un petit saut en arrière. Profitant du déséquilibre du colosse, Marc riposta d'un coup fouetté qui lui arracha son casque et même un petit morceau de cuir chevelu. Du sang jaillit de la plaie en gouttes pressées, ruissela sur le front puis les joues.
Un lourd silence s'abattit sur le stade. La vue brouillée, Caïos s'essuya le visage d'un revers d'avant-bras, ce qui eut pour effet d'étaler le sang et de lui donner un masque effrayant. Furieux de sa mésaventure, il se rua en avant, le glaive haut, avec la ferme intention d'en finir. Marc esquiva d'un bond de côté. Emporté par son élan, le colosse dépassa son opposant, qui contra d'un solide coup du plat de la lame sur la nuque. Eût-il frappé du tranchant qu'il eût tué net l'indigène ; mais il désirait épargner sa vie. Le choc fut néanmoins suffisamment rude pour immobiliser un instant Caïos. Marc récidiva, visant cette fois le sommet du crâne. L'hercule chancela. Lentement, comme un chêne qui s'abat, il glissa sur le sable de l'arène.
Une rumeur incrédule, vite étouffée, suivit cet exploit. La voix du roi résonna dans un silence stupéfait :
-Marc, vainqueur!
L'officier, la mine ébahie, vit revenir le Terrien. Il lui désigna un coin garni de paillasses.
-Tu peux t'allonger en attendant ton prochain combat.
Les autres participants s'écartèrent pour le laisser passer, non sans lui lancer des regards curieux. Dès qu'il fut étendu, Marc ferma les yeux. Après sa nuit mouvementée avec la brunette, une sieste ne lui semblait pas inutile. Un appel de Ray frappa ses neurones :
-C'est mon tour. Comment dois-je procéder?
-Fais durer le spectacle quelques minutes pour que ces braves gens ne soient pas déçus, puis débarrasse-toi de ton adversaire. Évite de le blesser sérieusement.
Ensuite, il le laissa glisser dans son sommeil. Il lui sembla n'avoir dormi que quelques instants lorsque Ray le réveilla en lui secouant l'épaule.
-Ça va être à toi.
Il glissa dans la bouche de son ami deux tablettes nutritives et lui tendit un gobelet empli d'eau fraîche. Ce repas sommaire expédié, il l'aida à fixer sa cuirasse.
L'officier approcha et désigna un guerrier qui effectuait des exercices d'assouplissement. Il était brun, mat de teint, avec des yeux très noirs et un front bas.
-Il est de Sparkos ; prends garde, il est très rapide et rusé.
Marc retint un sourire. Sparkos était la cité rivale d'Athei, il le savait.
-Comment va Caïos?
-Une égratignure du cuir chevelu et une jolie bosse, marmonna l'officier. Il a eu beaucoup de chance, car tu aurais pu lui fendre le crâne.
-Les dieux en auraient-ils été plus satisfaits?
-Je l'ignore, mais je préfère qu'il en soit ainsi. C'est un bon compagnon.
Il ajouta, à voix très basse :
-Celui-là, inutile de le ménager. C'est un des favoris de la compétition, et notre souverain ne verrait pas d'un mauvais oeil son élimination.
Le combat débuta. L'adversaire de Marc, effectivement souple et rapide, attaquait sous tous les angles, du tranchant et de la pointe. Bien protégé, Marc laissait passer l'orage. Croyant son opposant submergé, l'autre voulut donc conclure d'un puissant revers. Le Terrien para en tierce, riposta d'un coup de pointe qui lui laboura l'avant-bras jusqu'au coude. La douleur obligea l'homme à lâcher son arme: malgré l'immense effort qu'il faisait pour crisper les doigts, la poignée glissa hors de sa main.
-Te rends-tu?
-Jamais!
Il plongea en avant, espérant saisir les jambes de Marc et l'obliger à lutter au sol. Marc ne se laissa pas surprendre. Évitant la charge d'un bond léger, il frappa sèchement du talon sur l'occiput. Assommé net, le représentant de Sparkos s'immobilisa le nez dans la poussière.
Tandis que deux serviteurs emportaient sa victime sur un brancard, Marc regagna la salle de repos. L'officier l'accueillit en grognant :
-Tu aurais dû lui briser la tête !
Il était manifeste que l'entente cordiale ne régnait pas entre Sparkos et Athei, malgré la trêve suscitée par les jeux.
-Tu peux t'allonger. Ton prochain combat ne se déroulera pas avant le milieu de l'après-midi.
-Je ne suis pas fatigué. Je préfère jouir du spectacle.
Les duels se poursuivirent, souvent sanglants et acharnés, diminuant chaque fois de moitié le nombre de ceux qui regagnaient la salle basse.
Marc dut se battre une seconde fois. Il eut la chance de se débarrasser rapidement du grand escogriffe, qui ne savait que frapper de haut en bas en profitant de sa taille. Celui-là encore, il ne le blessa que légèrement, à la cuisse, avant de l'étourdir d’un coup sur la tête. Pour Ray, les duels n'étaient que des formalités ; il appliquait cependant les consignes de Marc, faisant durer le suspense, ce qui arrachait des frissons et des exclamations aux spectateurs.
Après une ultime rencontre, il ne resta plus que quatre hommes dans la salle. Un jeune guerrier, solidement bâti et au visage ouvert approcha de Marc.
-Je suis Ulcis, le fils du roi Gérox. Nous nous affronterons demain pour savoir lequel de nous deux sera offert aux dieux.
-Notre destin est entre leurs mains, répondit Marc avec diplomatie.
-J'ai suivi tes combats et je sais que tu seras un rude adversaire. Je serai fier de me mesurer avec toi.
-L'honneur sera pour moi, prince. Que faisons-nous maintenant?
Ce fut l'officier qui répondit :
-Tu peux profiter du sursis que les dieux t'ont accordé. Il suffit que tu sois ici demain avant l'ouverture de la cérémonie !
Lorsqu'ils atteignirent l'estaminet, son opulente tenancière se précipita sur Ray avec des cris joyeux et l'entraîna aussitôt dans une salle dont elle referma la porte.
-Excuse ma soeur, dit la brunette à Marc avec un merveilleux sourire, elle n'a jamais rencontré d'homme aussi merveilleux que ton ami. Elle sait que votre passage sera bref, et elle tient à utiliser pleinement le temps qui lui reste. En attendant le repas, rafraîchis-toi; j'ai aussi prévu des seaux d'eau pour tes ablutions.
CHAPITRE V
Lorsque les quatre guerriers pénétrèrent dans l'arène, ils furent salués par une immense ovation. Dans la tribune royale, le grand prêtre était escorté de deux jeunes filles, fort belles, qui avaient revêtu une tunique blanche semblable à la sienne. Elles étaient coiffées d'une couronne de fleurs, et de grands colliers de coquillages pendaient sur leur poitrine. Achis prononça un discours que Marc, immobile sous le soleil, trouva fort long.
Lorsqu'il eut terminé, le roi choisit l'ordre des rencontres. Ray débuta face à un opposant aussi massif que lui. Il sembla à Marc que l'androïde s'amusait beaucoup, car longtemps le duel fut équilibré. Nul doute que Ray enregistrait non seulement la scène mais aussi les réactions de la foule.
Le souffle rauque des adversaires était perceptible, Ray se mettant à l'unisson de l'homme. Enfin, ils se retrouvèrent bouclier contre boucher, poussant de toutes leurs forces. C'est ce qu'attendait Ray. Il se déroba brusquement, et l'autre plongea en avant. L’androïde lui assena un coup sec de la poignée de son arme sur l'arrière du crâne, lui faisant perdre connaissance.
Tandis que les clameurs saluaient l'exploit, le prince Ulcis saisit son bouclier et lança à Marc:
-À notre tour ! Défends-toi bien car je ne te ménagerai pas.
Quelques instants plus tard, le combat commença. Ulcis alliait la force à la vitesse d'exécution. À deux reprises, Marc arriva à la parade à la dernière seconde. Pendant de longues minutes, attaques et ripostes se succédèrent sur un rythme rapide. Il sembla à Marc que son épée devenait de plus en plus lourde, et les muscles de son bras gauche tétanisaient sous le poids du bouclier. La sueur ruisselait sur son corps en larges sillons. Une sourde inquiétude l'envahissait. En aucun cas il ne devait tuer son vis-à-vis ; l'élimination d'un prince risquait de modifier le cours le l'Histoire et était interdite par la loi de non-immixtion.
Ulcis ressentait également la fatigue, mais les encouragements frénétiques de la foule le survoltaient. Il était manifeste que Marc ne comptait aucun supporter dans le stade! Le Terrien pensa qu'il devait conclure au plus vite. Rassemblant ses forces, il assena deux coups violents, visant le casque. Le prince fut contraint de lever haut son bouclier. Profitant de l'instant où la vue de son adversaire était masquée, Marc effectua un bond latéral et zébra de la pointe de son glaive le haut du bras du jeune homme, entaillant la peau sur plusieurs centimètres de long. La surprise autant que la douleur immobilisèrent une seconde Ulcis. C'était l'instant que Marc attendait. Avec rapidité, il fit un pas en avant et le frappa au menton de la garde de son épée. Le choc fut rude, car il avait frappé de toutes ses forces. Il sut qu'il avait gagné en voyant le regard d'Ulcis se voiler et ses yeux se révulser.
Le prince resta un instant debout, vacillant, puis il s'effondra d'un bloc. Le bruit de la cuirasse heurtant le bouclier résonna dans le silence incrédule qui s'était soudain abattu sur l'arène. Marc s'avança vers la tribune royale et salua de son épée levée.
Gérox lui fit signe de le rejoindre tandis que quelques injures commençaient à fuser de la foule dépitée. Ray se tenait déjà à côté du grand prêtre.
-Tu as loyalement combattu, dit le roi d'une voix sourde, étranglée par l'émotion. Deux citoyens de Mycos en offrande, les dieux en ont ainsi décidé.
Les clameurs hostiles s'amplifiaient, et le souverain ajouta avec un pâle sourire :
-Nos concitoyens sont forts déçus. Il faut les comprendre et les excuser. Achis vous recevra au temple, où vous serez à l'abri de toute vindicte. Vous pourrez vous reposer en attendant le festin de ce soir. À son issue, nous vous conduirons en grande procession sur la colline de l'offrande.
Une dizaine de gardes armés de lances entourèrent les Terriens et les deux jeunes filles.
-Je ne sais s'ils nous protègent ou nous surveillent pour nous empêcher de fuir, ironisa Marc mentalement.
La petite troupe parvint sans difficulté au temple. Tandis que les soldats s'arrêtaient sur le péristyle, les élus, précédés par le grand prêtre pénétrèrent dans le naos. Le long du mur, des statues de pierre se dressaient à intervalles réguliers.
Achis expliqua aux autres avec le brin de condescendance du savant qui s'adresse aux incultes :
-Dehors, vous avez vu les effigies de Zeus et d'Héra. Voici maintenant Aphrodite, déesse de l'amour.
Marc fut frappé par l'élégance et la beauté du visage que l'artiste avait créé. Leur mentor ne lui laissa pas le temps de rêver. Il désigna une autre sculpture, représentant un homme aux muscles saillants et au visage carré.
-Lui, c'est Héphaïstos, dieu des forges. Plus loin se tient Arès, dieu de la guerre.
Celui-ci portait cuirasse et bouclier, et son visage était fort bien dessiné. Achis poursuivit les «présentations» comme dans une soirée mondaine :
-Athéna, déesse de la sagesse ; Poséidon, maître des océans; Artémis, déesse de la chasse.
Les trois dernières statues étaient fort belles, mais les visages avaient les traits plus flous, moins typés. Lorsque Marc en fit la remarque, Achis secoua la tête avec tristesse.
-Ils ne m'ont jamais fait la grâce de m'apparaître, contrairement aux autres. Pour guider le sculpteur, j'ai dû faire référence à ce qu'avait dit mon prédécesseur. Cette nuit, tu auras le bonheur de contempler ces divinités.
La porte donnant accès à la chambre des trésors s'ouvrit sur un homme encore jeune, très bien proportionné. Il était vêtu d'une robe blanche et tenait une grosse cruche à la main.
-Approche, Nossos, et verse à boire à nos nouveaux héros. Nossos, il y a dix ans déjà, a eu l'honneur de connaître l'Olympe. Il nous est revenu l'année dernière. Les dieux ont versé dans sa mémoire l'oubli, mais il conserve l'impression d'un immense bonheur. Depuis, il est au service du temple.
-Ceux qui sont offerts aux dieux reviennent-ils toujours?
-Naturellement! Un matin, ils se réveillent à proximité de la cité qui les a vus naître.
Pensif, Marc but en silence le gobelet que Nossos lui tendait.
***
Le festin se terminait, li s'était déroulé dans la grande salle du palais royal. De fines colonnes nervurées soutenaient de longues poutres de bois décorées par endroits de motifs de bronze.
Le repas avait été fort correct, constitué de viandes grillées et de galettes faites avec la céréale locale, à mi-chemin entre le blé et le maïs. Coincé entre le roi et le grand prêtre, Marc commençait à s'ennuyer car nulle présence féminine n'égayait la soirée. Gérox se pencha vers le Terrien pour murmurer:
-Mon orgueil de souverain a souffert lorsque vous avez vaincu mon fils, mais mon coeur de père s'est réjoui. Ainsi, Ulcis pourra me succéder sur le trône. Vous et votre compagnon avez triomphé sans faire couler inutilement le sang. J'ai bien noté que vos adversaires n'ont été que très légèrement blessés. C'est sans nul doute un message que nous adressent les dieux. Venez maintenant, il est temps de nous rendre sur la colline de l'offrande.
Une longue procession s'organisa, à la tête de laquelle marchaient le roi et Achis. La nuit étant tombée, la scène était éclairée par des torches portées par des dizaines de fidèles. Après une marche de plus de deux heures, la colonne parvint au sommet de l'éminence. Une vaste clairière y avait été aménagée. Au centre se dressait un autel de pierre où étaient scellés des anneaux métalliques.
Avec une douceur non exempte de fermeté, les poignets des quatre victimes y furent enchaînés.
-La confiance ne règne pas, émit psychiquement Marc. Ils veulent être certains que les présents ne changeront pas d'avis au dernier moment.
Après une dernière invocation des divinités, Achis donna le signal du départ. Les deux jeunes filles frissonnèrent, de peur plus que de froid car la température nocturne était fort clémente. Marc tenta de les rassurer d'un sourire.
-Ne craigniez rien! Nous sommes sous la protection des dieux.
Mentalement, il ajouta à l'intention de Ray:
-Sois prêt à nous libérer avec ton laser au moindre danger.
L'attente dura deux heures, et Marc commençait à trouver la situation très inconfortable. Soudain, un chuintement soyeux se fit entendre. Une sorte de plate-forme surmontée d'un dôme transparent se posa doucement dans la clairière, qui fut éclairée par un projecteur. Deux hommes descendirent. Ils étaient vêtus de tuniques blanches semblables à celle de Gérox et portaient de courtes bottes. Accroché par une chaînette métallique, un médaillon brillait faiblement sur leur poitrine.
-Zeus et Héphaïstos, murmurèrent les deux filles emplies d'angoisse.
Zeus, le visage encadré par une courte barbe, esquissa un sourire rassurant. Il tenait à la main un cube noir d'où jaillit un rayon laser qui sectionna les attaches métalliques, libérant les prisonniers.
-Suivez-nous, dit-il d'une voix grave.
Les quatre élus grimpèrent dans le véhicule, s'installèrent dans les fauteuils que désignait Héphaïstos.
-Fermez les yeux, ordonna celui-ci, et surtout ne bougez pas !
Marc fit mine d'obéir, tandis que le ronronnement du moteur s'accélérait.
-Module de transport propulsé par antigravité, émit Ray. Les deux créatures sont manifestement humanoïdes, quoiqu'elles possèdent un métabolisme différent du nôtre. De plus, la main gauche et la jambe droite d'Héphaïstos sont des prothèses hautement sophistiquées.
-Où allons-nous? Les vitres sont trop opaques pour qu'on devine la trajectoire.
-Vers l'est, en direction de la chaîne montagneuse.
Zeus se tourna vers ses passagers pour s'assurer de leur tranquillité. Les deux filles étaient immobiles, les mains crispées sur les genoux. Apparemment, le tableau ne lui déplut pas car il esquissa un sourire.
Les dieux se mirent à dialoguer dans une langue chantante.
-Que disent-ils ? demanda Marc.
-Dialecte inconnu de l'Union Terrienne.
-Sers-toi de ton traducteur universel !
-Il est branche, mais il doit emmagasiner un grand nombre de données pour ressortir les premières équivalences. Attention, nous ralentissons.
Seule une très légère secousse annonça l'atterrissage. Héphaïstos, la mine ennuyée, fit signe aux mortels de descendre. Autant que l'obscurité de la nuit permettait d'en juger, le module était posé sur un plateau herbeux. A peu de distance se dressait une construction carrée sans étage, d'assez vastes dimensions mais tenant plus du bâtiment préfabriqué que du palais royal, à l'exception d'une haute tour cylindrique difficilement visible dans l'obscurité.
Ils pénétrèrent dans une grande pièce éclairée par une série de projecteurs émettant une lumière tamisée. Les deux filles se serrèrent peureusement l'une contre l'autre.
-Modifie ton expression, Ray, émit Marc. Nous aussi devons prendre un air effrayé.
Trois personnes se levèrent des profonds fauteuils où elles étaient installées. Lorsque leurs visages apparurent en pleine lumière, le Terrien les reconnut aussitôt. Arès était le plus grand mais moins musclé que sa statue ne le laissait supposer, les deux femmes fascinèrent l'arrivant. Aphrodite était une blonde magnifique, le visage arrondi plein de charme, le corps fuselé à peine dissimulé par une élégante tunique argentée. Héra avait des cheveux d'un noir de jais, un air austère et méprisant, mais sa tenue d'astronaute laissait deviner un corps des plus agréables.
Elle lança une phrase sèche dans son langage inconnu. Zeus haussa les épaules, répondit dans i'idiome local :
-Voici Nésa et Alca, gagnantes du concours de beauté, ainsi que Marc et Ray, qui ont triomphé dans l'arène.
Au passage, Marc nota que les «dieux» avaient eu la possibilité de suivre les épreuves. Arès intervint, la mine perplexe :
-Vos combats m'ont beaucoup intéressé, et j'ai admiré la manière dont vous avez vaincu vos adversaires. Demain, vous m'expliquerez certains détails.
Zeus saisit doucement Nésa et Alca par le bras, leur disant avec un sourire équivoque:
-Venez, mes toutes belles, je vais vous expliquer ce que Zeus attend de vous.
Il entraîna ses conquêtes vers une porte qu'il referma derrière lui. Aphrodite émit un rire de gorge très sensuel.
-Si tu le permets, Héra, j'aimerais essayer Marc. Je te laisse l'autre. Bonne nuit !
Prenant Marc par la main, elle l'attira vers une autre porte.
CHAPITRE VI
Marc entra dans la pièce principale en étouffant un bâillement. Le soleil pénétrait à flots par une grande baie vitrée qui laissait découvrir un paysage agreste: un plateau couvert d'herbes, traversé par une rivière se jetant dans un petit lac. Quelques bosquets de sapins coupaient la perspective. Tout autour s'élevait la montagne dentelée dont les sommets étaient couverts de neige.
Ray s'affairait à pratiquer divers rangements. Il émit avec ironie :
-Je sais que ta nuit a été particulièrement fatigante.
-Aphrodite est une vraie déesse de l'amour. Et toi?
-Héra est une femme d'intérieur. Depuis l'aube, elle m'a fait astiquer, aspirer, ranger.
Une ride soucieuse creusa le front de l'androïde.
-La tour est un astronef. En faisant le ménage ordonné par Héra, j'ai pu en visiter une partie. Il est d'un modèle totalement inconnu de l'Union Terrienne et plus gros qu'un croiseur. J'ignore de quel armement il dispose. Il nous faut être très prudents car nous ne sommes pas en position de force. Le pendentif qu'ils portent au cou est en réalité une télécommande dont je n'ai pu savoir la fonction. Enfin, du cube noir jaillit soit un laser, soit une onde de choc. Pour m'inciter à l'obéissance, Héra l'a utilisé sur mon dos. J'ai reçu l'équivalent d'un bon coup de bâton. A plus forte puissance, cette onde doit pouvoir écraser, et je ne sais combien de temps ton écran résisterait.
-Ton traducteur universel a-t-il percé leur langage ?
-Il a sorti les premières données. Détends-toi, je vais les induire dans tes neurones...
Zeus arriva peu après, suivi de Nésa et Alca. Non sans amusement, Marc remarqua les traits tirés du dieu et sa mine fatiguée. Il s'assit lourdement dans un fauteuil et demanda qu'on lui versât à boire.
Après beaucoup de tâtonnements, les deux filles réussirent à faire fonctionner le distributeur automatique, ce qui leur arracha des petits cris ravis.
Aphrodite parut, vêtue d'une tunique verte très moulante qui ne laissait rien ignorer de ses formes. Elle s'adressa à Zeus dans leur langage particulier:
-Tu sembles vanné ! Ta nuit a-t-elle été trop bonne?
-Pas mal pour un début, mais elles ont beaucoup à apprendre. Et toi?
Marc eut le mérite de ne pas rougir en entendant:
-Extraordinaire! Mon primitif a fait preuve de nombreuses qualités! J'ai hâte de voir jusqu'où il ira.
Ray leva les yeux au ciel avec une grimace ironique. L'arrivée d'Héra et Arès interrompit les confidences. Ce dernier s'adressa à Marc:
-Viens, nous allons nous entraîner!
-J'emmène les autres, annonça Héra. Puisque vous avez voulu de la main-d'oeuvre, autant que nous soyons correctement servis ! Il faut surveiller l'approvisionnement des distributeurs !
Les filles suivirent la déesse, craignant son courroux. Pendant ce temps, Arès conduisit Marc dans ce qui semblait être une soute de l'astronef. Il désigna sur une table deux boucliers et deux épées.
-Ce sont des armes d'exercice, tu peux frapper sans risque.
Effectivement, l'extrémité et le tranchant étaient émoussés. Marc se demanda si Arès possédait aussi un champ protecteur.
-Prêt?
Le dieu porta une première attaque que Marc para avec facilité. Deux autres suivirent. Arès était rapide, mais ses coups manquaient de puissance. Feintes et ripostes se succédèrent. Enfin, Arès, sur une menace à la tête, leva trop haut son bouclier, découvrant sa poitrine. Marc n'avait qu'à allonger le bras pour toucher son adversaire. Au dernier moment, il ralentit son geste, lui donnant le temps de rompre d'un pas. Inutile d'humilier un dieu, surtout quand on ignore tout de ses réactions.
Le combat se poursuivit donc pendant plusieurs minutes. Arès commençait à souffler fortement. Des gouttes de sueur perlaient sur ses joues cramoisies. Jugeant avoir fourni un effort suffisant, Marc leva son épée, trop haut et trop lentement, ce qui permit à son opposant de le toucher en pleine poitrine.
Satisfait de son exploit, Arès recula en abaissant ses armes.
-Excellent, Marc, tu es un rude guerrier! Nous avons bien mérité de nous reposer.
Mis d'excellente humeur par sa victoire, il offrit au Terrien un rafraîchissement puis l'entraîna vers un bloc sanitaire.
-Profite du confort des dieux, sourit-il.
Dans le courant de l'après-midi, Aphrodite rejoignit Marc dans la pièce principale. Désignant le paysage, il murmura:
-C'est très beau ! Peut-on se baigner?
-Excellente idée! L'eau est délicieusement fraîche. Viens vite, avant que cette bougonne d'Héra ne te trouve une autre occupation.
Sur la berge du lac, ils se dévêtirent. Aphrodite plongea la première, émergeant de l'onde à quelque distance. Elle leva les bras, faisant signe à son amant de la rejoindre. Un très joli tableau. Marc perçut un appel de Ray:
-Je n'aime pas cela! Pour y aller, tu vas enlever ta ceinture. Je ne sais ce que trament tes faux dieux, mais ils tiennent de longs conciliabules, en l'absence de Zeus et d'Aphrodite. Je vais tenter de visiter le poste de pilotage de l'astronef.
-Sois prudent! Il existe sans doute des systèmes de sécurité.
Aphrodite appelait à nouveau, belle, tentatrice. Comment lui résister?
CHAPITRE VII
Une nouvelle aube se levait. Marc rejoignit Ray dans la pièce principale d'un pas mal assuré.
-À ce rythme, ironisa l'androïde, je serai contraint de te ramener à l'astronef avant la fin de la semaine ! Je ne sais si le général appréciera cette forme d'épuisement.
-Sois sérieux, bougonna Marc. Qu'as-tu déniché dans le vaisseau?
-J'ai pu parvenir à ce qui m'a paru être le poste de pilotage. Tout est tellement différent de notre technologie qu'il m'a été impossible d'établir la moindre corrélation, mais à la poussière qui s'est accumulée, il semble que l'endroit n'a pas été fréquenté depuis des années. En outre, la coque a beaucoup souffert. Elle est percée en plusieurs endroits.
L'arrivée d'Héra, suivie d'Arès et d'Héphaïstos, interrompit leur dialogue.
-Placez-vous contre le mur, ordonna la femme en dirigeant vers eux son cube noir.
Les deux autres dieux pénétrèrent dans la chambre de Zeus, ce qui entraîna des exclamations et des cris. Nésa et Alca sortirent en pleurant, leur tunique à la main. Zeus n'avait guère fière allure, le visage bouffi et les cheveux ébouriffés. Héra lui lança un regard chargé de mépris.
-Que signifie cette plaisanterie? grogna-t-il en portant la main à son médaillon.
-Inutile, sourit Héra. Héphaïstos a découvert le code pour le neutraliser.
Celui dont il était question reparut, tirant par le bras Aphrodite qui protestait vigoureusement. Il la poussa avec brusquerie et elle atterrit dans les bras de Marc, lequel dut la soutenir.
-Que voulez-vous? hurla Zeus.
-Te punir, rétorqua Héra d'une voix glaciale. Par ta faute, nous sommes condamnés à mourir sur cette planète. Nous sommes lassés de te voir te conduire en irresponsable. Depuis des dizaines de siècles, tu joues les coqs de basse-cour, croyant que ces pauvres imbéciles succombent à ton charme personnel, alors qu'il n'en est rien ! Elles t'admirent et cèdent à tes caprices, non pour tes minables prouesses sexuelles, mais parce qu'elles croient que tu es un dieu. T'es-tu jamais demandé ce qu'elles auraient voulu voir?
Désignant Nésa et Alca, peureusement blotties contre le mur, Héra poursuivit :
-Si elles en avaient eu la possibilité, elles auraient choisi un solide berger qui leur aurait fait une kyrielle d'enfants, les aurait sans doute battues mais auprès duquel elles auraient eu l'espoir de terminer leur vie. Avec toi, elles savent que l'aventure ne peut être que brève. Pour toute récompense, tu ne leur offriras que l'oubli!
-Leur avenir est assuré, protesta faiblement Zeus.
-Belle perspective! Être enfermées dans un temple et jouer les vestales amnésiques! Maintenant elles vont pouvoir juger la piètre créature qu'elles admiraient.
-Qu'as-tu imaginé?
Un sourire glacé étira les lèvres d'Héra.
-Nous allons t'offrir le moyen de prouver tes capacités réelles. Avec tes amis, tu vas être déposé sur une île déserte. Nous verrons si tu survivras longtemps au milieu d'une nature hostile. Nésa et Alca pourront noter toutes les étapes de ta déchéance.
-Tu es folle, je refuse ! clama Zeus.
Il voulut avancer d'un pas. Un éclair bleuté jaillit du cube. Comme frappé à l'estomac, Zeus s'immobilisa, se plia en deux.
-Inutile de protester, fit Héra avec une froide satisfaction. Tu me procureras seulement le plaisir de recommencer.
Se tournant vers Aphrodite, elle continua:
-Tu subiras le même sort ! Tu t'es conduite comme une nymphomane sans pudeur. Nous sommes curieux de voir en combien de temps ton admirateur découvrira la supercherie. Nous attendrons avec impatience le jour où il t'infligera ta première correction !
-Non, Héra, supplia Aphrodite, tu ne peux pas nous infliger cela. Nous sommes de la même race !
Son interlocutrice haussa les épaules, puis s'adressa à Arès et Héphaïstos :
-Embarquez-les dans le module de transport!
La discussion s'étant déroulée dans leur langue chantante, Marc et Ray avaient feint de ne rien comprendre. À dire vrai, les mobiles d'Héra leur échappaient et ils n'avaient guère à se forcer pour jouer les étonnés.
Ils s'installèrent donc dans le véhicule, qui décolla aussitôt la porte refermée. Le voyage dura plus d'une heure. Les prisonniers étaient surveillés par Héra, qui braquait toujours sur eux son cube noir.
Enfin, l'appareil se posa. Les passagers débarquèrent sur une plage de sable très blanc, léché par les vagues. Cinquante mètres plus loin commençait la forêt.
-Voilà votre paradis, ironisa Héra. Nous viendrons vous rendre visite de temps à autre.
Aphrodite tendit les bras vers Héphaïstos.
-Tu ne peux pas m'abandonner ainsi! Souviens-toi! Je te promets d'être toute à toi, rien qu'à toi !
Le dieu parut hésiter, ému par la beauté de celle qui l'implorait.
-Il suffit, jeta Héra. Rappelle-toi de sa conduite passée.
Elle poussa Héphaïstos vers la navette tandis qu'Arès lançait deux épées sur le sol.
-Vous êtes de vaillants guerriers, il est juste que vous conserviez vos armes. Elles vous permettront au moins d'abréger vos souffrances.
L'engin décolla enfin et ne fut bientôt plus qu'un minuscule point sur l'horizon. Accablés, Zeus et Aphrodite se laissèrent tomber sur le sable.
Où sommes? nous émit Marc.
-Mille deux cents kilomètres au sud-ouest du continent, pratiquement sur l'équateur. Veux-tu que j'appelle le module ?
-Qui sait si ce n'est pas une comédie que nous jouent ces curieux dieux?
Il alla ramasser son glaive et lança :
-Si je comprends bien, nous voilà réduits à nos seules ressources.
Sans paraître remarquer les regards mornes de Zeus et Aphrodite, il reprit :
-Il nous faut d'abord trouver de l'eau. Il fait chaud et j'avoue que je boirais bien volontiers.
Nésa et Alca le fixèrent avec intérêt. L'attitude de leur seigneur les déconcertait et les décevait. Marc désigna un amoncellement de rochers qui fermait la plage à une centaine de mètres de là.
-Essayons de ce côté.
Il se mit en route, aussitôt imité par les deux filles. Les malheureux dieux hésitèrent un instant puis, résignés, suivirent le mouvement.
Marc éclata d'un rire joyeux en découvrant le petit ruisseau qui cascadait entre les blocs de pierres pour se perdre dans l'océan. L'eau était fraîche, agréable de goût. Zeus et Aphrodite s'agenouillèrent avec difficulté et burent maladroitement dans leurs mains.
-Maintenant, proposa Marc, je crois que nous devrions nous préoccuper du ravitaillement. Ray et moi allons explorer le bord de l'océan. En général, c'est l'endroit où on a le plus de chances de trouver de la nourriture. Pendant ce temps, ramassez du bois sec.
Alca acquiesça avec un sourire. Les Terriens s'éloignèrent un peu avant de se glisser dans l'eau limpide.
-Vois s'il y a des poissons, les fonds rocheux devraient être favorables, émit Marc.
Ils nagèrent un moment, décrivant des cercles. Soudain, Ray plongea. Il descendit à une vingtaine de mètres de profondeur, disparaissant à la vue de Marc. Lorsqu'il reparut, il tenait dans chaque mains un crustacé ressemblant à un très gros homard.
-Reste à savoir, émit-il, si ces bestioles sont comestibles.
-C'est probable. Regarde Alca sur la plage.
La jeune fille, à la vue du résultat de la pêche, battait des mains, le visage radieux.
-Comment faire du feu? s'inquiéta Marc. Tu ne peux utiliser une de tes grenades incendiaires.
-J'ai conservé dans mes mémoires un procédé observé sur une planète au stade de la préhistoire.
Tandis que Marc, aidé des indigènes, disposait deux grosses pierres plates pour préparer le foyer, Ray tailla avec son épée un bout de bois en pointe puis creusa une petite excavation dans un tronc. Après avoir disposé des feuilles très sèches, il y fit tourner le bâton à toute vitesse. Il est probable que seule la rapidité électronique permit à une minuscule étincelle de jaillir.
L'exploit fut salué par des cris de joie d'Alca. Tandis que le feu, entre les pierres, commençait à rougeoyer, elle saisit l'arme de Marc et, d'un geste précis, coupa les deux crustacés dans le sens de la longueur. Elle disposa les moitiés sur les braises et souffla avec vigueur pour attiser la flamme.
Le homard grillé était un mets succulent. Marc rejeta une pince proprement décortiquée avec un soupir d'aise.
-Alca, tu es un admirable cordon-bleu. Je te nomme responsable des cuisines.
Zeus et Aphrodite n'avaient que peu participé au festin, gênés qu'ils étaient de manger avec leurs doigts. Attirés par l'odeur, quelques oiseaux ressemblant à de grosses mouettes mais au plumage d'un joli pourpre tournaient autour des dîneurs. Marc lança un morceau de chair à une bonne distance. Un des volatiles, moins craintif que les autres, vint l'avaler. Apparemment satisfait, il picora les débris de carcasse que son bec puissant brisait sans difficulté. Il fut bientôt rejoint par ses congénères qui entreprirent de liquider les restes des humains.
-Pourquoi faire venir ces bêtes? questionna Aphrodite dont le regard traduisait une certaine crainte.
-J'ignore combien de temps nous resterons ici, rétorqua Marc. Comme je ne pense pas que tu insistes pour pratiquer un nettoyage quotidien, je crois qu'il est utile d'avoir des auxiliaires bénévoles qui se chargeront d'éliminer les déchets. Maintenant, nous devrions penser à édifier des abris pour la nuit !
Il avança vers l'orée de la forêt. Le sous-bois était constitué par de grandes fougères poussant sous la ramure. Marc tendit son épée à Nésa.
-Dégagez un espace autour de ces trois arbres. Avec Ray, je vais couper des branches afin de construire des huttes.
Au soir, Marc contempla avec satisfaction son ouvrage. Trois petites cabanes faites de branchages entrelacés se dressaient, prenant appui sur les troncs des arbres. À dire vrai, Ray avait accompli la plus grande partie de la besogne, utilisant sans vergogne son laser digital lorsqu'il était certain de ne pas être observé. Les fougères coupées tapissaient le sol des maisonnettes, constituant une ébauche de lit.
De plus, Ray avait eu la chance de surprendre une sorte de gros lièvre qui maintenant rôtissait sous la surveillance attentive d'Alca.
Le dîner terminé, chacun se retira chez lui. Si Aphrodite suivit naturellement Marc, Alca et Nésa hésitèrent avant de rejoindre Zeus. Elles lançaient des regards en direction de Ray resté assis auprès du feu.
Marc s'allongea sur les fougères et attira Aphrodite près de lui. Cette dernière hésita puis se laissa aller contre le corps de son amant.
-J'ai peur, murmura-t-elle.
-Ne crains rien, Ray monte la garde, répondit Marc.
Ses mains couraient, légères, sur la peau satinée, provoquant de petits frissons. Aphrodite, d'abord crispée, se détendit et se rapprocha de lui.
CHAPITRE VIII
Au lever du jour, Marc retrouva Ray qui revenait de la forêt. Il portait sur les épaules une curieuse antilope aux cornes effilées.
-Je l'ai surprise alors qu'elle se désaltérait au ruisseau. J'avoue avoir utilisé mon laser, mais j'ai effacé les traces avec cet épieu. Nul ne pourra découvrir la supercherie.
Alca sortit à ce moment de sa hutte. Elle sourit en voyant le cadavre de l'animal. À grand renfort de gestes, elle appela Nésa. À l'aide de l'épée de Ray, toutes deux commencèrent à dépouiller la bête.
-Elles ont reçu une excellente éducation, émit ironiquement Marc, et se débrouilleront très bien sans nous. Pendant ce temps, allons renouveler la provision de bois ; nous en profiterons pour explorer les alentours. Si Héra a choisi cette île, c'est sûrement qu'elle cache un danger.
Ils marchèrent plus d'une heure, décrivant un large cercle. Dans une clairière, ils virent des arbres qui ressemblaient à des cocotiers. De gros fruits noirs étaient groupés sous les feuilles à une dizaine de mètres de hauteur. Utilisant ses antigrav, Ray effectua une cueillette.
Une rapide analyse lui permit de conclure :
-Aucune substance toxique.
Sur le chemin du retour, ils perçurent une agréable odeur de viande grillée.
-Dépêchons-nous, sinon le rôti sera brûlé !
Ray retint Marc à l'instant où il allait s'élancer. Du doigt, il désigna une forme aux aguets, dissimulée dans les fougères. Lentement, les deux Terriens avancèrent, se coulant dans la végétation, évitant le moindre bruit. Ray avait posé ses noix de coco et étreignait son épieu, tandis que Marc avait tiré son épée.
L'animal ressemblait à une panthère dont la fourrure aurait été remplacée par des écailles noires. Il possédait une tête carrée, aux mâchoires garnies de crocs impressionnants, qui pointait en avant. Ses épaules étaient surmontées d'ergots ressemblants aux crocs. Ainsi, une vision rapide pouvait faire croire à l'existence de trois gueules !
-Comment agissons-nous? demanda psychiquement Ray.
-Je vais attirer son attention sur la droite. Cela devrait te donner la possibilité de l'attaquer par-derrière et de lui planter ton épieu dans la nuque.
-Augmente la puissance de ton écran. Nous ignorons tout de cette bête.
Marc se mit en mouvement sans chercher à éviter le bruit. Il n'était plus qu'à une dizaine de mètres du fauve. Ce dernier se tourna, retroussant les babines, découvrant une denture impressionnante. Un curieux feulement sortit de sa gorge. Il avança lentement, le ventre traînant par terre. Lorsqu'il ne fut plus qu'à trois mètres de sa proie, il s'immobilisa, rassemblant ses forces pour bondir. Le Terrien se campa solidement sur ses jambes, l'épée en avant, attendant le choc.
La rapidité et la puissance du saut le surprirent pourtant. Il ressentit un choc violent au niveau du bras, et l'impact le renversa. Il redressa très vite la tête. L'animal était à terre à deux pas de lui, l'épée fichée jusqu'à la garde à la base du cou. Il poussa un rugissement douloureux; ses yeux sombres luisaient de colère. Il voulut bondir à nouveau, mais l'épieu de Ray le cloua au sol. L'androïde pesa de tout son poids, faisant pénétrer le bois de plusieurs centimètres dans la terre. Ray était furieux: la brusquerie de l'attaque l'avait surpris, et il n'avait pu frapper avant que la bête ne s'élança sur son ami.
Après un ultime râle, le monstre s'immobilisa. Ray aida Marc à se relever puis récupéra les armes.
-Qu'en faisons-nous? demanda-t-il en désignant le cadavre.
-Apporte-le au camp, nos amis connaissent peut-être cette engeance.
Ils retrouvèrent les deux jeunes filles peureusement serrées autour de Zeus et d'Aphrodite, qui ne paraissaient guère plus rassurés.
-Pourquoi nous avoir abandonnés sans défense ? lança Aphrodite avec acrimonie. Il y a un fauve qui rôde alentour.
L'apparition de Ray portant le corps de l'animal sur les épaules provoqua un moment de stupeur.
-Un ritox, murmura Alca en lançant un regard admiratif aux Terriens. Il est dit que seuls les plus braves peuvent les vaincre.
-Aurais-tu douté de notre courage? ironisa Marc. Où en est le repas?
Ce rappel aux besognes ménagères incita les indigènes à courir vers la broche. Par chance, le rôti n'était pas calciné. Alca tailla avec l'épée de larges tranches de viande qu'elle disposa sur de grandes feuilles.
Marc mangea de bon appétit, tout en remarquant que l'antilope avait été soigneusement découpée et les quartiers suspendus au-dessus d'un feu de bois vert. Celui-ci produisait une abondante fumée que le vent du large dissipait rapidement. Les entrailles avaient été rassemblées dans un coin de la plage, et les mouettes pourpres en grand nombre achevaient le nettoyage.
-Ces filles sont d'excellentes auxiliaires, bien agréables à emmener en camping, émit Marc.
Zeus et Aphrodite se débattaient avec leur part de rôti dans laquelle ils mordaient maladroitement.
-Attention, prévint Ray, le module revient !
Effectivement, l'appareil se posa sur la plage trois minutes plus tard. Héra sauta à terre, suivie d'Arès. Tous deux portaient une tenue de cosmonaute. Avec surprise, Héra découvrit les cabanes. Elle lança à ses compatriotes :
-Je venais admirer votre installation. Vous avez moins mauvaise mine que je ne l'espérais.
-Voulez-vous partager notre repas? demanda Marc avec une pointe d'ironie. La chair est excellente.
Héra afficha une moue dégoûtée.
-Non, merci, mais je t'apporte un présent.
Elle tira de sa poche un fouet à manche court prolongé par six lanières de similicuir.
-Si Aphrodite refuse de t'obéir, je t'engage à t'en servir. Tu verras, elle adorera se prosterner devant toi.
Marc saisit l'objet avec un sourire et répondit:
-J'ai également une offrande à vous faire.
Il alla chercher le cadavre du ritox et te lança aux pieds d'Héra qui poussa un cri, fascinée par la gueule du monstre.
-Tu...tu l'as tué?
-Nous étions deux et ce ne fut guère facile !
La déesse retrouva sa morgue pour riposter:
-Ce n'était qu'une première épreuve. Attendez les autres!
Arès sur les talons, elle regagna la navette qui décolla aussitôt.
-Les dieux sont bien difficiles à comprendre, soupira Marc.
Aphrodite approcha de lui et dit d'une voix mal assurée, en désignant le fouet qu'il avait passé à sa ceinture.
-Naturellement, Héra plaisantait quand elle parlait de me battre.
-Je ne crois pas que l'humour soit une de ses qualités.
-Tu ne comptes pas l'utiliser?
-Qui sait? rétorqua Marc en s'éloignant, laissant Aphrodite perplexe.
Ray et lui passèrent leur après-midi à bricoler. Ayant découvert de gros bambous creux, ils taillèrent des gobelets. L'androïde émit mentalement :
-Le manche du fouet dissimule un appareil qui ressemble fort à un émetteur radio. Héra peut ainsi surprendre toutes les conversations. Veux-tu que je le détruise ?
-Inutile d'attiser sa méfiance, il suffira d'être prudents.
-Comptes-tu rester longtemps à jouer les vacanciers?
-Encore un jour ou deux. Regarde Zeus et Aphrodite. Leur résistance se désagrège à vue d'oeil. Ils seront bientôt mûrs pour les confidences.
-Espérons qu'Héra ne nous réserve pas trop de mauvaises surprises.
Un peu avant la tombée de la nuit, Alca entreprit de ranimer le feu pour préparer les grillades. Elle avait découpé d'épaisses tranches de viande et attendit que les braises se forment.
Le module revint à cet instant. Héra parut sur le seuil de la carlingue. Elle tenait à la main un gros bocal de verre rempli d'une matière brune.
-Je m'en voudrais de troubler ce barbecue champêtre. Je vous apporte un cadeau qui égayera vos nuits.
Elle lança le récipient sur le sol où il se brisa. Plus d'une centaine de scolopendres s'en échappèrent. Ils mesuraient bien vingt centimètres de long, avec des anneaux alternativement jaunes et bruns. Le corps était terminé par une pince impressionnante.
Satisfaite de la surprise inquiète qu'elle avait provoquée, Héra s'engouffra dans l'habitacle. L'appareil décolla avec rapidité. Alca, apeurée, saisit le bras de Ray et désigna les scolopendres.
-Attention ! Leurs morsures ne sont pas mortelles mais horriblement douloureuses, et elles peuvent rendre malade.
Plus naïve, Nésa se jeta aux genoux de Zeus.
-Je t'en supplie, père des dieux, ne nous impose pas cette épreuve et fais-les disparaître.
Bien embarrassé, le dieu jeta un regard inquiet sur les bestioles qui se répandaient dans toutes les directions, à la recherche d'une proie, obligeant les humains à reculer.
-Réfugiez-vous à la limite des vagues, ordonna Marc. Ils ne vous y poursuivront pas.
-Nous ne pouvons pas dormir dans l'eau, geignit Aphrodite.
-Laissez-moi réfléchir, répondit Marc.
Déjà, Ray s'efforçait de creuser un fossé dans le sable.
-Il faut les empêcher d'atteindre les huttes, sinon ils se dissimuleront dans les branchages et nous aurons beaucoup de peine à les repérer.
Sans répondre, Marc courut vers le feu d'où s'élevait une mauvaise odeur de brûlé. Il en retira deux parts de viande en train de carboniser et y découpa plusieurs morceaux. Il repéra ensuite une mouette pourpre qui tournoyait au-dessus des cabanes puis lança un fragment de chair sur le sable. L'oiseau plongea et le goba avec promptitude. Marc recommença la manoeuvre, mais cette fois l'appât atterrit à quelques centimètres d'un scolopendre. Le volatile avala la viande et découvrit l'animal dont les multiples pattes s'agitaient. Aussitôt, la mouette allongea le cou et cette proie inespérée disparut dans son gosier. Le mets sembla lui plaire car elle se mit à explorer le sable avec de petits cris. Trois mille-pattes de plus subirent le sort de leur congénère en dix secondes.
Alertés par les piaulements, d'autres oiseaux arrivèrent bientôt. Ils commencèrent à picorer avec vivacité. Marc rejoignit ses amis dans leur bain de pied forcé.
-Voilà, sourit-il. Il nous suffit d'attendre que le ménage soit fait. Ce ne sera pas long, si j'en juge par le nombre de coups de bec.
Effectivement, moins de dix minutes plus tard, les mouettes s'envolaient, laissant derrière elles une plage nettoyée.
-Belle solution écologique à un problème irritant, ironisa Ray.
La nuit tombée, lorsque Marc pénétra dans sa hutte, il trouva Aphrodite recroquevillée en chien de fusil. En la prenant dans ses bras, il sentit qu'elle tremblait. Elle laissa aller sa tête sur l'épaule de son amant, murmurant :
-J'ai peur! Ce fauve, ces scolopendres, cette nature hostile...
-Que peux-tu craindre ? Tu es une déesse et les habitants de l'Olympe sont immortels.
-Je ne suis pas..., débuta Aphrodite, mais elle se ravisa aussitôt. Je ne suis que la déesse de l'amour, non celle de la chasse ou de la guerre.
-C'est toi qui as la meilleure part, se moqua Marc en laissant courir ses mains sous la légère tunique.
La jeune femme se raidit.
-Non, pas ce soir, je suis fatiguée. Les humains ne pensent-ils donc qu'à ça?
-Tous n'ont pas le bonheur de tenir une déesse entre leurs bras.
Ses caresses se firent plus précises, plus insistantes. Aphrodite soupira, se détendit et lui offrit ses lèvres. Avant de se laisser entraîner par le plaisir, Marc perçut la pensée de Ray, en proie à une vive inquiétude.
-Marc, j'ai un problème. Alca vient de se glisser dans ma cabane, avec une idée très précise de ce qu'elle veut. Apparemment, Zeus a perdu beaucoup de son charme.
-C'est logique! Ta victoire sur le ritox t'auréole d'un nouveau prestige. Surtout ne la déçois pas.
-Et si Zeus s'en aperçoit?
-Ça minera un peu plus son moral, ce qui ne peut que le mener sur la voie des confidences. Dis-toi que tu te dévoues pour le bien du Service !
CHAPITRE IX
Marc et Ray ramassaient du bois mort dans la forêt. Marc avait laissé son fouet sur la plage afin de pouvoir causer avec son ami en toute tranquillité.
-Si notre séjour doit se prolonger, mieux vaudrait abattre quelques arbres pour leur laisser le temps de sécher, remarqua Ray.
-Je ne sais si la situation s'éternisera. As-tu passé une bonne nuit ?
-À peine Alca avait-elle quitté ma cabane que Nésa l'a remplacée. J'ai donc dû m'occuper d'elle aussi.
Marc éclata d'un rire joyeux.
-Tu deviens le héros mythologique. Je comprends pourquoi Zeus arborait ce matin une mine sinistre. Il n'est guère plaisant pour un dieu de perdre son auréole de puissance.
-Tu n’as pas passé une mauvaise nuit, à ce que j'ai entendu. Qu'avais-tu besoin de faire autant de bruit?
-Je tenais à ce que cette chère Héra, grâce à son émetteur, bénéficie de nos ébats. J'espère l'énerver jusqu'à ce qu'elle commette une erreur.
-Je n'aime guère te voir tirer la moustache d'un tigre, grogna Ray. Cette charmante dame dispose certainement des moyens nécessaires pour nous anéantir.
-C'est probable, mais je ne pense pas qu'elle ait le courage de tuer elle-même. C'est pourquoi elle utilise des moyens indirects.
-C'est beau l'intuition, mais je préfère des certitudes.
Alors qu'ils approchaient du campement, des hurlements de frayeur vrillèrent leurs tympans. Ils sortirent du bois en courant et s'immobilisèrent devant le spectacle qui se présentait à leurs yeux.
De l'océan émergeait une sorte de calamar géant, de la taille d'un boeuf. Il avançait lentement, agitant ses tentacules. Ceux-ci portaient un renflement sombre dont la forme évoquait une tête hideuse.
Au centre du corps s'ouvrait un orifice surmonté d'un bec corné. Ray tenta de rassurer les deux jeunes filles qui, avec ensemble, s'étaient précipitées vers lui, sentant instinctivement qu'il serait plus efficace que le malheureux Zeus aussi livide et tremblant qu'elles.
-Du calme, ordonna-t-il sèchement. Ce monstre ne doit guère aimer le sable sec. Reculez lentement vers les huttes. Si besoin, nous nous réfugierons dans la forêt, où il lui sera difficile de nous poursuivre.
Cette affirmation s'avéra fausse. Lentement, mais inexorablement, l'animal avançait vers le groupe des humains qu'il avait flairé. Marc évalua sa vitesse de progression, qui laissait un répit. Bien vite, sa décision fut prise.
-Activez le feu ! cria-t-il.
Donnant l'exemple, il souffla vigoureusement sur les braises, plaçant au-dessus les branches les plus longues. Ray, qui avait compris la manoeuvre, le seconda avec son efficacité coutumière. Ils disposèrent bien vite d'un bon nombre de tisons.
Ramassant des tiges à l'extrémité embrasée, Marc se dirigea vers le calamar. Pressentant un danger, ce dernier dressa ses tentacules, comme un dragon à huit têtes.
Marc lança un premier brandon qui atteignit un des deux yeux globuleux surmontant la bouche. Furieuse, la bête battit l'air de ses tentacules; elle cessa néanmoins d'avancer. Ray entreprit de l'entourer de foyers, tandis que Marc poursuivait son bombardement. Deux projectiles furent écartés par les membres mais un troisième atteignit la gueule et le bec, faisant reculer le monstre dont le corps passa sur le feu allumé par Ray.
La douleur fut telle qu'il s'élança en avant, dans un mouvement si brusque qu'un des tentacules heurta Marc avec violence, l'envoyant bouler sur le sable. Étourdi par le choc, le Terrien mit plusieurs secondes à se relever. Quand il retrouva ses esprits, ce fut pour voir un long serpent s'abaisser sur lui et encercler son torse. Il avait la grosseur d'un bras et une puissance terrible. Malgré son écran protecteur, Marc éprouva des difficultés à respirer. Il parvint pourtant à saisir son épée et frappa à coups redoublés, entaillant la chair, faisant jaillir un liquide rosé d'odeur désagréable.
Ray avait vu ce qui se passait. Ramassant les derniers brandons, il les lança avec force. L'un d'eux se ficha profondément dans l'oeil déjà blessé de la créature. Puis, de furieux coups de glaive tranchèrent le tentacule qui emprisonnait Marc. Tandis que ce dernier reculait pour se débarrasser du lasso de chair qui l'étreignait encore, le poulpe tenta d'attraper Ray. Il finit par y parvenir, voulut attirer l'androïde vers son bec ; autant vouloir ébranler un roc !
Surmontant sa frayeur, Alca apporta de nouveau tisons que Marc envoya sur le monstre visant, toujours l'orifice buccal. Pendant ce temps, Ray se démenant comme un beau diable, sectionnait enfin les deux tentacules qui l'entravaient.
-Si ça continue, je vais devoir utiliser mon laser, émit-il.
-Attends encore, il faiblit.
Le liquide rosé coulait en abondance des plaies, mais si les mouvements étaient moins rapides, ils étaient encore puissants. Marc esquiva de justesse une attaque et frappa de toutes ses forces sur le renflement en forme de tête, causant une large plaie. Cette extrémité devait renfermer un organe sensitif car le membre se rétracta avec vivacité.
Ray bondit sur le côté pour planter son glaive jusqu'à la garde dans le corps de la bête puis, développant toute sa force, il poussa, créant une brèche de plus d'un mètre de long dans l'abdomen. Malheureusement, l'androïde ne put profiter de son avantage : le calmar lança un tentacule vers lui, projetant son adversaire à cinq mètres de là.
Devenu prudent, l'animal continua cependant d'observer Marc de son oeil encore ouvert, hésitant à poursuivre son avance. Le Terrien surveillait ses membres, attendant la possibilité de frapper. Quelques mouettes pourpres, alléchées par l'odeur épouvantable qui se dégageait des viscères, tournaient autour des combattants. Soudain, un oiseau plongea vers la créature. D'un coup de bec, il arracha un morceau de chair et il reprit son vol. Bien vite, d'autres l'imitèrent, et ce fut un incessant ballet ponctué de cris aigus. Dévoré vivant, le monstre ramena à lui les tentacules qui lui restaient pour tenter de protéger son abdomen.
Ray se releva, non sans émettre mentalement :
-J'ai reçu une rude secousse. Jamais je n'aurais imaginé que cette bestiole possédait une telle force ! Profitons de ce que nos amies les mouettes nous aident pour l'achever.
Ramassant son épieu, il se rua sur le calmar dont le bec n'était plus entouré des membres, tous ramenés en arrière. La pointe pénétra dans l'oeil encore ouvert. L'androïde pesa de tout son poids, l'enfonçant de plus d'un mètre. Il se rejeta ensuite en arrière d'un bond, évitant de justesse le fouet d'un tentacule. Marc profita de l'occasion pour en sectionner l'extrémité, qui tomba sur le sable.
Cette fois, la fin approchait. Des spasmes violents agitèrent la monstrueuse carcasse. Les tentacules se dressèrent vers le ciel comme pour émettre une ultime menace puis retombèrent un à un, inertes. Les oiseaux n'attendirent pas l'immobilité complète pour poursuivre leur festin. Ils étaient si nombreux qu'il était difficile d'imaginer qu'ils nichaient tous sur l'île.
Avec inquiétude, Marc se demanda ce qu'il adviendrait si l'un de ses compagnons était blessé. Nul doute que ces charmants volatiles le dévoreraient vivant. Même Ray ne pourrait en venir à bout !
Le Terrien rejoignit le petit groupe. Il se sentait épuisé, et ses muscles froissés par l'étreinte de l'animal le faisaient souffrir. Il s'assit lourdement sur le sable, essuyant son front ruisselant de sueur. Zeus était encore gris de peur et Aphrodite, paralysée, ne pouvait masquer un fort tremblement.
-Horrible, murmura-t-elle. Comment un tel être peut-il exister?
Alca et Nésa se précipitèrent pour entourer Ray et lui témoigner leur admiration. Nésa courut au ruisseau emplir des gobelets qu'elle tendit aux combattants avec de grands sourires. Elle montra beaucoup moins d'empressement quand Zeus réclama à son tour de l'eau.
Soudain, les mouettes s'envolèrent. Leur nombre était si grand que le soleil fut un instant masqué. L'explication de cette fuite ne tarda pas à apparaître. Le module se posa sur la plage. Arès et Héra en descendirent, tout sourire dehors.
-J'ai su que vous rencontriez une petite difficulté, ironisa Héra, et je venais me renseigner.
L'émetteur lui avait évidemment transmis les cris et hurlements. Marc salua la déesse et répondit :
-Nous avons résolu notre problème; il était inutile de vous déranger.
Du menton, il désigna le cadavre déchiqueté du calmar géant. Le sourire disparut du visage d'Héra qui fut secouée d'un haut-le-corps. Elle se détourna avec brusquerie pour masquer la nausée qui lui tordait l'estomac. Lorsqu'elle lui fit à nouveau face, Marc vit une larme perler à ses cils. Arès, les yeux arrondis par la stupéfaction, fixait encore le monstre.
Héra retrouva rapidement son sang-froid et dévisagea ses deux compatriotes. Elle parla dans leur langue :
-Vous avez beaucoup de chance. Ces primitifs ont un courage et une faculté d'adaptation que j'avais mésestimés. Ils n’hésitent pas à prendre tous les risques pour préserver vos misérables existences. Ils vous respectent encore trop pour vous juger à votre réelle valeur. Aphrodite bénéficie même chaque soir d'une révoltante récompense. Je reconnais avoir commis une erreur en organisant votre séjour sur cette île, mais nous allons changer tout cela. Les vacances sont terminées !
-Qu'as-tu encore inventé? interrogea Zeus, inquiet.
-Je te laisse la surprise de la découverte.
Sortant un cube noir de la poche de sa combinaison, elle en menaça le groupe.
-Tendez vos poignets, Arès va vous attacher.
Rapidement, les prisonniers se retrouvèrent les mains liées derrière le dos. Ainsi ligotés, ils furent contraints de monter dans le module.
Tandis que l'appareil décollait, Marc émit à l'intention de Ray:
-Un monstre ressemblant à un chien à trois têtes, l'autre à une hydre, des oiseaux carnivores... Héra nous prend pour Héraclès. Je me demande quel travail elle va nous imposer. Le seul qui m'intéresserait serait de jouer Héraclès et les cent vierges...
-Je n'ai pas de programme de littérature ancienne et ne peux te donner un avis.
CHAPITRE X
Les prisonniers toujours entravés étaient regroupés dans la grande salle attenante à l'astronef. Leur attente durait depuis plus de deux heures, Héra et Arès s'étant éclipsés immédiatement après leur arrivée. Sans doute avaient-ils éprouvé le besoin d'un séjour au bloc sanitaire après avoir côtoyé le cadavre du calmar. Marc avait encore les narines imprégnées de l'épouvantable odeur. Malgré la situation inconfortable, il réfléchissait. Ray émit:
-Nous sommes attachés par des liens magnétiques que mon laser devrait pouvoir sectionner. Veux-tu que j'essaie?
-Surtout pas! Notre seul atout est qu'ils nous prennent toujours pour des autochtones. Je voudrais savoir qui ils sont et d'où ils viennent.
-Et ce qu'ils font sur Hedon ! Nos analyses n'ont révélé aucun minerai intéressant. Ils sont apparemment installés ici depuis des dizaines d'années mais n'ont développé aucune industrie.
Héra entra, escortée d'Arès et Héphaïstos. Ce dernier lança un regard rancunier à Aphrodite et Marc. Il était manifeste qu'il n'avait pas apprécié la retransmission de leurs ébats.
Sortant un fouet identique à celui qu'elle avait donné à Marc, Héra dit à Aphrodite dans son langage :
-Héphaïstos et moi trouvons que ton séjour sur l'île a été beaucoup trop agréable. Aussi, avant de vous révéler nos projets, avons-nous décidé de t'infliger une punition. Lève-toi!
Aphrodite obéit, son visage tendu trahissant son inquiétude. Malgré les épreuves, elle restait très belle dans sa courte tunique. Ses bras, ramenés en arrière, faisaient saillir sa poitrine. Héra l'examina un instant puis lui cingla les cuisses de son fouet, juste à la limite du vêtement. La surprise et la douleur arrachèrent un cri à sa victime, ce qui la fit sourire.
Les coups suivants atteignirent Aphrodite aux seins et au ventre. Marc se leva avec brusquerie, criant:
-Non ! S'il faut vous venger, punissez-moi !
-Reste tranquille, grogna Héphaïstos en dirigeant vers lui un cube noir.
Un éclair bleu en jaillit. Malgré son écran protecteur, Marc eut la sensation de heurter un mur. Des larmes brouillèrent sa vue et du sang coula de sa narine gauche. Pourtant, en dépit de la douleur, il alla se placer devant Aphrodite.
Héra leva son fouet mais il n'esquissa pas un geste. La déesse demeura un instant immobile avant de murmurer :
-Pourquoi fais-tu cela?
-Je n'aime pas voir malmener une femme, fût-elle une déesse.
-Frappe ! lança Héphaïstos. Nous verrons combien de temps il s'obstinera à jouer les boucliers.
Malgré l'exhortation agressive, Héra hésitait encore. Son regard bleu ne parvenait pas à faire baisser les yeux de Marc. Arès intervint sèchement dans la langue des dieux :
-Il suffit! Héra, arrête cette comédie. Cet indigène n'est nullement responsable de nos problèmes. Il serait indigne de le faire souffrir inutilement.
-Qu'il s'écarte, grogna Héphaïstos, le visage crispé par un rictus.
-Non! Je m'oppose également à ce que vous torturiez Aphrodite. J'ai accepté de vous suivre car notre situation est sans issue, mais je m'oppose aux souffrances infligées pour satisfaire vos petites rancoeurs personnelles.
Héra laissa retomber son bras, paraissant soudain très lasse.
-Je crois que tu as raison, Arès, murmura-t-elle. Il est ridicule de nous avilir encore plus.
Se tournant vers Zeus qui était resté tassé sur son siège, elle ajouta:
-Voilà ce que nous avons décidé. Un peu avant l'aube, nous vous déposerons devant la porte d'Athei. Les habitants vous accueilleront avec empressement car Achis a été prévenu de votre arrivée.
Éclatant d'un rire grinçant, elle poursuivit:
-Ils vont avoir bien besoin de la protection des dieux! À l'instigation d'Arès, qui est apparu à leur grand prêtre, les chefs de Sparkos ont décidé la guerre : leur armée marche déjà sur Athei. Avant de disparaître, Arès tenait à participer à un grand combat. Lorsque les habitants d'Athei seront écrasés, nous verrons avec curiosité le sort qu'ils réserveront à leurs faux dieux. Si par hasard ils épargnaient vos vies, ceux de Sparkos ne commettraient certainement pas la même erreur! Nous reviendrons ensuite ici, où nous activerons le processus d'auto-destruction de l'astronef.
-Mais pourquoi voulez-vous mourir? pleurnicha Zeus. Nous avons encore un grand nombre d'années à vivre!
-Appelles-tu vivre que de rester ainsi dans un univers clos, privés de tout contact, avec pour seule distraction te voir jouer les barbons lubriques ou entendre les cris de chienne en chaleur que pousse Aphrodite! Plus intelligente que nous, Athéna avait jugé la situation et pris sa décision...
-Je connais et je comprends votre position, mais pourquoi nous entraîner dans la mort, Aphrodite et moi, alors que nous ne le désirons pas?
Un sourire fatigué se dessina sur les lèvres d'Héra.
-Souviens-toi, lors de notre premier départ, nous avons tous promis d'être solidaires. C'est toi qui avais insisté sur l'importance de ce serment !
Zeus tenta de protester, mais Héra l'interrompit :
-Notre destin est en marche, inutile d'insister! Dans deux jours, Hedon verra l'anéantissement de dieux qui n'auraient jamais dû vivre sur ce monde. Je te laisse expliquer la situation aux indigènes si tu en as le courage.
Elle allait se retirer quand Marc intervint :
-Puissante déesse, si ton courroux est apaisé, crois-tu nécessaire de nous laisser ainsi attachés? Je ne sens plus mes doigts et mes épaules me font souffrir.
-C'est juste! Arès vous déliera et vous pourrez même profiter du bloc sanitaire. Les dieux et leurs protégés doivent apparaître à
Athei dans une forme resplendissante !
***
Une barre lumineuse éclairait l'est lorsque le module déposa le petit groupe sur le sol.
-Profitez des dernières heures de vie, ricana Héra à l'intention de ses compatriotes.
Arès, lui, lança à Marc avec un sourire :
-Nous nous retrouverons sur le champ de bataille. Prends garde, ce ne seront plus des armes d'entraînement et mon épée sera particulièrement tranchante !
Les humains attendirent en silence que l'engin eût décollé. Bien que lavé, vêtu d'une tunique neuve et la barbe peignée, Zeus n'avait pas fière allure. Il saisit Marc par le bras et l'attira à l'écart. D'une voix mal assurée, il expliqua la situation, sans pourtant faire allusion au suicide collectif prévu par Héra. Le Terrien prit rapidement sa décision.
-Comme le disait un de mes ancêtres, la situation est grave mais pas désespérée. Il suffit que l'armée d'Athei batte celle de Sparkos !
-Eux, ils seront appuyés par Héra, Arès et Héphaïstos.
-Que pouvons-nous craindre puisque nous avons Zeus avec nous, ironisa Marc.
Très mal à l'aise, Zeus répondit:
-Vous... vous avez pu constater que leur révolte m'a privé de mes pouvoirs.
-Nous nous contenterons de votre présence. Seulement il faut promettre de m'obéir en toutes choses.
Le mot déplut à Zeus ! Son regard brilla un instant de colère et il rétorqua sèchement :
-J'accepterai vos conseils, mais je tiens à être informé avec exactitude et...
Marc ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase :
-Dans ce cas, débrouillez-vous tout seul. Ray et moi partons tout de suite. Notre pays est fort éloigné et nous n'avons aucun intérêt à participer à un conflit entre deux cités dont le sort nous indiffère.
Aphrodite, qui s'était approchée, avait entendu la conversation. Elle s'écria :
-Tu ne peux pas nous abandonner, Marc ! Je ferai tout ce que tu voudras !
Zeus capitula aussitôt :
-Je me soumets.
-Parfait ! Vous et Aphrodite devrez rester muets en permanence. Si je vous pose une question, répondez dans votre langue.
-Mais vous ne la comprenez pas !
-Exact ! Ainsi, c'est moi qui donnerai en fait la réplique. Vos dernières paroles seront pour ordonner à Alca et Nésa le silence sur tout ce qu'elles ont vu ou entendu. Ensuite, plus un mot.
-Penses-tu réussir? demanda timidement Aphrodite.
-Je ne sais, mais vous aurez au moins une chance de sauvegarder votre vie ! Maintenant, mettons-nous en route! Tenez-vous droits! N'oubliez pas que vous êtes des dieux !
Le soleil se levait lorsqu'ils arrivèrent en vue des remparts de la ville. Une sonnerie de trompe retentit. Le roi avait placé des guetteurs chargés de repérer l'arrivée du dieu annoncé par Achis.
La porte de la cité s'ouvrit, et il en sortit un long cortège à la tête duquel marchaient le souverain et le grand prêtre. Arrivés devant Zeus, ils se prosternèrent avec un bel ensemble. Le dieu avait des dons de comédien. Devant le public, il avait retrouvé sa prestance. Les rayons du soleil naissant l'éclairaient comme des projecteurs un acteur. Il resta un long moment immobile, les bras croisés, puis avec une lenteur étudiée, il désigna Marc de la main.
-Vénéré Achis, roi Gérox, Zeus, Maître de l'Univers, me confie la charge d'être son interprète. Il souhaite être conduit au temple.
Gérox distribua des ordres et les marcheurs s'écartèrent à distance respectueuse pour laisser passer les dieux. La procession se reforma derrière eux. Ses membres étaient silencieux, impressionnés par cette venue divine. La poterne franchie, la foule devint très dense. Avec amusement, Marc vit au premier rang la plantureuse commerçante qui, par des gestes, tentait d'attirer l'attention de Ray.
-Ton admiratrice souhaite te voir, émit Marc.
-Merci ! J'espère qu'elle ne trouvera pas un moyen de se glisser jusqu'à nous. J'ai déjà assez de travail !
Arrivé au temple, Zeus gravit les marches d'un pas majestueux, se retourna et tendit les bras vers la foule qui se prosterna. Il franchit alors le péristyle pour pénétrer dans le naos. Marc encouragea Achis et Gérox à le suivre.
Rassemblant tout son courage, le grand prêtre commença :
-O Zeus, Maître de l'Univers, nous implorons ton aide. L'armée de Sparkos n'est plus qu'à un jour de marche. Nous étions dans l'angoisse mais l'espoir renaît en nous. La foudre de Zeus anéantira nos adversaires.
-Hélas! La situation est plus complexe, répondit Marc. Zeus et Aphrodite viennent vous apporter leur appui, mais Héra, Arès et Héphaïstos ont choisi de se lier à Sparkos. Or, les dieux ne peuvent se battre entre eux pour de simples querelles de mortels. Ils assistent au combat en spectateurs, se permettant seulement quelques conseils !
La nouvelle déçut Gérox. Il déclara cependant avec dignité :
-Nous lutterons de toutes nos forces, et nous nous montrerons dignes des dieux et de nos ancêtres.
Marc reprit aussitôt :
-Zeus et Aphrodite désirent rester seuls dans les appartements du grand prêtre. Que Nésa et Alca leur portent des offrandes et se retirent ensuite. Demain, ils nous accompagneront à la bataille.
Tandis qu'Achis faisait les honneurs de la maison, Zeus murmura à l'oreille de Marc, l'oeil brillant de convoitise:
-Puis-je demander à Nésa ou Alca de rester cette nuit ?
-Il n'en est pas question, grogna Marc. Cela aurait un effet déplorable. Vous êtes censé encourager les combattants, et vous représentez la guerre. Pour qu'un guerrier jouisse de son repos, il faut d'abord qu'il ait lutté !
Après avoir salué profondément, Achis se retira le dernier, à la suite des Terriens et du roi. Aphrodite approcha de la table couverte de victuailles et saisit un fruit.
-Ce n'est pas de faim que nous mourrons, ironisa-t-elle.
Zeus la regardait évoluer, s'étonnant de sa grâce et de la souplesse de son corps. Se levant de son tabouret, il l'enlaça doucement. Elle se retourna, très étonnée de ce geste. Un peu gêné, il murmura:
-On va souvent chercher très loin sans voir ce qui est évident. Depuis combien de siècles nous connaissons-nous ?
Aphrodite esquissa un pâle sourire. Elle s'appuya doucement à son compagnon, fixant sur lui ses yeux très bleus et le dévisagea comme si elle le voyait pour la première fois.
-Pourquoi l'idée ne nous est-elle jamais venue?
Elle effleura de ses lèvres le cou de Zeus.
-J'ai peur, chuchota-t-elle. Qui sait si nous ne vivons pas notre dernière journée? Serre- moi fort !
***
Du haut des remparts d'Athei, Marc observait la campagne vallonnée. Ulcis avait rejoint le petit groupe.
-Demain, la bataille se déroulera dans cette plaine, dit Gérox d'une voix sourde. J'ai pensé que les soldats lutteraient mieux sous les yeux de leurs parents. Ils savent qu'en cas de défaite, leurs familles seront vouées à la mort ou à l'esclavage. À l'aube, l'armée se rangera à la hauteur de ce bosquet, là-bas, barrant la route à l'envahisseur.
Marc réfléchissait rapidement, tentant de retrouver dans sa mémoire des schémas de batailles classiques.
-Je suppose, attaqua-t-il, que vous serez rangés sur trois ou quatre rangs de profondeur, et vos adversaires aussi.
-C'est ainsi que nous avons toujours combattu, face à face, poitrine contre poitrine.
-Si Zeus ne peut intervenir directement, il souhaite vous conseiller par ma bouche.
Désignant un bois qui limitait la partie gauche de la plaine, il ajouta:
-Zeus veut qu'Ulcis et une cinquantaine d'hommes se dissimulent cette nuit dans la forêt.
-Les dieux ne peuvent exiger de moi que je me cache comme un lâche alors que je joue le sort de ma patrie, gémit Ulcis, devenu blême.
-Au contraire, sourit Marc. Je pense qu'ils vous réserveront l'honneur de décider de la victoire. Lorsque Zeus en donnera l'ordre, vous fondrez sur les arrières de l'ennemi, désorganisant ses lignes et semant la terreur.
Cette perspective recolora le visage d'Ulcis.
-M'accompagneras-tu, Marc? Je serais heureux de lutter à tes côtés. Je sais que tu es un rude guerrier, mon bras et mon menton se ressentent encore de notre rencontre !
-Zeus m'a assigné une autre mission. Désignez dix soldats parmi les meilleurs, je prendrai leur commandement. Au moment de la bataille, nous nous porterons à l'endroit que le dieu m'indiquera. Pour l'instant, je n'en sais pas plus ! Il ne nous reste qu'à patienter...
-Nous obéirons aux dieux, conclut Gérox. En attendant, venez vous restaurer et vous reposer au palais. Achis vous fera porter vos cuirasses et vos boucliers, que nous avions conservés en souvenir de vous.
Les Terriens suivirent le roi en silence, mais Marc émit à l'intention de Ray :
-Cette nuit, tu exploreras les alentours pour t'assurer qu'Héra ne nous prépare pas un joli piège.