GENIE GENETIQUE

JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

M'La passa doucement les mains sur son ventre rebondi, là où elle sentait les membres de la petite vie qui remuait en elle. Elle désirait que ce fût un garçon. Cela ferait certainement plaisir à Xal, son compagnon. Quand elle vivait encore avec Wapt, son précédent mari, elle n'avait pu avoir d'enfant.

Puis les chasseresses étaient venues et Wapt avait disparu ainsi que plusieurs autres membres de la tribu. Elle était restée seule, avec les vieilles femmes, près d'un an, avant que Xal s'intéresse à elle et l'entraîne dans sa hutte en la traînant par les cheveux comme le voulait la coutume !

Évidemment Xal avait aussi recueilli Tor. Cela ne posait guère de problème car Xal était un grand chasseur et comme tel, avait toujours droit à une grosse part de l'animal abattu. Tor ! M'La espérait que son fils lui ressemblerait.

Elle regarda la place du village écrasée de soleil. Village était un bien grand mot pour désigner la dizaine de huttes de branchages regroupée au centre d'une vaste clairière cernée par une forêt dense ! Au milieu se dressait le foyer garni de braises rougeoyantes. Les hommes valides étaient partis à la chasse et il fallait que tout soit prêt pour faire cuire le gibier qu'ils rapporteraient.

De plus, la nuit, les flammes écartaient les bêtes sauvages, très nombreuses en cette saison. Le feu était le bien le plus précieux du village et il ne devait jamais s'éteindre car pour le rallumer il faudrait le voler une fois encore au Dieu de la montagne dont les colères étaient terribles.

M'La regarda un groupe d'enfants nus, d'âges différents, qui se disputaient un os auquel pendaient encore quelques filaments de viande. Comme toujours, Tor était seul, un peu à l'écart, près de la lisière de la forêt. C'était un enfant d'une douzaine d'années, aussi grand que ses compagnons du même âge mais plus élancé.

Devant sa hutte, Homme-Sage était assis, perdu dans ses rêveries. Il était maigre, avec des cheveux tout blancs. Non seulement, il était l'ancêtre du village mais également la mémoire collective de la petite communauté. Il connaissait les prières pour apaiser les Dieux et les plantes qui apportaient le soulagement quand la fièvre faisait délirer. Enfin il était le juste et en cas de disputes, chacun se remettait à son arbitrage.

M'La reporta son attention sur Tor et plongea dans ses souvenirs. Douze étés auparavant, le village se dressait plus à l'ouest presque au flanc de la montagne. Brutalement, un jour, le Dieu de la montagne s'était fâché. Le sol avait tremblé, des rocs monstrueux s'étaient élancés dans le ciel pour retomber très loin, écrasant tout, et un torrent de feu était descendu du sommet.

Les habitants du village avaient fui la colère du Dieu, abandonnant tout. Ils avaient fini par se regrouper dans cette clairière. Malheureusement ils avaient perdu le feu et les premières nuits avaient été très pénibles, les chasseurs devant veiller à tour de rôle pour repousser les fauves, surtout les terribles gritex, sorte de panthères à la fourrure bleue, qui effectuaient des bonds fantastiques de rapidité et de précision.

La colère du Dieu de la montagne semblant apaisée, un groupe avait décidé de retourner là-bas pour voir s'il existait encore du feu. Un peu avant d'arriver au volcan se dressait une petite colline bien ronde, couverte d'arbustes. Soudain, M'La, qui faisait partie de l'expédition, porteuse d'un panier pour recueillir le feu, avait vu dans un buisson un enfant ! Il était entièrement nu et ne semblait avoir que quelques jours. Elle l'avait ramassé et emporté.

Les chasseurs n'avaient pas protesté car l'éruption brutale avait causé beaucoup de morts parmi les vieillards et les enfants. De plus, ils eurent la chance de trouver rapidement un foyer de braises et ils purent aussitôt regagner la clairière où le nouveau village s'était installé.

M'La avait été très inquiète pour le bébé car elle n'avait pas de lait à lui donner mais elle avait tourné la difficulté en mastiquant d'abord la nourriture avant de la mettre dans la bouche de Tor. Ce régime avait été profitable au poupon car l'enfant grandit rapidement et était fort vigoureux pour son âge. Il n'avait jamais eu ni fièvre, ni maladie et toutes les égratignures qu'il se faisait se cicatrisaient toujours très rapidement.

Soudain Tor poussa un hurlement en agitant la jambe. En un éclair M'La vit le long serpent noir, repoussé par le coup de pied de l'enfant, décoller du sol pour retomber à quelques pas et disparaître aussitôt.

-Un ribac ! cria-t-elle. Tor a été mordu par un ribac.

Elle courut aussitôt vers l'enfant tandis qu'Homme-Sage, tiré de sa méditation, se précipitait également.

Là-bas, l'enfant immobile, regardait son pied devenu d'un violet sinistre. Il avait ressenti une vive douleur lorsque le serpent l'avait mordu, puis une sorte de déclic s'était produit dans sa tête et la douleur avait disparu aussitôt. Il contemplait presque avec détachement la coloration noirâtre qui progressait rapidement, atteignant déjà le mollet, il songea qu'il allait mourir. Qu'était au juste la mort? L'année dernière un de ses camarades avait été frappé par un ribac. Il était devenu tout noir et s'était effondré. Le lendemain, les chasseurs l'avaient emporté pour le déposer dans la caverne des morts la où chacun doit aller un jour !

Il entendit sa mère gémir à côté de lui.

-Homme-Sage, je t'en supplie, fais quelque chose ! Guéris-le !

Le vieillard hocha la tête et doucement posa sa main sur la femme, l'attirant vers lui pour l'empêcher de regarder la fin de l'enfant !

Il éprouvait une grande tristesse, car de tous les enfants du village, Tor était son préféré. Il le trouvait plus vif, plus ouvert que les autres, s'intéressant à tout, et il avait souhaité en faire son disciple. Hélas! les Dieux venaient d'en décider autrement en envoyant ce ribac dont la morsure ne pardonnait jamais !

Soudain il fronça ses épais sourcils en remarquant que la coloration violette qui avait maintenant dépassé le genou progressait beaucoup plus lentement.

Se croyant victime d'une illusion, il abaissa un instant ses paupières. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il dut se rendre à l'évidence. Le mal s'était arrêté à mi-cuisse, avançait d'un pouce, reculait, progressait à nouveau pour redescendre ensuite, comme si d'étranges substances, apparues brusquement dans l'organisme de l'enfant, luttaient contre l'invasion du mal.

Plusieurs minutes s'écoulèrent dans un silence impressionnant. Enfin, irrésistiblement, comme refoulé par une puissance supérieure, la coloration violette reculait, descendait la jambe pour finalement disparaître complètement.

M'La, qui sanglotait sur la poitrine d'Homme-Sage, murmura :

-Est-ce fini ?

L'homme la repoussa doucement pour saisir Tor toujours immobile.

-Petit, as-tu mal ? Que ressens-tu ? L'enfant sourit en secouant la tête.

-J'ai faim !

Homme-Sage éclata de rire.

-Va dans ma case. Tu trouveras un morceau de viande dans un filet suspendu près de l'entrée. Après une émotion pareille, tu as bien mérité une récompense.

L'enfant partit en courant comme si rien ne s'était passé.

-Comment est-ce possible ? soupira M'La.

-Tor réagit toujours très vite, marmonna Homme-Sage. Peut-être le ribac n'a-t-il pas eu le temps de lui injecter son venin ou plus probablement était-ce un vieux reptile qui n'avait plus de poison !

CHAPITRE II

L'aube blanchissait l'horizon. Une vingtaine de chasseurs entouraient le chef Cnex, solide gaillard aux muscles noueux. Une peau de fourrure ceignait ses reins, preuve qu'il avait combattu avec succès un redoutable gritex. Les autres n'étaient qu'à demi couverts de peaux de xantils, sorte d'antilopes. Les hommes avaient pour toute arme de lourdes massues en bois durci par le feu.

Les femmes et les enfants regardaient silencieusement le groupe. Les femelles craignaient toujours de ne plus revoir leurs compagnons, car les grosses antilopes avaient des cornes aiguës capables de transpercer un corps et surtout, en cette saison, les gritex chassaient indifféremment bêtes ou humains.

Les plus âgés des enfants rêvaient au moment où ils seraient enfin admis, après de rudes épreuves, à participer aux battues, ce qui ferait enfin d'eux des chasseurs avec permission de se servir de viande dans les premiers. Car telle était la loi ! Les plus forts mangeaient d'abord ! L'unique préoccupation de chaque membre de la tribu était de se nourrir. Malheureusement pour eux lorsque la chasse était mauvaise, ils devaient se coucher l'estomac vide.

Le chef Cnex leva sa massue et les chasseurs le suivirent en silence. Il conduisit sa petite troupe vers une rivière qui coulait à deux kilomètres environ, faisait une boucle et repassait à quelque distance du village.

Cnex s'arrêta brusquement et un sourire éclaira son visage carré entouré d'une barbe épaisse, en voyant une dizaine de xantils qui s'abreuvaient sans méfiance.

Après s'être assuré que le vent venait de la bonne direction, il fit signe aux chasseurs de se diviser en deux groupes de manière à encercler le troupeau.

Avec impatience, il attendit que ses hommes eussent gagné leurs positions, puis il s'avança. Commençait alors la partie la plus dangereuse de la chasse. Les animaux se sentant cernés n'hésitaient pas à charger leurs adversaires. C'étaient des bêtes magnifiques mesurant près d'un mètre cinquante au cou et pesant plus de cent kilos. Il fallait s'écarter au dernier moment et assener un coup assez fort pour briser la colonne vertébrale. La bête était achevée à coups de massue puis traînée au village où elle était dépecée. Pour cette besogne, ils ramassaient près de la rivière des coquillages longs qu'ils frottaient sur une pierre pour les aiguiser.

Il en fallait des dizaines pour dépecer un seul animal.

Soudain un chasseur se dressa et hurla en désignant un point au-delà de la rivière.

-Des chasseresses ! Des chasseresses !

Effectivement quatre silhouettes se profilaient sur l'horizon. Celles qui déclenchaient une telle panique étaient des femmes, grandes, jeunes, élancées. Un curieux casque métallique entourait leur chevelure blonde. Elles étaient vêtues d'une courte tunique blanche et de bottes montant à mi-mollet. Un ceinturon de cuir barrait la taille, soutenant un long poignard. Enfin, elles tenaient à la main un curieux instrument noir, prolongé par un tube effilé.

En proie à la panique, le groupe des hommes se dispersa aussitôt dans toutes les directions sans plus se soucier des grandes antilopes.

Xal, un solide guerrier, obliqua sa course après quelques foulées. Il lui semblait de son devoir de prévenir le village et de protéger M'La qui devait accoucher dans quelques jours.

Courant à grandes foulées, il arriva bientôt au milieu des huttes :

-Les chasseresses, souffla-t-il... De l'autre côté de la rivière !

Aussitôt s'élevèrent des gémissements de désespoir. Xal saisit M'La par le bras et l'entraîna dans sa course en criant à Tor :

-Fuyons vers la montagne !

L'enfant obéit aussitôt! Il ignorait ce qu'étaient ces chasseresses mais il savait qu'elles représentaient un danger redoutable. Il y a trois ans, l'alerte avait été donnée et il était parti dans la forêt avec M'La. Le soir, lorsqu'ils étaient retournés au village, Wapt, son père, avait disparu ainsi que plusieurs autres chasseurs.

Tor courut aussi vite que possible, dépassant Xal. Après vingt minutes de fuite éperdue, l'enfant ralentit, une douleur sourde vrillant la base de son thorax. Derrière lui, Xal encourageait M'La hors d'haleine.

Soudain, comme la fois où le serpent l'avait piqué, Tor sentit une sorte de déclic dans sa tête. En quelques secondes la douleur disparut et une énergie inconnue s'infiltra dans ses membres. Il reprit sa course, d'une foulée régulière que rien ne semblait devoir troubler.

Il percevait maintenant avec une précision remarquable le souffle rauque de M'La et, plus loin derrière, des exclamations en une langue inconnue.

Brusquement M'La s'effondra, les mains crispées sur son gros ventre devenu très douloureux.

-Va-t'en, Xal, souffla-t-elle, laisse-moi ! Je ne fais que te retarder !

Obstiné, le chasseur voulut le relever. Trop tard ! Quatre silhouettes blanches arrivaient au pas de course. Avec un hurlement de rage, Xal s'élança au-devant d'elles, brandissant sa massue.

Les chasseresses s'étaient immobilisées. Lorsque Xal ne fut plus qu'à une vingtaine de pas, la femme blonde qui se tenait en avant leva la main, tenant son tube.

Tor perçut distinctement un petit sifflement tandis que Xal s'immobilisait brusquement, oscillait puis s'écroulait la face contre terre.

Aussitôt la chasseresse s'avança et entreprit de lui attacher les poignets et les chevilles avec de longues lanières.

Entre deux hurlements de douleur, M'La souffla à Tor :

-Fuis, mon petit, cache-toi, vite, vite ! Les yeux brouillés de larmes, l'enfant courut une centaine de mètres, puis la peur s'estompant, il obliqua et revint sur ses pas en se glissant à travers d'épais buissons pour observer les chasseresses.

L'une d'elles avait tiré une petite boîte noire de sa ceinture et annonçait :

-Ici groupe Gamma. Nous avons capturé un beau spécimen de gibier.

Une voix qui semblait sortir de la boîte répondit :

-Je vous localise parfaitement. J'envoie un Trans pour le récupérer. Vous pouvez regagner le point de ralliement.

Trois chasseresses allaient se mettre en marche lorsque la dernière intervint :

-Allons voir ce qui est tombé là-bas. J'ai l'impression que c'est une femme !

Bientôt elles entourèrent M'La qui, allongée sur le dos, les mains crispées par les contractions douloureuses de l'accouchement, exhalait une sourde plainte.

-Ignoble ! jeta une chasseresse, regardez ce que les hommes font encore subir aux femmes sur cette planète.

Celle qui lui faisait face répondit avec un sourire narquois :

-Depuis longtemps nous avons su le leur faire payer très cher ! Viens, il faut bien que notre gibier se reproduise. Nous allons être en retard au point de ralliement.

La première chasseresse, une gigantesque et opulente blonde, secoua la tête.

-Partez devant ! Je cours plus vite que vous et j'aurai tôt fait de vous rattraper. Je veux encore contempler ce spectacle répugnant.

À regret, les trois chasseresses s'éloignèrent tandis que la dernière, comme fascinée, gardait les yeux fixés sur M'La.

Régulièrement un gémissement sortait de sa gorge contractée. Soudain ses traits se crispèrent tandis qu'une petite tête apparaissait.

La chasseresse se pencha en avant, le regard halluciné.

-Il est impossible de laisser s'accomplir une telle monstruosité, murmura-t-elle en saisissant son long poignard.

D'un mouvement vif, elle le plongea à deux reprises dans la poitrine de M'La, puis elle se redressa lentement.

Tor qui, à quelques mètres, avait assisté à toute la scène, ne put retenir un cri de désespoir.

La chasseresse, avec une rapidité foudroyante que sa corpulence ne laissait pas prévoir, s'élança en avant et se dressa devant l'enfant, le poignard levé.

Elle dévisagea un instant Tor et un sourire cruel étira ses lèvres.

-Un petit d'homme, cracha-t-elle. Toi aussi tu commettras de telles ignominies ! Mieux vaut exterminer le fauve avant qu'il ait des griffes.

En une fraction de seconde, Tor enregistra l'avance de la chasseresse et le couteau qui s'abaissait. Il leva vivement les bras, happant les deux poignets de la femme.

Celle-ci éclata de rire devant cette défense dérisoire tant la disproportion des forces était grande. Depuis plusieurs années n'avait-elle pas toujours terrassé ses adversaires ? Sa présence à cette chasse était justement la récompense accordée par l'impératrice à tous ses succès en compétition.

Soudain elle fronça les sourcils, se croyant victime d'un malaise. Elle ne parvenait plus à bouger les bras. Il lui semblait que ses poignets étaient enserrés par deux étaux métalliques. Puis la douleur vint, intense, lancinante, insupportable, irradiant à l'épaule, l'obligeant à lâcher son couteau.

L'esprit en déroute, elle reporta son attention sur l'enfant. Pas un muscle de son visage ne trahissait l'immense effort fourni. Seuls ses yeux bleus brillaient d'un éclat insoutenable.

Une dernière fois la chasseresse tenta d'échapper aux forces qui lui broyaient les os, mais en vain. Elle voulut hurler sa douleur lorsque l'étreinte se relâcha brusquement. Dans la fraction de seconde qui suivit, le tranchant de la main de l'enfant l'atteignit au larynx, broyant les cartilages.

Asphyxiée, les doigts crispés sur sa gorge où l'air ne pouvait pénétrer, elle tomba à genoux. La vision d'un bras qui se levait au-dessus de sa tête, puis un craquement sourd au niveau du cou furent ses dernières sensations. Elle mourut avant même que son visage touchât le sol !

Tor resta un instant immobile, contemplant le corps gigantesque étalé à ses pieds. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait ni quels instincts profonds l'avaient fait agir avec cette rapidité et cette précision.

Une voix sortie de la boîte noire le fit sursauter.

-Gamma Un, pourquoi restez-vous en arrière ? Gamma Un, répondez !

Tor ne comprenait pas cette langue étrangère aux accents chantants mais il devina une menace cachée. Il saisit le long couteau qui le fascinait puis il s'enfuit en courant.

Il s'arrêta un instant devant le corps de M'La, hésitant à l'abandonner ainsi. Toutefois un bruit de branches brisées l'incita à déguerpir. Certainement, les autres chasseresses revenaient sur leurs pas  !

Ramassant le sac de peau que M'La avait laissé échapper, il reprit sa course vers la montagne.

CHAPITRE III

-Gamma Trois, à Poste de surveillance, émit une chasseresse. Nous avons trouvé Gamma Un. Elle est morte, la nuque broyée et ses poignets sont brisés. De plus, son couteau a disparu !

-Elle a dû être attaquée par surprise. Soyez sur vos gardes tandis que je recherche son agresseur.

Plusieurs minutes s'écoulèrent tandis que les chasseresses, l'arme à la main, scrutaient les buissons, épiant le moindre bruit.

La radio grésilla enfin.

-Je ne perçois qu'un faible écho en direction du volcan.

-Un gibier? s'enquit Gamma Trois.

-Probable mais il semble petit, à moins que la roche volcanique perturbe les détecteurs.

-Nous partons à sa poursuite !

-Soyez prudentes et ne cessez pas d'émettre. C'est notre premier accident depuis près de vingt ans !

-Entendu  ! Mais vous ne pensez tout de même pas qu'un de ces maudits mâles peut nous impressionner! Nous l'aurons bientôt rattrapé et nous lui ferons cruellement expier la mort de notre amie !

-Si possible capturez-le, répondit sèchement la radio. Nous réglerons nos comptes à la base en présence de toutes nos camarades. N'oubliez pas que vous avez commis une faute en vous séparant ! Gamma Un n'aurait jamais dû rester seule. C'est pourquoi vous chassez en groupe!

Peu désireuse de poursuivre cette conversation épineuse, Gamma Trois donna le signal du départ et les chasseresses s'élancèrent au pas de course.

Une heure s'écoula sans incident. Bien que surentraînées, les chasseresses commençaient à donner quelques signes de fatigue. La sueur imprégnait leurs tuniques blanches maintenant marquées de larges auréoles humides.

-Ce n'est pas possible, grogna Gamma Trois en s'arrêtant. Nous courons après un feu follet.

Tandis que ses compagnes récupéraient un peu de souffle, elle interrogea le poste de surveillance qui répondit.

-L'écho est toujours devant vous, à mille mètres environ. Il atteint une petite colline qui précède le volcan. Dépêchez-vous car il existe certainement là-bas des cavernes où nous risquons de le perdre !

Acharnées, le visage crispé, les chasseresses reprirent leur course. Arrivée au pied de la colline, Gamma Trois rétablit sa liaison.

-Où est le gibier ?

-Il escalade la colline.

-Je demande l'autorisation de nous séparer. Gamma Deux contournera par la gauche et Gamma Quatre par la droite. Ainsi quel que soit son trajet de fuite, nous l'attraperons.

Après une hésitation, la voix répondit :

-Permission accordée mais restez en communication permanente.

Aussitôt les chasseresses repartirent au pas de course. La pente raide obligea Gamma Trois à ralentir son allure. La radio émit alors :

-Nous avons perdu le contact avec le gibier. Il doit se terrer dans un buisson. Vous savez que nous ne pouvons enregistrer que les déplacements. Progressez lentement, s'il se manifeste, nous vous préviendrons.

Gamma Trois escalada un amoncellement de rochers. Soudain, à moins de cent mètres, il lui sembla distinguer une silhouette dissimulée au creux d'une roche.

Elle s'élança en avant en poussant un cri de triomphe. Brutalement, elle eut ['impression de heurter un mur invisible, puis une force irrésistible la repoussa en arrière. Elle tenta de résister de tous ses muscles crispés, mais en vain. Lentement la force inconnue l'amena au bord d'un escarpement rocheux. Une ultime poussée la fit basculer dans le vide.

Une demi-heure plus tard, ses compagnes alertées par le centre de contrôla découvrirent son cadavre.

-Ne bougez pas, ordonna la radio, j'envoie un Trans pour vous récupérer.

Moins de dix minutes s'écoulèrent avant qu'une vaste bulle transparente se posât près des chasseresses.

-Embarquez, dit la femme qui se tenait aux commandes.

-Mais nous n'avons pas capturé le gibier, protestèrent les deux chasseresses restantes.

-Deux accidents le même jour suffisent. De plus, notre détecteur est tombé en panne et la chasse est terminée !

À regret, les deux femmes portèrent le corps de leur compagne puis se hissèrent dans la bulle qui décolla aussitôt.

***

Arrivé au pied de la colline, Tor s'arrêta un instant. Jamais il ne s'était aventuré seul aussi loin du village. Son ouïe exacerbée lui permettait d'entendre le bruit de la course des chasseresses loin derrière lui. Pour l'instant il ne ressentait aucune fatigue mais il se demanda avec angoisse combien de temps cela durerait !

-Dieu de la Montagne, supplia-t-il avec force, accorde-moi ta protection.

Puis il commença à escalader la colline, pensant que c'était le chemin le plus court pour arriver à la grande montagne. À mi-pente, il s'arrêta brusquement. Un renfoncement entre les rochers l'attirait irrésistiblement.

Il se coula entre deux grosses roches et resta immobile. Il lui sembla percevoir un étrange bourdonnement dans sa tête puis une grande lassitude s'empara de lui.

C'est avec une curieuse indifférence qu'il vit la chasseresse s'avancer puis reculer et basculer dans le vide.

-Je ne dois pas m'endormir, marmonna-t-il.

Mais insidieusement te sommeil le terrassa.

CHAPITRE IV

Lorsque Tor s'éveilla, le soleil se levait à l'horizon. Bien qu'ayant dormi plus d'un demi-jour, il avait la tête lourde. Lentement les scènes de la veille lui revinrent en mémoire.

-M'La, sanglota-t-il, où es-tu?

Ceci acheva de lui rendre toute sa lucidité. Désormais, il était seul ! Pour survivre, il lui fallait d'abord regagner le village. Il eut un instant de panique en songeant aux chasseresses, puis se souvint que les vieux affirmaient qu'elles repartaient aussi vite qu'elles apparaissaient.

À sa grande surprise, bien que n'ayant rien absorbé la veille, il n'avait ni faim ni soif. De plus, ses muscles ne le faisaient pas souffrir malgré l'effort soutenu qu'il leur avait imposé. Il s'étira et constata l'existence d'un petit point rouge au pli du coude droit, probable séquelle d'une piqûre d’insecte.

Il allait partir quand, dans le fourré voisin, un mouvement attira son attention. Saisissant le poignard d'une main ferme, il avança bravement puis éclata de rire en voyant un énorme lapin qui s'était pris le cou dans des lianes entremêlées.

En bon chasseur qui sait qu'il ne faut jamais négliger une nourriture offerte, il assomma l'animal d'un coup sec sur la nuque puis entreprit de l'extraire du fouillis végétal. Il resta un long moment songeur en regardant l'étrange façon dont les lianes s'étaient enroulées autour du cou de l'animal.

Avec son couteau, il trancha la liane puis l'enroula autour de son avant-bras. Elle était souple, résistante, et se prêtait à toutes les manipulations.

Plusieurs fois, il refit le noeud coulant pour être sûr de ne pas l'oublier. Ensuite il lui suffirait de placer ce piège à la sortie des terriers des lapins qui abondaient dans la forêt mais qui étaient si difficiles à attraper.

Puis il vida et dépouilla l'animal. Avec son couteau tranchant cent fois mieux que les coquillages, il acheva rapidement sa besogne. Il aurait volontiers mangé un peu de cette viande qui lui paraissait délicieuse mais l'absence de feu l'obligea à renoncer.

Il rangea la viande dans le sac de M'La pour la préserver des mouches et des insectes puis étendit la peau pour la faire sécher au soleil. Cherchant quelques cailloux pour maintenir les extrémités, il remarqua plusieurs pierres rondes, lourdes et dures. Avec l'une d'elles, il écrasa facilement une roche noirâtre.

Amusé, il frappa deux pierres dures, l'une contre l'autre. À sa grande surprise, une étincelle jaillit. Il renouvela plusieurs fois l'expérience avec un résultat identique.

Après un instant de réflexion intense, il amassa des feuilles très sèches qu'il réduisit en minuscules fragments et posa dessus quelques brindilles. Puis il frappa les cailloux à plusieurs reprises. Finalement, le miracle se produisit. Une petite flamme jaillit, chancela, puis elle prit de la vigueur.

Rapidement, Tor ramassa du bois sec et bientôt contempla avec fierté son feu. Il ne résista pas à l'envie de faire rôtir son lapin. Avec son merveilleux couteau, il tailla facilement une branche qu'il écorça, puis enfila à travers le lapin dans le sens de la longueur. Enfin il traîna deux grosses pierres pour soutenir sa broche improvisée. Avec émerveillement, il regarda rôtir l'animal. Lorsqu'il jugea son déjeuner prêt, il découpa les pattes avant et la tête, rangeant le reste dans le sac de cuir. Il savait que la viande cuite se conserverait beaucoup plus longtemps.

Son repas terminé, il chercha s'il existait d'autres pierres capables de produire des étincelles. Il en trouva une dizaine dont deux de belle taille. Il les empila dans son sac, roulées dans la peau du lapin.

Sa besogne achevée, il se mit en route, après avoir repéré la direction en fonction de la montagne. Tor eut un petit serrement de coeur en quittant cette colline qui lui semblait un lieu protecteur. Il se promit d'y revenir aussi souvent que possible.

Il marcha toute la journée, ne s'accordant que quelques minutes pour se désaltérer à un minuscule ruisseau. Aux derrières Meurs du jour, il atteignit le village ou plus exactement ce qu'il en restait !

La moitié des huttes était détruite et le feu ne brûlait plus. Il se dirigea vers celle de ses parents mais il constata avec tristesse qu'elle était déjà occupée par deux couples et plusieurs enfants.

Indécis, il retourna sur la place où quelques chasseurs se regroupaient sans M prêter la moindre attention.

-Tor, mon petit, je n'espérais plus te revoir !

Homme-Sage s'avança et lui posa doucement la main sur l'épaule. Répondant à l'interrogation muette, l'enfant murmura :

-Les chasseresses... Elles ont pris Xal et tué M'La alors que le bébé arrivait...

Tor hésita un instant. Il allait raconter son combat contre la chasseresse mais cela semblait tellement invraisemblable qu'il préféra se taire. De toute façon, les adultes ne l'auraient jamais cru. De plus, il lui faudrait montrer le couteau et nui doute que le chef Cnex s'en emparerait. Aussi se contenta-t-il de dire :

-J'ai couru, couru et me suis caché dans la colline avant la grande montagne !

Homme-Sage hocha doucement la tête.

-Cela a été très dur pour la tribu. Sept Chasseurs ont disparu, quatre femmes ne sont pas rentrées ainsi que plusieurs enfants. Mais mon vieux coeur se réjouit en te voyant, Tor. Viens dans ma hutte, tu m'aideras à préparer les plantes. Comme j'ai toujours droit à une portion du gibier, nous partagerons.

L'enfant suivit le vieillard jusque dans sa cabane.

-Malheureusement, ce soir, je n'ai rien à t'offrir. Toutes les provisions qui restaient ont été dévorées par les charognards qui ont profité de notre absence. Espérons que demain la chasse sera bonne.

-Pourquoi n'y a-t-il pas de feu ce soir ?

-Il s'est éteint mais ne t'inquiète pas, les chasseurs se relayeront pour nous protéger des fauves.

Tor resta un long moment songeur mais comme la faim le tenaillait il ouvrit son sac et sortit le lapin.

-Je l'ai trouvé ce matin à moitié étranglé dans un buisson! Veux-tu en accepter une part?

Homme-Sage allongea la main et arracha une patte arrière. Dès la deuxième bouchée, il sursauta :

-Mais il est cuit ! Comment as-tu pu avoir du feu sur la colline ?

-C'est une curieuse histoire.

Le vieillard attendit patiemment que Tor eût fini de ronger son lapin jusqu'à la dernière fibre. Enfin l'enfant sortit deux silex après avoir entassé des brindilles.

Dans la nuit tombée, les étincelles brillèrent comme des étoiles. Dès que le feu fut allumé, Homme-Sage saisit un brandon et se précipita à l'extérieur, hurlant sa joie.

Rapidement les chasseurs installèrent un brasier sur la place et des chants s'élevèrent. Avec la lumière, la peur des fauves et des génies maléfiques s'estompait.

Lorsque Homme-Sage regagna sa hutte, Tor lui tendit les pierres :

-Je te les donne, dit-il.

Le vieillard ému regarda longuement les pierres, les caressa, les soupesa.

-Je n'en ai jamais vu de pareilles, murmura-t-il. Maintenant nous pouvons dormir.

CHAPITRE V

Le lendemain, dès l'aube, les chasseurs tenaillés par la faim se mirent en route, tandis que les femmes se disséminaient dans la forêt à la recherche de baies comestibles. Tor, après avoir salué Homme-Sage, s'éclipsa rapidement tant il avait hâte d'expérimenter le projet qu'il avait échafaudé une partie de la nuit.

Avant la fin du jour, les chasseurs revinrent épuisés, mais bredouilles. Ils n'avaient pas réussi à tuer une seule antilope et l'un d'eux était blessé.

Un lourd silence plana sur le village, seulement troublé par les gémissements plaintifs de jeunes enfants affamés.

Homme-Sage s'occupa du blessé. C'était un chasseur d'une quarantaine d'années, nommé Xur. Il présentait une fracture complexe de la jambe gauche.

Le vieillard le fit allonger devant sa hutte, prépara plusieurs tiges de bois et des lanières de cuir qu'il humecta avec l'eau contenue dans une outre de peau d'antilope.

Lorsqu'il eut terminé ses préparatifs, il fit signe à trois chasseurs de venir l'aider. Doucement il saisit le pied et exerça une traction ferme pour corriger l'angulation.

Le malheureux Xur, malgré son courage, ne put retenir le gémissement qui filtrait à travers ses mâchoires contractées.

Enfin satisfait, Homme-Sage posa les attelles et enroula les lanières humides. En séchant le cuir rétrécissait et maintenait un serrage correct.

Lorsque le blessé fut transporté dans sa hutte, le chef Cnex s'assit à côté d'Homme-Sage. Son visage était barré de grosses rides.

-Mauvaise journée, murmura-t-il. Nous ne sommes plus assez nombreux pour chasser. Demain j'emmènerai des jeunes avec nous.

-N'est-ce pas trop dangereux, objecta le vieillard.

-Qu'ils meurent à la chasse ou de faim dans leur hutte, le résultat sera le même, soupira le chef. Je les placerai aux extrémités avec ordre de faire beaucoup de bruit pour rabattre le gibier vers les chasseurs confirmés.

L'apparition de Tor, portant péniblement une douzaine de lapins, créa une surprise colossale. Un lourd silence plana sur le village tandis que des paires d'yeux concupiscents suivaient sa marche.

Un chasseur s'élança vers l'enfant en poussant un cri rauque. Tor l'évita d'un saut de côté et courut vers la hutte d'Homme-Sage.

L'homme fut contraint de s'arrêter net car le chef Cnex s'était dressé, balançant dangereusement son énorme massue. En grognant, le chasseur se recula, le regard toujours fixé sur le gibier.

Tranquillement, Tor déposa son butin aux pieds d'Homme-Sage.

Avec autorité, le chef procéda au partage. Tendant une bête à Tor, il dit :

-Pour toi ! Celui qui tue doit être servi le premier.

En tant que chef, il conserva un animal puis distribua les autres selon le rituel immuable de la tribu. Tandis que les femmes préparaient le gibier, Cnex retourna s'asseoir près d'Homme-Sage et lança à Tor :

-C'est la première fois que je vois attraper autant de ces animaux fuyant dès qu'on les approche.

Avec bonne volonté, l'enfant expliqua comment il avait préparé ses collets, mimant même la scène.

-Ingénieux ! murmura le chef quand il eut enfin compris le mécanisme du piège.

-Mais dangereux, car tu as dû t'aventurer seul en forêt, nota Homme-Sage.

-J'ai été très prudent, répondit Tor. J'ai aperçu un gritex et j'ai été contraint de le laisser dévorer une de mes prises.

Le chef hocha sa lourde tête.

-Grâce à toi, Tor, les chasseurs mangeront ce soir. Je t'autorise à poser des pièges tous les jours. La chair du lapin cuite et fumée se conserve assez bien. Veux-tu qu'un de mes fils t'accompagne ? Tor répondit aussitôt :

-Je préfère être seul. Deux présences risquent encore plus d'attirer les gritex.

Cnex approuva à regret :

-Tu es aussi sage que courageux, Tor.

La nuit était maintenant tombée. Devant leur hutte, à la lueur du feu, Homme-Sage et Tor mangèrent leur lapin. Ils mastiquaient longuement chaque bouchée, conscients de l'importance de cette nourriture.

Un peu plus tard, une fillette s'approcha craintivement d'eux. Elle était très brune, avec des yeux noirs paraissant immenses dans son visage amaigri. Elle était un peu plus jeune que Tor mais déjà sa poitrine se gonflait sur son torse mince.

-Bonsoir, T'Lo, dit Homme-Sage d'une voix bienveillante. Que désires-tu ?

Après un instant d'hésitation, elle avança d'un pas et murmura :

-J'ai faim ! Les chasseresses ont pris mon père et M'An est retournée près de son frère Xur. Malheureusement, il a été blessé aujourd'hui. Un lapin est bien petit pour dix personnes !

Spontanément, Tor lui tendit une patte arrière. La fillette avança lentement la main, incrédule. Puis voyant que ce n'était pas un jeu cruel, elle saisit le morceau et s'enfuit en courant.

Les mois qui suivirent ne furent marqués par aucun événement extraordinaire. Le groupe de chasseurs, renforcé par quelques adolescents, parvenait à nourrir assez régulièrement le village. De plus, les chasses toujours fructueuses de Tor avaient apporté un supplément alimentaire non négligeable, évitant la famine lorsque les hommes restaient plusieurs jours sans tuer d'antilopes.

Tor avait maintenant une belle collection de peaux de lapin et s'était confectionné une tunique qui l'avait protégé du froid très relatif de l'hiver sous cette latitude.

Une matinée de printemps, Tor regagna le village plus tôt que de coutume, portant un seul lapin dont les pattes étaient liées.

-Pourquoi ne l'as-tu pas tué? s'étonna Homme-Sage.

-Je désirerais le conserver encore, répondit l'enfant repartit aussitôt.

Habitué aux fantaisies de Tor, Homme-Sage poursuivit son travail. Chaque jour, il rendait visite à Xur dont la fracture guérissait lentement. Malheureusement, il était évident qu'il resterait une importante claudication l'empêchant à jamais de courir à la chasse.

Tor s'arrêta devant un groupe de fillettes.

-Bonjour, T'Lo, dit-il.

La fille conserva les yeux fixés sur le filet qu'elle tressait avec de petites lianes, tandis que ses compagnes se murmuraient à l'oreille quelques phrases avant d'éclater de rire et de se disperser.

Lorsque les deux adolescents furent seuls, un silence un peu gêné s'installa. Depuis le soir où il lui avait donné une part de son lapin, Tor avait revu bien régulièrement T'Lo et assez souvent il lui avait apporté de la nourriture.

-T'Lo, je voudrais que tu me confectionnes un filet de cette dimension.

Rapidement, il dessina sur le sol l'image de ce qu'il désirait.

-C'est possible, murmura la fillette.

-En échange, je te donnerai deux lapins.

-Pour moi seule ? demanda-t-elle les yeux brillant d'envie.

Tor opina de la tête en précisant :

-Toutefois je le veux pour ce soir. Apporte-le à la hutte d'Homme-Sage.

Le marché ayant été conclu, Tor s'éloigna dans la foret. Après s'être assuré que personne ne pouvait le voir, il sortit du fond de son sac son couteau et tailla une dizaine de branches et quelques lianes.

Sa besogne terminée, il refit sa tournée des pièges, ramassant six beaux lapins. De retour à sa hutte, il donna son butin à Homme-Sage, gardant toutefois deux spécimens pour lui, puis il entreprit de construire une cage.

A la nuit tombée, T'Lo apporta son filet et reçut en échange ses deux lapins qu'elle emporta vivement. Tor recouvrit sa cage du filet puis délia le lapin vivant après l'avoir enfermé. Tirant de son sac des poignées d'herbes, il tes posa à côté de l'animal. Celui-ci, d'abord méfiant, resta immobile puis doucement commença à manger.

Les jours qui suivirent, Tor passa des heures à observer son pensionnaire, négligeant un peu de poser ses collets. Heureusement cela n'avait guère d'importance car la chasse était bonne en cette saison printanière.

Un matin, Tor se précipita vers Homme-Sage en hurlant :

-Viens voir, viens voir...

Le vieillard s'approcha de la cage où régnait un grouillement inaccoutumé.

-Comme je le pensais, expliqua l'enfant, c'était une femelle pleine et elle vient d'avoir des petits !

Deux mois plus tard, Tor dut construire de nouvelles cages pour abriter ses pensionnaires. Il passait une grande partie de son temps à ramasser de l'herbe mais il eut la chance de découvrir un autre lapin encore vivant, mâle cette fois, qu'il mit dans une cage avec la jeune femelle.

Un après-midi, il était seul devant la hutte, occupé à faire sécher de l'herbe pour ses bêtes. Homme-Sage, comme chaque jour, était auprès de Xur.

Soudain deux adolescents d'une quinzaine d'années se dressèrent devant lui. Ils étaient solidement bâtis et l'un tenait un lourd gourdin à la main.

Tor, immédiatement sur ses gardes, les interpella :

-Que désirez-vous ?

-Nous avons faim et tu as de beaux lapins !

-Ils sont encore trop petits pour être mangés.

-Et ceux-là? ricana celui qui tenait le gourdin.

-Ce sont les reproducteurs ! Si nous les tuons, nous ne pourrons plus avoir de jeunes animaux.

Ne comprenant rien aux explications, les deux garnements ricanèrent.

-Moi, je prends celui-là, dit le porteur de l'arme en désignant la plus ancienne lapine.

Tor avança d'un pas en hurlant :

-Fichez le camp ! Ce sont mes lapins. Comme s'il n'avait rien entendu, le plus âgé continua d'avancer tandis que le second assenait un vigoureux coup de poing à Tor.

Cette fois, la simple menace suffit à stimuler l'état second de l'enfant. En une fraction de seconde, il esquiva et contra sèchement d'une gauche à l'estomac qui envoya son adversaire à terre secoué par de longs haut-le-coeur douloureux.

Un sifflement imperceptible fit se retourner Tor. Le second garnement, les yeux luisants de rage, avait levé son gourdin et l'abaissait de toutes ses forces, bien décidé à tuer. D'un saut de côté, Tor évita l'arme qui ne fit que !c frôler. Emporté par son élan, l'agresseur trébucha. Aussitôt le bras de Tor se détendit. À l'ultime instant, Tor changea la position de sa main de telle sorte que le garnement reçut sur l'oreille une gifle colossale et non le tranchant de la main qui lui aurait brisé la nuque.

Toutefois, le coup fut si rude que l'agresseur roula sur le sol, se releva péniblement et s'enfuit en hurlant de douleur, son tympan ayant éclaté sous le choc.

Tor aida le deuxième garnement à se redresser et le secoua rudement en grondant :

-Si vous touchez à mes lapins, la prochaine fois je tue !

Tor réfléchit un long moment. Dans un village où la faim était toujours latente, la présence d'animaux en cage était une tentation très forte et constante. S'il ne voulait pas voir ses efforts anéantis, il lui fallait développer d'une façon importante son élevage. C'était possible puisqu'il avait maintenant plusieurs jeunes femelles et un nouveau mâle.

Toutefois, seul, il ne pouvait pas surveiller les cages et ramasser l'herbe en quantité suffisante. Après avoir mûri sa décision, Tor se dirigea vers la hutte de Xur.

Il entendit ce dernier gémir.

-Homme-Sage, j'ai encore essayé de courir mais ma jambe est trop faible. Jamais je ne pourrai participer à une chasse. Que vont devenir les miens si je ne puis les nourrir?

Tor entra à ce moment et dit :

-Je voudrais te parler, Xur. L'homme, maladroitement appuyé sur sa massue devenue trop lourde pour lui, gronda fièrement :

-Depuis quand un jeunot adresse-t-il la parole à un chasseur ?

-Tu n'es plus un chasseur puisque je t'ai entendu te plaindre à Homme-Sage, répondit froidement Tor. J'ai une proposition à te faire.

Désarçonné par tant d'aplomb, Xur ne sut que répondre. Homme-Sage intervint avec diplomatie.

-Nous t'écoutons, Tor.

-Voilà, Xur. Je te donne mon élevage de lapins. Toi et les tiens êtes assez nombreux pour fabriquer toutes les cages, les nettoyer régulièrement, ramasser l'herbe non seulement pour les nourrir maintenant mais pour constituer des provisions pour cet hiver. D'ici là, il devrait y en avoir une cinquantaine. Enfin, seuls les mâles devront être mangés car les femelles servent à la reproduction. Si tu le veux, au début je te montrerai comment procéder. De plus, T'Lo sait confectionner les filets et m'a plusieurs fois aidé à ramasser l'herbe et à nourrir les bêtes. Xur resta un long moment silencieux.

-C'est une décision grave que tu prends, murmura-t-il enfin ; avant d'accepter j'ai besoin de beaucoup réfléchir.

-J'attendrai donc ta réponse, dit Tor en se retirant car maintenant il ne désirait plus laisser ses animaux trop longtemps seuls.

Homme-Sage respecta la méditation de Xur, puis dit :

-Cette proposition est inespérée ! Grâce à elle, toi et ta famille retrouverez une place entière dans notre communauté. Tor dit vrai, convenablement nourris et protégés, les lapins se multiplient très rapidement.

-Est-ce toi, Homme-Sage, qui conseilles Tor?

-Non, je ne fais que l'observer! Il a tout découvert, même les pierres qui donnent le feu !

-Pourquoi est-ce à moi qu'il fait ce présent ?

Un sourire ironique éclaira le visage d'Homme-Sage.

-La présence dans ta hutte de T'Lo n'est peut-être pas étrangère à sa décision. Il m'a semblé qu'il la regardait souvent.

-Dis-lui, Homme-Sage, que j'accepte et qu'il sera toujours le bienvenu dans ma hutte. Ce soir j'enverrai les enfants chercher les cages.

Homme-Sage retrouva devant sa hutte Tor qui semblait profondément réfléchir.

Lorsque les membres de la famille de Xur vinrent, Tor les aida à porter les cages non sans les abreuver de recommandations. Saisissant la dernière qui contenait une jeune femelle et un mâle, il la tendit à T'Lo en disant :

-Celle-là est pour toi seule !

La fillette la saisit, les yeux brillants de joie.

-Merci, Tor, tu es le seul être à m'avoir jamais fait des cadeaux.

Spontanément, elle l'embrassa sur les joues avant de s'enfuir légèrement.

Un peu plus tard, Tor éclata de rire :

-Je suis bien content d'être débarrassé des lapins. Ils occupaient tout mon temps et, ces dernières nuits, j'ai rêvé à beaucoup de choses que je voudrais essayer.

CHAPITRE VI

Les jours qui suivirent, Tor se promena longuement le long de la rivière, regardant les poissons argentés de toute taille, qui se balançaient paisiblement. Il savait que des chasseurs arrivaient parfois à les capturer à la main, en restant très longtemps immobiles.

Il avança de quelques pas dans l'eau, mais après une heure il dut reconnaître son échec. Chaque fois qu'il bougeait la main, l'animal, avec une vivacité diabolique, s'échappait. Soudain le pied de Tor posé sur un rocher glissa et il tomba dans un trou profond de plusieurs mètres. Instinctivement il retint son souffle. Ses bras et ses jambes se détendirent spontanément puis s'écartèrent. Avec surprise, Tor s'aperçut qu'il pouvait nager. Pendant quelques minutes, il s'amusa à virevolter puis il regagna la rive en remarquant que le courant l'avait déporté de plus de deux cents mètres. Il revint lentement à son point de départ pour récupérer son sac de cuir qu'il traînait toujours avec lui.

Au bord de la rivière, il remarqua un endroit où poussaient de longues tiges minces flexibles mais qui semblaient très résistantes. Il en coupa bon nombre qu'il ramena au village. Il travailla plusieurs jours en grand secret. Même Homme-Sage ne comprenait pas ce qu'il faisait.

Un matin, Tor partit dès l'aube, emportant un curieux panier en joncs tressés.

Le soleil était très bas sur l'horizon quand Homme-Sage commença à s'inquiéter de l'absence de l'adolescent. Toutefois, un problème autrement important sollicita son attention. Depuis trois jours les chasseurs étaient rentrés sans rapporter de viande. Les maigres provisions étaient épuisées et une fois de plus la faim se faisait cruellement sentir dans les huttes.

Une querelle venait d'éclater entre Xur et un groupe de chasseurs qui voulaient prendre ses lapins. Indécis, le chef Cnex hésitait sur le parti à prendre. Il savait les animaux encore bien petits mais si demain les chasseurs avaient le ventre vide, ils risquaient d'être trop faibles pour traquer les xantils.

C'est le moment que choisit Tor pour apparaître, portant une vingtaine de gros poissons argentés !

La querelle cessa aussitôt lorsque Tor déposa ses prises aux pieds du chef. Celui-ci fit rapidement la distribution et bientôt chacun mangea des poissons grillés.

Repus, Homme-Sage et Tor s'apprêtaient pour la nuit lorsqu'un chasseur parut :

-Notre chef a décidé de réunir un conseil, dit-il. Il voudrait que tu y participes, Homme-Sage, ainsi que Tor !

Un peu plus tard, ils s'asseyaient près du feu où les chasseurs étaient installés. Tor était un peu intimidé de se trouver en telle compagnie, car c'était la première fois que le conseil admettait un élément aussi jeune.

-Tor, dit Cnex, peux-tu nous expliquer comment tu as pu capturer autant de poissons en une seule journée, alors qu'un chasseur adroit ne réussit qu'à en prendre un ou deux.

-Si vous venez demain à la rivière, je vous montrerai le piège que j'ai installé.

-Je crois que nous avons commis une erreur, dit à regret le chef. Préoccupés uniquement de la chasse aux xantils, nous avons mangé tes lapins sans nous soucier de la manière dont tu les capturais et nous avons regardé avec un amusement méprisant l'élevage que tu as donné à Xur. Ce soir seulement, je viens de comprendre que ces animaux constitueront une réserve appréciable pour l'hiver quand les antilopes sont rares et les enfants toujours affamés... Dans l'immédiat pourrions-nous prendre plus souvent des poissons ?

-Je peux vous apprendre à confectionner des nasses comme la mienne mais à une condition.

-Laquelle? demanda le chef subitement méfiant.

-Je veux pour Homme-Sage et moi une part entière de chasseur.

Des exclamations coléreuses fusèrent devant une prétention aussi importante. Un chasseur se leva même en grondant :

-Je vais écraser la tête de ce petit prétentieux ! Jamais je n'ai entendu une demande aussi grotesque.

Calmement, Tor répondit :

-Si tu me tues, tu ne sauras jamais comment j'ai pris les poissons.

D'un signe autoritaire, Cnex fit asseoir le chasseur.

-La demande de Tor est importante, mais avant lui, jamais homme n'a capturé autant de lapins et autant de poissons. Je suis sûr qu'il deviendra également un grand chasseur. J'accepte donc sa condition s'il nous prouve qu'il est possible à tous de pêcher comme lui.

Pendant un long moment, Cnex et Tor organisèrent le travail à venir. Il fut décidé qu'un groupe d'enfants sous la surveillance d'un chasseur irait dans la forêt poser des collets tandis qu'un autre groupe comprenant même des femmes irait à la rivière.

Dès le lendemain, Tor montra aux chasseurs sa nasse où deux gros poissons étaient prisonniers. Il expliqua longuement comment le poisson pouvait entrer en écartant les joncs flexibles et ne pouvait plus ressortir.

Jusqu'à l'hiver, Tor fut ainsi très occupé, supervisant la fabrication des nasses, expliquant la meilleure façon de les poser. D'autres fois, il accompagnait l'équipe chargée des collets, leur répétant inlassablement la manière de procéder.

Malgré une chasse médiocre, la Tribu pour la première fois ne connut pas de famine pendant l'hiver car l'élevage des lapins suppléait à la rareté du gibier. Comme prévu, toutes les jeunes femelles avaient eu une portée à l'automne, ce qui avait multiplié le nombre de cages et occupait complètement toute la famille de Xur. Ce dernier, bien que boitant toujours fortement, s'était attelé avec enthousiasme à sa nouvelle tâche.

Chaque fois qu'il croisait Tor, il lui souriait et l'avait plusieurs fois invité dans sa hutte où malicieusement il le plaçait toujours à côté de T'Lo à qui ce voisinage ne semblait pas déplaire.

Depuis son combat avec les deux adolescents, Tor avait gagné sinon l'amitié du moins le respect des enfants de son âge et souvent l'admiration des plus jeunes. De plus, sa participation à certains conseils des chasseurs le mettait à l'abri de toutes tracasseries des plus âgés que lui.

Au printemps, Tor approchait de ses quatorze ans. Il avait grandi et forci en raison de l'abondance de la nourriture qui lui revenait.

Pour le reste, la Tribu semblait devoir s'agrandir, car il y avait eu plusieurs naissances pendant l'hiver et aucun enfant n'était mort de faim.

CHAPITRE VII

En cette chaude matinée de printemps, Tor paressait au soleil. Il s'était longuement baigné seul et maintenant se séchait au soleil.

Sans cesse, il repensait à une aventure qui lui était arrivée quelques jours auparavant. Ayant effectué une tournée des nasses avec quelques compagnons, il les avait laissés retourner au village et avait remonté lentement la rivière, espérant nager.

Soudain il avait été pris d'une irrésistible envie de dormir et s'était écroulé pratiquement sur place. Il ne s'était réveillé qu'au soleil couchant, la tête lourde avec une minuscule plaie à l'avant-bras, comme la fois où sur la colline il avait échappé aux chasseresses.

Séché, Tor se redressa, enfila son pagne de peau et décida de retourner au village. Toutefois, son attention fut retenue par une excavation dans le sol qu'il n'avait jamais remarquée. Un peu comme si un gros arbre avait été arraché par la tempête mais sans que le tronc soit visible.

Tor s'approcha et découvrit, mêlés à la terre, plusieurs gros cailloux ressemblant à des pierres à feu. Il les ramassa et, saisissant dans son sac un de ses silex, il frappa sur un des cailloux découverts. Une étincelle jaillit aussitôt mais également un éclat de roche se détacha.

Tor l'examina, le palpa et s'étonna de son côté tranchant. Tor continua à entrechoquer les pierres. Rapidement, il comprit qu'en frappant sous un certain angle, il arrivait à détacher de nouveaux éclats. Après une heure de travail, il obtint une sorte de poignard, tranchant d'un côté, d'une trentaine de centimètres.

Il choisit une autre pierre, plus grosse, vaguement rectangulaire qu'il entreprit de tailler sur un petit côté. Satisfait de son ouvrage, il coupa une branche avec le couteau de la chasseresse et l'entailla à une extrémité de façon à y glisser la pierre qu'il fixa solidement avec une liane.

Tor s'approcha d'un petit arbre et bien vite il trouva qu'en tapant en biais, il arrivait à enlever de gros copeaux de bois. L'arbuste tomba enfin de telle sorte que son feuillage dissimulait en grande partie l'excavation.

Lorsqu'il retourna au village, les chasseurs s'apprêtaient à dépecer un xantil. Tor s'approcha de l'animal, sortit son poignard de silex et d'un seul coup fendit le cuir épais alors qu'il fallait souvent deux ou trois coquillages pour arriver à ce résultat.

Puis, fièrement, Tor montra son travail au chef. Ce dernier palpa longuement le couteau et essaya même la hache sur une souche de bois mort. Hésitant, il regarda plusieurs fois les armes et Tor. Ce dernier, comprenant le dilemme du chef, déclara en dissimulant un sourire :

-Je te les offre, chef, car tu es le plus digne de les porter.

Le visage rayonnant, Cnex glissa les armes dans la ceinture de son pagne en déclarant :

-Ce soir, Tor participera au conseil des chasseurs.

Après qu'il eut dévoré en compagnie d'Homme-Sage une énorme tranche de viande, Tor rejoignit le cercle des chasseurs. Maintenant plus personne ne protestait de le voir assis avec les chasseurs confirmés.

Avec précision, Tor relata sa découverte. Un guerrier plus âgé que les autres et qui peinait beaucoup pour suivre les chasseurs lança :

-J'aimerais que Tor m'apprenne à tailler les pierres.

Tor acquiesça aussitôt.

-Si le chef l'autorise, nous irons dès demain.

Cnex hocha la tête :

-Mok a mérité de ne plus courir. Son fils aîné le remplacera à la chasse.

***

Tor, en quelques coups secs, acheva de tailler un couteau en silex qu'il glissa à sa ceinture. Depuis trois mois déjà il travaillait avec Mok. Ce dernier avait installé devant sa hutte un véritable atelier. Il s'était révélé un compagnon agréable et avait été assez intelligent pour faire taire son orgueil d'ancien chasseur et écouter docilement les conseils de Tor.

Maintenant tous les guerriers étaient pourvus d'un couteau et d'une hache. Cela permettait de gagner du temps et d'économiser des efforts lors du dépeçage des animaux et de la récolte du bois. De plus, un chasseur avait même découvert que la hache tuait plus facilement le gibier que les coups de massue.

Mok reposa le silex qu'il taillait, s'essuya le front d'un revers de l'avant-bras, puis murmura à mi-voix :

-Je ne t'ai pas encore remercié, Tor, pour tout ce que tu m'as appris. Ces derniers jours, j'ai beaucoup parlé avec Xur. Tu nous as donné à tous les deux une raison de vivre et la possibilité de continuer à nourrir nos familles.

Il étouffa d'un geste la protestation de Tor.

-Je sais aussi que l'été dernier, mon fils aîné avait voulu t'attaquer. Un tel événement ne se reproduira plus, car j'ai juré de lui fendre le crâne s'il commettait à nouveau une telle erreur.

Tor regagna la hutte d'Homme-Sage. L'été se terminait et la nourriture était abondante tous les jours grâce à la chasse, au ramassage des collets et à la pêche.

Pour l'instant le vieillard était fort occupé à faire griller un splendide poisson argenté.

-Il va être cuit à point, dit-il. Nous pouvons nous installer.

Ils mangèrent en silence et Homme-Sage remarqua :

-Tu as l'air songeur, Tor. As-tu des problèmes avec Mok ?

-Absolument pas! Il taille maintenant les silex beaucoup mieux que moi. Je pense à un rêve curieux que je fais depuis quelques jours.

La nuit était tombée et ils regardaient en silence le feu central où les chasseurs s'étaient regroupés par habitude.

-Avec les haches, reprit Tor, il est relativement facile de couper des arbres de la taille d'un bras. Nous pourrions ensuite les planter en terre côte à côte, les attacher par des lianes et ériger autour du village une palissade continue. Ainsi cet hiver, nous serions à l'abri des fauves toujours à la recherche de proies et il suffirait d'un chasseur pour monter la garde autour du feu, ce qui permettrait aux autres de mieux se reposer.

Tout en parlant, Tor avait dessiné sur le sol ce qu'il décrivait. L'arrivée de T'Lo, portant un paquet sous le bras, interrompit la conversation.

-J'ai un cadeau pour toi, Tor, dit-elle les yeux brillants. Avec les peaux des lapins, je t'ai confectionné une tunique qui te protégera du froid cet hiver.

-Merci, T'Lo, répondit Tor. Elle est très jolie. Moi aussi j'ai un présent pour toi.

Il lui tendit un poignard en silex.

-Tu seras ainsi la première femme du village à en posséder un.

Les mains tremblant de joie, T'Lo saisit le silex. Elle aussi avait profité de l'abondance de la nourriture et était devenue une belle jeune fille aux formes harmonieuses et aux cheveux noirs.

Homme-Sage se leva :

-Je vais entretenir le chef Cnex de ton projet, Tor.

Une fois seuls, les deux jeunes gens, assis côte à côte, restèrent un long moment silencieux.

-Elle est très belle, dit Tor, en caressant la tunique de lapin.

T'Lo se pencha légèrement. Leurs deux visages étaient tout proches. Une seconde p!us tard, leurs lèvres se joignaient. Un feu dévorant sembla couler dans les artères de Tor qui étreignit la jeune fille frémissante. Le couple perdit totalement la notion du temps. Lentement il glissa sur le sol.

Tor, bouillant d'impatience, malhabile, se retrouva allongé sur T'Lo. Cette dernière sut tempérer son ardeur et le guider pour qu'il atteigne enfin son but.

Beaucoup plus tard, T'Lo se redressa doucement, tandis que Tor, anéanti, restait allongé. Elle enfila son pagne qui avait voltigé à travers la hutte et remit un peu d'ordre dans sa chevelure; Elle embrassa doucement le front du garçon en murmurant :

-Demain je tâcherai de revenir.

CHAPITRE VIII

Le lendemain, Tor dut retourner près de la rivière chercher de nouveaux silex. Non loin du trou se trouvait une clairière de hautes herbes. Tor décida de ramasser une bonne quantité de fourrage pour aider T'Lo à nourrir ses lapins.

Il remarqua alors de curieuses plantes qu'il ne connaissait pas. Elles étaient hautes avec de larges feuilles et portaient au milieu un fruit allongé de couleur dorée. Le poignard à la main, car il se méfiait de toute forme de vie inconnue, Tor cueillit un de ces fruits. Il constata alors qu'il était en réalité composé de nombreuses graines accolées à une tige.

Après un instant d'hésitation, il croqua une graine. Elle était dure et, mélangée à la salive, donnait une pâte jaune. Il ramassa deux autres épis qu'il glissa dans son sac puis retourna au village.

-Je n'ai jamais vu une pareille plante, dit Homme-Sage.

Puis après un bon moment de réflexion, il ajouta :

-Bien avant ta naissance, lorsque le village était encore près de la montagne, j'ai vu des graines un peu semblables mais il n'y en avait que quelques-unes par tige. Les femmes les ramassaient et les mangeaient les jours où la chasse était très mauvaise, cela permettait de survivre.

Tout à son idée, Tor prit une pierre un peu creuse, disposa une vingtaine de graines et les écrasa soigneusement avec une grosse pierre ronde. Il obtint ainsi une fine poudre jaune qu'il mélangea avec un peu d'eau, ce qui donna une pâte épaisse qu'il pétrit et étala sur une mince pierre bien plate.

-Nous faisons cuire la viande, pourquoi n'agirions-nous pas de même avec ces graines ?

Il posa sa pierre sur le petit feu, disposant les braises rouges tout autour. Au bout d'une dizaine de minutes, il retira habilement la pierre avec deux bâtons et la laissa refroidir, tandis qu'Homme-Sage découpait de larges tranches de viande qu'il posait sur la braise.

Enfin Tor put examiner le produit de ses efforts. Il tenait entre les mains une galette tiède qu'il rompit et il goûta aussitôt un morceau. Cela avait une saveur agréable et Homme-Sage put également l'apprécier.

Ils mangèrent ensuite leur viande et le vieillard murmura :

-Dommage qu'il n'y ait pas plus de ces graines. Cela pourrait donner encore de la nourriture à la Tribu.

-Demain je ramasserai les épis qui restent et je crois savoir comment nous en procurer d'autres, répondit doucement Tor, mais cela prendra beaucoup de temps.

Lorsqu'ils eurent terminé, Homme-Sage se leva.

-Je vais rendre visite à Xur et l'aider à confectionner de nouvelles cages. Son élevage a tellement prospéré qu'il arrive à peine à suffire à la besogne. Puis j'irai voir le chef Cnex. Ton idée d'une palissade autour du village l'a beaucoup intéressé mais il aimerait savoir combien il faudra d'arbres. Je vais essayer de faire le compte avec lui.

-N'oublie pas qu'il faudra prévoir des arbres en biais tous les dix pas, pour renforcer la stabilité de l'ensemble en cas d'attaque extérieure.

Dès qu'Homme-Sage se fut éloigné, T’Lo fit son apparition et se jeta dans les bras de Tor.

-J'attendais avec impatience son départ, dit-elle en l'embrassant. J'ai pensé à toi toute la nuit dernière.

Avisant un morceau de la galette, elle demanda :

-Quelle est cette nourriture ?

-Goûte, dit Tor, c'est fait avec des graines. La jeune fille, douée d'un robuste appétit, obéit aussitôt.

-C'est délicieux ! M'apprendras-tu à faire de même?

-Nous verrons plus tard, répondit-il en l'embrassant.

Pour Tor, l'heure qui suivit fut merveilleuse et lui fit oublier tous ses projets !

***

La clairière résonnait des éclats de rire des jeunes. Tor avait emmené T'Lo et tous les enfants de sa hutte pour ramasser de l'herbe pour les lapins.

En réalité, il avait dans l'idée de désherber complètement cet espace. Les jours précédents, il avait soigneusement cueilli tous les épis dorés et les avait mis à sécher dans la hutte d'Homme-Sage. Comme il l'avait espéré, les graines, contrairement aux fruits sauvages, paraissaient pouvoir se conserver pendant longtemps.

Le travail de désherbage progressait rapidement, car Tor avait promis aux enfants des rations supplémentaires de nourriture. Cela lui était possible car selon la parole du chef, il avait droit à chaque partage à une part de chasseur. Comme il était seul avec Homme-Sage et malgré son robuste appétit, il n'arrivait pas à tout consommer. Aussi les cuissots d'antilope fumés et les poissons séchés s'accumulaient-ils dans des filets soigneusement suspendus aux parois de la hutte.

L'ardeur des enfants au travail lui permit de s'éclipser un peu plus loin en compagnie de T'Lo et de saisir son corps jeune, frémissant et avide de caresses.

Quelques jours suffirent à nettoyer la clairière. Chaque soir Xur était ravi de voir s'entasser devant sa hutte d'énormes brassées d'herbe qui permettraient de nourrir ses animaux une grande partie de l'hiver.

Lorsque l'espace choisi fut entièrement dégagé, Tor s'attaqua au travail le plus pénible. Il tailla une grosse branche recourbée et entreprit de tracer sur le sol des sillons parallèles de quelques centimètres de profondeur.

Fatigué, essoufflé après quelques mètres seulement, il aurait dû renoncer si le déclic familier maintenant ne s'était produit, décuplant ses forces.

Fendant trois jours, il poursuivit ce travail harassant. La seule conséquence fut que le soir, il absorbait d'énormes quantités de nourriture. Homme-Sage, pourtant habitué aux fantaisies gastronomiques de Tor, ne manqua pas de s'en étonner.

-Je ne sais ce qui m'arrive, reconnut Tor, mais en ce moment j'ai toujours faim.

-Espérons que cette fringale disparaîtra avant l'hiver, soupira Homme-Sage, sinon nos provisions ne seront pas suffisantes.

Le labourage terminé, Tor sema des graines dorées dans les sillons, puis les recouvrit de terre.

Une semaine plus tard, sa besogne terminée, la faim diminua nettement. Il comprit alors que chaque fois qu'il soumettait son organisme à un travail inhabituel, son appétit augmentait pour compenser la dépense d'énergie.

CHAPITRE IX

Un nouvel hiver se terminait. Comme le précédent, il n'avait été marqué par aucun incident. La nourriture n'avait jamais manqué, grâce à la pêche et à l'élevage des lapins. La palissade autour du village, achevée depuis trois mois, s'était révélée fort efficace pour empêcher les fauves de s'approcher des huttes.

Sous la direction du chef Cnex et d'Homme-Sage, les guerriers avaient un peu grogné pour la construire mais maintenant ils appréciaient sa protection.

Une fois de plus, ce fut Tor qui suggéra à Homme-Sage la façon de disposer les étais et de fabriquer une porte pivotante.

Un peu désoeuvré, Tor regardait le vieillard trier des herbes.

-Vois-tu celle-ci, dit ce dernier, c'est l'erac. Il faut t'en méfier. Les lapins les mangent sans inconvénient, mais si tu te blesses en les ramassant, elles produisent pendant quelques heures un engourdissement de tout le membre. J'ai même vu un chasseur ne plus pouvoir marcher pendant un jour complet.

Attentif, Tor réfléchit longuement, puis pendant plusieurs jours s'activa à une mystérieuse besogne.

La nuit était tombée quand T'Lo, comme elle le faisait souvent, vint leur rendre visite. Ils mangèrent une galette que Tor avait confectionnée avec ses graines dorées. Il avait noté que celles-ci, convenablement séchées, pouvaient se conserver très longtemps. Malheureusement, il ne lui en restait plus puisqu'il avait mis en terre la plus grande partie de sa provision.

Homme-Sage se leva, un discret sourire aux lèvres.

-Je vais rendre visite au chef Cnex, dit-il simplement.

Dès le premier soir, à l'odeur flottant dans la hutte, il avait très bien compris ce qui s'était passé entre les deux jeunes gens mais il feignait toujours de l'ignorer.

Il n'avait pas fait trois pas à l'extérieur que T'Lo, impatiente, s'était jetée sur Tor et très rapidement elle obtint ce qu'elle désirait, étouffant toutefois ses gémissements pour ne pas ameuter le village.

Homme-Sage s'assit près du chef qui regardait brûler le brasier allumé pour la nuit.

-Tu parais bien pensif, dit Cnex.

-Non, je songeais au passé. N'as-tu pas remarqué combien notre existence quotidienne s'est modifiée depuis la venue des chasseresses ?

-Effectivement ! Nous te le devons en grande partie.

Le vieillard secoua la tête.

-C'est en réalité Tor qui a eu toutes les idées. C'est un garçon extraordinaire comme je n'en ai jamais vu. Je craignais que la mort de ses parents l'abatte. En fait, il apparaît que cela lui a stimulé toutes ses facultés.

-Il est fort différent des autres adolescents avec lesquels il n'est que rarement en contact. Peu importe puisque grâce à lui et à toi, la Tribu prospère.

***

Pendant les semaines qui suivirent, Tor se désintéressa des activités habituelles du village pour se consacrer à une réalisation qui l'intriguait. Il avait taillé un silex en forme de triangle effilé d'une vingtaine de centimètres de long. Il avait ensuite fixé cette pierre à l'extrémité d'une branche bien droite, soigneusement écorcée et séchée.

Son arme bien en main, il s'était entraîné des après-midi entiers à la lancer toujours avec plus de force et de précision.

En un mois, il avait acquis une dextérité remarquable et il songeait à chasser seul lorsque le destin en décida autrement.

Ce soir de printemps se déroulait la fête rituelle des amours. Tous les habitants du village étaient rassemblés autour du feu, heureux, repus par une excellente chasse et sécurises par la palissade fort efficace contre les fauves.

Après les chants et les danses, un jeune chasseur se dressa en poussant un long cri et se dirigea vers la partie du cercle où les filles nubiles étaient regroupées. Il avançait lentement puis soudain s'élança vers l'une d'elles, la saisit par un bras et la traîna vers le chef Cnex qui avait Homme-Sage à sa droite.

-N'Xur, fils de Xur, veut une femme. Cnex leva le bras et demanda :

-Qui s'oppose à N'Xur?

Il arrivait que plusieurs jeunes mâles convoitent la même fille, ce qui donnait lieu à des combats souvent violents. Ce ne fut pas le cas cette fois. Après un long silence, Cnex abaissa le bras en disant :

-Qu'il en soit fait ainsi !

Successivement deux autres jeunes gens choisirent leurs femelles et les traînèrent aussitôt vers la hutte qui les abritait.

La cérémonie paraissait se terminer quand un chasseur se leva et s'élança sans hésiter sur T'Lo qu'il amena devant le chef.

-Moi, N'Mok, fils de Mok, je prends cette femme !

Au passage, il n'avait pu s'empêcher de lancer un regard venimeux à Tor. Nul doute qu'il connaissait sa liaison avec la jeune fille et qu'il avait choisi ce moyen de se venger de celui qui l'avait magistralement rossé.

-Qui s'oppose à N'Mok ? interrogea rituellement le chef.

Tor sentit une violente colère s'emparer de son esprit.

-Moi ! hurla-t-il en se dressant. Contrarié, Cnex allait ordonner le combat lorsque N'Mok déclara, méprisant :

-Je n'ai pas à me battre avec un enfant ! La coutume veut que seuls les chasseurs prennent femme, puisque eux seuls peuvent les nourrir!

-Tor nourrira sa femme ! D'abord parce que le chef lui a déjà accordé une part de chasseur. Ensuite parce qu'il a attrapé plus de lapins et de poissons que tous les autres ! Enfin si Cnex le veut bien, demain j'irai chasser avec vous !

Le chef hocha lentement la tête.

-Chacun des jeunes gens a dit des choses justes, murmura-t-il. Qu'en pense le Conseil?

Un chasseur se leva. Il avait le front bas et le visage simiesque. C'était déjà lui qui avait désapprouvé l'octroi d'une part entière à Tor.

-Pour moi, Tor est trop jeune et n'a pas encore fait ses preuves ! Je suis prêt à combattre pour mon idée, ajouta-t-il en brandissant sa lourde massue.

N'Mok ne put retenir un sourire de satisfaction. Maintenant la coutume voulait qu'un autre membre du Conseil soit prêt à soutenir le défi. Or Kuz était réputé pour sa force.

À ce moment Xur se dressa. La blessure et le long alitement avaient atrophié ses jambes mais le torse restait d'un volume impressionnant.

-Je relève ton défi, Kuz, clama-t-il. Pour moi, Tor, s'il le désire, est digne d'être dès maintenant un chasseur.

-Tu n'es plus en état de combattre, ricana Kuz. Contente-toi d'élever tes misérables bestioles !

Mok se leva alors en affirmant :

-Xur peut lutter car il ne sera pas seul ! Je soutiens son avis.

Kuz fronça ses épais sourcils, étonné :

-Pourquoi ne prends-tu pas le parti de ton fils?

-Je suis toujours prêt à défendre mes enfants quand ils sont dans leur droit mais aujourd'hui N'Mok a tort.

Les autres guerriers se réfugiant dans une prudente abstention, Cnex trancha :

-Tor chassera demain avec nous !

-Mais il n'a même pas de massue, argumenta encore N'Mok.

Xur balaya aussitôt l'argument.

-Je lui donne la mienne, s'il le désire.

-Je te remercie, répondit Tor, mais je pense avoir trouvé mieux.

Durant tous ces échanges, T'Lo était restée agenouillée aux pieds du chef. Ce dernier reprit alors :

-N'Mok et Tor, désirez-vous toujours prendre cette même femme ?

Devant l'affirmation des jeunes gens, il déclara :

-Alors, que le combat commence ! N'Mok se rua sur son adversaire avant même que Cnex ait terminé sa phrase, espérant prendre un avantage décisif dès le début.

Saisi à bras-le-corps, Tor sentit sa respiration se bloquer. Il glissa ses deux mains sous le menton de son adversaire et poussa fortement. Pendant plusieurs longues secondes, les deux jeunes gens restèrent immobiles, figés par l'effort. Puis irrésistiblement, pouce par pouce, la tête de N'Mok recula et il dut relâcher son étreinte.

D'une ultime et violente poussée, Tor rejeta en arrière son adversaire qui roula sur le sol avec un hurlement de rage. N'Mok glissa la main dans sa ceinture, sortit son poignard de silex puis il plongea en avant pour frapper au ventre de bas en haut.

Cnex, qui surveillait attentivement les combattants, n'eut pas le temps de lancer un avertissement à Tor. Ce dernier vit en une fraction de seconde l'arme et le regard luisant de haine de N'Mok. Instinctivement, il croisa les avant-bras, bloquant le poignet de son adversaire et contra d'un vigoureux coup de tête au menton qui donna l'impression à N'Mok d'avoir heurté un arbre !

Puis Tor saisit le bras armé, le tordit et le ramena en arrière. L'épaule meurtrie, N'Mok dut s'agenouiller pour éviter que son articulation se déboîte.

Tous les spectateurs purent alors voir l'éclat des flammes du brasier se refléter sur le silex. Des cris d'indignation jaillirent de la foule.

Tor accentua encore sa pression et le poignard tomba sur le sol. D'une voix calme, il s'adressa à Cnex :

-Je n'ai aucune colère contre N'Mok et je ne voudrais pas le blesser, car le village a besoin de tous ses chasseurs.

-Je te déclare vainqueur, dit aussitôt Cnex, enchanté de mettre fin à un combat pouvant devenir mortel. Tu es aussi sage que courageux, car tu ne t'es pas laissé emporter par la colère, si juste fût-elle. T'Lo est à toi, tu peux l'emporter !

Tor saisit la jeune fille qui poussa quelques cris symboliques mais s'empressa de le suivre non sans lancer à ses camarades un regard triomphant. Effectivement plus d'une parmi elles auraient vivement désiré être à sa place !

N'Mok s'était relevé, remuant doucement son épaule douloureuse quand son père avança vers lui, brandissant sa hache.

-Tu n'es pas digne de notre tribu ! Si tu avais blessé Tor, je jure que je t'aurais fendu le crâne ! Maintenant va à la hutte. Tu n'es pas assez mûr pour prendre femme !

CHAPITRE X

Le lendemain Tor se réveilla un peu avant l'aube, repoussant doucement T'Lo qui dormait lovée contre lui. Il se sentait un peu las, car la première partie de la nuit avait été fort houleuse, T'Lo s'étant évertuée à ranimer les forces de Tor chaque fois qu'elles semblaient décliner.

Prudent, le jeune homme commença par absorber une énorme tranche de viande fumée puis il se glissa silencieusement hors de la hutte, sans oublier d'emporter son sac de peau et sa lance.

Bientôt le chef donna le signal du départ. Dans l'aube naissante, Kuz remarqua l'arme de Tor.

-Espères-tu tuer un xantil avec cette brindille? dit-il en éclatant d'un rire sonore.

Le regard courroucé de Cnex exigeant le silence dispensa Tor de répondre. La colonne se dirigea vers une clairière où les xantils venaient souvent brouter.

Soudain un des chasseurs désigna à Cnex des traces fraîches sur le sol humide. Le chef murmura :

-C'est un gritex qui est certainement à la recherche d'une proie. Tor, pour ta première chasse, tu resteras derrière moi.

Bientôt les chasseurs purent se mettre en position autour de la clairière où paissaient six xantils.

Sans attendre le signal du chef, N'Mok, désireux de se distinguer à tout prix, se rua en avant, criant de toutes ses forces et brandissant sa massue :

-L'imbécile, gronda Cnex, il va tout faire rater !

Aussitôt le groupe des animaux se dispersa au galop, avant que les chasseurs puissent atteindre la limite des arbres. Un grand mâle se dirigeant dans sa direction, le chef s'avança vivement à découvert non sans crier à Tor :

-Ne bouge pas, reste à l'abri des arbres ! À l'instant où Cnex s'écartait devant la charge de l'animal, le xantil fit un écart, bousculant rudement le chef qui roula sur le sol.

Tor comprit que l'animal allait passer à une dizaine de mètres sur sa gauche. Il leva le bras et lança vivement son javelot. L'arme se ficha dans le flanc du xantil qui trébucha un instant mais continua sa course au grand dépit de Tor.

Toutefois, trois secondes plus tard, un bruit de branches brisées, suivi d'un long beuglement douloureux, lui redonna espoir. Sans hésiter, il se lança sur la piste de l'animal marquée par une traînée de sang.

Deux cents mètres plus loin, il trouva le cadavre du xantil, la lance toujours fichée dans son flanc. Tor l'arracha aussitôt avec un sourire. La blessure n'aurait pas été mortelle s'il n'avait pris soin d'enduire le silex du suc d'erac, la plante montrée par Homme-Sage. Pendant plusieurs jours, il avait pilé l'erac et l'avait exposé au soleil jusqu'à obtenir une pâte brunâtre.

Un feulement discret le fit se retourner. En un clin d'oeil, il découvrit l'énorme gritex, d'un bleu magnifique, qui, d'un bond extraordinairement rapide, arrivait sur lui.

Tor, grâce à ses réflexes foudroyants, appuya sa lance sur le sol, la pointe en l'air, et s'écarta d'un pas. Le choc fut rude mais le fauve transpercé de part en part retomba sur le sol, poussant un rugissement féroce qui se propagea au loin.

Le jeune homme saisit sa hache, attendant un nouvel assaut. Le gritex tenta de se relever, mais la paralysie entraînée par l'erac progressait rapidement et, après un ultime effort, il retomba sur le sol, la respiration bloquée.

Un froissement de feuilles obligea Tor à pivoter, la main crispée sur le manche de sa hache. Il poussa un soupir de soulagement en voyant apparaître Cnex.

La mine ébahie du chef, regardant alternativement les cadavres du xantil et du gritex, effaça la peur qu'il avait ressentie. Tandis que d'autres chasseurs arrivaient, Tor récupéra sa lance et essuya le manche gluant de sang avec des poignées d'herbes.

Puis il commença à dépouiller le gritex avec son poignard de pierre. La besogne avançait lentement car il ne voulait ni abîmer la peau, ni montrer son couteau d'acier. Heureusement, Cnex, remis de sa surprise, décida :

-Les chasseurs retournent au village. Tor pourra prendre tout son temps pour enlever cette belle peau qu'il ne faut pas abîmer.

Il lui donna des conseils et lui apporta même une écorce d'arbre qu'il convenait d'étaler longuement sur la peau pour aider à sa conservation.

Tor passa le reste de la journée à s'occuper de son trophée. La nuit tombait quand il arriva au village. Les chasseurs avaient naturellement narré l'aventure et bientôt tous voulurent voir et toucher la dépouille du gritex.

L'effervescence un peu calmée, Cnex déclara :

-Tor est un grand chasseur. Peut-il m'expliquer comment il s'est servi de cette arme étrange ?

Le jeune homme mima avec exactitude les scènes qu'il avait vécues. Le chef réfléchit longuement avant d'affirmer :

-Je voudrais une arme semblable. Spontanément, Tor lui tendit sa lance.

-Je te l'offre car tu es le meilleur chasseur du village. Si tu le veux, je te montrerai comment la lancer et surtout comment la rendre plus meurtrière.

Les jours qui suivirent, Tor expliqua à Cnex et aux cinq ou six chasseurs qui s'étaient joints à lui, comment confectionner les lances et il organisa des séances d'entraînement au lancer.

Pendant ce temps, suivant les instructions de Tor, Homme-Sage préparait l'erac, en grande quantité.

Après deux mois, la moitié des chasseurs utilisait correctement leurs armes. Comme, au cours des chasses, ces derniers obtenaient des résultats infiniment supérieurs à ceux des porteurs de massues, bientôt tous adoptèrent la lance et l'abondance de la venaison amena une douce euphorie dans le village.

Un matin d'un jour d'été, Tor alla trouver Cnex.

-Chef, dit-il, je voudrais l'autorisation de ne plus participer à toutes les chasses.

-Serais-tu fatigué ?

-Non, mais j'ai besoin de temps pour réfléchir à certaines idées qui me passent par la tête.

Cnex éclata de rire.

-Nous avons des couteaux et des armes efficaces. Jamais la nourriture n'a été abondante. Je ne pense pas qu'il reste quelque chose d'intéressant à inventer! Toutefois, il en sera fait selon ton désir.

La première tâche de Tor fut d'aller inspecter le champ qu'il avait labouré et semé. Cela faisait deux mois qu'il n'avait pu y aller. À ce moment, il avait vu des rangées d'herbes arrivant à mi-mollet qui lui semblèrent sans intérêt.

Aussi, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir des hautes tiges portant en leur milieu un volumineux épi qui commençait à prendre une belle couleur dorée.

Tor estima que dans une quinzaine de jours, il lui faudrait ramasser cette récolte inespérée.

A la lisière du champ poussait une herbe haute d'un beau vert. Machinalement, Tor voulut en arracher un brin mais il s'aperçut qu'elle était très résistante, car faite de longs filaments très solides.

Intrigué, Tor s'amusa à isoler plusieurs brins qu'il tressa ensuite soigneusement pour finalement obtenir une petite cordelette. Satisfait, il ramassa un grand nombre de tiges et les rapporta au village.

Bien que sans comprendre l'utilité de ce qu'on lui demandait, T'Lo accepta de tresser les fils comme le lui montrait Tor. Trois jours après, il avait obtenu une cordelette de deux mètres de long qui s'avéra plus résistante malgré sa finesse que toutes les lianes de même taille.

Sans plus d'explication, Tor t'enfouit dans son sac puis il alla trouver Cnex en compagnie d'Homme-Sage.

-J'aimerais vous montrer quelque chose. Le chef regarda le soleil presque au zénith et soupira. Il aurait volontiers effectué une sieste à l'ombre mais la mine mystérieuse du jeune homme l'intrigua.

En découvrant le champ couvert d'épis dorés, il s'exclama :

-Jamais je n'ai vu autant de ces graines ! J'ai goûté tes galettes cet hiver et les ai appréciées. Nous allons avoir une grande provision pour les mauvaises saisons. Maintenant, Tor, une fois de plus, explique-toi !

Lorsque Tor eut terminé, Cnex murmura :

-Dès demain, je demanderai aux femmes et aux enfants de ramasser les épis. À l'automne, Tor nous montrera comment retourner la terre pour y semer les graines qu'Homme-Sage gardera en réserve. Cnex éclata d'un rire puissant et ajouta : -Nous allons avoir tellement de nourriture que nos ventres deviendront énormes et que nous ne pourrons plus chasser !

CHAPITRE XI

Pendant que les femmes ramassaient les épis, Tor, préposé à leur protection par Cnex, explorait la forêt alentour, découpant de nombreuses branches d'arbres.

Certes, à deux reprises, T'Lo s'était détachée de ses compagnes pour rejoindre Tor, et la forêt avait retenti de leurs ébats mais cela n'avait pas trop distrait le jeune homme de sa besogne.

Le soir, U rapporta une baguette soigneusement écorcée, presque aussi haute que lui et plus grosse que le pouce, ainsi qu'une dizaine de fines tiges de trois pieds de long, qu'il mit à sécher.

La petite moisson terminée, il retourna dans la forêt, car il aimait être seul. Il cintra la branche et attacha à ses extrémités la cordelette. Puis après avoir encoché une baguette, il la posa sur la corde, banda l'arc et tira. Le résultat fut catastrophique. La flèche virevolta avant de tomber mollement à une vingtaine de pas. En revanche, la cordelette lui cingla vivement l'avant-bras.

Nullement découragé, Tor réfléchit longuement. Comme toujours des bribes d'images inconnues tournoyaient dans sa cervelle. Il lui fallut une semaine pour adapter à l'arrière des flèches des plumes d'oiseau ramassées près d'un nid vide et fixer un silex pointu à leur extrémité antérieure.

Enfin il protégea son avant-bras gauche par une épaisse bandelette de cuir.

Trois semaines d'entraînement intensif lui furent cependant nécessaires pour acquérir une habileté certaine. Normalement les flèches soigneusement enduites d'erac devaient avoir la même efficacité qu'une lance et porter beaucoup plus loin.

Un matin, levé avant l'aube, Tor décida d'aller essayer sa nouvelle arme en cachette. Il se glissa à l'extérieur du village et marcha jusqu'à une vaste clairière à bonne distance où il savait que Cnex voulait chasser ce jour-là. Ainsi, s'il tuait un ou deux animaux, il n'aurait pas à les ramener seul.

Après s'être assuré de la direction du vent, Tor approcha de l'espace libre. Au moins dix xantils broutaient paisiblement. À cinquante pas, un beau mâle se tenait immobile. Doucement, Tor engagea une flèche sur la corde de son arc. Soudain la bête, effrayée, partit au galop, faisant fuir le reste du troupeau dans toutes les directions.

Tor, stupéfait, chercha ce qui avait provoqué cette panique brutale. L'explication ne tarda pas. Une sorte de traîneau volant surmonté d'une bulle transparente descendit lentement dans la clairière et se posa. Aussitôt quatre femmes blondes en sautèrent, puis l'étrange véhicule remonta rapidement dans le ciel.

-Les chasseresses ! Encore ! gémit Tor. Une colère sourde envahit son esprit devant ce cauchemar qui recommençait. Toutefois, il retrouva rapidement son sang-froid et partit au pas de course.

Lorsqu'il arriva au village, les chasseurs étaient encore rassemblés. Tandis que les femmes sortaient en hurlant des huttes, Tor lança :

-Il est inutile de chercher à les combattre, elles ont des armes qui tuent à distance. J'ai vu Xal tomber alors qu'il était à plus de vingt pas.

U voulut ajouter une idée qui venait de jaillir de son esprit mais le groupe était déjà dispersé. Homme-Sage et T'Lo étaient les derniers, attendant Tor.

-Courons vers la montagne. Elle m'a déjà protégé une fois !

La fuite commença, interminable. Tor marchait en tête, tous les sens aux aguets, car il était persuadé que d'autres groupes de chasseresses avaient été déposés. Percevant des bruits suspects devant lui, il changea de direction à plusieurs reprises.

Des heures s'étaient écoulées. Si la jeunesse de T'Lo lui permettait de suivre facilement le train imposé, il n'en était pas de même pour

Homme-Sage qui dut s'arrêter à plusieurs reprises.

La colline était maintenant proche et Tor crut un instant qu'ils étaient sauvés. Brusquement son ouïe exacerbée perçut à peu de distance le bruit d'une course.

-Non ! Le drame de Xal et de M'La ne peut encore se reproduire, gronda-t-il.

Brusquement, il prit sa décision.

-Continuez en direction de la montagne, ordonna-t-il, je vais tenter de les retarder.

-Laisse-nous à notre sort, protesta Homme-Sage, et sauve-toi. Ta vie est plus précieuse que les nôtres !

-Partez, répliqua sèchement Tor. En restant vous compromettez notre seule chance de survie.

À regret, Homme-Sage et T'Lo reprirent leur course. Aussitôt Tor s'approcha d'un arbre à la ramure épaisse, escalada vivement le tronc pourtant lisse et s'installa sur une grosse branche, le dos collé au tronc.

Il dégagea son arc et prépara une flèche. Il était temps! Quatre chasseresses apparurent bientôt. Une voix, sortie d'une boîte noire, annonça :

-Groupe Delta, attention! Deux gibiers poursuivent leur fuite mais un troisième doit se cacher dans les buissons à peu de distance de vous!

C'était la seconde fois que Tor entendait cette langue. Sans savoir comment, il lui sembla comprendre certains mots.

La chasseresse de tête, une matrone aux membres épais et à la poitrine opulente, s'arrêta brusquement. D'un geste, elle ordonna à celles qui la suivaient de se déployer sur les côtés. Aussitôt les trois autres chasseresses se coulèrent dans les buissons.

Profitant de l'instant où la chasseresse était seule, Tor banda son arc. La flèche pénétra dans le large dos et s'enfonça profondément. La chasseresse poussa un cri sourd aussitôt étouffé par une toux sanglante !

A cet instant, deux chasseresses reparurent.

-Il n'y a rien par ici, Delta Un...

Elles poussèrent un cri en découvrant leur camarade. L'une voulut saisir sa boîte noire mais une flèche l'atteignit au bras. Sa compagne et la quatrième chasseresse arrivée à cet instant voulurent l'aider mais elle cria :

-Surveillez les fourrés, je n'ai rien, une simple égratignure.

L'exclamation s'interrompit brusquement et la chasseresse s'écroula, la peau du visage devenue subitement violacée.

Affolées, les deux survivantes tirèrent totalement au hasard sur les buissons qui les entouraient. En voyant sa compagne s'écrouler, le cou transpercé par une flèche, la dernière, saisie de panique, s'enfuit en hurlant. Aussitôt Tor sauta de son arbre...

D'un geste vif, il saisit les trois couteaux pendus aux ceintures, ramassa une curieuse arme au canon effilé et une boîte noire, puis il courut en direction de la montagne.

-Delta Un, que se passe-t-il? Pourquoi votre groupe est-il dispersé ? Répondez !

La voix, jaillie de la boîte noire, fit tressaillir Tor qui accéléra encore sa course.

-Delta Un, il y a une clairière sur votre droite. Gagnez-la, un Trans vous récupérera. Deux, Trois et Quatre resteront à leur place où elles seront également ramassées.

Brusquement Tor comprit non seulement le sens de la phrase mais il devina que le traîneau volant pouvait repérer la position de chaque boîte.

Instinctivement, il obliqua vers le lieu qui lui était indiqué pour ne pas donner l'éveil. Soudain, son odorat fut stimulé par une odeur familière.

Avec un sourire féroce, il s'arrêta puis reprit prudemment sa marche. En bordure de la clairière, il découvrit ce qu'il avait senti : un nid de ribacs !

Il lança la boîte noire en plein milieu, puis très lentement il recula et escalada un arbre. Dans son esprit, une certitude venait de s'imposer. Les instruments de l'appareil volant des chasseresses percevaient les déplacements, les mouvements, mais étaient incapables de localiser un corps immobile !

Tor, sans surprise, vit bientôt apparaître une bulle transparente qui se posa dans la clairière. Deux chasseresses en descendirent. Elles portaient sous le bras un long tube métallique.

-Delta Un ne répond plus, pourtant son émetteur se trouve par là, dit l'une d'elles en consultant un gros cube noir suspendu à sa ceinture.

Les deux guerrières avancèrent jusqu'à l'orée de la forêt.

-Le communicateur est ici ! s'exclama l'une d'elles en se penchant pour le ramasser.

Aussitôt elle poussa un hurlement de douleur, tandis qu'un long serpent noir agitait sa tête triangulaire. Un trait lumineux jaillit de l'arme de la seconde chasseresse et le crotale à demi calciné retomba sur le sol. Toutefois, la femme commit une erreur en voulant secourir sa camarade. Deux autres ribacs l'attaquèrent. L'un fut coupé par le rayon lumineux mais le second eut le temps de planter ses crochets venimeux dans la cuisse blanche avant d'être calciné à son tour.

Deux autres chasseresses descendirent alors de l'appareil mais, rendues prudentes, elles balayèrent le sol de leurs armes avant d'approcher des deux corps qu'elles traînèrent péniblement vers leur appareil qui décolla ensuite rapidement.

Tor resta une heure immobile puis il décida de gagner la colline, prenant soin de marcher lentement, et toujours à l'abri de gros arbres.

En fin de journée, il gravit les premières pentes de la colline, découvrant la trace des pas de ses amis. Il finit par les apercevoir, dissimulés dans une anfractuosité rocheuse. Il sourit en se rappelant qu'il avait trouvé refuge à cette même place, trois ans plus tôt. Il lui sembla qu'un siècle s'était écoulé depuis !

Tor se glissa auprès d'eux, tempérant d'un geste sec les démonstrations d'amitié.

-Taisez-vous, ordonna-t-il, et surtout ne bougez pas !

Jamais la nuit ne lui parut aussi longue à venir. Jusqu'aux dernières lueurs du jour, il épia le ciel mais aucun traîneau ne parut.

Lorsque l'obscurité fut complète, il soupira :

-Je crois qu'une fois encore nous avons échappé à ces diablesses ! Nous dormirons ici et demain nous regagnerons le village.

Homme-Sage murmura :

-Je te dois la vie, Tor, sans toi elles auraient eu cent fois le temps de me rattraper. Dormez maintenant, je veillerai.

-Dommage que nous n'ayons pas pensé à emporter des provisions, je meurs de faim ! ricana Tor.

Il s'allongea et aussitôt T'Lo se glissa contre lui. Malgré la fatigue, les émotions de la journée avaient exacerbé ses sens et bientôt ta nuit retentit de gémissements étouffés.

Stoïquement, Homme-Sage contempla les étoiles. Deux heures s'écoulèrent, merveilleusement calmes et, malgré tous ses efforts, il sentit irrésistiblement le sommeil le gagner.

Tor, paisiblement allongé, vit Homme-Sage s'affaler. Il voulut lui parler mais ses muscles lui refusèrent tout service. Désespérément, il lutta contre cette soudaine torpeur mais il ne put y parvenir. Avant de sombrer dans un profond sommeil, il eut l'étrange vision d'un oeuf énorme aux reflets irisés qui s'avançait sans bruit dans sa direction.

CHAPITRE XII

Le lendemain matin, Tor s'éveilla le dernier. Comme la fois précédente, il se sentait la tête lourde et constata le même point rouge au pli du coude.

Il s'ébroua plusieurs fois puis ramassa son arc. Faisant signe à ses compagnons de ne pas bouger, il écouta les bruits de la forêt, toute proche. Finalement il vit un gros volatile qui picorait de petites sauterelles.

Une demi-heure plus tard, plumée et vidée, la volaille rôtissait sur un joli feu. Rassasié, le trio se mit en route pour regagner le village.

Comme à chaque venue des chasseresses, les pertes avaient été lourdes. Sept jeunes guerriers avaient disparu et au soir, trois femmes et deux enfants n'avaient pas regagné leur hutte.

Le chef Cnex, le visage soucieux, vint s'asseoir près d'Homme-Sage.

-Il va falloir organiser différemment les répartitions de nourriture. Les femmes qui ont perdu leurs compagnons ont des enfants qui constituent l'avenir de notre communauté.

Tor ouvrit alors son sac de peau et montra les quatre poignards qu'il possédait et le curieux pistolet. C'était la méthode qu'il avait trouvée pour pouvoir exhiber au grand jour ses armes.

Le moment de stupeur passé, il narra brièvement ses aventures et conclut honnêtement :

-C'était la seule façon de sauver Homme-Sage et T'Lo. Malheureusement j'ignore si la mort des chasseresses évitera leur retour ou au contraire si nous ne risquons pas de terribles représailles !

Le regard fixé sur les poignards, Cnex marmonna :

-Seul l'avenir nous le dira, Tor. C'est la première fois que j'ai entendu dire qu'on pouvait tuer ces diablesses.

Diplomate, Tor ajouta :

-En tant que chef du village, je te remets ces armes.

Cnex aussitôt saisit un poignard qu'il glissa à sa ceinture après avoir apprécié du pouce le tranchant. Un peu honteux de son geste précipité, il en prit un second qu'il tendit à Tor.

-Plus que tout autre, tu as mérité d'en posséder aussi un. Si tu es d'accord, nous donnerons les deux autres aux plus anciens chasseurs.

Il regarda longuement d'un air méfiant le pistolet.

-Saurais-tu faire fonctionner cette curieuse arme?

-Je pense pouvoir y parvenir, mais il me faudra du temps. D'après ce que j'ai pu observer, elle ne semble guère efficace à plus de trente pas et je pense que son pouvoir s'épuise rapidement.

-Dans ce cas, garde-la et montre-moi comment tu te sers de cette curieuse baguette qui a pu tuer des chasseresses.

Longuement Tor expliqua, démonstration à l'appui, le maniement de l'arc.

Cnex resta un long moment songeur avant de murmurer :

-Tu es très jeune, Tor, pourtant tu es déjà chasseur et tu nous as beaucoup apporté. Désormais je souhaite que tu m'assistes, dans tous les conseils. Si les chasseresses ne reviennent pas rapidement, il va falloir distribuer les nombreuses tâches pour obtenir notre nourriture. Grâce à ton arc, avec moitié moins de chasseurs, nous devrions pouvoir obtenir les mêmes résultats.

***

L'hiver vint sans que les chasseresses se manifestent à nouveau et la crainte de représailles s'estompa progressivement. Cnex, écoutant les conseils discrets de Tor, avait réparti les besognes. Le champ, agrandi, avait été retourné et semé de graines dorées, les élevages de lapins prospéraient et les nasses se révélaient efficaces pour la pêche de poissons toujours aussi abondante.

Maintenant chaque chasseur était pourvu d'un arc qu'il manipulait avec adresse. Deux chasses par semaine suffisaient à procurer du gibier.

Une nuit, Tor était seul de garde auprès du feu, emmitouflé dans sa peau de gritex. Son esprit vagabondait car la palissade s'était, depuis sa construction, révélée suffisante pour écarter fauves ou charognards. Seuls ces derniers posaient parfois un problème. Attirés par l'odeur des reliefs de viandes grillées, ils grattaient le sol pour tenter de se faufiler entre deux troncs. Mais ils étaient tellement bruyants, qu'il suffisait à la sentinelle de les chasser d'un coup de lance. Cette nuit-là aucun grognement intempestif ne troublait le silence. Aussi Tor ne vit-il pas l'ombre qui franchissait légèrement la clôture.

Tor ne sut jamais si ce fut l'odeur, le déplacement d'air ou un bruit infime qui le fit se retourner. En une fraction de seconde, il découvrit une silhouette massive balançant une énorme massue. Il se jeta aussitôt de côté, roula sur lui-même et se releva d'un bond, tandis que l'arme touchait sourdement le sol à l'endroit où aurait dû se trouver sa tête un instant auparavant.

Sans laisser à son agresseur le temps de retrouver son équilibre, Tor frappa violemment la nuque offerte. Un craquement sec mit fin au combat.

Lançant un cri d'alarme, Tor ramassa son arc et décocha une flèche sur une silhouette qui s'apprêtait à franchir la palissade. Un hurlement de douleur, suivi d'un bruit de chute, lui apprit qu'il avait touché sa cible. Déjà Cnex et une dizaine de guerriers jaillissaient de leurs huttes tes armes à la main.

Ils contemplèrent le cadavre de l'agresseur mais ses congénères s'étaient évanouis dans l'obscurité. Tout danger semblait écarté dans l'immédiat mais par prudence, Cnex décida de laisser six guerriers de garde.

Dès l'aube, tous les hommes se rassemblèrent, hésitant sur la conduite à tenir. Leur incertitude fut de courte durée, car trois silhouettes se détachaient de l'ombre de la forêt.

Un colosse, balançant une lourde massue, s'avança jusqu'à une dizaine de mètres de la palissade et hurla :

-Je suis Rek, chef de ma tribu. Soumettez-vous à mon autorité et vous serez épargnés, sinon je vous extermine !

Voyant Cnex hésiter, Tor murmura :

-Il ne doit pas être aussi puissant qu'il l'affirme sinon il aurait lancé un assaut cette nuit alors qu'il bénéficiait de l'effet de surprise.

Pendant ce temps, le colosse reprenait :

-Je lance un défi au chef de ce village ! Le vainqueur régnera sur les deux tribus.

Tor banda son arc et dit :

-Un combat est inutile, dans une seconde, U sera mort !

Cnex lui posa doucement la main sur le bras.

-Attends, Tor. Le défi est légitime. C'est à moi de prouver que je suis digne d'être un chef.

Sans hésiter, il fit ouvrir le portail et s'avança en hurlant :

-Que le meilleur règne sur les tribus.

Les deux adversaires s'observèrent un long moment. Cnex était armé d'une lance et de son poignard tandis que Rek balançait sa massue comme s'il s'agissait d'une légère baguette. Toutefois le combat ne dura guère. Rek, trop confiant, s'avança vivement pour frapper son adversaire. Cnex évita habilement deux coups de massue puis frappa son antagoniste en pleine poitrine.

Il lança alors en direction de la forêt : -Cnex est le chef !

Lentement une dizaine de guerriers s'avancèrent et se jetèrent à genoux, bientôt suivis d'une quinzaine de femmes et de quelques enfants.

La cérémonie d'allégeance terminée, ils pénétrèrent dans le village jetant des regards curieux sur la palissade et les huttes. Tous semblaient amaigris et fatigués.

Cnex fit rôtir un xantil tué la veille et rapidement tous les nouveaux arrivants se mêlèrent aux habitants du village. Il apprit ainsi que ces malheureux résidaient habituellement à une semaine de marche. Le mois précédent, leur domaine avait été attaqué par les chasseresses qui avaient provoqué de grosses pertes. Sans feu et avec trop peu de chasseurs valides, ils n'avaient plus pu se nourrir.

Aussi le chef avait-il décidé de quitter le village. Ils avaient marché longtemps, mangeant seulement des écorces d'arbre et des racines. Aussi nombre d'enfants étaient morts ainsi que tous les anciens.

Le reste de la journée fut consacré à la confection de quelques huttes. Les nouveaux arrivants regardaient avec envie les haches de silex qui coupaient facilement des branches qu'eux étaient obligés de briser avec beaucoup de mal.

À la tombée du jour, Cnex dit à Tor avec satisfaction :

-Ces nouveaux venus vont permettre à notre village de se développer. Nous agrandirons notre palissade pour avoir plus d'espace.

Maintenant la nuit tombait et tous les nouveaux semblaient avoir trouvé un abri. Cnex avait partagé équitablement les restes du xantil pour que ces derniers puissent dîner.

Tor, pensif, regagna la hutte où Homme-Sage pilait quelques herbes.

-J'ai remarqué que plusieurs arrivants étaient blessés. Demain je leur proposerai des remèdes.

À ce moment, T'Lo parut, tenant par la main une jeune fille d'une quinzaine d'années. Sur son torse amaigri où saillaient les cotes, ses seins se dressaient fièrement. Dans son visage émacié, ses yeux noirs paraissaient immenses.

-Elle s'appelle M'No, expliqua T'Lo. Son père était le chef Rek. Maintenant, elle n'a plus de famille et aucun membre de sa tribu n'a voulu l'accueillir. J'ai pensé que Tor pouvait nourrir deux femmes !

Sans attendre de réponse, T’Lo prépara le dîner, aidée de sa nouvelle amie. Ils mangèrent paisiblement et Tor dut freiner M'No qui paraissait ne pouvoir se rassasier.

-Si tu manges trop, expliqua Homme-Sage, tu risques d'être malade. Ne sois pas inquiète, demain matin, tu auras encore un bon repas.

M'No lança un regard admiratif à Tor puis murmura à T'Lo :

-Pour avoir autant de nourriture, vos chasseurs doivent être remarquables.

-Tor est merveilleux... pour tout, tu verras, lança T'Lo avec un grand éclat de rire.

Le repas achevé, Tor aida Homme-Sage à trier des herbes puis il alla s'allonger au fond de sa hutte. Aussitôt il sentit deux corps se glisser à sa droite et à sa gauche.

Cette nuit-là, il s'endormit très tard...

CHAPITRE XIII

Myrna, sculpturale blonde aux yeux verts, s'étira voluptueusement sur son lit. Elle n'avait que 22 ans mais son autorité, son intelligence et aussi ta protection de l'Impératrice l'avaient fait nommer, depuis un an, commandant de la base sur Xen.

C'était une promotion flatteuse mais qui lui avait attiré des inimitiés. En particulier Ryna, le chef du département de biologie, plus âgée qu'elle, et depuis cinq ans sur Xen, aurait mérité le commandement.

Jusqu'à présent Myrna s'était remarquablement acquittée de sa tâche mais elle regrettait Swiz, ta planète mère, et la vie dans l'entourage de l'Impératrice avec sa suite de fêtes, de spectacles et de divertissements voluptueux et raffinés.

Myrna était une des favorites de l'Impératrice mais elle se demandait encore si sa promotion était une récompense ou au contraire une habile manoeuvre d'une rivale désireuse de la supplanter dans les bonnes grâces de la souveraine.

Un serviteur entra à ce moment. Il était grand, blond, pratiquement imberbe et portait une courte tunique brune. Il s'agenouilla et dit :

-Maîtresse, vous êtes demandée d'urgence au Centre de Commandement.

Myrna se leva d'un bond. Entièrement nue, elle examina avec complaisance dans un grand miroir la sveltesse de son corps puis elle lança sèchement au serviteur toujours prosterné :

-Vite, ma tunique dorée et mes bottes !

L'homme se précipita aussitôt, aida sa maîtresse à passer le vêtement et s'agenouilla pour lui enfiler les chaussures.

Myrna quitta rapidement ses appartements, traversa une cour intérieure où jets d'eau et parterres fleuris alternaient harmonieusement, puis pénétra dans le hall d'un vaste bâtiment. De larges baies vitrées ouvraient sur un petit astroport. Au-delà se dessinait la masse sombre de la forêt qui entourait la base de toutes parts. Une clôture électrifiée fort efficace tenait éloignés animaux ou indigènes sauvages qui auraient pu se montrer trop curieux.

Le commandant pénétra dans son bureau où Ryna et Ala, la responsable des transmissions, se trouvaient déjà. Ala était une blonde boulotte d'une trentaine d'années, au visage souriant. Sa tunique émeraude ne cachait que très imparfaitement sa poitrine opulente.

-Je viens de recevoir un message de l'état major de l'impératrice. Un astronef atterrira demain et nous devons organiser une chasse.

-Encore, grogna Myrna, la dernière date à peine de deux mois. Si nous ne laissons pas le temps au gibier de se reproduire, nous allons dépeupler la planète.

-Les ordres sont formels, intervint Ryna, blonde gigantesque aux muscles solides, aux traits accusés et au regard dur! De plus, je dispose encore de quatre cellules de reproduction.

Le commandant hocha la tête et rétorqua sèchement :

-Fort bien ! Dans ce cas, mettons-nous immédiatement au travail.

Elle se dirigea vers un vaste planisphère piqueté de points multicolores.

-Voilà tous les villages que nos dernières observations aériennes ont recensés. Vous constaterez que nous les avons tous visités depuis moins de trois ans.

Ryna pointa son doigt sur la carte en disant :

-Sauf celui-là, près du volcan, notre dernier passage date de cinq ans.

Une grimace étira les lèvres bien dessinées de Myrna.

-Je n'aime pas cette région ! J'ai étudié les rapports de celles qui m'ont précédée. D'abord il y eut deux morts qu'on a déclaré accidentelles. Ensuite, il y a cinq ans s'est produit un dramatique incident. Cinq morts ! Trois chasseresses tuées par des flèches au curare comme l'a prouvé l'autopsie et deux membres du service de surveillance.

-Elles ont été victimes de serpents, interrompit Ryna. Je venais alors d'arriver à la base et je m'en souviens parfaitement.

Myrna secoua la tête, faisant voleter une petite boucle blonde.

-J'ai étudié en détail les rapports et je ne pense pas que ce soit par hasard que la radio se soit trouvée juste au milieu d'un nid de ribacs.

Pendant une heure, le commandant réfléchit à toutes les éventualités possibles avant de décider :

-Nous sommes obligées d'attaquer le village près du volcan. Les autres, trop éprouvés, ne nous donneront qu'un gibier médiocre et un nouveau prélèvement risque de les faire disparaître.

-Ce ne sont que des mâles, pouffa Ala, pourquoi donc s'en préoccuper ?

-Ils nous sont utiles pour l'instant ! Si nous ne prenons pas des mesures conservatoires, dans quelques années nous ne serons plus en mesure d'organiser ni chasse, ni spectacle.

Le visage tendu, Myrna poursuivit :

-Nous allons modifier nos habitudes. Chaque groupe de quatre chasseurs sera immédiatement suivi à moins de cent mètres d'un second chargé de protéger leurs arrières. De plus, chaque groupe sera suivi par un Trans utilisant non seulement les détecteurs de mouvement mais également des détecteurs thermiques. Ainsi si un des mâles tente de se dissimuler, il sera repéré aussitôt.

-N'est-ce pas faire beaucoup d'honneur à ces misérables primitifs? ricana Ryna. Une seule de nos chasseresses est cent fois plus forte que toute une tribu.

-Certainement, concéda Myrna conciliante, mais je préfère un excès de prudence à une témérité dangereuse.

Pendant le reste de la matinée, les trois responsables travaillèrent à mettre minutieusement au point tous les détails.

Lorsque Myrna interrompit la séance du travail, Ryna ajouta à son intention :

-Il me faut constituer ma provision d'ovules. J'ai consulté ce matin mon ordinateur et tu es dans la période favorable.

Le commandant se contenta d'acquiescer de la tête.

-Allons-y maintenant. Ensuite j'inspecterai ton laboratoire.

Les deux jeunes femmes traversèrent le hall pour gagner un pavillon à deux étages situé un peu à l'écart. Ryna conduisit sa supérieure dans une sorte de salle d'opération, l'aida à enlever sa tunique et à s'allonger sur une table. Tout en participant à l'installation, Ryna ne pouvait s'empêcher de laisser courir ses mains sur le corps splendide de Myrna qui resta de glace.

Ryna, à regret, s'éloigna de la table et prépara divers instruments.

-Dommage, soupira-t-elle, que tu ne veuilles pas te prêter à mes jeux. Je t'aurais fait découvrir des voluptés insoupçonnées. Tu préfères tes divertissements grossiers avec tes serviteurs.

Impatientée, Myrna répliqua sèchement :

-J'organise mes loisirs comme il me plaît. Même notre vénérée Impératrice ne dédaigne pas de s'amuser avec ses esclaves. Mets-toi au travail, tu m'as déjà fait perdre beaucoup de temps.

Réfrénant un mouvement de colère, Ryna s'activa. Vive, précise, elle appliqua sur le ventre de Myrna un antiseptique et un anesthésique puissant. Saisissant un bistouri laser, elle pratiqua une minime incision au-dessous de l'ombilic puis introduisit un petit tube dans la cavité abdominale.

Les yeux rivés sur ses écrans de contrôle, la biologiste guida lentement le tube jusqu'à proximité de l'ovaire portant un gros follicule. Une aiguille jaillit du tube permettant d'aspirer liquide et ovule.

Satisfaite, Ryna retira son tube et pulvérisa un liquide cicatrisant sur la petite plaie.

-C'est terminé, dit-elle en étiquetant soigneusement un petit flacon empli de liquide nutritif et en le rangeant à côté de plusieurs autres identiques.

Myrna se leva, revêtit sa tunique et lança :

-Fais-moi visiter ton laboratoire pour que je puisse tout consigner dans mon rapport.

Ryna, le visage impénétrable, ouvrit la porte d'une pièce où deux techniciennes revêtues de scaphandres stériles s'activaient :