DES ENFANTS TRE DOUES (SSPP 15) (Corrigé 25/02/2010)

JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Le capitaine Marc Stone sauta du trottoir roulant devant l'immense building de plastique et d'acier qui abritait le Service de Surveillance des Planètes Primitives.

C'était un homme d'une trentaine d'années, grand, les muscles allongés, avec un visage aux traits accusés surmonté d'une chevelure brune. Ses yeux gris métalliques examinèrent un instant la gigantesque métropole new-yorkaise grouillante d'activité. Les avenues rectilignes formées de routes à trois étages s'étendaient sur des centaines de kilomètres ; Washington n'était plus qu'un faubourg de New York.

Avec un soupir, Stone pénétra dans un vaste hall.

Aussitôt, un robot de surveillance se dirigea vers lui. C'était un gros ovoïde, garni de multiples tentacules qui pouvaient devenir autant d'armes mortelles. Une fente s'ouvrit dans son corps, et Mac y glissa vivement sa plaque magnétique d'identité.

-Vous pouvez passer, capitaine, fit le robot d'une voix métallique.

Le jeune homme s'engouffra aussitôt dans un ascenseur rapide qui le propulsa jusqu'au dernier étage. Les portes s'ouvrirent avec un chuintement soyeux. Dans l'antichambre, Peggy trônait derrière son bureau encombré d'écrans et de machines. C'était une authentique vieille fille d'environ cinquante ans, sèche, anguleuse, à la mâchoire proéminente garnie de longues dents. Elle juchait sur son long nez pointu une vieille paire de lunettes dont les verres épais faisaient paraître ses yeux ridiculement petits.

-Bonjour, Peggy, dit Marc d'un ton enjoué. Quand donc viendrez-vous dîner avec moi?

L'austère vieille fille secoua la tête. Nombre de jeunes officiers du S. S. P. P. aimaient à la taquiner, mais elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine amitié pour le capitaine Stone, surtout depuis qu'il avait sauvé le général Khov perdu sur une planète lointaine.

-Un jour, répondit-elle, pour vous punir, j'accepterai votre invitation. Je mourrai de rire en voyant votre tête lorsque vous serez contraint de m'exhiber dans les bars fréquentés par vos amis !

-Pari tenu, répliqua Marc. Ce soir, je vous attends à six heures dans le hall. Ce sont les autres qui crèveront de jalousie.

Peggy esquissa un sourire.

-Ils s'imagineront que vous vous servez de moi pour obtenir une faveur du général. Comme s'ils ne connaissaient pas son caractère!

Khov dirigeait le S.S.P.P. d'une main de fer depuis plus de dix ans. C'était un gaillard mesurant près de deux mètres, pesant un bon quintal, le corps massif, la tête ronde, le crâne complètement lisse et les yeux bridés, très noirs, souvenir de lointains ancêtres mongols.

-Je pense, reprit Peggy, que nous avons assez perdu de temps. Je vous signale que vous avez une minute de retard.

-Qu'importe, puisque nous sommes ensemble. M'accompagnerez-vous ce soir?

La vieille fille haussa ses maigres épaules.

-Je crains qu'après cette entrevue, vous n'ayez plus envie de plaisanter. (D'un geste vif de l'index, elle effleura une touche de l'interphone.) Le capitaine Stone est à vos ordres, général.

-Enfin! Qu'il entre!

La voix de Khov ressemblait plus à l'aboiement du dogue qui vient de perdre son os préféré qu'à un souhait de bienvenue.

-IL est comme ça depuis deux jours, chuchota Peggy.

La secrétaire se leva et, d'une démarche résolue, alla ouvrir la porte pour annoncer Marc. En pénétrant dans l'antre du fauve, le jeune homme dissimula une grimace. L'air était saturé de l'odeur de cigare. Il savait que le général ne fumait pas, sauf lorsqu'il avait un sérieux problème. Khov désigna un fauteuil du bout de son cigare.

-Asseyez-vous, grogna-t-il.

Tandis que Marc, après un bref salut, s'installait, son supérieur reprit:

-Désolé d'avoir interrompu votre romance avec la femme la plus riche de la Galaxie, mais jusqu'à nouvel ordre, vous êtes encore inscrit sur la liste de mes effectifs. A moins que vous ne considériez que votre fortune personnelle vous dispense des obligations du Service.

Khov faisait allusion au fait que, depuis deux ans, son agent disposait, grâce à Miss Swenson, de coquets revenus. Marc consulta son chronomètre avec ostentation.

-J'ai reçu votre appel, me convoquant pour seize heures, ce matin à neuf heures quatorze. J'ai parcouru dix mille kilomètres en hélijet et suis arrivé exactement à quinze heures cinquante-neuf. Le robot de surveillance pourra en témoigner. J'avoue seulement avoir perdu deux minutes en compagnie de votre secrétaire. Vous la connaissez suffisamment pour savoir qu'elle ne risque pas de me détourner de mes devoirs !

Khov écrasa d'un geste rageur son cigare dans un cendrier déjà débordant de mégots, ce qui souleva un nuage de cendre. Il le chassa d'un revers de son énorme main.

-Entendu, soupira-t-il. Je sais que vous vous obstinez à rester au S.S.P.P., alors que vous pourriez jouer au play-boy fortuné dans tous les lieux de plaisirs. Maintenant, parlons sérieusement. J'ai un problème! (Fouillant dans un tiroir de son bureau, il en extirpa une bouteille de scotch et deux verres.) Servez-vous, grogna-t-il. Depuis que vous avez expliqué à ma femme ma noble conduite sur Wilk, elle ne m'interdit plus le whisky.

-Je vous prie de transmettre à la générale mon respectueux souvenir.

-Elle ne jure que par vous ; elle m'arracherait les yeux si je vous virais !

Après avoir empli les deux verres, Marc murmura:

-Aborderons-nous le sujet qui vous tracasse ?

Khov avala une généreuse rasade puis lança:

-Vous connaissez Mac Donald?

-Un excellent ami ! Toutefois, je ne l'ai pas vu récemment. Aurait-il des ennuis?

-Je le crains, gronda le général. Il a disparu depuis six semaines!

-Comment est-ce arrivé?

-Sa mission était d'explorer la planète Ourka. (Devant la mine interrogative de Marc, son interlocuteur précisa:) C'est une planète terramorphe tournant autour du soleil DZ 47-28-39, référence de l'annuaire galactique. Elle a été découverte il y a deux siècles, et c'était la quatrième exploration. Le continent principal est peuplé d'humanoïdes intelligents qui ont atteint une civilisation type début du Moyen Age.

-Que s'est-il passé?

Khov haussa ses épais sourcils.

-Mac Donald a embarqué sur son aviso, le Cygne. Une mission bien classique, surtout pour lui qui, comme vous, est spécialiste de ce type de civilisation. Nous savons qu'il a hissé son astronef en orbite autour d'Ourka. IL s'est servi de son module pour atterrir et a débuté sa mission. A partir de ce moment, nous en sommes réduits aux hypothèses ! Vous n'ignorez pas que les crédits du Service ne nous permettent que des missions d'un mois maximum. Ce délai écoulé, les administratifs ont commencé à se remuer et se sont inquiétés de Mac Donald. Ils ont d'abord essayé de contacter son vaisseau, qui était toujours en orbite, mais sans résultat. Deux jours plus tard, pensant à un simple retard, ils ont lancé un nouvel appel. Le contact a été rompu brusquement, comme si l'astronef s'était volatilisé pour une raison inconnue.

-Quelles ont été les conclusions?

-Nos spécialistes pensent que l'aviso a été heurté par une météorite suffisamment volumineuse pour vaincre le système de défense automatique.

-Dans ce cas, Mac Donald est toujours sur Ourka à attendre une expédition de secours. Il suffit d'aller le chercher.

-Rien ne prouve qu'il n'était pas dans son astronef lorsque l'appareil a explosé.

-C'est peu probable, rétorqua vivement Marc. Vous savez pertinemment que la première chose à faire, au retour d'une mission, est un prérapport à l'ordinateur, quand ce n'est pas directement à vous ! (Dissimulant un sourire, il ajouta :) Un malencontreux hasard à souvent voulu que je vous dérange la nuit.

Son vis-à-vis éclata d'un rire tonitruant.

-Je dois reconnaître que c'est une de vos spécialités, mais il me faut aussi avouer que vous avez, dans ces cas-là, des raisons fort valables. Mac Donald, n'ayant pas les mêmes, a pu différer son appel.

-Il est trop ancien dans le Service pour ne pas appliquer le règlement. Ensuite, il y a une autre raison qui prouve formellement que Mac n'était pas dans son astronef lors de la collision.

Le regard de Khov se fit plus attentif.

-Laquelle?

-Votre météorite devait nécessairement être d'un volume imposant, donc les systèmes de défense l'ont localisée bien avant la collision. Pensez-vous que l'androïde serait resté les bras croisés, alors qu'il suffisait de lancer les propulseurs pour s'écarter de la trajectoire dangereuse?

Le général alluma un nouveau cigare, il en aspira une large bouffée, qu'il rejeta lentement par les narines.

-J'ai réagi comme vous! Ils ont fini par admettre ce raisonnement.

-Donc, Mac Donald est bloqué faute de moyen de transport, et il suffit de le trouver. Cela ne devrait pas poser de gros problèmes.

-Hélas, si! Il y en a un, et de taille! La commission de non-immixtion ! (D'un mouvement nerveux des doigts, Khov brisa son cigare.) Il y a deux mois, il s'est produit un incident regrettable, au cours de l'exploration d'une planète de type Renaissance. Un jeune lieutenant s'est trouvé mêlé à un conflit local. S'estimant menacé, il s'est affolé et a ordonné à son androïde d'utiliser son désintégrateur. Par un malheureux hasard, le souverain du royaume faisait partie des victimes. Sa disparition a aussitôt entraîné une guerre civile. Certains membres de la commission ont eu beau jeu de prétendre que notre intervention avait bouleversé l'évolution naturelle de cette planète... Malgré mon opposition, ils ont obtenu que, désormais, les androïdes ne soient plus porteurs de désintégrateur. J'ai eu toutes les peines du monde à empêcher qu'on ne leur enlève aussi leur laser digital.

Mac ne put réprimer une grimace.

-L'androïde de Mac Donald était donc partiellement désarmé!

-Exact! Et il y a plus grave! Lorsque j'ai demandé l'envoi d'une mission de secours sur Ourka, cela m'a été refusé, sous prétexte que les indigènes pourraient être intrigués par de telles recherches. (Devançant la protestation de son subordonné, il poursuivit:) J'ai cependant pu faire valoir que Mac Donald ne nous avait pas transmis de rapport, et que, pour la tenue de nos archives, il importait qu'une nouvelle mission soit envoyée. (Les poings du général se crispèrent. Il articula d'une voix sèche:) Voici donc les ordres que je vous donne -Peggy vous en remettra une copie écrite. Vous allez vous rendre sur Ourka comme pour une mission ordinaire, qui ne devrait pas toutefois dépasser quinze jours. Votre seul travail sera de découvrir s'il y a eu, en cinquante ans, une évolution notable de la civilisation de cette planète. En aucun cas, vous ne devrez enquêter sur le sort de votre camarade! Est-ce clair?

-Oui, mon général.

-Acceptez-vous?

Lin sourire ironique retroussa les lèvres de Marc, découvrant sa denture de carnassier.

-En auriez-vous douté?

-Parfait! Votre aviso habituel, le Neptune, vous attend sur l'astroport. Je suppose que vous ne voulez pas des nouveaux robots du Service et que vous préférez être accompagné par Ray, votre androïde personnel.

-Effectivement ! Vous pourrez insister sur le fait que je diminue ainsi les frais de mission, ce qui représente pour le Service une économie substantielle.

Une lueur ironique brilla dans les yeux de Khov. Il n'ignorait rien des liens étranges qui s'étaient noués, au fil des missions, entre l'homme et la machine. Ray était d'un modèle déjà ancien, pourvu d'un amplificateur psychique permettant au robot de communiquer par télépathie avec son maître. Ce type d'androïde avait été abandonné, car rares étaient les Terriens capables d'utiliser ce mode de transmission.

-Votre départ est prévu pour demain matin. Cela vous laisse juste le temps de passer aux archives, pour vous faire remettre une banque des données concernant Ourka et les introduire dans la mémoire de votre androïde ainsi que dans l'inducteur psychique. (A l'instant où Marc allait se lever, les traits de Khov s'adoucirent ; il désigna la bouteille de whisky.) Nous avons encore quelques minutes pour vider un dernier verre.

Les deux hommes apprécièrent en silence l'âcre saveur de l'alcool. Enfin, Marc murmura, en dévisageant Khov:

-Pourquoi moi? (Le général feignit un parfait étonnement, tandis que le jeune homme précisait:) Il existe dans le Service au moins dix agents capables d'effectuer ce travail. Je doute qu'ils soient tous en mission.

Khov scruta le fond de son verre comme s'il craignait d'y découvrir une mouche, tout en marmonnant, d'une voix à peine audible:

-Ray est un excellent androïde, mais je crois me souvenir qu'il lui arrive de censurer ses enregistrements, surtout lorsqu'une indigène jeune et jolie s'approche de vous. Il risque d'avoir beaucoup de travail, car la polygamie est d'usage sur Ourka. (Avant que Marc pût émettre une protestation, il poursuivit:) De plus, si mon agent devait transgresser mes ordres et rechercher Mac Donald, je serais contraint de le traduire devant la commission de non-immixtion, où il devrait répondre de son geste.

Il s'interrompit un instant avant de reprendre, comme se parlant à lui-même:

-Cette organisation comprend sept membres en plus de moi. Il y a le sénateur Cartney, de fa commission des finances; un homme influent; je crois savoir qu'il vous apprécie beaucoup, depuis que vous avez effectué une mission à sa demande. Puis l'amiral Neuman, le chef de la Sécurité Galactique ; vous avez travaillé plusieurs fois pour son service, avec un certain succès. Enfin, à la tête de la commission, le président de l'Union Terrienne. Il vous a personnellement décoré et vous tient en haute estime. (Le général compta sur ses doigts.) Quatre voix sur huit, l'avis du président étant prépondérant. On peut raisonnablement estimer qu'un premier manquement à la discipline n'entraînera pas une sanction trop sévère.

Marc éclata de rire.

-Sévère ou non, vous savez que rien ne m'empêchera de retrouver Mac Donald.

Son supérieur se frotta énergiquement les oreilles.

-IL faudra que j'aille consulter un spécialiste.

Ces temps-ci, j'entends fort mal. Si les paroles s'envolent, malheureusement, les écrits restent. Seule compte la feuille que vous remettra Peggy. (A l'instant où Marc franchissait le seuil du bureau, Khov ajouta encore:) Bonne chance, Stone et ... merci !

CHAPITRE II

En pénétrant dans le poste de pilotage, Marc vit Ray installé aux commandes de l'astronef, surveillant les nombreux écrans. Le robot était grand, carré d'allure, avec des cheveux bruns coupés court. Seul un observateur très attentif aurait pu noter une certaine rigidité de ses traits. Les androïdes ressemblaient merveilleusement à leurs modèles: les ingénieurs avaient même prévu des poils rétractables au niveau du visage, pour imiter la barbe naissante, et de minuscules pores d'où pouvait sourdre un peu d'eau, pour remplacer la sueur.

Tandis que Stone s'asseyait sur le siège du copilote, Ray le salua chaleureusement:

-Bonjour, Marc. Heureux de te voir réveillé, je commençais à m'ennuyer.

Le jeune homme ne s'étonnait plus de ces manifestations de sensibilité, incongrues dans la bouche d'un robot qui, comme chacun sait, ne peut éprouver le moindre sentiment et ne réagit qu'en fonction de sa programmation. Si les ingénieurs cybernéticiens avaient pu savoir! Depuis qu'il faisait équipe avec Marc, Ray avait acquis une étrange autonomie. Chaque fois que quelque chose menaçait son ami, toute programmation s'effaçait, ne laissant place qu'à une dangereuse efficacité.

-La séance d'induction ne t'a-t-elle pas trop fatigué? reprit l'androïde.

Les quelques jours du voyage dans le subespace permettaient aux agents du S.S.P.P. d'apprendre la langue et les coutumes de la planète à explorer. Ils utilisaient une méthode d'imprégnation directe des neurones, pratique, rapide, mais qui exigeait un esprit particulièrement résistant.

Marc cligna rapidement de l'oeil ; Ray leva le regard vers le ciel en une mimique très humaine : c'était un code personnel lui demandant d'interrompre ses enregistrements. Un robot en mission devait théoriquement engranger tout ce qu'il voyait et entendait, ce qui permettait ensuite aux techniciens d'étudier les moindres détails des civilisations primitives mais également de juger le comportement des agents. Ray s'était depuis longtemps affranchi de ces contingences. Tandis qu'il discutait librement avec Marc, ses circuits s'imprimaient de la seule vision des instruments de bord.

-Crois-tu que j'ignore que tu m'as donné un somnifère qui prolonge la durée de l'induction? ironisa le jeune homme.

-Depuis ta rencontre avec cette entité végétale, tes capacités psychiques ont décuplé ; tu es maintenant un excellent télépathe. Mais à quoi bon intriguer les techniciens? Ils te feraient subir une infinité de tests et t'empêcheraient de repartir en mission. Or moi, j'aime bien être avec toi. De plus, tu avais besoin de récupérer des forces. Ton tête-à-tête prolongé avec la charmante Miss Swenson n'a pas été particulièrement reposant!

-Que veux-tu, nous nous aimons, mais nos occupations respectives ne nous laissent pas vraiment le loisir de nous le prouver. Lorsque nous avons la chance de nous retrouver, nous essayons de rattraper le temps perdu... Enfin, parlons sérieusement: la trajectoire a-t-elle été correcte?

-D'ici une demi-heure, nous émergerons dans le système DZ 47-28-39. C'est à ce moment-là que les difficultés commenceront. Si j'ai bien compris ton invraisemblable histoire, en quinze jours, nous devons établir un rapport détaillé pour le S.S.P.P., retrouver Mac Donald puis revenir, avec pour tout espoir de récompense la comparution devant une commission disciplinaire !

-Tu as fort bien résumé le problème.

Marc songea à Mac Donald. C'était un grand type solide, avec une tignasse blonde tirant sur le roux, qui avait été surnommé Duck par tous ses amis.

-Tu as juste le temps de prendre un whisky avant l'émergence. Le dernier jusqu'à notre retour ! J'avais programmé ton réveil de manière à ce que tu ne sois pas bousculé.

-Tu es une vraie mère pour moi, ironisa Marc, (il contempla un instant son verre empli de vieux scotch.) C'est, en définitive, le seul témoignage concret de ma fortune!

Lorsqu'il eut avalé la dernière goutte de liquide, Ray annonça:

-Allonge-toi et boucle ta ceinture magnétique. C'est pour dans une minute.

Le malaise de la transition passé, Marc se redressa. Déjà, son coéquipier consultait les données fournies à une cadence accélérée par l'ordinateur de bord.

-Système solaire DZ 47-28-39, annonça Ray. Il comporte six planètes, dont seule la deuxième est terramorphe. La première, trop proche du soleil, est un bloc surchauffé dépourvu d'atmosphère. Les quatre autres, trop éloignées, sont de vrais congélateurs ambulants.

-Centre les détecteurs sur Ourka!

Sur l'écran s'inscrivit une grosse sphère bleutée.

-Planète terramorphe. Les océans occupent les huit dixièmes de sa superficie. Ses pôles sont recouverts de glace. Sa masse est de 0,9 fois celle de la Terre. Rotation sur son axe en 23 heures et douze minutes. Trajectoire ovale autour du soleil bouclée en 327 jours. Inclinaison peu importante de l'axe nord-sud, donc saisons peu marquées.

-Atmosphère?

-Azote, oxygène, traces de gaz carbonique et gaz rares... Le continent principal s'étend d'est en ouest, à cheval sur le cinquantième parallèle nord. C'est à son extrémité occidentale que s'est développé un embryon de civilisation. Il y a deux royaumes, Narta et Sata, qui semblent perpétuellement en guerre.

Marc consulta une nouvelle fois les écrans puis ordonna :

-Satellise-toi autour d'Ourka. N'oublie pas les défenses automatiques.

-Elles sont enclenchées depuis notre émergence. Je ne tiens pas à rencontrer une météorite !

La manoeuvre accomplie, Ray lâcha les commandes manuelles.

-Nous sommes au parking. Il ne nous reste plus qu'à nous préparer.

-Bizarre, émit Marc, qui inspectait les données de l'ordinateur. Si l'astronef de Mac Donald était entré en collision avec un météore, nous devrions retrouver une multitude de débris. Or, les détecteurs ne signalent absolument rien de métallique. L'aviso semble avoir été pulvérisé.

-Je ne dispose d'aucune donnée permettant de te répondre.

Le jeune homme se leva et gagna la soute, suivi de Ray. Là, il se déshabilla entièrement, car le règlement interdisait d'importer un objet non adapté, si petit fût-il, sur une planète primitive. Ray lui passa une culotte de gros drap s'arrêtant à mi-mollets, une chemise apparemment en lin, puis un pourpoint et des bottes en similicuir noir. L'androïde lui présenta enfin un large ceinturon auquel était pendues une dague et une épée. Marc le boucla autour de sa taille. Il ne pouvait s'empêcher de sourire devant le contraste entre les deux armes primitives et cette merveille de la technologie terrienne. La ceinture induisait autour de celui qui la portait un champ protecteur qui mettait à l'abri des chocs et des projectiles. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du mini-générateur atomique dissimulé dans la boucle. Toutefois, afin de ne pas attirer l'attention des autochtones, les agents du S.S.P.P. avaient pour habitude de garder le champ à très faible intensité. Aussi, en raison de son élasticité, les chocs étaient douloureusement perçus. Paradoxalement, les armes les plus primitives restaient les plus dangereuses. Au retour des missions, Marc ne comptait plus les hématomes et autres ecchymoses qui ornaient son corps.

-J'ai confectionné ces vêtements selon les données de la précédente exploration, expliqua Ray.

-Espérons qu'ils ne seront pas trop démodés, sourit Marc.

-Aucune importance ! Cela ne fera qu'accréditer notre thèse: tu es un cadet de famille qui vient d'une marche lointaine du royaume.

Ray s'affubla du même costume, mais plus usagé semblait-il, pour justifier son rôle d'écuyer. Lorsqu'il eut terminé, les deux compères grimpèrent dans le module. C'était une sphère dont la moitié supérieure était constituée par un dôme de plastique transparent.

-Paré pour l'éjection, annonça l'androïde.

La porte intérieure du sas se ferma automatiquement. Une seconde plus tard, un panneau s'ouvrit dans la coque, et le module fut aspiré par le vide spatial, au milieu d'un nuage de cristaux d'air gelé qui se dissipa rapidement.

Ray guida leur descente avec sa précision coutumière. Ils pénétrèrent bientôt dans les couches supérieures de l'atmosphère.

-Nous nous poserons juste avant l'aube, à l'orée d'une forêt, à deux lieues d'une petite bourgade.

Marc approuva d'un hochement de tête. Les deux équipes d'exploration précédentes avaient atterri à cet endroit. Il était donc logique de penser que Mac Donald avait fait de même.

Le module traversa d'épaisses couches nuageuses, et un éclair éblouit le jeune homme. Cependant, il n'éprouvait aucune inquiétude, car il savait que Ray pouvait se diriger dans l'obscurité la plus complète.

-J'ai choisi cette zone de perturbations, expliqua l'androïde, pour que nous puissions prétendre avoir perdu nos montures. Un chevalier à pied est toujours suspect!

Il posa en douceur le module entre deux grands arbres ressemblant à des palétuviers, puis retint Marc qui allait ouvrir la porte.

-Un instant ! Les analyses ne sont pas terminées, et nous devons vérifier notre « check-list ».

Marc savait qu'il ne pouvait éviter ce contrôle routinier Etant donné sa situation, il ne fallait pas que les techniciens trouvent la moindre anomalie dans son comportement. Il énuméra donc une série de paramètres.

-Tout est O.K., fit enfin Ray en déverrouillant la porte.

Sautant à terre, Marc aspira l'air parfumé de la forêt. Le récent orage avait rafraîchi la température, et il se dégageait de la terre une forte odeur d'humus. Après un long séjour dans l'atmosphère conditionnée et régénérée de l'astronef, il était agréable de se retrouver au grand air. Une mince lueur éclairait le ciel en direction de l'est.

-Dans un quart d'heure, nous pourrons nous mettre en route.

Le Terrien regarda son module s'élever lentement puis accélérer. C'était toujours pour lui un moment émouvant que celui où disparaissait le dernier lien le rattachant à sa civilisation. Un incident, et il se retrouverait bloqué sur Ourka, comme Mac Donald. A cette différence que, maintenant, le général Khov ne pourrait plus envoyer de mission de secours!

-Nous devons partir dans cette direction, indiqua Ray. Je passe le premier; n'oublie pas ton écran, nous ignorons s'il n'y a pas des fauves ou, plus prosaïquement, des insectes venimeux.

Deux heures plus tard, ils émergeaient de la forêt. Des champs alternaient avec des pâturages et, trois ou quatre kilomètres plus loin, se dressait une grosse ferme fortifiée entourée d'une dizaine de masures. Le bâtiment principal était carré, avec des murs épais et d'étroites meurtrières, mais sans donjon ni tours d'angles.

Lorsque les étrangers arrivèrent devant le pont-levis, il régnait une vive animation. Hommes, femmes et enfants entraient et sortaient dans un désordre indescriptible, sous le regard endormi d'un garde somnolant appuyé sur sa lance.

Il consentit néanmoins à ouvrir un oeil quand Marc lui adressa la parole.

-Vous arrivez juste à temps, grogna-î-il. Le baron de Rosta a décidé de partir dès demain. Les guerriers se réunissent à droite, dans la cour.

Le baron était grand, brun, relativement jeune. A son côté se tenait un gaillard trapu, les cheveux grisonnants, le visage marqué de plusieurs balafres.

-Je suis le chevalier Marc. Mon père habite un castel à de nombreux jours de marche d'ici.

-Soyez le bienvenu, dit de Rosta d'un air distrait. Mais pourquoi avez-vous quitté votre domaine?

Marc baissa la tête, prenant un air gêné.

-Mon père est mort, et mon frère aîné lui a succédé. Comme nous ne nous entendons guère, j'ai cru préférable de mettre entre nous une certaine distance.

Un sourire fugitif éclaira le visage du baron.

-Etes-vous venu à pied, messire Marc?

-Nous nous sommes égarés dans la forêt, et l'orage de la nuit a effrayé nos montures.

-Fort bien ! Dans peu de temps, vous aurez le loisir de prouver votre vaillance. Demain, je pars rejoindre le roi Olak qui rassemble son armée. Mais avant de vous enrôler sous ma bannière, je dois juger de vos capacités. Suivez-moi !

Traversant un porche, ils pénétrèrent dans une seconde cour intérieure où une vingtaine de jeunes gens s'entraînaient au maniement de l'épée. Ils interrompirent leurs joutes à l'arrivée du baron.

Ce dernier se tourna vers son compagnon balafré.

-Maître Kork, faites subir vos épreuves à notre nouvelle recrue.

Sur un signe de l'interpellé, deux hommes apportèrent des boucliers, et des épées. C'étaient des armes d'entraînement, au tranchant émoussé et à la pointe arrondie.

Le maître d'armes salua, disant à Marc d'un ton goguenard :

-Maintenant, beau damoiseau, apprêtez-vous à souffrir.

Levant son arme, il l'abattit violemment. Marc parvint à dévier le coup. Kork possédait une force peu commune, et le Terrien fut surpris de la violence du choc. Il n'eut pas le temps de riposter: déjà l'autre lançait une nouvelle attaque. Sagement, le jeune homme laissa passer l'orage, bien abrité derrière son bouclier. Après une grêle de coups, Kork pensa pouvoir conclure d'un puissant revers. C'était l'instant qu'attendait Marc. Parant en tierce, il riposta d'un vigoureux coup de pointe qui toucha son adversaire à la poitrine. Avec une épée fonctionnelle, nul doute que la lame eût pénétré de plusieurs centimètres.

Une rumeur incrédule salua cet exploit. Kork eut un sourire crispé.

-Vous êtes habile en défense, messire; voyons maintenant ce que vaut votre attaque.

Il se mit en garde, tendu, épiant le moindre mouvement de son opposant. Marc frappa vivement à deux reprises, visant la tête ; puis, profitant de l'instant où le bouclier levé de son adversaire le masquait à sa vue, il effectua un petit saut latéral et toucha Kork au côté.

Le baron interrompit le combat:

-Très bien, chevalier. Je constate que votre père n'a pas négligé votre éducation. Rares sont ceux qui peuvent vaincre aussi rapidement maître Kork.

Après avoir salué son adversaire malheureux, Marc déclara:

-Je serais honoré s'il acceptait de me faire profiter de ses conseils !

-Je suppose, reprit de Rosta, que votre écuyer a également quelque connaissance de la science des armes?

-Il manie honorablement l'épée!

-Qui veut l'affronter?

Plusieurs bras se levèrent aussitôt. Le baron désigna un colosse aux muscles impressionnants.

Ray para de son bouclier la première attaque, puis riposta avec une violence égale à celle de son adversaire.

-Ménage-le, émit mentalement Marc. Si tu le bats trop vite, cela paraîtra suspect!

Plusieurs minutes s'écoulèrent. L'hercule suait d'abondance, sa respiration devenait rauque. Soudain, les deux opposants se trouvèrent corps à corps, bouclier contre bouclier. Ils restèrent un moment figés dans l'effort, puis l'androïde se déroba brutalement. Surpris, le colosse plongea en avant, et Ray, profitant de son déséquilibre momentané, l'assomma d'un coup sec du plat de la lame sur le sommet du crâne.

Un lourd silence ponctua cette victoire.

-Continuez à vous entraîner, mes amis, fit enfin de Rosta. Messire Marc, vous êtes digne de porter nos couleurs. Allez trouvez le forgeron, qu'il vous donne une cuirasse et un bouclier où vous ferez peindre vos armes. Quelles sont-elles?

-D'azur, avec une étoile d'or en dextre du chef, répondit Marc sans hésiter.

Depuis le temps qu'il effectuait des missions sur des planètes moyenâgeuses, il avait adopté ces armoiries.

-Ce soir, faites-nous le plaisir de dîner avec nous !

CHAPITRE III

Le repas fut très agréable. Le baron avait placé Kork à sa droite et Marc à sa gauche. Une dizaine de convives, tous du sexe masculin, complétaient la tablée. Le service était assuré par deux écuyers secondés de plusieurs servantes.

Marc dégustait force pâtés en croûte et tranches de viande. Après plusieurs jours de rations aseptisées et insipides délivrées par le distributeur du Neptune, il était heureux d'absorber une nourriture plus goûteuse. Une fois de plus, il constatait que le développement de la civilisation avait beaucoup nui à la gastronomie.

Il avait passé tout l'après-midi à se faire confectionner armure et bouclier, tandis que Ray réussissait à décider un paysan à lui céder deux montures. Heureusement qu'au cours du voyage, il avait fabriqué des pièces de la monnaie locale!

Le baron leva sa coupe emplie d'un vin frais, léger et parfumé.

-Je bois à nos victoires! (Le toast porté, il expliqua à Marc :) La trêve conclue le mois dernier a été rompue. Lura a levé son armée et envahi le nord du royaume. Il a déjà pris une de nos places fortes. Notre seigneur, dès que son armée sera rassemblée, est décidé à contre-attaquer avec vigueur et à porter la guerre en territoire ennemi. Nous irons donc en Narta...

Un chevalier, plus âgé que les autres, soupira:

-Cette fois, la trêve a été de courte durée ; à peine quinze jours! D'ordinaire, nous avons plus de répit.

-Mais la dernière campagne a été très brève, fit remarquer de Rosta. A peine avions-nous donné l'assaut à une de ses citadelles que Lura a sollicité un arrêt du combat et retiré ses troupes.

-Pourquoi attaque-t-il à nouveau?

-Sans doute était-ce une feinte pour gagner du temps: il devait avoir mal préparé sa campagne. A présent, il se croit prêt. Nous lui prouverons son erreur. (Sur cette belliqueuse promesse, le baron conclut:) Il est temps de nous séparer, nous partons demain à l'aube.

Chacun se leva et quitta la pièce. Voyant Marc indécis, son hôte désigna une servante.

-Tama s'occupera de vous loger, messire Marc. A demain.

Le Terrien suivit la jeune fille, qui lui fit emprunter un étroit escalier puis un sombre couloir. Enfin, elle ouvrit une porte donnant sur une petite chambre éclairée par une minuscule chandelle.

-Je te localise parfaitement, émit Ray. Bonne nuit!

L'intonation ironique du message de l'androïde étonna Marc. Tama l'aida à se dévêtir, puis, lorsqu'il se fut glissé sous une sorte de couverture de peau, elle dégrafa sa robe d'un geste très naturel. En voyant le jeune corps élancé émerger de ses oripeaux, l'invité sentit son pouls s'accélérer.

Une seconde plus tard, Tama se collait contre lui.

-Tu as entendu monseigneur, je dois m'occuper de toi !

Marc n'hésita guère : il se laissa emporter par un agréable tourbillon.

Une caverne immense. De la voûte pendaient des stalactites blanc nacré, témoins des siècles écoulés. Ici, la notion du temps était différente. Tout au fond de la grotte, deux corps étaient étendus, immobiles. Morts? Endormis?

Au centre de l'excavation se trouvaient deux sphères lumineuses, d'un mètre de diamètre. Elles irradiaient une lueur rouge orangé changeante, qui faisait vibrer légèrement les molécules d'air. On les sentait emplies d'une formidable énergie, contenue, latente, mais bien présente. Cependant, les seuls changements qu'on pouvait observer en elles, de l'extérieur, étaient les lentes variations de leur intensité lumineuse.

Energie à l'état le plus pur, mais également pensée, intelligence.

-A ton tour de jouer, Ox, j'ai avancé d'une case.

-Laisse-moi réfléchir. Cette fois, il n'y aura pas de tricherie.

Quelques gouttes d'eau tombaient des stalactites, marquant le temps à la manière d'une gigantesque horloge.

-Voilà, je progresse par ici, So. A toi !

-Astucieux, émit So. Nous allons donc nous disputer cet endroit... Je ne crois pas que tu puisses l'emporter ; cela va nous donner un bien joli spectacle!

Tama secoua vigoureusement l'épaule de Marc.

-Messire, il faut vous réveiller. Le jour est levé, et les autres chevaliers s'apprêtent déjà.

Son compagnon ouvrit péniblement un oeil. La jeune femme s'était révélée une très agréable partenaire, et ils ne s'étaient endormis que fort tard dans la nuit. Ray se manifesta alors par télépathie.

-Je sais que tu as passé un excellente nuit, ironisa-t-il. Mais sans vouloir te brusquer, tu as juste le temps de te préparer pour le départ.

Aidé de Tama, Marc enfila prestement ses chausses. Il bouclait son ceinturon, quand la fille poussa un cri effrayé.

-Tu as oublié de me punir, hier soir!

Il éclata de rire pour masquer son étonnement.

-Te punir pour quoi? Tu t'es montrée merveilleuse.

Agacée, elle secoua la tête.

-C'est la coutume ! Chaque soir, nous devons être fouettées.

Une sonnerie de trompettes retentit, interrompant ses explications.

-Vite, tu devrais déjà être dans la cour. Je me débrouillerai avec ma surveillante. (Sur le seuil de la chambre, elle effleura d'un baiser les lèvres de Marc.) Si tu pouvais revenir, soupira-t-elle. Tu es gentil, toi ! C'est comme l'autre chevalier. Lui non plus n'avait pas voulu me fouetter...

Marc tressaillit. Attrapant la jeune femme par le bras, il l'interrogea anxieusement:

-Qui était cet homme?

Surprise par cette réaction, elle hésita.

-Je t'en prie, Tama, réponds-moi!

-Il n'est resté ici que deux jours ! C'était il y a un peu moins de deux lunes... Il est parti avec messire de Rosta ! J'ai entendu dire que le roi Olak l'avait pris à son service.

-Comment était-il?

-Un peu plus grand que toi, un visage amusant, des cheveux presque roux.

Marc plaqua un baiser sonore sur sa joue.

-Tu es merveilleuse, Tama!

Dégringolant l'étroit escalier, il se précipita dans la cour où Ray l'attendait, les rênes d'une monture à la main.

-Le baron souhaite que tu chevauches à son côté.

La troupe courut tout le jour, ne s'arrêtant qu'une seule fois, à midi, pour faire souffler les bêtes.

-D'après Tama, émit Marc, Duck serait à la cour du roi Olak. Nous progressons à grands pas.

-Espérons-le.

A la tombée de la nuit, ils s'abritèrent dans une ferme. Marc fut heureux de pouvoir s'allonger sur un tas de foin : ses muscles douloureux exigeaient du repos. Les premiers jours d'une mission étaient toujours les plus pénibles. L'équitation ne faisait pas partie de l'entraînement intensif des agents du S.S.P.P. !

CHAPITRE IV

Le lendemain, vers le milieu de l'après-midi, la troupe du baron de Rosta arriva en vue de la capitale, Sata, qui avait donné son nom au royaume. C'était un gros bourg typiquement médiéval, entouré de remparts renforcés d'une tour tous les cinquante mètres. Un solide château fort en appuyait un des angles. La poterne franchie, les cavaliers enfilèrent une avenue menant à la forteresse. Elle était bordée de maisons à colombages de un ou deux étages, dont le rez-de-chaussée était souvent occupé par des boutiques.

-Enregistre bien tout, recommanda Marc mentalement. Nos chefs raffolent des détails sur la vie quotidienne des citadins.

-Ne t'inquiète pas, je connais mon travail. Je peux même le dire que mes observations sont pratiquement identiques à celles réalisées il y a cinquante ans. Aucun progrès n'a été fait.

-C'est logique ! Ces sociétés primitives n'évoluent que très lentement.

-Mais à ce point... IL faudra vérifier.

Ils atteignirent enfin le palais. Dans la cour d'honneur régnait une vive animation.

-Soyez le bienvenu, baron de Rosta, dit le sénéchal, très imposant dans son armure dorée. Notre maître Olak vous recevra demain matin, avant le départ. En attendant, allez vous faire inscrire avec vos hommes sur le grand registre. Des logements sont prévus dans cette aile du château.

De Rosta rassembla son petit groupe et le conduisit dans une grande salle où un scribe, les cheveux grisonnants et le visage mangé par une barbe blanche embroussaillée, notait les noms des arrivants sur des parchemins. Les murs de la pièce étaient tapissés de rayonnages supportant d'épais volumes. A n'en pas douter, c'étaient là les archives du royaume de Sata.

-Ray, repère les lieux, émit Marc qui attendait paisiblement son tour derrière une dizaine de chevaliers. Cette nuit, tu t'introduiras dans cette pièce. Il serait intéressant de savoir si Mac Donald a également été inscrit. (Après une pause, il reprit:) L'androïde de Duck est équipé, comme toi, d'un récepteur radio. Essaie de le contacter.

-Merci du conseil, railla Ray. Depuis trois heures, je lance des appels ; mais je n'ai reçu aucune réponse. Ou son émetteur est en panne, ou il se trouve à plus de cent kilomètres d'ici. Attention, ça va être ton tour!

Effectivement, le chevalier qui précédait le Terrien s'écartait pour lui laisser le passage.

-Votre nom, demanda le copiste sans même relever la tête.

-Chevalier Marc ; je sers sous la bannière du baron de Rosta.

Trempant sa plume dans une encre d'un violet foncé, le scribe inscrivit ces données sur un parchemin. Son écriture était haute, serrée, régulière... Lorsqu'il eut terminé, il marmonna:

-Au suivant, s il vous plaît !

Marc gagna une autre salle, où des tables étaient dressées. Dans une grande cheminée rôtissaient des quartiers de viande, dont un écuyer au visage rubicond découpait sans arrêt de larges tranches, qui étaient ensuite déposées sur des assiettes d'étain. Des femmes affairées servaient les hommes qui s'asseyaient. Marc resta plusieurs minutes à contempler le manège.

-Encore un petit effort, et ils inventeront le snack-bar, ironisa-t-il.

En attendant son assiette, il écouta les conservations. Chacun contait ses exploits des campagnes précédentes. Une voix l'appela:

-Messire Marc, prenez donc place ici.

Le baron de Rosta lui désignait un tabouret, qu'il défendait contre de nombreux nouveaux venus.

-C'est la troisième fois que je viens à la cour de notre roi, expliqua-t-il au jeune homme, lorsque celui-ci se fut installé, mais je me sens toujours perdu. Nous sommes si nombreux qu'il est difficile de nous connaître. (Une ombre voila son front.) Dans quelques jours, beaucoup de ces braves auront disparu et seront remplacés par d'autres visages. Seuls les plus vaillants ou les plus chanceux peuvent espérer faire carrière à la cour.

Les servantes renouvelaient avec diligence assiettes et gobelets. Marc nota avec amusement que ces derniers, emplis par un échanson, étaient redistribués totalement au hasard, sans qu'il fût tenu compte du précédent buveur. Mais il ne s'en souciait guère, le service médical l'ayant immunisé contre tous les germes connus de la Galaxie.

Repu, le teint coloré, de Rosta se leva.

-Venez, chevalier. Je sais au moins où se trouvent nos quartiers.

Il conduisit sa recrue au premier étage d'une tour. La vaste pièce circulaire était divisée par des tentures en une multitude de logettes. Sur le seuil de chacune d'elles se tenait une jeune femme. Le baron éclata de rire.

-Nous sommes parmi les premiers, cela nous permet de choisir. Notre seigneur le roi sait recevoir ses vassaux.

Il avança dans l'allée, examinant les filles. Une brunette au regard espiègle saisit le bras de Marc.

-Venez, messire, vous ne le regretterez pas.

Il se laissa entraîner. Il lui fallait bien trouver un lit ! Tandis que sa conquête l'aidait à se déshabiller, il perçut un appel angoissé de Ray.

-Une des servantes ne me quitte pas ! Elle a manifestement une idée très précise sur la façon dont doit se terminer notre soirée...

-Pour parfaire la ressemblance avec les humains, les ingénieurs t'ont doté des attributs nécessaires, se moqua Marc.

-Tu sais que je n'aime pas...

-Pour le mode d'emploi, reprit le Terrien, il te suffit d'utiliser les enregistrements de mes ébats, que tu censures toujours pudiquement.

-C'est pour ton bien ! Tu sais que les huiles n'aiment pas voir les agents batifoler avec les indigènes. Que vont-ils penser en s'apercevant que je dois faire de même?

-Ils comprendront que nous sommes des victimes du devoir et que nous devons sacrifier aux coutumes locales ! Ne t'inquiète donc pas, et bon courage !

-Prends garde à toi, Marc. Lorsque je suis avec une de ces femelles, j'ai tendance à négliger mes autres circuits.

-Moi aussi ! Bonne nuit !

La brunette s'était allongée contre Marc, qui l'enlaça fougueusement. Au diable les autorités!

***

Annoncé par deux hérauts, le roi Olak pénétra dans la grande salle où tous les barons étaient réunis depuis une bonne heure. De Rosta, d'excellente humeur après une bonne nuit, avait demandé à Marc de l'accompagner. Un grand silence se fit. Olak prononça quelques paroles de bienvenue, tandis que les hérauts déployaient sur un chevalet une grande peau où était grossièrement peinte une carte du royaume.

-Nobles seigneurs, commença le roi, vous savez que notre cousin, le roi de Narta, a brusquement rompu la trêve qu'il avait sollicitée il y a peu. Attaquant par surprise, il s'est emparé de Hari, notre place forte avancée proche de la frontière. Il se fortifie, espérant que nous allons user nos troupes à tenter un assaut. Ainsi lorsque nous serions bien occupés, Lura pourrait attaquer une autre ville ou venir nous prendre à revers.

Olak s'interrompit un instant pour permettre à ses vassaux de bien comprendre la situation. Il était grand, avec un visage aux traits énergiques, une chevelure brune. Un sourire étira ses lèvres bien dessinées.

-Nous ne tomberons pas dans ce piège, reprit-il. S'il le faut, nous laisserons l'ennemi s'enfoncer profondément dans notre territoire! Pendant ce temps, nous mènerons une offensive foudroyante sur ses arrières. (Désignant un point sur la carte, il poursuivit :) Notre premier objectif est la citadelle de Kora. Nous camperons sous ses murs ce soir. Un assaut de toutes nos forces devra l'emporter demain! (Les barons acclamèrent ce plan audacieux.) À cheval, nobles sires, et que Dieu nous ait en sa sainte garde !

« Depuis le temps qu'il entend ce genre de proclamation, Il doit être blasé », songea Marc qui suivait de Rosta.

En bon ordre, escadron par escadron, l'armée royale se mit en marche. Tout en chevauchant, Marc contacta Ray, qui se tenait un peu en retrait.

-As-tu passé une bonne nuit? ironisa-t-il.

-Aussi agréable que la tienne ; mais moi, j'ai continué mon travail. (Pressé par son compagnon, il précisa:) Lorsque j'ai eu noblement accompli mon devoir, ma compagne, fatiguée, s'est endormie. J'ai profité de son sommeil pour m'éclipser et gagner le bâtiment des archives, celui où tu t'es fait inscrire. La serrure ne m'ayant pas posé trop de problèmes, j'ai pu feuilleter les registres. Les plus vieux ont deux siècles. Leur administration est encore bien fruste, mais aussi minutieuse que la nôtre. C'est une mine de renseignements. Sais-tu que tous les vingt ans, le roi fait procéder à un recensement de ses sujets?

-Quelles sont tes conclusions?

-C'est difficile à dire... Les ordinateurs du Service auront du travail pour des semaines!

-Tu as bien une idée.

-Une impression, tout au plus! J'ai relevé certaines bizarreries... La mésentente entre les royaumes de Narta et de Sata remonte à une très lointaine époque. Toutefois, elle est beaucoup plus grave depuis deux siècles.

-L'histoire de la Terre est riche en hostilités qui se sont éternisées. Il y a bien eu une guerre de cent ans, puis l'Europe a été ravagée par des conflits pendant plusieurs certaines d'années...

-Je n'ai pas de programme d'histoire pour établir une comparaison. Je constate simplement que sur Ourka, les guerres sont extraordinairement fréquentes depuis deux siècles. La plus longue période de trêve n'a pas dépassé neuf mois. Les combats sont devenus plus nombreux et, malheureusement, plus sanglants.

-Il est heureux que les adversaires n'aient pas perfectionné leur armement.

-Dans ce domaine, aucun progrès n'a été enregistré. Le plus ridicule, c'est que malgré toutes ces luttes, les frontières des royaumes n'ont jamais été modifiées. Après des mois de combats épuisants, les ennemis se retrouvent exactement au même point!

-Lorsqu'ils seront exsangues, ils retrouveront un peu de sagesse.

-Ça risque d'être long! (Ray était ironique.) En étudiant les registres des recensements, j'ai constaté que la population restait rigoureusement stable.

-Comment est-ce possible, puisque les pertes au combat augmentent?

-ils ont une politique nataliste astucieuse. La polygamie des plus aisés leur assure une nombreuse descendance. De plus, une femme enceinte est assurée de trouver partout gîte et couvert Et si le roi vous a procuré une agréable soirée, c'est qu'il espère bien que les naissances combleront en partie les pertes de la campagne à venir...

La troupe atteignit finalement la frontière du royaume de Narta, marquée par une étroite rivière sinuant paisiblement dans la plaine. Le pont de bois qui l'enjambait était gardé par une dizaine d'hommes d'armes, qu'un peloton de cavaliers dispersa rapidement.

« Une façon pratique de se dispenser des formalités douanières », nota Marc, sarcastique.

La chevauchée se poursuivit à travers des champs cultivés. Puis le roi ordonna une halte dans une ferme, pour laisser hommes et bêtes se désaltérer.

Marc, qui se sentait ankylosé, fit quelques pas en compagnie de Ray.

-Tu remarqueras que la troupe est vraiment disciplinée. D'ordinaire, en territoire ennemi, la soldatesque pille et brûle les récoltes, ici, il n'y a rien de semblable.

Le jeune homme désigna quelques paysannes qui se débattaient au milieu d'un, groupe de soldats.

-Ils leur rendent tout de même des hommages un peu appuyés.

-Que veux-tu, ils doivent s'occuper de la repopulation! Tu constateras qu'elles ne se débattent que bien faiblement.

-Que pourraient-elles faire d'autre? s'indigna le Terrien.

Le baron de Rosta vint vers eux, portant un gros pichet.

-Buvez, ami, proposa-t-il, en le tendant à Marc. Nous avons mis en perce un tonneau de cervoise.

C'était une bière légère, peu alcoolisée. Marc, que la poussière de la route avait altéré, en avala de généreuses rasades. Le baron, en veine de conversation, commença à bavarder avec lui. Il lui raconta son existence, en fait celle d'un gros fermier surveillant ses récoltes. Sa vie aurait été sans problème, s'il ne lui avait fallu obéir périodiquement aux ordres de mobilisation du roi. Marc apprit ainsi que son protecteur avait trois épouses et déjà quatre enfants, trois garçons et une fille.

-Ma descendance est assurée, conclut-il avec un brin de nostalgie. Je puis donc espérer que l'un d'eux régnera sur mon domaine.

Une sonnerie de trompes abrégea les confidences. La troupe repartit en bon ordre. La masse des cavaliers était suivie par les hommes d'armes à pied et un grand nombre de chariots portant bagages et provisions.

A la tombée de la nuit, la citadelle de Kora leur apparut. C'était un solide château octogonal, protégeant une petite ville entourée de murailles. Le roi fit établir son campement sur une colline, à moins d'une demi-lieue de la bourgade.

Imitant le baron, Marc s'allongea à même le sol, qu'il trouva bien dur. Heureusement, la température était clémente, et il ne risquait guère de s'enrhumer. Il contempla le ciel étoilé, cherchant à deviner lequel de ces points minuscules était le bon vieux Soleil qui chauffait la Terre. La pensée de Ray s'infiltra dans ses neurones:

-L'installation n'est pas très confortable, mais enfin, tu auras une nuit calme. Avec les habitudes hospitalières de cette planète, je me demandais si tu résisterais deux semaines, ou si je serais obligé d'organiser ton rapatriement pour épuisement prématuré. J'imagine la réaction de Khov devant tes explications !

-Nous n'y sommes pas encore ! rétorqua sèchement Marc. As-tu contacté l'androïde de Duck?

-J'ai lancé un appel toutes les heures, sans résultat. Le service m'a communiqué la longueur d'onde du récepteur de Mac Donald; j'ai donc également tenté d'entrer en communication avec lui; mais sans succès. Ou il est très éloigné de nous, ou nous devons envisager le pire !

-Je ne repartirai pas d'Ourka sans une certitude, décida Marc. Dès que possible, j'interrogerai de Rosta !

CHAPITRE V

Olak avait fait ranger son armée en ordre de bataille. A ce moment, les portes de la ville s'ouvrirent pour livrer passage à un fort peloton de cavaliers.

-Ils sont courageux, constata le roi. Sans doute espèrent-ils nous obliger à livrer bataille afin de retarder l'installation de notre siège. Nul doute que des messagers sont partis cette nuit pour avertir notre cousin de nos intentions. Il nous faut agir vite. (Son regard tomba sur de Rosta, que le hasard avait placé à peu de distance.) Baron, vous allez avoir l'honneur de charger le premier avec vos gens. Lorsque les rangs ennemis seront désorganisés, j'enverrai des renforts pour vous soutenir.

-A vos ordres, sire.

De Rosta rejoignit la vingtaine de cavaliers qu'il commandait. Ray tendit une lance à Marc, profitant de ce qu'il l'approchait pour augmenter discrètement la puissance de son écran protecteur.

-Je reste à ta gauche, murmura-t-il.

-Pour notre roi, en avant, hurla leur chef.

Les vingt cavaliers s'élancèrent, lance baissée.

La ligne ennemie s'était également mise en mouvement. Découvrant celui qu'il aurait à affronter, Marc concentra son attention sur le cercle de son bouclier, orné d'une peinture représentant une épée d'où perlaient des gouttes de sang. Il se pencha légèrement en avant, crispant tous ses muscles.

Le choc fut particulièrement rude. Il décolla de sa selle, mais un vigoureux coup de reins lui permit de rétablir son équilibre.

-Pas mal, ironisa mentalement Ray. Ton adversaire a mordu la poussière.

Marc jeta un coup d'oeil au champ de bataille. De Rosta se tenait près de lui, mais, comme c'était prévisible, il avait perdu environ la moitié de ses hommes. Déjà, l'ennemi reformait les rangs. Le baron s'apprêtait à faire vol ter sa monture.

-Il faut charger une deuxième fois.

Marc l'interrompit d'un geste en désignant la porte de la ville, à moins de cent mètres. Les défenseurs, attendant le repli de leurs cavaliers, l'avait laissée ouverte.

-Voyez, baron, si nous pouvons l'atteindre et la garder jusqu'à l'arrivée des renforts, nos troupes pénétreront dans la ville sans avoir à escalader les remparts.

-Nous devons d'abord éliminer le détachement ennemi!

-Il sera trop tard ! Regardez, le roi envoie un détachement pour nous soutenir!

-Pardieu, ami, vous avez raison. (Levant sa lance, il hurla à pleins poumons:) A moi, mes gens, qu'on me suive!

Puis, éperonnant sa monture, il courut vers la poterne. Surpris, les défenseurs tentèrent de repousser les deux lourds battants, mais il était trop tard. Les dix cavaliers entrèrent en trombe, semant un début de panique.

Malheureusement, celle-ci fut vite enrayée par des officiers énergiques qui rameutèrent les fuyards. Aussitôt la porte franchie, de Rosta, à l'instigation de Marc, regroupa sa petite troupe. Déjà, un premier contingent de gardes s'élançait à l'attaque. Le baron transperça les deux premiers arrivants d'un vigoureux coup de lance. Marc tenta de l'imiter, mais plusieurs mains s'agrippèrent au bois, manquant le désarçonner, il lâcha donc cette arme, inutile dans un combat rapproché, pour tirer son épée, assommant un soldat qui saisissait les rênes de sa monture. La mêlée devint féroce. Trois cavaliers avaient déjà vidé les étriers.

-Attention, Marc, émit Ray.

Le Terrien sentit sa monture s'effondrer sous lui : un garde avait réussi à lui trancher les jarrets. Le jeune homme roula à terre, ayant juste eu le temps de dégager ses pieds des étriers. Deux soldats se ruèrent sur lui, l'épée levée, mais s'effondrèrent avant de l'atteindre, assommés par Ray. Ce dernier, sautant de cheval, se plaça au côté de Marc.

-Adossons-nous contre le vantail pour ne pas être pris à revers.

Ils furent bientôt rejoints par de Rosta, dont la monture avait également été abattue.

Du haut de la colline, le roi avait assisté à la manoeuvre. Il brandit son épée, criant:

-Le baron tient la poterne! Laisserons-nous ces braves se sacrifier inutilement? En avant!

Un brouillard rouge voilait la vue de Marc. Lui et ses amis étaient entourés par plus de vingt gardes. Le Terrien, agressé de toutes parts, ne pouvait riposter, devant se contenter de parer les coups toujours plus nombreux. Son bouclier tordu le protégeait moins bien, et son bras gauche s'engourdissait. Sans son écran protecteur, il eût été blessé à deux reprises. Bien que non mortels, les chocs l'avaient douloureusement ébranlé.

Ray avait perçu sa souffrance. Furieux, il accéléra ses mouvements. D'un même coup d'épée, il fit sauter deux têtes, puis il vint se placer devant lui. Cela permit à Marc de souffler un instant et de retrouver un peu de lucidité.

-Merci ; maintenant, aide le baron : je ne veux pas qu'il meure avant d'avoir répondu à mes questions.

La situation des assaillants devenait critique. Un seul des cavaliers ayant chargé avec de Rosta était parvenu à les rejoindre. Les défenseurs, en nombre sans cesse croissant, avaient déjà réussi à rabattre un battant. Un double cordon de gardes entourait les quatre survivants. Le baron, épuisé, souffla à Marc:

-Courage, messire, le roi vient à notre secours!

Effectivement, un premier escadron de cavalerie déboula, repoussant le vantail, bousculant les gardes à pied. Il fut rapidement suivi de toute l'armée. Tandis qu'un fort détachement poursuivait sa course jusqu'à la citadelle, empêchant toute retraite, des soldats escaladaient les remparts, faisant une chasse impitoyable aux derniers défenseurs.

Lorsqu'il eut reprit haleine, Marc éclata de rire.

-Voilà une aide qui arrive fort à propos, ne trouvez-vous pas?

De Rosta releva la visière de son heaume, découvrant un visage cramoisi, ruisselant de sueur, et des traits ravagés par la fatigue.

Ils entreprirent de remonter la rue principale. Prudemment, tous les boutiquiers avaient tiré leurs volets. Marc désigna une enseigne qui proclamait la vocation hospitalière d'un estaminet.

-Que diriez-vous d'un rafraîchissement?

La porte était fermée, mais Ray l'enfonça d'un coup d'épaule. Ils arrivèrent dans une salle déserte, à l'exception de deux femmes, tremblantes d'effroi, blotties dans un coin.

Tandis que les quatre hommes s'affalaient sur des tabourets, l'une des filles avança vers eux.

-Est-il vrai, messires, que la ville est prise?

-C'est au moins en bonne voie, ricana le baron. Apporte-nous de grands pichets de cervoise.

Les serveuses s'éclipsèrent, pour revenir avec les boissons. L'une d'elle, blondinette au visage avenant, dévisagea à la dérobée ces étranges consommateurs puis murmura, les yeux baissés:

-Si la ville est en votre pouvoir, ce soir débutera une nuit de grande violence. Reviendrez-vous nous voir?

Apparemment, cette idée n'était pas pour lui déplaire.

-Pourquoi pas? rétorqua de Rosta, souriant. En attendant, amène d'autres pichets, j'enrage encore de soif.

Ragaillardi par cette halte bienfaisante, le baron entraîna ensuite ses compagnons à la recherche du roi. Suivant toujours la rue principale, ils parvinrent enfin à la citadelle, où ils virent avec plaisir que la bannière d'Olak avait remplacé celle du roi de Narta. Les défenseurs avaient été si surpris par l'assaut qu'ils n'avaient pas eu le temps de remonter le pont-levis. Profitant de l'aubaine et imitant Marc, le chef du détachement avait pénétré dans la place, aggravant une confusion déjà à son comble.

Dans la cour régnait un grand désordre que le sénéchal, reconnaissable à son armure dorée, essayait de canaliser. Apercevant de Rosta, il se précipita vers lui.

-Je suis bien aise de vous retrouver, messire ! Le roi m'a chargé de m'enquérir de vous : il craignait que votre valeureuse action ne vous ait été fatale. Venez!

Olak tenait conseil dans une grande bibliothèque, dont tout un pan de mur était couvert de volumes reliés. Tandis que de Rosta et Marc s'inclinaient, il s'exclama:

-Baron, je voulais vous exprimer mon contentement et mes félicitations pour votre courageuse initiative. Grâce à vous, nous nous sommes rendus maîtres de la ville en quelques heures, et mon armée n'a subi que des pertes minimes.

Son vassal balbutia quelques mots de remerciement, ajoutant:

-Sire, je souhaite vous présenter mon ami, le chevalier Marc, sans lequel je ne serais plus de ce monde.

-J'ai admiré vos prouesses, chevalier. Continuez à me bien servir, et avant la fin de la compagne, vous serez baron. Maintenant, allez vous restaurer ; et ce soir, amusez-vous bien. Prouvez aux filles de Kora la vaillance des hommes de Sata! Réunion demain, dans la grande salle, pour décider de notre prochain mouvement! J'espère que la nuit me portera conseil.

Dès qu'ils furent sortis, le sénéchal expliqua, l'air pénétré:

-Souvent, notre sire voit en songe ce que doit être l'avenir.

Cette révélation plongea Marc dans un abîme de perplexité. Le sénéchal leur indiqua l'emplacement des cuisines, où le personnel du château s'affairait à satisfaire l'appétit vorace des arrivants imprévus.

CHAPITRE VI

Les deux sphères lumineuses brillaient de tout leur éclat.

-A toi de jouer, So.

-Tu as eu de la chance, mais le spectacle n'a été que de médiocre qualité.

-Quel pion avances-tu?

-Un instant, Ox. Regarde plutôt comme ces humains sont curieux. Ils sont trois autour de la même femelle, alors qu'une autre reste seule. Et celle-là, qui se débat ! On croirait que ça ne lui plaît pas ! Elle devrait pourtant savoir que la reproduction est sa seule raison d'être.

-Curieux, en effet. Il se pourrait que les femelles préfèrent certains mâles à d'autres.

-Ridicule! Ces créatures sont toutes semblables. Aujourd'hui, c'est bien calme.

-C'est pareil chaque fois que les hommes ont obtenu une victoire facile. Il leur manque l'excitation des rudes combats et l'impression d'avoir échappé de peu à la mort.

-Ah ! là-bas, c'est plus amusant. Il y en a une qui tente de s'enfuir... Le mâle la rattrape. Tiens, il la frappe ! -Mais ce n'est pas l'heure des corrections!

-Enfin, elle cède. C'est un rude gaillard... Surveillons-le, je suis certain qu'il va nous distraire un peu.

De Rosta rejeta la carcasse de volaille qu'il venait de ronger, il vida d'un geste ample son gobelet puis s'essuya la bouche d'un revers de main. Son teint avait retrouvé une bonne coloration rose, et ses yeux brillaient. Marc, assis en face de lui, dit d'un air négligent:

-Au cours de mon voyage, j'ai été contraint de m'arrêter plusieurs jours dans une ferme, car mon cheval était malade. J'y ai rencontré un chevalier en route pour votre castel. J'ignore s'il y est jamais arrivé.

Le visage du baron se figea, ses yeux se firent sévères.

-Le chevalier Duck! Un curieux nom. Comme vous, il était d'une grande bravoure. Il m'a accompagné lors de notre précédente campagne, et sa conduite héroïque a été remarquée par le roi, qui l'a fait baron. (Il s'interrompit un instant.) J'ai appris, reprit-il dans un murmure, que notre seigneur l'avait exilé, pour désobéissance.

-Où cela?

De Rosta eut un geste vague de la main.

-Loin vers l'est! C'est là-bas qu'on envoie ceux qui s'opposent au roi. Il y a de vastes forêts peuplées de monstres. Nul n'est jamais revenu pour conter ce qui s'y passe. (Il éclata d'un rire un peu trop sonore.) Oublions tout cela, ami. Venez, la nuit tombe, et elle est à nous. Soyons dans les premiers à choisir nos compagnes.

Quittant le château, ils descendirent la rue principale en compagnie de quelques soldats qui marchaient d'un pas pressé.

-Est-ce la première fois que vous participez à la prise d'une ville? (Sur la réponse affirmative de Marc, il commenta :) Toutes les maisons doivent rester ouvertes, et les hommes se cachent sous peine de mort. Vous pouvez disposer de n'importe quelle femme, et ce, autant de fois que vous le désirez. Elles ne vous refuseront rien. Mais attention : elles sont pour le premier arrivé, et notre sire interdit les bagarres entre ses gens. Si une fille est occupée, attendez ou cherchez-en une autre!

Sur le seuil d'une porte, ils virent une bourgeoise corpulente, au visage rond.

-Celle-là devra attendre les derniers arrivants, ricana de Rosta.

-Où comptez-vous aller? demanda Marc.

Le baron, indécis, se frotta le menton.

-Je pense retourner à l'auberge, les filles semblaient agréables. M'accompagnez-vous?

-Je vous y retrouverai peut-être. J'aimerais d'abord me promener un peu en ville.

-A votre aise! A demain, en ce cas.

Marc et Ray errèrent dans des ruelles étroites, mal éclairées par de rares torches fumeuses. Ils croisèrent bon nombre de soldats. Certains entraient dans des maisons pour en ressortir aussitôt, apparemment déçus de ce qu'ils y avaient trouvé. D'autres s'attardaient, au contraire.

-Tu remarqueras, Marc, dit Ray, que nous n'assistons à aucun pillage, aucune destruction. C'est assez inhabituel dans ce type de civilisation. Il existe une sorte de code de bonne conduite. Ce sont uniquement les femmes qui paient les défaites !

Pour discuter, les deux Terriens s'étaient arrêtés devant une petite bâtisse à un étage. Le rideau d'une des fenêtres bougea à plusieurs reprises. Ils allaient reprendre leur promenade, lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Une jeune fille sortit en courant et saisit la main de Marc.

-Venez, messire ! Je vous en prie, venez vite !

Elle était blonde, coiffée d'une tresse auréolant son visage aux traits réguliers. Son corps svelte, jeune et gracieux, émut Marc. Il se laissa attirer dans la maison, suivi de Ray. La blondinette referma vivement l'huis derrière eux.

L'intérieur était agréablement meublé : table et tabourets, tout simples mais soigneusement astiqués.

-Choisissez-moi! Je ferai tout ce que vous voudrez...

Son inquiétude manifeste amusa Marc.

-Du calme, demoiselle. Je vous promets...

La porte s'ouvrit brutalement, interrompant sa phrase. Un homme trapu, le front bas et la trogne illuminée, se dressait sur le seuil. En voyant la jeune fille, il poussa un grognement satisfait et voulut s'élancer en avant, Ray s'interposa, brisant son élan.

-Inutile d'insister, nous sommes déjà deux. Va chercher ailleurs ou attends ton tour.

-Non, moi le premier, éructa l'intrus en levant le poing.

Lui attrapant le bras, Ray commença à serrer. Le soldat voulut se dégager d'une secousse mais n'arriva pas à ébranler son adversaire. Il lui sembla que son poignet était pris dans un étau qui se resserrait progressivement.

-Tu sais que notre roi punit ceux qui déclenchent les bagarres, dit l'androïde d'une voix douce. Maintenant, file, ou je te casse le bras.

Dompté, le colosse recula. Ray ne le lâcha que lorsqu'il eut atteint la rue. Il se frictionna alors le poignet, grommelant:

-Tudieu, quelle poigne! Amusez-vous bien avec la donzelle. De toute façon, je la trouve trop maigre !

Ray referma la porte, s'y adossant pour prévenir toute nouvelle irruption intempestive. Un peu de couleur reparut sur les joues de la jeune fille, qui s'agrippait au bras de Marc. Ce dernier se laissa tirer jusqu'à une chambre coquettement aménagée, dont le lit lui parut fort accueillant, après sa nuit à la belle étoile et, surtout, ses furieux combats.

La jolie blonde resta un instant immobile, indécise, tandis que ses joues s'empourpraient.

-Voilà, messire, je me livre à vous! (D'une toute petite voix, elle ajouta:) Ne me faites pas trop mal, c'est... c'est la première fois.

Marc lui prit doucement la main, la faisant asseoir auprès de lui sur le lit.

-Détendez-vous! Il ne se passera rien que vous ne le souhaitiez. Je sais que cette nuit sera terrible pour beaucoup. Avec moi, vous êtes en sécurité! Parlez-moi un peu de vous.

Il apprit ainsi qu'elle avait dix-sept ans, s'appelait Risa, vivait dans cette maison avec sa mère et deux soeurs plus jeunes.

-Et votre père?

-Il était sergent dans l'armée du roi, mais il est mort lors de la campagne de l'année précédente. Je dois bientôt devenir la troisième épouse d'un marchand de drap. (Elle appuya sa joue sur l'épaule de Marc.) Ce soir, je suis à vous.

-Ce n'est pas une obligation, protesta Marc. Nous pouvons passer la nuit ainsi. Je tombe de sommeil ! Nous dormirons côte à côte, en frère et soeur.

Une vive tristesse se peignit sur le visage de Risa; une larme perla à ses paupières.

-Oh, non! Toutes les filles doivent appartenir au moins une fois au vainqueur! C'est une règle fondamentale, je ne puis la transgresser!

-Qui le saura? Nous sommes seuls tous les deux.

Elle secoua la tête avec énergie.

-Cela se saura nécessairement ! Ma mère, mes soeurs, celui qui m'épousera... Je serai condamnée à être fouettée nue en place publique, tous les jours pendant des semaines, jusqu'à ce que tout mon corps soit couvert de cicatrices ! (incrédule, Marc restait immobile. Elle se leva en pleurant.) Il me faut sortir pour trouver un soldat qui veuille bien de moi!

La porte de la chambre s'ouvrit doucement, livrant passage à une femme de trente-cinq ans environ, blonde, qui ressemblait beaucoup à Risa, en plus épanouie. Elle paraissait très anxieuse.

-Sire chevalier, vous êtes généreux ; mais je vous le demande en grâce, ne repoussez pas ma fille, sinon elle devra se livrer au premier soudard venu!

Marc hésita un long moment.

« Je ne me suis jamais trouvé dans une situation aussi difficile », songea-t-il avec colère.

-Ces femmes disent vrai, intervint Ray par télépathie. Pendant que tu faisais bombance avec le baron, je me suis mêlé à la troupe et j'ai écouté les conversations. Cette façon de se conduire fait réellement partie de leurs coutumes.

-Dans ce cas, mieux vaut que je reste ici. Débranche tes enregistreurs!

-C'est fait depuis plusieurs minutes!

Quand Marc annonça son intention de passer la nuit dans la maison, Risa s'élança dans ses bras avec une telle fougue qu'ils basculèrent sur le lit. La jeune fille murmura alors:

-Si ton écuyer voulait s'occuper de ma mère, elle non plus n'aurait pas besoin de sortir!

***

Marc, allongé dans l'obscurité, détendu, sentait le sommeil le gagner progressivement. Risa s'était révélée une élève très douée, et il s'était laissé emporter par le plaisir. Puis sa compagne, malgré ses protestations, avait quitté la chambre pour mieux le laisser se reposer, assurant qu'elle demanderait l'hospitalité à une de ses petites soeurs.

Un léger grincement, suivi du bruit de pieds nus sur le carreau, attira son attention. Il sentit un corps se coller contre le sien, tandis qu'une voix chaude murmurait à son oreille:

-Sire chevalier, je n'ai jamais rencontré d'homme aussi délicat et bon ! Grâce à vous, Risa conservera un excellent souvenir de cette nuit, qui aurait pu être pour elle un affreux cauchemar. Je veux vous offrir une récompense. (Une bouche caressante courut sur le torse du jeune homme.) Je sais que vous êtes fatigué, mais laissez-moi faire, conclut la voix, d'un ton enjoué.

Au contact du corps ferme et satiné allongé à son côté, Marc sentit ses forces renaître et se laissa aspirer par un nuage rose.

***

-Le jour est levé, il est temps de te préparer.

L'appel de Ray tira son compagnon du profond sommeil où il était plongé. Il se redressa avec peine, étouffant un bâillement.

-Je sais que tu as eu une nuit fatigante, ajouta l'androïde. Je te donnerai deux tablettes nutritives supplémentaires.

Dans la salle commune, une table était dressée. La mère et la fille, radieuses, virevoltaient, apportant plats et boissons.

-Vous ne pouvez partir sans manger, expliqua Risa.

Marc s'installa donc et fit honneur au repas qui lui était servi. Il aperçut une gamine d'une douzaine d'années, qui le dévisageait de ses grands yeux bleus. Finalement, elle s'approcha, pour poser sa petite main sur le bras du jeune homme.

-Dis, quand je serai assez grande, est-ce que tu reviendras?

Le Terrien, très gêné, passa la main sur la chevelure blonde. Heureusement, l'appel de Ray lui montrant le soleil le dispensa de répondre..

Lorsque tous deux parvinrent à la citadelle, la cour était pleine de soldats, qui tentaient de se regrouper par unités.

-Messire Marc, je désespérais de vous retrouver. Venez, le roi a convoqué tous les barons. (De Rosta avait la mine fatiguée, mais ses yeux brillaient.) Oui, reconnut-il, ma nuit a été fort agréable. Ces deux serveuses étaient pleines d'imagination. Croyez-en mon expérience, mieux vaut des filles faciles qui ne boudent pas leur plaisir que des bourgeoises effrayées qui ferment les yeux dès que vous les approchez! J'aurais dû vous mettre en garde.

L'annonce de l'arrivée du roi l'obligea à se taire. Le monarque avait déjà revêtu son armure.

-Sires chevaliers, nous allons poursuivre vers Narta. Notre prochain objectif est la ville d'Axen, à deux journées de marche d'ici. Rassemblez vos hommes, nous partons dans deux heures. (Au moment où ses vassaux s'éloignaient, le roi ajouta :) Baron de Rosta, avancez je vous prie. (Intimidé, l'interpellé fit quelques pas en avant puis s'inclina devant son suzerain.) En récompense de votre vaillance, je vous fais comte et vous confie la garde de cette citadelle.

-C'est un grand honneur, sire. Je m'en montrerai digne. Puis-je conserver avec moi le chevalier Marc?

-Naturellement, puisqu'il sert sous votre bannière. (Marc réprima une grimace. Il n'avait aucune envie de rester plusieurs jours bloqué dans cette ville. Son inquiétude s'accrut, lorsqu'il entendit le roi ajouter:) Malheureusement, je ne puis vous laisser que cinquante hommes d'armes. Il est possible que le roi de Narta renonce à son offensive et revienne sur ses terres. En ce cas, votre mission est de le retarder le plus possible pour me donner le temps de prendre Axen et de marcher sur la capitale. Je sais que nous pouvons être assurés de votre dévouement. Allez, comte!

CHAPITRE VII

-Je suis curieux de savoir ce que tu vas faire, So. Avoue que tu ne t'attendais pas à une telle offensive.

La seconde sphère devint plus brillante, signe sans doute d'une certaine irritation.

-Tu as eu de la chance, Ox, c'est tout ! S'il n'y avait pas une part de hasard, nous ferions toujours match nul, et le jeu ne serait pas amusant. Mais la partie ne fait que commencer...

-Alors, joue !

-Prends patience, il faut laisser le temps à nos pions de gagner leurs nouvelles cases... Tiens, c'est l'heure des châtiments, nous allons nous amuser un peu.

-C'est toujours la même comédie, cela devient lassant!

-Non, regarde cette femelle, par exemple. Elle s'agite plus qu'à l'ordinaire. Et les trois, là-bas, elles sont punies en même temps et couinent comiquement.

Ox devait être de mauvaise humeur car, se désintéressant du spectacle il cessa de communiquer avec son camarade. Dans cette grotte gigantesque, parler de temps était sans objet. Cependant, les deux formes allongées dans un recoin remuèrent. Elles se dressèrent, avancèrent de trois pas mais furent brutalement repoussées en arrière. Des cris jaillirent de la gorge de l'un des hommes. Ils se répercutèrent longuement sur les voûtes de la caverne, ce qui laissa les deux sphères parfaitement indifférentes. L'homme tomba à genoux. Il se prit la tête à deux mains, se bouchant les oreilles, en une tentative futile pour arrêter la pensée qui vrillait régulièrement son crâne:

-Tricheur... Tricheur...

Ox émit, à l'intention de son compagnon:

-Les corrections sont terminées, et les troupes se reposent. Jouons-nous à autre chose?

-Bizarre, très bizarre, répondit So. Nous avons négligé de surveiller toute une région, qui ne fait partie ni de Narta ni de Sata.

-Quelle importance ? Nous sommes convenus de limiter nos parties à ces deux territoires. D'ailleurs, l'endroit en question est couvert de forêts, et il n'y vit pratiquement aucun humain.

-C'était vrai il y a deux siècles, lorsque nous sommes arrivés. Or, je viens d'y découvrir une petite communauté.

Ox jeta quelques rayons lumineux.

-Effectivement ! Eh bien, ces êtres pourront toujours servir à compléter les effectifs d'un des deux royaumes, s'il venait à se créer un déséquilibre qui fausserait nos parties. Que veux-tu que nous fassions?

-J'aimerais les observer plus longuement. Je trouve curieux qu'ils aient abandonné les règles que nous avons instituées. Qui sait s'ils n'ont pas une certaine forme d'intelligence?

-Ridicule ! Ils sont à peine plus évolués que les animaux sauvages des forêts qui les entourent.

***

De Rosta, entouré de trois officiers, était installé dans la bibliothèque où le roi l'avait reçu après la bataille.

Lorsque Marc pénétra dans la pièce, il lui demanda immédiatement:

-Messire Marc, voulez-vous être mon conseiller?

Puis, ravi de son acceptation, il lui présenta ses seconds. Ceux-ci avaient vu combattre celui qu'ils appelaient déjà le chevalier à l'étoile, aussi acceptèrent-ils facilement d'être placés sous ses ordres.

-Quelles mesures prendriez-vous dans l'immédiat ?

Le nouveau comte paraissait paralysé par la lourde responsabilité que lui avait confiée le roi. Le Terrien n'hésita guère:

-Comte, nous devons d'abord savoir si le roi de Narta va nous attaquer ; et si oui, quand. Il faut envoyer des guetteurs.

-C'est impossible, l'armée royale peut arriver de n'importe quelle direction, protesta de Rosta.

-Ce serait vrai d'une petite troupe de cavaliers, mais il s'agit d'une armée tout entière accompagnée de chariots! Or, il n'existe que deux routes: celle que nous avons prise pour venir et celle qui va vers Axen. Envoyez des éclaireurs. Qu'ils se postent à deux jours de marche! Dès qu'ils apercevront l'ennemi, ils viendront nous avertir. Veillez à leur procurer de bonnes montures.

Le plus jeune des officiers approuva :

-Je m'en occupe, messire, les hommes partiront demain à l'aube.

-Quant à vous, messeigneurs, poursuivit Marc en s'adressant aux deux autres, n'oubliez pas de vérifier les stocks de vivres et de les augmenter en prévision d'un long siège. Il faudra aussi faire monter sur les remparts tous les projectiles, moellons et blocs de pierre qu'il sera possible de récupérer. S'il n'y en a pas assez, faites démolir quelques maisons pour récupérer des pierres.

-Les remparts de la cité sont bien vastes, soupira de Rosta.

-Je parlais de ceux de la citadelle, rétorqua Marc. Nous allons abandonner le bourg et concentrer notre défense sur le château.

-Mais le roi a ordonné de tenir la ville!

Impatienté, le jeune homme secoua la tête.

-Non, notre seigneur a seulement demandé que vous retardiez le plus possible les armées du roi de Narta. C'est en agissant ainsi que vous obéirez le mieux à ses ordres.

De Rosta se laissa rapidement convaincre. Il conclut, à l'adresse des officiers:

-Vous avez entendu les ordres ; vous pouvez disposer.

Resté seul avec Marc, le nouveau comte laissa éclater sa joie.

-En quittant mon castel, je ne pouvais imaginer si belle récompense. Comte! Le plus beau titre du royaume, celui qui donne le droit d'assister au grand conseil royal. L'étoile de votre écu m'a porté chance! (Marc se garda de le détromper, mais il pensait que le roi avait surtout confié à son vassal une mission de sacrifice ; le malheureux de Rosta risquait de ne pas profiter bien longtemps de sa gloire toute neuve.) Allez vous reposer, ami; vous occuperez les appartements de l'ancien baron Hang, qui sont voisins des miens. Comme le comte son maître, il a trouvé la mort lors de la prise du château.

Le Terrien "lança un regard sur les volumes reliés de la bibliothèque.

-Ray, émit-il, cette nuit, tu consulteras ces archives. C'est le genre de détail qui enchante les spécialistes des planètes primitives.

Pénétrant dans son nouveau chez-lui, Marc y découvrit une femme d'une quarantaine d'années, grande, le visage étroit, les lèvres minces, vêtue d'une robe noire tombant jusqu'aux chevilles. Elle plongea dans une profonde révérence.

-Je suis Dame Sora, votre intendante. Je vais vous présenter vos épouses.

Marc réprima difficilement un haut-le-corps. Ray, qui Se suivait, émit:

-C'est leur tradition: les femmes comme les biens du vaincu appartiennent au vainqueur.

La duègne frappa dans ses mains, et une porte s'ouvrit aussitôt, livrant passage à trois jeunes femmes âgées d'environ vingt à vingt-cinq ans; une brune, une blonde, une châtain, les trois fort jolies. Tout en effectuant leur révérence, elles dévisagèrent leur nouveau seigneur. L'examen ne dut pas être trop défavorable, car un sourire éclaira le visage de la brunette. Marc apprit alors qu'elle s'appelait Lydie, la blonde Ida et la châtain, la plus âgée, Vica.

-Nous vous avons attendu pour la correction du soir, chevalier, reprit la duègne. Le baron aimait beaucoup y assister, et c'est souvent lui qui l'administrait.

Elle sortit de sa jupe un fouet à manche court terminé par quatre lanières et le tendit à Marc. Devant le refus du jeune homme à se saisir de l'engin, elle reprit:

-Je m'en chargerai donc. Désirez-vous une correction renforcée, pour marquer votre arrivée?

-Nullement, Dame Sora.

Son interlocutrice sembla déçue mais ne protesta pas.

-Mesdames, veuillez vous préparer, ordonna-t-elle.

Les trois jeunes femmes, avec un bel ensemble, dégrafèrent leurs robes, les laissèrent tomber à leurs pieds, et s'immobilisèrent, les mains sur la tête. La duègne s'avança, appliqua un vigoureux coup de fouet sur le dos de Lydie puis agit de même avec les deux autres. Au bout d'un moment, Marc commença à s'inquiéter : les pauvres avaient déjà reçu cinq coups chacune, et des marques rouges striaient dos et fesses.

-Morbleu, fit-il d'une grosse voix, assez perdu de temps ! Ne mange-t-on jamais, ici ? J'enrage de faim!

Dame Sora interrompit sa besogne à regret, déclarant :

-Nous vous avons préparé un dîner froid, en raison des circonstances. Demain, nous verrons à mieux vous satisfaire. Mais je dois également subir ma punition. Votre écuyer pourrait s'en charger!

Tandis que ses trois épouses s'habillaient, Marc émit :

-Ray, liquide cette question. Surtout, n'appuie pas les coups.

Une demi-heure plus tard, la table était dressée, et le jeune homme dégustait pâtés, volailles et tranches de viande, servi par quatre femmes radieuses. Même la duègne esquissait un sourire.

Le repas terminé, le Terrien fut conduit dans une vaste chambre. Un grand lit à baldaquin était adossé contre un mur ; trois couches plus petites l'entouraient. Deux chandeliers éclairaient la pièce. Malgré ses faibles protestations, les quatre femmes aidèrent Marc à se déshabiller et à enfiler une longue chemise de lin. Lorsqu'il fut allongé, son intendante lui fit une révérence:

-Je vous souhaite une nuit agréable, sire chevalier.

Les trois autres se dévêtirent à leur tour, avec de petits rires étouffes. Tandis que ses deux compagnes gagnaient leur lit, Vica s'introduisit dans celui de son mari.

-Votre première épouse est à votre disposition, seigneur, murmura-î-elle.

il était difficile de résister à une telle proposition. Une fois de plus, Marc se laissa entraîner dans un voluptueux tourbillon. Dès qu'il en eut émergé, un autre corps se colla contre le sien, tandis qu'une voix susurrait à son oreille:

-Votre seconde épouse, seigneur...

-Votre troisième épouse, Seigneur...

Epuisé, le jeune homme plongea dans un lourd sommeil...

Un rayon de soleil l'éveilla. Il ouvrit péniblement un oeil, pour découvrir trois frais minois qui le regardaient.

-Messire, dit la brune Lydie, nous voudrions vous dire que vous êtes merveilleux et...

-Que nous avons beaucoup de chance d'être vos épouses, renchérit Ida.

-...Et que nous serons fières de porter vos enfants, compléta Vica.

Les visages se rapprochant, Marc se leva précipitamment, effrayé à l'idée d'une nouvelle joute matinale. Lydie l'aida à s'habiller, pendant que les deux autres s'affairaient à préparer le déjeuner. Sur le plan de l'efficacité du service, la polygamie avait de gros avantages! Ray commença une conversation télépathique :

-J'imagine que tu as passé une nuit excellente mais peu reposante. Sais-tu le plus amusant? Dès son service terminé, la duègne s'est introduite dans ma chambre dans un but très précis...

-Alors?

-Pour avoir la paix, j'ai été obligé de satisfaire ses caprices. Ce qui a été long, car sous ses dehors austères, elle cache un tempérament volcanique. Ensuite, je suis allé à la bibliothèque. Pour m'y rendre, je suis passé devant les appartements du comte. Lui, il a quatre épouses, et il sera encore moins fringant que toi ce matin. (Redevenant sérieux, l'androïde ajouta:) Les registres sont aussi bien tenus ici qu'à Sata. C'est rare, à ce stade de la civilisation. Ils confirment la stabilité de la population, malgré le nombre de morts au cours de ces interminables conflits.

-Normalement, il devrait y avoir beaucoup plus de femmes.

-Elles subissent également de lourdes pertes. La médecine n'est encore, ici, qu'un art rudimentaire, et nombre d'entre elles meurent en couches.

-Toujours pas de nouvelles de l'androïde de Mac Donald?

-Aucune! Quels sont tes projets?

-Nous allons nous donner quarante-huit heures pour prendre une décision. Tu les mettras à profit pour examiner tous les recoins de cette ville et enregistrer les moindres détails. Je veux avoir le rapport de mission le plus complet de mémoire d'ordinateur!

CHAPITRE VIII

Trois jours s'étaient écoulés depuis la prise de la citadelle, lorsque l'aube trouva Marc au sommet des remparts. Il étouffa un bâillement. Les nuits suivantes avaient été aussi houleuses que la première, et il aspirait à un peu de repos. Malheureusement, il risquait de ne pas être satisfait de longtemps: la veille, une estafette était arrivée au château, épuisée ; l'homme annonçait l'arrivée de la grande armée du roi de Narta. Durant la nuit, Marc avait discrètement envoyé Ray aux enseignements ; l'androïde avait confirmé la nouvelle.

L'armée apparut soudain, les premiers rayons du soleil se reflétant sur les armures.

Ray s'approcha de Marc.

-Ils sont plus de deux mille, dit-il. La citadelle ne pourra résister à un assaut rondement mené.

Une ride soucieuse barra le front du jeune homme.

-Nous nous éclipserons dès que ce sera possible sans attirer l'attention, soupira-t-il.

Le comte de Rosta rejoignit les deux Terriens.

Son visage crispé traduisait l'angoisse qui le rongeait.

-Comme vous l'aviez conseillé, j'ai ordonné à nos hommes d'évacuer la ville et fait relever le pont-levis du château. (Déjà, un premier détachement ennemi pénétrait dans la cité, sous les acclamations des habitants.) Avec un peu de chance, ils attendront demain pour lancer la première attaque. Ce sera au moins un jour de gagné.

Ray brisa cet espoir en montrant du doigt des colonnes qui avançaient. Les hommes portaient de longues échelles.

-Il nous faut gagner nos postes de combat, reprit le comte. Quel emplacement choisissez-vous, messire Marc?

-Ce mur. Il est un peu moins haut et supportera sans doute le plus gros de l'assaut.

-Il se peut que vous ayez raison, mais ce poste devrait alors me revenir, objecta de Rosta.

-Nullement ! Vous avez la responsabilité de la défense de toute la citadelle. Si vous disparaissez, vos hommes se débanderont immédiatement.

Le comte se rendit à cet argument et partit à grands pas. Avec inquiétude, Marc regarda la maigre troupe qui devait le seconder. Une dizaine d'hommes, tout au plus.

-Dès que les échelles seront dressées, préparez-vous à lancer les moellons. Il faut empêcher l'ennemi de prendre pied sur le chemin de ronde.

Les soldats acquiescèrent sans enthousiasme. Point n'était besoin d'être grand psychologue pour comprendre que leur moral n'était pas fameux.

-Ils pensent surtout à se rendre, émit Ray.

-Quel sera leur sort?

-Le même que celui des précédents défenseurs de la place. Ils seront enfermés dans un cachot jusqu'à ce que les monarques concluent une nouvelle trêve. Si les combats sont sanglants, les prisonniers, eux, ne sont jamais mis à mort mais échangés.

-J'aimerais mieux éviter ça. N'oublie pas que le général Khov nous attend dans dix jours !

Une sonnerie de trompes retentit, et, avec un bel ensemble, les échelles furent appliquées contre la muraille. Les soldats commencèrent à faire pleuvoir une grêle de pierres.

-Evite de tuer, recommanda encore Marc. Cela ne changera rien à l'issue du combat, et nous n'avons aucune raison de bouleverser l'équilibre de ce peuple.

-Entendu, mais augmente la puissance de ton écran. Tu sais que je ne tolère pas qu'on te fasse souffrir !

Déjà, les premiers assaillants parvenaient au sommet des échelles. Marc tira son épée. Il assomma un des attaquants qui, en tombant, entraîna ceux qui le suivaient. Le jeune homme put alors faire glisser l'échelle allégée le long du mur. Le combat se poursuivit de longues minutes, Marc et Ray se portant toujours au point le plus menacé. Encouragés, leurs hommes se battaient avec courage. L'ennemi réussit cependant à les déborder à deux reprises, mais les coups énergiques de l'androïde rétablirent la situation.

Marc, le souffle court, n'entendit pas la trompette qui annonçait la retraite. Ce fut avec soulagement qu'il vit ses adversaires se retirer à une centaine de mètres des remparts, emportant leurs blessés. Il s'occupa alors de sa petite troupe. Cinq de ses soldats étaient morts ou trop gravement blessés pour reprendre le combat. Les autres semblaient épuisés.

De Rosta apparut à ce moment. Il était très pâle, avec un visage couvert de sueur. Du sang sourdait de son épaule gauche.

-C'est miracle que nous ayons pu repousser cette attaque, souffla-t-il. J'ai perdu la moitié de mes hommes et tous mes officiers. Nous serons balayés au prochain assaut.

-C'est également mon avis, acquiesça froidement Marc.

Le comte reprit avec hésitation, les yeux baissés, n'osant regarder son interlocuteur:

-Estimeriez-vous déshonorant de nous rendre ?

-Absolument pas! Vous êtes blessé et ne tarderez pas à vous écrouler. En vous rendant, vous préserverez la vie des quelques hommes qui nous restent.

-Mais le roi nous a demandé de résister le plus longtemps possible...

-N'est-ce pas ce que nous avons fait? Quoi que nous décidions, l'ennemi prendra possession de la citadelle avant le coucher du soleil. S'il avait voulu conserver cette place, messire notre roi y aurait laissé une garnison plus importante.

Le soulagement se peignit sur le visage de Rosta.

-Dans ce cas, je vais envoyer un parlementaire.

-Faites vite, ils préparent déjà une nouvelle offensive !

***

Marc et de Rosta, gardés par deux sentinelles, attendaient dans une antichambre. Deux heures auparavant, le roi de Narta avait accepté leur reddition, et ils avaient remis leurs armes à l'officier qui s'était présenté.

La porte s'ouvrit enfin. Marc constata avec amusement que les deux souverains aimaient à se tenir dans la même bibliothèque. Lura, grand, sec, les cheveux grisonnants, était assis à une table encombrée des reliefs de son repas. Plusieurs seigneurs se tenaient derrière lui. Le souverain dévisagea les deux prisonniers qui s'inclinaient devant lui, puis il déclara d'une voix sèche:

-Messires, je vous félicite pour votre courage. Si j'avais su la faiblesse de votre garnison, j'aurais poursuivi ma marche, laissant à un seul détachement le soin de mener l'assaut. Quoi qu'il en soit, vous êtes maintenant mes prisonniers. Vous, comte de Rosta, je vous autorise à faire soigner votre blessure. Chevalier Marc, souhaitez-vous une faveur?

-Je sollicite l'autorisation de garder auprès de moi mon écuyer.

-Accordé!

Sur un signe du roi, les gardes remmenèrent les prisonniers. En traversant la cour, Marc murmura ironiquement au comte:

***

-Croyez-vous que nous aurions pu demander à conserver nos épouses?

De Rosta eut un tressaillement indigné.

-Impossible! Dès ce soir, elles retrouveront d'autres maîtres. (L’humour n'était visiblement pas sa qualité majeure. D'autant qu'il ajouta :) J'ai entendu dire que certaines servantes avaient souvent accès aux cellules des prisonniers ; ne vous inquiétez donc pas trop.

-Je pense qu'une nuit de repos sera la bienvenue!

Ils furent conduits dans le sous-sol d'une tour.

-Voilà tes nouveaux pensionnaires, Kast, annonça un des soldats. Veille bien sur eux !

Le geôlier était bossu, boiteux, mais doté d'un torse d'une largeur impressionnante. Il déverrouilla une lourde porte.

-Vos appartements, ricana-t-il.

La vaste cellule n'était éclairée que par un soupirail étroit, situé pratiquement à la hauteur du plafond. Le mobilier était des plus sommaires, se résumant à une table, des tabourets et deux paillasses.

De Rosta qui, jusqu'à présent, avait fait bonne contenance, se laissa tomber sur un trépied.

-Laissez-moi voir votre blessure, décida Marc.

Il aida son compagnon à se débarrasser de son pourpoint et écarta doucement la chemise lacérée, qui collait à la plaie. Une profonde estafilade zébrait le thorax, de l'épaule gauche au sternum, entaillant largement le pectoral. Déchirant un pan de sa chemise, le Terrien l'humecta dans un seau d'eau déposé à un angle de la pièce. Très doucement, il nettoya la coupure puis appliqua dessus un morceau de tissu plié en quatre.

-Allongez-vous, conseilla-t-il, et surtout, ne bougez plus. Vous avez perdu beaucoup de sang ; il ne faudrait pas que l'hémorragie reprenne.

Aux dernières lueurs du jour, la porte s'ouvrit en grinçant, livrant passage à Ray portant une paillasse. Il était suivi d'une fille pauvrement vêtue, d'une trentaine d'années, tenant un plateau qu'elle déposa sur la table. Tandis qu'elle y prenait un gros pot de cervoise, du pain et un morceau de viande, elle examinait les prisonniers. Puis se penchant vers Marc, elle murmura:

-C'est moi qui vous apporterai les repas matin et soir. (Elle eut un léger sourire.) Si Kast est de bonne humeur, il m'autorise à rester plus longtemps. Mais ce n'est pas le cas, aujourd'hui. Avec tous ces changements, il ne s'y retrouve plus entre les prisonniers d'hier et d'aujourd'hui!

La porte refermée, de Rosta tenta de se lever.

-J'ai soif! souffla-t-il.

Aidé de Ray, il parvint à s'asseoir à table.

-Buvez et mangez, conseilla Marc. C'est le seul moyen de reprendre des forces.

Vers la fin du repas, le Terrien murmura:

-Arrive-t-il parfois qu'un prisonnier s'évade ?

Son compagnon d'infortune le dévisagea avec effarement.

-Jamais ! C'est contraire à la coutume ! Aucun seigneur ne voudrait l'accueillir, et il serait contraint de rejoindre les exilés.

-Ceux qui se sont établis vers l'est ? interrogea Marc d'un ton détaché.

-La forêt commence à une grande journée de cheval d'ici. Il paraît qu'après des jours et des jours de marche, on arrive à une montagne, mais nul ne sait si les exilés se sont regroupés. Il est plus probable qu'ils ont péri plus ou moins rapidement.

Maintenant, une obscurité complète régnait dans le cachot.

-Il faut vous allonger, suggéra Marc.

Lui-même s'étendit sur sa paillasse.

-Ray, émit-il, surveille notre ami, cette nuit.

-Tu comptes rester longtemps dans ce trou?

-Nous ne pouvons rien tenter pour l'instant. Le château et la ville doivent grouiller d'hommes d'armes. Le mieux est de dormir, nous aviserons demain.

CHAPITRE IX

Le bruit de la porte à l'arrivée de la servante éveilla Marc. Il remercia la fille puis s'adressa à de Rosta. Ce dernier avait fort mauvaise mine, avec un teint grisâtre. Il eut beaucoup de peine à se lever et dut accepter l'aide de Ray qui émit:

-Sa blessure s'infecte, et une septicémie est à craindre. Dommage, la plaie n'était pas mortelle.

Marc n'hésita guère: il fit signe à l'androïde d'arrêter ses enregistrements.

-C'est un bon compagnon, il me serait pénible de le voir mourir. Peux-tu le soigner?

Ray eut une mimique ironique très humaine. Il montra discrètement sa main, au creux de laquelle reposait une pastille blanchâtre.

-Je savais que tu me le demanderais ! C'est un antibiotique, qui devrait être suffisant pour permettre à son organisme d'éliminer les germes.

L'androïde saisit un gobelet qu'il emplit d'eau.

-Buvez, ami, conseilla Marc. Il semble que vous ayez la fièvre.

De Rosta avala le contenu du gobelet et murmura: -Merci, mais je me sens plutôt mal, ce matin. Je ne pensais pas qu'une simple estafilade puisse autant fatiguer.

-Malepeste ! s'exclama Marc. Vous êtes bien vaillant, au contraire. Je n'imaginais pas que l'on puisse combattre avec une telle blessure.

La servante vint desservir, escortée d'un petit homme vêtu de noir, au visage ridé et barré d'une impressionnante moustache.

-Je suis barbier-chirurgien, se présenta-t-il. Notre sire le roi m'a ordonné de vous visiter, comte !

D'un geste assuré, en homme qui n'aime guère perdre son temps, il retira le pansement de fortune. Ensuite, il palpa du bout des doigts les bords de la plaie, masquant difficilement un air contrarié.

-Belle entaille, laissa-t-il tomber. Je crois qu'il vaut mieux vous faire transporter dans un local où il me sera plus facile de changer vos pansements et de vous visiter. (Il fit signe à deux gardes qui le suivaient de soutenir le blessé puis, se retournant vers Marc:) N'ayez crainte, messire, dans quelques jours tout au plus, nous vous renverrons votre compagnon.

Son ton était sec, assuré, mais l'expression de son visage disait assez qu'il n'en pensait pas un mot.

-Il le croit perdu, émit Ray. Pour une fois, un médecin aura une surprise agréable, il pourra même se vanter d'avoir guéri une septicémie.

Restés seuls dans la cellule, les Terriens se préparèrent à une longue attente. Par l'étroit soupirail leur parvenaient des bruits de sabots et des ordres brefs. Tout le folklore d'une armée qui se met en marche.

-Le roi de Narta ne perd pas de temps, constata Ray.

Marc s'étira, bâilla puis s'allongea sur son inconfortable paillasse.

-Je pense qu'un petit somme me serait agréable. Pendant ce temps, réfléchis à la manière la plus discrète de nous évader.

Cinq minutes plus tard, il dormait du sommeil du juste.

***

-Tu as reconquis une case, So, mais moi, je t'en prends une autre. J'ai toujours l'avantage.

-Ne te réjouis pas trop vite, Ox, tes pions vont maintenant se heurter à une défense solide.

-Pour l'instant, je mène aux points.

-Peut-être...

-C'est toujours la même chose! Lorsque tu perds, tu fais semblant de ne plus t'intéresser à la partie !

-Ce n'est pas vrai, Ox. En ce moment, j'observe les exilés. Sais-tu qu'ils ont adopté des moeurs curieuses? Les mâles n'ont qu'une femelle, qui ne se sert pas uniquement à la reproduction mais participe aussi activement à la vie de la communauté. Ils ont également supprimé la punition systématique!

-Tous?

-Il y a des disputes, mais ce sont parfois les mâles qui reçoivent des coups!

-Ridicule ! Serait-ce une forme de dégénérescence ? Les rameaux séparés du tronc ne portent pas de fruits.

-Je ne sais! Il peut s'agir également d'une évolution naturelle particulière à cette espèce.

-Je ne crois pas aux exceptions ! Partout dans l'Univers, le plus fort impose sa loi. Chez ces humanoïdes, le mâle est le plus fort, donc il doit régner !

-Tu ne peux généraliser à partir de quelques échantillons. Je me demande si nos ancêtres nous ont laissé des données à ce sujet... J'aimerais commencer à consulter nos banques mémorielles.

-Tu m'ennuies! Nous aurons bien le temps, plus tard. Amusons-nous, puisque nous en avons la possibilité. Regarde, c'est le moment des punitions. J'en perçois une qui s'agite comiquement.

So n'insista pas, demandant:

-Où cela?... Ah, oui, je la distingue... là-bas, il y en a d'autres. Cela ne déplaît pas aux mâles, puisque certains y participent activement, mais crois-tu que les protestations des femelles soient sincères? Certaines semblent souffrir réellement.

-Elles se l'imaginent, tout au plus ! Crois-moi, c'est excellent pour la circulation de ce qu'ils appellent le sang. Chez ces petites créatures, il est toujours difficile de faire la part du plaisir et de la douleur.

Marc s'éveilla un peu avant la tombée de la nuit. -Cette fois, je me sens en grande forme, dit-il en s'étirant.

L'arrivée de la servante avec le dîner l'obligea à se taire. La fille lui sourit, en murmurant:

-Demain, je crois que je pourrai rester plus longtemps avec vous. J'ai conclu un arrangement avec Kast.

-Voilà une excellente nouvelle ! s'exclama le jeune homme. Je pense que nous nous entendrons très bien.

D'un geste amical, il caressa le bas du dos de la femme, qui étouffa un petit rire.

-Patience, messire, j'ai dit demain.

Tout en mangeant, Marc émit:

-Je crains de décevoir cette petite, car je veux m'évader cette nuit. As-tu pensé à quelque chose d'assez discret pour ne pas éveiller les soupçons de notre geôlier?

-La porte est verrouillée par une grosse tige de fer qui est tirée et bloquée. Je pourrais la sectionner au laser, mais cela semblerait suspect. En revanche, les charnières sont bien rouillées. Les faire sauter ne devrait pas être trop difficile, ils ne sont guère méfiants vu que, comme l'a expliqué de Rosta, il n'est pas convenable qu'un prisonnier songe à s'évader ! Curieuse planète !

-Eh bien, qu'attends-tu?

L'androïde eut un geste apaisant. .

-Mieux vaut agir vers le milieu de la nuit. Repose-toi, en attendant...

Lorsqu'il jugea le moment favorable, Ray glissa les doigts sous la porte et tira d'un coup sec. Les gonds rouillés ne résistèrent guère, lui permettant de ménager une ouverture par où Marc put se glisser.

Après avoir gravi un escalier, les deux complices arrivèrent à une autre porte.

-Elle n'est pas verrouillée, chuchota Ray, mais je perçois une présence humaine de l'autre côté.

-Utilise une capsule anesthésiante, ordonna Marc.

C'était une petite sphère emplie d'un gaz très volatil. Ray en emportait toujours une provision, qu'il dissimulait dans la cavité ménagée à l'intérieur de sa cuisse droite, où elles voisinaient avec les tablettes nutritives et quelques grenades incendiaires.

L'androïde tendit une gélule jaune à son compagnon.

-Tiens, ça neutralise l'effet du gaz. Je ne tiens pas à te porter pendant le reste de la nuit.

Le comprimé fondit immédiatement sous la langue de Marc, pendant que Ray, poussant précautionneusement la porte, expédiait une petite boule qui se brisa sur le carreau avec un bruit imperceptible.

Une minute plus tard, ils écartèrent le battant. Sur un lit étroit, Kast enlaçait la servante, dont la jupe était retroussée.

-Belle allégorie de la belle et de la bête, ricana Marc. Dommage pour eux que nous ayons aussi fâcheusement interrompu leurs ébats.

Les fugitifs poursuivirent leur chemin et atteignirent sans encombre la cour principale.

-Le pont-levis est relevé, nota Ray, et il est surveillé par plusieurs sentinelles. Que proposes-tu?

Le jeune homme regarda le ciel obscur, où les étoiles étaient masquées par de gros nuages.

-Inutile de nous compliquer l'existence. Tu vas me hisser par-dessus les remparts grâce à tes anti-grav et me déposer dans la campagne. Les hommes de garde sur le chemin de ronde ne nous verront pas, même s'ils lèvent les yeux.

-Ne va-t-on pas s'étonner de notre disparition ?

-Avec un peu de chance, notre évasion ne sera découverte qu'au matin. Tout le monde pensera que nous nous sommes d'abord cachés dans le château, puis que nous avons profité des entrées et sorties des serviteurs, à l'aube, pour nous éclipser. Allons-y !

-Un instant ! Nous avons oublié de récupérer des épées. Ça m'ennuierait d'avoir à utiliser mon laser digital au moindre problème.

Ray se fondit dans l'obscurité. Plaqué contre le mur, Marc commençait à s'impatienter, lorsque l'androïde reparut.

-J'avais noté l'endroit où sont entreposées les armes prises à l'ennemi. J'ai même eu la chance de retrouver nos propres épées. Maintenant, accroche-toi bien à mon cou.

Ils quittèrent lentement le sol. Une fois de plus, Marc remercia intérieurement les ingénieurs qui avaient conçu une machine aussi perfectionnée. Le mur d'enceinte franchi, Ray continua à voler, au ras du sol, sur plusieurs kilomètres. Lorsqu'il s'estima hors de vue de tout observateur, il se posa.

-Que comptes-tu faire, maintenant, Marc?

-Nous avons obtenu des informations très détaillés sur les deux royaumes de cette planète. Nous pouvons donc considérer notre mission comme terminée.

Tout en parlant, il secoua doucement la tête. Cela signifiait qu'il ne pensait pas ce qu'il disait mais désirait que cette réponse fût enregistrée. Ray avait effectué trop de missions avec lui pour ne pas comprendre ses intentions en un millième de seconde.

-Ce n'est pas mon avis, répondit-il. Nous avons découvert qu'il existe un groupe d'individus vivant à l'écart. Notre devoir est de nous renseigner sur eux. Les techniciens nous reprocheraient cette omission, d'autant que nous avons encore plusieurs jours.

Marc dissimula un sourire.

-Effectivement, tu as raison.

-Comment allons-nous faire?

-Appelle le module. Nous allons profiter des dernières heures de nuit pour survoler la forêt et tenter de voir s'il existe un village.

-Ça risque d'être long, le territoire est grand.

-Nous utiliserons le détecteur d'infrarouge. Toute civilisation s'accompagne nécessairement de sources de chaleur.

Dix minutes plus tard, Marc s'installait dans le module. Il allongea les jambes avec satisfaction.

-Dommage que nous n'ayons pas le temps de regagner le Neptune, soupira-t-il. J'avoue qu'un passage au bloc sanitaire serait le bienvenu. C'est quand on est privé du confort de la civilisation qu'on juge de son agrément!

Ray avait pris de l'altitude et consultait les écrans de contrôle.

-Il est exact qu'il existe une chaîne de montagnes ; je dirais plutôt de hautes collines, d'ailleurs: un seul des pics est plus haut que les autres, et il culmine à moins de deux mille mètres.

Le module survola la forêt à vitesse réduite, suivant une trajectoire très sinueuse, de manière à pouvoir inspecter toutes les zones.

-Là, annonça Ray, désignant un point sur l'écran. Il existe plusieurs sources thermiques de faible importance.

-Approche, mais reste à une altitude qui nous empêchera d'être repérés.

L'ordinateur de bord restitua bientôt l'image d'un assez grand village.

-Parfait ! Repère l'endroit, puis assurons-nous qu'il n'en existe pas d'autres.

Le module décrivit des cercles de plus en plus grands, mais ils ne trouvèrent rien.

-Pose-toi à quelques kilomètres du bourg. Dès l'aube, nous irons en visite.

Après avoir renvoyé leur engin au Neptune, Marc s'assit sur un tronc d'arbre abattu par l'orage. Il fit signe à Ray de débrancher ses enregistreurs, avant d'interroger:

-Que penses-tu de notre mission?

-Nous n'avons pas trouvé Mac Donald, et son androïde est toujours muet !

-Et la civilisation d'Ourka?

-Logiquement, il faudrait conclure notre rapport en disant: civilisation médiévale assez primaire. Stade strictement identique à celui des trois premières explorations !

Marc frappa son genou du poing.

-C'est justement ce qui me choque ! ragea-t-il. Ces hommes et femmes sont pourtant courageux et intelligents.

-Malheureusement, ils font uniquement la guerre.

-Justement! Cela stimule le génie inventif! il est triste de le reconnaître, mais sur Terre, nombre de découvertes ont été faites lorsqu'on cherchait à perfectionner des armes ! Or, j'ai en mémoire des images ramenées par la première mission. Les armures et techniques de combat sont restées strictement les mêmes.

-Tu en déduis?

-Rien ! Je constate simplement que leur évolution semble figée, et j'aimerais en connaître la raison.

-C'est peut-être un simple hasard? Sur Terre aussi, il y a eu des pauses souvent longues entre deux découvertes.

-Je sais, mais c'est tout de même bizarre.

CHAPITRE X

Lorsque !e jour se leva, Marc décida de partir. Par habitude, Ray marcha en tête, tous les détecteurs en éveil.

-Attention, je perçois un grouillement devant nous. N'oublie pas que cette forêt a une réputation sinistre.

Il s'immobilisa brusquement. A moins d'un mètre de lui se présentait une sorte de crocodile, à la grosse tête carrée précédée d'une large mâchoire garnie d'une multitude de dents pointues. Le corps allongé était couvert d'écaillés noires, luisantes, qui crissaient curieusement en glissant les unes sur les autres. Une longue queue terminée par une boule garnie d'épines fouettait l'air.

-Méfie-toi, lança Marc. Ce type de queue me rappelle celle du lion d'Artarus que nous avons combattu sur Vénusia.

Tirant son épée, Ray frappa la tête du « crocodile ». Aussitôt, l'appendice caudal de l'animal se détendit, fonçant vers son agresseur avec une vivacité incroyable. Les réflexes électroniques de l'androïde furent cependant plus rapides. Il leva son arme et la queue vint d'elle-même se couper à la lame. Le saurien poussa un curieux cri, rauque, étouffé. Il avança sur ses courtes pattes torses, mais Ray frappa de la pointe, visant l'oeil gauche. Il pesa de tout son poids sur la lame qui pénétra profondément dans le crâne. Le monstre eut encore quelques soubresauts puis s'immobilisa.

-Très joli spécimen de reptile, non encore répertorié sur Ourka, nota son vainqueur d'une voix paisible.

-J'espère seulement qu'il n'a pas beaucoup de cousins dans la région, ricana Marc. Mieux vaut nous éloigner!

Les Terriens poursuivirent leur chemin pendant une bonne demi-heure.

-Nous approchons du village, annonça Ray.

Un cri aigu les fit sursauter. Il se renouvela, déchirant, terminé par un sanglot. Ils se ruèrent en avant pour découvrir un adolescent allongé sur le sol, tentant désespérément de ramper. Sa cheville droite était entourée par une sorte de liane, qui menait à un gros buisson cerclant le tronc d'un arbre gigantesque.

Malgré les efforts du garçon, la liane, qui paraissait vivante, le tirait vers les broussailles. Ses doigts crispés tentaient de s'enfoncer dans le sol, à la recherche d'un point d'appui. Mais inexorablement, centimètre par centimètre, il était entraîné vers l'arbre.

-Une plante Carnivore géante, jura Marc. Vite, Ray!

L'androïde se précipita. La liane était particulièrement résistante, car il lui fallut plusieurs coups d'épée pour arriver à la sectionner. Pendant qu'il s'escrimait sur le végétal, Marc s'était agenouillé près de l'enfant, le prenant fermement à bras le corps.

Ray acheva de libérer la cheville de cette corde qui s'y était enroulée de plusieurs tours, y inscrivant des sillons violacés. L'adolescent, maintenant, pleurait à gros sanglots et ne pouvait s'empêcher de trembler, il s'accrochait à Marc avec une énergie farouche.

-Calme-toi, nous sommes des amis.

La voix apaisante du jeune homme finit par produire son effet.

-Merci, messire ; sans votre intervention, cet ivox m'aurait tué.

-Où est ton village?

Le garçon eut un geste du bras.

-Là-bas, à moins d'un quart d'heure de marche. (Il tenta de se relever mais retomba sur le sol avec un gémissement.) Ma cheville... Je ne peux plus poser le pied par terre.

-Ce n'est pas grave, affirma Ray. Dans un jour ou deux, tu trotteras comme si de rien n'était. En attendant, je vais te porter.

Il le souleva dans ses bras et se mit en marche, suivi de Marc. Le village ne tarda pas à apparaître. Il était constitué par une trentaine de huttes de torchis et une dizaine de maisons en pierre et bois. Une palissade de hauts pieux effilés le défendait.

-Primitif mais astucieux, nota Marc.

L'arrivée des Terriens portant l'enfant créa une

vive effervescence. Un homme sortit d'une maison. Il était grand, mince, avec des cheveux presque blancs.

-Qu'avez-vous fait à mon fils? Lâchez-le immédiatement !

Des gardes armés de lance entourèrent les étrangers.

-Ce sont des amis, père, ils m'ont sauvé d'un ivox!

L'adolescent se lança dans des explications aussi précipitées que confuses. Ray le posa à terre et croisa les bras. L'homme qui les avait apostrophés fit alors d'un ton sec, à l'adresse du garçon:

-Va rejoindre ta mère, nous nous expliquerons plus tard. (Se tournant vers les inconnus, il ajouta:) Je m'appelle Bror et suis le chef de ce village. Je vous remercie d'avoir protégé la vie de mon fils. Si vous venez ici dans un esprit de paix, vous êtes les bienvenus.

-Nous ne voulons lutter contre personne, affirma Marc ; nous souhaitons juste nous reposer quelques heures.

Le chef inclina la tête en répondant:

-Faites-nous l'honneur d'entrer dans ma maison.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était pauvrement meublée. Une femme d'un âge certain leur apporta des gobelets de bois et un pichet. Elle murmura :

-Soyez béni pour avoir sauvé notre plus jeune fils.

-Je vous présente ma femme, Lona, dit Bror. (Les bols remplis, il ajouta:) Maintenant, trinquons ici, nous ne pouvons pas cultiver la vigne et nous ne disposons pas de vin. Il faudra vous contenter de cette cervoise légère.

Les arrivants burent en silence. Effectivement, la bière était de fort médiocre qualité.

-Il est heureux que nous ne devions pas rester, émit mentalement Marc, sinon je serais bientôt affligé d'un ulcère à l'estomac.

-Puis-je savoir quel hasard vous a conduits ici? reprit Bror.

Sous des dehors très courtois, la question n'était pas une vaine politesse. L'autorité du chef reparaissait. Marc résuma sa vie de chevalier et ses dernières batailles.

-Dans ma cellule, conclut-il, j'ai compris qu'il était ridicule de rester enfermé à attendre le moment où il me faudrait à nouveau guerroyer. L'existence ne peut être une éternelle succession de combats. Ayant entendu parler de votre groupement, j'ai voulu vous rejoindre.

Son vis-à-vis hocha la tête, assez satisfait.

-Cette communauté a été fondée par mon arrière-grand-père, il y a plus d'un siècle. A l'origine, ce n'était qu'un petit groupement d'individus qui fuyaient la guerre et les coutumes ridicules telles que les nuits de grande violence. Puis d'autres exilés sont arrivés. Pas beaucoup, cependant, car la forêt est dangereuse.

-Nous avons rencontré une espèce de saurien qui a une queue gigantesque, avec des épines.

-Un ptar! Ils sont particulièrement féroces. (L'attitude du chef trahissait une réticence certaine.) Je ne sais encore si vous pourrez vous habituer à nos coutumes. Par exemple, nous n'avons qu'une femme, que nous aimons et respectons, qui partage nos joies et nos peines et qui est notre égale. Il ne saurait donc être question ni de corrections, ni de violences.

-Je pense que c'est une sage attitude.

-Nos ressources sont bien maigres. Nous cultivons de petits champs, péniblement gagnés sur la forêt. Les produits de la chasse complètent notre alimentation. Toutefois, si nous avons fui les guerres ridicules qui semblent être les seules distractions de nos souverains, il ne faut pas croire que nous soyons des lâches. Chacun de nous est prêt à donner sa vie pour défendre la communauté. Enfin, si vous restez parmi nous, il vous faudra travailler! Pour commencer, vous pourriez vous intégrer aux bûcherons ou à ceux qui vont au pied de la montagne, chercher la terre jaune qui nous permet d'extraire du fer.

-Tout cela est nouveau pour moi, fit Marc, comme s'il hésitait. Il me faut réfléchir... En venant ici, j'avais aussi l'espoir de retrouver un ami, presque un frère. Il serait arrivé il y a un mois environ.

Son pouls s'accéléra quand il entendit Bror répondre :

-Le chevalier Duck ! Il était accompagné d'un homme qui ressemblait à votre écuyer.

-C'est son frère, répondit le jeune homme avec un sourire. Où sont-ils?

-Ils ne sont restés que deux jours avec nous, avant de repartir vers l'est. Ils voulaient explorer la montagne. Le chevalier Duck semblait très soucieux. Il avait des absences, comme si un mauvais esprit envahissait parfois son crâne!

-Etaient-ils à cheval?

-Non, à pied, comme vous. J'ai essayé de les dissuader de partir. Personne ne vit au-delà de ces collines.

Marc prit rapidement sa décision. Il se leva pour annoncer :

-Messire Bror, nous vous remercions pour votre hospitalité, mais je dois poursuivre ma quête.

-C'est folie ! Restez au moins une journée ici, à vous reposer.

-C'est impossible. Je me suis juré de retrouver mon compagnon.

Abrégeant les remerciements, Marc s'éloigna à grands pas, suivi de Ray. Ils marchèrent ainsi jusqu'à ce que le soleil soit au zénith puis firent halte près d'un ruisseau où le Terrien put étancher sa soif. Tout en suçant une tablette nutritive, il expliqua:

-Nous avons acquis la certitude que Mac Donald est venu ici. Logiquement, après avoir été exilé par le roi, il aurait pu considérer sa mission comme terminée et regagner son astronef.

-La curiosité et le désir de découvrir une communauté inconnue du Service l'ont sans doute amené à poursuivre son enquête.

-Mais il est bien vite reparti du village, et je n'ai pas aimé l'allusion du chef à son état. Duck est un bon vivant, pas un névrosé sujet aux angoisses métaphysiques.

-Que faisons-nous, alors?

-Je me repose jusqu'à la tombée de la nuit, et tu appelles le module. Je n'ai aucune envie de me traîner à pied pendant plusieurs jours dans cette jungle hostile. Nous ne disposons que de peu de temps, et à partir de maintenant, nous sommes en contradiction avec les ordres de Khov.

S'allongeant sur un tapis de mousse, il ferma les yeux. A ce moment, il ressentit une impression très particulière, comme si une pensée étrangère s'infiltrait dans son cerveau. Il réagit instinctivement en concentrant ses pensées sur les nuits passées avec ses trois épouses. Le phénomène cessa bien vite, et il plongea dans le sommeil.

CHAPITRE XI