CHAPITRE V

L’Immaculée Condition voguait en direction du nord-nord-est sous la seule propulsion de ses hélices. Un fort vent contraire interdisait l’usage des mâts propulsifs et la vitesse ne dépassait pas quatre nœuds, au grand dam de Shac Tanaga et de Yang Tanamoc. Les informations recueillies par Ygan Wake Koua avant le départ assuraient qu’aucun autre navire ne croisait au large de la côte orientale. Le seul danger viendrait des airs, si la Papauté ne commettait pas d’erreur. L’expérience vécue par le couple Onque, Pacha et les deux enfants sur le grand lac des Andes n’était pas oubliée. Les aéronefs géants de la Milice représentaient une menace redoutable.

En conséquence, la route choisie était-elle la plus prudente. Quittant le golfe de la Loutre, le navire était remonté vers le nord en suivant la côte en direction du détroit qui sur les cartes portait toujours le nom de Melville. Contournant ce qui restait de la grande île le bordant à l’est il serait alors aisé de foncer vers l’océan aussitôt la poursuite abandonnée par la Papauté.

Il subsistait cependant un risque que ne sous-estimait aucun des responsables du navire. Les gens de Tampu Tocco pouvaient diriger vers le nord, à partir des ports caraïbes, des avisos rapides pour compléter l’action des composites. L’audace absolue aurait consisté à foncer droit vers le nord-est pour tenter le passage au plus vite. La présence à bord de plus de deux cents jeunes exilés avait imposé la prudence.

Sur la gauche du navire défilait la côte continentale, au ras de l’horizon, couverte de forêts d’arbres à aiguilles que l’éloignement montrait noirs. Cette côte n’existait pas sur les cartes datant de la période précataclysmique, mais en raison de l’élévation moyenne du niveau de la mer, on ne courait aucun risque de toucher le fond en suivant l’aplomb de l’ancienne côte.

Dans la passerelle, Shac Tanaga et Yang Tanamoc se relayaient régulièrement, le premier ayant accepté une fois pour toutes l’assistance de Jaïro, et Yang bénéficiant de celle de Macusa. Au début, l’un comme l’autre avaient manifesté une défiance instinctive envers les qualités de perception des enfants andins, jusqu’à ce qu’ils aient démontré leur fantastique pouvoir de téléprojection. Un siège surélevé leur était réservé, immédiatement à droite du commandant du navire.

Pour occuper le poste de timonier, Pacha, aidée par Anawa, avait sélectionné une dizaine d’adolescents des deux sexes et les Alaskans les instruisaient, obtenant d’excellents résultats en raison de leurs propres connaissances, de leur sérénité inaltérable et de la facilité de compréhension des enfants du Peuple Nouveau.

Dans un réduit minuscule, situé immédiatement derrière la passerelle, deux adolescentes appartenant à une seconde équipe de six filles, écoutaient sans interruption la radio sur les fréquences connues des Alaskans, dont celle de la Milice Maritime de la Papauté. Aucun appel n’avait été reçu, après les ordres, menaces, sommations, injonctions et prières du second jour. Il n’était de toute manière pas question d’émettre et les appareils d’émission avaient été déconnectés pour éviter qu’une erreur de manipulation ne devienne dramatique.

Dans le navire, la vie s’était organisée sous la férule d’Anawa habituée à l’atmosphère étrange de ces énormes caisses de résonance que sont les coques de métal. Seule différence avec sa maîtrise antérieure, il était inutile d'élever la voix et chaque instruction était exécutée dans le temps et avec une aisance déconcertante.

La nuit était déjà bien avancée. Dans la passerelle, Yang Tanamoc et Macusa observaient les fantômes décolorés des vagues accourant de biais et cognant les étraves en faibles gerbes d’écume. Le vent s’était calmé et les étoiles étincelaient dans un ciel sans nuages.

— Yang ! appela soudain Lin Yok Daoua, que tous préféraient nommer Lina, depuis le local radio.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’Alaskan, survenu aussitôt, fixant la nuque penchée.

— Des miliciens. Ils parlent entre eux. Ils se trouvent sur des navires et j’ai retenu le nom d’Ungava. Ils naviguent sur batteries.

— Presqu’île d’Ungava. Entrée du détroit du nord-est. Je vois. Combien sont-ils ?

— Deux, mais je n’en suis pas certaine. L’un des correspondants devrait être un homme, Umiac.

— Inuit… Curieux… Appelle-moi si tu entends autre chose. Au fait, ont-ils évoqué leurs navires ?

— Non… La liaison n’est pas bonne. Beaucoup de crachouillis.

— Je vais aviser Onque et Pacha.

Dans la passerelle, Macusa s’étira et soupira.

— Tu vois, Yang, il faut veiller. Ce sont les composites.

— Comment le sais-tu ?

— Allons, Yang, connais-tu des navires naviguant sur batteries ?

— Par le Totem ! C’est pourtant vrai !

— Elle est belle, Lina, tu ne trouves pas ?

— Qu’est-ce que… Pourquoi me dis-tu ça ? s’étonna l’Alaskan.

— Pour rien… Non ! Je ne peux pas mentir. Parce que je le pense, voilà !

— Éveille plutôt Pacha et Onque, bougonna Yang.

— Ils arrivent. Je n’ai pas attendu.

Pacha et Jaïro arrivèrent ensemble et le garçon se précipita derrière le siège de Macusa pour entamer avec elle un échange mental discret. Onque survint au moment où Pacha apprenait la présence des aéronefs.

— Nous nous y attendions, fit-il observer. Où sommes-nous ?

— Nous venons de dépasser la baie de Wager. Je serais partisan de nous y abriter. Elle est vaste, profonde, s’enfonce loin dans les terres. Nous pourrions sans doute découvrir un abri.

— Peux-tu nous y engager de nuit ?

— Aucune difficulté avec Macusa à mon côté.

— À combien se trouvent les composites ?

— Au moins à trois cents nautiques.

— On les crédite de vingt nautiques à l’heure par vent nul, de jour. Ils ne peuvent tenir longtemps sur leurs seules batteries. En principe, elles servent à les maintenir à peu près stables pour la nuit.

— En ce cas, s’il y a du vent d’ouest, ils ne pourront jamais passer. Mais il faut remarquer que le vent est pratiquement tombé.

— Donc restons prudents. Mène-nous dans la baie. Au jour nous chercherons un mouillage favorable.

— D’accord. Au fait, une fois ancrés, que faisons-nous ?

— Impossible d’espérer camoufler nos mâts tours. Nous aménagerons le pont de manière à laisser croire que le navire est abandonné. Est-il possible de faire rapidement tomber la pression des chaudières ?

— Aisé, mais il faudra six à sept heures pour la faire remonter.

— Chaque chose en son temps. Nos cheminées doivent cesser de fumer et la vapeur de fuser. Quelques canots à la côte accentueront l’impression d’abandon. Ensuite nous attendrons sans nous montrer.

— Tu n’envisages pas qu’ils puissent vouloir couler le navire ?

— Non. Sa perte ou même sa seule disparition seraient une humiliation sans précédent pour la Papauté. Il est seul de son espèce et à naviguer dans cette région. Je suis persuadé que l’Église cherchera avant tout à le récupérer. N’oublie pas que pour le moment encore, il est occupé par son propre équipage de Panamocs.

— Et tu espèces garder tous ces gosses à bord sans qu’ils soient découverts ?

— Yang, n’aurais-tu plus confiance en nos pouvoirs communs ?

— Ce n’est pas cela. Mais ma conscience me conseille de ne rien laisser au hasard.

Dès le jour, les opérations envisagées par Pacha débutèrent. La première consistant à faire disparaître les traces d’occupation par les jeunes passagers. Dans le même temps fut aménagé l’endroit où ceux-ci et leurs protecteurs attendraient l’inspection éventuelle du navire : l’espace existant entre les deux arches du pont reliant les coques et formant une structure indéformable.

Les membrures de métal, recouvertes de tôle épaisse, dissimuleraient les occupants si les visiteurs ne menaient pas une fouille trop minutieuse. De rares écoutilles boulonnées ne servaient qu’aux inspections techniques et des dalots de faible diamètre assuraient une faible aération. Tenir quelques heures dans cet espace dont la partie supérieure serait chauffée par le soleil ne serait pas un jeu, mais Pacha et Anawa préparaient leurs protégés à cette épreuve, continuant à sélectionner des cercles de pensée susceptibles de soutenir les défaillants éventuels.

Dans la passerelle, Onque, Shac et les deux enfants observaient les rives de la baie, tout en longueur.

— Il faudrait trouver quelque chose sur cette rive sud, estima l’Alaskan. Ce qui m’effraie, c’est la hauteur de nos mâts.

— Est-il possible de les abattre ?

— Oui, mais nous ne parviendrons jamais à traverser. Le charbon et le bois vont tout juste suffire à nous amener au premier tiers du parcours. Pour réussir, il faut au contraire utiliser les mâts et conserver une seule chaudière en activité pour les soufflantes.

— Onque ! appela une des opératrices de la radio.

— J’arrive !

— Les miliciens ! souffla la jeune fille en tendant un casque avec écouteurs.

— … trente nautiques d’intervalle. Cap au 283.

Jones suivra à trente nautiques de la côte d’Ungava. Nous balayons jusqu’à la côte occidentale. Trois mille pieds. Beau temps probable. Vent variable actuellement dix nœuds. Suivant nos calculs le fuyard ne peut être loin. Ne pas perdre de vue Gloire Céleste.

Une voix calme accusa réception et ce fut tout.

— Nous avons la journée et la nuit devant nous, constata Shac quand il eut connaissance du message intercepté. Si le vent forcit, nous serons à l’abri. Mais pour le moment, ce n’est pas le cas. Regarde voir sur notre gauche… nous pourrions bien trouver un mouillage idéal.

Onque plissa les paupières et découvrit ce qui avait attiré l’attention de l’Alaskan. Une coupure profonde dans le massif boisé mamelonné. Ils ne purent en évaluer l’importance qu’une fois dépassée l’avancée de la forêt dont la lisière frôlait l’eau calme.

— Pas large, constata Shac. Mais le sommet des arbres sur la crête domine largement nos mâts. Évidemment, nous serons comme un rat pris au piège s’ils nous découvrent.

— Moins vulnérables qu’au milieu de la mer intérieure où nous serions aperçus à plus de cinquante nautiques.

— De toute manière, la décision est prise. On n’y revient plus.

Deux heures plus tard, peu avant la mi-journée, ancres mouillées, l'Immaculée Condition était empannée. Le reste du jour fut occupé par l’opération de camouflage imaginée par Pacha. Les adolescents chargèrent trois canots avec les effets découverts dans les cabines de l’équipage et sous la direction d’Anawa, menèrent ces canots jusqu’à la côte où ils furent échoués. Jusqu’à la tombée du jour, les jeunes tracèrent une piste s’enfonçant au plus épais de la forêt, abandonnant ici et là des effets. Ils revinrent avec un seul des canots qui fut laissé à la mer, accroché à ses potences. L’obscurité gagnait lorsque les opératrices captèrent une nouvelle communication entre les aéronefs de la Papauté.

— Ici, Jones. Rien en vue.

— Gloire Céleste, reçu. Rien en vue. Abordons canal de Foxe. Dispositif pour la nuit. Chercher l’abri du vent. Utiliser les ancres flottantes. Repartirons dès la tension rétablie.

— Reçu. Ne peut-on craindre que le fuyard ne profite de la nuit pour glisser le long de la côte ?

— Pouvons tout redouter, Jones. Pourtant, je suis persuadé que le commandant panamoc, un vieux routier, a choisi un endroit abrité pour attendre la fin de la traque. Fera le mort quelque temps.

— D’accord, colonel.

La communication cessa et Pacha estima que ce colonel inconnu savait raisonner. Elle fit remarquer également que l’officier ne semblait pas faire de la découverte du navire un enjeu vital. Pas une seule communication n’avait fait allusion à la destruction du bâtiment.

Les étoiles scintillaient au-dessus des mélèzes et des pins lorsque les radios appelèrent une fois de plus. Onque se mit à l’écoute.

— En stationnaire à deux cents pieds, abrités du vent. Hélices à vingt tours. Ancrage mer.

— Reçu. Sommes de l’autre côté de l’île. Moins bien abrités mais avec ancrage devrions rester stables si le vent ne forcit pas. Instructions nouvelles des autorités. Arrêter coûte que coûte le navire. À la limite, l’endommager ou le couler, s’il se défend, ce dont je doute. Mais vérifiez malgré tout les lance-bombes.

— Compris, Gloire Céleste.

— Restez sur écoute. Je dois pouvoir vous contacter à n’importe quel moment.

— Nous ne quitterons pas l’écoute.

Onque fut conforté dans sa décision de simuler l’abandon, convaincu que les miliciens ne bombarderaient pas un navire inerte. Il passa une partie de la nuit avec Pacha, améliorant l’efficacité des cercles de pensée. Elle en constitua un avec les meilleurs éléments et en contrôla la valeur avec l’aide de Jaïro et de Macusa. Les deux enfants s’isolèrent mentalement, serrés l’un contre l’autre, le visage masqué par les avant-bras. À la demande de Pacha, ils projetèrent leur esprit très loin, à la rencontre des petites concentrations humaines occupant les composites. Jaïro parvint le premier au contact et dès lors, Macusa servit d’intermédiaire entre lui et Pacha.

— Ils sont douze dans le navire aérien. Trois observent et font tourner les hélices. Les autres dorment. Jaïro demande s’il peut fouiner un peu ?

— À condition de ne rien tenter contre ces gens.

— Il a compris. Immense, ce navire qui vole. Petit, l’endroit où vivent les hommes. Aucun ne pense à nous ni au navire, le nôtre. Ils se rappellent leur vie paisible au soleil, chez eux. Ils n’ont pas peur mais ils n’aiment pas la nuit au-dessus de la mer. Ils se croient différents des autres hommes. Jaïro estime qu’il serait facile de faire tourner une roue ou de pousser un levier avec le cercle.

— Qu’il repère exactement l’emplacement de chaque chose. En particulier les bombes, demanda Onque, attentif.

— Il y en a cinq de chaque côté, rouges.

— Croit-il possible d’agir sur les miliciens comme nous avons réussi sur le lac ?

— Non. Ils sont douze et il ne pourra pas les neutraliser en même temps.

— Qu’il revienne et ne dépense pas son énergie cette nuit. Quand le jour viendra, il nous faudra pouvoir compter sur lui et toi.

— D’accord, Onque.

* *
*

L’officier de quart du Gloire Céleste éveilla le colonel Umiac Yibrac à l’heure prévue. L’aube éclaircissait le ciel vers l’est et le colonel ne tarda pas à rejoindre le poste de commande de la nef. L’officier de quart salua et reprit l’observation de la mer en direction du large. Devant la proue du composite, une montagne de deux mille pieds masquait encore l’horizon mais à droite on pouvait déjà observer jusqu’à une bonne trentaine de nautiques. Le temps demeurait clair, la mer à peine frisée.

— Rien de neuf, colonel, aucune trace.

— Aussitôt les batteries en charge, nous reprendrons de l’altitude. Trois mille deux cents pieds. Pas de nouvelles du Jones ?

— Rien en dehors des contacts horaires.

— Voyez s’ils sont en branle-bas.

Le colonel eut la réponse qu’il espérait et complimenta le commandant du Jones et son équipage. Excellent de donner un accessit avant une opération importante. Si la Papauté accentuait sa pression, cela signifiait que ce maudit navire avait pour elle une grande importance et qu’il serait mal vu que les composites, rares, coûteux, fragiles, aient été lancés pour constater la disparition des pirates. Le fait que la Papauté paraisse tenir à son navire laissait les mains libres à la Milice Maritime pour traiter les prisonniers une fois capturés. Ils recevraient le traitement réservé à leurs semblables dans la marine fédérale comme dans celle du pape.

Pour cela, encore fallait-il retrouver les fuyards. Une heure plus tard, les aéronefs reprenaient leur progression vers l’ouest, à trois mille deux cents pieds d’altitude comme prévu. Tandis que le Gloire Céleste était gêné par un vent debout de quelques nœuds, le Jones, plus au sud, trouvait le calme au milieu du détroit. Un message de Gloire Céleste, en milieu de matinée, annonça que le colonel décidait de remonter jusqu’au détroit séparant l’ancienne péninsule de Melville du continent, et de son côté le Jones fit savoir qu’il allait patrouiller à l’intérieur de la baie de Wager comme il venait de le faire en vain pour celle des lacs.

Dans le poste de commande de cet aéronef, le maître à bord, major aérostier Eichem Tomka, natif de la république azteca, petit homme râblé au sourire éclatant, scrutait personnellement l’horizon et la moindre anfractuosité de la côte.

Parvenu à l’entrée de la baie, il orienta le navire aérien sur l’axe médian du large chenal et ne jugea pas utile de réduire la vitesse. Les côtes nord et sud défilèrent et les deux timoniers reçurent l’ordre de maintenir cap et altitude sans changement. À une douzaine de nœuds de vitesse sol, le Jones s’enfonça dans la baie, recherchant les fameux mâts-tours du fuyard. Le soleil était déjà haut dans le ciel et les zones d’ombre relativement réduites.

Ce fut à cette conjoncture favorable que le major aérostier Eichem Tomka eut soudain l’impression d’avoir laissé passer un détail visuel important. Il essuya ses paupières malmenées et replaça ses jumelles pour scruter la côte.

— Quinze degrés à gauche, ordonna-t-il d’une voix sèche, sentant un malaise délicieux fouailler son bas-ventre. En descente cent pieds minute.

— Quinze gauche. Cent pieds minutes, répétèrent les timoniers en actionnant leurs commandes.

Le gigantesque cylindre au nez effilé pivota lentement pour s’orienter sur le nouveau cap et une combinaison des grands gouvernails de profondeur et des hélices orientables assurèrent la descente suivant l’angle choisi.

— Donnez-moi Gloire Céleste, exigea le commandant du Jones.

— Jones à Gloire Céleste. Fuyard repéré. Baie de Wager. Côte sud. Fond de baie. Semble immobilisé. Sommes trois mille pieds en descente. Lançons premier appel radio sur fréquence marine urgence.

— Félicitations, Jones. Cap sur vous à vitesse maximale.

— Sommes verticale navire. Amorçons spirale en descente. Impression navire abandonné. Ni fumée, ni vapeur, ni pompes. Aucune réponse radio.

— Utilisez tous moyens contact. Redouter ruse et piège.

— J’en doute. Faudra vérifier depuis combien de temps les chaudières sont éteintes. Colonel, je confirme : navire abandonné. Canot à couple suspendu à ses portemanteaux. Deux autres canots au sec à la côte.

— Observez, ne prenez pas de risque.

— Allons effectuer balayage systématique de la zone. Vent faible. Éclairement idéal. Quand serez-vous sur place ?

— Deux heures. Préparez équipage de prise mais attendez être couverts pour agir.

— Entendu.

Onque et Pacha échangèrent un regard et Shac se frotta les mains. Dans l’ombre de la passerelle, Jaïro et Macusa semblaient dormir, assis par terre, adossés à la paroi. Yang demeura dans le réduit radio en compagnie de Lina qui n’osait plus regarder l’Alaskan depuis quelle avait surpris son secret.

— Les cercles sont en alerte, murmura Pacha. Ils peuvent intervenir à tout instant si les petits ont besoin d’eux.

— Nous allons avoir de la visite. Les autres préparent leur équipage de prise.

— Ne vaudrait-il pas mieux que les enfants rejoignent l’abri ?

— Ce serait préférable. Prends garde qu’ils se déplacent avec lenteur.

— Je m’en occupe… Écoute les hélices !

Les battements rapides des grandes pales parvenaient à la fois de la côte et de l’aéronef, mêlant l’écho et le son direct. Dans la passerelle, personne ne bougeait plus. Seul Onque, le visage masqué de tissu sombre demeura debout, surveillant le composite.

Il descendait en spiralant au-dessus de la forêt, mais avec des jumelles, depuis leur nacelle, les observateurs devaient pouvoir distinguer des détails sur l'Immaculée Condition. Onque se félicita du passage silencieux des enfants dans leur cachette.

— Alors, Jones, ce fuyard ?

— Nous apercevons nettement des traces de passage s’enfonçant loin dans la forêt.

— Où ces forbans espèrent-ils trouver refuge ? s’étonna le colonel.

— S’ils ont réfléchi à la gravité de leur cas, il peut leur être apparu moins dangereux de chercher refuge à terre que de risquer la corde. Nos détecteurs de radiations restent neutres. On distingue par moments des animaux. Le poisson est abondant. S’ils le veulent, ceux que nous recherchons peuvent fonder une nouvelle république.

— J’aime assez votre humour, Tomka. Avez-vous rendu compte à la base ?

— Je ne me le serais pas permis sans vos instructions.

— Nous attendrons d’avoir pris pied sur ce navire dont l’équipage a disparu. Pouvez-vous larguer votre personnel ?

— Trop risqué, colonel. Les arbres sont réellement hauts. Il sera plus aisé, compte tenu de l’absence de vent, de tenter une mise à l’eau. Avec un pneumatique, nous assurerons le transbordement sans difficulté. Comptez-vous joindre votre escouade de prise ?

— Uniquement si cela s’avère nécessaire.

— Sans vouloir insister, colonel, c’est un très grand navire pour lequel une garde solide ne sera pas de trop. Les scélérats peuvent s’être éloignés pour donner le change.

— D’accord. Déposez votre escouade et dès que vous aurez libéré la baie, nous débarquerons la nôtre.

— À vos ordres, colonel.

Le composite se rapprocha de la surface, pivota au milieu de la baie, descendit encore, ses deux hélices presque à l’horizontale, pour forcer la machine géante à pointer vers la mer en s’aidant du gouvernail. À deux cents pieds, la vitesse de translation par rapport à l’eau devint pratiquement nulle et quatre objets furent largués, attachés à de longs et minces filins. Ils touchèrent l’eau et flottèrent un moment avant de disparaître. Les hélices pivotèrent pour reprendre la verticale tandis que se tendaient les filins. Avec une lenteur étonnante, l’aéronef se rapprocha du navire jusqu’à n’en être qu’à deux longueurs et les hommes, dans la nacelle, tournèrent la manivelle des treuils, remontant les filins. Lesquels tirèrent hors de l’eau une faible partie de leur lest liquide et, poursuivant leur action, attirèrent l’aéronef vers la surface.

À quinze pieds de celle-ci, les treuils cessèrent leur traction et les hélices s’orientèrent pour immobiliser le navire aérien. Un canot gonflable fut lancé par-dessus bord, se gonfla quelque peu et un homme descendit par une échelle de corde pour terminer le gonflage. Ceci demanda un certain temps, au bout duquel quatre miliciens équipés descendirent à leur tour. Le gonfleur remonta comme un acrobate et fut remplacé par l’officier commandant l’escouade. Les paquetages, les armes, les munitions, les vivres et un appareil radio portable suivirent.

— Allez, ne perdez pas de temps, ordonna le major aérostier Tomka. N’oubliez pas de rendre compte tout au long de la visite, Guttierez. À bientôt à Grande Corne.

— À bientôt, à Grande Corne, commandant.

Pagayant correctement, les miliciens se rapprochèrent de l'Immaculée Condition et leur canot vint à couple de celui abandonné par les fuyards. L’un des hommes se déséquipa et se servant des cordages atteignit rapidement le pont. Il courut sur celui-ci pour dérouler l’échelle d’équipage et en quelques minutes personnel et équipement furent à bord.

Aussitôt après, l’officier fit entasser le matériel au pied de la passerelle et entreprit de rejoindre celle-ci par l’escalier extérieur. Les armes à la main, ses hommes le suivirent, silencieux comme des félins, l’œil aux aguets, en véritable professionnels du combat. La passerelle leur apparut vide, déserte, jonchée de vieux papiers et d’objets personnels dérisoires.

Un regard aux manomètres confirma que la pression était nulle dans les chaudières, signe que le navire devait être abandonné depuis un certain temps. Les appareils radio étaient vétustes, poussiéreux comme le réduit qui les abritait. La visite de l’entrepont n’apprit rien de plus. La trace des pas des derniers occupants du navire marquait la poussière, indiquant que les membres de l’équipage semblaient n’avoir rien nettoyé depuis la dernière traversée entre Terre Verte et Oyapoc.

Les cabines d’extrémité sentaient le renfermé et le moisi. Le carré de l’équipage dégageait une odeur si nauséabonde que l’enseigne Guttierez ressortit immédiatement, après avoir constaté qu’il était vide d’occupants comme le reste du navire. Le pont inférieur fut rapidement traversé et le major aérostier Tomka dut tempêter pour que l’escouade persiste à rechercher d’éventuels oubliés. Le dernier pont, les cales, les soutes et la machinerie furent donc fouillés sans enthousiasme. Il faisait encore chaud auprès des chaudières et l’officier remarqua qu’il restait une épaisse couche de braises sur les grilles des foyers. Ce qui lui permit d’assurer à son commandant que le navire ne devait pas avoir été abandonné depuis plus de trois ou quatre jours.

Aussitôt reçu le compte rendu, le major Eichem Tomka donna l’ordre de basculer les outres lest et les treuils tournèrent pour remonter le filin entraînant le basculement. Les outres se vidèrent et le composite, allégé d’une tonne de liquide et d’une demi-tonne d’escouade de prise, s’éleva joyeusement.

Il y eut une sorte de secousse dans le poste de commande, le major aérostier se retint à la console des appareils et cette fois l’aéronef s’éleva d’un bond, hors de contrôle. Les hurlements des hommes demeurés aux treuils entraînèrent un réflexe de mauvaise humeur du commandant qui passa la tête par la porte latérale à droite et sursauta en constatant ce qui venait de se passer. Incrédule, il se précipita de l’autre côté de la passerelle et vit que là également les largueurs étaient vides.

— Quelqu’un a déverrouillé les lance-bombes ! hurla-t-il à ses timoniers effarés.

— Mais, commandant ! Personne n’est entré dans le poste depuis le début de la manœuvre !

— Il faut pourtant que quelqu’un ait déverrouillé les largueurs pour que les bombes se détachent, toutes en même temps. Et que quelqu’un d’autre ait… Mais c’est impossible ! bredouilla le major aérostier en réalisant que lui seul pouvait avoir appuyé sur la poignée rouge de largage.

Il ressortit pour regarder les treuillistes qui sans chercher à comprendre remontaient les outres-lest. Dès l’opération terminée, l’officier beugla :

— Aux postes de combat, immédiatement !

Ils le regardèrent avec ahurissement mais exécutèrent l’ordre, rejoignant les postes armés de la longue nacelle avant de s’y attacher réglementairement. Revenu dans le poste de commande, Eichem Tomka consulta l’altimètre et frémit. Ils se trouvaient déjà à quatre mille pieds et montaient toujours à plus de cinq cents pieds minute.

Ses ordres précis commencèrent à atténuer l’effet de la perte de charge. Lancées à plein régime, les hélices tirèrent l’aéronef de plus en plus rapidement afin que les gouvernails retrouvent leur pleine efficacité. La montée se poursuivit mais de moins en moins rapide et le major aérostier commença à respirer plus librement. Il orienta le Jones cap au sud et décrochait le micro pour appeler le colonel, lorsqu’une série de puissantes détonations le précipitèrent vers la porte de la passerelle de droite.

À plus de trois mille pieds plus bas, le Gloire Céleste amorçait un curieux pivotement, le nez levé. Encore plus bas, à la surface de la mer, dix taches blanchâtres témoignaient de l’explosion d’autant de fortes charges. Il n’était nul besoin d’explications supplémentaires et l’officier rejoignit la passerelle pour empoigner le micro.

— Colonel !

— Oui, ici Yibrac, que se passe-t-il ?

— N’avez-vous pas entendu des détonations ?

— Si vous ne vous étiez pas élevé comme un épervier, vous auriez peut-être constaté que nous étions victimes d’un grave incident technique.

— Victimes, incident ? répéta le major aérostier avant de suggérer : Auriez-vous perdu votre chargement de bombes, colonel ?

— Oui, Tomka. Et je cherche comment les verrous des largueurs peuvent sauter sur un aéronef aussi bien entretenu que le mien. Mais pourquoi cette envolée en déséquilibre, Tomka ?

— Eh bien, colonel, je me demandais pourquoi les verrous de mes largueurs ont été retirés à mon insu, ce qui fait que la simple application d’un doigt ou d’un coude sur la console de commande de tir a suffi.

— Ai-je bien compris ? Vous aussi ?

— Nous aussi, colonel. Seulement les miennes ont été larguées à moins de vingt pieds de la surface et n’ont pas explosé.

— Quelle conclusion en tirez-vous ?

— J’enquête. Je n’ai que deux timoniers et quatre miliciens que je connais depuis trois ans. Je me porte garant de chacun d’eux.

— J’ai cinq miliciens de plus et comme vous j’estime qu’ils n’ont rien à se reprocher. Mais quelqu’un a bien dû appuyer sur le déclencheur.

— Sur le Jones, c’est moi. Un mouvement imprévu de l’aéronef. Je me suis retenu.

— Je ne me souviens de rien de tel mais j’y réfléchirai. J’ai comme un vide de mémoire. À propos, votre altitude ?

— Cinq mille sept cents pieds. À six mille je commence à faire travailler les soupapes.

— N’en faites rien, si possible. Placez-vous face au vent, hélices correctement orientées à trois ou quatre degrés de dévers. Vous devriez parvenir à neutraliser la force ascensionnelle. Nous descendrons lorsque le soleil chauffera moins nos enveloppes. Nous devrons prendre du lest, liquide, c’est préférable. Pour en revenir à ces bombes, supposons que comme vous j’aie appuyé sur le contacteur, est-ce admissible ?

— Pas plus que ce navire abandonné, colonel.

— Merci de confirmer mon point de vue. Savez-vous que s’il venait à l’idée de l’équipage fantôme de ce navire maudit de quitter la baie de Wager, nous serions incapables de l’en empêcher ?

— Oui, colonel, et ce sont des hommes à moi qui se trouvent à bord. Je n’aime pas cela.

Je dois les avertir d’avoir à redoubler de prudence, ne pouvant plus compter sur votre détachement.

— Faites, Tomka, je vais me préoccuper d’envoyer un compte rendu à Tampu Tocco.

— Je me permettrais de suggérer d’attendre un peu, colonel. Le navire est abandonné mais en état, avec une escouade de prise à bord. Il suffit de revenir en prendre livraison avec un équipage minimal. Les bombes ? Il en sera question lorsque nous devrons les remplacer. Au besoin, nous les aurons sacrifiées lors d’un passage en grand mauvais temps, comme nous y autorise le règlement.

— Oui, Tomka, oui, c’est une solution. Nous y réfléchirons. Retenons malgré tout que ces déverrouillages ont les allures de sabotages et qu’il faudra vérifier cette hypothèse. S’il est démontré que tout soupçon de cet ordre doit être écarté, il faudra inclure la magie dans les nouvelles hypothèses.

— Colonel !

— Mon cher, les choses doivent être appelées par leur nom. Nous ne pouvons pas travestir la vérité, si nous avons le droit de reporter nos conclusions jusqu’à ce que nous soyons certains de notre fait. Nous avons retrouvé le navire. Notre mission est un succès. Ne le compromettons pas.

— C’est que, colonel, je ne vois pas ce que nous pourrons découvrir de plus. Je connais mon composite par cœur. Le déverrouillage des largueurs est une opération nécessitant une poigne solide. Et personne de l’équipage ne s’est trouvé près des bombes depuis notre départ, sauf moi pour les inspections régulières.

— Merci, Tomka, vous me fournissez l’essentiel de mon argumentation. J’ai abouti aux mêmes conclusions. Je vais tenter de rédiger un compte rendu compréhensible par des gens n’ayant pas la moindre idée de ce qu’est un composite. Avertissez votre chef de détachement sur le navire. Passez sur l’incident des bombes.

— Entendu, colonel.

Le major aérostier changea de fréquence pour appeler son subordonné :

— Guttierez ?

— Ici Guttierez, à vos ordres, commandant. Rien à signaler. Navire en panne. Pas même de rats à bord. Nous avons entendu des explosions.

— Parfait. Pour les explosions, ce n’est rien. Des exercices. Vous ne pourrez recevoir le renfort de Gloire Céleste. En un sens, je préfère cela. Vous conserverez ainsi l’entière responsabilité. Soyez très vigilants. Rien ne dit que les pirates ne se trouvent pas à proximité. Je vous conseille de ramener les canots échoués. Remontez-les à bord.

— Entendu, commandant. Nous avons aménagé la passerelle en îlot de résistance et avec les postes de tirs prévus, nous ferons face.

— Excellent, à bientôt à Grande Corne.

— À bientôt à Grande Corne, commandant, répéta l’enseigne.

Dès la fin de la communication, il consulta l’horloge du navire, évalua la hauteur du soleil et estima la distance de la côte. À l’issue d’un rapide calcul mental il décida :

— Ukan, tu resteras de garde au balcon de gauche avec le matic. Surveille la forêt et la grève. Avertis si tu aperçois la moindre des choses. Nous allons profiter de la marée pour ramener les canots et si nous n’y parvenons pas, nous les crèverons. Toujours ça de moins à surveiller.

— Entendu, lieutenant.

— Vous autres, prenez le pistolet. Faudra pagayer dur. Nous ne ferons qu’un seul voyage.

Ce fut réalisé avant la nuit. Accrochés à leurs portemanteaux, les canots furent remontés au cabestan. Dès son retour dans la passerelle, l’enseigne Guttierez effectua une nouvelle inspection des locaux les plus proches, radio, toilettes, vestiaire de mer où se trouvaient accrochés des vêtements de marins en assez mauvais état et des couchettes suspendues. Il fit placer cinq de celles-ci dans la passerelle et ordonna le verrouillage des portes de métal isolant le poste de commandement. Seules les portes vitrées ouvrant sur les ailerons furent laissées libres.

Les miliciens mangèrent de bon appétit et, durant ce repas, dans l’obscurité presque totale, les projets pour les jours d’attente prirent corps. La nuit enveloppa la forêt et le navire. Seules les étoiles, particulièrement lumineuses, se reflétèrent dans l’eau calme. Le premier factionnaire prit son poste sur l’aileron de gauche, côté terre et le reste du détachement occupa les lits suspendus.

La fatigue eut raison des plus lents à trouver le sommeil et ce fut au tour du factionnaire de lutter de toutes ses forces contre le concert de ronflements émanant de la passerelle. Sa lutte héroïque fut victorieuse et l’horloge du bord l’autorisa à éveiller son remplaçant. Ce qu’il fit en n’épargnant pas les bourrades destinées à tirer l’infortuné de sa béatitude.

Il s’ensuit qu’un factionnaire à demi éveillé, donc à moitié endormi, succéda à un factionnaire tombant de sommeil. Pour eux comme pour les autres ronfleurs la nuit devint totale, berceuse, caressante, rassurante. Les ronflements s’atténuèrent, devinrent soupirs si faibles que le souffle des dormeurs se perdit dans l’infime bruit de fond auquel s’ajouta le grincement précis du métal contre le métal.

Serrant contre sa poitrine son arme terrifiante, le factionnaire de service ne vit pas les ombres surgissant de partout et de nulle part. Chaque dormeur fut soulevé de sa couche sans contact physique et sorti de la passerelle pour être transféré au long d’une chaîne de silhouettes, flottant dans une impondérabilité momentanée. Paquetages, vivres, armes, munitions, suivirent. Un canot puis un second furent descendus par les moyens normaux et une dizaine d’ombres prirent place dans celui qui assure le remorquage de l’autre.

Une heure plus tard, ce canot revint, fut hissé à bord pendant que dans l’entrepont l’effervescence régnait. Dans les chaufferies, les feux relancés recevaient le combustible à pleines gueules. Des étincelles sortirent des cheminées avec la fumée indistincte. Les passagers raccrochèrent leur literie suspendue aux places anciennes occupées et sous l’impulsion de Pacha et d’Anawa, une équipe s’affaira dans la cuisine du troisième niveau pour confectionner un repas réconfortant.

Celui-ci fut absorbé vers le milieu de la nuit et ne restèrent ensuite éveillés que les personnels de quart, les chauffeurs téléporteurs de la chaufferie, les responsables de la passerelle et les équipes chargées de manœuvrer les énormes treuils des ancres. Lesquels fonctionnèrent au dernier tiers de la nuit, quand la pression fut suffisante pour la manœuvre.

Le ronflement assourdi des turbines des mâts propulsifs emplit le golfe et les premiers tours d’hélice amenèrent un sourire de joie sur bien des visages. Pivotant avec une majestueuse lenteur, la coque s’orienta sur l’axe du golfe et les proues pointèrent vers la mer intérieure. Aussitôt dégagé de l’emprise des terres, le navire accéléra jusqu’à sa vitesse maximale pour un jour avec faible vent favorable, atteignant cinq nœuds et demi à la hauteur du détroit de Foxe. Le cap changea, passant à l’est-sud-est pour embouquer le détroit suivant, dernier étranglement avant l’océan oriental.

Le soleil brillait de nouveau lorsque, sollicités par Pacha, Jaïro et Macusa réveillèrent les miliciens dans leur canot abandonné au sec par la marée.