17

La piste Stampede

 

Ici, la nature était une chose sauvage, effroyable, et pourtant belle. Je regardais avec une crainte mêlée d’admiration le sol sur lequel je marchais pour observer la forme, le matériau et le travail des Puissances. C’était là cette terre dont on nous a parlé, faite de chaos et de ténèbres. Ici, nul jardin pour l’homme, mais le globe intact. Ni pelouse, ni pâture, ni prairie, ni bois, ni pré, ni terre labourée, ni friche, c’était la surface fraîche et naturelle de la planète terre, telle qu’elle fut faite pour l’éternité des temps afin d’être, croyons-nous, la demeure de l’homme. Ainsi la Nature l’a conçue et ainsi l’homme en use, s’il le peut. Mais il n’a pas été créé pour lui être associé. C’était une matière vaste et terrifiante – et non la Terre mère –, elle n’était pas faite pour qu’on y marche et pour qu’on y soit enterré. Non, ce serait encore se montrer trop familier que de laisser ses os y reposer. Si c’était une demeure, c’était celle de la nécessité et du destin. On pouvait clairement sentir à cet endroit la présence d’une force qui n’était pas tenue de se montrer bienveillante envers l’homme. C’était un lieu de paganisme et de rites superstitieux destiné à des êtres plus proches des rochers et des bêtes sauvages que nous ne le sommes… Que sont les myriades d’objets singuliers d’un musée auprès de la surface d’une étoile, auprès de quelque objet dur dans sa gangue ? Je suis là et je regarde avec respect mon corps ; cette matière à laquelle je suis lié me semble maintenant tellement étrange. Je ne crains pas les esprits, les fantômes – j’en suis un –, comme pourrait le faire mon corps, je crains les corps, je tremble d’en rencontrer. Qu’est-ce que ce Titan qui me possède ? Parlons des mystères ! Pensons à notre vie dans la nature, dont nous voyons la matière et avec laquelle nous sommes en contact chaque jour – rocs, arbres, souffle du vent sur nos joues ! La terre solide ! Le monde réel ! Le sens commun ! En contact, en contact ! Qui sommes-nous ? Où sommes-nous ?

Henry David Thoreau, Ktaadn.

 

Un an et une semaine après que Chris McCandless eut décidé de ne pas traverser la Teklanika, je me tiens sur la rive opposée – celle qui est du côté de l’autoroute –, regardant les tourbillons d’eau. Moi aussi, j’espère traverser la rivière. Je veux aller à l’autobus. Je veux voir l’endroit où McCandless a trouvé la mort, pour mieux en comprendre la raison.

C’est un après-midi humide, chaud, et la rivière est blême de cette même neige compactée et fondante qui recouvre encore les glaciers dans les parties les plus élevées de la chaîne de l’Alaska. Aujourd’hui, le niveau de l’eau semble bien plus bas que sur les photos que McCandless a prises douze mois plus tôt. Néanmoins, à cet endroit et en ce milieu d’été, il serait impensable de traverser à pied ce flot grondant. L’eau est trop profonde, trop froide, trop rapide. Debout sur la berge, j’entends des galets gros comme des boules de bowling rouler dans le fond du lit, entraînés par un courant puissant. Si je m’avançais dans l’eau, je serais balayé au bout de quelques mètres et emporté vers la gorge où la rivière se transforme en rapides ininterrompus sur 8 kilomètres.

Mais, à la différence de McCandless, j’ai dans mon sac à dos une carte topographique où 1 centimètre représente 1 kilomètre. Parfaitement détaillée, elle indique qu’à 800 mètres en aval, dans le creux de la gorge, il y a une station de l’Institut géologique américain. Également à la différence de McCandless, je suis accompagné par trois personnes : Roman Dial et Dan Solie, qui habitent l’Alaska, et un ami de Roman, Andrew Liske, qui vient de Californie. À l’endroit où la piste Stampede débouche sur la rivière, on ne peut pas voir la station, mais, après vingt minutes d’efforts pour se tailler un chemin dans un fouillis d’épicéas et de bouleaux nains, Roman s’écrie : « Je la vois ! là ! À 100 mètres ! »

Quand nous y arrivons, nous trouvons un câble de 2,5 centimètres d’épaisseur qui traverse la gorge. De notre côté, il est fixé à une tour et de l’autre côté, distant de 120 mètres, il est accroché à un rocher. Ce câble fut installé en 1970 pour relever les fluctuations saisonnières de la Teklanika ; les hydrologues faisaient l’aller et retour au-dessus de la rivière dans une nacelle en aluminium suspendue au câble par des poulies. Depuis la nacelle, ils faisaient descendre un fil lesté de plomb afin de mesurer la profondeur de l’eau. Il y a neuf ans, faute de crédits, la station fut désaffectée. À cette époque, la nacelle était censée être attachée par une chaîne et un cadenas sur la tour. Mais quand nous y montâmes, elle n’y était pas. Je l’aperçus en regardant sur l’autre rive.

Des chasseurs du coin avaient coupé la chaîne, utilisé la nacelle pour passer de l’autre côté et l’avaient dissimulée pour qu’il soit plus difficile aux « étrangers » de franchir la rivière et de pénétrer sur leur terrain. Quand McCandless avait tenté de s’en aller, un an auparavant, la nacelle était au même endroit, de son côté. S’il en avait été informé, il lui aurait été facile de traverser la Teklanika. Mais comme il ne disposait pas d’une carte topographique, il n’avait aucun moyen de savoir que le salut était à portée de sa main.

Andy Horowitz, son camarade de lycée, avait dit d’un air songeur : « Chris n’était pas fait pour ce siècle. Il recherchait l’aventure et la liberté dans une mesure qui excédait beaucoup celle qu’autorise la société d’aujourd’hui. » En venant en Alaska, McCandless désirait marcher dans une terre vierge, découvrir un point blanc sur la carte. Mais en 1992, il n’y avait plus de points blancs sur les cartes, ni en Alaska, ni ailleurs. Alors Chris, avec sa logique particulière, trouva une solution élégante : il supprima la carte, tout simplement. C’est dans son esprit, par conséquent, à défaut d’autre chose, que la terra resterait incognita. 

Et n’ayant pas de bonne carte, le câble traversant la rivière lui resta aussi incognito. En voyant le débit violent de la Teklanika, il fit l’erreur de conclure qu’on ne pouvait passer sur l’autre rive. Puis, constatant que son itinéraire de sortie avait été coupé, il retourna à l’autobus, ce qui, compte tenu de son ignorance de la topographie, était ce qu’il avait de mieux à faire. Mais pourquoi resta-t-il ensuite dans l’autobus et y mourut-il de faim ? Pourquoi, lorsque arriva le mois d’août, n’essaya-t-il pas une nouvelle fois de traverser la rivière ? À ce moment, elle aurait été bien plus basse et il aurait pu passer à gué en toute sécurité.

Intrigué par ces questions, et troublé, j’espère que la carcasse rouillée de l’autobus 142 me fournira quelques indices. Mais pour y aller, je dois moi aussi traverser la rivière, et la benne en aluminium est de l’autre côté.

Debout sur le toit de la tour, je me fixe au câble avec des mousquetons d’escalade et commence à me tirer en pratiquant ce que les alpinistes appellent une traversée tyrolienne. Cela s’avère plus difficile que je ne l’aurais cru. Vingt minutes après mon départ, je finis par me hisser sur la berge opposée, si épuisé que je peux à peine lever les bras. Après avoir enfin repris mon souffle, je monte dans la nacelle – un panier d’aluminium rectangulaire de 60 centimètres sur 1,20 mètre –, détache la chaîne et repars de l’autre côté pour prendre mes compagnons de route.

Le câble s’abaisse notablement au milieu de la rivière. Ce qui fait que, quand je largue les amarres, la nacelle accélère rapidement sous l’effet de son propre poids et roule de plus en plus vite le long du fil d’acier. Cela donne le frisson. Filant à 30 ou 40 kilomètres à l’heure au-dessus des rapides, je sens un cri d’effroi naître dans ma gorge, mais je prends conscience que je ne cours aucun danger et retrouve mon calme.

Après être passés tous les quatre de l’autre côté, il nous faut encore une demi-heure d’une marche difficile pour retrouver la piste Stampede. Sur les 16 kilomètres que nous avons déjà franchis – depuis nos véhicules jusqu’à la rivière –, la piste offre un chemin aisé, bien marqué et assez souvent emprunté. Mais les 16 autres kilomètres ont un caractère tout différent.

Comme très peu de gens franchissent la rivière au printemps et en été, la plus grande partie de la piste est presque indiscernable sous la végétation. Juste après la rivière, elle tourne vers le sud-ouest et remonte le long du lit d’un petit ruisseau rapide. Et comme les castors ont construit un réseau de barrages très élaborés sur ce ruisseau, la piste traverse directement une large étendue d’eau stagnante. Les nids de castors ne montent qu’à la hauteur de la poitrine, mais l’eau est froide et, lorsque nous pataugeons, nos pieds remuent sur le fond une vase en décomposition qui dégage une odeur de miasmes.

Au-delà du dernier nid, la piste s’élève sur une colline puis rejoint le lit rocailleux du ruisseau avant de monter à nouveau et de se transformer en une jungle dense. La progression n’est jamais excessivement difficile mais l’enchevêtrement des aulnes de 5 mètres de haut qui nous pressent des deux côtés produit une impression lugubre et étouffante. Des nuées de moustiques émergent de la chaleur collante. À brefs intervalles, leur bruit aigu est recouvert par le grondement du tonnerre qui roule là-bas au-dessus de la taïga depuis une masse de nuages sombres fuyant sur l’horizon.

Des buissons broussailleux laissent des lacérations sanglantes sur mes tibias. De nombreux ours s’enfuient à notre approche. À un endroit, une empreinte toute récente de grizzly me fait perdre mon sang-froid. Aucun d’entre nous n’a de fusil. « Hé, Grizzly ! hurlé-je en direction du sous-bois en espérant éviter une mauvaise rencontre, pas besoin de t’énerver, nous ne faisons que passer ! »

Je suis allé une vingtaine de fois en Alaska au cours des vingt dernières années, pour l’escalade, pour travailler comme charpentier, pêcheur de saumon ou journaliste, pour changer d’air, pour aller voir ici et là. Je suis souvent resté seul dans la nature au cours de ces nombreux séjours et généralement j’y ai trouvé du plaisir. En fait, mon intention était de venir seul à l’autobus, et cela m’a ennuyé que mon ami Roman s’invite lui-même et que les deux autres lui emboîtent le pas. Mais maintenant, je leur suis reconnaissant d’être avec moi. Il y a quelque chose d’inquiétant dans ce paysage gothique trop touffu. Il semble plus malveillant que bien d’autres endroits plus retirés que je connais – les pentes couvertes de toundra de la chaîne de Brooks, les forêts ténébreuses de l’archipel Alexander, et même les hauteurs gelées et venteuses du massif du Denali. Je suis vraiment très content de ne pas être ici tout seul.

 

21 heures. La piste tourne et là, au bord d’une petite clairière, il y a l’autobus. Une végétation rose recouvre les roues jusqu’au moyeu. Le 142 stationne auprès d’un groupe de trembles à 9 mètres du sommet d’une petite butte, sur une élévation de terrain qui domine le confluent de la Sushana et d’une rivière plus petite. C’est un lieu attrayant, ouvert et lumineux.

Nous nous arrêtons à quelque distance de l’autobus et le regardons un moment en silence. Sa peinture est ternie et s’écaille. Plusieurs vitres manquent. Des centaines de petits os jonchent le sol parmi des milliers de piquants de porcs-épics. Ce sont les restes du petit gibier qui constituait l’ordinaire de McCandless. On distingue un squelette bien plus grand, celui de l’élan qu’il a tiré et qui lui a ensuite donné tant de remords.

Quand j’avais interrogé Gordon Samel et Ken Thompson peu après la découverte du corps de McCandless, tous deux avaient affirmé catégoriquement que ce gros squelette était celui d’un caribou, et ils avaient tourné en dérision l’ignorance de ce jeunot qui n’avait même pas reconnu l’animal qu’il avait tué. Thompson m’avait dit : « Les loups ont un peu dispersé les os mais il est évident que c’était un caribou. Le gamin était complètement perdu ici. »

Samel avait ajouté avec mépris : « C’était effectivement un caribou. Quand j’ai lu dans le journal qu’il avait cru avoir tué un élan, cela m’a bien montré qu’il n’était pas de l’Alaska. Il y a une grande différence entre les deux bêtes, une très grande différence. Il faut être plutôt benêt pour ne pas les distinguer. »

Me fiant à ces deux vieux chasseurs de l’Alaska qui ont tué de nombreux élans et caribous, j’avais fait état de la méprise de McCandless dans mon article d’Outside. Ce qui confirmait l’opinion d’innombrables lecteurs que McCandless était ridiculement mal préparé et qu’il n’avait rien à faire dans cette nature sauvage, seul au milieu des forêts difficiles de la Dernière Frontière. Un correspondant de l’Alaska faisait remarquer : « Non seulement McCandless est mort parce qu’il était idiot, mais l’envergure de ses aventures est si minable qu’elle en devient pathétique. Il squatte un vieil autobus à quelques kilomètres de Healy, fait cuire des geais et des écureuils, confond un caribou avec un élan (chose pourtant difficile)… Un seul mot peut qualifier ce type : incompétent. »

Parmi les lettres qui critiquaient McCandless, presque toutes mentionnaient cette erreur d’identification comme preuve qu’il ne connaissait pas les rudiments de la survie dans l’arrière-pays. Mais ce que ces correspondants irrités ignoraient, c’est que l’ongulé tué par McCandless était exactement ce qu’il avait dit. Contrairement à ce que j’avais écrit, il s’agissait bien d’un élan. Un examen approfondi des restes ainsi que les photos prises par McCandless le confirment sans aucune espèce de doute. Le jeune homme fit quelques erreurs sur la piste Stampede, mais il n’avait pas confondu un élan et un caribou.

Je passe devant les os de l’élan, m’approche du véhicule et monte par la portière arrière. Contre la portière, il y a le vieux matelas sur lequel McCandless a expiré. Pour quelque obscure raison je suis surpris de trouver quelques-unes de ses affaires éparpillées sur la toile du matelas : une gourde verte en plastique, un petit flacon de comprimés pour purifier l’eau, un stick de pommade pour les lèvres, un pantalon de l’armée, comme ceux que l’on vend dans les surplus militaires, une édition de poche en mauvais état du best-seller O Jérusalem !, des moufles en laine, un flacon de Muskol (un répulsif pour insectes), une boîte d’allumettes pleine, une paire de bottes marron en caoutchouc portant le nom « Gallien » inscrit à l’encre noire sur le revers.

Malgré les vitres qui manquent, l’air est confiné, vicié. Roman fait remarquer : « Ça sent l’oiseau mort ici. » Peu après, je découvre la source de cette odeur : un sac poubelle rempli de plumes et d’ailes d’oiseaux coupées. Il semble que McCandless les mettait de côté pour rembourrer ses vêtements ou peut-être pour fabriquer un oreiller.

Vers l’avant de l’autobus, la vaisselle de McCandless est rangée sur une table en contreplaqué de fabrication artisanale à côté d’une lampe à kérosène. Un long fourreau en cuir porte, artistement repoussées, les initiales R. F. C’est celui de la machette que Ronald Franz a donnée à McCandless quand il a quitté Salton City.

La brosse à dents bleue du jeune homme est posée près d’un tube de dentifrice à moitié vide, d’une boîte de fil dentaire et de la couronne en or que, selon son journal, il a perdue trois semaines après son arrivée. À quelques centimètres, il y a un crâne de la grosseur d’une pastèque. De grands crocs ivoire jaillissent d’un maxillaire blanc. C’est le crâne d’un grizzly tué par un chasseur des années avant l’arrivée de McCandless. Un message de l’écriture soignée de Chris entoure le trou provoqué par la balle : « Que tous saluent l’ours-fantôme, la bête qui vit en nous. Alexandre Supertramp. Mai 1992. »

En levant les yeux, je remarque que les parois métalliques sont couvertes de graffitis laissés par les nombreux visiteurs au cours des années. Roman m’indique un message laissé par lui quatre ans auparavant à l’occasion d’une traversée de la chaîne de l’Alaska : « Mangeurs de nouilles en route pour le lac Clark, 8/89. » Tout comme Roman, la plupart des gens ont inscrit un nom, une date, guère plus. Le graffiti le plus long, le plus éloquent, est l’un de ceux que McCandless a tracés. C’est une déclaration de joie qui commence par une évocation de sa chanson favorite : « Depuis deux ans il parcourt la terre. Pas de téléphone, pas de piscine, pas d’animaux de compagnie, pas de cigarettes. Liberté ultime. Être extrémiste. Voyageur esthète dont le domicile est la route…»

Juste au-dessous de ce manifeste, il y a le poêle, fabriqué avec un fût d’huile rouillé. Un morceau de tronc d’épicéa épais de 36 centimètres est enfoncé dans l’ouverture et sur cette bûche sont disposés deux vieux jeans, comme s’ils avaient été mis à sécher. L’un est grossièrement rafistolé, l’autre a été rapiécé avec plus de soin au moyen de morceaux d’un dessus-de-lit délavé cousus sur les trous des genoux et des fesses. Ce pantalon porte également une ceinture fabriquée au moyen d’une bande de tissu de couverture. McCandless a dû être forcé de confectionner cette ceinture après avoir tellement maigri que son pantalon ne tenait plus. 

Assis sur un lit en fer devant le poêle pour réfléchir à ce sinistre tableau, où que mon regard se porte, j’aperçois des signes de la présence de McCandless. Ici, il y a son coupe-ongles, là sa tente en Nylon vert est suspendue devant la fenêtre sans vitre de la porte avant. Ses chaussures de randonnée sont soigneusement rangées sous le poêle, comme s’il allait revenir bientôt pour les enfiler et reprendre la piste. Je me sens mal à l’aise. J’ai l’impression d’être entré par effraction ou d’être un voyeur qui s’est glissé dans la chambre de McCandless pendant son absence. Pris d’une soudaine nausée, je quitte l'autobus pour aller marcher le long de la rivière et respirer un peu d’air frais.

Une heure plus tard, nous faisons un feu dehors dans la lumière déclinante. Des averses ont chassé la touffeur de l’air et ont donné une forme précise aux collines. Au loin vers le nord-ouest, le ciel incandescent enflamme la base des nuages. Roman déballe des steaks d’un élan qu’il a tué en septembre dernier dans la chaîne de l’Alaska. Il les pose au-dessus du feu sur un gril noirci, celui-là même dont se servait McCandless pour faire griller son gibier. La graisse goutte et grésille sur les braises. Tout en mangeant la viande tendineuse avec nos doigts, nous écrasons des moustiques et nous parlons de ce garçon si particulier qu’aucun d’entre nous n’a connu, en essayant de comprendre pourquoi il s’est trouvé dans une situation critique et aussi pourquoi certains semblent tellement le mépriser d’être mort à cet endroit.

C’est à dessein que McCandless est venu ici avec des provisions insuffisantes. Il lui manquait également ce que beaucoup d’habitants de l’Alaska considèrent comme un équipement essentiel : une carabine de gros calibre, une carte et une boussole, une hache. Cela a été considéré non seulement comme de la bêtise mais, chose encore plus grave, comme de l’arrogance. Des esprits critiques ont même tracé un parallèle entre McCandless et le personnage le plus décrié de l’Arctique, Sir John Franklin, un officier de marine britannique dont le caractère suffisant et hautain a causé la mort de 140 personnes, y compris la sienne.

En 1819, l’Amirauté chargea Franklin de diriger une expédition dans les régions désertiques du nord-ouest du Canada. Ces hommes avaient quitté l’Angleterre depuis deux ans quand l’hiver les surprit au moment où ils progressaient dans une étendue de toundra si vaste et si vide qu’ils la baptisèrent le Barrens1 , nom qu’elle porte toujours. Ils finirent par manquer de nourriture. Comme le gibier était rare, Franklin et ses compagnons en furent réduits à manger du lichen qu’ils grattaient sur les rochers, du cuir de cerf, des os d’animaux, le cuir de leurs bottes et finalement de la chair humaine. Avant le terme de cette épreuve, au moins deux hommes avaient été tués et mangés, le meurtrier présumé avait été exécuté sommairement, et huit autres compagnons de Franklin étaient morts de maladie ou de faim. Franklin lui-même était sur le point de rendre l’âme quand, avec les survivants, il fut sauvé par un groupe de métis.

Gentleman victorien affable, Franklin était considéré comme un brave empoté, obstiné et ignorant, avec les idéaux naïfs d’un enfant et un parfait dédain pour les méthodes de survie dans l’arrière-pays. Il avait été lamentablement peu préparé à la conduite d’une expédition arctique et, quand il retourna en Angleterre, on l’appela « l’homme qui a mangé ses chaussures ». Cependant ce sobriquet lui était plus souvent attribué avec respect que pour le tourner en ridicule. Il fut salué comme un héros national, promu par l’amirauté au rang de capitaine, bien rétribué pour rédiger un récit de ses épreuves et, en 1825, on le chargea de diriger une seconde expédition.

Ce fut un voyage presque sans histoire. Mais en 1845, espérant découvrir le mythique Passage du Nord-Ouest, Franklin commit l’erreur de retourner dans l’Arctique pour la troisième fois. Les 128 hommes qu’il commandait et lui-même disparurent à tout jamais. Grâce aux indices découverts par la quarantaine d’expéditions envoyées à sa recherche, on finit par établir qu’ils avaient tous péri, victimes du scorbut et du manque de nourriture, dans des souffrances indicibles.

Quand McCandless fut découvert mort, on le compara à Franklin, non pas simplement parce que tous deux étaient morts de faim mais aussi parce qu’on considérait que tous les deux avaient manqué d’humilité. Ils avaient montré un respect insuffisant pour le pays. Un siècle après la mort de Franklin, l’éminent explorateur Vilhjalmur Stefansson a fait remarquer que l’explorateur anglais n’avait jamais pris la peine d’étudier les méthodes de survie utilisées par les Indiens et les Esquimaux, alors que ces deux peuples, « pendant des générations, ont élevé leurs enfants et soigné leurs anciens » dans le même pays qui a tué Franklin. (Stefansson, toutefois, oublie commodément d’indiquer que de très nombreux Indiens et Esquimaux sont morts de faim eux aussi dans les hautes latitudes.)

Toutefois, l’arrogance de McCandless n’était pas faite du même bois que celle de Franklin. Ce dernier considérait la nature comme un adversaire qui se soumettrait inévitablement à la force, à l’éducation et à la discipline victoriennes. Au lieu de vivre en accord avec le pays, de compter sur lui pour assurer sa subsistance, comme le faisaient les Indiens et les Esquimaux, il tenta de s’isoler de l’environnement nordique au moyen d’instruments et de traditions militaires inappropriés. McCandless, quant à lui, alla trop loin dans la direction opposée. Il tenta de vivre entièrement sur le pays, et il le fit sans se soucier d’apprendre auparavant à maîtriser tout le répertoire des techniques indispensables. 

Mais c’est probablement une erreur de reprocher à McCandless d’avoir été mal préparé. Il était jeune, et il surestimait sa résistance, mais il était suffisamment expérimenté pour pouvoir tenir pendant seize semaines avec à peine plus que son intelligence et 5 kilos de riz. Et il était pleinement conscient en entrant dans la forêt que sa marge de manœuvre était dangereusement mince. Il connaissait parfaitement l’enjeu.

Il n’est pas rare qu’un jeune homme se lance dans une action considérée comme téméraire par ses aînés. Affronter le danger est un rite de passage dans notre culture comme dans la plupart des autres. Et puis, le risque a toujours eu un certain charme. C’est en grande partie la raison pour laquelle tant d’adolescents conduisent trop vite, boivent trop, prennent des drogues. C’est aussi pourquoi il a toujours été si facile de recruter des jeunes gens pour faire la guerre. On peut montrer également que la témérité de la jeunesse est un facteur adaptatif contenu dans nos gènes. McCandless, à sa manière, n’a fait que pousser à l’extrême la logique du risque. 

Il éprouvait le besoin de se mettre à l’épreuve d’une façon « qui compte », comme il aimait à dire. Il avait de grandes – certains diront grandioses – ambitions spirituelles et, à ses yeux, conformément à l’absolutisme moral qui le caractérisait, un défi pour lequel le résultat est acquis d’avance n’était pas un défi. 

Bien entendu, ce ne sont pas seulement les jeunes gens qui sont attirés par les entreprises périlleuses. On se souvient d’abord de John Muir comme d’un conservateur à l’esprit pratique et comme le président fondateur du Sierra Club, mais il était aussi un aventurier, un casse-cou, un escaladeur de pics, de glaciers et de chutes d’eau. Son livre le plus connu contient un récit fascinant d’une ascension du mont Ritter en Californie, en 1872, au cours de laquelle il faillit faire une chute mortelle. Dans un autre livre, Muir décrit avec ravissement comment, au cours d’une tempête dans la sierra, il a grimpé délibérément dans les plus hautes branches d’un sapin de Douglas :

 

Jamais auparavant je n’avais ressenti une si noble griserie de mouvement. Le mince sommet de l’arbre s’agitait et bruissait dans l’air déchaîné, il s’inclinait et se balançait d’arrière en avant, tournant encore et encore, traçant d’indescriptibles combinaisons de courbes verticales et horizontales, et pendant ce temps, je m’agrippais fermement à lui comme un petit oiseau à un roseau.

 

À cette époque, il avait trente-six ans. Il est probable qu’il n’aurait trouvé McCandless ni très étrange ni incompréhensible.

Même Thoreau, compassé et prude, célèbre pour avoir déclaré qu’il lui suffisait d’avoir « pas mal voyagé dans sa ville natale de Concord », se sentit obligé d’aller dans les régions alors inquiétantes et désertes du Maine et de faire l’escalade du mont Katahdin. Son ascension des contreforts « sauvages et terribles, bien que beaux » de la montagne fut pour lui une épreuve effrayante mais il en tira une sorte d’admiration. L’inquiétude qu’il éprouva sur les hauteurs granitiques du Katahdin lui a inspiré l’un de ses plus puissants écrits et a influencé par la suite sa façon de concevoir la terre dans ce qu’elle a de rude et d’indompté.

À la différence de Muir et de Thoreau, le premier but de McCandless n’était pas de réfléchir à la nature ou au monde dans son ensemble, mais plutôt d’explorer le domaine intérieur de son âme. Néanmoins, il découvrit bientôt ce que Muir et Thoreau savaient déjà, qu’un séjour prolongé dans la nature oriente inéluctablement notre attention vers l’extérieur autant que vers l’intérieur et qu’il est impossible de vivre dans une région sans en acquérir une subtile compréhension et sans que des liens affectifs puissants s’établissent avec elle et avec tout ce qui est en elle.

Le journal de McCandless contient peu de considérations abstraites sur la nature et d’ailleurs peu de ruminations sur quelque sujet que ce soit. Les descriptions de paysages sont rares. En fait, comme le remarque Andrew Liske, l’ami de Roman, après la lecture d’une photocopie du journal : « Ces notes portent presque uniquement sur ce qu’il a mangé. Presque tout ce qu’il écrit traite de la nourriture. »

Andrew n’exagère pas. Le journal est à peine plus qu’un pointage des plantes cueillies et du gibier tué. Ce serait pourtant une erreur d’en conclure qu’il n’appréciait pas la beauté du pays et que la puissance de ce paysage ne l’émouvait pas. Comme l’écologiste Paul Shepard l’a indiqué :

 

Le Bédouin n’est pas amoureux du paysage, il ne le peint pas, ne fait pas d’observations désintéressées sur la flore et la faune… Sa vie est si profondément en relation avec la nature qu’il n’y a guère de place pour une abstraction, une esthétique ou une « philosophie de la nature » qui soient séparées du reste de sa vie… La nature et sa relation à celle-ci sont un sujet d’importance vitale régi par les conventions, le mystère et le danger. Ses loisirs personnels sont éloignés de tout amusement insouciant et de tout ce qui s’écarte de la marche de la nature. Mais la conscience de la nature fait partie de sa vie, la conscience du terrain, du temps imprévisible, du bord étroit sur lequel il se tient.

 

On pourrait dire la même chose de McCandless pendant les mois qu’il passa près de la Sushana. Il serait trop facile d’appliquer un stéréotype à Christopher McCandless, de le confondre avec un de ces garçons sentimentaux et écervelés qui lisent trop et n’ont pas le moindre bon sens. Ça ne colle pas. Il ne faisait pas partie non plus de ces fainéants irresponsables, désaxés, égarés, que ronge un désespoir existentiel. Bien au contraire. Sa vie était chargée de signification et avait un but. Mais pour lui, la signification se trouvait au-delà des voies toutes tracées. Se méfiant de ce qu’on obtient trop facilement, il avait beaucoup exigé de lui-même – et finalement plus qu’il ne pouvait donner.

En essayant d’expliquer la conduite non orthodoxe de McCandless, certains ont tiré argument de ce qu’il était de petite taille, comme John Waterman, et qu’il avait dû souffrir du « complexe de l’homme petit ». Un sentiment fondamental d’insécurité l’aurait poussé à s’affirmer par des exploits physiques. D’autres ont avancé qu’un conflit œdipien non résolu avait pu être à l’origine de son odyssée fatale. Bien qu’il y ait peut-être un fonds de vérité dans l’une et l’autre hypothèse, cette sorte de psychanalyse posthume à l’emporte-pièce est douteuse, purement spéculative, et inévitablement réductrice pour l’analysé, lequel est de surcroît absent. Il ne semble pas qu’on apprenne grand-chose en ramenant l’étrange quête spirituelle de Chris McCandless à une série de désordres psychologiques.

Roman, Andrew et moi regardons les braises et poursuivons jusque tard dans la nuit notre conversation sur McCandless. Roman a trente-deux ans. Ouvert, curieux, doté d’une méfiance tenace envers la sagesse conventionnelle, il possède un doctorat en biologie de l’université de Stanford. Il a passé son adolescence dans les mêmes faubourgs de Washington que McCandless et les a trouvés tout aussi étouffants. Il est venu pour la première fois en Alaska à neuf ans lors d’une visite à des oncles qui travaillaient dans une mine de charbon à Usibelli, une grosse exploitation à ciel ouvert située à quelques kilomètres à l’est de Healy. Immédiatement, il s’éprit de tout ce qui concernait le Nord. Dans les années qui suivirent, il retourna à plusieurs reprises dans le 49e État. En 1977, son diplôme de fin d’études secondaires en poche (à seize ans, il avait obtenu les meilleures notes de sa classe), il s’installa à Fairbanks et, depuis lors, l’Alaska est resté son lieu de résidence principal.

Actuellement, Roman enseigne à l’université d’Anchorage et ses longues et périlleuses escapades dans l’arrière-pays lui ont valu une renommée locale. Parmi d’autres exploits, il a parcouru à pied et à la pagaie les 1 600 kilomètres de la chaîne de Brooks, il a effectué 400 kilomètres à ski à travers la réserve naturelle de l’Arctique dans les très basses températures de l’hiver, il a suivi les 1 000 kilomètres de la ligne de crête de la chaîne de l’Alaska, et a réalisé plus de 30 premières ascensions des pics du Nord. Roman ne voit pas une grande différence entre ses hauts faits, que tout le monde respecte, et l’aventure de McCandless. À cette différence près que ce dernier a eu la malchance de mourir.

Je mets en avant la démesure de McCandless et ses erreurs grossières – deux ou trois bévues facilement évitables qui, à la fin, lui ont coûté la vie. « Bien sûr, il a exagéré, répond Roman, mais je l’admire pour ce qu’il essayait de faire. Vivre complètement isolé, comme ça, mois après mois, c’est incroyablement difficile. Je ne l’ai jamais fait. Et je veux bien parier que, parmi ceux qui le traitent d’incompétent, très peu l’ont fait ne serait-ce qu’une semaine ou deux, peut-être même aucun. Rester seul dans la nature pendant une longue période, ne vivre que de chasse et de cueillette, la plupart des gens ne savent pas combien c’est dur. Et McCandless y est presque arrivé.

Je suppose que je ne peux pas m’empêcher de m’identifier à ce garçon, admet Roman tout en remuant les braises avec un bâton. Ça me déplaît de le dire, mais il n’y a pas si longtemps, j’aurais pu faire l’objet des mêmes jugements. Quand j’ai commencé à venir en Alaska, je ressemblais beaucoup à McCandless. J’étais jeune et passionné comme lui. Et je pense qu’il y a beaucoup de gens en Alaska qui avaient bien des points communs avec lui quand ils sont venus ici pour la première fois, y compris parmi ceux qui le critiquent. C’est peut-être pourquoi ils sont si sévères avec lui. Peut-être leur rappelle-t-il un peu trop ce qu’ils étaient alors ? »

La remarque de Roman souligne à quel point il est difficile, lorsqu’on est pris dans les préoccupations routinières de l’âge adulte, de se rappeler la force des passions et des espoirs de la jeunesse. Comme l’a dit le père d’Everett Ruess plusieurs années après la disparition de son fils : « L’adulte n’a pas conscience des envolées de l’âme de l’adolescent. Nous avons tous mal compris Everett. »

Roman, Andrew et moi restons éveillés bien au-delà de minuit, essayant de trouver un sens à la vie et à la mort de McCandless, mais ce qu’il était véritablement demeure insaisissable, vague, illusoire. Peu à peu la conversation s’étiole. Quand je m’écarte pour trouver un lieu où étendre mon sac de couchage, les premières teintes de l’aube commencent à éclaircir la bordure du ciel au nord-est. Cette nuit, les moustiques sont nombreux et je serais plus à l’abri dans l’autobus, mais je décide de ne pas me coucher dans le Fairbanks 142. Et je remarque, avant de sombrer dans un sommeil sans rêves, qu’aucun de mes compagnons ne l’a fait.