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Alaska

Après tout, c’est peut-être une mauvaise habitude des gens talentueux et créateurs de s’investir dans des activités pathologiquement démesurées qui fournissent des perspectives remarquables mais ne constituent pas un mode de vie durable pour ceux qui sont incapables de traduire leurs blessures psychiques en un art ou une pensée significatifs.

Théodore Roszak,
À la recherche du miraculeux. 

 

En Amérique, nous avons la tradition de la « Grande Rivière à deux Cœurs » : elle consiste à transporter ses blessures dans la nature pour y trouver une guérison, une conversion, un repos ou tout ce que l’on voudra. Et, comme dans la nouvelle d’Hemingway, si vos blessures ne sont pas trop graves, cela marche. Mais ici, nous ne sommes pas dans le Michigan, ni en l’occurrence au Big Woods de Faulkner, dans le Mississippi. Ici, nous sommes en Alaska.

Edward Hoagland,
Voyage à Chalkyitsik. 

 

Quand on découvrit le corps de McCandless en Alaska et que les circonstances de sa disparition eurent été rapportées par les médias, de nombreuses personnes en conclurent que ce garçon devait avoir l’esprit un peu dérangé. L’article d’Outside provoqua une grande quantité de courrier et un nombre non négligeable de ces lettres jetait l’opprobre sur McCandless – et sur moi également, l’auteur de l’article, pour avoir glorifié ce que certains considéraient comme une mort imbécile.

Beaucoup de ces lettres venaient de l’Alaska. Un habitant de Healy, le village proche du début de la piste Stampede, écrivait : « Selon moi, Alex est un idiot. L’auteur décrit un homme qui a donné une petite fortune, quitté une famille aimante, abandonné voiture, montre et carte, et brûlé l’argent qui lui restait, avant de venir vadrouiller dans la nature à l’ouest de Healy. »

Un autre correspondant exprimait sa réprobation : « Personnellement, je ne vois rien de positif dans le mode de vie de McCandless ou dans sa doctrine de la vie sauvage. Aller s’installer dans la nature en se sachant mal préparé et survivre après avoir frôlé la mort ne vous rend pas meilleur ; c’est seulement que vous avez sacrément de la chance. »

Un autre lecteur d’Outside se demandait : « Pourquoi donc ceux qui veulent "vivre à l’écart pendant quelques mois" oublient-ils la règle numéro un des scouts : se préparer ? Pourquoi un fils inflige-t-il à ses parents et à sa famille une douleur permanente et déroutante ? »

Un habitant du Cercle polaire donnait aussi son opinion : « Krakauer est un cinglé s’il n’est pas d’avis que Chris "Alexandre Supertramp" McCandless était un cinglé. McCandless avait déjà franchi la limite. Il est simplement tombé au fond en Alaska. »

La critique la plus aiguë survint sous la forme d’une épître de plusieurs pages bien remplies, en provenance d’Ambler, un petit village esquimau sur la rivière Kobuk, au nord du Cercle polaire. L’auteur était un enseignant et écrivain blanc, qui avait vécu auparavant à Washington, DC. Il s’appelait Nick Jans. Après avoir signalé qu’il était une heure du matin et qu’il avait déjà bien entamé une bouteille de Seagram’s, il y allait carrément :

 

Au cours des quinze dernières années, j’ai rencontré plusieurs types du genre de McCandless dans le pays. Toujours la même histoire : des jeunes gens énergiques et idéalistes qui se surestimaient et qui sous-estimaient le pays, et cela finissait mal. McCandless n’était pas un cas unique ; il y en a pas mal un peu partout dans l’État. Ils se ressemblent tellement qu’ils constituent presque un cliché collectif. La seule différence, c’est que McCandless y a trouvé la mort, et que l’histoire de ses imbécillités s’est répandue dans les médias… (Jack London avait vu juste dans Construire un feu. McCandless, finalement, n’est qu’un pâle reflet moderne du personnage de London qui meurt gelé parce qu’il a négligé les conseils et s’est laissé aller à un orgueil démesuré…)

Ce qui l’a tué, c’est son ignorance. Un octant USGS et un manuel de scoutisme l’auraient sauvé. Alors que je compatis à la douleur de ses parents, je n’ai aucune sympathie pour lui. Une ignorance tellement délibérée… revient à manquer de respect envers le pays et traduit paradoxalement la même sorte d’arrogance que celle qui a conduit à la marée noire de l’Exxon Valdez – dans ce cas-là aussi, des hommes mal préparés et trop confiants sont venus patauger par ici et ont tout bousillé parce que l’humilité indispensable leur faisait défaut. Ce n’est qu’une question de degré. 

L’ascétisme peu naturel de McCandless et sa pose pseudo-littéraire ne font qu’augmenter sa faute plutôt que la réduire… Ses cartes postales, ses notes, son journal semblent l’œuvre d’un lycéen hors normes et quelque peu histrionique. Ou bien y a-t-il quelque chose qui m’échappe ?

 

L’opinion dominante en Alaska tenait McCandless pour un de ces blancs-becs pleins de rêves qui viennent dans le pays avec l’espoir de trouver la solution de tous leurs problèmes et qui, au lieu de cela, ne rencontrent que des moustiques et une mort solitaire. Des douzaines de marginaux se sont enfoncés dans les forêts de l’Alaska au fil des années, pour ne plus réapparaître. Seuls quelques-uns se sont fixés dans la mémoire collective de l’État.

Il y eut l’idéaliste de la contre-culture qui traversa le village de Tanana au début des années 1970 en annonçant qu’il allait passer le restant de ses jours à « communier avec la nature ». Au milieu de l’hiver un biologiste découvrit toutes ses affaires – deux carabines, du matériel de camping, un journal rempli de considérations incohérentes sur la vérité et la beauté ainsi que des théorisations écologiques fumeuses – dans une cabane vide près de Tofty. La neige avait envahi les lieux. On ne retrouva jamais la trace du jeune homme.

Quelques années plus tard arriva ce vétéran du Vietnam qui construisit une cabane près de la Black River, à l’est de Chalkyitsik, pour « s’éloigner des gens ». En février, à court de nourriture, il était mort de faim. Sans faire la moindre tentative pour se sauver, semble-t-il, car à cinq kilomètres à peine il y avait une autre cabane pleine de viande. Edward Hoagland écrivit à propos de sa mort que l’Alaska « n’est pas le meilleur endroit de la Terre pour faire des expériences érémitiques ou des manifestations en faveur de la paix et de l’amour ».

Et puis il y eut ce génie imprévisible que je rencontrai en 1981 sur la côte du détroit du Prince William. Je campais dans les bois aux environs de Cordova, en Alaska, essayant en vain de me faire engager comme matelot pour la pêche à la senne et attendant que le ministère de la Pêche et de la Chasse annonce l’ouverture de la saison du saumon. Par un après-midi pluvieux, tandis que je marchais en ville, mon chemin croisa celui d’un homme agité et débraillé qui semblait avoir quarante ans. Il portait une barbe noire broussailleuse et ses cheveux lui tombaient sur les épaules. Ils étaient retenus par un bandeau en Nylon crasseux. L’homme avançait vers moi d’un pas vif, courbé sous le poids considérable d’un rondin de 1,80 mètre en équilibre sur son épaule.

Je le saluai, il marmonna une réponse et nous nous arrêtâmes pour bavarder sous la bruine. Je ne lui demandai pas pourquoi il transportait un rondin détrempé dans la forêt, alors qu’apparemment il y en avait déjà une grande quantité. Après quelques minutes passées à échanger sérieusement des banalités, nous reprîmes notre route chacun de notre côté.

Je déduisis de notre brève conversation que je venais de parler au célèbre excentrique que les gens du pays appelaient le Maire de la crique aux Hippies – par référence à une baie que les eaux recouvraient à marée haute et qui constituait le point de rendez-vous d’itinérants chevelus auprès desquels le Maire avait vécu pendant quelques années. La plupart des résidents de la crique aux Hippies étaient, comme moi, des squatters estivaux qui venaient à Cordova dans l’espoir d’obtenir une place de pêcheur bien rémunérée ou, sinon, de trouver du travail dans les conserveries de saumon. Mais le Maire était différent.

Son vrai nom était Gene Rosellini. Il était le beau-fils le plus âgé de Victor Rosellini, riche restaurateur de Seattle, et le cousin d’Albert Rosellini, le très populaire gouverneur de l’État de Washington de 1957 à 1965. Dans sa jeunesse, Gene avait été un sportif de talent et un étudiant brillant. Il était passionné par la lecture, pratiquait le yoga et devint un expert en arts martiaux. Il avait toujours obtenu les notes maximales dans le secondaire et le supérieur. À l’université de Washington, et plus tard à celle de Seattle, il se passionna pour l’anthropologie, l’histoire, la philosophie et la linguistique, mais sans jamais passer un examen. Il n’en voyait pas la nécessité. D’après lui, la connaissance trouvait sa valeur en elle-même et n’avait pas besoin de validation extérieure.

Bientôt, il délaissa l’université, quitta Seattle et dériva vers le nord, le long de la côte de la Colombie-Britannique et du sud de l’Alaska. En 1977, il atterrit à Cordova. Là, dans la forêt en bordure de la ville, il décida de consacrer sa vie à une expérience anthropologique ambitieuse.

« Je voulais savoir s’il était possible de se passer de la technique moderne », confia-t-il à une journaliste de l'Anchorage Daily News, Debra McKinney, une dizaine d’années après son arrivée à Cordova. Il se demandait si nous pouvions vivre comme l’avaient fait nos ancêtres au temps où les mammouths et les tigres à dents de sabre hantaient le pays, ou bien si notre espèce s’était trop éloignée de ses racines pour pouvoir survivre sans poudre, sans acier et sans les autres produits de la civilisation. Avec ce souci obsessionnel du détail qui caractérisait son génie obstiné, Rosellini ne conserva que les outils les plus primitifs, qu’il avait confectionnés de ses propres mains avec les matériaux disponibles dans la nature environnante.

« Il avait acquis la conviction que les humains avaient dégénéré en êtres inférieurs, explique McKinney, et son but était de retourner à l’état de nature. Par conséquent, il expérimentait les différentes ères : l’Antiquité romaine, l’âge de fer, l’âge de bronze. À la fin, son mode de vie se rapprochait du néolithique. »

Il se nourrissait de racines, de baies et de coquillages. Il chassait à la lance, posait des pièges, s’habillait avec des haillons et endurait ainsi des hivers rigoureux. Il semblait apprécier cette rude existence. Son domicile, au-dessus de la crique aux Hippies, était une masure sans fenêtre qu’il avait construite lui-même sans hache ni scie. « Il avait passé des jours et des jours, raconte McKinney, à couper un rondin avec une pierre taillée. »

Comme si la simple subsistance selon les règles qu’il s’était imposées n’était pas assez harassante, il s’entraînait obstinément chaque fois qu’il n’était pas occupé. Il passait ses journées à faire de la gymnastique, à lever des poids et à courir, en ajoutant souvent une charge de pierre sur son dos. Lors d’un été apparemment comme les autres, il indiqua qu’il avait couru une moyenne de vingt-neuf kilomètres chaque jour. L’« expérience » de Rosellini s’étendit sur plus de dix ans, mais, à la fin, il eut le sentiment que la question qui en était à l’origine avait trouvé sa réponse. Il écrivit à un ami :

 

Ma vie adulte a commencé avec l’hypothèse qu’il était possible de redevenir un homme de l’âge de pierre. Pendant plus de trente ans, je me suis préparé et formé pour atteindre ce but. Au cours des dix dernières années, j’ai fait l’expérience effective, dirai-je, de la réalité physique, mentale et émotionnelle de l’âge de pierre. Mais, pour emprunter une expression bouddhiste, il s’est établi à la fin un face-à-face avec la réalité pure. Et j’ai découvert qu’il n’était pas possible aux êtres humains tels que nous les connaissons de vivre à l’écart de la civilisation.

 

Rosellini sembla accepter son échec avec équanimité. À l’âge de quarante-neuf ans, il annonça avec chaleur qu’il avait « révisé » ses objectifs et qu’il voulait maintenant « faire le tour du monde à pied avec un sac à dos, en courant de trente à quarante kilomètres par jour, 7 jours sur 7, 365 jours par an. »

Ce voyage ne commença jamais. En novembre 1991, on découvrit Rosellini allongé, la face contre le sol de sa cabane, un couteau enfoncé dans le cœur. Le médecin légiste estima qu’il s’était lui-même infligé cette blessure. On ne trouva aucun mot. Il n’avait rien laissé qui puisse indiquer pourquoi il avait décidé de mettre fin à ses jours à ce moment-là, et de cette manière. Selon toute probabilité, on ne le saura jamais.

La mort de Rosellini et l’histoire de son existence excentrique firent la une de l'Anchorage Daily News. En revanche, John Mallon Waterman attira moins l’attention. Né en 1952, il fut élevé dans la même banlieue de Washington que Chris McCandless. Son père est un musicien, et aussi un écrivain qui, parmi d’autres titres à une notoriété modeste, a rédigé les discours de présidents, d’ex-présidents et d’autres éminents politiciens de Washington. Il se trouve également que Waterman père est un alpiniste de haut niveau qui a enseigné l’escalade à ses trois fils dès leur jeune âge. John, le cadet, a grimpé pour la première fois à l’âge de treize ans.

John avait l’escalade dans le sang. À chaque occasion, il allait dans les rochers et, quand il ne le pouvait pas, il s’entraînait intensément. Chaque jour il faisait quatre cents tractions et parcourait à vive allure les quatre kilomètres qui le séparaient de l’école. L’après-midi, quand il était revenu chez lui à pied, il touchait la porte de sa maison et effectuait un deuxième aller-retour.

En 1969, à seize ans, il fit l’ascension du mont McKinley (qu’il appelait le Denali, comme la plupart des habitants de l’Alaska, qui préfèrent le nom que les Indiens Athapaskan ont donné à ce pic), devenant ainsi le troisième plus jeune alpiniste à être parvenu au sommet de la plus haute montagne du continent américain. Au cours des années suivantes, il réalisa des ascensions encore plus impressionnantes en Alaska, au Canada et en Europe. À l’époque où il s’établit à Fairbanks, en 1973, pour assister aux cours de l’université de l’Alaska, il était considéré comme l’un des jeunes alpinistes les plus prometteurs d’Amérique du Nord.

Waterman était de petite taille, à peine 1,60 mètre, avec un visage fin et le physique musclé, infatigable, d’un gymnaste. Ceux qui l’ont connu se souviennent de lui comme d’un homme-enfant maladroit en société, doué d’un humour quelque peu blessant et d’une personnalité versatile, presque maniaco-dépressive.

« La première fois que j’ai rencontré John, raconte James Brady, un camarade d’escalade et d’université, il se pavanait sur le campus dans une longue cape noire avec des lunettes de soleil bleues, à la Elton John, qui avaient une étoile entre les deux verres. Il trimbalait une guitare bon marché qui tenait avec du papier collant et il jouait la sérénade à quiconque voulait bien écouter le récit de ses aventures chantées interminablement et d’une voix fausse. Fairbanks a toujours attiré beaucoup de personnages bizarres, mais même selon les critères de cette ville il était farfelu. Oui, John n’avait pas trouvé sa place. Beaucoup de gens ne savaient pas comment se comporter avec lui. »

Il n’est pas difficile d’imaginer des causes plausibles à l’instabilité de Waterman. Ses parents avaient divorcé pendant son adolescence. Sa mère avait souffert de troubles mentaux sérieux. Son frère aîné, Bill, dont il était très proche, perdit une jambe en essayant de sauter dans un train de marchandises. En 1973, Bill posta une lettre énigmatique évoquant vaguement un projet de long voyage, puis il disparut sans laisser de traces. À ce jour, personne ne sait ce qu’il est devenu. Et après que John eut appris à grimper, huit de ses amis intimes et de ses compagnons d’escalade trouvèrent la mort par accident ou suicide. Il n’est pas exagéré de penser qu’une telle succession de malheurs a pu affecter gravement le jeune psychisme de Waterman.

En mars 1978, il entreprit sa plus extraordinaire expédition : une ascension en solitaire de l’éperon sud-est du mont Hunter. Trois équipes de grimpeurs d’élite avaient déjà tenté en vain cette escalade. Selon le journaliste Glenn Randall, écrivant sur cet exploit dans le magazine Climbing, Waterman présentait ainsi ses compagnons d’ascension : « Le vent, la neige et la mort. »

 

Des corniches frêles comme des meringues surplombaient des vides profonds de 1 500 mètres. Les murs de glace verticaux étaient aussi friables qu’un seau de cubes de glace à demi dégelé puis regelé. Ils y conduisaient à des crêtes si étroites entre deux profonds précipices que la solution la plus facile consistait à avancer à cheval sur elles. Par moments, la douleur et la solitude le submergeaient, alors il s’effondrait en pleurant.

 

Après quatre-vingt-un jours d’une ascension épuisante et extrêmement dangereuse, il atteignit le sommet du Hunter (4 442 mètres) qui s’élève immédiatement au sud du Denali dans la chaîne de l’Alaska. Il lui fallut neuf semaines pour effectuer le trajet, à peine moins pénible, du retour. Il avait passé 145 jours seul dans la montagne. Quand il reprit contact avec la civilisation, il était sans le sou. Il emprunta 20 dollars à Cliff Hudson, le pilote qui était allé le chercher au pied des montagnes, et il retourna à Fairbanks où le seul travail qu’il put trouver fut un emploi de plongeur.

Néanmoins, Waterman fut salué comme un héros par le petit groupe fraternel des grimpeurs de Fairbanks. Il présenta au public les diapositives de son ascension au cours d’une séance que Brady décrit comme « inoubliable » : « Ce fut un spectacle incroyable, totalement libre. Il exprimait toutes ses pensées, tous ses sentiments, sa peur de l’échec, sa peur de la mort. C’était comme si on l’avait accompagné. »

Mais, dans les mois qui suivirent cet exploit épique, Waterman s’aperçut qu’au lieu de calmer ses démons, le succès n’avait fait que les rendre plus impatients.

Son esprit commença à vaciller. « John était très critique à l’égard de lui-même, il s’analysait tout le temps, rapporte Brady. Et puis, il avait toujours eu des comportements compulsifs. Il avait l’habitude d’avoir sur lui des carnets et des blocs de papier, et il prenait des notes abondantes qui décrivaient chaque jour tout ce qu’il avait fait. Je me souviens de l’avoir rencontré dans le centre de Fairbanks. Au moment où je le quittai, il sortit un bloc, nota l’heure à laquelle il m’avait vu et transcrivit le sujet de notre conversation, qui avait porté sur des riens. Il y en avait trois ou quatre pages, qui venaient après tout ce qu’il avait gribouillé ce jour-là. Il devait avoir quelque part des piles et des piles de notes de ce genre qui, j’en suis sûr, devaient n’avoir de sens que pour lui. »

Peu de temps après, Waterman se porta candidat à la direction de l’école locale avec un programme qui prévoyait des relations sexuelles sans restriction et la légalisation des hallucinogènes. Il perdit l’élection, ce qui ne surprit personne, sauf lui-même. Mais il se lança aussitôt dans une autre campagne électorale, pour la présidence des États-Unis, cette fois. Il se plaçait sous l’égide du parti de l’Aide alimentaire dont l’objectif principal était de veiller à ce que personne ne meure de faim dans le monde.

Pour soutenir sa campagne, il projeta d’effectuer une ascension en solitaire de la face sud du Denali – le chemin le plus escarpé –, en hiver, avec le minimum de nourriture. Il voulait dénoncer le gâchis et l’immoralité du régime alimentaire américain. Une partie de son entraînement consistait à s’immerger dans une baignoire remplie de glace.

En décembre 1979, Waterman s’envola pour le glacier de Kahiltna afin de commencer son escalade, mais il abandonna au bout de quatorze jours seulement. On dit qu’il adressa au pilote le message suivant : « Ramène-moi à la maison, je ne veux pas mourir. » Néanmoins, deux mois plus tard, il se prépara à une autre tentative. Mais à Talkeetna, le village au sud du Denali qui sert de base de départ à la plupart des expéditions dans la chaîne de l’Alaska, sa cabane prit feu et son équipement, ainsi que la volumineuse accumulation de notes, poèmes et journaux intimes, qu’il considérait comme l’œuvre de sa vie, fut réduit en cendres.

Cette perte le laissa complètement désemparé. Le lendemain, il se fit interner lui-même à l’hôpital psychiatrique d’Anchorage. Deux semaines plus tard, convaincu qu’une conspiration tentait de le mettre définitivement à l’écart, il s’en alla.

Au cours de l’hiver 1981, il se lança dans une nouvelle tentative d’ascension du Denali en solitaire.

Comme s’il n’était pas assez difficile de faire l’escalade du pic seul en hiver, il décida de placer la barre encore plus haut en commençant son ascension au niveau de la mer, ce qui impliquait une marche de 260 kilomètres sur un terrain difficile et tortueux depuis la crique de Cook jusqu’au pied de la montagne. En février, partant du bord de l’eau, il commença sa progression vers le nord, mais son enthousiasme s’effondra dans la partie inférieure du glacier de Ruth, à 48 kilomètres du pic. Il abandonna sa tentative et se retira à Talkeetna. Cependant, en mars, il retrouva une fois de plus sa résolution et reprit sa randonnée solitaire. Avant de quitter la ville, il confia au pilote Cliff Hudson, qu’il considérait comme un ami : « Je ne te reverrai plus. »

Ce fut un mois de mars exceptionnellement froid dans la chaîne de l’Alaska. Vers la fin du mois, Mugs Stump croisa la route de Waterman dans la partie haute du glacier de Ruth. Stump, un alpiniste de renommée mondiale qui mourut sur le Denali en 1992, venait de réaliser l’ascension d’un pic voisin, le Mooses Tooth (la Dent des Élans), par une voie nouvelle. Peu de temps après avoir rencontré Waterman par hasard, il me rendit visite à Seattle et me fit la remarque que « John semblait un peu absent. Il avait l’air de planer et tenait des propos incohérents. Il était censé faire cette grande ascension du Denali, mais il n’avait presque pas de matériel. Il portait une combinaison bon marché d’autoneige et n’avait même pas pris de sac de couchage. Pour toute nourriture, il emportait une poignée de farine, un peu de sucre et une grande boîte de Crisco. »

Dans son livre Point de rupture, Glenn Randall écrit :

 

Pendant plusieurs semaines, Waterman s’attarda dans les environs du refuge de Sheldon Mountain, une petite cabane perchée sur le bord du glacier de Ruth, au cœur de la Chaîne. Une de ses amies, Kate Bull, qui grimpait dans les parages à la même époque, raconta qu’il était fatigué et qu’il prenait moins de précautions que d’habitude. Il se servit d’une radio qu’il avait empruntée à Cliff [Hudson] pour l’appeler et se faire apporter des vivres. Puis il rendit la radio en disant : « Je n’en aurai plus besoin. » Cette radio était le seul moyen d’appeler du secours.

 

Le 1er avril, Waterman fut repéré pour la dernière fois sur la fourche nord-ouest du glacier de Ruth. Sa route allait vers le contrefort est du Denali en traversant un labyrinthe de crevasses géantes. Ce qui prouve qu’il ne fit aucun effort pour éviter un danger évident. On ne le revit jamais. Il avait dû passer au travers d’un mince pont de neige et plonger vers la mort au fond de l’une de ces profondes fissures. Pendant la semaine qui suivit sa disparition, les surveillants du parc national firent une recherche aérienne dans le secteur mais ne trouvèrent aucune trace de lui. Plus tard, des grimpeurs découvrirent un mot placé sur une de ses boîtes dans le refuge de Sheldon Mountain : « 3-03-81. Mon dernier baiser 1 h 42 de l’après-midi. »

Il était peut-être inévitable que l’on trace un parallèle entre John Waterman et Chris McCandless. On a fait aussi des comparaisons entre McCandless et Cari McCunn. Ce Texan affable et étourdi s’installa à Fairbanks pendant le boum pétrolier des années 1970 et trouva un emploi lucratif sur le chantier du pipeline trans-Alaska. Au début de mars 1981, tandis que Waterman commençait son dernier voyage dans la chaîne de l’Alaska, McCunn se fit déposer par un avion sur un lac perdu, près de la rivière Coleen, à environ 120 kilomètres au nord-est de Fort Yukon sur la frange sud de la chaîne de Brooks.

Âgé de trente-cinq ans, photographe amateur, McCunn dit à ses amis que la principale raison de son voyage était de prendre des photos de la vie sauvage. Il emportait 500 pellicules, deux carabines, une 22 LR et une .30-.30, un fusil de chasse et 700 kilos de provisions. Il avait l’intention de rester dans la nature jusqu’à la fin d’août. Toutefois, pour une raison ou pour une autre, il négligea de convenir avec le pilote des conditions de son retour à la civilisation à la fin de l’été. Cela lui coûta la vie.

Cette bévue stupéfiante ne fut pas une grande surprise pour Mark Stoppel, un jeune habitant de Fairbanks qui avait eu l’occasion de bien connaître McCunn pendant les neuf mois où ils avaient travaillé sur le chantier du pipeline, peu de temps avant le départ du grand Texan pour la chaîne de Brooks.

« Cari était un type du Sud, d’un caractère chaleureux. Tout le monde l’aimait bien. Il donnait l’impression d’être intelligent, mais par certains côtés il était un peu rêveur, un peu coupé de la réalité. Il était extravagant et aimait s’amuser. Il pouvait se montrer parfaitement responsable, mais quelquefois il avait tendance à improviser, à se lancer sur un coup de tête. Non, ça ne me surprend pas vraiment qu’il soit parti là-bas en oubliant d’organiser son retour. Mais il faut dire que je ne m’étonne pas facilement. Plusieurs de mes amis se sont noyés, ou ont été assassinés, ou sont morts dans des circonstances bizarres. En Alaska, on s’habitue à ce qu’il arrive des choses étranges. »

À la fin du mois d’août, alors que les jours raccourcissaient et que l’air devenait froid et automnal dans la chaîne de Brooks, McCunn commença à s’inquiéter que personne ne soit venu le chercher. « Je pense que j’aurais dû être plus prévoyant pour l’organisation de mon retour. Je saurai bientôt ce qu’il en est », confie-t-il à son journal, dont des extraits importants ont été publiés après sa mort dans un récit en cinq parties écrit par Kris Capps pour le Fairbanks Daily News-Miner. 

Semaine après semaine, il pouvait sentir l’approche de plus en plus rapide de l’hiver. Ses provisions alimentaires s’amenuisant, il se prit à regretter d’avoir lancé ses munitions dans le lac, à l’exception d’une douzaine de cartouches de fusil de chasse. « Je pense encore à toutes ces cartouches que j’ai jetées il y a environ deux mois, écrit-il, il y en avait cinq boîtes et quand je les voyais posées là, je me trouvais idiot d’en avoir emporté autant. (Je me faisais l’effet d’un foudre de guerre.)… Vraiment malin de ma part Qui aurait pu deviner que j’en aurais eu besoin pour ne pas mourir de faim ? »

Puis, par un froid matin de septembre, la délivrance sembla toute proche. McCunn chassait des canards avec ce qui lui restait de munitions quand, dans le silence, il perçut le bruit d’un avion qui apparut bientôt au-dessus de lui. Le pilote, ayant remarqué le campement, décrivit deux fois un cercle à basse altitude pour l’examiner de plus près. McCunn lui fit de grands signes avec l’enveloppe orange de son sac de couchage. L’avion, équipé de roues et non de flotteurs, ne pouvait se poser, mais McCunn était certain qu’on l’avait vu et il ne doutait pas que le pilote demanderait à un hydravion de venir le prendre. Il en était si sûr qu’il écrivit dans son journal : « J’ai cessé de faire des signes après le premier passage et j’ai commencé à emballer mes affaires et à me préparer à lever le camp. »

Mais aucun avion ne vint ce jour-là, ni le lendemain, ni le surlendemain. Finalement, McCunn regarda au dos de son permis de chasse et comprit pourquoi. On pouvait voir sur le petit rectangle de papier des dessins représentant les signaux d’appel destinés aux avions. « Je me souviens que j’ai levé haut ma main droite, et que j’ai agité le poing au deuxième passage. C’était un petit signe amical, comme lorsque notre équipe a marqué un but. » Malheureusement, il apprenait trop tard que lever un seul bras signifie : « Tout va bien, pas besoin d’aide. » Pour dire : « SOS, envoyez immédiatement des secours », il fallait lever les deux bras.

« C’est probablement la raison pour laquelle, après s’être un peu éloignés, ils sont revenus faire un passage, et cette fois je n’ai fait aucun signe. J’ai même dû tourner le dos à l’avion, remarquait McCunn avec philosophie. Ils m’ont probablement pris pour un drôle d’oiseau. »

À la fin de septembre, la neige s’entassait sur la toundra et le lac était complètement gelé. Ses provisions étant épuisées, McCunn s’efforça de récolter des fruits de rosiers et de prendre des lapins au piège. À un moment il réussit à découper la viande d’un caribou malade qui s’était avancé sur le lac et y était mort. Cependant, en octobre, la plus grande partie des réserves de graisse de McCunn avait disparu et il éprouvait de la difficulté à lutter contre l’hypothermie pendant les longues nuits froides. Il note : « Il y a certainement quelqu’un en ville qui a compris que, si je ne suis pas de retour, c’est que quelque chose cloche. » Mais toujours aucun avion.

Stoppel raconte : « Cela ressemblait tout à fait à Cari de croire que quelqu’un allait apparaître comme par magie pour le sauver. Il était routier, il conduisait un camion, ce qui lui donnait beaucoup de temps pour rêver tout éveillé, assis sur ses fesses dans son engin. C’est comme ça qu’il a eu l’idée de l’expédition dans la chaîne de Brooks. Pour lui, c’était sérieux : il a passé la plus grande partie de l’année à y penser, il faisait des plans, réfléchissait à tout et venait me parler pendant les pauses de l’équipement à emporter. Mais malgré toute l’attention qu’il accordait à la préparation, il se permettait aussi quelques fantasmes débridés. Par exemple, il ne voulait pas partir tout seul. Au début, son grand rêve, c’était d’aller vivre dans les bois avec une belle femme. Il en pinçait pour au moins deux filles qui travaillaient avec nous, et il consacra bien du temps et de l’énergie à essayer de convaincre Sue ou Barbara ou une autre de l’accompagner – ce qui, en soi, relevait du domaine du rêve. Il n’y avait aucune chance pour que cela se réalise. Je veux dire qu’au camp du pipeline où nous travaillions, la station de pompage n° 7, il y avait peut-être quarante types pour une femme. Mais Cari était un rêveur et jusqu’au moment où il s’envola pour la chaîne de Brooks, il continua à espérer qu’une de ces filles changerait d’avis et partirait avec lui.

« De la même façon, explique Stoppel, Cari était le genre de type à espérer sans raison qu’à la fin quelqu’un devinerait qu’il avait des ennuis et viendrait à son aide. Même au moment où il allait mourir de faim, il continuait sans doute à imaginer que la grosse Sue allait bientôt venir avec un avion rempli de nourriture et vivrait avec lui un amour dans la nature. Mais son monde imaginaire était tellement déconnecté du réel que personne ne pouvait le suivre. Il advint simplement que Cari fut de plus en plus affamé. Lorsqu’il comprit que personne ne viendrait à son secours, il s’était déjà tellement ratatiné qu’il était trop tard pour qu’il fasse quoi que ce soit. »

Quand les provisions de McCunn se furent réduites à presque rien, il écrivit dans son journal : « Je commence à être plus qu’inquiet. Pour être honnête, je commence à avoir un peu peur. » Le thermomètre descendit à -20 °C. Des gelures avec des ampoules douloureuses remplies de pus apparurent sur ses doigts et ses orteils.

En novembre, il n’eut plus de nourriture. Il se sentait faible, avait des étourdissements, les frissons mettaient à la torture son corps décharné.

On lit dans son journal : « L’état des mains et du nez continue à empirer, comme celui des pieds. L’extrémité du nez est très enflée, couverte d’ampoules et de croûtes… C’est vraiment une façon lente et atroce de mourir. » McCunn envisagea de quitter son camp pour rejoindre à pied Fort Yukon mais il lui apparut qu’il n’avait plus assez de forces ; il mourrait d’épuisement et de froid bien avant d’y parvenir.

Stoppel remarque : « La partie de l’intérieur où il est allé est reculée et tout à fait déserte. En hiver, il y fait un froid d’enfer. Certains, dans sa situation, auraient pu imaginer un moyen de partir à pied ou peut-être d’attendre la fin de l’hiver, mais pour cela il faut avoir en soi beaucoup de ressources. Il faut être un tigre, un tueur, un sacré animal. Cari était trop loin derrière. C’était un plaisantin. »

Vers la fin novembre, là où son journal se termine (il représente une centaine de feuilles de bloc), McCunn écrit : « J’ai bien peur de ne pouvoir continuer comme ça… Dieu du Ciel, pardonne-moi ma faiblesse et mes péchés, et veille sur ma famille. » Puis il s’inclina contre la toile de sa tente, plaça le canon de sa .30-.30 contre sa tête et pressa la détente avec son pouce. Le 2 février 1982, deux mois plus tard, une patrouille de la police montée aperçut son camp, inspecta l’intérieur de la tente et découvrit son cadavre émacié, gelé, dur comme de la pierre. 

Il y a des similitudes entre Rosellini, Waterman, McCunn et McCandless. Comme Rosellini et Waterman, McCandless était à la recherche de quelque chose et éprouvait une fascination irréaliste pour la rudesse de la nature. Comme Waterman et McCunn, il fit preuve d’un manque de bon sens déconcertant. Mais à la différence de Waterman, il était sain d’esprit. Et contrairement à McCunn, il n’est pas parti en supposant que quelqu’un apparaîtrait automatiquement pour sauver sa peau avant qu’il lui arrive malheur.

McCandless ne correspond pas très bien au type habituel de la victime de la forêt. Il ne connaissait pas l’Alaska, négligeait les précautions avec une témérité folle mais ne manquait pas de compétence – sinon, il n’aurait pas réussi à survivre pendant 113 jours. Ce n’était ni un idiot, ni un sociopathe, ni un bandit. Il était autre chose, mais il est difficile de dire quoi. Un pèlerin peut-être.

On peut mieux comprendre la tragédie de Chris McCandless en étudiant la vie de ses prédécesseurs, qui étaient taillés dans la même étoffe hors du commun. Pour ce faire, il faut revenir en deçà de l’Alaska, dans les canyons dénudés de l’Utah. Là, en 1934, un étrange garçon de vingt ans entra dans le désert et n’en ressortit jamais. Il s’appelait Everett Ruess.