AVERTISSEMENT

PAR

ROGER CAILLOIS

 

 

La traduction du recueil El Aleph a subi de nombreux et imprévisibles retards. Toutefois, dès 1953, avec l’assentiment de l’auteur, alors à peine connu en France, j’avais traduit et publié quatre des contes qui en font partie, dans un volume à tirage limité sous le titre Labyrinthes. J’avais tenté d’expliquer les raisons qui m’avaient fait réunir ces récits, à savoir : L’Immortel, Histoire du Guerrier et de la Captive, L’Écriture du Dieu, La Quête d’Averroës. Je ne crois pas superflu de reproduire ici mes remarques de naguère :

 

« Les quatre contes qui suivent sont tirés du dernier recueil de fictions de J. L. Borges : El Aleph. Ils ne se ressemblent guère. Toutefois, ils laissent supposer qu’ils dérivent d’une inspiration commune qui m’a paru justifier de les réunir et de leur donner le titre de Labyrinthes. Les uns compliquent, les autres amenuisent à l’extrême les jeux de miroirs où se complaît l’auteur. Le thème du labyrinthe n’y est pas toujours explicitement évoqué. En revanche, plusieurs autres contes du même recueil, que pourtant je n’ai pas cru devoir retenir, se passent dans les labyrinthes réels, où s’égare cette fois le corps, non la pensée du héros. Au contraire, les présents récits placent dans des symétries abstraites presque vertigineuses, des images à la fois antinomiques et interchangeables de la mort et de l’immortalité, de la barbarie et de la civilisation, du Tout et de la partie.

Par là, ils illustrent la préoccupation essentielle d’un écrivain obsédé par les rapports du fini et de l’infini. Les divers problèmes qu’ils posent l’ont conduit notamment à se représenter de manière très ingénieuse, très variée, très parlante, la scandaleuse nécessité du Retour Éternel, à cheminer par des enchaînements de causes et d’effets qui se divisent et se ramifient sans cesse pour le passé comme pour l’avenir, à compter des possibles qui ne sont pas inépuisables en théorie, mais dont le dénombrement complet serait pratiquement illimité, et dont la multitude même annule les différences. Ces couloirs qui bifurquent et qui ne mènent à rien qu’à des salles identiques aux premières et d’où rayonnent ces couloirs homologues, ces répétitions oiseuses, ces duplications épuisantes enferment l’auteur dans un labyrinthe qu’il identifie volontiers avec l’univers. Où que l’homme se tienne, lui semble-t-il, il se trouve toujours au centre d’indiscernables reflets, d’inextricables correspondances ; à perte de vue, de conscience, ce sont géminations et scissiparités, harmoniques et allitérations : premiers termes de séries impérieuses et vaines, absurdes, désespérantes, annulaires peut-être.

Rien ne sert de s’efforcer : si loin qu’il s’aventure, l’homme demeure toujours aussi éloigné de l’impensable issue. Dans un labyrinthe, tout se répète ou paraît se répéter : corridors, carrefours et chambres. L’esprit supérieur qui le conçoit —philosophe ou mathématicien – le connaît fini. Mais l’errant qui en cherche inutilement la sortie l’éprouve infini, comme le temps, l’espace, la causalité. Au moins lui est-il impossible de trancher, dans un sens ou dans l’autre. Une expérience trop courte lui fait supposer unique ce qui est infiniment répété ou tenir pour infiniment répété ce qui ne saurait exister deux fois absolument semblable à soi-même. Il regarde L’Odyssée comme un chef-d’œuvre inimitable, comme une réussite inégalée. En même temps, se remémorant les arguments de Borel, de Poincaré, la fable des singes dactylographes, il doit admettre avec le héros de L’Immortel qu’ aussitôt accordé un délai infini, avec des circonstances et des changements infinis, l’impossible était de ne pas composer, au moins une fois, L’Odyssée.

Le labyrinthe fournit ainsi le constant et naturel symbole de l’intuition fondamentale qui fait l’unité des quatre apologues contenus dans ce petit livre et de nombreux autres textes – prose ou vers – de Jorge Luis Borges. Le lecteur la retrouvera aisément, tantôt à travers une fantaisie érudite, tantôt dans la parfaite nudité d’une confidence personnelle.

La Quête d’Averroës, L’Écriture du Dieu, l’Histoire du Guerrier et de la Captive ont paru respectivement dans les nos 152 (juin 1947), 172 (février 1949) et 175 (mai 1949) de la revue Sur, que dirige Victoria Ocampo. L’Immortel parut dans la revue Los Anales de Buenos Aires que Borges dirigeait alors. Le conte y était intitulé Les Immortels. Un autre récit : Le Mort, qui le suit immédiatement dans El Aleph, donna l’idée à l’auteur de mettre au singulier le titre de celui-ci. L’Immortel est écrit dans une langue qui imite l’espagnol baroque du XVIIe siècle, en particulier le style de Quevedo. En outre, il est donné comme une traduction de l’anglais. Enfin, l’intrigue rend nécessaire qu’il conserve d’assez nombreux latinismes de vocabulaire et de syntaxe. La traduction, qui joue ainsi sur quatre langues – latin, anglais (en principe), espagnol et français –, présentait des difficultés très spéciales que je souhaite avoir résolues sans trop de dommages et qui aboutissent, de temps en temps, à certaines préciosités d’expression, toujours calculées, mais qui peuvent néanmoins surprendre le lecteur non averti. C’est pourquoi j’ai estimé opportun de terminer cette courte note par une dernière précision destinée à signaler une particularité si notable. »

 

Quelques années plus tard, vers 1957, je traduisis et publiai en revue trois autres « labyrinthes » tirés de El Aleph. Ce sont La Demeure d’Astérion, Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe, Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes.

Aujourd’hui que la traduction des dix autres contes du recueil est menée à bien par M. René L.- F. Durand, les récits que j’avais d’abord publiés à part reprennent la place qu’ils occupaient dans le recueil original et Labyrinthes disparaît, afin que la traduction française de l’ouvrage de J. L. Borges ne se trouve pas répartie en deux volumes inégaux.

 

25 novembre 1966.