-Ainsi, vous ne convoitez pas Xila... Vous êtes de vrais amis...

De nouveaux feulements l'interrompirent. Les chasseurs postes près du ruisseau étaient entrés en action, trop éloignés de leurs cibles pour utiliser les sagaies. Avec curiosité, Marc regarda les petites boules d'argile s'écraser sur les fauves. Pendant une seconde, il eut l'impression que rien ne se passait, mais soudain, les rugissements se déchaînèrent tandis que les bêtes exécutaient des bonds désordonnés. Là où le rox s'était répandu apparaissait de larges plaies sanglantes qui s'agrandissaient à vue d'oeil, creusant les chairs, s'enfonçant dans les entrailles.

-Efficace, leur mixture, ironisa Ray. Dommage que je ne puisse l'analyser !

L'agonie des félins s'achevait. Ils étaient allongés sur le sable, encore agités de rares soubresauts. De sa voix puissante, Kyag appela les chasseurs.

-Prends ton trophée, dit Marc, Ray va le porter avec toi.

Tous les hommes étaient déjà réunis lorsqu'ils arrivèrent. La vue du gritex à la peau intacte déclencha un murmure flatteur. Ifar se lança dans une longue explication passablement embrouillée, pour conclure:

-Ray et Marc m'ont été d'un grand secours.

Kyag hocha la tête avec gravité. Il contempla le trio avant de déclarer:

-Tu as de bons amis, Ifar. Hier, ils t'ont aidé à tuer un ripax ; aujourd'hui, un gritex. Je souhaite que tu puisses un jour leur prouver ta reconnaissance.

Se tournant vers les chasseurs, il ajouta: - Nous pouvons rentrer, la chasse a été bonne. Trois bêtes au tableau ! Cela nous laisse espérer un peu de tranquillité pour notre troupeau.

CHAPITRE XII

Sutter descendit le dernier de l'hélijet.

-Le village est à moins de cinq cents mètres devant nous.

-Bon, grogna Nordi. Nous allons l'encercler et attaquer lorsque j'en donnerai le signal.

Karl et Boris approuvèrent, mais Sutter intervint :

-Il est trop dangereux de nous séparer. Souvenez-vous du sort de vos amis. Mieux vaut nous déployer sans nous perdre de vue.

-Cela risque de permettre à notre salopard de filer, protesta Nordi.

-Je vais envoyer mon androïde sur l'arrière pour surveiller d'éventuels fuyards.

Le robot partit bientôt à grands pas, tenant à la main un désintégrateur. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Assez nerveux, les hommes crispaient les doigts sur leurs armes, surveillant les buissons d'où pouvaient jaillir ils ne savaient quoi.

-C'est bon, annonça enfin Sutter. Il doit être en place.

-En avant! ordonna Nordi. Ne prenez aucun risque! Au moindre danger, tirez d'abord; vous réfléchirez ensuite!

L'irruption de la petite troupe dans le village provoqua une véritable panique. Femmes et enfants couraient dans toutes les directions. Un guerrier, trop âgé pour participer à la chasse au gritex, tenta de s'opposer à la progression des Terriens. Il leva sa sagaie, visant Nordi.

Un éclair rouge le frappa au niveau du thorax. Une fraction de seconde, il parut s'immobiliser, puis il s'effondra sur le sol poussiéreux.

Cette mort aggrava la frayeur des primitifs, qui ne songèrent plus à lutter mais à fuir.

-Fouillez ces cabanes! cria Nordi à Boris et Karl. Stone s'y cache peut-être.

-C'est peu probable, soupira Sutter. Il n'y a que quelques guerriers. Ils ont dû organiser une chasse dès l'aube, et nous sommes arrivés trop tard.

-Dommage de ne pas pouvoir interroger un de ces sauvages, grogna Nordi.

-Désolé, mais je ne possède pas de traducteur universel, ironisa Sutter.

Pendant ce temps, les deux autres bandits pénétraient dans les huttes, arme à la main. En franchissant le seuil de la plus grande, Karl repéra immédiatement Xila, peureusement tapie dans un angle.

La vue de ce jeune corps dénudé et tremblant déclencha en lui une violente réaction. Il se rua sur la malheureuse, l'attrapant par un bras. Elle essaya de le repousser mais il la jeta à terre et se laissa aussitôt tomber sur elle, l'écrasant de tout son poids. Sa victime voulut se débattre, seulement la disproportion des forces était trop grande. Le malfrat ne se contrôlait plus, en proie à une frénésie démente. Celle-là même qui l'avait fait condamner au bagne à plusieurs reprises pour agressions sexuelles !

Un long sanglot échappa à Xila quand son agresseur triompha d'elle. Puis elle perdit la notion du temps.

Après un dernier spasme, Karl se redressa. La douleur, la honte mais aussi la colère se bousculaient dans l'esprit de Xila. Son regard tomba sur un couteau en silex servant aux besognes ménagères. Sa main se crispa sur le manche de l'outil, et elle se jeta sur l'homme qui rajustait sa tenue. Par malheur pour elle, ce viol n'avait pas émoussé les réflexes de son tortionnaire. Vif comme un serpent, il saisit la main armée, la retourna, et... le morceau de silex pénétra la poitrine de la jeune femme.

Le couple resta un instant figé, puis Karl repoussa Xila avec violence. Elle tomba et demeura immobile, le poignard toujours fiché entre les côtes.

-Alors? Tu rappliques? Boris, du seuil de la cabane, interpellait son ami.

En voyant le corps de sa victime, il ricana:

-Dommage! Tu gâches de la belle marchandise !

Sur la place, Sutter discutait avec Nordi.

-Je vous l'avais dit, nous sommes partis trop tard. Les sauvages vivent avec le soleil!

-Stone n'est pas un sauvage. S'il était venu dans ce bled, il n'aurait eu aucune raison de se lever avant l'aube pour courir les bois. Après la trotte qu'il a effectuée, il doit aussi avoir besoin de se reposer! Enfin, s'il arrive dans le coin, il apprendra que nous le cherchons et que nous pourrions revenir à tout moment, ce qui l'obligera à fuir toujours plus loin dans la jungle. Reste à espérer qu'une de ces charmantes bestioles qui grouillent dans la forêt finira par nous en débarrasser. Il n'est pas invulnérable.

L'ingénieur secoua la tête, peu convaincu.

-Nous ne serons en sécurité que lorsque nous aurons vu son cadavre.

-Il a eu de la chance jusqu'à présent, mais elle finira bien par l'abandonner ! Rentrons ! J'ai envie de m'offrir un sérieux déjeuner et une bonne sieste !

A leur retour au village, les chasseurs furent accueillis par un concert de lamentations.

-Des démons... Ils sont venus... Pak et Xila tués...

Les récits étaient tellement décousus qu'il fallut plusieurs minutes aux Terriens pour arriver à se faire une idée de la situation.

En entendant prononcer le nom de Xila, Ifar pâlit et courut à la hutte du chef.

-Ce n'est pas possible, pas elle! gémit-il.

Lorsque Marc le rejoignit, il était agenouillé près de son amante, n'osant la toucher de peur de bouger le poignard. L'arrivant posa la main sur l'épaule de son ami et dit avec fermeté:

-Laisse Ray l'examiner. Il a de grandes connaissances dans l'art de soigner.

Xila reprenait conscience, ses paupières battaient avec lenteur. L'androïde procéda à une observation par rayons X et scanner. Trente secondes plus tard, il émit psychiquement :

-Elle a eu beaucoup de chance! La lame a glissé entre les côtes, a déchiré les muscles intercostaux mais a respecté le poumon. Il faut enlever le poignard rapidement, car au premier mouvement, il déchirera la plèvre dont il n'est qu'à quelques millimètres.

-Alors, au travail!

Ray esquissa une grimace.

-Pour agir sans danger, je dois lui donner un antalgique et un antibiotique. C'est en contradiction avec la loi de non-immixtion.

-Ce sont Sutter et ses complices qui ont enfreint la loi. Nous ne faisons que réparer leurs méfaits.

-Entendu. Dis-leur de sortir, que je puisse prélever les comprimés dans ma cuisse avec discrétion.

Non sans mal, Marc réussit à repousser vers l'extérieur Ifar et Kyag, en expliquant:

-Ray va enlever le couteau, seulement il doit d'abord concentrer son esprit. Il lui faut aussi de l'eau, beaucoup d'eau!

Kyag resta très sceptique, mais le visage d'Ifar s'éclaira d'un sourire tant était grande sa confiance en ses nouveaux amis. Il courut chercher une outre en peau de zélac tandis que la femme du chef apportait des gobelets de bois.

Marc en emplit un et l'apporta au robot. D'un geste discret, ce dernier laissa tomber dans l'eau deux petits comprimés blancs qui fondirent aussitôt. Avec douceur, il souleva la tête de Xila. Un petit gémissement échappa à la jeune fille: une énorme bosse s'était développée sur son occiput.

-Buvez, dit doucement Ray.

Elle avança les lèvres et avala une gorgée de liquide. La ferme insistance de l'androïde l'obligea à absorber tout le contenu du gobelet. Elle eut ensuite un pauvre sourire reconnaissant en murmurant un merci.

-Il me faudrait un pansement compressif, émit Ray.

Marc obtint d'Ifar une belle peau de zélac qu'il découpa en larges bandes. La médication de Ray commençait à agir. La douleur s'estompant, Xila sentait un grand bien-être l'envahir. Les traits de son visage se détendirent et elle esquissa un vrai sourire.

Marc lui saisit les poignets en murmurant:

-Il te faut être courageuse. Ray va arracher le poignard. Attention, bloque ta respiration et pense à Ifar.

Sous le contrôle de sa vision en rayon X, l'automate exerça une traction sur l'arme. Il agissait avec lenteur, progressant millimètre par millimètre pour ne pas aggraver les lésions, comprimant du doigt à travers la peau les vaisseaux déchirés. Il interrompit son travail à plusieurs reprises pour laisser la fille respirer.

-Crois-tu que je vivrai? soupira-t-elle avec tristesse.

-.Te te le promets, Xila, assura Ray. Encore un peu de courage. J'ai bientôt terminé.

D'une ultime traction, il extirpa le couteau, qu'il déposa sur le sol. Il entoura ensuite le buste de sa patiente avec les bandes de cuir, exerçant une pression suffisante pour assurer l'hémostase.

-C'est terminé, annonça Marc à Ifar et Kyag.

Aussitôt, ceux-ci pénétrèrent dans la hutte, suivis de la vieille qui n'avait osé montrer son émotion. Xila était sa dernière fille. Il lui semblait injuste qu'elle meure, comme ses autres enfants. Les dieux avaient été cruels envers elle en lui enlevant tous les fils que Kyag lui avait donnés. Seule Xila avait atteint l'âge adulte.

Timidement, la femme approcha de Ray et murmura:

-Sois remercié! Si ma fille vit, je prierai chaque jour les dieux pour qu'ils te protègent.

Passés les moments d'émotion, Kyag réunit le conseil des guerriers, demandant à Marc et Ray de se joindre à eux.

-Les démons cherchaient des proies, déclara un chasseur. Ils reviendront et nous emporteront tous! Nous devons abandonner le village et fuir dans la forêt. Nous ne pouvons lutter contre des esprits !

Plusieurs autres approuvèrent, mais Ifar protesta avec énergie :

-Ce ne sont que des hommes! Voyez ce que l'un d'entre eux a fait subir à Xila ! Ils sont différents de nous, ils possèdent des armes que nous ne connaissons pas, mais ce sont des hommes. Nous pouvons les combattre!

Un long silence suivit cette déclaration belliqueuse qui n'emportait guère de suffrages.

-Ton avis, Marc? demanda Kyag.

-Ifar a raison quand il affirme que les démons sont des hommes, seulement il serait présomptueux de vouloir les affronter. Leurs armes sont trop puissantes. Ray et moi avons le coeur lourd car nous savons que c'est nous que ces maudits poursuivent. Dès demain, nous partirons, loin, très loin, et nous pouvons espérer que la paix reviendra dans vos maisons.

Plusieurs auditeurs hochèrent la tête, approbateurs, éprouvant un soulagement qu'ils n'osaient formuler. Kyag réfléchit longuement. Enfin, il passa la main sur son front comme s'il voulait arracher de son crâne des souvenirs lointains.

-Le grand-père de mon grand-père affirmait qu'un homme, appelé le messager des étoiles, avait prédit qu'un jour des démons surgiraient, implacables, dominateurs. Nul ne pourrait s'opposer à leur progression sauf...

Il s'interrompit, le regard vague, perdu dans les réminiscences de son enfance. Il acheva sa phrase dans un murmure:

-Sauf celui qui possède la connaissance !

-Où peut-on le trouver? s'exclama Marc.

-Dans le temple du dieu des dieux ! Loin vers le nord. Il faut traverser le domaine des wisks, et nul ne l'a réussi.

Stone se pencha vers Ifar, assis à côté de lui.

-Que sont les wisks?

-D'étranges créatures semblables à de gigantesques chauves-souris. Elles enveloppent leurs proies de leurs ailes et les font disparaître! Elles vivent dans la plaine, au nord de la forêt.

Kyag se leva et annonça:

-Marc et Ray disent vrai : ils doivent quitter le village, car nous ne pouvons risquer de nouvelles attaques. Toutefois, ces êtres m'ont gravement offensé ! Je promets de donner ma fille à celui qui lui rendra son honneur en tuant l'un d'eux.

La proposition ne souleva pas un intérêt majeur. Seul Ifar se leva, le visage crispé.

-J'accompagnerai Marc et Ray. Je connais la région et sais la direction à prendre pour atteindre le temple.

Kyag approuva, hochant la tête avec lenteur.

-Tu es brave! Je souhaite que les dieux me donnent l'occasion de tenir la promesse que je viens de faire.

Un peu plus tard, les Terriens se retrouvèrent dans la hutte d'Ifar. Ce dernier décrocha une fronde suspendue à une branche.

-J'ai vu que vous n'aviez pas de rox. C'est indispensable pour affronter les wisks. Vous devriez vous entraîner. Voici des projectiles vides.

Ray tendit la main et dit, avec un léger sourire :

-Je pense savoir m'en servir.

Il sortit de la case, désigna un arbre à plus de cinquante mètres. La fronde tournoya en sifflant et la boule d'argile fila vers son but. Une seconde plus tard, elle s'écrasait contre le tronc choisi. Ifar resta un instant muet d'étonnement puis s'exclama:

-Ray est vraiment un chasseur extraordinaire !

Plein d'allégresse, il confia à l'androïde un filet empli de mousse où était soigneusement calées une dizaine de munitions.

-Maintenant, dormons. Nous devons partir à l'aube.

CHAPITRE XIII

Karl arpentait la salle du bar où trois filles étaient installées dans un coin, l'air maussade. Elles s'ennuyaient ferme depuis la curieuse disparition des hommes de la bande. Nordi était avachi dans un fauteuil, la blonde décolorée à portée de la main, mais il ne s'y intéressait guère.

-Cesse de t'agiter, Karl, tu nous donnes le vertige.

-Je ne peux pas rester planté là alors que Stone se fiche de nous en ce moment!

Sutter pénétra dans la pièce, le visage sombre.

-Un fâcheux contretemps retarde de deux jours l'arrivée de mon astronef.

-Avez-vous un détecteur biologique que je pourrais monter sur un hélijet? interrogea Karl.

-Oui, mais n'oubliez pas que ces appareils ne sont pas spécifiques et réagissent même aux animaux !

Karl eut un sourire triomphant.

-Nous savons que Stone est escorté de son androïde. Il suffit de coupler le détecteur biologique avec un détecteur d'énergie, le générateur du robot le fera réagir.

Sutter tressaillit.

-Bon Dieu ! Je n'y avais pas pensé. Je m'y mets tout de suite!

Très excité, Karl reprit:

-J'effectuerai des cercles autour de la base, de diamètre de plus en plus grand. En agissant avec méthode, je peux ratisser tout le terrain, et il ne nous échappera pas.

Boris déplia sa grande carcasse.

-Je viens avec toi, Karl. Moi aussi, cette attente me crève.

Nordi intervint, le visage soucieux :

-Pas de bêtises, les gars. Interdiction absolue de poser l'hélijet. Et en plus, je veux un contact radio permanent. Il sera assuré par les filles, qui n'ont rien à faire. Lorsque vous aurez repéré le gibier, vous nous avertirez et vous restez au-dessus de lui. Je vous rejoindrai avec Sutter et un robot.

Tout le reste de la journée, les malfrats travaillèrent afin d'installer l'appareillage dans le véhicule.

-Parfait! Vous pourrez décoller demain à l'aube, annonça enfin Sutter en s'essuyant les mains à un chiffon crasseux.

Ragaillardis par la perspective d'une vengeance prochaine, Boris et Karl retournèrent au bar.

-Allez, les filles, remuez-vous un peu ! Ce soir, on fait la fête.

***

Ifar, qui marchait en tête de la petite colonne, s'arrêta près d'un bosquet. La jungle était moins dense, ce qui avait facilité leur progression. Partis depuis l'aube, ils ne s'étaient arrêtés qu'une heure. Marc estimait qu'ils avaient parcouru une trentaine de kilomètres.

-Nous coucherons ici, ce soir, décida Ifar.

Désignant à travers les troncs l'amorce d'une plaine herbeuse, il ajouta:

-La forêt se termine un peu plus loin. Après commence le pays des wisks.

-Le temple que nous cherchons est-il loin?

-Deux grandes journées de marche seront nécessaires pour traverser cette savane. Ensuite, nous trouverons une autre forêt. C'est là que se dresse le temple!

Soudain le guerrier se figea, l'oreille tendue. D'un signe discret, il fit comprendre à ses compagnons de ne pas bouger. Très lentement, il leva sa sagaie, visant une branche d'arbre. Son bras se détendit et l'arme partit se ficher dans le feuillage, déclenchant un bruit d'ailes et des piaillements qui s'éteignirent rapidement. Lorsque la lance retomba, un curieux volatile, plus gros qu'un coq, était fiché à son extrémité. Les plumes étaient remplacées par des fines écailles, très longues, de la couleur exacte de l'écorce de son perchoir.

-On ne peut pas les voir, expliqua Ifar, mais les écailles produisent un très léger bruit lorsqu'ils respirent. Voilà qui tombe bien pour notre dîner. Allumez le feu pendant que je le prépare.

Une heure plus tard, Marc goûtait la viande de la bestiole. Elle était ferme, filandreuse et d'une couleur sombre. Toutefois, comme la longue marche du jour lui avait ouvert l'appétit, il absorba sa part sans rechigner.

Ifar mangeait avec une lenteur calculée, en sauvage qui connaît l'importance et la valeur de la nourriture. Il ne s'interrompit que lorsque tous les os furent minutieusement nettoyés. Satisfait, il s'allongea alors sur un matelas de feuilles et s'endormit rapidement.

Marc l'imita, mais le sommeil fut plus long à venir.

-Pourquoi tiens-tu à visiter ce temple? émit psychiquement l'androïde.

-Souviens-toi : lors de notre précédente expédition, nous nous sommes posés plus au nord. Dans les deux villages visités, il a été fait allusion à un messager des étoiles qui protégerait contre des démons.

-Une légende comme il en existe des centaines sur toutes les planètes!

-Ce n'est pas certain ! De toute manière, nous ne pouvons ni regagner notre vaisseau, ni rester dans un village, car Sutter n'abandonnera jamais la poursuite. Chercher ce temple ou rester tapis dans la forêt, quelle différence?

-Un bon nombre de kilomètres dans les jambes! Pour le reste, ton argumentation est correcte... Dors, maintenant, tu as besoin de récupérer des forces !

Une odeur de viande rôtie éveilla Ifar et Marc. Ray faisait cuire une autre proie. Devant le regard étonné du primitif, il expliqua:

-Tu m'as montré comment chasser, et j'ai retenu la leçon:

Le petit déjeuner terminé, ils se mirent en marche. Bientôt, une grande plaine vallonnée apparut, garnie par endroits de bosquets.

***

Karl approcha de l'hélijet où Boris était déjà installé, aux commandes. Nordi, soucieux, l'accompagnait.

-N'oubliez pas ! Restez toujours en altitude, et contact permanent.

-Nous ne chassons pas le diable, ricana Karl.

-Par quelle direction commencez-vous ?

-J'ai réfléchi au problème cette nuit. Le plus simple est de retourner à l'étang où nous avons perdu la trace de Stone. C'est à partir de ce point que je rayonnerai. Avec un peu de chance, ce soir, cet enfoiré ne sera plus qu'un cadavre.

En moins d'une heure, l'hélijet atteignit l'endroit où le Gasp étendait ses feuilles immenses.

-Saleté de plante ! jura Karl. J'ai bien envie de balancer une grenade incendiaire.

-C'est inutile! rétorqua Boris, les yeux fixés sur ses détecteurs. Une autre prendra sa place, voilà tout. Regarde plutôt vers le nord. Le détecteur biologique commence à réagir.

-Normal, nous approchons du village. J'aimerais m'offrir une autre fille...

-Et te retrouver avec une sagaie dans le dos ? Pas question de nous poser!

L'appareil effectua plusieurs cercles, atteignant les limites de la forêt. Il commença à survoler la savane.

-S'il a réfléchi un seul instant, Stone ne se sera pas aventuré dans un espace découvert, remarqua Boris.

-Oui sait? Il nous croit claquemurés dans nos baraques. Continue méthodiquement.

-Nous perdons notre temps, bougonna Kourlof. C'est en forêt qu'il faut chercher!

Il s'interrompit, fixant l'aiguille du détecteur biologique qui avait effectué un minime déplacement.

-Un contact au nord-est!

Karl saisit une paire de jumelles et scruta la plaine herbeuse.

-Là-bas, près de ce bosquet! Il y a trois indigènes! Les hautes herbes rendent leur identification difficile. Fonce avant qu'ils n'atteignent les arbres !

L'hélijet plongea vers son objectif.

-Super! gloussa Boris. Regarde: le détecteur d'énergie réagit. Nous les tenons!

Un juron jaillit de la bouche de Karl.

-Ils se cachent dans le bosquet!

Boris fit décrire à l'engin une large courbe, pour l'amener de l'autre côté du bouquet d'arbres.

-Comme ça, nous les empêchons de filer. Ils sont coincés. Appelle la base.

-Essaie d'abord de les apercevoir. Je voudrais une certitude. Nordi piquerait une belle colère si nous le dérangions pour rien. Le feuillage n'est pas très épais, tu n'as qu'à t'approcher un peu, en restant toujours à une vingtaine de mètres d'altitude.

-Qu'avons-nous à craindre? ricana Kourlof. Ce n'est pas avec une ridicule sagaie qu'il pourra nous atteindre.

Une voix féminine résonna dans le haut-parleur :

-Où êtes-vous?

-Janet, cours prévenir Nordi. Nous tenons nos salopards.

L'appareil était pratiquement en vol stationnaire. Karl, les jumelles vissées aux yeux, s'efforçait de percer le fouillis végétal. Une silhouette en émergea, à la cime d'un arbre.

-Tiens, on dirait que l'androïde nous fait signe. Regarde comme il agite le bras... Il tient quelque chose...

-Alors? Vous les avez trouvés?

La voix de Nordi était sèche, pleine d'excitation contenue.

-Affirmatif, répondit Boris. Karl a parfaitement reconnu l'androïde.

Soudain, l'hélijet se mit à vibrer et le générateur hoqueta. Kourlof éructa un juron, tout en inspectant le tableau de bord où plusieurs voyants rouges s'étaient mis à clignoter.

-Qu'est-ce qui se passe? cria Nordi.

-Je l'ignore! Des courts-circuits apparaissent en plusieurs endroits. Le générateur perd de sa puissance !

Boris crispait les mains sur les commandes. La carlingue de l'appareil était secouée de soubresauts comme un animal à l'agonie.

-Nous perdons de l'altitude !

-Rentrez à la base, vite! hurla Nordi.

-Impossible! le générateur est bloqué. Nous tombons... Nous... Ah  !...

Un dernier cri. Le silence... lourd... définitif.

CHAPITRE XIV

En route depuis l'aube, Marc commençait à trouver la promenade monotone. À la position du soleil, il estimait qu'on était à la moitié de l'après- midi. Encore trois ou quatre heures de marche ! Ses muscles commençaient à protester et une sueur abondante coulait sur son corps. Il envia Ifar qui avançait toujours du même pas régulier, paraissant inaccessible à la fatigue.

-Attention, Marc, émit l'androïde. Un hélijet survole la forêt et se dirige vers nous.

-Dans cette savane nous sommes aussi visibles qu'une verrue sur le nez.

Désignant un groupe d'arbres qui se dressaient à cinq cents mètres, il ajouta:

-Vite, nous allons tenter de nous dissimuler là-bas.

Ils partirent au pas de course et parvinrent, hors d'haleine, sous le couvert. Maintenant, l'appareil effectuait un survol du bosquet.

-Aucun doute, nous sommes repérés, dit Ray. Nos ennemis possèdent très certainement un détecteur biologique.

Plaqué contre le tronc d'un énorme chêne, Marc restait immobile. Avec son instinct primitif, Ifar avait compris qu'un danger menaçait, aussi avait-il imité ses compagnons. Avec des gestes mesurés, précautionneux, il dégagea sa fronde, y disposa une boule de rox.

-Que font-ils? murmura Marc.

-L'engin est en vol stationnaire, vingt mètres au-dessus de nous. Ils attendent que nous nous montrions. Quand ils nous auront repérés avec précision, ils ouvriront sans doute le feu au fusil- laser. Il est peu probable qu'ils prennent le risque de se poser.

-Vois-tu une solution?

L'androïde désigna la fronde que tenait Ifar.

-Si mes souvenirs sont exacts, le rox ronge le métal et un hélijet n'est pas blindé. En utilisant mes antigrav, je peux atteindre facilement la cime d'un arbre. Un lancer de quinze à vingt mètres n'est pas un exploit impossible...

-Dès qu'ils te verront, ils te tireront dessus!

-C'est un risque à courir ! Aurais-tu une autre idée?

-Hélas, non !

Ray se hissa donc le long d'un tronc, normalement pour ne pas intriguer Ifar. II disparut rapide- ment dans l'épaisseur du feuillage. Trois minutes plus tard, il sautait à terre.

-J'ai envoyé deux billes de rox. Reste à voir leur efficacité.

L'attente ne dura guère. Le sifflement du générateur de l'appareil s'interrompit une seconde, reprit, aigu, irrégulier. Avec un sourire féroce, Ray constata :

-L'acide a percé le métal protégeant la pile. Espérons qu'il agira encore dix petites secondes...

Le silence se fit soudain. Marc vit l'engin, après un dernier soubresaut, plonger vers le sol. Il s'écrasa, rebondit de plusieurs mètres puis retomba sur le côté, comme un gros insecte agonisant. Le Terrien voulut s'élancer en avant, mais le robot le retint.

-Attends, le générateur risque d'exploser.

Effectivement, une mince fumée s'échappait des entrailles du véhicule. Une porte s'ouvrit et une main apparut, bientôt suivie d'une tête. Avec difficulté, Karl parvint à s'extraire de la carlingue. Une large entaille barrait son front et du sang maculait son visage. Il fit quelques pas chancelants pour s'écarter de l'hélijet.

En découvrant la chevelure blonde de l'homme, Ifar gronda:

-C'est lui qui a violé Xila?

-C'est probable, répondit machinalement Marc.

Aussitôt, Ifar balança sa fronde. Avant que ses compagnons aient pu esquisser un geste, le projectile frappa Karl au niveau du bas-ventre. Encore hébété par ce qu'il venait de vivre, le rescapé regarda sans réellement les voir les primitifs qui se tenaient devant lui. Par réflexe, il tendit la main vers l'étui qui supportait le pistolaser. Mais soudain, une brûlure embrasa son ventre. Atroce... Du plomb en fusion...

Il se plia en deux, hurlant sa souffrance. Tout le devant de sa combinaison de toile épaisse avait disparu. Dans le trou, la peau frémissait, se soulevait en larges lambeaux. Le sang qui coulait en abondance se transformait au contact de l'acide en une vapeur noirâtre. Les aponévroses apparurent un instant, blanches, nacrées, pour disparaître deux secondes plus tard.

Implacablement, le rox poursuivit sa meurtrière besogne tandis que Karl se roulait par terre. En un geste instinctif, il plaqua les mains sur ses attributs virils. À peine s'il eut conscience qu'ils avaient disparu! Ses cris devenaient aigus, déchirants. Enfin, le destin fut miséricordieux avec lui. Au niveau des aines, l'acide attaqua les artères fémorales. Deux traits de sang jaillirent, éclaboussant la terre à un mètre à la ronde, puis diminuèrent d'intensité jusqu'à devenir de simples ruissellements. Le corps s'immobilisa.

Ifar avança, son poignard de silex à la main. Il saisit la chevelure blonde et la trancha, enlevant un bon morceau de cuir chevelu.

-Je veux apporter à Kyag la preuve que Xila a été vengée!

Marc regarda le cadavre de Karl et conclut:

-Il est exact qu'il a été puni par où il a péché.

Ray, qui avait examiné la carcasse de l'hélijet, lança :

-L'autre a été tué par le choc. Filons avant que le générateur n'explose!

Il prit cependant le temps d'enlever à Karl le ceinturon supportant son pistolaser et le tendit à Marc en disant:

-Prends-le, il te sera utile.

Devançant l'objection de son ami, il ajouta psy- chiquement :

-La loi de non-immixtion l'interdit, mais nous sommes en mission pour la Sécurité Galactique. De plus, Sutter a tellement violé le code que nous ne sommes plus à un détail près!

Marc hocha la tête et répondit:

-Le contact étant rompu avec l'appareil, Sutter ne va pas tarder à rappliquer avec ses androïdes. Nous avons intérêt à nous éloigner le plus possible.

Un massif boisé se profilait à l'horizon. Une bonne dizaine de kilomètres.

-Espérons que nous pourrons l'atteindre avant l'arrivée d'un nouvel hélijet.

***

Nordi, les lèvres pincées, les traits figés, malmenait l'appareil radio :

-Boris, réponds, nom de Dieu! Boris!

Sutter posa la main sur l'épaule de son complice.

-Inutile d'insister. D'après leurs dernières paroles, il est probable que l'engin s'est écrasé.

-Comment est-ce possible? Deux fugitifs sans arme...

-Je l'ignore, mais il faut nous rendre à l'évidence. Ce Stone est plus dangereux qu'un noeud de serpents !

-Peut-être ne sont-ils que blessés?

-Assez improbable, quoique possible, reconnut l'ingénieur.

-Partons à leur recherche! Nous disposons d'un autre appareil.

-Préparez-le pour dans une heure. Il me faut le temps de programmer le robot. Je ne veux prendre aucun risque.

Nordi injuria la blonde Janet quand elle répondit:

-Boris n'a pas donné sa position avec précision. Il a seulement dit qu'il se trouvait dans une plaine.

-Vite, une photographie aérienne!

Il s'énerva encore plus en constatant qu'il ne disposait que d'un document de médiocre qualité. Il parvint cependant à repérer le village indigène et entoura d'un cercle une zone couvrant une bonne partie de savane.

-Même s'ils ont marché comme des dératés, ils n'ont pas pu sortir de cette région.

Bousculant Janet, il lui ordonna de préparer des provisions. Puis il rejoignit Sutter près de l'hélijet, portant un sac et ses armes. L'androïde était déjà installé dans la carlingue.

Sutter prit les commandes et l'appareil s'éleva dans le ciel. Nordi consultait sa carte et donnait le cap. Le soleil baissait sur l'horizon, allongeant les ombres des arbres.

Le véhicule ne tarda pas à survoler la savane. Les jumelles rivées aux yeux, Nordi scrutait les environs.

-Là-bas! Une colonne de fumée!

Dix minutes de vol leur suffirent pour atteindre l'incendie: la carcasse de l'appareil achevait de se consumer. L'ingénieur décrivit un cercle autour de l'épave. Rien ne bougeait aux alentours.

-Attention, prévint Nordi, Stone peut se dissimuler dans ce bouquet d'arbres.

Sutter posa l'hélijet et l'androïde sauta à terre, son désintégrateur à la main. Il pointa aussitôt l'arme vers les fourrés. Nordi suivit, son fusil laser sous le bras, et approcha à grands pas des restes de l'appareil. Au milieu des débris fumants, un squelette calciné était encore reconnaissable. Le malfrat avança encore de quelques pas puis s'immobilisa, stupéfait, en découvrant le cadavre de Karl.

Nordi était un individu rompu aux pires horreurs. Il avait tué, torturé, et la souffrance des autres ne l'avait jamais ému. Cependant, le spectacle lui arracha un hoquet de dégoût.

Le bas-ventre et l'intérieur des cuisses du mort étaient remplacés par une plaie géante qui continuait à bouillonner, émettant une vapeur noirâtre. Les entrailles s'étalaient, couvertes d'une myriade d'insectes, comme le visage et le crâne d'où la chevelure avait disparu.

L'estomac secoué de douloureuses nausées, le bandit recula et heurta Sutter qui s'était approché. Les deux hommes, livides, regagnèrent leur véhicule.

-Je les vengerai ! clama Nordi en frappant du poing le tableau de bord. Stone ne peut être loin ! Il n'a que deux ou trois heures d'avance! Décolle, nous allons explorer les environs.

-Et tomber dans un autre piège, comme Boris et Karl? protesta Sutter.

-Je veux retrouver ce salaud! gronda Nordi.

-Il n'en est pas question ! Nous rentrons à la base. Nous n'avons ni détecteur, ni armement lourd. Qui plus est, le pistolaser de Karl a disparu, ce qui laisse à penser que Stone l'a récupéré. Je préfère donc l'attendre notre adversaire chez nous. Là, je serai sur mon terrain, et c'est moi qui tendrai les pièges.

Devançant l'objection de Nordi, il ajouta:

-Si un seul jet laser touchait notre hélijet, nous serions cloués au sol, et je me vois mal rentrer à pied !

-O.K., soupira Nordi, soudain très las.

CHAPITRE XV

Dissimule dans un buisson, Marc regarda au loin l'hélijet s'envoler.

-Ils abandonnent la chasse et rentrent à leur base, émit Ray. Nous avons quelques heures de répit. Il faudrait en profiter.

Lorsque ses amis proposèrent de se remettre en route, Ifar secoua la tête avec véhémence. Désignant le soleil très bas sur l'horizon, il précisa:

-Les wisks attaquent à l'aube et au crépuscule. Dans la savane, nous sommes des proies faciles. Ici, les arbres nous protègent.

Les Terriens ne purent qu'acquiescer. Au demeurant, les muscles de Marc, durement sollicités tout le jour, manifestaient leur besoin de repos. L'agent secret s'allongea sur un tapis de feuilles mortes. Ifar examinait avec soin les arbres, une vingtaine environ, qui formaient le bosquet. À grand renfort de gestes, il appela finalement Ray.

-Aide-moi à atteindre la première branche.

L'androïde le souleva, et le jeune indigène disparut dans la ramure. Cinq minutes plus tard, il retomba sur le sol, tenant à la main une grosse boule semblable à du gui, mais plus dense et de couleur ocre. Avec un large sourire, il s'installa à côté de Marc.

-Gamas, expliqua-t-il, très satisfait.

Devant l'absence de réaction de ses compagnons, il écarta avec précaution les brindilles qui semblaient collées par des fils très fins. Une centaine de chenilles de la taille d'un petit doigt étaient installées dans ce cocon douillet. Dérangées par l'air et la lumière, elles se mirent à grouiller. Leur corps était brun, avec l'extrémité antérieure presque noire. De longs poils orangés couvraient une partie de leur dos.

Ifar saisit précautionneusement une bestiole entre le pouce et l'index, la regarda un instant s'agiter puis la porta à sa bouche et l'avala d'une bouchée. Il eut un hochement de tête approbateur puis présenta le nid ouvert à ses amis comme un Terrien l'aurait fait d'une boîte de bonbons.

Dissimulant, son dégoût, Marc prit un des insectes; mais ensuite, profitant de l'instant où l'autochtone détournait la tête pour faire se servir Ray, il la lança dans un buisson. Il dut recommencer la même manoeuvre à plusieurs reprises pour ne pas intriguer Ifar, déçu du peu de joie que manifestaient ses amis. Enfin, le nid fut purge de son dernier occupant et Ifar le laissa tomber avec un soupir de regret.

Alors que Marc allait s'endormir, il sentit Ray lui glisser dans la bouche une tablette nutritive.

La nuit fut calme. À l'aube, l'agent secret trouva Ifar guettant l'horizon. Au loin, deux points noirs tournoyaient dans le ciel.

-Wisks, dit le jeune homme. Nous devons attendre que le soleil les ait chassés. Ils n'aiment pas la grande chaleur.

Ray, qui sentait la préoccupation de son camarade, émit:

-Je ne distingue pas d'hélijet. Après son dernier échec, Sutter se doit d'être prudent. Si nous avons bien compté, Nordi est le seul survivant du groupe des évadés.

-Nous avons rendu service à Sutter au-delà de ses espérances, renvoya Marc avec amertume.

-Il doit conserver un témoin vivant et ne peut risquer une nouvelle attaque.

-Espérons qu'il n'a pas une trop grande réserve d'androïdes.

-C'est peu probable, sinon il les aurait déjà utilisés !

-Nous pouvons partir, annonça finalement Ifar. Mais il va falloir marcher vite, pour atteindre la forêt avant le crépuscule.

À nouveau, les heures succédèrent aux heures, avec le même rythme obsédant des pas. Marc peinait, mobilisait toute sa volonté pour maintenir la cadence.

Ils firent une halte, trop brève, pendant laquelle Ray, avec une prévenance maternelle, lui donna une autre tablette nutritive. Puis de nouveau la marche, interminable, épuisante. À l'horizon se dessinait la masse sombre d'une forêt. Le but! Le repos, enfin!

-Attention ! Des wisks !

Le cri poussé par Ifar tira Marc de la torpeur où l'effort l'avait plongé. Trois silhouettes sombres se profilaient dans le ciel à une trentaine de mètres d'altitude. De gigantesques chauves-souris de la taille d'un homme, aux ailes membraneuses garnies d'épines.

Le visage d'Ifar s'était couvert de sueur. D'un oeil inquiet, il surveillait les créatures tout en engageant une boule de rox dans sa fronde. Après un instant d'hésitation, Marc saisit son pistolaser. En toutes circonstances, l'indigène avait fait la preuve de son courage, aussi la crainte qu'il manifestait prouvait l'importance du danger. Maintenant, les wisks effectuaient de grands cercles autour du groupe des humains. Leurs têtes triangulaires aux yeux globuleux étaient bien visibles. Marc leva son arme et visa l'animal qui semblait le plus proche. Trois éclairs atteignirent la créature, qui tomba en chandelle.

Ifar, lui, lança sa boule d'argile, et le rox se répandit sur le poitrail du monstre visé, qui reprit de la hauteur en émettant des sons très aigus.

-Où est passé le troisième? songea Marc.

Un poids s'abattit alors sur ses épaules, puis il eut l'impression qu'un voile noir gluant le recouvrait. Il tenta de se débattre, mais en vain! Soudain, la douleur explosa. Atroce! Une brûlure de tout son être.

-Ray, au secours !

L'androïde avait été surpris par le plongeon brusque du wisk et n'avait pu utiliser son rox. Il vit la bêle s'abattre sur son ami et l'envelopper de ses ailes. L'appel douloureux de son compagnon augmenta encore son habituelle rapidité.

D'un bond, il arriva à la hauteur du wisk, qu'il frappa du tranchant de la main à la hauteur de la nuque. Le coup fut porté avec une vigueur telle que l'épine dorsale de la chauve-souris se brisa. Le robot saisit alors les deux ailes et les écarta d'un mouvement irrésistible, libérant enfin Marc, lequel glissa sur l'herbe. Tout son corps était, couvert de taches rouges qui allaient s'élargissant. Le visage crispé par la douleur, il grogna:

-J'ai l'impression qu'on me larde avec des fers rouges.

Ray plongea la main dans la cavité de sa cuisse et y préleva plusieurs comprimés, qu'il glissa entre les lèvres tuméfiées de son compatriote.

-Cela soulagera la douleur et évitera une infection, mais il faut laver ces plaies des sucs digestifs qui s'y trouvent encore.

Relevant la tête, il interpella Ifar, fort surpris de voir Marc encore en vie.

-Où peut-on trouver de l'eau?

-Là-bas, dans la forêt...

Sans attendre, Ray souleva son camarade dans ses bras, puis se mit en marche d'un pas si rapide qu'Ifar eut le plus grand mal à suivre.

Dès qu'ils eurent atteint l'orée des bois, l'autochtone désigna un arbre ressemblant à un gigantesque platane. Avec son couteau de silex, il entreprit de percer l'écorce. Vite impatienté, Ray prit ensuite sa place. Il avait creusé le bois sur quelques centimètres lorsque toute résistance cessa, comme s'il avait crevé un tonneau. Un liquide clair jaillit. Devant I'étonnement de l'androïde, Ifar précisa:

-C'est un arbre à eau. Il n'y en a pas dans ton pays ?

Sans répondre, le robot souleva Marc et l'installa sous la douche improvisée. Avec douceur et patience, il lava les nombreuses plaies qui semblaient toujours vouloir s'agrandir. Gêné par la présence de l'indigène, il lança finalement:

-Avant que la nuit arrive, tu devrais chercher une proie pour le dîner!

À son grand soulagement, Ifar acquiesça et disparut dans les buissons. Aussitôt, l'automate sortit un vaporisateur et entreprit de pulvériser son contenu sur tout l'épiderme de son ami.

-J'espère que cette lotion cicatrisante sera suffisante pour arrêter le processus de digestion, grogna-t-il.

La douleur ayant diminué, Marc esquissa un pâle sourire.

-Bon Dieu, Ray, tu es intervenu juste à temps! Quelles affreuses bestioles!

-Comme certaines créatures, elles ne possèdent ni estomac, ni intestin. Elles arrosent leurs victimes de sucs digestifs, puis lorsqu'ils ont agi, réaspirent le liquide nutritif.

Marc remua un peu et regarda son torse constellé de taches rouges de plusieurs centimètres de diamètre.

-Reste allongé, ordonna Ray. Dans deux heures, je te donnerai à nouveau un antalgique.

Ifar ne tarda pas à réapparaître, portant un coq à écailles.

Le repas achevé, l'agent terrien s'allongea près du feu, frissonnant. Il inspira profondément à plusieurs reprises, essayant de chasser une gêne respiratoire. Une quinte de toux le secoua. Ifar attira Ray à l'écart pour murmurer:

-Ton ami va mourir: le venin des wisks ne pardonne pas. C'est miracle qui ait survécu aussi longtemps. Dans quelques minutes, il étouffera, son visage deviendra bleu et ses extrémités se refroidiront. Enfin, les battements de son coeur s'arrêteront.

Pour toute réponse, l'androïde poussa le jeune homme en ordonnant:

-Va chercher du bois sec, nous devons faire un grand feu.

Tandis que l'indigène s'éloignait, il emplit vivement une seringue.

-Marc, j'ai commis une erreur! Les protéines étrangères sont massivement absorbées par tes plaies, tu débutes un choc allergique.

Il saisit le bras de son ami. La main était glacée, striée de marbrures violettes. Serrant le membre au niveau du coude pour faire gonfler une veine, il fit vivement la piqûre. Puis, avec anxiété, il surveilla les réactions de son camarade. La respiration de ce dernier se fit moins sifflante, plus ample. Un peu de rose remplaça le noir des lèvres. Les pensées du blessé se firent aussi plus nettes.

-Merci, souffla-t-il. J'avais la sensation de m'enfoncer dans de la glu.

-Nous avons évité le pire. Dors, maintenant!

CHAPITRE XVI

A la grande stupéfaction d'Ifar, l'aube trouva Marc debout, même s'il avait piètre mine avec ses traits bouffis et sa peau constellée de plaques rouges.

-Je suis heureux de te revoir ainsi, dit le primitif. J'ai craint que tu rejoignes cette nuit le champ du grand repos.

Marc abrégea les effusions en grognant:

-Le temple est-il loin?

-Nous l'atteindrons au milieu du jour, seulement pourras-tu marcher?

-Je l'espère. Ne perdons pas de temps, en route !

Le sous-bois assez dense rendait la progression difficile. Le simple frôlement des feuilles sur l'épi- derme à vif du Terrien lui causait des douleurs fort désagréables. Ray rageait de percevoir la souffrance de son ami. A plusieurs reprises, il proposa une halte, mais son ami, les mâchoires crispées, refusa :

-Nous nous reposerons lorsque nous aurons atteint notre objectif!

-Quelle importance peuvent avoir douze heures de plus ou de moins? Cela n'empêchera pas Sutter de filer s'il en a envie!

-Pour moi, c'est essentiel : j'ai tout misé sur le souvenir d'une conversation entendue lorsque j'étais à l'école des astronautes et une discussion avec un entamebs.

-Cette grosse amibe que nous avons ramenée sur son infâme planète marécageuse?

-Exactement!

-Qu'espères-tu trouver? s'impatienta Ray.

-Nous saurons bientôt, soupira Marc, si j'ai gagné mon pari.

Vers le milieu du jour, ils atteignirent un chemin de terre battue, paraissant régulièrement entretenu.

-Le village est par là, annonça Ifar.

Effectivement, moins d'une heure plus tard, ils virent les premières huttes. Ici, la civilisation avait accompli quelques progrès. À côté des cabanes de branchages commençaient à s'élever des maisons de pierres. Enfin, sur une petite éminence herbeuse, se dressait une ébauche de château fort, construction carrée avec remparts et donjon.

L'arrivée du trio déclencha une curiosité certaine mais dénuée d'agressivité. Lorsque Ifar demanda à parler au chef, un homme les conduisit jusqu'à l'entrée de la petite forteresse.

Après avoir franchi une massive porte de bois, ils traversèrent une cour intérieure. Enfin, un garde les fit pénétrer dans une salle basse. Marc nota avec intérêt que les architectes avaient découvert le principe de la voûte!

Le chef était grand, quoique l'âge commençât à le lasser. Son visage aux traits fins était surmonté d'une chevelure blanche et de grosses rides sillonnaient ses joues.

-Soyez les bienvenus, étrangers, commença- t-il.

Désignant des tabourets qui encerclaient une table, il ajouta:

-Installez-vous ! Vous avez fait un long voyage et avez mérité du repos.

Sur un signe, deux femmes apportèrent des gobelets de terre cuite et les emplirent d'un liquide ambré.

-Tu peux boire, émit Ray, c'est une sorte de bière peu alcoolisée.

Lorsqu'il eut satisfait aux devoirs de l'hospitalité, le chef invita ses hôtes à parler. Ifar expliqua que des démons avaient attaqué son village.

-Aussi sollicitons-nous votre aide. Les anciens disent qu'au temple se trouve le moyen de chasser les démons.

Son interlocuteur secoua tristement la tête.

-Le danger qui menace votre tribu doit être bien grand puisque vous avez pris le risque de traverser le domaine des wisks. Il est triste de savoir que ces sacrifices auront été consentis en vain.

-Vous refusez de nous aider? s'écria Ifar.

-Ecoutez-moi avant de juger. Mon grand-père avait reçu de son père les secrets du messager des étoiles, qu'il devait transmettre à son tour le moment venu. Malheureusement, il a été tué par un gritex avant d'avoir pu initier son fils. Ainsi, la connaissance a quitté nos cerveaux et mon père n'a pu pénétrer dans le temple. Depuis deux générations, certains l'ont tenté, mais toujours en vain.

-Pourrais-je approcher du temple? intervint Marc.

-Certes. Cependant, sachez que c'est dangereux. Depuis une décennie, des colonies d'arxas se sont établies alentour et nous causent de grands soucis.

Marc songea avec inquiétude aux araignées géantes.

-Je voudrais tout de même me rendre là-bas. Est-ce loin?

-À peine deux heures de marche!

Le Terrien ayant émis le désir de partir sur-le-champ, le chef soupira:

-Que les dieux vous protègent. Un chasseur vous montrera la bonne direction, mais il ne s'engagera pas dans la zone dangereuse.

Effectivement, moins d'une heure plus tard, le jeune Psarien qui guidait le groupe désigna un mauvais chemin envahi de buissons. Il s'enfonçait dans la forêt.

-Marchez vers le soleil. Et prenez garde, les arxas sont très dangereuses.

Puis l'homme fit demi-tour et s'éloigna à grandes enjambées, peu désireux de s'attarder. Marc s'essuya le front. La sueur qui coulait sur ses blessures avivait la douleur, lui donnant l'impression d'être plongé dans un brasier.

Ray lui tendit un comprimé.

-Avale avant de ne plus tenir debout.

La médication agit en quelques minutes, soulageant son compagnon. Celui-ci se tourna alors vers Ifar.

-Tu as prouvé ton courage et vengé Xila, la chevelure que tu portes en est la preuve. Il est donc inutile que tu prennes des risques supplémentaires. Tu peux sans déshonneur retourner dans ton village.

L'indigène secoua la tête, les traits figés.

-Tous les démons doivent être exterminés et je vous accompagnerai jusqu'au bout ! Je veux pouvoir montrer à Kyag que je suis digne de Xila.

Ray émit psychiquement, avec une ironie très humaine :

-C'est beau l'amour, mais ça fait commettre des bêtises.

Fuis le trio repartit, l'androïde marchant en tête. Il avançait lentement, scrutant les frondaisons. Moins de dix minutes plus tard, il s'immobilisa. Plusieurs fils ténus, presque translucides, barraient le chemin, pendant d'un énorme chêne au feuillage dense.

-Marc, prends ton pistolaser.

Tandis qu'Ifar préparait une boule de rox, le robot ramassa une branche morte et la lança sur les fils. Aussitôt, trois énormes araignées tombèrent de l'arbre, plantant leurs crochets venimeux dans le bois. Surprises par l'absence de proie, elles restèrent ensuite immobiles, semblant flairer l'air. Puis lentement, leurs pattes couvertes de poils noirs se mirent en mouvement. Les monstres rouges paraissaient alors avoir localisé leurs victimes.

Marc appuya sur la détente de son arme et atteignit la créature la plus proche au niveau de la tête. Le monstre marqua un temps d'arrêt puis poursuivit son avance. Son agresseur tira à nouveau. Trois pattes tranchées d'un même côte, la bête bascula enfin. Deux autres jets laser furent cependant nécessaires pour l'immobiliser définitivement.

Ifar et Ray, eux avaient balancé leur fronde, et le rox avait constellé les autres arachnides. Ils tentèrent d'échapper à l'horrible brûlure mais ne tardèrent pas à s'effondrer, tandis que des vapeurs verdâtres s'élevaient des cratères creusés par l'acide.

-La voie est libre, annonça Ray.

Par deux fois encore, l'androïde dut s'arrêter pour débusquer des arxas.

Après ces deux batailles supplémentaires, Marc s'essuya le front en grimaçant. De nouveaux élancements douloureux cinglaient sa peau.

-Pressons-nous, soupira-t-il. Je n'aimerais pas passer la nuit dans le coin...

-Mes détecteurs perçoivent une importance masse métallique à peu de distance.

Il suffit au groupe de cinq minutes pour parvenir enfin à une belle clairière. En son centre se dressait un astronef en partie recouvert de mousse et de plantes grimpantes.

-Modèle périmé depuis deux siècles et demi, dit psychiquement Ray.

Sidéré, Ifar contemplait avec inquiétude et respect ce qu'il pensait être une construction divine. Une échelle en bois vermoulu permettait d'accéder au sas de la soute inférieure, dont le panneau extérieur était fermé.

-Tu me sembles guère surpris de trouver ici cette vieille fusée, reprit télépathiquement le robot.

-Je l'espérais! A l'école d'astronautique, j'ai entendu l'histoire du capitaine Jess Kan, un aventurier de l'espace qui a vécu il y a environ trois siècles. C'était avant l'instauration de la loi de non-immixtion. A cette époque, les sociétés d'exploitation minière se faisaient un devoir de s'abattre sur les planètes récemment découvertes et de piller leurs ressources naturelles sans rien donner aux tribus primitives. Ces procédés indignaient le capitaine Kan. Aussi, chaque fois qu'il trouvait un nouveau monde, il mettait les indigènes en garde contre de telles pratiques, allant jusqu'à leur fournir des armes perfectionnées. Plus tard, il a aidé le Président de l'Union Terrienne à éventer un complot qui visait à établir une dictature, et il a obtenu que Psar devienne la première planète à bénéficier de la loi de non-immixtion. Ensuite, c'est là qu'il s'est retiré pour fuir postes officiels et honneurs.

-Risquer sa vie sur une légende entendue à l'école n'était pas très logique, grogna Ray.

-Cesse de ronchonner et voyons plutôt si nous trouvons quelque chose d'utilisable dans ce vaisseau. Essayons d'ouvrir le sas.

L'androïde se hissa sur l'échelle branlante. Deux minutes lui suffirent pour dénicher le mécanisme d'ouverture, qui accepta de fonctionner. Ils purent ainsi pénétrer dans la soute, laquelle s'était éclairée automatiquement.

-Le générateur n'est pas épuisé, nota le robot.

Les lieux étaient nus, à l'exception d'un coffre de bois fait de planches grossièrement taillées. Marc souleva le couvercle et poussa un petit sifflement en voyant un long tube.

-Un des premiers modèles de désintégrateur lourd. Nous pourrons ainsi attaquer la base de Sutter.

Ray doucha ce bel optimisme en désignant les chargeurs énergétiques.

-Un seul sera utilisable, et encore, à la puissance minimale.

Malgré son courage, Ifar ne pouvait dissimuler la crainte qui l'étreignait dans ce bâtiment inconnu et mystérieux. Jugeant l'épreuve suffisante, Marc lui conseilla de rester près de la porte et de surveiller l'extérieur. Ray, pendant ce temps, inspectait les autres issues.

-Tout est barricadé, émit-il. Il est manifeste que Jess Kan ne souhaitait pas que ses amis primitifs se répandent dans l'astronef. Prête-moi ton pistolaser, je vais devoir découper cette serrure.

La porte forcée, ils pénétrèrent dans une seconde soute nettement plus encombrée. Dans un angle, dissimulé par des caisses, se trouvait un petit hélijet de forme démodée. Une échelle intérieure permettait d'accéder au poste de pilotage. Ils s'y rendirent et Marc, souriant, s'assit aux commandes.

-Installations encore bien sommaires, commenta Ray.

Son ami activa l'ordinateur de bord.

-Voyons ce qui fonctionne encore, décida-t-il. Si nous pouvions décoller, nous regagnerions le Neptune et nous préviendrons le colonel Parker, qui doit se morfondre sur son croiseur...

Cet espoir fut rapidement déçu. Il était évident que le vieux vaisseau ne retrouverait jamais l'espace et achèverait de rouiller dans cette forêt!

-J'ai repéré le bloc médical, annonça tout de même Ray au bout d'un moment. Avec un peu de chance, nous pourrons nous en servir. Ta peau réclame des soins urgents. Ensuite, une nuit de repos dans un vrai lit ne serait pas du luxe...

CHAPITRE XVII

Marc pénétra dans la cabine-salon où Ifar avalait avec méfiance les cubes gélatineux issus d'un distributeur qui avait accepté de fonctionner.

Le Terrien arborait une mine reposée. Il ne persistait sur sa peau que de minimes zones rosées. Non sans mal, Ray avait réussi à mettre en état de marche le bloc médical, et son ami y avait passé une partie de la nuit. Lorsque l'androïde les rejoignit, lui aussi paraissait en excellente forme.

-J'ai profité de l'occasion, émit-il, pour refaire mon plein d'énergie en me branchant directement sur le générateur.

-Quels sont les résultats de tes investigations nocturnes? s'impatienta Marc.

-L'hélijet est utilisable et j'ai récupéré deux fusils-lasers. Malheureusement, pour le désintégrateur, qui est d'un modèle très ancien, il n'y a plus qu'une charge.

-Nous devrons nous en contenter! observa

Marc. Si nous ne voulons pas passer le reste de nos jours sur Psar, il est temps d'attaquer.

Une nouvelle discussion s'engagea avec l'indigène, qui refusa avec la même énergie que la veille d'abandonner ses compagnons. Durant la nuit, Ray avait sorti l'hélijet de la soute et achevé son montage à quelques mètres de l'astronef. Les trois amis s'entassèrent donc finalement dans l'étroite carlingue.

-Nous allons voyager dans les airs, expliqua Marc à Ifar. Ne crains rien, et surtout, ne bouge pas.

Après deux ou trois toussotements, le moteur accepta de démarrer. Le front barré de rides soucieuses, Ray scrutait les différents cadrans.

-Avec une pareille casserole, nous n'irons pas loin, grommela-t-il.

-Il suffit d'atteindre le camp de Sutter.

-Tu sembles oublier le radar!

-Nous volerons au ras des arbres, voilà tout.

Ray poussa un petit sifflement.

-Avec ce vieil engin, le jeu sera risqué ! Si nous accrochons ne serait-ce qu'une brindille, nous nous écraserons !

-Comme il n'existe pas d'autre solution, inutile d'épiloguer!

L'appareil s'éleva lentement, non sans vibrer désagréablement. Très pâle, Ifar ferma les yeux, attendant la mort. Puis, cette dernière tardant à venir, i) regarda autour de lui et vit les arbres défiler au-dessous de ses pieds!

La plaine succéda bientôt à la forêt.

-Espérons qu'un wisk n'aura pas la mauvaise idée de vouloir nous embrasser, plaisanta Marc.

Un peu plus tard, il reprit:

-Evite de passer à proximité du village de Kyag. Il est inutile de perturber encore plus la vie de ces malheureux.

Le véhicule survolant à nouveau la forêt, le Terrien songea à sa fuite avec la meute des poursuivants à ses trousses. La chance l'avait beaucoup aidé ! Ray désigna une clairière.

-Nous allons atterrir ici. La base n'est plus qu'à cinq kilomètres.

Ifar ne put dissimuler son soulagement en mettant pied à terre : il retrouvait avec joie la jungle familière et ses dangers connus. Toutefois, il n'eut guère le temps de se réjouir: Ray fonçait déjà à travers les buissons. Après une demi-heure de marche, il s'immobilisa.

-Nous approchons des baraquements. Veux-tu attendre la nuit pour attaquer?

-C'est inutile! Sutter dispose de deux androïdes, que l'obscurité ne gênera pas. C'est nous qui serions handicapés. Avance, mais prends garde. Le bandit a pu prévoir des pièges électroniques.

Les craintes de l'agent s'avérèrent sans objet, et ils parvinrent aisément en vue du hangar abritant le module ainsi que l'appareillage qui avait permis de le prendre sous contrôle. Il sembla à Marc que cela faisait une éternité qu'il errait sur Psar!

Le robot à son image apparut à l'angle de la bâtisse, effectuant une ronde d'un pas régulier, mécanique. Il tenait un désintégrateur à la main.

Les arrivants s'allongèrent sur le sol comme s'ils voulaient s'y incruster. Dès que la machine eut disparu, Marc ordonna:

-À son prochain passage, tu détruiras à la fois cette fichue mécanique et le bâtiment. Ce damné émetteur étant hors d'usage, nous pourrons appeler le deuxième module. J'avoue que je ne serais pas mécontent de regagner le Neptune et de laisser à Parker le soin d'achever le travail.

Nordi, installé devant l'écran éteint de la vidéo- radio, palpait sans conviction le postérieur de la fausse blonde.

-Al, quand fiche-t-on le camp d'ici? J'en ai ras le bol de ce bled perdu.

-Bientôt, ... L'astronef doit revenir aujourd'hui avec un contingent de nouveaux évadés, et j'espère avoir enfin les pièces d'identité que Sutter doit nous procurer.

-Tu lui fais confiance? Moi, il me flanque la trouille.

-Jusqu'à présent, il a respecté ses engagements !

La sonnerie de la radio les interrompit et l'écran s'éclaira.

-Salut, Jorgens, dit Al. Vous êtes en retard!

-J'ai dû effectuer plusieurs détours pour semer les unités de la Sécurité Galactique. L'évasion de six prisonniers importants en une fois a sérieusement secoué les autorités.

Sutter pénétra dans la pièce à cet instant, suivi de son androïde.

-Content de vous voir, grogna-t-il. Nous avons eu un gros problème à la base, et des renforts seront les bienvenus. Atterrissez dès que possible, vous connaissez la manoeuvre.

Le visage buriné de Jorgens se crispa soudain.

-Bon Dieu! Un appareil de la Sécurité Galactique!... Il me barre la route... Il était caché par la cinquième planète... Il m'ordonne de me laisser arraisonner, sinon il ouvre le feu!

-Pouvez-vous mettre en marche l'émetteur spécial?

C'était un engin inventé par Sutter pour perturber robots et ordinateurs, ce qui permettait les évasions des satellites-prisons.

-Non ! Les opérations ont été plus longues que prévu et le générateur est épuisé.

L'ingénieur réprima une grimace. C'est intentionnellement qu'il avait limité l'autonomie de son appareil, afin d'éviter à Jorgens la tentation de récupérer l'opération à son seul profit.

-Que dois-je faire ? hurla son interlocuteur. Le croiseur de la Sécurité me somme de stopper. Jamais je ne pourrai atteindre Psar!

-Fuyez! Replongez dans le subespace!

Jorgens pianota vivement sur le pupitre de commandes.

-J'ai relancé les propulseurs à leur puissance maximale, mais je ne sais pas si j'atteindrai la vitesse critique. Ah!... Le croiseur lance une salve de six missiles... Il se met à ma poursuite...

Nordi, les poings serrés, avait les yeux rivés sur le récepteur.

-Plus vite, plus vite, Jorgens!

-Impossible! Dans trente secondes, je dois brancher l'écran protecteur...

Une série d'éclairs zébra l'image, puis elle redevint nette. Le visage du capitaine était ravagé par la peur et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.

-Le générateur s'épuise... Un nouveau train de torpilles approche. Non... Je ne veux pas...

Un flash lumineux emplit l'écran, qui resta ensuite désespérément blanc.

-C'est fini, soupira Nordi, nous sommes prisonniers de cette planète jusqu'à ce que les flics viennent nous ramasser. Stone nous a bernés en nous faisant croire qu'il était seul alors que la Sécurité Galactique surveillait déjà le système.

Sutter hocha la tête et fourragea dans son épaisse chevelure grise.

-Nous avons encore une chance. Il est peu probable que le croiseur se pose sur Psar : tout au plus enverra-t-il un module. Je n'aurai qu'à le prendre sous mon contrôle, comme je l'ai fait avec celui de Stone! Venez, nous allons mettre en route l'installation.

À l'instant de franchir le seuil, ils furent éblouis par un éclair mauve.

-Un désintégrateur! jura Nordi.

Lorsqu'ils rouvrirent les yeux, ils constatèrent que le hangar vers lequel ils se dirigeaient avait disparu ! Il semblait n'avoir jamais existé !

Les deux hommes rentrèrent précipitamment dans le baraquement. Nordi s'empara d'un fusil- laser et approcha d'une fenêtre. Trois silhouettes émergèrent un instant de la forêt, pour disparaître aussitôt.

-Des sauvages, souffla le bandit.

-Qui utilisent un désintégrateur? ricana Sutter. Non, c'est Stone!

-Impossible ! Nous l'avons laissé à plus de cent kilomètres d'ici. Il n'a pas pu parcourir en un jour une telle distance ! Enfin, si c'est lui, nous allons au moins pouvoir régler nos comptes. Envoyez votre androïde !

L'ingénieur n'hésita qu'un instant. Sa haine pour l'adversaire obscurcissait son jugement.

-Attaque, ordonna-t-il. Utilise ton désintégrateur.

CHAPITRE XVIII

Marc vit disparaître la construction avec satisfaction. Ensuite, il hésita un instant sur la conduite à tenir. L'idée de laisser Sutter et Nordi en liberté lui était désagréable.

-Ils disposent encore d'un robot, lui rappela Ray, qui avait suivi ses pensées. Mieux vaut regagner le Neptune et laisser Parker nettoyer le terrain... Presse-toi, voilà la machine!

Les trois compagnons s'enfoncèrent à nouveau dans la forêt. Ils marchèrent d'un pas rapide pendant une dizaine de minutes.

-Mauvais, grogna Ray. Il avance beaucoup plus vite que nous et utilise ses détecteurs biologiques. Je vais être obligé de te porter en actionnant mes antigrav.

-Non! Nous ne pouvons abandonner Ifar! Il serait massacré. Saurais-tu retrouver le nid de tsers ?

-Il est de ce côté-ci, à près de deux kilomètres.

Je ne sais pas si nous l'atteindrons avant d'être rejoint.

-Il le faudra bien!

Ils se mirent à courir en longues foulées, Ray en tête n'hésitant pas à sectionner au laser les branchages qui risquaient de gêner leur progression. Ifar suivait sans peine le train imposé. Marc, lui, commença bientôt à souffrir: sa respiration s'accéléra et les muscles de ses jambes devinrent douloureux.

Les traits crispés par l'effort, il s'imposa néanmoins de respecter la cadence. La pensée de Ray s'infiltra enfin dans ses neurones, réconfortante :

-Courage, nous arrivons ! Notre poursuivant a même perdu un peu de terrain.

C'est avec soulagement que le Terrien vit apparaître la zone dénudée. Celle-ci contournée, les fugitifs s'immobilisèrent, à l'abri d'un gros tronc d'arbre. Marc avait la poitrine en feu et son coeur battait à un rythme infernal, tandis que des crampes tordaient ses mollets.

Dans un bruit de branches brisées, l'androïde ne tarda pas à apparaître, progressant d'un pas rapide. Il ne marqua aucune hésitation en s'engageant dans la petite clairière, coupant au plus court pour rejoindre les proies que ses détecteurs localisaient à peu de distance.

-Enfin! murmura Marc.

L'automate s'enfonça brusquement jusqu'à mi- corps dans le nid. Il se débattit, soulevant un nuage de poussière, tandis que les tsers le recouvraient à toute allure.

Mais soudain, le robot cessa de descendre, puis il émergea lentement de la poussière, couvert d'insectes.

-Bon Dieu, Ray, il est équipé d'antigrav!

Ifar eut alors une réaction inattendue. Il s'élança en avant, balançant sa fronde. Le projectile atteignit la machine au niveau du thorax, l'aspergeant d'acide. Le jeune indigène s'était déjà replié derrière un arbre.

L'androïde était maintenant bien au-dessus du nid de tsers. Il époussetait son visage est ses bras par gestes vifs, faisant retomber les bestioles. Son revêtement cutané avait cependant disparu, et on voyait par endroits, des plaques métalliques et des circuits. Une fine vapeur s'éleva bientôt de sa poitrine tandis qu'y apparaissait une cavité. Les mouvements du robot devinrent saccadés. Lentement, comme si son énergie diminuait, il perdit de l'altitude. Ses jambes plongèrent à nouveau dans la poussière, et aussitôt, une cohorte de tsers les escalada.

En un ultime geste de défense, l'automate abaissa finalement son désintégrateur, et ce qui restait du doigt pressa sur la détente, faisant disparaître la moitié du nid des insectes. À cet instant, des étincelles jaillirent de son buste, puis il y eut une série d'explosions. Le rox avait atteint le générateur. Privée d'énergie, la machine tomba dans le trou que son arme avait creusé. Une tombe!

Les tsers, indifférents aux pertes subies, recouvrirent immédiatement leur victime, poursuivant leur horrible festin.

Marc s'essuya le front ; la sueur lui piquait les yeux.

-Tu nous as sauvés, Ifar, murmura-t-il. Le dernier démon est mort. À présent, nos routes se séparent. Retourne à ton village. Je te souhaite beaucoup de bonheur avec Xila.

Immobile, le visage grave, le Psarien répondit:

-Pourquoi devons-nous nous quitter? Venez avec moi, vous vivrez au village et y prendrez une femme !

-C'est impossible, je dois regagner ma tribu. Dis à Kyag qu'aucun démon ne viendra plus hanter votre pays ! Adieu, ami, il faut nous en aller car le temps presse.

Les deux hommes s'étreignirent une dernière fois.

-Je souhaite que Xila te donne un fils. Appelle-le Marc en souvenir de moi.

Tandis que l'indigène s'éloignait, le Terrien émit à l'intention de Ray:

-Contacte le Neptune, qu'il envoie le module de secours.

-C'est déjà fait! Il se posera dans quinze secondes.

***

Nerveux, Nordi consulta sa montre pour la centième fois. Puis il appela la blonde, pour lui réclamer un nouveau verre.

-Votre damné androïde devrait être de retour !

L'ingénieur consultait une série de cadrans. Soudain, son visage se crispa. Ses doigts effleurèrent plusieurs touches. Devant l'absence de résultat, il renouvela la manoeuvre. Enfin, contraint de se rendre à l'évidence, il laissa tomber d'une voix blanche :

-Les communications sont interrompues!

-Une panne?

-Pire! Cela signifie sans nul doute qu'il a été détruit !

-Comment est-ce possible? Il avait un désintégrateur!

-Je sais bien !

Baissant la voix, Sutter poursuivit:

-Nous devons fuir sans plus tarder!

-Comment? La Sécurité Galactique a détruit votre astronef.

-J'ai dissimulé un petit aviso non loin d'ici. Malheureusement, il ne peut emporter que deux personnes.

Désignant la jeune femme du menton, il ajouta :

-Nous devrons la laisser ici, ainsi que ses amies.

La générosité n'avait jamais étouffé Nordi.

-Aucune importance ! Mais nous serons arraisonnés par le croiseur...

-Non! J'ai un moyen de l'éviter!

-Dans ce cas, filons!

Les deux hommes sortirent du baraquement sous le regard intrigué de la blonde. Sutter se dirigea au pas de course vers la forêt, suivi d'un Nordi inquiet, le fusil à la main. Sa promenade dans la jungle lui avait laissé un très mauvais souvenir.

Leur footing ne dura guère. Ils arrivèrent bientôt dans une clairière où se dressait un petit vaisseau, fin, racé, comme en utilisaient les amateurs de compétitions spatiales.

Ils escaladèrent l'échelle donnant accès au sas d'entrée, puis Sutter gagna le poste de pilotage et s'installa aux commandes. Il entama aussitôt les vérifications, et les propulseurs ne tardèrent pas à vrombir. Moins d'une minute plus tard, l'astronef s'élançait vers le ciel.

CHAPITRE XIX

Dès qu'il fut installé dans le module, Marc brancha la vidéo-radio, laissant Ray s'occuper du décollage. Il vit apparaître sur l'écran le visage sévère du colonel Parker. Ils avaient effectué ensemble plusieurs missions, mais l'officier n'avait jamais pu se départir de son attitude compassée. Toutefois, un sourire discret étira ses lèvres minces.

-Heureux d'avoir enfin de vos nouvelles! En vous attendant, nous avons détruit un astronef pirate qui tentait de s'approcher de Psar.

-Sutter, l'organisateur des évasions, y a installé une base. Vous devriez envoyer un commando le ramasser avant qu'il ne songe à filer.

-O.K., je localise la région et je donne les ordres nécessaires.

Il s'interrompit, avant de reprendre d'une voix précipitée :

-Un petit vaisseau décolle de Psar.

-Vous devez l'intercepter à tout prix! s'exclama Marc. Ce Sutter est diaboliquement intelligent !

-Il n'a aucune chance d'échapper à un croiseur de la Sécurité Galactique, sourit Parker. Ne vous faites pas de souci!

Marc réprima une grimace et se tourna vers Ray.

-Accélère, je serais plus rassuré si nous étions sur le Neptune.

-Nous l'atteindrons dans trente-cinq secondes. Je coupe les défenses automatiques.

Avec sa précision coutumière, l'androïde fit pénétrer la navette dans la soute. La pression à peine rétablie, son compagnon se rua vers le poste de pilotage, où il activa l'écran de visibilité extérieure. Le fuyard avait émergé de la stratosphère et prenait de la vitesse, sans paraître se soucier du croiseur qui approchait.

-II va se faire piéger, nota Ray.

Marc secoua la tête, anxieux.

-Sutter n'est pas un imbécile. S'il agit ainsi, c'est qu'il garde un atout dans sa manche. Lance les propulseurs et sois prêt à le suivre.

Tandis que Ray s'activait, lui rétablit le contact avec Parker. Le colonel arborait un visage crispé, et il lançait des bordées d'ordres d'une voix agitée.

-J'ignore ce qui nous arrive! L'ordinateur- pilote refuse de fonctionner. Nous ne manoeuvrons plus!

-Lancez vos missiles !

-Impossible, nous ne pouvons les programmer. Les officiers électroniciens tentent de réparer, mais même les ordinateurs de secours sont bloqués.

Sur l'écran de visibilité extérieure, le fugitif dépassait le gros vaisseau, accélérant toujours.

-Ray, nous devons le rattraper avant qu'il ne plonge dans le subespace.

L'accélération cloua le Terrien sur son siège. Un long moment, les deux astronefs restèrent séparés par la même distance. Puis, insensiblement, le Neptune se rapprocha du fugitif.

-Dans quarante-cinq secondes, nous serons à portée de tir, annonça Ray.

-Prépare trois missiles! Deux plus un décalé, selon notre technique habituelle.

Les deux premières torpilles étaient réglées pour exploser simultanément au contact de l'écran protecteur. Très souvent, la dépense d'énergie amenait le générateur du vaisseau ennemi à la limite de la saturation et le faisait disjoncter, ce qui permettait au troisième engin d'exploser à proximité de la coque.

-Cinq secondes..., quatre..., trois..., compta Ray.

Soudain, sa voix se modifia, s'emplit de terreur :

-Marc ! Une onde inconnue perturbe mes circuits... Je ne coordonne plus mes gestes... Je deviens un danger pour toi... Inactive-moi... Vite... Vite !...

Le dernier mot fut crié d'un ton suppliant. L'agent du S.S.P.P. réagit aussitôt: il ouvrit la trappe au niveau du sein gauche du robot et fit basculer l'interrupteur. Privé d'énergie, Ray s'immobilisa.

A cet instant, plusieurs voyants se mirent à clignoter, puis l'ordinateur pilote cessa de fonctionner. D'un geste vif, Marc le mit hors circuit et saisit les commandes manuelles. L'écran de la vidéo- radio s'éclaira, révélant le visage narquois de Sutter.

-Je pensais bien que vous ne résisteriez pas à l'envie de me poursuivre.

Son vaisseau effectuait un large virage, pour revenir vers le Neptune.

-Vous m'avez causé beaucoup de désagréments, mais c'est moi qui vais remporter la victoire finale. Vous allez essayer des missiles de mon invention, beaucoup plus puissants que vos ridicules petits joujoux.

Deux torpilles se détachèrent des flancs de l'astronef, se dirigeant vers le Neptune. Machinalement, Marc enclencha l'écran protecteur, mais le dispositif refusa de fonctionner. Le jeune homme pesa sur les commandes de direction pour virer tandis qu'il éjectait un cisée.

C'était un leurre perfectionné donnant une image volumique, thermique et magnétique exacte du vaisseau.

-Manoeuvre ridicule, ricana Sutter. C'est moi qui contrôle la trajectoire de mes projectiles. Les cisées sont donc inefficaces.

Les missiles étaient maintenant sur l'arrière du Neptune, dont ils se rapprochaient à grande vitesse. Marc accéléra encore, amenant le générateur à son extrême limite.

-Inutile de tenter de fuir, ironisa son interlocuteur. Vous n'avez plus que quelques minutes à vivre. Ensuite, je m'occuperai de votre amie, Miss Swenson.

Cette dernière remarque mit Marc dans une colère folle. Elsa! La seule femme qu'il avait aimée ! La haine qu'il éprouvait pour Sutter devint palpable, l'étouffa.

D'un mouvement rageur, il vira à nouveau. Malgré les anti-g fonctionnant à plein régime, il crut que ses yeux allaient jaillir de leur orbite. Lorsqu'il récupéra un peu de vision, il fonçait à nouveau vers le bandit.

-Vous n'avez aucune chance, railla Sutter. Votre programmateur de torpilles est également en panne.

Les mâchoires serrées, son adversaire maintenait son cap. L'écran arrière montrait en gros plan les deux engins poursuivants. Ils étaient fins, racés, et donnaient l'impression d'une puissance malsaine.

A présent les deux astronefs volaient à la rencontre l'un de l'autre, leurs vitesses conjuguées approchant celle de la lumière. Cinq secondes s'écoulèrent. Les traits du bandit traduisaient une certaine perplexité, tandis qu'il cherchait à deviner les intentions de son ennemi. Il ralentit, vira à vingt degrés. Marc corrigea aussitôt sa trajectoire allant toujours droit sur l'autre vaisseau.

Cette fois, Sutter s'affola. L'ordinateur-pilote confirmait que la collision surviendrait dans quarante-sept secondes, bien avant que ses missiles aient atteint le Neptune.

La peur s'inscrivit sur la figure de l'ingénieur. Par deux fois, il modifia son cap; en vain.

-Collision dans trente-trois secondes, annonça la voix métallique de l'ordinateur... Trente... Vingt-sept...

-Stone, vous êtes fou! hurla Sutter.

-Vous vouliez ma mort et moi la vôtre. J'aurai la satisfaction de savoir que nous périrons ensemble.

L'autre contempla d'un oeil exorbité son écran, entièrement occupé par le Neptune.

-Dix-huit secondes... Quinze... Dix... Sept...

Un cri de terreur jaillit de la gorge de Sutter.

-Six... Cinq...

Épouvanté, il ferma les yeux. Il ne vit donc pas le Neptune virer à la dernière seconde. Avant que les torpilles poursuivantes puissent modifier leur trajectoire, elles heurtèrent le vaisseau de Sutter, qui se transforma en un gigantesque nuage irisé.

Marc avait encaissé un tel nombre de g qu'il avait perdu connaissance. Trente secondes lui furent nécessaires pour émerger du néant.

-Capitaine Stone, répondez... Stone, répondez.

L'appel de Parker l'aida à reprendre conscience. Il se redressa en gémissant. Un filet de sang sourdait de son nez. La mémoire lui revenait, il regarda l'écran de visibilité extérieure. La vue du grand nuage coloré par les rayons solaires lui arracha un rire nerveux.

-Stone, je vous en prie, répondez...

Marc n'avait jamais entendu Parker manifester une telle inquiétude.

-Tout va bien, colonel. Malgré les apparences, je suis pratiquement indemne.

De la main, il essuya le sang qui maculait son menton.

-Vous pourrez vous vanter de m'avoir fait trembler ! J'ai réellement cru que vous alliez entrer en collision avec votre adversaire!

-Je devais effrayer suffisamment Sutter pour qu'il oublie de modifier la trajectoire des missiles...

-Un élégant retour à l'envoyeur, mais épouvantablement risqué. Comment avez-vous pu programmer votre ordinateur avec cette précision.

-Il était en panne, j'étais en pilotage manuel.

Devinant la stupéfaction de son interlocuteur,

Marc sourit.

-Vos pannes sont réparées?

-Dès l'explosion du vaisseau, les ordinateurs se sont remis à fonctionner. Il est heureux que Sutter ait péri avec son invention. Cela aurait pu devenir une arme dangereuse. Je comprends comment il a réussi à tromper toutes les défenses électroniques des satellites-bagnes. Que comptez- vous faire, maintenant?

-Je retourne me mettre en orbite autour de Psar, adresser mon rapport à Khov et attendre les instructions.

Ayant coupé la communication, Marc se pencha sur Ray et le réactiva.

-Heureux de te revoir, Marc. Cette onde était diabolique !

Le Terrien ne s'étonna pas de cette manifestation de sensibilité. Il savait que leur amitié était bien réelle et vivante.

-Reprends les commandes. J'ai besoin d'effectuer un séjour au bloc sanitaire: je n'ai jamais autant transpiré de ma vie!

-Commence par l'ordinateur médical ! Je n'aime pas te voir saigner de cette manière!

Une heure plus tard, le capitaine regagnait son poste de pilotage. Il sourit en voyant Ray, toujours dans sa tenue d'homme primitif, aux commandes.

-Nous serons sur orbite géostationnaire dans une demi-heure.

-Parfait! J'appelle Khov.

Marc obtint rapidement l'opérateur du S.S.P.P.

-Désolé, capitaine Stone, mais il est onze heures du soir à New York. Le général a regagné son domicile.

Avec un discret sourire, il ajouta :

-Je sais que vous êtes un de ses familiers, je vous branche sur son appartement.

L'empressement de l'employé sembla suspect à son interlocuteur. Le hasard avait fait qu'au cours de nombre de missions, il avait réveillé son supérieur. Il se disait même qu'à chacun de ses départs, des paris étaient engagés dans le service sur l'heure de son premier appel. Il était manifeste que l'homme de garde cette nuit avait joué et gagné.

L'écran s'alluma sur le visage de la générale.

-Capitaine, je suis toujours enchantée de vous voir. Mon mari attendait de vos nouvelles avec impatience. Je vais le prévenir.

Elle s'écarta de la caméra, ce qui permit à Marc de constater qu'elle ne portait qu'une minuscule chemise de nuit fort transparente. Avec un clin d'oeil, elle lui lança:

-Depuis que vous avez dissipé mes soupçons sur la conduite de mon époux, je m'efforce chaque soir de me faire pardonner.

L'année précédente, Marc avait en effet récupéré Khov, perdu sur une planète primitive. Là-bas, il n'était pas resté insensible aux charmes de jolies indigènes, ce qui, au retour, avait éveillé les soupçons de sa femme. Heureusement pour lui, Marc avait inventé un sérieux alibi qui avait ramené la paix dans le ménage.

Le visage du général remplaça celui de sa compagne.

-Heureux de constater que vous êtes toujours en vie, grogna-t-il. Neuman commençait à s'impatienter.

-Parker doit le rassurer en ce moment même.

Marc fit un résumé de ses tribulations.

-Excellent ! s'exclama Khov. Finissez de liquider ce nid de vermine et rentrez. Ordonnez à Ray d'envoyer un rapport détaillé.

Avec un grand éclat de rire, il ajouta:

-S'ils étaient sagement restés dans leur prison, ces bandits n'auraient pas eu de problèmes ! Nous faisons faire des économies à l'administration pénitentiaire.

Le Neptune et le croiseur de la Sécurité se retrouvèrent bientôt sur la même orbite.

-Ne pourriez-vous accompagner ma patrouille? s'enquit Parker. Cela nous ferait gagner du temps.

-O.K. Mais il est préférable d'attendre le lever du jour.

-S'il reste des évadés, ne risquent-ils pas de se dissimuler en forêt?

L'agent du S.S.P.P. pouffa, à la grande surprise du colonel.

-Je ne le pense pas ! Comparé à une promenade dans la jungle, le bagne est un véritable paradis !

CHAPITRE XX

Le soleil était levé depuis plus d'une heure lorsque les deux modules se posèrent à proximité des baraquements. Aussitôt, dix soldats sautèrent à terre et se déployèrent. Marc rejoignit Parker, qui avait tenu à accompagner ses hommes.

-Cette construction abrite le laboratoire.

Il y régnait toujours un désordre fantaisiste. Le colonel ordonna que tout soit démonté et transporté sur le croiseur.

-S'il a laissé des notes, les techniciens pourront peut-être en tirer des renseignements.

À ce moment, un sergent vint les rejoindre escortant la fausse blonde suivie de quatre filles apeurées. Leurs tenues d'entraîneuses de bar étaient ridicules à la lumière du jour.

-Je les ai trouvées dans cette baraque. Elles dormaient encore, expliqua le sous-officier.

-Où est Alberto Nordi? interrogea Parker.

Une grimace déforma le visage de la blonde qui, fort peu aristocratiquement, cracha par terre.

-Ce salaud a filé avec Sutter, en nous plantant ici ! Il va dépenser tout le fric qu'il a planqué sans me verser la part qu'il m'avait promise. Je sais que ni vous ni moi ne le retrouverons jamais.

Marc ne put s'empêcher d'ironiser :

-S'il était avec Sutter, c'est exact. Je doute que Lucifer leur accorde une permission exceptionnelle pour venir nous rendre visite.

Devant le regard interrogateur de la fille, il expliqua :

-Vous avez eu beaucoup de chance de ne pas être à bord de leur astronef. Il vient d'être détruit.

L'idée d'avoir échappé à la mort réconforta son interlocutrice.

-Je regrette moins nos frayeurs nocturnes !

-Que vous est-il arrivé?

-Hier, en fin d'après-midi, nous avons vu arriver un primitif. Terrible, effrayant, mais beau garçon. Il a fouillé les bâtiments pour s'assurer qu'il ne restait aucun homme. C'est alors qu'il nous a découvertes...

Ray émit psychiquement :

-Apparemment, Ifar n'a pas regagné directement sa tribu.

-Ensuite? demanda Marc, assez amusé.

-J'ai vite compris qu'il était plus timide que dangereux. Avec mes amies, nous avons organisé une joyeuse soirée. Je crois que nous lui avons appris beaucoup de choses.

-Qu'est-il devenu?

-Il est reparti ce matin, à l'aube. .T'ai rarement vu un homme aussi résistant! Il a...

Les prouesses d'Ifar n'intéressèrent guère Parker, qui intervint d'un ton sec:

-Que sont devenus les évadés?

-Je l'ignore! Nordi ne m'a jamais donné d'explications. Au début, ils poursuivaient Stone, qui s'était échappé. Ils ne sont pas revenus, c'est tout ce que je sais.

Par bribes, elle raconta les événements dont elle avait été témoin. L'interrogatoire cessa vite devant ses maigres résultats.

-Sergent, conduisez ces demoiselles à bord de l’Orion, nous poursuivrons l'enquête ultérieurement.

Le déménagement de l'atelier et des baraques occupa les Terriens pendant une bonne partie de la matinée. Désoeuvré, s'ennuyant ferme, Marc trouva refuge dans le salon-bar qui n'avait pas encore été vidé.

Il sélectionna une bouteille de vieux scotch et s'offrit un verre qu'il but à petites gorgées. Il fut bientôt rejoint par les filles, lesquelles attendaient leur transfert, toujours sous la surveillance du sergent.

La fausse blonde se servit à boire et s'installa près de Marc.

-Que croyez-vous qu'il va nous arriver?

Il haussa les épaules.

-En dehors d'un séjour sur une planète interdite, on ne peut vous reprocher aucun délit. La Sécurité Galactique est satisfaite d'avoir démantelé la filière des évasions, et il est probable qu'après interrogatoire, vous serez renvoyées sur vos planètes d'origine. Les autorités n'ont aucun intérêt à faire éclater un scandale.

La fille leva son verre en grimaçant un sourire.

-Lorsque je vous ai vu pour la première fois, j'ai dit que j'aimerais avoir un tête-à-tête avec vous. Je le pense toujours...

-Le moment et l'endroit sont mal choisis, sourit Marc.

Le sous-officier voulant rassembler ses « prisonnières », le dialogue s'interrompit.

-Je ne sais si nous nous reverrons, capitaine, mais si tel est le cas, n'oubliez pas ma proposition, conclut la blonde.

Parker la remplaça bientôt. Il lança un regard réprobateur à Marc, qui lui proposait un verre.

-Jamais pendant le service ! Mes hommes achèvent de vider le laboratoire. Nous n'avons hélas trouvé aucun document intéressant, alors qu'il devait nécessairement avoir des complices.

-Il est parti précipitamment, mais il a eu la possibilité d'emporter ce qu'il voulait. Il est à craindre que ses documents ne se soient volatilisés avec son astronef.

Puis Marc sortit et erra dans le camp, tandis que Ray aidait au transfert de lourdes caisses. Dès qu'un module était chargé, il s'envolait pour l’Orion et était remplacé par un autre.

Quelques pas menèrent l'agent du S.S.P.P. à l'orée de la forêt. C'était l'endroit où il s'était dissimulé immédiatement après son évasion. À partir de là, avaient commencé sa fuite et la chasse infernale.

Amusé, il avança d'une dizaine de mètres, pour bénéficier de l'ombre des arbres. Un discret sifflement lui fit tourner la tête. Sa main se porta aussitôt sur la crosse du pistolaser pendu à sa ceinture. Il interrompit son geste en voyant le visage d'Ifar émerger d'un buisson.

-Tu n'as pas regagné ton village! soupira Marc.

-Je voulais constater la disparition des démons ! J'ai éprouvé une grande peur en voyant que leurs maisons existaient encore, et je suis resté à les épier. Puis deux hommes sont partis. Ils marchaient vite, mais je n'ai eu aucune difficulté à les suivre. Ils ont atteint une étrange construction, qui s'est mise à gronder comme un volcan avant de s'élancer dans les airs.

-Rassure-toi, ils sont morts, là-haut, dans le ciel, et ils ne reviendront jamais.

Ifar dévisagea longuement son ami, avant de murmurer:

-Ainsi, toi aussi, tu es un messager des étoiles.

-Je ne suis qu'un homme comme toi ! Ma tribu vit sur un autre monde, très loin d'ici, et ceux que tu appelles les démons appartenaient à mon univers. Ils ont commis des crimes, et ils ont été punis.

Le Psarien hocha la tête, mais ses traits restaient contractés. Il semblait mal à l'aise.

-Les femmes appartiennent-elles à ta tribu?

Marc acquiesça machinalement, ce qui rembrunit encore Ifar.

-L'une d'elles était-elle ta propriété?

Un rire puissant secoua son interlocuteur.

-Oh ! non ! Elles accompagnaient nos ennemis, mais elles n'étaient les épouses de personne!

Un sourire apparut sur les lèvres d'Ifar et son regard s'éclaircit. Il éprouvait visiblement un grand soulagement.

-Tu sais, je suis revenu dans cet étrange village et je les ai vues. Elles étaient terrorisées. J'ai sans doute abusé de la situation. Bref, nous avons passé toute la nuit ensemble.

-Je crois savoir qu'elles n'en ont pas gardé un mauvais souvenir.

-Ainsi, je ne t'ai pas offensé?

Une bourrade amicale le rassura plus qu'un long discours.

-Aucunement ! Maintenant nous devons nous séparer. Ce soir, il ne restera rien de cet endroit. Ce sera comme s'il n'avait jamais existé. Promets-moi de tout oublier.

-Toi, mon ami, je ne t'oublierai jamais!

L'indigène amorça un demi-tour puis se ravisa. Il fouilla dans le sac de peau où il rangeait le rox, en extirpa deux petits cubes noirs et les tendit à Marc.

-Dans sa fuite, le grand homme chevelu a laissé tomber ceci. Je pense qu'ils doivent te revenir.

Ébahi, Marc saisit les objets. Des cristaux mémo- riels d'ordinateur!

-Merci ! Aucun présent ne pouvait m'être plus agréable.

Il hésita un instant, car il savait qu'il allait enfreindre la loi de non-immixtion! Mais quelle importance, après ce qu'avaient fait Sutter et sa bande? Il décrocha donc de sa ceinture son couteau de chasse, poignard long d'une trentaine de centimètres.

-Prends ! Tu pourras dépouiller ton gibier sans abîmer la peau.

Ifar passa doucement le doigt sur le tranchant de la lame et ses yeux brillèrent de joie.

-Adieu, Marc, et que les dieux te gardent!

Le Terrien alla retrouver Parker, qui grogna:

-Où étiez-vous donc passé? Nous avons pratiquement terminé!

-J'ai retrouvé un excellent ami, et nous avons échangé des souvenirs d'anciens combattants.

Irrité, le colonel haussa les épaules. Toutefois, il s'interrompit lorsque son compagnon lui tendit les cristaux.

-Ils appartenaient à Sutter. Je crois que votre service pourra en tirer profit.

-Où les avez-vous trouvés?

-C'est le cadeau d'un ami! soupira Marc.

Un peu plus tard, alors qu'ils s'installaient dans le module, Parker murmura d'un ton bourru:

-Je comprends ce que vous ressentez. Il est toujours triste de devoir abandonner sans espoir de les retrouver des hommes qui vous ont accordé un jour leur amitié. Mais vous emportez au moins leur souvenir et la certitude qu'ils penseront à vous longtemps encore. C'est une satisfaction qui n'est accordée qu'à bien peu d'entre nous.

FIN