CHASSE INFERNALE (SSPP 20)
JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
Marc Stone, trente-cinq ans, la silhouette sportive, les muscles solides et allongés, pénétra dans l'immense bâtiment qui abritait le Service de Surveillance des Planètes Primitives. Son visage énergique, recuit par des dizaines de soleils, était crispé. Ses yeux gris lançaient des éclairs.
Un ascenseur rapide le propulsa jusqu'au dernier étage. Les portes s'en étaient à peine rouvertes qu'il s'engouffrait dans le bureau de la secrétaire du général Khov. Peggy, authentique vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse, le nez pointu et les incisives proéminentes, était installée devant une batterie d'écrans d'ordinateurs. Elle esquissa un sourire en reconnaissant l'arrivant. De tous les officiers du Service, Marc était son préféré, surtout depuis l'époque où il avait sauvé la vie de Khov, perdu sur une planète lointaine.
-Peggy chérie, railla Marc, vous savez que j'éprouve toujours un plaisir infini à vous voir mais j'aimerais, au moins une fois, achever une permission sans qu'elle soit écourtée par notre patron commun. Que lui arrive-t-il encore?
-Je l'ignore. Depuis une semaine, il est d'une humeur exécrable.
-C'est son caractère habituel!
La secrétaire secoua la tête avec un soupçon d'irritation.
-Vous connaissez le général aussi bien que moi: son air bougon n'est qu'une façade. Aujourd'hui, par contre, c'est sérieux ! Ça doit être en rapport avec tous ces techniciens qui sont venus examiner les ordinateurs du Service en prenant des mines aussi affligées que mystérieuses!
-Nous verrons bien. Annoncez-moi, voulez- vous?
La mine de Peggy s'allongea.
-C'est qu'il n'est pas là! Il est sorti en début d'après-midi. Mais il ne devrait pas tarder à revenir. Il sait que vous avez été convoqué à cinq heures et vous connaissez son goût maladif pour l'exactitude!
Marc s'exclama, le visage hilare:
-Extraordinaire! Ce matin encore j'étais sur un îlot perdu du Pacifique, en compagnie de la délicieuse Elsa Swenson. Votre appel interrompt ma romance, je parcours dix mille kilomètres en hélijet, j'arrive au pas de course et mon tortionnaire est en retard! Je n'ose imaginer ce que j'aurais entendu si l'inverse s'était produit!
La sonnerie du vidéophone interrompit sa diatribe. Avant même que l'écran ne s'illuminât, la voix rauque de Khov martyrisa le haut-parleur :
-Peggy, passez-moi Stone!
Marc entra dans le champ de la caméra. Le général avait sa mine des plus mauvais jours. Khov était un colosse de deux mètres de haut, massif et dépassant le quintal ; de ses ancêtres mongols, il avait hérité des yeux légèrement bridés ; son crâne lisse brillait sous l'éclairage. Pour l'heure, les traits de son visage étaient tendus et de larges cernes soulignaient ses paupières.
-Heureux de vous voir, mon garçon. Justement, ma femme voulait vous inviter à dîner. Venez donc ce soir à la maison et amenez aussi votre ami Ray. Sept heures ! Cela nous permettra de bavarder et d'échanger quelques souvenirs!
La communication fut interrompue aussitôt et Marc ne put acquiescer.
-Je ... je suis désolée capitaine, bafouilla la secrétaire. Le général avait insisté pour que vous soyez exact. Si j'avais su que ce n'était qu'une lubie de sa femme...
-Ne vous excusez pas, Peggy. Je crois que Khov a de gros soucis et qu'il se méfie de son bureau! Il veut me parler sans témoin.
L'agent consulta sa montre et grimaça.
-Il me faut trouver un cadeau pour la générale ! Que me conseillez-vous ?
-Essayez un parfum! Je l'ai entendue se plaindre qu'elle n'en avait plus!
Marc resta une seconde immobile, les yeux fermés. Peggy le regarda, étonnée, puis esquissa un sourire.
-J'oublie toujours que vous pouvez communiquer mentalement avec votre androïde.
-Ray est un des rares modèles à être encore pourvu d'un amplificateur psychique. Si les humains capables d'utiliser ce mode de communication étaient plus nombreux, cela vous surprendrait moins...
Il n'ajouta pas que lui-même devait cette capacité à une magnifique entité végétale rencontrée lors d'une mission. Elle lui avait appris à moduler ses émissions psychiques et avait centuplé ses facultés télépathiques.
-A bientôt, Peggy. Souvenez-vous que vous avez promis de dîner un jour avec moi !
-Si vous continuez à me taquiner, je finirai par me venger en acceptant! J'imagine la tête de vos amis me découvrant suspendue à votre bras!
Devant l'immeuble du S.S.P.P. Marc s'immobilisa sur le trottoir, contemplant l'immense avenue rectiligne qui se prolongeait jusqu'à l'horizon. Au fil des siècles, la métropole new-yorkaise s'était étendue démesurément, pour finalement englober Washington. Un « trans », véhicule léger mû par antigravité, s'immobilisa devant l'agent secret. Il était piloté par un solide gaillard à la chevelure brune. Seul un observateur très attentif aurait pu noter une certaine rigidité de ses traits, tant la ressemblance de l'androïde avec un humain était parfaite.
-Conduis-moi chez le général Khov. Sur le chemin, tu m'arrêteras devant un grand magasin.
Le « trans » démarra en souplesse. Tout en virevoltant dans la circulation, très dense à cette heure, Ray demanda:
-Quelle sera notre prochaine destination?
-Je l'ignore, mais Khov paraît avoir de gros ennuis.
-Mauvais! grogna le robot. Tu vas encore te retrouver engagé dans une aventure dangereuse, et je n'aime pas cela du tout.
Marc ne s'étonna pas de cette inquiétude amicale. Les ingénieurs affirmaient que les androïdes n'étaient que des mécaniques réagissant en fonction de leurs programmes, mais il savait que c'était faux. Au fil des années, des liens étranges s'étaient tissés entre lui et Ray, défiant toute logique. Lorsqu'il sentait son compagnon humain en danger, l'androïde reprenait une totale autonomie, l'aidant alors avec une redoutable efficacité. De môme, Marc avait traîné la machine endommagée pendant deux jours, au milieu des pires dangers, sans songer un instant à l'abandonner même pour sauver sa vie.
-Nous serons fixés dans peu de temps.
CHAPITRE II
La générale ouvrit la porte en réponse au coup de sonnette de Marc. C'était une très jolie blonde, élancée, à la silhouette harmonieuse, paraissant à peine quarante ans. Seules de minuscules rides autour des yeux trahissaient qu'elle en avait largement dix de plus.
-Capitaine, c'est une folie ! s'exclama-t-elle en prenant le petit paquet que lui tendait l'arrivant. Vous êtes adorable!
Elle lui plaqua sur les joues deux baisers sonores avant de poursuivre :
-Je me suis fait une joie de vous recevoir quand le général m'a annoncé votre venue. Malheureusement, il a aussitôt ajouté que vous auriez à travailler. Il vous attend au salon.
Marc, suivi de Ray, pénétra dans la pièce. Il réprima une grimace en voyant, installé dans un fauteuil, l'amiral Neuman, chef tout-puissant de la Sécurité Galactique.
-Entrez, mon garçon, invita Khov. Servez- vous un verre et asseyez-vous.
Un scotch bien tassé à la main, l'agent prit place sur le siège que son supérieur lui désignait.
-Nous avons un problème... Un gros.
L'amiral, grand, sec, les cheveux grisonnants et la figure austère, approuva de la tête.
-Connaissez-vous la planète Psar? s'enquit-il.
Une seconde de réflexion suffit à Marc pour répondre :
-J'y ai effectué une mission, il y a quatre ans environ. Civilisation de l'âge de la pierre taillée et faune très désagréable...
-Vous souvenez-vous des tsers ?
-Ce sont bien ces énormes fourmis qui creusent des pièges dans la terre ? Elles dévorent en quelques minutes les malheureuses proies qu'elles capturent.
Khov but son scotch cul sec.
-Tout a commencé le mois dernier, lorsqu'un étudiant en exobiologie a voulu écrire une thèse sur ces bestioles. Très naturellement, il a demandé à consulter les archives de notre Service. C'est alors que nous avons constaté qu'il n'y avait aucune information concernant ce monde...
-C'est impossible! protesta Marc. J'avais fait un rapport complet! De plus, c'était la cinquième exploration de Psar!
-Exact! Mais tout ceci avait disparu. Sans se décourager, notre étudiant s'est alors adressé à la Sécurité Galactique, qui dispose d'un énorme centre de documentation où est rassemblé tout ce qui touche aux planètes répertoriées. Quelle n'a pas été sa surprise de découvrir que, là encore, il n'y avait rien au sujet de Psar...
Le général contempla un instant son verre vide, avant de grogner:
-Cela ne pouvait plus être une coïncidence! Quelqu'un a réussi à pénétrer dans les ordinateurs et en a effacé volontairement ces données.
-Dans quel but? s'étonna Marc. D'après mes souvenirs, Psar est totalement dépourvue d'intérêt, sauf pour les exobiologistes. Elle n'est guère riche en ressources naturelles et la vie y est dangereuse.
Neuman intervint de sa voix sèche, habituée au commandement :
-C'est pourquoi nous allons avoir besoin de vous, capitaine. Seulement, il faut que vous soyez informé d'un autre événement. Ces six derniers mois, il y a eu une série d'évasions dans différents bagnes stellaires. Chaque fois, les fugitifs ont réussi à déjouer toutes les surveillances électroniques.
L'amiral se leva et manoeuvra un appareil de projection tridimensionnelle. Un homme apparut dans l'angle de la pièce, vêtu d'un costume de prisonnier. La quarantaine, très brun, le front bas.
-Alberto Nordi, condamné à la détention à vie, pour meurtres et grand banditisme. Il s'est évadé en compagnie de John Sutter.
Une nouvelle image se dessina, révélant un grand type maigre, la chevelure ébouriffée, le visage étroit. Marc tressaillit et lança:
-Celui-là, je le connais ! Il dirigeait la fabrique d'androïdes de Mlle Swenson. J'ai contribué à le démasquer, l'année dernière, alors qu'il aidait une organisation criminelle qui souhaitait s'emparer de l'empire financier de sa patronne.
-C'est exact, acquiesça Neuman. Il a écopé de dix ans de bagne.
D'autres figures patibulaires défilèrent, tandis que l'officier égrenait une série de noms.
-Boris Kourlof, Paul Labarge, Ronald Rossen... Il y en a une bonne dizaine, conclut-t-il. Ils ont en commun la particularité d'avoir dissimulé le fruit de leurs rapines.
-Si je comprends bien, ironisa Marc, seuls les fortunés retrouvent la liberté.
-C'est cela même. Une telle série d'évasions n'a pu laisser mon Service indifférent. Tous nos indicateurs ont été mobilisés, sans grand résultat jusqu'à ce jour. Les bandits n'ont été aperçus sur aucune planète de l'Union Terrienne. Une rumeur discrète laisse entendre qu'ils auraient trouvé refuge sur un monde primitif!
-Psar? interrogea Marc.
L'amiral hocha doucement la tête.
-C'est une hypothèse à envisager. Je n'aime pas les coïncidences. Déjouer les robots surveillants des bagnes ou pénétrer dans les ordinateurs centraux de nos services nécessite de grandes compétences en électronique, robotique et informatique. Sutter était-il un bon technicien?
-C'était un ingénieur remarquable! Mlle Swenson a déploré qu'il se soit laissé entraîner dans des histoires louches.
Khov, qui s'était resservi un verre, grogna:
-Vous comprenez pourquoi nous vous avons convoqué ici. Tant que les spécialistes n'auront pas épluché leurs programmes jusque dans le moindre détail, nous éviterons de nous servir de nos machines.
Marc murmura, d'une voix mal assurée:
-Je ne vois pas en quoi je puis être utile...
-Nous souhaitons, coupa Neuman, que vous vous rendiez discrètement sur Psar.
-Si vous pensez que vos fugitifs s'y trouvent, pourquoi n'y envoyez-vous pas une de vos unités, amiral ?
-Le croiseur Orion, commandé par le colonel Parker, a survolé Psar sans résultat. Toutefois, la forêt recouvre une grande partie des terres émergées, et il est donc facile à un petit groupe de se dissimuler.
-Il suffisait de débarquer des patrouilles.
L'officier secoua la tête.
-Vous savez comme moi que la loi de non- immixtion interdit de se poser sur une planète primitive. Seul un agent du S.S.P.P. peut y être autorisé.
Khov intervint, un sourire bien inhabituel aux lèvres :
-Et vous êtes le seul capable de réussir cette mission. Toutes nos données sur Psar ayant été effacées, je ne peux lancer un petit jeune à l'aveuglette. Vous, au moins, vous disposerez de vos souvenirs.
-Ils ne sont pas très frais, soupira Marc.
-Mais vous serez aidé par Ray. Aucun des androïdes du Service n'est aussi efficace!
-Cela reste un peu juste pour arrêter une dizaine de malfaisants qui résisteront certainement.
Neuman se manifesta aussitôt :
-Les arrestations n'entrent pas dans le cadre de votre mission. Nous voulons seulement savoir s'ils sont bien sur Psar. Dès que vous aurez acquis une certitude, vous en ferez part au colonel Parker, dont le vaisseau patrouille à la périphérie du système de Psar.
-La loi de non-immixtion vous empêchera toujours d'intervenir, objecta Marc.
Un sourire glacé étira la bouche mince de l'amiral.
-Nous la respecterons scrupuleusement. Et même, pour être certains que d'autres ne seront pas tentés de l'enfreindre, nous installerons autour de Psar un réseau de satellites tueurs. Ainsi, nous serons assurés qu'aucun navire ne pourra se poser sur la planète pendant un siècle. Nos amis évadés auront tout le temps de regretter le confort de nos prisons !
-Rechercher dix personnes sur un monde couvert de forêts, ça fait beaucoup penser à l'aiguille dans la meule de foin, remarqua le jeune homme.
-Vous disposerez de tout le temps nécessaire, assura Khov. Il ne sera pas perdu, car vous devrez reconstituer en une fois les archives de cinq explorations.
-Souhaitons seulement que vos techniciens aient la chance de voir un jour mes documents, soupira Marc.
Le visage de Khov se crispa un instant.
-Je sais que vous avez les qualités nécessaires pour réussir. Néanmoins, s'il se présentait des difficultés imprévues, je vous donne l'ordre de décrocher et de regagner votre astronef.
Marc tendit son verre vide en grimaçant.
-Je crois que j'accepterais encore un peu de votre whisky.
Le général éclata d'un rire énorme qui secoua sa volumineuse carcasse. Il saisit une bouteille et versa une généreuse rasade à son subordonné.
-Quand dois-je partir?
-À l'instant, répondit Neuman. Votre aviso habituel, le Neptune, attend sur l'astroport. Officiellement, il s'agit d'une mission de reconnaissance pour tester un nouveau matériel.
Devançant la protestation de Marc, il ajouta:
-Je me charge d'informer Mlle Swenson et de lui demander d'excuser votre départ précipité.
CHAPITRE III
Marc pénétra d'un pas allègre dans le poste de pilotage. Il se sentait détendu et reposé. Sans surprise, il vit Ray installé aux commandes, surveillant les différents écrans.
-Tu as bien dormi, Marc?
-Merveilleusement ! Pour une fois, je n'ai pas eu à subir les leçons de l'inducteur psychique, et je sais que tu m'as fait boire un somnifère.
L'androïde acquiesça avec une calme assurance :
-Tu avais besoin de sommeil! Lorsque tu es sur Terre, tu te fatigues beaucoup trop.
-C'est inévitable ! Les occupations d'Elsa et les miennes sont si prenantes que nous devons profiter au mieux des quelques jours où nous nous retrouvons. La trajectoire est-elle correcte?
Marc savait qu'avec Ray aux commandes, il ne pouvait en être autrement, mais la question faisait partie du rituel de tout astronaute à son réveil. Le robot enregistrait ce qu'il voyait et entendait, et le film était remis au retour aux techniciens qui pouvaient ainsi juger de tous les détails d'une mission.
-Nous émergerons du subespace dans une heure.
Ray leva les yeux au ciel, ce qui signifiait qu'il interrompait son enregistrement. Ce genre de manoeuvre n'était pas prévu au programme, seulement il avait acquis depuis des années une autonomie imprévue.
-Tu as le temps de te servir un verre, Marc.
Ce dernier s'empressa de le faire puis, son gobelet à la main, regagna le siège du copilote.
-Je n'aime pas cette mission, émit Ray. Je n'ai aucun renseignement sur les dangers que nous rencontrerons.
-Il faudra te fier à mes souvenirs, ironisa Marc.
-C'est justement ce qui m'inquiète, railla son compagnon. Je crains que tu n'aies oublié beaucoup de détails!
-Je reconnais ne plus très bien me rappeler le langage des indigènes. Mais avec ton traducteur universel, il ne te faudra guère de temps pour acquérir les données nécessaires. Ce n'est pas la première fois que nous abordons une planète primitive sans informations.
-Je crains beaucoup moins les autochtones que les évadés. D'après les fiches de police, ce sont de véritables fauves!
-Avec un peu de chance, ils n'ont jamais mis les pieds sur Psar et se promènent bien tranquillement sur un monde de l'Union Terrienne où ils jouissent de leur fortune mal acquise.
La voix métallique de l'ordinateur annonça l'émergence imminente du subespace. Marc fit basculer son siège et ferma les yeux. Moins de cinq secondes plus tard, il perdait connaissance.
Dès que le malaise se fut dissipé, il se redressa en grommelant :
-Pourquoi nos distingués ingénieurs ne trouvent-ils pas un moyen de supprimer ces sensations désagréables ?
-Ne te plains pas, sourit Ray. Tu le remets plus vite que la majorité des astronautes. Tu n'es resté inconscient que pendant huit secondes.
-Ce n'est pas plaisant pour autant!
Une série de données s'afficha sur l'écran de l'ordinateur.
-Nous avons bien émergé dans le système de référence CO 79-71-55 dans l'annuaire galactique, annonça Ray. Psar est la troisième planète d'un système qui en compte cinq. Les deux plus proches du soleil sont petites, sans atmosphère, et leur température extérieure dépasse deux cents degrés. Les deux dernières, par contre, sont volumineuses et glacées.
Marc centra les détecteurs sur Psar. Une grosse sphère bleu-vert apparut sur l'écran de visibilité extérieure.
-Masse?
-0,9 de celle de la Terre, répondit Ray. Tu te sentiras un peu plus léger et cela améliorera tes performances en saut!
-Révolutions?
-Autour du soleil en 288 jours, sur orbite presque circulaire. Rotation sur elle-même en 21 heures 12 minutes. Sa faible inclinaison sur son axe entraîne des saisons peu marquées.
-Atmosphère?
-Oxygène, azote, gaz carbonique, traces de gaz rares. Les proportions sont à peu près les mêmes que sur Terre. Un peu plus d'oxygène, c'est tout.
-Les Psariens n'ont pas encore découvert les joies de la pollution industrielle, soupira Marc.
-Les détecteurs d'infrarouges restent en effet muets, acquiesça Ray, pince-sans-rire. Il n'y a aucun dégagement de chaleur important en dehors d'une zone d'activité volcanique, sur le continent Sud. Des océans occupent les trois quarts du globe. Deux continents en émergent, un dans l'hémisphère Nord, l'autre dans l'hémisphère Sud. S'y ajoute une multitude de petites îles.
-Température extérieure?
-Entre vingt et trente degrés en moyenne dans les zones tempérées ou tropicales. Les pôles sont couverts de glace, ainsi que les sommets montagneux qui se situent au centre de chacun des continents.
Le Neptune décéléra pour se satelliser en orbite haute. Le puissant télescope de bord permettait d'avoir une excellente vue des terres.
-Tu constateras, Marc, que les forêts recouvrent la quasi-totalité des continents. N'importe qui peut se dissimuler dans ce fouillis végétal !
Pendant plusieurs heures, les détecteurs fonctionnèrent sans apporter le moindre élément supplémentaire.
-Comment envisages-tu la suite des événements? demanda finalement Ray.
-Nous allons laisser le Neptune sur cette orbite et utiliser le module de liaison. Il est plus discret pour les vols à basse altitude.
Les deux amis gagnèrent une soute de l'aviso, où ils se dévêtirent entièrement. L'androïde pulvérisa sur leurs corps une mixture nauséabonde, mélange d'odeurs de sueur, de crasse et de pourriture.
-Quelle puanteur! protesta Marc.
-Les primitifs ont un odorat particulièrement développé, et ils seraient choqués par le parfum de ton eau de toilette. De plus, cette substance possède une action répulsive sur les insectes, qui abondent dans les bois. Ton épiderme évitera ainsi nombre de piqûres.
Ray tendit ensuite à son compagnon un pagne en similicuir, remontant en partie sur le thorax.
-Je l'ai fabriqué d'après tes souvenirs. Je ne pense pas que la mode ait beaucoup évolué depuis ton dernier passage.
Puis ce fut une paire de mocassins.
-Ils sont renforcés, afin d'éviter que tu te blesses les pieds.
Tandis que Marc se chaussait, le robot enfila une tenue identique.
-J'ai également confectionné deux poignards. Ils semblent en silex taillé, mais en réalité c'est du plastotitane. Sur place, nous verrons à nous faire des lances.
-Quel intérêt? Ton index gauche renferme un laser autrement plus efficace qu'une arme primitive!
-Tu sais bien que je ne peux m'en servir qu'en cas d'urgence.
Ils s'installèrent enfin dans le module, capsule oblongue dont la partie supérieure était en plastique transparent. Ray, aux commandes, fit pénétrer l'appareil dans le sas. Marc ne put réprimer un sourire. Deux hommes préhistoriques dans un engin sophistiqué. Aucun metteur en scène ne pouvait rêver plus bel anachronisme!
-Paré pour l'éjection, annonça Ray.
La porte de la coque s'ouvrit et la navette fut aspirée par le vide au milieu d'une myriade de cristaux d'air solidifié. Elle amorça sa descente pour se freiner sur les hautes couches de l'atmosphère.
-Défenses automatiques? interrogea Marc.
-Elles sont enclenchées depuis quinze secondes. Comme ça, si un curieux passe par hasard dans le coin, il ne pourra pas repérer le Neptune. Où nous posons-nous?
-Nous allons d'abord survoler les continents à deux mille mètres d'altitude. À cette distance, nous serons invisibles à un éventuel observateur indigène, et nous pourrons examiner chaque mètre de terrain avec le télescope du bord. Si des Terriens ont débarqué, ils ont nécessairement laissé des traces.
-Cela peut demander beaucoup de temps!
-Je sais, mais nous n'avons pas d'autre solution. Autant se mettre immédiatement au travail.
Trois heures durant, le module sillonna le ciel au-dessus d'une forêt qui semblait ne jamais vouloir s'interrompre.
-C'est à vous donner une indigestion de chlorophylle, soupira finalement Marc avec un air dégoûté.
L'appareil effectua un virage brusque. Ray désigna du doigt une zone aussi verte que les autres.
-Le détecteur de métal a réagi. Voyons s'il ne s'agit pas d'une erreur.
Soudain, l'engin parut s'immobiliser. Les sangles de sécurité labourèrent les épaules de ses occupants, le bruit du générateur augmenta jusqu'à devenir suraigu puis cessa.
-Nous sommes pris dans un rayon tracteur, commenta Ray. Même poussé à fond, le moteur est incapable de nous y soustraire.
Le véhicule plongeait sur les arbres, à grande vitesse. Marc se crispa dans l'attente du choc imminent, mais une décélération brutale lui coupa la respiration. La navette ne frôla la cime des arbres et ne s'insinua entre les branches qu'avec une sage lenteur. Des feuilles glissèrent contre le revêtement plastique, masquant la vue. Puis, brusquement, la lumière revint. Le module était attiré vers un hangar préfabriqué dont les deux portes étaient grandes ouvertes. Il s'immobilisa enfin devant l'appareillage complexe créant le rayon tracteur. Dans la lueur de projecteurs, deux silhouettes étaient visibles.
-Mauvais, émit Ray. Le premier est un androïde, et il a un désintégrateur puissant. Nous n'avons aucune chance de le surprendre!
Un signe impérieux de celui qui se tenait en arrière fit comprendre aux arrivants qu'ils devaient sortir de l'engin.
-Je vous attendais avec impatience, capitaine Stone.
Marc sursauta, clignant des yeux pour lutter contre l’éblouissement. L'homme qui l'avait interpellé était grand, mince, avec un visage étroit surmonté d'une chevelure grisonnante.
-John Sutter, murmura l'agent.
Le regard de l'ingénieur brilla d'une satisfaction mauvaise.
-Je n'ai pas oublié que je vous devais mon arrestation, capitaine. Pendant les mois passés au bagne, pas un seul jour je n'ai cessé de voir votre visage. Et j'ai juré de me venger!
-Vous ne semblez guère surpris de me voir, remarqua son interlocuteur d'une voix qu'il aurait voulu plus assurée.
Sutter émit un rire grinçant, désagréable et ironique.
-Je savais, en effaçant Psar des ordinateurs, que le S.S.P.P. serait contraint d'y envoyer une nouvelle mission. Comme vous connaissez la planète, il est logique que vous ayez été désigné. Je n'ai eu qu'à préparer votre arrivée !
Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites et surmontés d'épais sourcils se firent durs, glacés.
-Inactivez votre androïde!
Marc hésita un instant.
-Obéissez ou il sera désintégré!
Ray contacta psychiquement son ami :
-Tu n'as pas le choix. Ce type est probablement cinglé, mais aussi dangereux.
D'une main tremblante, son compagnon souleva une petite trappe au niveau du sein gauche et effleura un interrupteur. Privé d'énergie, le robot s'immobilisa. Sutter, méfiant, avait surveillé la manoeuvre. Ensuite, rassuré, il avança. Avec des gestes rapides de technicien, il démonta la paroi postérieure du thorax, puis il contempla un instant l'inextricable fouillis de fils, de moteurs, de circuits imprimés.
Il secoua la tête avec un air de commisération.
-Une vieille machine, commenta-t-il. Rien que l'amplificateur psychique occupe une place qui pourrait être mieux employée. Pour vous remercier d'avoir sauvé sa vie et sa fortune, Mlle Swenson aurait au moins pu vous offrir le dernier modèle que j'avais mis au point. Mais évidemment, si les gens très fortunés étaient généreux, ils ne resteraient pas riches bien longtemps!
A l'aide d'une pince, il enleva deux petits éléments métalliques.
-Voilà, dit-il, le laser digital est hors d'usage. Nous éviterons toute tentative dangereuse de rébellion.
Il referma les différents panneaux puis remit le contact, plissant le nez avec dégoût.
-Cet engin pue autant que vous! J'admire ce souci du détail chez un agent chevronné, seulement il est fort désagréable. Enfin, comme cela ne durera guère...
Il laissa la menace en suspens pour conclure:
-Suivez-moi! N'oubliez pas qu'à la moindre incartade, mon androïde vous découpera en morceaux.
Le groupe se dirigea vers un des cinq pavillons préfabriqués très astucieusement camouflés sous les arbres. Sutter poussa ses prisonniers dans une vaste pièce ressemblant à un bar où se tenait une quinzaine de personnes. Les conversations cessèrent brusquement, et tous les regards convergèrent sur les arrivants. Marc reconnut aussitôt les visages des évadés dont Neuman lui avait montré les projections. Quelques filles en tenue légère leur tenaient compagnie ; Sutter n'avait rien négligé pour le confort de ses invités !
-Je vous présente le capitaine Stone, du S.S.P.P., annonça l'ingénieur avec un sourire sardonique. Il est venu nous rendre une visite qu'il espérait discrète.
Ces paroles déclenchèrent une bordée de jurons.
-Bon Dieu, lança Alberto Nordi, s'il est arrivé jusqu'ici, les flics ne doivent pas être loin ! Il faut le liquider et filer le plus vite possible!
Les autres approuvèrent la proposition. Déjà un colosse se dressa. Sutter leva la main pour réclamer l'attention.
-Du calme, messieurs. Vous vous conduisez comme des gamins effrayés par leur premier contrôle de police.
Tandis que le silence retombait, il reprit:
-J'attendais cette venue et je m'y étais préparé. Je vais confectionner un androïde à l'image du capitaine, une vraie merveille de ressemblance. Dans une semaine, il regagnera son astronef resté en orbite. Il transmettra alors au S.S.P.P. un rapport détaillé affirmant qu'il n'existe sur Psar que de malheureuses tribus primitives, puis il regagnera la Terre.
-La supercherie sera alors découverte, objecta un type aux lèvres minces en qui Marc reconnut Paul Labarge.
Sutter ricana.
-Un malheureux accident surviendra dans le subespace. Malgré cela, la police n'aura aucune raison de douter du rapport du capitaine Stone, devenu héros à titre posthume, et elle poursuivra ses recherches dans d'autres systèmes solaires, nous laissant en paix sur Psar.
Le colosse ouvrit la bouche pour émettre une objection, mais Sutter ne lui laissa pas le temps de la formuler.
-C'est la seule solution ! trancha-t-il d'un ton ferme. N'oubliez pas que vous êtes activement recherchés sur toutes les planètes de l'Union Terrienne !
-Que deviendra ce type? demanda Nordi.
Sutter haussa les épaules.
-J'ai besoin de lui comme modèle pendant quarante-huit heures. Dès que mon robot sera au point, je vous l'abandonnerai. Plus vite vous l'exécuterez, mieux cela vaudra!
Nordi, qui semblait être le porte-parole de la petite communauté, finit par acquiescer :
-L'idée est astucieuse. Cela mérite d'être tenté.
Une voix féminine un peu criarde lança :
-Dommage! Il est plutôt beau garçon. Vous devriez me le prêter pendant une heure !
Des rires saluèrent la boutade, puis le claquement sec d'une gifle ramena le calme.
-La prochaine fois, tu réfléchiras avant de l'ouvrir, siffla Nordi.
Sous la surveillance de l'androïde, les prisonniers quittèrent le pavillon pour se diriger vers une autre construction. Sutter désigna une porte, et son automate poussa Ray dans une pièce obscure où il fut aussitôt inactivé.
-Comme ça, nous sommes sûrs qu'il restera sage, ironisa le malfrat. Maintenant, vous allez avoir l'honneur de visiter mon laboratoire. Le terme était pompeux pour désigner une vaste salle où un matériel hétéroclite s'entassait dans un ordre très fantaisiste.
L'ingénieur surprit le regard étonné de Stone. Il ricana.
-Moi, je m'y retrouve. C'est l'essentiel.
Il débarrassa une table du bric-à-brac qui l'encombrait.
-Allongez-vous! Je veux réaliser un moule parfait de votre visage et de votre torse. Comme l'opération nécessite une immobilité absolue, je préfère vous endormir.
Avec dextérité, il emplit une seringue d'un liquide jaunâtre.
-Votre bras gauche !
Marc tenta de se débattre, mais l'androïde le ceintura. Il grimaça lorsque l'aiguille traversa sa peau. Un sourire railleur éclaira le visage du bandit.
-Bonne nuit, capitaine.
Brusquement, un voile noir couvrit la vue de Marc. Il perdit connaissance.
CHAPITRE IV
Une sensation de brûlure à l'avant-bras obligea Marc à ouvrir les yeux. Il se trouvait dans une pièce minuscule, allonge sur un lit de camp. Une longue minute lui fut nécessaire pour parvenir à s'asseoir. Il avait la tête lourde, la langue pâteuse, comme après une cuite carabinée. Une rampe lumineuse protégée par un grillage métallique éclairait sa cellule. En s'aidant des mains, il réussit à se lever. Il crut que ses jambes allaient se dérober sous lui ; néanmoins, il resta debout.
Dans un angle se trouvait un distributeur de boissons. Les quatre pas nécessaires pour y parvenir furent plus que laborieux. Le prisonnier avala coup sur coup trois gobelets de jus de fruit synthétique. Son estomac se tordit mais accepta de conserver le liquide.
Songeant qu'un peu d'air frais l'aiderait à récupérer ses esprits, il se dirigea vers la fenêtre. Elle était verrouillée. A l'horizon, une mince bande lumineuse indiquait que l'aube était proche. Épuisé par l'effort, le jeune homme se laissa retomber sur le lit. Une piqûre à la cuisse le fit tressaillir. Trop sûr de lui ou de ses drogues, Sutter ne lui avait pas enlevé le poignard passé dans la ceinture de son pagne !
-Marc! Marc!
L'appel psychique que Ray était chargé d'angoisse.
-Heureux de te recevoir, répondit Marc. As-tu retrouvé les moyens d'action?
La pensée se fit ironique et amicale :
-Lorsque je te sais en danger, je peux shunter l'interrupteur. Malheureusement mon laser est hors d'usage. Enfin, la porte ne semble guère solide et je pense que je peux l'enfoncer.
-Cela risque d'être bruyant. Où te trouves-tu ?
-Dans une cellule en face de la tienne!
Marc examina la porte. C'était un panneau d'aggloméré de matière plastique, utilisé dans les constructions préfabriquées pour sa légèreté qui diminuait les frais de transport. L'agent palpa la lame de son couteau. L'aspect du silex, la solidité du plastotitane.
D'un geste rageur, il planta l'arme dans le battant où elle s'enfonça jusqu'à la garde. Il recommença des dizaines de fois, afin de découper un cercle autour de la serrure. Une simple pression du doigt suffit ensuite à ouvrir l'huis.
Le couloir était désert. Deux petites lampes dispensaient une maigre lueur.
-Ray, où es-tu?
-La deuxième porte sur la gauche!
Elle n'était défendue que par un simple verrou que Marc n'eut aucune peine à pousser.
-Filons d'ici, murmura Ray. Je passe le premier, en cas de mauvaise rencontre.
Moins de trois minutes plus tard, ils sortaient du bâtiment. Marc respira à pleins poumons l'air chaud et parfumé de la nuit, qui acheva de dissiper son malaise.
-Il faut récupérer le module. C'est notre seule possibilité de regagner rapidement le Neptune. Où se trouve le hangar?
L'androïde désigna une masse compacte émergeant de la pénombre. En silence, les deux amis coururent vers la construction. Ils se plaquèrent contre le mur.
-Faisons le tour, il y a peut-être une entrée discrète.
Malheureusement, le hangar ne comportait qu'une issue, la porte principale à deux battants. Ray examina la serrure.
-C'est un modèle solide.
-Il existe un interstice entre la porte et le sol où nous pouvons glisser les doigts. Essayons de tirer.
Ils s'accroupirent et saisirent la partie inférieure du vantail.
-Allons-y! murmura Marc, les muscles crispés.
Lentement, le panneau s'incurva. Ray mobilisait sa force prodigieuse. Un claquement sec annonça enfin que les évadés avaient triomphé de l'obstacle : toute la partie inférieure du portail avait été arrachée. Marc allait se glisser dans l'ouverture ainsi créée lorsque Ray le tira en arrière.
-Je reçois une onde radar!
Une sonnerie grêle résonna alors, tandis que plusieurs projecteurs s'allumaient, inondant le bâtiment de lumière. Son compagnon plaqua Marc à terre à l'instant où un jet laser fusait au-dessus de leur tête.
Ils s'éloignèrent en rampant. Cinquante mètres plus loin, Marc se redressa, abrité par un gros tronc d'arbre. La silhouette de l'androïde se profilait dans la lueur des projecteurs.
-C'est fichu! soupira-t-il. Maintenant qu'il a copié mon portrait, Sutter n'a aucune raison de nous ménager. Nous devons partir au plus vite.
Il s'élança au pas de course dans la forêt, suivi par Ray. Un quart d'heure plus tard, le souffle court, il ralentit l'allure. Les premiers rayons du soleil filtraient à travers les branchages.
-Il faut continuer, dit Marc.
Les deux amis marchèrent jusqu'à ce que le soleil soit au zénith. L'humain décida alors de s'accorder une pause.
-Active tous tes détecteurs, Ray. Logiquement, Sutter devrait nous poursuivre. Nous constituons une menace pour lui.
L'automate haussa ses épaules massives, en un geste fataliste très humain.
-Qu'a-t-il à craindre? Nous ne pouvons communiquer avec la Terre, et si j'appelle le module de secours du Neptune, il l'attrapera aussi facilement qu'il nous a capturés hier!
-Exact! Nous allons attendre la tombée de la nuit et tenter d'attaquer leur base.
Ray secoua la tête, un sourire amer aux lèvres.
-Comment? Ils sont sur leurs gardes et nous ne disposons d'aucune arme! Non, nous devons gagner du temps! Le plus sage serait de nous réfugier dans un village primitif. Il y en a un à une quarantaine de kilomètres au nord. Dans quelques semaines, ils nous croiront morts et nous pourrons agir.
-Sutter aura mis son plan à exécution et aura envoyé de faux renseignements à la Terre. De plus, il se sera emparé du Neptune.
-C'est peu probable, Marc. Notre aviso est en état de défense automatique et il ne possède pas le code d'accès.
-Tu oublies que c'est un maître en électronique. Il n'aura guère de difficultés pour forcer notre système de défense.
-C'est un risque à courir, car je ne vois pas d'autre solution.
Ray ouvrit une cavité aménagée dans sa cuisse droite.
-Tout génial qu'il soit, Sutter ne m'a pas dépouille de mes provisions. Prends cette tablette nutritive. Tu auras besoin de toutes tes forces.
Tandis que Marc suçait lentement sa pastille, l'androïde reprit:
-Tout compte fait, notre évasion a été relativement facile.
-Trop facile, grogna Marc.
-Que veux-tu insinuer?
-Je m'étonne que Sutter n'ait pas pris plus de précautions. Je me demande s'il ne nous réserve pas une très mauvaise surprise.
CHAPITRE V
Sutter, suivi de son robot, pénétra d'un pas pressé dans le baraquement où il avait convoqué tous les évadés. À son entrée, dix têtes se tournèrent vers lui. Les forçats n'avaient pas fière allure, peu habitués à être réveillés à l'aube après nue nuit de beuverie.
Nordi étouffa un bâillement et lança d'une voix pâteuse :
-Bon Dieu, pourquoi ce chambardement?
-Je dois vous informer d'un événement très regrettable. L'agent terrien s'est évadé!
Une série de jurons salua sa phrase.
-Comment cela s'est-il passé ? jeta Nordi, dont le regard s'était mis à briller dangereusement.
-Cela n'aurait jamais dû se produire. Le type était enfermé dans une chambre et il avait reçu une dose d'anesthésique qui devait le faire dormir jusqu'à midi au moins.
- Alors?
Sutter haussa les épaules, fataliste.
-Certains organismes éliminent les drogues plus vite que la moyenne. Ça n'arrive qu'une fois sur dix mille, seulement il a fallu que ça tombe sur lui. Une fois réveillé, il a défoncé la porte et n'a eu aucun mal à délivrer son androïde. Il a ensuite voulu récupérer son module. Heureusement, les systèmes d'alarme ont fonctionné, il n'a pas pu pénétrer dans le hangar et a dû s'enfuir dans la forêt.
Paul Labarge émit un ricanement.
-S'il ne veut pas crever de faim, il sera bien obligé de revenir!
-C'est possible mais non certain, objecta Sutter. Ce type est un spécialiste des civilisations primitives. Il peut fort bien survivre et revenir nous attaquer dans quelques jours, quand nous nous y attendrons le moins. Il constitue une menace pour notre base. C'est pourquoi j'ai désiré vous avertir. Désormais, il faudra assurer des tours de garde la nuit.
Kourlof secoua sa grosse tête carrée.
-Ainsi, nous lui laissons l'initiative. En vertu du principe qui affirme que la meilleure défense est l'attaque, pourquoi ne nous lancerions-nous pas à sa poursuite?
-Comment le trouver dans cette jungle ? grinça Nordi.
-Pour ça, pas de problème, intervint Sutter. Justement, afin de tenir éloignés les indigènes ou d'éventuels fauves, j'avais construit deux chiens robots. Il ne me reste plus qu'à brancher les générateurs. Ils pourront retrouver et suivre la trace des fugitifs.
-Alors, qu'attendez-vous pour les lâcher? s'étonna Nordi.
-En dehors d'une mâchoire puissante, ils n'ont pas d'arme. Le robot les détruirait avec facilité. Il faudrait qu'ils soient accompagnés d'hommes armés.
Nordi réfléchit une minute, les sourcils froncés, puis il éclata d'un rire grinçant. Se tournant vers ses compagnons, il proposa :
-Que diriez-vous d'une bonne petite chasse à l'homme? Cela constituerait une piquante distraction dans ce bled où elles sont rares! Ça nous rappellera l'époque où nous poursuivions les indics des flics dans le quartier réserve.
Une clameur enthousiaste salua cette idée.
-Nous allons lui en faire baver, à ce salaud! jeta Kourlof.
Sutter leva la main pour réclamer le silence.
-Je désapprouve ce projet ; c'est trop dangereux. Se promener dans la forêt de Psar n'a rien d'une partie de plaisir, et il peut arriver des accidents. En outre, ce Stone est dangereux, il connaît ce genre d'endroits. Je ne veux pas que vous deveniez son gibier!
D'énormes rires ponctuèrent la phrase.
-Boucle-la, Sutter, dit Nordi. Nous t'avons payé pour nous faire évader, pas pour nous servir de nourrice ! Va chercher tes cabots pendant que nous nous préparons.
-Entendu, c'est vous qui décidez. Prenez des armes, du ravitaillement et des communicateurs radio.
Pendant une heure, les anciens forçats se démenèrent sous les ordres de Nordi. Puis Sutter reparut, précédé de deux molosses. Ils ressemblaient à de gros loups, avec une fourrure synthétique de couleur brun foncé.
Nordi était entouré de ses amis, tous vêtus d'une combinaison de toile, chaussés de bottes montantes. Ils portaient un fusil laser sur l'épaule et un pistolaser à la ceinture. Alberto distribuait les ordres :
-Kourlof et Labarge, vous prendrez chacun deux hommes et vous suivrez les chiens. Dès que nous aurons repéré la direction du fuyard, Rossen, James, Dany et moi, nous partirons en hélijet pour lui barrer la route. Nous l'encerclerons, et la fête pourra commencer.
-Si nous l'attrapons, que devons-nous en faire? s'enquit Kourlof.
Sutter haussa les épaules.
-Amusez-vous autant que vous le voudrez mais ramenez-moi sa tête. J'ai besoin de vérifier que mon nouvel androïde lui ressemble trait pour trait.
-Et son robot?
-Si vous le pouvez, rapportez ses cristaux mémoriels. Ce sera toujours intéressant à étudier.
-Ne le tuez pas trop vite, recommanda Nordi. Il faut que chacun puisse s'amuser! Si un groupe arrive à le coincer, qu'il appelle immédiatement les autres, que tout le monde profite du spectacle.
Les bandits sortirent du baraquement, se bousculant comme des collégiens en goguette.
-Prenez garde, maugréa Sutter. Je persiste à dire que j'aurais préféré vous voir rester ici.
-Calmez-vous, ricana Nordi. Nous prenons nos responsabilités. Et puis ce type n'est qu'un minable !
Il rejoignit ses compagnons, sans voir le discret sourire qui flottait sur les lèvres de l'ingénieur.
Les deux chiens-robots, tenus en laisse, tournaient autour du hangar. Soudain, avec ensemble, ils s'élancèrent vers les arbres, prenant la direction du nord. Les chasseurs les suivirent tandis que Nordi effectuait un rapide calcul.
-Ils ont environ trois heures d'avance sur nous. Compte tenu des difficultés de la marche en forêt, cela représente une dizaine de kilomètres. Au début, les nôtres n'avanceront guère plus vite. Ils les rejoindront ce soir, ou peut-être seulement demain. Mieux vaut compter large.
Il réfléchit encore un instant, avant d'ordonner:
-Sutter, vous allez nous déposer avec l'hélijet à une quarantaine de kilomètres.
Le petit groupe embarqua dans l'appareil, qui prit la direction du nord.
Un peu plus tard, Nordi désigna une minuscule clairière :
-Ici, c'est parfait!
L'engin se posa en douceur. Avant que Nordi saute à terre, Sutter lança:
-Recommandez à vos hommes d'assurer une écoute radio permanente et donnez-moi des nouvelles toutes les heures, sinon je deviendrai fou d'inquiétude.
Nordi ne répondit que par un éclat de rire.
-Tranquillisez-vous, vous aurez votre tête sur un plateau demain au plus tard!
Il assura son sac sur ses épaules et rejoignit ses compagnons. Tandis que l'hélijet s'élevait doucement dans le ciel, il lança:
-Ronald et Dany, prenez position à environ un kilomètre à l'est. Installez-vous confortablement car l'attente sera longue. Nous, nous restons ici. Gardez vos radios branchées.
CHAPITRE VI
Ray secoua l'épaule de Marc qui somnolait, adossé au tronc d'une sorte de gros chêne.
-Mes détecteurs biologiques réagissent! Ne bouge pas, je vais observer du sommet d'un arbre.
L'androïde actionna ses antigrav et s'éleva doucement dans les airs. Marc, une fois de plus, remercia en lui-même les ingénieurs qui avaient fabriqué une mécanique aussi perfectionnée. Ray progressa sous la ramure et disparut à la vue de son ami.
Son absence ne dura guère plus de deux minutes. Lorsqu'il reparut, il paraissait soucieux.
-Mauvais, expliqua-t-il. J'ai vu un groupe de six hommes fortement armés. Ils sont accompagnés de deux chiens-robots, et ils se dirigent droit sur nous.
-Nous n'avons d'autre solution que de filer, soupira Marc.
Ils se remirent donc en marche, avançant d'un pas rapide.
-Veux-tu que je te porte? proposa Ray. Nous irons plus vite.
-Non, Ray. Cela épuiserait ton générateur. Nous ignorons combien de temps nous sommes condamnés à passer sur Psar et je tiens à te garder en bon état. Nous verrons si ces types ont un meilleur entraînement que moi!
-Je passe le premier, au cas où nous rencontrerions des animaux dangereux !
Pendant une heure, ils progressèrent d'un pas soutenu, à travers un sous-bois épais. Par instants, Ray devait écarter des sortes de ronces aux épines acérées pour permettre à son compagnon de se faufiler à sa suite. Puis une minuscule clairière s'ouvrit devant eux. Sur un rayon d'une dizaine de mètres, le sol était à nu, dégagé de toute végétation. Le robot allait avancer quand Marc le tira avec brutalité en arrière.
-Tsers, dit-il seulement, devant le regard étonné de son ami.
L'explication fut suffisante car Ray demanda :
-Nous faisons un détour?
Marc secoua la tête, tandis qu'un sourire glacé se peignait sur son visage.
-Mieux vaut laisser une trace en ligne droite. Soulève-moi avec tes antigrav et dépose-moi de l'autre côté.
L'automate obéit sans discuter, et moins d'une minute plus tard, les deux fugitifs reprirent leur marche.
-Dommage de ne pas pouvoir assister au spectacle !
***
Paul Labarge se laissait tirer par le chien-robot, ce qui facilitait sa marche rapide. Derrière lui, Joë, un solide rouquin, et Kim, un Coréen trapu, soufflaient. La sueur ruisselait sur les visages.
Le chien s'arrêta au pied d'un arbre.
-Il ne va pas pisser, quand même, ricana Joë.
Paul désigna des herbes qui avaient été écrasées.
-Notre petit copain s'est allongé ici un bon moment.
-.T'en ferais bien autant, grogna Joë en essuyant le front. Pourquoi n'avons-nous pas pris un véhicule? Cela nous aurait évité de nous agiter par cette chaleur.
-Imbécile ! Même un bulldozer n'arriverait pas à se frayer un chemin dans cette jungle.
Le molosse tournait la tête comme s'il humait l’air, puis il repartit, entraînant Labarge. Kim et Joë assurèrent leur sac sur leurs épaules, calèrent leur fusil sous leur bras et suivirent. Il leur semblait que cette progression difficile durait des jours.
Fatigué, Paul ordonna enfin une halte. Aussitôt,
Joë se laissa tomber à terre et dévissa le bouchon d'une gourde qui pendait à sa ceinture. Il but une généreuse rasade puis tendit le flacon à Kim. La voix de Boris résonna dans le communicateur- radio :
-Nous suivons toujours le cabot, mais nous n'avons pas encore établi le contact. A vous!
-Le type possède encore une bonne avance, répondit Labarge. Nous l'aurons quand même, à l'épuisement, car lui n'a pas de provisions. Inutile de courir, donc, nous repartirons dans une demi-heure.
Ils sucèrent des tablettes nutritives, puis Joë tira de son sac une petite trousse à pharmacie pour étaler une pommade cicatrisante sur les estafilades qui striaient ses avant-bras et son visage. Les épines des buissons ne l'avaient guère épargné. Ensuite, jugeant sa petite troupe reposée, Labarge donna le signal du départ.
Tiré par le chien qui progressait en ligne droite, il prit vite un peu d'avance sur ses compagnons. Au bout d'un moment, il constata avec satisfaction qu'il allait traverser un espace dégagé. Mais soudain, le sol se déroba sous ses pieds. Ce qui paraissait de la terre n'était qu'une poussière impalpable, dans laquelle il enfonçait. Déjà, il y plongeait jusqu'à la taille. Une horrible sensation de brûlure lui arracha un cri. Un peu plus loin, le chien se débattait, incapable lui aussi de s'extraire du sol trop meuble.
Médusés, Kim et Joë s'étaient immobilisés. Un immonde grouillement agitait la clairière ; une multitude d'insectes recouvrait les captifs du piège. Ces bêtes, de couleur grisâtre, avaient la taille du pouce. Une pince, énorme, tranchante, s'articulait au niveau du céphalothorax.
Avec horreur, les deux hommes virent que les vêtements de leur camarade s'étaient volatilisés, arrachés par les innombrables petites pinces. Vingt secondes plus tard, la peau subissait le même sort. Tendons, muscles, aponévroses apparaissaient à nu. Les hurlements de douleur du malheureux dévoré vif leur vrillaient les oreilles. Le chien-robot subissait le même sort. Sa fourrure synthétique n'avait pas mieux résisté aux insectes voraces qui attaquaient maintenant le revêtement isolant des fils électriques, déclenchant des courts-circuits en série. De violentes convulsions secouèrent la machine, puis elle s'immobilisa et disparut sous la poussière impalpable.
-Affreux, murmura Joë. Nous ne pouvons laisser Paul agoniser ainsi.
D'une main mal assurée, il leva son pistolaser. Le visage de Labarge n'était plus qu'une bouillie sanglante, yeux et paupières avaient disparu. Un ultime cri, faible, étouffé, jaillit encore d'une gorge maintenant emplie d'insectes.
Joë crispa le doigt sur la détente. Mais il tremblait si fort que le rayon manqua sa cible de plus d'un mètre! Il lui fallut tenir l'arme à deux mains pour que le jet rouge atteigne le corps de leur compagnon.
Enfin, lentement, ce qui n'était plus qu'un squelette entouré de quelques lambeaux de chair acheva de s'enfoncer dans la poussière. Les deux hommes eurent la vision d'une cage thoracique aux côtes d'un blanc indécent, à l'intérieur de laquelle remuaient des milliers de fourmis géantes.
Puis le dernier ossement disparut, la poussière retomba, et devant leurs yeux incrédules, il n'y eut plus qu'une petite étendue de sol grisâtre. Il ne subsistait aucune trace du drame qui s'était déroulé là quelques instants plus tôt. Le piège était à nouveau prêt à fonctionner!
Les jambes fauchées par l'émotion, Joë se laissa tomber à terre. Il réalisa qu'il était trempé, comme s'il avait plongé dans une mare.
Kim n'avait pas meilleure allure. Son teint ordinairement jaune avait pris une curieuse couleur grisâtre. Il décrocha de sa ceinture son communicateur radio. Nordi répondit aussitôt:
-Que vous arrive-t-il?
D'une voix hachée, enrouée par l'émotion, le Coréen lui raconta la fin de Labarge.
-Un nid de « tsers », intervint Sutter, qui était à l'écoute des communications. Cela ne pardonne pas!
Nordi éructa une série de jurons.
-Nous ferons payer ce crime à Stone. Je veux que vous le capturiez vivant ! Nous le donnerons à boulotter morceau par morceau à ces damnées bestioles !
Cette perspective insuffla un regain d'énergie à ses troupes.
-Rejoignez le groupe de Boris ! Je compte sur vous pour attraper ce salopard!
CHAPITRE VII
La nuit tombait. La forêt bruissait d'une infinité île sons où s'entremêlaient le coucher des animaux diurnes et l'éveil des prédateurs nocturnes. Mare avançait d'un pas régulier. Plusieurs heures de marche avaient creusé ses traits. Des rigoles de unir, délayant la poussière, striaient sa peau de marques noires.
Mes détecteurs ne perçoivent rien en ce moment. Nous avons distancé nos poursuivants, annonça Ray. Tu peux te reposer.
Tant qu'il reste un peu de jour, mieux vaut avancer. Rien ne nous dit qu'ils s'accorderont une nuit de repos. Les chiens-robots peuvent les guider dans l'obscurité.
Ray acquiesça, et ils poursuivirent leur chemin, les arbres qui ressemblaient à des chênes avaient disparu, laissant la place à des sortes de palétuviers et à de gros saules dont les branches retombaient jusqu'au sol, lequel devenait mou, spongieux.
-Mauvais, grogna l'androïde. Nous nous engageons dans un marécage.
-Il nous est impossible de faire demi-tour. Nous n'avons donc pas d'autre choix, soupira Marc. Seule consolation, nos poursuivants seront aussi gênés que nous.
Leur progression se ralentit ; à chaque pas, il leur fallait littéralement arracher de la boue le pied qu'elle aspirait. Marc peinait mais, les mâchoires serrées, le visage crispé, il s'obstinait à avancer. Soudain, Ray, qui le précédait, enfonça jusqu'à mi-corps dans un magma noirâtre.
-Marc, émit le robot, je suis comme aspiré!
-Cela ressemble à une tourbière ou à des sables mouvants. Utilise tes antigrav.
-Ils sont branchés à pleine puissance, et ils suffisent juste à me stabiliser. Je ne parviens pas à me tirer de ce cloaque. La consommation d'énergie est très importante. A ce régime, mon générateur s'épuisera vite.
Marc réfléchit un instant. Puis, avisant une grosse liane autour d'un tronc, il se hissa dans l'arbre sans se soucier de l'écorce rugueuse qui égratignait son épiderme. Deux minutes lui furent nécessaires pour trancher le végétal. Malheureusement, cette corde improvisée ne dépassait pas trois mètres de longueur.
-Inutile, dit Ray. Si tu me la lances, c'est toi qui me rejoindra: ton poids est insuffisant pour m'arracher à cette gangue.
Sans répondre, son ami noua la liane à l'arbre le plus proche. Il manquait encore deux bons mètres pour atteindre Ray! Le jeune homme s'étendit sur le sol et rampa à reculons, les deux mains crispées sur le mince végétal.
-Ray, attrape mes pieds, vite!
Évitant tout mouvement brusque, Ray s'allongea sur la fange. Lentement, très lentement, il tendit les bras. Ses doigts effleurèrent les mocassins de Marc, puis un dernier effort lui permit d'attraper ses chevilles. Son compagnon enroula la liane autour de son poignet droit.
Commence à tirer, Ray.
La corde végétale se tendit, mordit dans la chair. Marc eut la sensation qu'une force immense lui arrachait les membres. La pensée de Ray frappa ses neurones :
Nous n'y parviendrons jamais. Je n'ai professé que d'une dizaine de centimètres, et je sens combien tu as mal.
Les dents serrées, son camarade grogna :
La liane résiste, c'est l'essentiel. Continue!
La douleur au niveau des épaules devenait de plus en plus vive, mais Marc concentrait sa pensée m sa dernière rencontre avec Elsa Swenson. Il ne m .niait pas que l'androïde devine sa souffrance. Il fut presque étonné de sentir le visage du robot au niveau de ses mollets. La traction se relâcha un instant. Les mains le saisirent par la taille.
-Attention, Marc, ce n'est pas terminé.
La douleur revint, fulgurante, puis cessa brusquement: avec un bruit de bouchon jaillissant d'une bouteille, Ray s'était arraché au bourbier. Il flotta un instant dans les airs avant de retomber sur la terre ferme. Sans perdre de temps, il saisit alors les bras de Marc et le tira doucement vers lui.
Un instant, les deux amis s'étreignirent, puis l'humain éclata d'un rire nerveux. Remuant ses épaules douloureuses, il s'exclama, jovial:
-Tous les médecins te diront que les élongations sont excellentes pour la santé ! J'ai sûrement grandi de trois centimètres!
Ray et lui étaient couverts d'une boue nauséabonde, mais le regard de l'agent brillait de joie. L'automate détacha la liane et l'enroula autour de sa taille.
-Qui sait si elle ne pourra pas nous servir à nouveau ?
La nuit était maintenant tombée.
-Porte-moi un peu plus loin, au-delà de cette tourbière. Nous avons bien mérité de nous reposer.
Trois minutes plus tard, Ray déposait son compagnon sur une zone herbeuse assez sèche mais où sinuait un petit ruisseau. Ils purent ainsi nettoyer la fange qui les couvrait.
-Mes ancêtres, dit Marc, utilisaient les bains de boue pour guérir leurs rhumatismes.
L'androïde se releva, tourna la tête dans toutes les directions.
-Mes détecteurs ne perçoivent aucune onde biologique. Nos poursuivants sont donc encore loin. Je pense que nous pouvons prendre le risque d'allumer un feu, ça éloignera les prédateurs nocturnes.
Marc s'étendit sur la mousse. Il se sentait exténué et des crampes tenaillaient ses mollets.
Plein de sollicitude, Ray lui glissa dans la bouche une tablette nutritive en maugréant:
-Il te faudrait quelque chose de plus consistant. D'autant que ma réserve s'épuisera vite.
Ayant ramassé une brassée de bois mort, il disposa des brindilles afin d'allumer le feu.
-Par chance, j'ai aussi un briquet, je ne serai pas obligé de chercher des silex. Ils doivent être rares dans cette forêt.
Une petite flamme jaillit, vacillante, mais qui se développa sous le souffle énergique de l'androïde. Son camarade sentait une douce torpeur l'envahir.
-Marc! Lève-toi, vite!
Le Terrien se redressa aussitôt.
-Qu'arrive-t-il ?
-Regarde ton torse!
Des dizaines d'énormes sangsues, collées sur la peau de l'humain, se balançaient à chacun de ses mouvements. Ray avançait déjà la main pour les arracher lorsque son ami l'arrêta.
-Non ! je connais ces bestioles: si on tire dessus, elles arrachent un fragment de peau et la plaie saigne longtemps, car les glandes salivaires des sangsues sécrètent une substance anticoagulante.
-Tu ne peux pourtant pas les laisser pomper ton sang toute la nuit!
-Prends un tison et brûle les une par une. Elles se détacheront sans causer de dégâts. C'est ainsi que les indigènes procèdent.
L'intervention de Ray fut longue, minutieuse mais efficace. Une odeur de chair grillée flottait dans l'air. Quand il en eut terminé, Marc se frotta I'avant-bras gauche, où persistait une zone douloureuse.
-Cette ordure de Sutter n'est même pas capable de pratiquer une injection correcte. Espérons qu'avec sa vieille aiguille, il ne m'a pas déclenché un abcès!
-Maintenant, repose-toi, dit Ray. Laisse-moi le couteau pour que je puisse bricoler tout en veillant.
Une agréable odeur de cuisine éveilla Marc. Le jour se levait à peine. Le Terrien se redressa en bâillant et vit Ray, qui faisait rôtir sur une broche improvisée un morceau de viande.
-Cela ressemblait à un gros lièvre. Je l'ai surpris alors qu'il s'approchait du ruisseau. Il est presque cuit. Tu as juste le temps de te passer un peu d'eau sur la figure.
L'androïde découpa les deux pattes arrière, qu'il porta à son ami.
-Mange tranquillement ! Je voudrais préparer deux surprises qui plairont certainement à nos suiveurs. Je reste en contact psychique avec toi. Au moindre danger, tu appelles.
Il lui tendit deux lances en bois.
-C'est tout ce que j'ai pu faire. Les pointes sont seulement durcies au feu.
Puis il partit au pas de course sans se soucier des buissons épineux. Affamé, Marc dévora son lapin. La chair était ferme, fade, mal cuite, mais après deux jours de pastilles nutritives, fort agréable à avaler.
Sa fringale apaisée, il commença à s'inquiéter. Il lui semblait que Ray était parti depuis une heure.
-J'arrive!
L'appel, tout proche, fit sursauter l'humain. Le robot émergea des fourrés. La boue séchée qui maculait son corps lui donnait un aspect effrayant.
-Nos poursuivants sont encore loin et hors du champ de mes détecteurs.
-Ce n'est pas une raison pour traîner en route !
Ray ramassa ce qui restait de viande et l'engloutit en larges bouchées. Son arrière-gorge recélait en effet une cavité où les aliments étaient désintégrés, et l'énergie ainsi obtenue, même minime, épargnait celle du générateur. Malheureusement, il aurait fallu des quantités énormes de nourriture pour compenser les pertes subies ces dernières heures!
CHAPITRE VIII
-Boris, tu es prêt?
Nordi ne paraissait pas d'excellente humeur, et sa voix rageuse faisait vibrer le haut-parleur du communicateur radio.
-Les gars se réveillent à peine, bougonna Kourlof.
-Dis-leur de se grouiller s'ils veulent coucher ce soir dans leur lit! Nous devons attraper notre salopard aujourd'hui. Sutter vous apporte des provisions en hélijet.
La nouvelle ragaillardit les hommes. Ils n'avaient guère fière allure: tous arboraient des mines fatiguées et des traits tirés. Bien qu'un tour de garde eût été organisé, ils n'avaient pratiquement pas pu dormir. La nuit, la forêt produit une multitude de bruits aussi mystérieux qu'inquiétants.
Toni, un type long, brun, le regard très noir, grogna:
-La seule chose qui me console dans tout ça est de savoir que l'autre salaud ne doit pas se sentir en meilleure forme. Je veux être le premier à lui rectifier le portrait, pour lui faire payer mes courbatures !
L'arrivée de l'hélijet interrompit sa diatribe. La porte de la carlingue s'ouvrit et l'ingénieur sauta à terre.
-Faites décharger le conteneur. Vous trouverez un repas chaud et de nouvelles boîtes de rations.
Il appela le chien, ouvrit sa trappe dorsale, consulta divers cadrans et annonça:
-Stone se trouve à huit kilomètres au nord. Il a su conserver son avance. Si vous voulez le capturer aujourd'hui, il faut vous activer. Mais faites bien attention. Cette jungle est dangereuse et Stone est un spécialiste des planètes primitives. Souvenez- vous que je n'étais pas partisan de cette poursuite !
Sans attendre de réponse, il regagna son appareil.
-Grouillez-vous d'avaler votre déjeuner, ordonna Boris. Vous avez entendu, nous avons encore une longue balade en perspective.
Des grognements répliquèrent à cette annonce. Karl, un grand blond aux traits accusés, lança:
-Pourquoi se presser? Si le type continu à marcher vers le nord, il rencontrera Nordi ou Rossen, qui le descendront.
Kourlof poussa un long soupir.
-Pour une fois, utilise le pois chiche qui te sert de cervelle. Regarde cette fichue forêt! Un régiment pourrait passer à vingt mètres de nous sans que nous nous en rendions compte. Nos amis ne sont que quatre, ils ne peuvent donc pas surveiller des kilomètres. S'il les dépasse, nous serons obligés de courir après lui pendant des jours entiers. C'est une question de principe. Jamais Nordi n'acceptera de le voir filer, surtout après ce qui est arrivé à Paul. Maintenant, si tu as envie de t'opposer au patron, c'est ton affaire. Moi, je pense que toutes les bestioles de cette planète sont moins dangereuses que lui.
Karl eut l'intelligence de ne pas insister.
-O.K., Boris, tu as raison. Je te suis!
Moins d'une demi-heure plus tard, la colonne se mit en route. Prudent, Kourlof avait programmé le chien-robot pour qu'il avance à une allure raisonnable. Il voulait garder sa troupe groupée et non être contraint d'attendre des traînards.
-Soyez prudents, souvenez-vous du nid de tsers! Toni, ouvre la marche, Karl la fermera. Joë et Kim permuteront avec vous à la prochaine halte. En avant!
Deux heures durant, ils marchèrent sans mauvaise rencontre, en dehors des buissons épineux. Le chien avançait en ligne droite, indifférent aux piquants. Par chance pour les humains, les fourrés devenaient moins denses, même si le sol se faisait plus spongieux.
-Vivement la pause, grogna Joë, qui marchait aux côtés de Toni. Je me demande comment cette machine arrive à suivre une piste dans ce fatras de chlorophylle. Qui nous dit qu'il n'est pas déréglé?
Toni haussa les épaules avec philosophie. Lui aussi commençait à peiner, mais il se refusait à le montrer.
-Sutter n'est pas un amateur, ses mécaniques sont de première qualité. Il nous l'a prouvé en nous faisant évader. Sans lui, tu tournerais toujours en rond dans ta cellule. Moi, je préfère l'odeur de cette forêt à celle des désinfectants de la prison.
-Je suis d'accord avec toi, quoique cela nous ait coûté un sacré paquet d'oseille.
-Il t'en restera encore assez pour vivre tranquille quand tu auras regagné une planète civilisée. Tu gardes l'espoir de pouvoir dépenser ton fric, ce que tu n'avais pas en taule. C'est pourquoi nous ne pouvons laisser ce Stone risquer de compromettre notre avenir!
Les pattes du chien-robot enfonçaient de plus en plus profondément dans le tapis de feuilles mortes. Soudain, il disparut entièrement, pour réémerger un peu plus loin, couvert d'une boue gluante. Il tenta encore de progresser puis, aspiré, s'enfonça dans la vase.
Toni s'immobilisa brutalement mais fut heurté par Joë, qui le suivait de près. Sous le choc, les deux bandits trébuchèrent et Toni fut projeté en avant. Ce qui semblait un matelas de feuilles se déchira, et les hommes s'enfoncèrent dans la boue. Ray avait habilement camouflé la tourbière qui avait failli lui être fatale!
Joë tenta désespérément de s'accrocher à une touffe d'herbe, laquelle céda presque aussitôt sous son poids. Ce minime répit eut cependant une conséquence heureuse: Boris, qui était resté un instant figé de surprise, réagit avec promptitude. II se laissa tomber à genoux sur le sol encore solide et attrapa la main de son camarade.
-Karl, Kim, aidez-moi à le sortir de là!
Conjuguant leurs efforts, les trois malfrats finirent par arracher leur compagnon à la glaise qui l'aspirait. Laissant Joë allongé, Boris chercha alors Toni du regard. Les mouvements désordonnés du malheureux l'avaient entraîné à deux mètres du bord. A présent, seule sa tête émergeait encore. Il leva le bras, hurlant de terreur, puis son visage disparut dans le cloaque, sa voix s'éteignit. Un instant, sa main s'agita en un ultime adieu, avant de s'effacer, elle aussi.
Livide, incrédule, Kourlof regarda les sables mouvants. Sa grosse carcasse était secouée d'un tremblement incoercible. Il saisit sa radio et appela Nordi.
-Notre gibier est plus rusé que je ne le pensais ! s'exclama ce dernier après avoir écouté ses explications.
-Mais c'est un simple accident, objecta Boris.
-Je ne crois pas aux coïncidences.
-Le type est peut-être là au fond, lui aussi.
-Je ne serai tranquille que lorsque j'aurai vu son cadavre. Continuez la chasse!
-Comment? Nous avons aussi perdu le clebs!
Sutter intervint à cet instant:
-Je viens de terminer un autre chien-robot. Essayez de trouver un endroit dégagé pour mon hélijet et je vous l'apporte. Prenez garde! Stone a pu semer d'autres pièges!
Boris se tourna vers ses amis :
-Vous avez entendu les ordres! Kim, passe devant et ouvre l'oeil. Karl aidera Joë à marcher.
La petite colonne repartit. Kim avançait lentement, tâtant le sol du pied, scrutant les arbres, les fourrés. Au bout d'une demi-heure, rassuré, il accéléra un peu. Joë, remis de sa frayeur, pestait contre l'odeur nauséabonde que la boue distillait.
Soudain, Kim s'immobilisa.
-Qu'est-ce qui se passe encore? jura Kourlof.
Avec un sourire, le Coréen désigna une mince liane tendue en travers du sentier. Il fit reculer ses compagnons et saisit une branche morte qu'il lança avec adresse. La liane commandait un piège ! Un tronc d'arbre pesant un bon quintal tomba des branches où il était suspendu, pour écraser la terre à l'endroit où aurait dû se trouver le marcheur imprudent.
Kim éclata d'un rire ironique.
-Ce Stone est malin, mais pas assez pour moi !
Puis, ravi, il reprit sa marche. À peine avait-il fait quelques pas qu'une liane s'enroula autour de sa cheville, et il s'éleva dans les airs. Sidéré, Boris vit se redresser le sommet de l'arbre auquel la liane était attachée. Le corps de Kim se balança un instant puis vint frapper un gros « chêne ». Le choc n'eût sans doute pas été mortel si une main malintentionnée n'y avait fixé un pieu acéré, où le Coréen vint s'embrocher. Il eut juste un râle d'agonie, puis le silence retomba. Horrifiés, les hommes contemplaient le cadavre, cloué au tronc comme un papillon à sa boîte.
-Un double piège, souffla Kourlof. Ce maudit agent nous exterminera tous!
Tremblant, tressaillant à chaque bruit, les survivants mirent un bon quart d'heure pour atteindre une minuscule clairière. Au bord d'un ruisseau, un feu achevait de s'éteindre.
-Le salaud! Il a aussi trouvé le moyen de chasser! Il n'a même pas l'estomac vide!
L'hélijet ne tarda pas à se poser. Sutter en descendit, escorté d'un autre chien.
-Le fuyard se dirige toujours vers le nord. Avertissez Nordi que dans trois heures environ, il arrivera à sa hauteur.
Il lança une bouteille de whisky à Boris.
-J'ai pensé que vous auriez besoin d'un sérieux remontant. Je vous avais prévenus: ce type est coriace, et il se déplace dans un univers qui lui est familier.
Son interlocuteur serra ses énormes poings.
-Je vous jure bien que je le capturerai. Je veux qu'il crève lentement, sous nos yeux à tous.
L'ingénieur haussa les épaules.
-C'est votre problème. Moi, j'ai encore beaucoup de travail en perspective. Tenez, j'ai également apporté une tenue de rechange pour Joë.
L'appareil repartit aussitôt, tandis que Boris lançait d'un ton hargneux:
-Nous repartons!
-Un instant! protesta Joë. Buvons d'abord un verre. Et puis je veux me changer!
Il ôta ses bottes, enleva ses vêtements luisants de boue. Puis, agenouillé dans le ruisseau, il entreprit de se frotter avec vigueur.
-Bon Dieu! D'où sortent ces bestioles? hurla-t-il soudain.
Tout son corps était couvert de sangsues. Pompant du sang avec frénésie, elles grossissaient à vue d'oeil.
Fou d'inquiétude, il se mit à les arracher à pleines poignées.
-Attends, conseilla Boris. Je vais demander conseil à Sutter.
Mais, ayant perdu tout contrôle de lui-même, Joë se roulait par terre pour faire tomber les sangsues. De chaque petite plaie sourdait un minuscule jet rouge, et bien vite, le bandit parut avoir été arrosé de peinture rouge.
Un curieux feulement obligea alors Kourlof à se retourner. Une énorme panthère au pelage d'un bleu resplendissant s'avançait d'un pas majestueux, humant l'air, attirée par l'odeur du sang.
-C'est un gritex! Tire! cria Boris à Karl.
Malheureusement, ce dernier, aussi surpris que lui, mit une seconde à réagir. Une seconde de trop !
Les pattes arrière du fauve se détendirent, le propulsant à une vitesse fulgurante. Il retomba juste sur Joë, qui tenta en vain de lui échapper. Avec une précision redoutable, les longs crocs pointus se refermèrent sur le cou du malheureux, le broyèrent.
L'arme épaulée, Karl n'osait tirer, de peur de blesser son camarade. Enfin, la bête releva la tête, les babines rouges du sang de sa victime, et poussa un sourd rugissement. Elle voulait écarter les intrus qui semblaient lui disputer son futur festin !
Alors, Karl tira. L'éclair rouge frappa le gritex entre les deux yeux. L'animal resta un instant immobile, avant de s'effondrer brusquement sur le corps de sa proie.
CHAPITRE IX
Marc avançait d'un pas régulier. Il savait qu'au cours des très longues marches, il importait de conserver une bonne cadence. Pourtant, l'inquiétude le minait. Comment arriver à se débarrasser de la meute de ses poursuivants, et surtout, comment prévenir Khov?
La forêt devenait moins dense, le sol moins spongieux. Ray s'immobilisa, la tête levée.
-Un hélijet tourne au-dessus de nous.
Son ami se plaqua contre un tronc d'arbre et ne bougea plus. Le sifflement du moteur était maintenant audible. Piloté avec précision, l'engin se posa une vingtaine de mètres de l'endroit où les fugitifs tentaient de se dissimuler. Un androïde, un désintégrateur à la main, sauta à terre et pointa son arme vers Marc. Sutter ne tarda pas à apparaître. Un sourire ironique étira ses lèvres.
-Vous avez meilleur aspect que je ne le pensais.
Les muscles crispés, Marc resta immobile. Il savait qu'il n'avait aucune chance de surprendre son adversaire. D'un ton railleur, l'ingénieur reprit :
-Je voulais seulement vous informer que Nordi et ses amis ont tendu une embuscade environ dix kilomètres au nord. Il me serait désagréable de vous voir disparaître trop vite.
Devant la mutité de son ennemi, il poursuivit:
-Vous savez que j'aurai infiniment de plaisir à vous voir mourir, mais je tiens à ce que vous sachiez que chaque effort fait pour prolonger votre misérable existence me rend service. Très habilement, vous avez déjà éliminé quatre de vos poursuivants. C'est honorable, même si j'attends mieux de vous. Huit sur dix me semblerait un bon score.
-Pourquoi? ne put s'empêcher de demander Marc.
Sutter émit un rire bref, cynique. Ses yeux noirs brillèrent d'une joie mauvaise.
-Pour faire évader ces malfaisants, j'ai exigé un paiement anticipé, ce qui m'a donné accès au butin dissimulé par chacun d'eux. Puis je me suis dit qu'il était ridicule de me contenter d'une fraction alors que je pouvais prendre l'ensemble. Pour l'instant, ils ignorent encore que leur magot a disparu, c'est pourquoi je n'ai aucune envie de les voir regagner un monde de l'Union Terrienne.
-Il suffisait de demander à votre androïde de les désintégrer!
-Je n'ai pas encore accumulé assez d'argent pour réaliser mon ambition: devenir le maître absolu d'une planète ! J'ai besoin que mon commerce d'évasions à la demande se poursuive encore quelque temps. Dans les bagnes, les rumeurs circulent vite ; beaucoup plus vite que vous ne pouvez l'imaginer. Je le sais : par votre faute, j'y ai passé de longs mois! Il ne faut pas que mon image d'honnête intermédiaire soit ternie. Nul ne pourra me tenir pour responsable des accidents survenus au cours d'une chasse à l'homme que j'avais fortement déconseillée. Il suffit qu'il reste deux ou trois survivants pour en témoigner...
Sutter consulta sa montre et ironisa:
-Malgré le plaisir infini que j'ai pris à cette conversation, je dois regagner la base. Je ne voudrais pas qu'on découvre un trou dans mon emploi du temps! En mourant, vous aurez la satisfaction de savoir que vous avez oeuvré pour mon grand projet. Lorsque je serai devenu aussi riche et plus puissant que votre amie Elsa Swenson, je me ferai une joie de la ruiner et de la conduire à la mort ! Adieu.
Sous la protection de son androïde, Sutter regagna son hélijet et décolla, laissant Marc bouillir de rage.
-.Te savais que notre évasion avait été trop facile !
-Ne te laisse pas emporter par la colère, c'est certainement ce qu'il veut. Pour l'instant, l'essentiel est de rester en vie ! Nous obliquerons légèrement sur la droite pour éviter l'embuscade.
***
Nordi trépignait de rage!
-C'est impossible! Si ce salopard était passé par ici, je l'aurais repéré! La preuve, je vous ai entendu venir de loin.
Quelques minutes plus tôt, Karl et Boris avaient rejoint le groupe placé à l'affût.
-Nous ne sommes pas entraînés comme l'autre pourri. D'après la piste suivie par le chien, il a dû passer à une centaine de mètres de votre poste!
-Quelle avance peut-il avoir? grogna Nordi.
-C'est difficile à évaluer. Au moins trois heures : nous avons été retardés par la mort de nos amis, observa Karl.
-Préparer les pièges lui a demandé du temps. Je suis persuadé qu'il est beaucoup plus près que nous le pensons. Nous partons immédiatement.
Kourlof, qui avait espéré pouvoir se reposer, grimaça :
-Une pause serait la bienvenue, nous sommes crevés.
-Il faut qu'il nous sente sur ses talons, comme ça, il ne prendra pas le temps de nous préparer d'autres mauvaises surprises.
-Pourquoi s'acharner ? Ce type est capable de nous faire traverser le continent à pied ! Ne serait-il pas plus sage de retourner à la base et de se contenter d'organiser des tours de garde comme le suggérait Sutter?
Nordi brisa d'un geste rageur le cigare qu'il venait d'allumer.
-Non! D'abord, je me suis juré de le voir crever. Ensuite, c'est parce qu'il est dangereux qu'il faut s'en débarrasser. Nous ne pouvons pas vivre dans la crainte constante qu'il rôde autour des bâtiments, prêt à nous égorger durant notre sommeil ou à nous tomber dessus si nous mettons le nez dehors.
-Allons-y, soupira Boris, mais vous verrez que cette maudite jungle n'a rien d'un parc d'agrément.
-Je le sais! Programme le cabot pour qu'il marche toujours cinq mètres devant nous.
Plusieurs heures passèrent. Toujours la même marche difficile, lente, monotone. Un certain engourdissement dû à la fatigue envahissait les esprits.
C'était au tour de Rossen d'ouvrir la marche. Il était long, maigre, avec des jambes démesurées.
Dany, petit, rond, devait faire deux fois plus de pas pour ne pas être distancé.
De minces filaments blancs pendaient des branches d'un arbre gigantesque. Rossen les écarta d'un geste négligent du bras. Soudain, une masse tomba sur ses épaules, le faisant trébucher. Une atroce sensation de brûlure irradia dans sa nuque. Il voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Dany buta contre le corps de son camarade. Lui non plus n'eut pas le temps de crier! Douleur... paralysé... Un énorme trou noir...
Nordi contempla avec horreur les deux araignées gigantesques, de près d'un mètre de diamètre. Leur corps, d'un rouge orangé très vif, contrastait avec leurs huit pattes couvertes de poils noirs.
Sitôt sur leur proie, les monstres avaient planté leurs crochets à venin dans la chair du cou jusqu'à la disparition des derniers spasmes de l'agonie.
Un jet laser fusa, tranchant une patte, vite suivi d'un tir nourri. Rendue furieuse par ses blessures, une araignée avança de quelques mètres, déclenchant chez ses adversaires une retraite précipitée.
Deux secondes plus tard, de nouveaux rayons jaillissaient des armes, tous concentrés sur la bête la plus proche des Terriens, qui fut littéralement déchiquetée. Mais certains des morceaux persistaient à remuer.
La hargne des hommes étant à la mesure de leur peur, ils reportèrent leur feu sur l'autre créature restée auprès du corps de sa victime.
-Tirez dans l'arbre ! jeta finalement Nordi. Il y a peut-être d'autres bestioles!
Pris de frénésie, les quatre survivants tirèrent jusqu'à épuisement de leurs chargeurs énergétiques, hachant les branches, les faisant dégringoler avec fracas.
-Je perçois des bruits de lasers, annonça Ray.
Un sourire féroce, très humain, s'inscrivit sur son visage.
-Ils se sont laissés prendre au piège des arxas. À la manière dont ils tirent, nos poursuivants ne sont plus que quatre.
-Ce cher Sutter pourra arrondir sa fortune, ricana Marc avec amertume. À quelle distance sont-ils ?
-Plus de trois heures de marche! Tu peux t'accorder une petite halte. Un peu plus loin, il y a un ruisseau.
Ils parcoururent encore cent mètres, avant d'arriver à un torrent minuscule qui se jetait dans un petit étang. Des fleurs magnifiques couvraient la surface de l'eau. Cela ressemblait à un nénuphar géant de plusieurs mètres de diamètre, avec en son centre des pétales aux nuances variées et délicates. Les larges feuilles vert sombre se balançaient doucement.
-Gasp, murmura Marc.
Ray hocha la tête en souriant. Le Terrien s'assit par terre et suça la tablette nutritive que lui avait donnée l'androïde.
-Je ne comprends pas comment Sutter nous a retrouvés, ce matin. Il savait à quelques mètres près où nous nous cachions.
-Je me suis aussi posé la question, renchérit Ray. Et puis j'ignore également pourquoi les chiens-robots suivent notre trace sans hésitation. Les détecteurs biologiques ne peuvent avoir une aussi grande portée. J'ai même procédé à une vérification de tous mes circuits pour m'assurer que je ne trimbalais pas un émetteur.
D'un geste machinal, Marc frictionna son avant- bras, toujours douloureux.
-Ray, je suis un imbécile !
Il palpa la petite enflure, saisit son poignard et, d'un geste vif, entailla la peau. Au milieu du sang qui jaillissait en gouttes pressées apparut une minuscule capsule sphérique d'à peine un centimètre de diamètre. Il la saisit entre le pouce et l'index.
-Voilà notre mouchard! Sutter a profité de mon sommeil pour me l'introduire sous le derme.
-Donne, je vais le détruire. Marc secoua la tête en souriant.
-Il va nous être utile!
Il se leva et approcha de l'étang. D'un geste précis, il lança la capsule dans l'eau, à quelques centimètres des feuilles du nénuphar géant.
-Voilà qui occupera nos amis!
CHAPITRE X
Nordi, le visage cramoisi, ruisselant de sueur, avançait d'une démarche saccadée. Seul son immense orgueil le poussait à continuer cette chasse démente. Il regardait avec inquiétude le soleil baisser sur l'horizon, songeant qu'il n'avait guère de chance de rattraper sa proie avant la tombée de la nuit.
Le groupe arriva devant une petite mare couverte de fleurs.
-Dix minutes de pause ! haleta son chef.
James, un colosse noir de poil, au front bas, détacha la gourde de sa ceinture et la tendit à Nordi. Ils étaient originaires du même village de Sicile et, depuis l'enfance, James connaissait Nordi dont il était le garde du corps. Il l'avait suivi dans toute sa carrière et même jusqu'au bagne.
-Curieux, nota Boris. Le cabot a l'air de vouloir traverser l'étang, comme si notre gibier avait marché sur l'eau.
Nordi se redressa, l'arme à la main.
-Il doit se cacher dans la flotte, sous les nénuphars, en espérant nous échapper. Déployez-vous le long de la berge. Karl, lâche le robot. James, suis-le !
Le chien avança dans l'eau peu profonde, imité par l'hercule qui marchait sans vergogne sur les grandes feuilles. Puis, brusquement, ce qui n'était qu'une merveilleuse plante s'anima. Les tiges, faisant preuve d'une agilité diabolique, s'enroulèrent autour de l'homme et du chien. James lutta un instant pour conserver son équilibre mais trébucha et tomba sur les feuilles, qui le recouvrirent avec une rapidité stupéfiante. Des cris déchirants retentirent tandis qu'une légère fumée roussâtre s'élevait dans l'air.
Les sucs digestifs de la plante carnivore, des puissants acides, s'étaient mis au travail. Des mouvements désordonnés agitèrent l'énorme végétal. Une main apparut une fraction de seconde. La peau en avait disparu, il ne restait plus que des os et quelques tendons! Aux hurlements succéda un lourd silence. Une odeur âcre, irritante, s'était imposée. Dix minutes s'écoulèrent sans qu'aucun des spectateurs, assommés, n'esquissât un geste, puis les feuilles se déroulèrent avec une majestueuse lenteur et s'étalèrent à nouveau à la surface de l'eau. Une simple plante, d'une beauté merveilleuse !
Incrédules, les Terriens fixaient l'endroit où s'étaient tenus James et le chien. Il ne restait rien ! Pas un os, pas un morceau de vêtement. Même le métal avait disparu, digéré, absorbé!
Le regard fou, Nordi appuya sur la détente de son arme. Les rayons laser déchiquetèrent quelques parties du végétal, sans réaction évidente. Boris posa doucement la main sur l'épaule de son camarade.
-C'est inutile, nous ne pourrons pas détruire cette saleté.
Nordi laissa retomber son pistolaser, ses épaules se voûtèrent.
-Tu as raison. Appelle Sutter!
L'hélijet se posa devant le baraquement principal. Une grande blonde aux formes épanouies en sortit et se précipita vers Nordi pour l'embrasser.
-Ah ! je suis bien contente de te revoir ! Tu as fait bonne chasse? Où sont les autres?
-Fiche-moi la paix! Nous avons à discuter. Comme elle allait insister, il la bouscula en ordonnant :
-Attends-nous au bar avec tes copines! Puis, d'un pas rageur, il se dirigea avec Boris et
Karl vers le bureau de Sutter. Ils se servirent à boire pendant que l'ingénieur dépliait sur une table une photographie aérienne de la région.
-Nous avons perdu la piste de Stone dans ce coin.
-Il a peut-être lui aussi été dévoré par cette affreuse plante? suggéra Karl
-C'est peu probable, répliqua Nordi. Lui devait la connaître, et il ne s'est pas approché de l'eau.
Sutter était très ennuyé. Il ne pouvait parler de l'émetteur dissimulé sur le fugitif sans risquer d'éveiller les soupçons de ses compagnons. Or, la présence dans l'eau de l'engin prouvait que son porteur l'avait découvert. Si le végétal avait dévoré le fuyard, la capsule aurait également été détruite.
-Je ne dispose plus de chien-robot, et il faudrait plusieurs semaines pour en construire un autre, soupira-t-il.
-Nous n'allons pas attendre que ce salopard revienne par ici! explosa Nordi.
Sutter consulta la carte un long moment.
-II sait que nous sommes sur nos gardes. C'est pourquoi je pense qu'il va se tenir tranquille plusieurs jours. Seulement, il lui faudra quand même survivre pendant ce temps-là. Même pour lui, la jungle n'est pas un endroit idyllique. Alors, il va sans doute essayer de chercher refuge dans le village dont vous voyez les huttes, là. C'est là que nous devons le piéger.
-Et si nous nous trompons et qu'il revient ici pendant notre absence? objecta Boris.
-J'ai terminé l'androïde à l'effigie de ce cher capitaine. Je le programmerai pour monter une garde constante autour du hangar, le seul point intéressant pour notre homme. Le robot sera armé d'un désintégrateur, de sorte que nous n'aurons rien à craindre de ce côté-là!
-La vengeance est une belle chose, intervint Karl, mais pas aux dépens de la prudence. Pourquoi ne filerions-nous pas d'ici dès maintenant?
-Impossible! rétorqua sèchement Sutter. Mon astronef n'arrivera que dans six jours, avec à son bord cinq nouveaux évadés. De plus, il faut du temps pour préparer une nouvelle identité. Vous oubliez que la Sécurité Galactique vous recherche toujours activement.
-Dans ce cas, que proposez-vous?
Après avoir réfléchi un moment, Sutter répondit:
-Dans quarante-huit heures, nous investirons le village.
-Les primitifs ne se défendront-ils pas?
-Si besoin est, nous les liquiderons tous ! Nous utiliserons deux hélijets, et mon androïde nous escortera, avec son désintégrateur.
CHAPITRE XI
-Nous approchons du village, remarqua Ray. Crois-tu qu'il soit prudent de nous montrer? Ils sont capables de nous considérer comme une réserve de victuailles.
-Aucun danger! Les Psariens ne sont pas anthropophages.
-Ce n'est pas une raison pour nous accueillir à bras ouverts.
Marc désigna des buissons épineux où pendaient des fruits ressemblant à des citrons, mais d'une couleur vert foncé.
-Fais attention aux rox. Leur jus contient un acide particulièrement corrosif.
- Je le sais, j'ai brûlé un détecteur en voulant l'examiner, ricana Ray. Et bien qu'ayant rendu au service les cristaux mémoriels concernant Psar, j'ai gardé quelques souvenirs. Je sais aussi que les indigènes enferment ce liquide dans des boules de terre glaise qu'ils font sécher puis utilisent comme projectiles, en les expédiant avec une fronde. C'est justement ce qui m'inquiète : s'il leur prend fantaisie de nous choisir pour cible...
Soudain, des cris fusèrent d'un buisson à quelques mètres des Terriens. Sans hésiter, Marc s'élança en avant. Il s'immobilisa un instant plus tard en découvrant le spectacle qui s'étalait devant lui. Deux jeunes indigènes, visiblement occupés à jouer au plus vieux jeu du monde, avaient été surpris par un énorme boa constrictor qui, maintenant, les enlaçait tous les deux. Placés l'un en face de l'autre, le garçon et la fille ne pouvaient se défendre. Déjà, deux spires enserraient leur buste, leur coupant la respiration, étouffant leurs cris.
-M'est avis que ces deux tourtereaux ont besoin d'aide, dit Marc en saisissant son poignard.
Ray bondit et, d'un geste vif, agrippa la tête du serpent qu'il ramena en arrière. Il dut déployer une force colossale pour y parvenir. Marc se servit alors de son couteau, s'acharnant jusqu'à ce que la tête se détachât.
Le corps était néanmoins encore animé de mouvements spasmodiques qui resserraient l'étau autour des autochtones. Les arrivants, unissant leurs efforts, parvinrent heureusement à détacher le lourd ruban de chair qui les maintenait prisonniers.
Encore hébétés, ils s'assirent, regardant leurs sauveteurs avec inquiétude. Comme ces derniers ne semblaient pas agressifs, la fille esquissa un sourire.
-Je suis Xila, fille du chef Kyag, et voici Ifar.
Le jeune homme remonta son pagne, qui avait glissé jusqu'à ses genoux.
-Vous êtes étrangers, grogna-t-il, l'air méfiant.
Marc fit effort pour se remémorer le peu de connaissances qu'il lui restait du langage indigène.
-Nous... venir de très loin... mais être arrivés au bon moment.
Ifar fut bien contraint d'acquiescer mais il ne se départit pas de sa réticence. Xila expliqua, avec gêne:
-Je veux être la femme d'Ifar, seulement mon père refuse de me donner à lui. Pas encore...
Avec un rire discret, Marc enchaîna :
-Vous preniez donc un peu d'avance sur son autorisation. Nous pourrions raconter que tu as été attaquée par ce serpent et que nous avons simplement aidé Ifar à te délivrer.
-Vous ne direz rien à mon père?
Le soulagement des amants était évident et ils acceptèrent la proposition avec joie. Désignant le cadavre du boa, Marc ajouta, pour Ifar:
-N'oublie pas de le prendre, il confirmera notre récit. Ray t'aidera à le porter.
Une demi-heure plus tard, le groupe atteignait le village, ensemble de huttes de branchages où apparaissaient, ici et là, quelques assises de pierres. Un enclos protégeait une dizaine de curieux bovidés, ils avaient un corps allongé soutenu par six pattes et une grosse tête carrée avec deux cornes sur le front, situées l'une derrière l'autre. Ils donnaient un aspect de puissance tranquille et devaient bien peser plus de cinq cents kilos.
-Notre élevage de zélacs, dit fièrement Xila.
L'arrivée des Terriens déclencha un mouvement de curiosité. Ils furent bientôt entourés par une dizaine d'adultes et une multitude de marmots de tous âges. Les criailleries cessèrent brusquement quand un homme sortit de sa maison. Il était grand, maigre, avec un visage ridé et des cheveux grisonnants.
Xila courut vers lui et entreprit un récit volubile. Elle parlait si vite que Marc n'arrivait pas à saisir ses explications. Finalement, son interlocuteur avança vers les nouveaux venus:
-Soyez les bienvenus, étrangers, et acceptez mes remerciements pour avoir sauvé la vie de ma fille. Je ne comprends pas pourquoi elle a accompagné ce jeune imbécile aussi loin en forêt...
-Nous... nous cherchions du rox afin de confectionner de nouveaux projectiles. La provision du village est épuisée!
Kyag secoua la tête, peu convaincu, mais il ne trouva rien à répondre.
- Venez vous rafraîchir dans ma hutte, étrangers.
La cabane était spacieuse, cloisonnée par des peaux de zélacs.
-Le confort moderne, émit Ray, en désignant une table et des tabourets grossiers. Une femme âgée, la poitrine tombante et la bouche édentée, apporta des calebasses emplies d'un liquide laiteux. Ray goûta le premier puis lança psychiquement :
-Tu peux boire, c'est de l'eau dans laquelle des herbes aromatiques ont macéré.
Lorsqu'il eut satisfait aux devoirs de l'hospitalité, le chef demanda gravement, sans parvenir à dissimuler sa méfiance:
-Où est ta tribu?
Marc esquissa un geste vers le sud.
-Loin, très loin, à des jours et des jours de marche.
Le vieux secoua la tête:
-Là-bas vivent des démons... J'avais envoyé un guerrier... Il n'est jamais revenu.
-Ils m'ont pourchassé, et il est possible qu'ils soient toujours sur ma trace. Je crains d'attirer le malheur si je reste ici.
-Notre destin est entre les mains des dieux. Je souhaite réfléchir. Demain, nous organisons une chasse au gritex. Plusieurs de ces animaux rôdent en ce moment autour du village et menacent notre troupeau.
Il ajouta, avec un discret sourire :
-Les jeunes chasseurs qui ramènent une peau de gritex peuvent prétendre prendre femme dans le village.
Puis, se levant, il sortit de sa case. Il avisa Ifar, qui attendait non sans anxiété l'issue des conversations.
-Tu donneras l'hospitalité à nos amis étrangers, puisqu'ils t'ont aidé à tuer le ripax, ordonna- t-il. Nous le mangerons ce soir.
Sur la place centrale, des femmes écorchaient le serpent. Marc sentit son estomac se contracter douloureusement à l'idée qu'il allait devoir partager ce festin.
Ifar amena ses compagnons à une hutte de modestes dimensions.
-Je l'avais construite pour Xila, soupira-t-il.
***
Peu avant l'aube, les chasseurs se groupèrent sur la place du village autour de Kyag. Ils étaient armés de poignards et de haches de silex, certains portant en outre des sagaies et d'autres de petites frondes, pour lancer les sphères d'argile contenant le rox.
Ils se mirent en marche dans le plus grand silence.
Les premières lueurs du jour les trouvèrent près d'un ruisseau.
-Les gritex viennent souvent boire ici. Hier encore, nous avons relevé des traces, expliqua Ifar.
Kyag disposa ses hommes de manière à encercler le point d'eau.
-Méfiez-vous, dit-il à l'intention des Terriens. Lorsqu'ils attaquent, les gritex sont très rapides.
En gagnant le poste qui lui était assigné, Ifar murmura à Marc d'une voix soupçonneuse:
-Si tu tues un gritex, à qui offriras-tu sa peau?
-Je n'ai pas encore envisagé la question, ironisa son interlocuteur. Je compte sur toi pour me conseiller !
Peu convaincu, Ifar rallia l'abri d'un buisson à une dizaine de mètres de là. L'attente commença, éprouvante pour les nerfs des hommes. Un frôlement fit se retourner Marc, la lance pointée. Il s'immobilisa en reconnaissant Ray, qui émit psy- chiquement:
-Je préfère te surveiller, même au risque de manquer un gritex.
Autour d'eux, la jungle s'éveillait. Des oiseaux prenaient leur vol, tandis que les fourrés bruissaient des minuscules créatures qui y avaient trouvé un refuge nocturne. De nombreux insectes bourdonnaient autour des Terriens. Heureusement pour Marc, la mixture de Ray conservait encore ses propriétés répulsives.
-Que comptes-tu faire, Marc?
-J'ai réfléchi au problème une grande partie de la nuit. Sutter ne peut abandonner. Sa haine contre moi est trop vive. Il s'acharnera à nous poursuivre.
-Il ne nous retrouvera pas dans cette forêt.
-Il sait que nous nous déplaçons à pied, ce qui limite la zone de recherche. En outre, nous ignorons de combien d'androïdes il dispose. Dès demain, il faudra nous éloigner de ce village et obliquer vers l'est. Nous décrirons un demi-cercle pour tenter d'attaquer leur base par le sud.
Ray lâcha un petit sifflement.
-Belle promenade en perspective! Elle demandera plus d'une semaine!
-Nous ne pouvons rien faire d'autre!
Il se tut en voyant deux gritex approcher de l'eau. Les fauves avançaient lentement, majestueux, extraordinaires de beauté avec leur pelage bleu. Ils humaient l'air, méfiants, progressant à petits pas. Ray posa doucement la main sur l'épaule de Marc puis désigna du doigt une ombre, sur la droite. Un troisième félin était resté en retrait. Tapi dans les hautes herbes, se ramassant pour bondir, il fixait le buisson où Ifar était dissimulé.
-Ifar! Attention! Derrière toi!
Le cri de Marc coupa l'élan de l'animal, lequel se tourna vers l'intrus qui osait gâcher son déjeuner. Ray avança alors de deux pas, ce qui troubla le gritex: il se découvrait soudain deux adversaires.
Son hésitation ne dura guère. D'une détente formidable, il l'élança sur le robot. Ce dernier réagit avec son habituelle promptitude électronique. Il appuya sa lance à terre et s'écarta d'un pas. La bête atterrit à l'endroit où se tenait sa proie une fraction de seconde auparavant. L'épieu, maintenu par la solide poigne de l'androïde, la transperça de part en part. Le fauve tenta de se redresser. Il ouvrit la gueule, découvrant ses énormes crocs, mais seul un rugissement douloureux sortit de sa gorge.
Revenu de sa surprise, Ifar approchait, le javelot levé, guettant les dernières réactions du carnassier.
-Achève-le, conseilla Marc.
D'un mouvement vif et précis, le jeune indigène ficha la pointe de sa sagaie dans la nuque du félin. Foudroyé, celui-ci s'écroula. Tandis que Ray récupérait son amie, Marc ajouta:
-La dépouille t'appartient, Ifar, puisque c'est toi qui as tué le gritex.
-Je ne peux accepter! C'est Ray...
La moue ironique de Marc coupa le reste de la phrase.
-Pense à Xila ! Nous dirons seulement que Ray t'a un peu aidé.
Ifar fixa alternativement les Terriens, encore incrédule. Puis réalisant qu'il ne s'agissait pas d'un jeu cruel, il murmura: