J'étudiai la question un moment, mais sans arriver à rien.

Alors je la laissai de côté pour le moment et me rendis à la chambre 505W.

Cassie était assise à la tête de son lit, dans un pyjama rouge à fleurs, avec le col et les manchettes blanches. Ses joues étaient d'un joli rose et ses cheveux avaient été ramenés sur le sommet de son cr‚ne en un núud tenu par un ruban blanc. On lui avait ôté la perfusion dont le support était rangé dans un coin, pareil à un épouvantail décharné.

Des sacs vides de solution de glucose pendaient aux deux bras métalliques. Un sparadrap rond masquait la marque de l'aiguille sur le dos d'une des mains de l'enfant, mais la tache jaun‚tre de Bétadine en dépassait un peu. Ses yeux lui-rent en suivant mon entrée.

Cindy était assise près du lit et nourrissait sa fille de céréales avec une cuillère. Elle portait un T-shirt marqué

SAUVONS LES OC…ANS, une jupe en jeans et des sandales. Les dauphins ornant le coton du T-shirt bondissaient sur les courbes de sa poitrine. La ressemblance entre la mère et la fille était plus forte que jamais.

¿ mon approche Cassie ouvrit une bouche pleine de céréales en bouillie. Une particule brune était collée à sa lèvre supérieure.

Cindy l'ôta d'un geste précis.

- Avale, ma chérie. Bonjour, docteur Delaware. Nous ne nous attendions pas à vous voir aujourd'hui.

Je posai mon attaché-case sur le bout du lit. Cassie parut intriguée, mais sans crainte.

- Pourquoi donc ? demandai-je.

- C'est le week-end.

- Vous êtes ici, donc je suis ici.

- C'est très gentil de votre part. Regarde, ma chérie, le docteur Delaware est venu exprès pour te voir un samedi.

La fillette dévisagea sa mère, puis moi. Elle gardait une expression déconcertée.

- Comment va ? dis-je, un peu inquiet des séquelles possibles de la dernière crise.

- Oh, bien.

Je touchai la main de Cassie. Pendant une seconde elle ne réagit pas, puis elle retira lentement sa main. quand j'effleurai son menton du pouce, elle baissa les yeux sur mon doigt.

- Bonjour, Cassie, dis-je.

Elle continua de m'observer fixement. Une goutte de lait coula du coin de ses lèvres entrouvertes. Cindy l'essuya prestement et referma avec douceur la bouche de sa fille.

Cassie se remit à m‚cher avec application. Puis elle ouvrit la bouche et dit, malgré la bouillie :

- Jou'.

- Oui ! s'exclama Cindy. Bonjour! C'est très bien, ma chérie !

- Jou'.

- Nous avons très bien mangé aujourd'hui, docteur Delaware. Du jus de fruits, un fruit et des g‚teaux secs au petit déjeuner. Et une belle part de Krispies pour le déjeuner.

- Excellent.

- Excellent, oui, approuva-t-elle, mais d'une voix tendue.

Je me rappelai le court moment de tension lors de ma dernière discussion avec elle, et cette impression qu'elle était prête à me confier quelque chose d'important. Je tentai ma chance :

- Aimeriez-vous me parler d'un sujet en particulier ?

Elle caressa les cheveux de Cassie.

- Non, je ne crois pas.

- Le Dr Eves m'a dit que vous alliez bientôt rentrer chez vous avec notre petite vedette.

- Oui, c'est ce qu'elle dit. - Elle rajusta le núud sur la tête de la fillette. - Je suis impatiente qu'elle donne son feu vert.

- Je le devine aisément. Plus de médecins pendant quelque temps.

Elle me contempla d'un air indéchiffrable.

- Les médecins ont été merveilleux. Je sais qu'ils font tous de leur mieux.

- Vous avez vu certains des meilleurs, approuvai-je.

Bogner, Torgeson, Macauley, Dawn Herbert...

Aucune réaction.

- Des projets après votre retour chez vous ?

- Seulement de reprendre une vie normale.

La réponse me parut des plus sibyllines.

- J'aimerais venir vous rendre visite dès que possible.

- Oh... Bien s˚r. Vous pourrez dessiner avec Cassie à

son petit bureau. Je suis certaine que nous trouverons une chaise à votre taille. N'est-ce pas, Cass ?

- Aille.

- Oui ! Taille !

- Aille.

- Excellent, ma chérie ! Tu aimerais que le Dr Delaware dessine avec toi à ta petite table de jeu ? Comme la fillette ne réagissait pas, elle insista : Dessiner ? Dessins ? Et elle mima l'action d'une main.

- Sinn-eh.

- Oui, dessiner. Avec le Dr Delaware.

Cassie la regarda, puis se tourna vers moi. Elle eut un hochement de tête affirmatif. Et sourit.

Je restai quelque temps, à distraire l'enfant tout en guet-tant des signes qui auraient pu indiquer des dommages consécutifs à la crise. Cassie avait l'air en forme mais je savais que les séquelles mentales pouvaient revêtir des formes subtiles. Pour la millième fois, je m'interrogeai sur ce qui se passait dans ce petit corps.

Cindy se montra plutôt amicale, mais je ne pouvais me défaire du sentiment que l'enthousiasme affiché pour mes services s'était éteint. Assise sur la couchette, elle passait la main dans ses cheveux tout en parcourant le TV Guide. L'air de l'hôpital était frais et sec, et chaque passage des doigts dans sa chevelure déclenchait de petits craquements d'élec-tricité statique. La lumière venue du nord pénétrait par l'unique fenêtre en un faisceau doux qui dorait le papier peint sur les murs. Le bas du rayon lumineux touchait les longues mèches brunes qu'il teintait de reflets métalliques.

L'effet était aussi étrange que séduisant, et la rendait très belle. J'avais été trop occupé à la soupçonner d'être un monstre pour remarquer une seule seconde sa féminité. Mais à cet instant, je constatai à quel point elle jouait peu de ses charmes naturels.

Mes pensées furent interrompues par l'entrée de Chip. Il était vêtu d'un survêtement marine et de chaussures de jogging. Un diamant brillait à son oreille. Ses mains tenaient deux gobelets de café.

Son salut avait la décontraction qu'on rencontre entre vieux amis au bar, mais enrobée d'un ruban d'acier. Une sorte de résistance qui n'était pas tellement éloignée de celle de Cindy. J'en arrivai à me demander si les deux parents n'avaient pas longuement discuté de ma position. quand il s'assit entre sa femme et moi, je me levai.

- Je vais y aller. ¿ bientôt.

Personne ne protesta, mais Cassie me suivit d'un regard étonné. Je lui souris. Elle me fixa une seconde encore, avant de reporter son attention sur un dessin. Je ramassai mes affaires et me dirigeai vers la porte.

- Au revoir, docteur Delaware, dit Cindy.

- Au revoir, dit Chip. Et merci pour tout.

Par-dessus mon épaule, je lançai un coup d'úil à Cassie.

Je lui fis un petit signe. Elle leva une main, referma les doigts. Son núud était de nouveau de travers. J'eus la brusque envie d'aller la prendre dans mes bras et de l'emme-ner loin d'ici.

- Au revoir, bouchon.

- O-ouah.

Il fallait que je quitte l'hôpital.

Je me sentais comme un chiot qui fait ses dents et ne trouve rien à mordiller. Je sortis du parking et remontai Hillhurst pour me rendre à un restaurant situé en haut de l'artère.

Milo me l'avait recommandé et c'était l'occasion de l'es-sayer. Cuisine européenne, photographies dédicacées de modestes célébrités sur les lambris de bois sombre.

Un écriteau accroché dans l'entrée m'avertit que le restaurant ne servirait pas avant une demi-heure. Si j'étais pressé, je pouvais me rabattre sur la salle du bar pour prendre un sandwich.

Derrière le bar officiait une femme d'une quarantaine d'années, en smoking et à la chevelure d'un roux très improbable. quelques buveurs visiblement chevronnés sirotaient leurs consommations sur des tabourets rembourrés, grigno-taient des chips ou croquaient des glaçons tout en suivant d'un úil distrait une poursuite de voiture sur l'écran du téléviseur perché en haut du mur. Son support métallique était du même modèle que celui dans la chambre de Cassie.

L'hôpital... Il dominait de nouveau mes pensées, comme tant d'années auparavant. Je desserrai ma cravate, m'assis et commandai un club-sandwich avec une bière. Pendant que la rousse flamboyante préparait ce festin, j'appelai Park Center du téléphone public au fond de la salle.

- J'écoute, fit la voix de Milo.

- Docteur Sturgis ?

- Ouais, je me suis dit qu'un titre de toubib autoriserait un peu d'action à l'hosto.

- Si c'était vrai... Désolé d'avoir mis aussi longtemps pour te rappeler mais j'ai été bloqué avec Vicki Bottomley, et ensuite avec Cassie et ses parents.

- Il y a du nouveau ?

- Pas grand-chose, sauf que je trouve les Jones assez froids avec moi.

- Peut-être qu'ils se sentent menacés par toi. Tu es peut-être trop présent, trop proche.

- Je ne vois pas comment. quant à Vicki, nous avons joué un petit psychodrame tous les deux. J'ai voulu détendre un peu l'atmosphère et m'appuyer un peu sur elle, du coup elle m'a accusé de la soupçonner de maltraiter Cassie. Je lui ai donc demandé si c'était ce qu'elle faisait, et ça a mis le feu aux poudres. Pour finir, j'ai eu droit à une version édul-corée de la vie de son fils, avec quelques détails que j'igno-rais encore : Reggie lui a offert un livre pour la fête des Mères, un document sur une infirmière du New Jersey qui assassinait les bébés dont elle s'occupait.

- Chouette cadeau. Tu crois qu'elle essayait de te faire passer un message ?

- Je ne sais pas encore. Peut-être devrais-je demander à

Stéphanie de la retirer de ce cas, pour voir ce qui se produit.

Si je peux faire confiance à Stéphanie... En attendant, je reviens à Dawn Herbert : en plus d'avoir été assassinée, elle était kleptomane.

Je lui fis part de ma théorie du chantage.

- qu'en penses-tu ?

- Uh-huh... Bah, excellente question, m'sieur, mais cette information n'est pas actuellement disponible.

- Le moment tombe mal pour bavarder ?

- Oui, monsieur. Tout de suite, monsieur... - Après un instant de silence, il reprit à voix beaucoup plus basse : On a la visite d'un groupe de grosses huiles, un genre de tournée d'inspection durant le week-end. Je termine dans cinq minutes. Si nous prenions un déjeuner tardif, ou un dîner avancé, disons dans une demi-heure ?

- J'ai déjà commencé, avouai-je.

- T'es un vrai pote. O˘ ripailles-tu en solitaire ?

Je le lui dis.

- Bon, fit-il dans le même murmure. Commande-moi une soupe de pois, du jambonneau, des blancs de poulet, et deux petits pains.

- Pour le moment, ils ne font que des sandwichs...

- Mais quand j'arriverai ils serviront de la nourriture pour humains, répliqua-t-il. Précise-leur bien que c'est pour moi. Tu te souviendras ?

- Soupe, jambonneau, blancs de poulet, deux pains de maÔs farcis.

- Si un jour on fait un remake des Trente-Neuf Marches, tu pourras toujours jouer le rôle de M. Mémoire. Dis-leur de préparer tout ça pour mon arrivée, que rien n'ait refroidi. Et ajoute une pression. Brune. Une irlandaise, ils savent.

Je retournai au bar passer la commande de Milo et dis à

Cheveux de Feu de me servir mon sandwich à l'arrivée de mon ami seulement. Elle transmit la commande à la cuisine puis me servit ma bière, qu'elle accompagna d'une coupelle emplie d'amandes. Je lui demandai si elle avait un journal.

- Désolée, répondit-elle en balayant les autres consommateurs du regard. Ici personne ne lit. Mais il y a un distributeur sur le trottoir.

Je retournai sur Hillhurst o˘ le soleil m'éblouit. quatre distributeurs de journaux étaient en effet alignés sur le trottoir. Trois étaient vides, dont un brisé et couvert de graffitis.

Le dernier était empli d'un quotidien populaire promettant Du sexe, des filles excitées et du plaisir sensuel.

Je revins dans la salle du bar. La télévision diffusait à présent un vieux western. M‚choires crispées, marquage de veaux, longs plans d'étendues immenses. Les habitués fixaient l'écran d'un regard hypnotisé. Comme si tout cela n'avait pas été tourné à deux pas de là, de l'autre côté de la colline, à Burbank.

Trente-cinq minutes plus tard, Milo pénétra dans le bar. Il me fit un signe et sans s'arrêter traversa la salle pour entrer dans celle du restaurant. Je pris ma bière et le rejoignis. Il portait sa veste sur une épaule et l'extrémité de sa cravate était coincée dans sa ceinture, laquelle comprimait sérieusement l'ampleur du ventre. Deux ou trois consommateurs lui jetèrent un coup d'úil plus désabusé que soupçonneux. Milo ne le remarqua pas, mais je savais qu'il n'aurait pas aimé

cette preuve du parfum de flic qu'il portait toujours sur lui.

Si l'on exceptait un aide-serveur passant un balai mécanique dans un coin, la salle du restaurant était déserte. Un vieux serveur décharné apparut. Il apportait les pains fourrés de Milo, sa bière, une assiette d'olives et de petits piments.

- Lui aussi, Irv, l‚cha Milo.

- Certainement, M. Sturgis.

quand le serveur se fut éclipsé, Milo choqua son verre contre le mien.

- Tu devrais remplacer cette pisse d'‚ne contre une bonne brune, mon pote. ¿ voir ton regard exténué, je dirais que tu l'as bien méritée.

- Oh merci p'pa. Dis, je pourrais aussi avoir un vélo sans les petites roues ?

Il grimaça un sourire, desserra un peu le núud de sa cravate avant de la défaire complètement. Puis il passa sa main ouverte sur son visage et se laissa aller contre la banquette rembourrée en émettant un reniflement sonore.

- Comment as-tu appris l'assassinat d'Herbert ? demanda-t-il.

- Par ses derniers propriétaires, dis-je avant de lui résumer ma conversation avec Bobby et Ben Murtaugh.

- Tu crois qu'ils ont joué franc-jeu ?

- Oui, et ils sont encore sous le choc.

- Bon, de mon côté rien de neuf. Elle est répertoriée à la Division Centrale, rubrique ´ Divers ª. En gros, ce serait une histoire de sadique. Très peu d'indices matériels.

- Encore une piste sans grand potentiel ?

- Uh-huh. Dans ce genre d'affaires de branques, le meilleur espoir est que le taré recommence et qu'il se fasse serrer. Celui-là est plutôt grave. Elle a été assommée, puis égorgée, ensuite ce malade lui a enfoncé un objet en bois dans le vagin : le médecin légiste a retrouvé des échardes dans les muqueuses. C'est à peu près tout ce qu'ils ont, sur le plan physique. Le meurtre a eu lieu près d'une boîte punk, dans l'entrepôt d'un grossiste en vêtements, dans Union District. Ce n'est pas très loin de Convention Center.

- Le Moody Mayan, complétai-je.

- O˘ as-tu entendu ce nom ?

- Chez les Murtaugh.

- Ils n'ont pas la réponse complètement juste. Il s'agissait du Mayan Mortgage. L'établissement a fermé quelques semaines plus tard.

- ¿ cause du meurtre ?

- S˚rement pas ! Le seul effet qu'aurait pu avoir le meurtre, c'est d'augmenter le chiffre d'affaires. On parle d'une clientèle d'oiseaux de nuit, Alex. Des gosses g‚tés venus de Brentwood et de Beverly Hills pour jouer au Rocky Horror Picture Show. Du sang et des entrailles, ceux de quelqu'un d'autre, voilà ce qui aurait pu les séduire...

- «a colle avec ce que les Murtaugh m'ont dit d'Herbert. …tudiante type le jour, elle se transformait en punk le soir. Elle utilisait ces teintures fluo qui disparaissent à l'eau le lendemain matin.

- Bel exemple de l'ambiance Los Angeles. Rien n'est vraiment ce qu'il semble... Bon, pour en revenir à la fermeture du Mayan Mortgage, elle est probablement due à la désaffection de la clientèle. Très versatile, ce genre de clientèle. Elle n'arrête pas de changer d'établissement.

- Tu connais ce club ?

- Non, mais ils se ressemblent tous. Montage délirant, pas de permis d'exploitation, pas de licence pour la vente d'alcool. Parfois ils investissent un b‚timent abandonné pour ne pas avoir à payer de loyer. quand le proprio réagit ou que les pompiers viennent fermer la boîte, ils prennent la tan-gente. «a ne changera que le jour o˘ une centaine de ces clowns se fera rôtir dans un incendie...

Il leva son verre et trempa sa lèvre supérieure dans la mousse. Après avoir bu une gorgée, il s'essuya la bouche et reprit :

- D'après la Division Centrale, un des barmen a vu Herbert quitter le club peu après deux heures du mat, en compagnie d'un autre client. Il l'a identifiée parce que c'est une des rares femmes corpulentes qu'ils aient laissée entrer et parce qu'elle dansait beaucoup. Mais il n'a pas pu fournir de détails sur le type, à part qu'il était plus vieux qu'elle et de style classique. L'heure correspond à l'estimation de la mort faite par le coroner : entre deux et quatre. Le médico-légal a retrouvé des traces de coke et d'alcool dans le cadavre.

- Beaucoup ?

- Suffisamment pour annihiler son sens commun, si elle en avait. Ce qui est assez douteux quand on pense qu'elle traînassait du côté d'Union District, seule et tard la nuit.

- Ses propriétaires m'ont dit qu'elle était plutôt intelligente. Diplômée, etc.

- Mouais. Mais il y a intelligence et intelligence, hein.

Le meurtre a eu lieu dans une petite rue à deux blocs du club. Dans sa Mazda. La clef de contact était encore dans le démarreur.

- Elle aurait été tuée dans sa voiture ?

- D'après les projections de sang, elle est morte derrière son volant. Ensuite elle s'est écroulée sur les deux sièges avant. Le corps a été découvert peu après le lever du soleil par deux travailleurs qui allaient au boulot. Du sang avait coulé sous la portière et jusque sur la rue. La pente de la rue le faisait couler sur le trottoir o˘ il formait une flaque. C'est elle que les ouvriers ont remarquée d'abord.

Le serveur apporta ma bière et la soupe de pois pour Milo.

Il attendit que le policier la go˚te.

- Parfait, Irv, fit Milo.

Le vieil homme approuva d'un hochement de tête et repartit.

Milo s'accorda quelques cuillerées de soupe avant de reprendre le cours de son récit à travers la vapeur montant du bol :

- La capote de la Mazda était relevée, mais il n'y avait pas de sang sur le côté intérieur, donc le coroner en a déduit que la capote était ouverte au moment des faits. Les projections de sang révèlent également que le meurtrier se trouvait à l'extérieur du véhicule, du côté conducteur. Il s'est penché

sur elle, peut-être par-derrière, et il l'a frappée sur le cr‚ne.

D'après les dég‚ts observés, le coup a d˚ lui faire perdre connaissance, et peut-être même la tuer. Ensuite l'agresseur a utilisé une lame quelconque pour lui trancher la jugulaire et la trachée. Et c'est seulement après qu'il a procédé au viol mécanique. Il n'est donc pas impossible qu'il s'agisse d'un nécrophile.

- Un acharnement dans le carnage, d'après ce que tu dis. Un genre de frénésie meurtrière.

- Ou alors une mise en scène minutieuse, fit Milo entre deux cuillères de soupe. Le type était assez maître de lui pour refermer la capote.

- Et dans le club, on l'a vue danser avec quelqu'un ?

- L'enquête n'en dit rien. Le barman se souvient d'elle parce qu'il faisait sa pause cigarette dehors, devant la porte d'entrée, quand elle est sortie.

- On ne l'a pas soupçonné ?

- Non. Je vais te dire un truc, l'enfoiré qui a tué Herbert était venu avec du matos. Pense aux diverses armes utilisées.

On a affaire à un prédateur, Alex. Peut-être qu'il surveillait le club, qu'il sillonnait les parages parce qu'il savait que beaucoup de femmes y venaient. Prenons ça comme base de départ. Il attend jusqu'à ce qu'il repère la femme qui correspond exactement à son désir. Une cible isolée s˚rement, et le type physique a peut-être de l'importance, à moins qu'il n'ait décidé de passer à l'action cette nuit-là en particulier.

Ajoute le fait que la bagnole est une décapotable garée dans une rue tranquille et sombre, avec la capote baissée. C'est presque une invitation.

- «a se tient, admis-je en sentant ma gorge se serrer.

- Elle était diplômée, tu dis ? Dommage qu'elle ait séché les cours de logique. Je ne cherche pas à bl‚mer la victime, Alex, soyons bien clairs, mais en ajoutant la coke et l'alcool à son comportement, on n'obtient pas vraiment le portrait d'une femme dotée d'un solide instinct de conservation. qu'avait-elle volé ?

Tandis que je le lui expliquais, il termina la soupe et s'at-taqua au jambonneau.

- Les Murtaugh m'ont dit qu'elle paraissait avoir beaucoup d'argent même après qu'elle eut quitté son emploi. Et tu viens d'ajouter la cocaÔne à ses dépenses. Le chantage devient plausible, non ? Elle s'intéresse au fait que le premier enfant des Jones est mort en bas ‚ge et que le second séjourne à l'hôpital pour des crises inexplicables. Elle dérobe des preuves incriminantes et essaie d'en tirer profit.

Et maintenant elle est morte. Tout comme Ashmore.

Milo posa lentement son verre sur la table.

- Il y a une sacrée différence entre chaparder des petits trucs et vouloir faire chanter des huiles, Alex. Et il n'y a aucune raison de ne pas croire qu'elle se soit fait taillader par un barge. quant à son argent, on ne sait même pas si ce ne sont pas ses parents qui le lui ont donné. De même, rien ne prouve que la coke lui ait co˚té un cent. Et si elle la gagnait ? Imagine un peu qu'elle ait dealé un peu, juste pour payer sa propre consommation, huh ?

- Si sa famille lui donnait tant d'argent, pourquoi louait-elle une simple chambre chez les Murtaugh ?

- Pour s'encanailler. Nous savons déjà qu'elle aimait bien jouer des rôles. Pense à tout son cinéma de fausse punk.

Et les vols chez les proprios étaient illogiques, sans but de profit. Exactement le genre d'acte qui risque d'être découvert. Pour moi, elle était incohérente, Alex. Aucune organisation. Pas du tout le genre à monter une combine de chantage aussi sophistiquée.

- Personne n'a prétendu qu'elle était douée pour le chantage, objectai-je. Mais réfléchis à la façon dont elle est morte.

Milo regarda autour de lui comme s'il craignait soudain d'être espionné. Il vida son reste de bière et poussa l'os du jambonneau avec sa fourchette.

- La façon dont elle est morte... répéta-t-il, pensif. Bon, alors qui l'a tuée ? Papa ? Maman ? La bonne ?

- Et si on avait mis un contrat sur elle ? Ces gens-là ne se chargent pas des basses besognes.

- Un pro qui l'aurait tailladée de cette manière et qui l'aurait ensuite violée avec un morceau de bois ?

- Un pro à qui on aurait ordonné de maquiller le meurtre en crime de détraqué sexuel, puisque les flics n'es-pèrent pas résoudre ces homicides tant qu'ils ne se répètent pas. Bon sang, peut-être même que le décès d'Ashmore a la même source. Le tueur aurait déguisé son contrat en vol crapuleux ayant mal tourné.

- Tu as de l'imagination, reconnut-il. Et tu bavardes avec ces gens-là, tu joues avec leur gosse en pensant à tout ça?

- Tu n'estimes donc pas impossible mon hypothèse ?

- …coute, Alex, je te connais depuis assez longtemps pour apprécier la façon dont fonctionne ton cerveau. Mais sur cette affaire, je pense que tu brodes un peu.

- C'est possible, mais ça me permet de ne pas penser à

Cassie et à tout ce que nous ne faisons pas pour elle.

On apporta le reste de notre commande. J'observai Milo pendant qu'il découpait ses blancs de poulet avec une précision chirurgicale que je ne lui connaissais pas.

- Un faux meurtre de désaxé pour Herbert, grommela-t-il, un faux meurtre crapuleux pour Ashmore...

- Ashmore était le supérieur direct de Herbert. C'est lui qui s'occupait des ordinateurs et c'est lui qui avait fait un contrôle toxicologique sur Chad Jones. Il est donc logique de penser qu'il savait tout ce que pouvait faire Herbert. Et même s'il ignorait une partie de ses agissements, on peut supposer que la personne qui a supprimé Herbert lui ait réglé son compte à lui aussi, par simple mesure de précaution.

- Mais pourquoi Ashmore aurait-il été impliqué dans une histoire de chantage ? Il bénéficiait d'une indépendance financière totale.

- Il avait investi dans l'immobilier, et le marché est en chute. qui sait s'il n'était pas en difficulté ? ¿ moins qu'il n'ait pas arrêté de jouer, comme le pensait sa femme. Il aurait pu perdre de grosses sommes aux tables de jeu et avoir besoin de liquidités rapidement. Il y a des riches qui deviennent pauvres, n'est-ce pas ? L'ambiance Los Angeles...

- Admettons qu'Ashmore en ait croqué. Je dis ça juste pour creuser ton idée, OK ? Pourquoi aurait-il voulu s'asso-

cier avec quelqu'un comme Herbert ?

- qui dit qu'il le voulait ? Elle a pu découvrir le filon seule en farfouillant dans les fichiers de l'ordinateur et décider de jouer en solo.

Sans répondre il s'essuya les lèvres avec sa serviette alors même qu'il n'avait pas encore mangé une bouchée de poulet.

- Il reste un écueil, ajoutai-je. Ashmore a été tué deux mois après Herbert. Si leurs meurtres ont un rapport, pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour éliminer Ashmore ?

Des doigts d'une main il pianota sur le bord de la table.

- Uh-huh... On peut aborder le problème sous un autre angle : Ashmore découvre sur le tard ce que trame Herbert, par exemple en dépistant des données qu'elle aurait planquées dans un coin de l'ordinateur. Là, je vois deux possibilités : il décide d'en croquer, ou bien il en parle à la personne qu'il ne fallait pas prévenir...

- Tu sais que ça concorderait avec quelque chose que j'ai vu l'autre jour ? Huenengarth, le chef de la Sécurité, déménageait les ordinateurs d'Ashmore le lendemain du meurtre d'Ashmore. J'ai tout d'abord pensé qu'il s'appro-priait l'équipement du mort. Mais à la réflexion, et s'il avait surtout voulu s'approprier ce que contenaient les ordinateurs ? Les données. Huenengarth travaille pour Plumb, donc pour Chuck Jones. Ce type est un vrai chien de garde aux ordres de son boss. Hier, quand je parlais à Mme Ashmore, son nom est ressorti. C'est lui qui a appelé pour présenter les condoléances de l'hôpital. Et c'est lui qui devait apporter le certificat de l'UNICEF et la plaque. Curieux boulot pour le chef de la Sécurité, non ? A moins que sa motivation réelle n'ait été de voir si Ashmore gardait chez lui un autre ordinateur pour le récupérer...

Milo contemplait fixement son assiette. Il se mit enfin à

manger son poulet à gestes vifs, mécaniquement, sans beaucoup de plaisir apparent. Je savais combien il aimait manger et je me culpabilisai un peu d'avoir ainsi g‚ché son repas.

- C'est assez intrigant, admit-il enfin. Mais ce n'est qu'une supposition.

- C'est vrai. Laissons tomber le sujet pour le moment.

Il posa sa fourchette.

- Mais il y a un hic à tout ça, Alex. Si le grand-père savait que Junior et/ou Mme Junior a tué Chad, et qu'il ait voulu étouffer l'affaire au point de céder au chantage et d'engager un tueur, pourquoi permettrait-il que Cassie soit amenée dans le même hôpital ?

- Peut-être qu'il l'ignorait jusqu'à ce que Herbert et/ou Ashmore le fasse chanter.

- Même ainsi, pourquoi ne pas envoyer Cassie ailleurs pour être soignée ? Pourquoi courir le risque de la confier aux mêmes médecins qui ont traité Chad et qu'ils établissent le même rapport que les maîtres chanteurs ? La famille aurait eu toutes les raisons de ne pas agir ainsi. Cassie ne va pas mieux, tu m'as toi-même dit que Jones Junior avait parlé

d'erreurs médicales. Personne ne pourrait les critiquer s'ils voulaient une seconde expertise. Et puis, c'est une chose de dire que les parents maltraitent la gamine et que le grand-père les couvre, jusqu'à faire éliminer un ou des maîtres chanteurs. Mais si le grand-père savait qu'on empoisonne Cassie, tu penses qu'il n'aurait pas agi pour arrêter tout ça ?

- Il n'est peut-être pas meilleur qu'eux, dis-je.

- Une famille de détraqués ?

- O˘ crois-tu que tout commence ?

- Je ne sais pas...

- Imagine que Chuck Jones ait été un père indigne et que Chip ait suivi son exemple. La manière dont il désosse l'hôpital ne lui donne pas une image d'Ange de Miséricorde...

- Les problèmes de gestion sont une chose, Alex. C'en est une autre que d'assister les bras croisés à des crises d'épilepsie provoquées chez sa petite-fille.

- Oui, sans doute que nous imaginons tout ça. Bon, tu ne veux pas terminer ton repas ? Ton manque d'appétit m'inquiète.

Avec un sourire d'approbation il reprit sa fourchette.

- Huenengarth, dit-il comme s'il se parlait à lui-même.

Je suppose qu'il n'y a pas beaucoup de personnes avec ce nom dans les fichiers. Son prénom ?

- Presley.

- Encore mieux ! railla-t-il. ¿ ce propos, tiens, j'ai vérifié pour Ashmore et Steph. Rien pour lui, à part deux contredanses pas encore payées au moment de sa mort. Steph n'a rien eu pendant très longtemps, mais il y a quelques années elle a provoqué un accident.

- Ivresse au volant ?

- Uh-huh. Elle a causé une collision. Pas de blessés.

Elle s'en est tirée avec une mise à l'épreuve. On l'a sans doute obligée à suivre quelques réunions aux Alcooliques Anonymes ou dans un centre de traitement.

- C'est peut-être la raison de sa métamorphose.

- quelle métamorphose ?

- Elle a beaucoup minci, s'est mise à se maquiller, à

suivre la mode. L'image parfaite de la jeune cadre dynamique. Elle a même une cafetière de luxe dans son bureau.

Elle fait du vrai espresso.

- «a se tient, fit-il. Le café fort est souvent conseillé

dans le sevrage de l'alcool.

Je pensai à ses propres périodes o˘ il taquinait un peu trop la bouteille.

- Tu crois que cela signifie quelque chose ?

- quoi, qu'elle ait été reconnue ivre au volant ? Tu sais si elle picole toujours ?

- Non, rien ne l'indique, mais je n'ai pas beaucoup cherché dans cette direction.

- Il y a une relation établie entre l'alcoolisme et ton syndrome de Munchausen ?

- Non. Mais quel que soit le problème, l'alcool l'ampli-fie. Si elle a vécu dans l'ambiance classique qui crée ce syndrome, inceste, maladie, violences physiques, ça pourrait expliquer son besoin de se réfugier dans la boisson.

- Bon, tu réponds à tes propres questions, quoi, soupira-t-il. Au minimum, ça signifie qu'il y a quelque chose en elle qu'elle aimerait oublier. Ce qui la rend semblable à la plupart d'entre nous.

- Je vais essayer d'en apprendre le plus possible sur Dawn Herbert, fit Milo alors que nous quittions le restaurant. On verra bien. Et toi, que vas-tu faire ?

- Une visite à domicile. Les voir dans leur habitat naturel me donnera peut-être un indice exploitable.

- Pas bête. Bon sang, tant que tu y es, tu pourrais fouiner un peu. Tu as la couverture rêvée !

- C'est exactement ce que m'a conseillé Stéphanie. Elle m'a même suggéré de fureter dans leur armoire à pharmacie.

Et elle ne plaisantait qu'à moitié.

- Pourquoi pas ? Après tout, vous autres psys êtes payés pour chercher. Vous n'avez même pas besoin de mandat de perquisition...

Sur le chemin du retour je fis halte à la maison des Ashmore. J'étais toujours intrigué par Huenengarth, et je voulais aussi m'assurer que la veuve allait bien. Une couronne noire était accrochée à la porte d'entrée. Personne ne répondit à

mes coups de sonnette.

Je retournai dans ma voiture, montai le volume de l'auto-radio et parcourus le reste du trajet sans penser à la mort ni aux maladies mystérieuses. Arrivé chez moi, mon premier soin fut d'appeler mon service de répondeur. Robin avait laissé un mot précisant qu'elle serait de retour vers six heures. Le journal était encore sur la table de la salle à manger, soigneusement plié comme elle en avait l'habitude.

Le commentaire de Dan Kornblatt à la cafétéria me revint à l'esprit et je feuilletai le journal à la recherche de ce qui l'avait marqué. Rien dans les pages générales, mais je repérai l'article à la deuxième page de la section …conomie.

Je ne lis jamais les pages financières, mais même si j'en avais eu l'habitude j'aurais pu rater l'entrefilet. quelques lignes en bas d'une page, près des cours de la Bourse.

…TABLISSEMENTS DE SANT… DU SECTEUR : OPTIMISME EN

BAISSE, disait le titre. En substance, l'article expliquait que le secteur privé de la santé, naguère considéré comme un filon rentable par Wall Street, s'était révélé tout le contraire.

Ce jugement était étayé par des exemples d'hôpitaux transformés en gouffres financiers, avec témoignages de responsables parmi lesquels George Plumb, anciennement directeur général de MGS Healthcare Consultants, à Pittsburgh, et actuellement directeur général du Western Pédiatric Médical Center de Los Angeles.

Pittsburgh... L'équipement destiné à réorganiser la bibliothèque avec un système informatique déjà dépassé, le BIO-DAT, venait de Pittsburgh également.

Plumb jouait-il sur deux tableaux ? Je poursuivis ma lecture.

La principale critique portait sur l'intervention du gouvernement dans l'établissement des barèmes de soins et la

´ restriction du marché ª, mais aussi sur les difficultés rencontrées avec les compagnies d'assurances, le prix astronomique des nouvelles technologies médicales, les prétentions salariales des médecins et des infirmières, et l'échec des malades à se comporter selon la définition des statistiques.

Ún seul malade atteint du sida nous co˚te des millions ª, se lamentait un administrateur de la côte Est. Ét nous ne voyons toujours pas le bout du tunnel. Cette maladie était totalement inconnue lorsque les plans de santé ont été établis. On nous a changé les règles en cours de partie. ª

L'épidémie de sida était citée à plusieurs reprises par divers responsables, comme si cette peste moderne était avant tout une petite méchanceté destinée à démolir toutes les prévisions financières des spécialistes.

La contribution de Plumb insistait sur les difficultés à diriger un hôpital urbain avec les ´ problèmes démographiques et sociaux venus du voisinage et qui s'introduisent dans l'établissement. Ajoutez des revenus en diminution et la vétusté progressive du matériel, sans parler du refus grandissant des malades à contracter une couverture sociale. ª

En guise de solutions, Plumb suggérait une orientation future marquée par ´ la décentralisation, c'est-à-dire de remplacer les grands établissements urbains par des unités plus réduites et plus faciles de gestion, situées dans les zones stratégiques de développement positif, dans les quartiers périphériques ª.

Ńéanmoins, nuançait-il, une analyse économique détaillée s'avérerait nécessaire avant toute réforme de cette amplitude. Et les aspects non-financiers ne doivent pas être négligés. Une grande partie de ces établissements jouit d'une réputation et d'un passé sociaux qui méritent d'être pris en compte. ª

L'ensemble avait des allures de ballon d'essai lancé pour tester l'opinion publique avant de proposer des réformes décisives et de mettre en vente les ´ grands établissements ª

pour déménager dans les verts p‚turages de la banlieue. En cas de contestation, Plumb pourrait toujours se retrancher derrière l'immunité de son analyse d'expert.

¿ la lumière de cet article, la remarque de Kornblatt concernant la vente immobilière de l'hôpital perdait beaucoup de son aspect paranoÔaque pour se parer des atours d'une juste intuition.

Bien s˚r, Plumb n'était que le porte-parole de l'homme que je venais tout juste d'imaginer en commanditaire de meurtre, sans parler de ses possibles violences à enfant.

Je me souvins alors de ce que Stéphanie m'avait appris sur le parcours de Chuck Jones. Avant d'être nommé président du conseil d'administration de Western Peds, il en avait dirigé le portefeuille d'investissement. qui pouvait mieux connaître les atouts de l'hôpital - y compris immobiliers -

que celui qui tenait les comptes ?

Je les visualisai tous deux, Chuck Jones et Plumb, en compagnie des jumeaux dévoreurs de chiffres, les gris Roberts et Novak, penchés sur de vieux livres de comptes tels des vautours sortis d'un dessin animé.

La situation financière alarmante de l'établissement pouvait-elle avoir d'autres causes que la baisse des revenus et les problèmes démographiques ? Jones avait-il commis des erreurs d'investissement assez graves pour provoquer cette crise, et tentait-il de masquer sa mauvaise gestion par une vente immobilière forcée ?

Dans ce cas il ajouterait l'injure à la blessure en prenant au passage une jolie commission sur la transaction.

Des zones stratégiques de développement positif.

Comme les cinquante parcelles que détenait Jones dans WestValley?

Un jeu sur les deux tableaux ?

Mais pour réaliser une opération aussi juteuse, il fallait la déguiser avec soin. De sorte que Jones et ses pairs devaient afficher une loyauté indéfectible au dinosaure hospitalier, jusqu'à son dernier souffle.

Retirer de l'hôpital la petite-fille du grand patron ne pouvait faire partie de ce plan.

En attendant, néanmoins, il y avait moyen de prendre certaines dispositions qui accéléreraient la fin du dinosaure.

Par exemple en encourageant les médecins les plus anciens à quitter leur poste pour les remplacer par de jeunes diplômés sans expérience afin que leurs pairs du secteur privé perdent confiance en l'hôpital et n'y envoient plus leurs patients payants.

Ensuite, quand tout rétablissement serait devenu impossible, en déclamant un discours passionné sur les évolutions sociales insolubles et la nécessité de se diriger sans crainte vers l'avenir.

Détruire l'hôpital pour le sauver.

Si Jones et ses sbires y parvenaient, ils y gagneraient l'image de visionnaires assez courageux pour avoir mis fin à

la misère d'un hôpital au bord de l'asphyxie et privilégier des unités de santé destinées aux classes aisées.

La manúuvre possédait une certaine beauté dans le vice.

Des hommes aux lèvres serrées préparant une guerre d'usure en s'armant d'organigrammes, de bilans et de dia-grammes informatiques.

L'informatique...

Huenengarth qui confisquait les ordinateurs d'Ashmore...

Cherchait-il des données sans rapport aucun avec la mort subite du nourrisson ou les empoisonnements d'enfants en bas ‚ge ?

Ashmore ne s'intéressait nullement à soigner des patients, en revanche il était fortement attiré par la finance. Avait-il découvert par hasard les machinations de Plumb et Jones en s'introduisant par mégarde dans la mauvaise base de données ? ¿ moins qu'il n'ait surpris une conversation révélatrice au sous-sol.

Avait-il voulu profiter de ces révélations, pour finir par le payer de sa vie ?

Un peu tiré par les cheveux, aurait dit Milo.

Je me remémorai ce que j'avais entrevu du bureau d'Ashmore avant que Huenengarth n'en verrouille la porte.

quelles recherches en toxicologie pouvaient être menées sans l'aide de microscopes et d'éprouvettes ?

Ashmore, mort pour avoir été trop curieux... Et Dawn Herbert ? Pourquoi avait-elle subtilisé le dossier d'un enfant décédé ? Pourquoi avait-elle été assassinée deux mois avant Ashmore ?

Des explications séparées ?

Y avait-il complicité ?

Tiré par les cheveux... Et même si une de ces hypothèses était la bonne, quel rapport avec ce qu'endurait Cassie Jones ?

J'appelai l'hôpital et demandai la chambre 505W. Personne ne répondit. Je recommençai, mais me fis brancher sur le poste du bureau des infirmières. Celle qui décrocha avait une pointe d'accent espagnol. Elle m'informa que la famille Jones avait quitté le service pour une petite prome-nade.

- Rien de neuf ? ¿ propos de Cassie ?

- Je ne suis pas certaine... Il faudrait que vous demandiez à un responsable. Je crois que c'est le Dr...

- Eves.

- Oui, c'est ça. Je suis ici en stage, je ne suis pas trop au courant, navrée.

Je la remerciai et raccrochai. Le regard fixé sur la cime des arbres qui virait au gris dans le jour déclinant, à travers la fenêtre de la cuisine, je réfléchis encore un peu à la piste financière.

quelqu'un pouvait me renseigner dans ce domaine. Lou Cestare, naguère golden boy à la Bourse, à présent vétéran repenti du Lundi noir.

Le krach l'avait pris par surprise et il en était encore à

redorer sa réputation professionnelle. Mais je l'avais gardé

au premier rang de ma liste d'experts.

Des années auparavant, j'avais réussi à économiser un peu d'argent en travaillant quatre-vingts heures par semaine et en évitant les sorties. Lou avait assuré ma sécurité financière en investissant mon pécule dans des terrains balnéaires juste avant la flambée des prix de l'immobilier, ce qui avait permis des profits importants, lesquels avaient alors été transformés en placements de tout repos et en titres exonérés d'impôts. Il m'avait évité les opérations trop spéculatives, car il savait qu'en tant que psychologue je ne ferais jamais fortune et que je ne pouvais me permettre le risque de pertes importantes.

Les dividendes de ces investissements tombaient toujours dans mon escarcelle avec une rassurante régularité, augmen-tant les revenus que je tirais de mes expertises légales.

Jamais je n'aurais les moyens de m'offrir une toile d'impres-sioniste français, toutefois je vivais bien, et je ne serais sans doute pas obligé de travailler si je n'en avais plus envie.

Lou était resté un homme fortuné malgré ses énormes pertes, en avoirs comme en clientèle. Il partageait son temps entre son bateau dans le Pacifique Sud et une propriété dans Willamette Valley.

J'appelai l'Oregon et discutai avec sa femme. Comme toujours elle paraissait sereine, et je me demandai si c'était une preuve de force de caractère ou une simple façade. Nous échange‚mes quelques banalités puis elle m'annonça que Lou se trouvait dans l'…tat de Washington, en randonnée avec leur fils du côté du mont Rainier, et que ´ les hommes ª

ne rentreraient pas avant demain soir, peut-être même lundi matin. Je lui transmis la liste de mes demandes. Elle n'y comprit probablement pas grand-chose, car les époux Cestare ne parlaient jamais argent, de l'aveu de Lou.

Après quelques considérations générales, je mis fin à la communication.

Je m'accordai un autre café en attendant que Robm revienne et m'aide à oublier cette journée.

Elle portait deux valises et semblait de bonne humeur. Un troisième bagage attendait près de sa nouvelle camionnette.

Je m'en chargeai, puis la regardai pendant qu'elle accrochait ses vêtements dans la penderie, là o˘ un espace vide attendait depuis plus de deux ans.

Elle s'assit sur le lit et me sourit.

- Et voilà.

Nous nous c‚lin‚mes un moment, all‚mes contempler les poissons, puis nous sortîmes pour dîner dans un endroit calme de Brentwood o˘ nous étions les clients les plus jeunes. De retour chez moi, nous pass‚mes le reste de la soirée à écouter de la musique, lire et jouer au gin rami. L'hu-meur était romantique, un peu vieillotte mais très agréable.

Le lendemain matin nous partîmes pour une longue balade dans la vallée o˘ nous jou‚mes les ornithologues en nom-mant au hasard les volatiles que nous apercevions.

Le déjeuner dominical se résuma à des hamburgers arrosés de thé glacé, sur la terrasse. Ensuite Robin s'absorba dans la grille des mots croisés du journal avec force mordillements du bout de son crayon et froncements de sourcils.

Pour ma part je m'affalai dans une chaise longue en simulant la décontraction. Peu après deux heures de l'après-midi, Robin abandonna son casse-tête.

- Pff, je laisse tomber. Trop de mots en français.

Elle vint s'allonger auprès de moi. Nous rest‚mes immobiles sous le soleil jusqu'à ce qu'elle commence à s'agiter.

Je me penchai sur elle et déposai un baiser sur son front.

- Mmmh... Je peux faire quelque chose pour toi ? dit-elle.

- Non, merci.

- S˚r ?

- Moui...

Elle tenta de s'assoupir, et son échec eut pour seul effet de l'agiter un peu plus.

- J'aimerais faire un saut à l'hôpital aujourd'hui, à un moment ou un autre, annonçai-je.

- Oh, bien s˚r... Moi j'en profiterai pour passer à l'atelier. J'ai deux ou trois bricoles à terminer.

La chambre de Cassie était déserte, le lit défait, la literie ôtée. La moquette gardait les traces du passage de l'aspirateur. La salle de bains était vide et sentait le désinfectant. Le siège des toilettes était couvert d'un papier de protection.

Je sortis de la pièce quand on m'interpella :

- Attendez.

Je me retrouvai face à un membre de la Sécurité, visage triangulaire buriné, lèvres serrées, lunettes miroir. Le même héros que j'avais rencontré le premier jour : le défenseur du port du badge.

Il bloquait la sortie de la chambre et paraissait prêt à monter à l'assaut.

- Excusez-moi, dis-je poliment.

Il ne bougea pas d'un pouce. Nous étions si proches l'un de l'autre que je pus tout juste baisser les yeux pour déchiffrer son badge. Sylvestre, Service actif.

Il lut le mien et fit un seul pas en arrière, dans le couloir.

Une retraite partielle qui ne libérait pourtant pas le passage.

- Vous voyez, il est tout neuf, dis-je. Tout brillant, avec de belles couleurs. Bien, maintenant vous serait-il possible de vous écarter légèrement, afin que je puisse vaquer à mes t‚ches professionnelles ?

Il me détailla de la tête aux pieds deux fois, vérifia longuement que la photo sur mon badge était bien la mienne, puis il fit deux pas de côté.

- Cette chambre est inutilisée.

- Je l'ai constaté. Pour combien de temps ?

- Jusqu'à ce qu'elle soit utilisée.

Je le dépassai et me dirigeai vers les portes en teck.

- Vous cherchiez quelque chose en particulier ? lança-t-il dans mon dos.

Je m'arrêtai et me retournai vers lui. Il avait une main posée sur la crosse de son arme, l'autre sur sa matraque.

- Je suis venu voir une patiente, fis-je en résistant à

l'envie subite de mimer un cow-boy qui dégaine. Le bruit court qu'on soigne des patients, ici.

J'appelai le service des admissions d'un téléphone public dans le couloir. J'eus confirmation du départ autorisé de Cassie, une heure plus tôt. J'empruntai l'escalier pour rejoindre le rez-de-chaussée. Là je pris un Coca sans bulle à

un distributeur automatique. Je le buvais en arrivant dans le grand hall d'entrée quand je croisai le chemin de George Plumb et Charles Jones Sr. Ils riaient en marchant vite, ce qui sollicitait grandement les courtes jambes de Jones.

Ils arrivaient droit sur moi. Jones me vit le premier et son rire s'arrêta d'un coup. Une seconde plus tard ses pieds firent de même. Plumb s'immobilisa aussitôt et resta derrière son patron. Il avait le teint plus rose que jamais.

- Docteur Delaware, dit Jones, et sa voix rocailleuse ressemblait au grondement d'une bête fauve.

- M. Jones.

- Auriez-vous un moment à me consacrer, Docteur ?

Pris au dépourvu, j'acquiesçai.

Il jeta un simple coup d'úil à Plumb.

- Je vous rejoindrai tout à l'heure, George.

Plumb hocha la tête docilement et s'éloigna en balançant les bras. Jones attendit qu'il soit à quelques mètres pour me demander :

- Comment va ma petite-fille ?

- Elle vient de sortir.

Ses sourcils broussailleux s'agitèrent et masquèrent un peu plus ses yeux déjà étrécis. Pour la première fois, je remarquai leur couleur marron p‚le.

- Ah oui ? Et quand donc ?

- Il y a une heure.

- Bon sang... - Il referma deux doigts sur son nez cassé et le fit bouger de droite et de gauche. - Je suis venu ici exprès pour la voir, parce que je n'ai pas pu le faire hier à

cause de ces bon Dieu de réunions toute la journée. C'est ma seule petite-fille, vous comprenez. Ravissante enfant, vous ne trouvez pas ?

- Tout à fait d'accord avec vous. Il ne lui manque que d'être en bonne santé...

Il me toisa d'un regard impénétrable, enfonça les mains dans ses poches et tapota le sol du bout de sa chaussure. Le hall était presque désert et son numéro de claquettes résonna dans le grand espace froid. Il recommença. Sa posture s'était quelque peu amollie, mais il se redressa aussitôt. Son regard délavé semblait perdu.

- Trouvons un endroit plus tranquille pour bavarder, fit-il.

Il me précéda dans le hall. Il paraissait avoir repris tout son aplomb. Il marchait avec l'assurance de quelqu'un qui n'a pas le doute inscrit dans ses gênes.

- Je n'ai pas de bureau ici, expliqua-t-il. Avec tous ces problèmes financiers et de place, je ne voudrais surtout pas qu'on pense que je joue double jeu.

Nous atteignions les ascenseurs quand les portes de l'un d'eux s'ouvrirent. La chance du Big Boss. Il pénétra dans la cabine comme si elle lui était réservée et enfonça la touche Sous-Sol.

- Si nous allions dans la salle du self ? dit-il tandis que nous descendions.

- C'est fermé.

- Je sais. C'est moi qui ai limité les horaires.

L'ascenseur s'arrêta et nous en sortîmes pour prendre la direction de la cafétéria. Devant les portes closes, Jones prit dans sa poche un trousseau de clefs et chercha la bonne d'un pouce rapide.

- Il y a peu, j'ai ordonné une étude de la fréquentation horaire. Elle a prouvé que presque personne ne venait à la cafétéria durant cette période de la journée.

Il trouva enfin la bonne clef et déverrouilla un des deux battants.

- Privilège de dirigeant, commenta-t-il froidement. Ce n'est pas très démocratique, mais la démocratie n'est pas un système adapté à ce genre d'établissement.

¿ son invite je pénétrai dans la salle enténébrée. Je t‚tonnai une seconde le long du mur à la recherche de l'interrup-teur mais il me devança et l'actionna. Un ensemble de barres au néon se mit à clignoter avant de s'allumer définitivement.

Jones me désigna un box au milieu de la salle. J'allai m'y installer pendant qu'il passait derrière le comptoir, remplissait une tasse d'eau et y ajoutait un quart de citron. Puis il prit quelque chose dans une des vitrines - un feuilleté aux fruits - qu'il déposa sur une assiette. Ses gestes étaient précis et vifs, comme s'il s'affairait dans sa propre cuisine.

Emportant avec lui son en-cas, il vint me rejoindre. Il mordit dans la p‚tisserie, but une gorgée d'eau et poussa un soupir de satisfaction.

- Bon sang, fit-il enfin, elle devrait être en parfaite santé. Et je ne comprends vraiment pas pourquoi elle ne l'est pas. Et personne ne peut me dire ce qui se passe exactement.

- Avez-vous parlé au Dr Eves ?

- ¿ Eves, aux autres, à tout le monde. Mais aucun ne semble comprendre. Vous avez une explication à proposer, vous ?

- Je crains que non.

Il se pencha vers moi.

- Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi ils ont fait appel à vous. N'y voyez rien de personnel, mais je ne vois pas l'intérêt d'un psychologue pour s'occuper du cas de ma petite-fille.

- Je ne peux vraiment pas discuter ce point, M. Jones.

- Chuck. M. Jones est le titre d'une chanson de ce type frisotté, comment s'appelle-t-il déjà... Bob Dylan ? - Un sourire fugitif. - «a vous étonne que je sache ça, pas vrai ?

Ce serait plus votre époque que la mienne, bien s˚r. Mais c'est devenu une blague dans la famille, ça remonte d'ailleurs à l'époque de la chanson, quand Chip faisait ses études secondaires. Il était toujours sur mon dos, et tout était prétexte à affrontement. Tout était comme ça.

Il crispa ses mains comme des serres, les mêla et simula un effort infructueux pour les séparer.

- Le bon temps, fit-il avec un sourire inattendu. C'est mon fils unique, mais il en valait une demi-douzaine pour ce qui était de l'aptitude à la rébellion. Dès que je lui demandais de faire quelque chose qui lui déplaisait, il ruait dans les brancards et m'accusait d'agir comme le type dans cette chanson, M. Jones, qui ne sait rien de ce qui se passe. Il passait cette chanson très fort. Je n'ai jamais vraiment écouté

les paroles, mais j'ai bien compris le message. Et aujourd'hui nous sommes les meilleurs amis du monde, et il nous arrive de rire en évoquant ces temps-là.

Je souris à l'idée d'une amitié cimentée par de juteuses opérations immobilières.

- C'est quelqu'un de solide, continua-t-il. La boucle d'oreille et la coupe de cheveux, c'est juste pour l'image. Il est enseignant dans le supérieur, vous saviez ?

- Oui.

- Les jeunes de ses classes sont dingues de ce genre de choses. C'est un excellent professeur, il a même eu des récompenses pour son travail.

- Vraiment ?

- De nombreuses récompenses, même. Mais jamais vous ne l'entendrez en parler. Il est modeste par nature. Et c'est moi qui fais sa pub à sa place. Il a commencé à se distinguer quand il était étudiant, à Yale. Il avait déjà ce go˚t de l'enseignement, et il aidait les camarades de sa fraternité

plus lents que lui. Il s'est même occupé de collégiens, par autorisation spéciale. Chez lui, la pédagogie est un don.

Ses doigts étaient toujours entrecroisés. Il les desserra, écarta les mains, pianota sur le Formica de la table.

- Vous semblez très fier de lui, dis-je.

- Et je le suis. De Cindy aussi. Une jolie femme, intelligente et sans prétention. Ils forment un couple solide, et la preuve en est Cassie. Je sais que je ne suis pas objectif, mais cette enfant est adorable, jolie et très éveillée. Elle a un bel avenir.

- Si elle l'a, fis-je. …tant donné la situation...

Son regard s'égara dans la salle vide.

- Vous savez que nous avons perdu un enfant avant elle, n'est-ce pas ? Un petit garçon adorable. Décédé encore bébé. Et ils ne savent toujours pas ce qui lui est arrivé, hein ?

- En effet.

- «a a été l'enfer descendu sur terre, Docteur. D'un coup, sans prévenir. Il était là, bien vivant, et le lendemain...

Je n'arrive pas à comprendre pourquoi personne ne peut me dire ce qui se passe avec Cassie.

- Personne ne le sait avec certitude, Chuck.

Il balaya la remarque d'un revers de main.

- Je ne comprends toujours pas pourquoi on a fait appel à vous. Ne le prenez pas contre vous, je vous le répète. Je me doute que vous avez entendu tout un tas d'horreurs sur les raisons qui nous ont poussés à supprimer le service de psychiatrie. En réalité, ça n'a rien à voir avec l'approbation ou la désapprobation des traitements concernant la santé mentale.

J'approuve, bien entendu. qui pourrait être d'un autre avis ?

Mais les faiblards qui dirigeaient le service de psychiatrie n'avaient aucune idée de la façon dont on définit un budget et comment on s'y tient. Et je ne parle même pas de leur incompétence professionnelle. D'après les autres médecins, c'était du gaspillage pur et simple. Bien s˚r, maintenant si on écoute ce qui se dit, il n'y avait que des génies, et nous avons détruit un foyer incomparable de la science psychiatrique... - Il leva les yeux au ciel. - Aucune importance. Avec un peu de chance, un jour nous serons en mesure d'établir un service solide, et efficace, en prenant quelques vrais professionnels.

Vous y avez travaillé, je me trompe ?

- Oui, il y a des années.

- Si on vous le proposait, vous reviendriez ?

- Non.

- Pourquoi êtes-vous parti ?

- Différentes raisons.

- La liberté offerte par le secteur privé ? Le désir d'être votre propre patron ?

- En partie.

- Alors, avec l'expérience, vous pouvez être objectif et saisir ma position. Sur la nécessité d'un fonctionnement efficace. Un certain réalisme. En général, ce sont les praticiens du secteur privé qui me comprennent, parce que avoir un cabinet, c'est diriger une entreprise. Il n'y a que ceux qui vivent dans un monde... Enfin bref. Revenons plutôt à mon propos précédent, sur vos rapports avec ma petite-fille. Personne n'a eu le toupet de prétendre que ses problèmes n'existaient que dans sa tête, j'espère ?

- Il m'est réellement difficile d'aborder ces détails, Chuck.

- Bon sang, et pourquoi donc ?

- Le secret médical.

- Chip et Cindy n'ont aucun secret pour moi.

- Il faudrait que je l'entende de leur bouche. C'est la loi.

- Vous êtes un dur, hein ?

- Pas particulièrement, répondis-je.

J'agrémentai ma réponse d'un sourire neutre et il m'imita.

- D'accord, fit-il après avoir bu une gorgée d'eau. C'est votre domaine et vous devez vous conformer à vos propres règles. Je suppose qu'il faudra que j'aie quelque chose comme une autorisation écrite de leur part.

- C'est probable, oui.

Son sourire s'élargit, découvrant des dents jaunies et mal alignées.

- En attendant, dit-il, ai-je moi le droit de vous parler ?

- Bien s˚r.

Il posa sur moi un regard scrutateur o˘ brillait autant de scepticisme que d'intérêt.

- Bon, je pars du principe que personne ne croit sérieusement que les problèmes de Cassie sont d'origine mentale, c'est trop ridicule.

Un petit silence très attentif. Espérait-il un indice non verbal de ma part ?

Je pris bien garde de ne trahir aucune réaction.

- Donc la seule explication que je vois pour qu'on vous ait engagé est que quelqu'un pense qu'il y a un problème avec Cindy ou Chip. Ce qui est tout aussi ridicule.

Il se laissa aller contre le dossier de son siège sans cesser de me surveiller. Peu à peu une lueur de triomphe illumina ses prunelles. J'étais pourtant persuadé de ne pas avoir bougé un muscle. Je n'avais même pas cligné des yeux. Ou bien il avait détecté une réaction quasi subliminale, ou bien il essayait de jouer au plus fin en bluffant.

- On ne fait pas appel à un psychologue uniquement pour une analyse, Chuck. Il nous arrive aussi d'apporter un soutien aux gens en état de stress.

- Une sorte d'ami sous contrat, hein ? - Il tordit encore le bout de son nez, sourit et se leva. - Alors, soyez un bon ami. Ce sont de bons gosses. Tous les trois.

Pendant que je m'éloignais en voiture, je m'efforçai de définir ce qu'il avait cherché à obtenir, et si je le lui avais donné.

Voulait-il que je le voie comme un grand-père attentionné ?

Chip et Cindy n'ont aucun secret pour moi.

Pourtant Chip et Cindy n'avaient pas pris la peine de l'informer que sa petite-fille quittait l'hôpital. Je me rendis soudain compte que durant tous mes échanges avec les parents de Cassie, à aucun moment ils n'avaient prononcé le nom de son grand-père.

Un homme qui ne pensait qu'aux affaires. Même pendant les quelques minutes de notre entretien, il n'avait pu s'empê-cher de mêler ses problèmes de famille avec ceux de l'hôpital.

Pas un instant il ne s'était risqué sur le terrain du débat, pas une fois il n'avait tenté de me faire changer d'opinion.

Il avait préféré diriger la conversation.

Même le choix du lieu de rencontre était m˚rement réfléchi. Cette cafétéria qu'il avait fait fermer et qu'il traitait maintenant comme son bien personnel. Il s'était servi quelque chose sans rien me proposer.

Il avait brandi son trousseau de clefs pour bien me faire comprendre qu'il pouvait ouvrir n'importe quelle porte de l'établissement. Il s'en était vanté, mais avait aussitôt ajouté

qu'il était trop intègre pour s'approprier l'espace d'un simple bureau personnel.

Il avait exposé mon hostilité présumée à la fermeture du service de psychiatrie et s'était aussitôt efforcé de me neu-traliser en enchaînant sur quelques propos assez subtils pour garder l'apparence d'une conversation à b‚tons rompus : Avec un peu de chance un jour nous serons en mesure d'établir un service solide, et efficace, en prenant quelques vrais professionnels... Si on vous le proposait, vous reviendriez ?

Et devant ma réticence, il avait immédiatement battu en retraite. Puis il avait assuré comprendre cette preuve de mon bon sens avant d'utiliser ce point pour développer sa propre opinion.

S'il avait été éleveur de cochons, il aurait trouvé moyen d'utiliser le cri des porcs.

De toutes ces constatations je pouvais raisonnablement déduire que, si nous ne nous étions pas rencontrés rapidement, c'est lui qui aurait provoqué une entrevue.

Il me considérait comme quantité trop négligeable pour se soucier de ce que je pouvais penser de lui.

Sauf quand il y avait un rapport avec Cassie, Chip et Cindy.

Il avait cherché à savoir ce que j'avais appris sur sa famille.

De là à supposer qu'il avait quelque chose à cacher et qu'il ne savait pas si j'avais découvert ce secret, il n'y avait qu'un pas.

Je me remémorai une phrase de Cindy : Les gens doivent me croire folle.

Avait-elle eu des problèmes psychologiques par le passé ?

Et si la famille entière redoutait plus que tout une approche psychologique de la situation ?

En ce cas, quel meilleur endroit pour éviter une enquête qu'un hôpital dépourvu de service psy ?

Une raison de plus pour ne pas transférer Cassie ailleurs.

Mais Stéphanie avait tout flanqué par terre en m'appelant à la rescousse de son propre chef.

Je me souvins de la surprise de Plumb quand elle lui avait annoncé ma spécialité.

Et le supérieur de Plumb venait de me sonder lui-même, au vol. Il avait imposé sa vision des choses, et peint un portrait angélique de Chip et Cindy.

Surtout de Chip, en fait. Il avait très peu parlé de Cindy.

Fierté paternelle ? Ou avait-il pris soin de ne pas m'intéresser à sa belle-fille parce qu'il valait mieux en dire le moins possible sur son compte ?

Je m'arrêtai à un feu rouge, au croisement de Sunset et de La Brea.

Mes mains étaient crispées sur le volant. J'avais parcouru plus de trois kilomètres sans trop m'en rendre compte, presque en automate.

quand je rentrai, j'étais de mauvaise humeur et j'appré-ciai que Robin ne soit pas là pour en profiter.

L'opératrice de mon service de répondeur téléphonique m'annonça qu'elle n'avait reçu aucun message pour moi.

- C'est agréable, non ? ajouta-t-elle.

- Cela va sans dire, fis-je avant de lui souhaiter une bonne fin de journée.

Incapable de ne pas penser à Dawn Herbert et Ashmore, je repris la voiture et me rendis à l'Université. Je pénétrai dans le campus par le nord et descendis vers le sud jusqu'au centre médical.

Une nouvelle exposition sur les saignées occupait le hall d'entrée de la bibliothèque biomédicale, reproductions de gravures médiévales et mannequins en cire de patients couverts de parasites caoutchouteux. La salle de lecture principale resterait encore ouverte deux heures. Une seule bibliothécaire, une jeune femme blonde et séduisante, était de permanence derrière le comptoir.

Je feuilletai une décennie de l'Index medicus en quête d'articles d'Ashmore et d'Herbert. J'en découvris quatre de lui.

Le plus ancien avait paru dans le bulletin d'hygiène publique de l'Organisation mondiale de la santé. C'était un résumé de ses travaux sur les maladies infectieuses au Sud Soudan, o˘ il s'appesantissait un peu sur les difficultés rencontrées pour mener des recherches dans un environnement bouleversé par la guerre. Malgré une écriture mesurée, on percevait sa colère.

Les trois autres communications avaient été diffusées dans des revues spécialisées en biomathématiques. La première de ces publications, financée par le National Institutes of Health (NIH), comportait la contribution d'Ashmore au désastre de Love Canal. La deuxième était une revue fédé-rale d'applications mathématiques en sciences de la vie.

Ashmore terminait par cette phrase : Íl y a des mensonges, des mensonges éhontés, et puis il y a les statistiques. ª

Le dernier article décrivait les travaux dont m'avait parlé

Mme Ashmore : l'analyse des relations entre la concentration de pesticides dans les terres cultivées et le taux de leu-cémie, de tumeur au cerveau, de cancer du foie chez les enfants. Les résultats n'étaient pas franchement spectacu-laires : il existait certes un rapport ténu entre les produits chimiques et certaines affections, mais rien de statistiquement probant. Néanmoins, selon Ashmore, le salut d'une seule vie humaine justifiait amplement ces recherches.

Le ton était un peu véhément, l'autocongratulation trop peu discrète pour un écrit scientifique. Je cherchai le financement de cette étude : l'institut Ferris Dixon pour la recherche chimique, Norfolk, Virginie. Subvention n∞

37958.

Une caution apparemment industrielle, alors que la position d'Ashmore en faisait un candidat très improbable aux largesses de l'industrie chimique. L'absence de publications ultérieures signifiait-elle que l'institut avait coupé les crédits ?

Si oui, qui payait ses factures au Western Peds ?

J'allai demander à la bibliothécaire s'il existait une compilation des financements scientifiques accordés par des structures privées.

- Bien s˚r, répondit-elle. Sciences de la vie ou sciences physiques ?

- Les deux, dis-je, car je ne savais trop o˘ cataloguer les travaux d'Ashmore.

Elle alla ouvrir les tiroirs d'un meuble de rangement, trouva rapidement ce qu'elle cherchait et prit deux livres épais, à reliure souple.

- Voilà, dit-elle en les posant sur le comptoir. Ce sont les plus récents. Si vous voulez les recherches des financements fédéraux, c'est là-bas, à droite.

Je la remerciai et allai m'asseoir à une table pour étudier les deux recueils.

CATALOGUE DES RECHERCHES ¿ FINANCEMENT PRIV… -

VOLUME 1 : SCIENCES DE LA VIE ET BIOM…DICALES.

CATALOGUE DES RECHERCHES ¿ FINANCEMENT PRIV… -

VOLUME 2 : MATH…MATIqUES ET SCIENCES PHYSIqUES.

J'ouvris le premier volume à l'index. Le nom d'Ashmore renvoyait à une page de la section ORGANISMES SUBVEN-TIONNANT LES RECHERCHES. Je la lus :

INSTITUT FERRIS DIXON POUR LA RECHERCHE CHIMIqUE

NORFOLK, VIRGINIE.

L'institut avait subventionné deux projets seulement durant l'année académique courante :

N∞ 37959 : Ashmore, Lawrence Allan. Western Pédiatric Médical Center, Los Angeles, Californie. De la toxicité des sols comme facteur dans l'étiologie des néoplasmes chez l'enfant : étude complémentaire. Co˚t 973 652,75 $. Durée 3 ans.

N∞ 37960 : Zimberg, Walter William. Université du Maryland, Baltimore, Maryland. Statistiques non paramétriques contre corrélations de Pearson dans la prédiction scientifique : de la valeur prédictive et heuristique d'une détermination a priori de la répartition des prélèvements. Co˚t 124731,00$. Durée 3 ans.

La seconde étude était fouillée et très intéressante, mais à

l'évidence l'institut Ferris Dixon ne payait pas suivant la longueur. Ashmore avait reçu quatre-vingt-dix pour cent de la subvention globale.

Près d'un million de dollars pour trois ans de recherches.

Cela faisait beaucoup d'argent pour un projet réservé à un chercheur et ressemblant fort à une redite. J'aurais beaucoup aimé savoir comment il avait pu impressionner à ce point l'institut Ferris Dixon. Mais on était dimanche, et même les généreux donateurs étaient en repos.

Je retournai chez moi, enfilai une tenue d'intérieur et m'adonnai à des bricoles diverses pour me prouver que le week-end signifiait quelque chose pour moi aussi. Vers six heures j'avais épuisé mes talents de comédien. Je téléphonai chez les Jones. J'écoutais les sonneries quand Robin fit son apparition. Elle passa dans la cuisine pour déposer un baiser sur ma joue avant d'aller dans la chambre. Au moment o˘

elle s'éclipsait, Cindy répondit :

- Allô ?

- Bonjour, ici Alex Delaware.

- Oh, bonjour... Comment allez-vous, Docteur ?

- Très bien, et vous ?

- Oh... bien, merci.

Elle paraissait tendue.

- quelque chose ne va pas, Cindy ?

- Non, non... Hem, vous pouvez patienter une seconde, s'il vous plaît ?

Elle dut couvrir le microphone de sa main, car je perçus à

peine sa voix soudain étouffée et ne pus comprendre ce qu'elle disait. Un timbre plus grave lui répondit. Chip, assurément.

- Désolée, dit-elle clairement de nouveau. Nous venons tout juste de rentrer. J'avais cru entendre Cassie. Elle fait la sieste.

Très tendue.

- Fatiguée par le trajet ? dis-je.

- Eh bien... Il y a de ça, et la réadaptation au foyer. Elle a pris un bon repas, avec un dessert, et puis elle s'est écroulée. Je suis dans le couloir face à sa chambre, en ce moment.

Je garde l'oreille tendue, au cas o˘... Vous me comprenez.

- Bien s˚r.

- Je garde sa porte ouverte sur la salle de bains. Nos deux chambres communiquent par la salle de bains. Et je laisse une veilleuse allumée, comme ça je peux vérifier régulièrement qu'elle dort.

- Et vous, quand vous reposez-vous ?

- Oh, je me débrouille. Si je suis trop lasse, je me repose en même temps qu'elle. ¿ force d'être tout le temps ensemble, nous avons fini par accorder nos rythmes.

- Vous vous relayez, avec Chip ?

- Non, je ne pourrais pas lui demander cela. Durant tout le semestre, il a un programme de cours très chargé.

Désirez-vous venir nous voir bientôt ?

- que diriez-vous de demain ?

- Demain ? Bien s˚r. Voyons... dans l'après-midi, plutôt ; vers quatre heures ?

Les traditionnels problèmes de circulation sur la Freeway 101 me poussèrent au marchandage :

- Un peu plus tôt, ce ne serait pas possible ?

- Eh bien... D'accord : trois heures et demie ?

- Je pensais à plus tôt encore, Cindy. Deux heures, par exemple ?

- Oh, je comprends... …coutez, j'ai quelques petites choses à faire... Deux heures et demie, ça vous conviendrait ?

- Ce serait parfait.

- Très bien, docteur Delaware. Nous sommes impatients de vous revoir.

Je me rendis dans la chambre en réfléchissant à la plus grande nervosité de Cindy quand elle se trouvait chez elle.

Peut-être quelque chose au foyer aggravait son anxiété et provoquait l'émergence du syndrome de Munchausen et de ses manipulations ?

Mais il était assez logique que sa maison l'inquiète, même si elle était totalement innocente. Son foyer était un lieu de souffrances, subies ou infligées.

Robin s'était endormie sur le lit, vêtue d'une petite robe noire que je n'avais encore jamais vue. Je descendis la fermeture …clair et pressai ma joue entre ses omoplates. Avec un peu de constance, je réussis à la réveiller. Nous all‚mes dîner dans un restaurant italien d'un centre commercial, près de Mulholland. Nous n'avions pas réservé et d˚mes attendre devant un bar glacial en faux onyx. C'était la soirées des solitaires au bronzage patiemment acquis. Nous appréci‚mes de ne pas faire partie de la fête et nous savour‚mes en silence un apéritif délicieux. Je commençais à croire vraiment en notre réunion. Y penser m'emplissait d'aise.

Une demi-heure plus tard nous étions assis dans un coin de la salle et passions notre commande avant que le serveur puisse s'échapper. Nous dégust‚mes du veau et un vin fort agréable une heure durant, puis nous rentr‚mes pour nous déshabiller et filer sous les couvertures sans attendre. En dépit de l'alcool notre union fut brève, vive, presque joviale.

Ensuite Robin fit couler un bain et m'invita à l'y rejoindre.

J'allais me soumettre de bonne gr‚ce quand le téléphone sonna.

- Docteur Delaware, ici Janie, du service de répondeur.

J'ai un appel pour vous de Chip Jones.

- Merci. Passez-le-moi, je vous prie.

- Docteur Delaware ?

- Bonsoir, Chip. qu'y a-t-il ?

- Rien, enfin rien de médical, Dieu soit loué. J'espère que l'heure de mon appel n'est pas trop tardive ?

- Pas du tout.

- Cindy vient de me téléphoner pour m'annoncer que vous deviez passer chez nous demain après-midi. Je voulais savoir si ma présence était nécessaire.

- Votre présence est toujours bienvenue, Chip.

- Hmm.

- Il y a un problème ?

- Je le crains, oui. J'ai un cours à treize heures trente et une réunion avec certains de mes élèves juste après. Rien de très important, la permanence habituelle, mais avec l'approche des examens les étudiants paniquent pour un rien...

- Aucun problème, l'assurai-je. Nous nous rattraperons la prochaine fois.

- Parfait. Et s'il y a quelque chose que vous désirez me demander, ne vous gênez pas pour m'appeler. Je vous ai donné mon numéro ici, je crois ?

- Oui, je l'ai.

- Bon. Alors tout va bien.

Je raccrochai. Son coup de fil me laissait perplexe. Dans la salle de bains, Robin roucoula mon prénom et j'allai la rejoindre. Seul l'éclairage de la glace était allumé, jetant une pénombre langoureuse sur les lieux. Robin était immergée jusqu'au cou dans une mer de bulles, tête renversée contre le bord de la baignoire, yeux clos. Elle resta ainsi quand je me glissai dans l'eau. Alors seulement elle couvrit ses seins de ses mains.

- Frisson d'angoisse, murmura-t-elle d'un ton dramatique. Espérons que ce n'est pas Norman B‚tes...

- Norman préférait les douches.

- Oh, c'est vrai. Le frère méditatif de Norman, alors.

- Le frère humide de Norman, plutôt. Merman le sous-marinier.

Elle éclata de rire. Je m'étirai dans le bain, fermai les yeux moi aussi. Elle fit passer ses jambes sur les miennes. Je me laissai aller dans l'eau, heureux de sa chaleur, et tentai de me détendre. Mais ma conversation avec Chip m'obsédait et je ne parvins pas à me décontracter.

Cindy vient de me téléphoner pour m'annoncer que vous deviez passer chez nous demain après-midi.

Il ne se trouvait pas chez eux quand j'avais appelé.

La voix masculine qui avait répondu à Cindy n'était pas la sienne.

Sa nervosité...

- qu'y a-t-il ? grogna Robin. Tes épaules sont toutes tendues.

Je le lui dis.

- Tu ne pousserais pas un peu trop loin tes déductions, Alex ? Il s'agissait peut-être d'un ami en visite, de son père ou de son frère.

- Elle n'a ni l'un ni l'autre.

- Alors un cousin, ou un oncle ? Ou le plombier, l'élec-tricien, je ne sais pas, moi...

- Essaie donc de faire venir un plombier ou un électri-cien un dimanche soir...

- Ils sont riches, n'oublie pas. Et les riches obtiennent ce qu'ils veulent quand ils le veulent.

- Oui, c'est peut-être ça... Mais je l'ai quand même trouvée tendue. Comme si je l'avais surprise à un mauvais moment.

- D'accord, alors disons qu'elle a un amant. Tu la soup-

çonnes déjà d'empoisonner sa fille, une liaison serait faute vénielle, en comparaison.

- Elle verrait son amant le soir o˘ elle rentre de l'hôpital ?

- Son mari n'a pas trouvé anormal de retourner à ses cours dès le premier jour, pas vrai ? Si c'est sa façon de faire habituelle, ta cliente est une épouse bien solitaire, Alex. Il ne lui donne pas ce dont elle a besoin, alors elle le cherche ailleurs. L'adultère pourrait avoir un rapport avec tout ce truc de M˘nchausen ?

- Tout ce qui peut fragiliser quelqu'un ayant ces tendances peut avoir un rapport. Mais il y a plus, Robin. Dans l'hypothèse o˘ Cindy aurait une liaison, cela pourrait être un mobile, la pousser à se débarrasser du mari et de l'enfant pour être libre de voir son amant.

- Il existe des manières moins compliquées de se séparer de sa famille.

- Nous parlons de quelqu'un qui est malade.

- Très malade, alors.

- Je ne suis pas payé pour m'occuper de cerveaux en parfait état.

Elle se colla contre moi.

- «a te préoccupe beaucoup, n'est-ce pas ?

- Oui, bien s˚r. Cassie est tellement désarmée, et tout le monde la trahit...

- Tu fais tout ce que tu peux, toi.

- J'espère...

Nous rest‚mes encore un long moment dans le bain, et je parvins à détendre mon corps, à défaut de mon esprit. Des amas de mousse entouraient les épaules de Robin comme une étole d'hermine. Je la trouvai très belle et le lui avouai.

- quel flatteur, Monsieur le Sous-Marinier, railla-t-elle.

Mais son sourire était sans ambiguÔté. J'en fus un peu rasséréné. Enfin j'avais réussi à ce que quelqu'un se sente bien.

Nous retourn‚mes au lit o˘ nous épluch‚mes le journal dominical. Cette fois je lus tout avec méthode pour repérer la moindre information concernant le Western Peds ou Lawrence Ashmore, mais sans résultat. Le téléphone sonna à

onze heures moins le quart. C'est Robin qui répondit.

- Salut, Milo.

Ce qu'il lui dit déclencha son hilarité.

- Tout à fait, gloussa-t-elle avant de me tendre le combiné et de se replonger dans ses mots croisés.

- «a fait plaisir de l'entendre de nouveau, me dit-il.

Finalement, tu as peut-être encore une parcelle de bon sens.

La communication était claire, mais il semblait éloigné.

- O˘ te trouves-tu ?

- Une ruelle derrière une maroquinerie. Je planque pour prendre un chapardeur sur le fait, mais pour l'instant ça n'a rien donné. Vous aurais-je interrompu dans quelque activité

prenante ?

- Béatitude domestique, dis-je en caressant le bras de Robin.

Le visage tendu par la concentration, elle m‚chonnait son crayon avec une belle vigueur, mais sa main vint à la rencontre de la mienne et nos doigts s'entrelacèrent.

- Bon, j'ai deux-trois trucs qui devraient t'intéresser, annonça Milo. Primo, ton Mr Huenengarth est un vrai fantôme. Il possède bien un permis valide et un numéro de sécu, mais l'adresse du permis est une boîte postale à Tar-zana, et il n'a pas de numéro de téléphone, il est inconnu des services fiscaux et des archives des organismes de crédit.

Fiché nulle part dans le comté. Aucun dossier dans les archives militaires ou sur les listes électorales. Le profil type d'un taulard en longue peine tout juste rel‚ché, quelqu'un qui n'a pas voté ni payé d'impôts depuis un bail, quoi. Il n'apparaît pourtant pas sur les fichiers des libérés sur parole, mais il y a peut-être eu oubli de saisie informatique, à moins que je n'aie merdé en tapotant ma demande. Je mettrai Charlie sur le coup dès demain.

- Le fantôme de l'hôpital... Je suis rassuré de savoir qu'il dirige le service de Sécurité.

Robin releva la tête pour me jeter un coup d'úil, puis revint à ses définitions cryptées.

- Ouais, fit Milo, tu serais surpris du nombre de bizar-

ros qui bossent comme vigiles. Pas mal de branques qui ont voulu entrer dans la police et ont été écartés après les tests psychologiques... Pour l'instant, garde tes distances avec lui tant que je n'en ai pas appris plus. Deuzio, j'ai fouiné autour du dossier Herbert, et j'ai l'intention de faire une petite descente nocturne en ville, pour tailler une bavette avec ce barman.

- Il t'a dit qu'il avait des renseignements à révéler ?

- Non, mais je trouve que Gomez et son partenaire n'ont pas assez creusé. Ce type est fiché comme drogué et ils ont estimé que ce n'était pas un témoin crédible. Ils ne lui ont posé que quelques questions et ils lui ont l‚ché la bride.

J'ai déniché son numéro, j'ai parlé à sa nana et j'ai découvert qu'il avait un autre boulot dans un club voisin, dans Newton. Alors j'ai pensé aller bavarder un peu avec lui, et à

te prévenir, si ça t'intéresse. Mais tu dois avoir nettement mieux à faire.

Robin leva un regard étonné vers moi. Je me rendis compte que j'avais crispé mes doigts entre les siens et je les détendis.

- quand y vas-tu ?

- Dans une heure à peu près. Il vaut mieux se pointer après minuit dans ce genre de bouge, quand ça commence vraiment. Je veux le choper dans son élément, mais avant que ça devienne trop le boxon. Bon, allez, profite de ton far-niente...

- Attends. J'ai moi aussi quelques petites choses à te communiquer. Tu as un peu de temps ?

- S˚r. Il n'y a rien dans cette ruelle, à part des chats. De quoi s'agit-il ?

- Je me suis fait accrocher par Papy Jones aujourd'hui, au moment o˘ je quittais l'hôpital. Il m'a fait le numéro de la famille heureuse et a défendu l'honneur du clan, tout comme nous l'avions prévu. Pour couronner le tout, il m'a proposé de travailler pour lui. J'en ai déduit qu'il voulait que je me tienne tranquille et que je ne cherche pas trop profond.

- Pas très subtil de sa part.

- En fait, il a réussi à faire passer le message avec une certaine subtilité. Même si on avait enregistré notre conversation, on n'aurait jamais pu l'accuser de pressions. Non que son offre ait eu quelque réelle valeur, parce qu'une place au Western Peds n'offre pas beaucoup de sécurité.

Je lui relatai l'interview de Plumb dans le journal et les hypothèses de montage financier qui m'avaient poussé à

m'intéresser de plus près aux travaux de Lawrence Ashmore. quand j'abordai le sujet de l'institut Ferris Dixon, Robin posa son crayon et m'écouta avec attention.

- En Virginie, huh ? fit Milo. Je me suis rendu là-bas quelquefois pour des séminaires fédéraux d'entraînement.

Chouette coin, mais tout ce qui vient de là-bas porte l'estam-

pille du gouvernement, pour moi.

- L'institut est répertorié dans les organismes privés. Je me suis dit qu'il s'agissait peut-être d'une sorte d'organisation corporatiste.

- La subvention portait sur quoi ?

- Les effets des pesticides sur les enfants. Ashmore res-sassait de vieilles données. «a fait beaucoup trop d'argent pour ce genre de recherches, Milo. Je pensais appeler l'institut demain, pour voir ce que je pourrais apprendre de plus.

Je vais aussi essayer de contacter Mme Ashmore de nouveau. Pour savoir si Huenengarth le Mystérieux est repassé

chez elle.

- Souviens-toi, Alex, garde tes distances...

- Ne t'inquiète pas, je ne m'approcherai que par téléphone. Dans l'après-midi je dois appliquer ce que j'ai appris durant mes études, chez Chip et Cindy Jones. Lesquels ne doivent pas se trouver dans un état de béatitude domestique, eux...

Je lui passai en revue mes divers soupçons sans omettre les remarques de Robin.

- qu'en penses-tu ?

- Je pense qu'on ne peut pas savoir, pour l'instant. Elle a peut-être bien un robinet qui fuit, ou une collée de m‚les énamourés. Je vais te dire un truc, en admettant qu'elle cocufie le Jones Junior, je ne la trouve pas très prudente. Si elle te laisse entendre la voix de son étalon de passage...

- Mais mon coup de fil l'a surprise, et dans l'affolement elle a pu commettre une erreur. Elle avait l'air très tendue, elle a couvert le microphone presque tout de suite. En réalité, je n'ai entendu que quelques mots incompréhensibles prononcés par une voix masculine. Et si elle souffre du syndrome de Munchausen, flirter avec un autre danger collerait tout à fait avec le reste.

- Une voix masculine, huh ? Et tu es s˚r que ce n'était pas la télé, tout bonnement ?

- Non, c'était une conversation réelle. Cindy a dit quelque chose et le type lui a répondu. J'ai supposé que c'était Chip. S'il ne m'avait pas téléphoné un peu plus tard, je n'aurais jamais su qu'il n'était pas là.

- Mouais... Bon, et tout ça aurait quel rapport avec Cassie?

Je lui répétai ma théorie.

- N'oublie pas le fric de Chip. C'est une sacrement bonne motivation.

- Et un sacré problème familial également, si tout est étalé sur la place publique et qu'il y a un joli divorce pour conclure. C'est peut-être ce que Chuck s'efforce d'éviter. Il m'a dit que Cindy et Chip b‚tissaient quelque chose de solide, il affectionne cet adjectif, et il a qualifié sa bru de jolie, intelligente et sans prétention. Même si elle n'a pas vraiment le profil de la jeune femme que quelqu'un dans la position de Chuck pourrait rêver d'avoir comme belle-fille.

D'un autre côté, d'après l'aspect de ses dents, il a d˚

connaître des temps difficiles dans son enfance. Il n'a peut-être pas d'à priori snobs.

- Ses dents ?

- Elles sont abîmées, mal plantées. Personne ne l'a fait suivre par un dentiste dans son enfance, c'est visible. Ce n'est pas un exemple de raffinement.

- Un self-made man. Ce qui expliquerait qu'il respecte Cindy qui suit le même parcours.

- C'est possible... Rien sur la raison de sa réforme militaire ?

- Pas encore. Faut que je pousse un peu Charlie sur le sujet... Allez, je te rappelle demain.

- Si tu découvres quoi que ce soit avec le barman, préviens-moi au plus tôt.

Je détectai la tension dans ma propre voix. Mes épaules s'étaient de nouveau tétanisées.

Robin les caressa d'une main légère.

- que se passe-t-il ?

Je couvris le microphone avec la paume de ma main pour lui répondre.

- Il a trouvé une piste qui a peut-être un rapport avec toute cette affaire.

- Et il appelle pour t'inviter à venir suivre cette piste avec lui, n'est-ce pas ?

- Oui, mais...

- Et tu as envie d'y aller.

- Non, je...

- C'est dangereux ?

- Non, il s'agit juste d'interroger un témoin.

Elle me donna une petite bourrade.

- Vas-y.

- Ma présence n'est pas vraiment nécessaire, Robin.

- Vas-y quand même, rétorqua-t-elle en riant.

- Je ne suis pas indispensable. Et je suis bien ici.

- La béatitude domestique ?

- La mégabéatitude, dis-je en l'entourant d'un bras.

Elle déposa un baiser sur ma main, puis libéra ses épaules en douceur.

- Vas-y, Alex. Je n'ai pas envie que tu regrettes.

- Je ne regretterai pas.

- Tu sais bien que si.

- Tu préfères être seule.

- Je ne le serai pas. Pas dans ma tête. Pas avec ce que nous avons maintenant tous les deux.

Je la mis au lit et repassai dans le salon pour patienter.

Milo tambourina doucement à la porte peu avant minuit. Il portait une mallette et était vêtu d'un polo, d'un pantalon en serge et d'un anorak léger, le tout noir. La tenue de celui qui veut paraître branché à L.A.

- Tu veux te fondre dans la nuit, Zorro ? plaisantai-je.

- On prend ta bagnole. Pas question que je risque la Porsche dans cette zone.

Nous prîmes donc la Seville après qu'il eut enfermé son attaché-case dans le coffre. Je m'installai au volant et conduisis selon ses indications, d'abord par Sunset en direction de l'ouest jusqu'à la 405 Sud o˘ nous rencontr‚mes le flot des camions et des véhicules se dirigeant vers l'aéroport. Arrivé au croisement avec Santa Monica Freeway, je bifurquai vers L.A. et continuai vers l'est sur la voie rapide. Jamais l'autoroute n'avait été aussi vide, et une brume tiède l'adoucissait en lui donnant une touche presque impressionniste.

Milo baissa sa vitre, alluma un cigarillo et souffla la fumée vers la ville. Il semblait harassé, comme s'il s'était épuisé au téléphone. Moi-même j'étais assez fatigué, et nous n'échange‚mes pas un mot.

Près de La Brea, une voiture de sport basse et bruyante se colla derrière nous, fit un appel de phares et nous doubla en un éclair, sans doute à plus de 160 kilomètres heure. Milo se redressa brusquement, cédant au réflexe professionnel, suivit du regard les feux de signalisation du bolide jusqu'à leur disparition, puis s'affala de nouveau sur son siège. Il regardait par le pare-brise, un peu en hauteur.

Je l'imitai et vis une grosse lune zébrée de nuages et presque pleine. Elle paraissait suspendue dans le ciel comme un énorme yoyo immobile.

- Aux trois quarts pleine, commentai-je.

- Je dirais plutôt aux sept huitièmes. Et ça veut dire que presque tous les branques sont de sortie. Reste sur la 10 jusqu'à l'échangeur et prends la sortie pour Santa Fe.

Il continua de m'indiquer le chemin en grommelant, nous menant dans une zone étendue et morte d'entrepôts, de fon-deries et de soldeurs douteux. Pas d'éclairage dans les rues, pas de mouvement. Les seuls véhicules que j'aperçus étaient parqués derrière des grilles dignes de prisons. Nous nous éloignions de l'océan et la brume s'était dissipée, dévoilant la ligne brisée des gratte-ciel de la ville. Le silence baignait le paysage d'une ambiance lugubre, comme si les limites géographiques de Los Angeles échappaient à l'énergie de la cité.

Nous effectu‚mes un parcours zigzagant par une succession de chemins asphaltés qui auraient pu être des rues ou des allées, un labyrinthe dont je n'aurais su me sortir de mémoire. Milo laissa son cigare s'éteindre, mais l'odeur de tabac froid avait imprégné la Seville. Malgré la brise tiède et agréable, il se mit à remonter sa vitre. Je compris pourquoi juste avant qu'il n'ait terminé : une odeur inédite s'imposait, aigre-douce, métallique et pourtant écúurante. Elle s'insinua dans la voiture en même temps qu'un bruit rythmé, froid et monstrueux comme celui de géants invisibles frappant dans leurs mains, au loin.

- Les abattoirs et les entrepôts de conditionnement, dit-il. L.A. Est, jusqu'à Vernon, mais le son porte loin.

J'étais encore un bleu quand je suis venu ici pour la première fois en patrouille, une nuit. Parfois ils abattent les porcs de nuit. On les entend gueuler et se cogner dans leurs enclos. Maintenant je crois qu'ils s'efforcent de les calmer avant de les découper... Tourne à droite, là, ensuite la première à gauche. Tu continues sur environ un bloc et tu te gares o˘ tu peux.

Le dédale se terminait sur une longue rue bordée de chaque côté par des barrières anticyclone. Pas de trottoirs.

Des herbes folles jaillissaient de l'asphalte défoncé. Des voitures étaient alignées le long des barrières, pare-chocs contre pare-chocs.

Je me garai dès que je trouvai une place, derrière une vieille BMW dont l'arrière était envahi d'un capharnaum assez indescriptible.

Nous sortîmes de la Seville. L'air s'était rafraîchi mais l'odeur des abattoirs subsistait, plus ou moins nette selon les caprices de la brise. Le son des machines à équarrir était supplanté par les notes imprécises d'une basse et des stridu-lations qui appartenaient peut-être à des guitares électriques.

S'il y avait un tempo, je ne parvenais pas à le distinguer.

- La fête bat son plein, ironisai-je sombrement. C'est quoi, la danse à la mode cette semaine ?

- La lambada du crime. Faut se coller à son partenaire comme une ventouse et lui faire les poches, grogna-t-il en enfonçant les mains dans ses poches.

Nous remont‚mes la rue qui finissait en cul-de-sac par un grand b‚timent aveugle. La façade de brique p‚le était à

peine rosie par deux spots anémiques. Trois étages pareils à

d'énormes boîtes de plus en plus réduites empilées. Un toit plat et des portes d'acier asymétriques sous des fenêtres condamnées. Plusieurs échelles d'incendie rouillées étaient accrochées aux briques comme du lierre métallique. Tandis que nous approchions, je parvins à déchiffrer le lettrage à

demi effacé au-dessus de l'entrée :

BAKER FERTILIZER & POTASH CO.

La musique était de plus en plus forte. Il y eut un solo de claviers répétitif et laborieux, puis je perçus des voix dans ce magma sonore et vis la file de silhouettes qui serpentait devant l'une des portes.

Nous commenç‚mes à la remonter d'un pas égal. Des visages se tournaient à notre passage, tels des dominos animés. Les vêtements sombres formaient l'uniforme général, la moue renfrognée, l'expression commune. Bottes à

chaînes, cigarettes - légales ou non -, ricanements et laz-zis murmurés, un tressaillement d˚ aux amphétamines ici et là ; des épaules dénudées et des décolletés provocants révé-laient des peaux blafardes sous la lune. Un commentaire très vulgaire accompagna une phrase de l'orgue, déclenchant quelques rires.

L'‚ge oscillait entre dix-huit et vingt-cinq ans, mais la majorité était plus proche de la limite inférieure. quelqu'un imita le crachement d'un chat derrière moi, salué par un chúur moqueur.

La porte devant laquelle attendait tout ce beau monde était un rectangle d'acier rouillé fermé par un loquet, devant laquelle un homme au gabarit impressionnant montait la garde. Il portait un short de surf vert à motif floral, un débardeur noir et des bottes lacées. Il avait une vingtaine d'années, les traits bovins, des yeux rêveurs et une peau qui aurait été colorée même sans l'aide des spots. Son cr‚ne rasé

sur les côtés ne laissait apparaître que deux éclairs de cheveux noirs très courts. Je remarquai des trous dans le dessin, comme s'il n'était pas complètement remis d'une chimiothé-rapie. Cela expliquait les cheveux manquants.

Les tenants de la tête de file lui parlaient, mais il ne leur répondait pas et ne sembla pas remarquer notre approche, à

moins qu'il n'ait décidé de l'ignorer.

Milo alla droit vers lui.

- 'Soir, Champion, fit-il aimablement.

Le videur continua de regarder ailleurs.

Milo répéta son salut sur le même ton. L'autre tourna la tête vers lui et poussa un grognement menaçant. N'e˚t été sa carrure, le son émis aurait pu prêter à rire. En tout cas, les jeunes les plus proches parurent impressionnés.

- Ouais, Kung-Fu, lança quelqu'un.

Le videur sourit, détourna les yeux de nouveau, fit craquer les articulations de ses doigts et b‚illa ostensiblement.

Milo se planta face à lui et brandit son badge à vingt centimètres de son visage. Je ne l'avais pas vu le sortir de sa poche.

Le videur grogna une fois encore, mais il avait perdu de sa superbe. Je regardai par-dessus mon épaule. Une adoles-cente aux cheveux rose p‚le me tira la langue et l'agita.

Son petit ami cessa de lui pétrir les seins pour cracher et dresser le majeur dans son poing fermé, à notre adresse.

Le badge de Milo effectuait un mouvement de balancier que le videur suivait des yeux, comme hypnotisé.

Milo cessa son manège. Avec un effort visible de concentration, l'autre lut l'intitulé du badge.

quelqu'un jura. Un autre se mit à imiter le hurlement du loup. Aussitôt la meute se déchaîna en un concert qui transforma la rue en bande sonore pour une nouvelle de Jack London.

- Ouvre, Beauté, fit Milo. Sinon nous commençons à

vérifier les identités de la clientèle...

Derrière nous, les hurlements s'intensifièrent au point de couvrir un instant le grondement de la musique. Le visage du videur s'était contracté sous l'effet d'une concentration apparemment assez pénible pour lui. Enfin il émit un rire silencieux et sa main passa derrière lui.

Milo saisit instantanément son poignet pour arrêter son geste.

- Doucement, Beauté, gronda-t-il.

- J'ouvre, mec, c'est tout, fit l'autre. La clef, d'accord ?

Sa voix plaintive était étonnamment grave et lente, évoquant un enregistrement sur une bande magnétique passée au ralenti.

Milo recula d'un pas pour lui laisser un peu de place, mais sans cesser de surveiller ses mains. Le videur sortit lentement une clef passée dans la ceinture de son short, dans son dos. Il déverrouilla la barre qu'il releva.

La porte métallique s'entrouvrit de quelques centimètres.

Une chaleur suffocante et le magma assourdissant de la musique se déversèrent dans la rue. La meute chargea.

Le videur bondit en avant, rictus meurtrier et mains brandies dans ce qu'il croyait être une pause de karaté. Les lou-veteaux s'arrêtèrent, battirent en retraite de quelques pas avec de maigres protestations. Le Gardien du seuil sabra l'air de ses deux bras pour mettre en pièces des ennemis imaginaires. La lumière des spots teintait ses prunelles de rouge. Ses aisselles étaient rasées, et marquées d'acné.

- On recule, bordel ! rugit-il.

La meute se figea.

- Impressionnant, Apollon, railla Milo.

L'autre gardait les yeux braqués sur la file d'attente.

Bouche entrouverte, il haletait sourdement. Je constatai qu'il transpirait d'abondance.

Milo posa la main contre le panneau d'acier qu'il repoussa. La porte grinça, attirant l'attention du videur qui se tourna vers lui.

- Enfoiré ! lança une voix derrière nous.

- On va entrer, Beauté, annonça Milo. Tiens ces trous-du-cul tranquilles.

Le videur referma la bouche et inspira bruyamment par le nez. Une bulle de morve bouchait une de ses narines.

- C'est pas Beauté mon prénom, dit-il. C'est James.

- D'accord, répondit Milo en souriant. Tu fais du bon boulot, James. Déjà bossé au Mayan Mortgage ?

Le portier essuya son nez d'un revers de main. Il paraissait très perplexe.

- Hein ?

- Bon, laisse tomber.

James prit une mine boudeuse.

- qu'est-ce t'as dit, mec ? Sérieusement.

- J'ai dit que tu avais un avenir radieux devant toi, James. Si jamais tu en as marre de la scène musicale, tu pourras toujours tenter ta chance à la vice-présidence.

La salle était vaste, mal éclairée par quelques spots. Le sol était en ciment nu, et on avait simplement peint les murs de brique. Un entrelacs de tuyaux, de rouages rouillés et de conduits masquait le plafond.

Le bar se trouvait sur la gauche. quelques battants de portes posés sur des tréteaux devant une étagère métallique o˘ étaient alignées les bouteilles. Des cuvettes en céramique blanche pleines de glaçons étaient alignées à côté de l'étagère.

Des cuvettes au couvercle relevé.

Des cuvettes de W.-C.

Deux hommes s'affairaient à servir la foule assoiffée des consommateurs. Il n'y avait pas de pression ; les boissons gazeuses et l'eau étaient servies en bouteilles.

Le reste de l'espace était occupé par la piste de danse, sans rien pour empêcher la masse excitée des corps de se presser contre le comptoir de fortune. Ici la musique était encore plus informe, mais assez forte pour être enregistrée par les centres de surveillance sismique des environs.

Les génies de la mélodie coupables de cette symphonie industrielle se tenaient au fond de la salle, sur une estrade bricolée. Cinq créatures aux joues creuses, en tenue mou-lante, qui auraient pu être des junkies s'ils avaient paru en meilleure santé. Des haut-parleurs Marshall de la taille de malles de voyage formaient un mur noir derrière eux.

Accroché au mur au-dessus de la scène, je vis une autre enseigne BAKER FERTILIZER partiellement cachée par une bannière accrochée en travers et peinte à la main : BIENVENUE AUX CHIOTTES

Le dessin illustrant le slogan était encore plus sophistiqué.

- quelle créativité... lançai-je, assez fort pour sentir mon palais vibrer mais sans presque m'entendre.

Milo dut lire sur mes lèvres, car il eut un sourire ironique et secoua la tête d'un air faussement attristé. Puis il chargea la mer de danseurs en direction du bar.

Je plongeai dans son sillage.

Nous parvînmes au comptoir bousculés mais à peu près intacts. Des coupelles de cacahouètes non décortiquées étaient posées près de feuilles de papier toilette faisant office de serviettes. Les portes servant de comptoir auraient eu grand besoin d'être nettoyées. Le sol était jonché de cosses de cacahouètes là o˘ il n'était pas mouillé et glissant.

Milo réussit à se glisser derrière le bar. Les deux serveurs étaient minces et bruns, barbus, vêtus à l'identique d'un maillot de corps gris‚tre et d'un bas de pyjama blanc flot-

tant. Le plus proche de Milo avait le cr‚ne totalement dégarni, l'autre ressemblait à Rapunzel en guenilles.

Milo s'approcha du premier. Sans cesser de verser du Coca dans un verre rempli au quart de rhum, le chauve tendit un bras pour repousser l'intrus. La main de Milo jaillit et enserra le poignet de l'autre, le tordit d'un mouvement brusque mais calculé pour ne pas blesser. Le serveur ouvrit toute grande la bouche et les yeux et posa la bouteille de Coca. D'une saccade, il essaya de se libérer.

Milo tint bon. Son autre main pécha le badge dans sa poche et il le montra discrètement au chauve. De la foule jaillit une main qui emporta aussitôt le verre abandonné. Des consommateurs impatients se mirent à frapper le comptoir du plat de la main. quelques-uns poussèrent des cris imperceptibles dans l'enfer sonore.

Le chauve posa un regard paniqué sur Milo.

Milo lui parla à l'oreille.

Le serveur lui répondit.

Milo ajouta quelque chose.

L'autre désigna alors son collègue et Milo l‚cha son poignet. Le chauve rejoignit Rapunzel et tous deux conférèrent un moment. Rapunzel acquiesça et le Chauve revint vers Milo, l'air résigné.

Je les accompagnai tous deux dans une intrépide expédition pour traverser la piste de danse. Très lente, notre progression tenait à la fois du ballet désarticulé et de l'exploration en forêt vierge, mais nous finîmes par arriver au fond de la salle, derrière le mur d'amplis, là o˘ serpentaient une multitude de c‚bles électriques. Rapunzel poussa une porte marquée TOILETTES et nous le suivîmes.

Nous pénétr‚mes dans un long couloir cimenté couvert de feuilles de papier hygiénique et de petites mares à l'aspect répugnant. Plusieurs couples occupaient la pénombre.

quelques solitaires étaient prostrés à même le sol. Des relents de vomi et de marijuana empuantissaient l'air. Ici, la musique était réduite au niveau sonore d'un jet au décollage.

Nous progress‚mes entre les corps et les détritus divers.

Le chauve était très doué pour ce genre de slalom qu'il exécutait d'un pas dansant. Le couloir se terminait sur une porte métallique identique à celle gardée par le videur de l'entrée.

- Dehors, d'accord ? fit le chauve d'une voix haut perchée.

- qu'y a-t-il dehors, Robert ?

Le serveur se gratta le menton d'un air absent.

- La cour arrière.

Il pouvait avoir entre trente-cinq et quarante-cinq ans. Sa barbe n'était guère plus qu'un duvet et masquait à peine sa m‚choire. C'était pourtant un visage qui aurait mérité d'être caché, un visage de rat, émacié, à l'expression mauvaise.

Milo ouvrit la porte, jeta un coup d'oeil à l'extérieur et sai-

sit le serveur par le coude.

Nous sortîmes dans un petit parking ceint de grillage. Un camion et trois voitures y étaient garés. Ici, les tas d'ordures atteignaient par endroits 30 cm de hauteur. Au-delà du grillage, la lune blafarde veillait sur la nuit.

Milo mena le serveur jusqu'à un endroit dégagé, au centre du parking.

- Je te présente Robert Gabray, me dit-il. Un véritable expert du mélange... - Au serveur, il l‚cha aimablement : Tu as des mains de fée, pas vrai, Robert ?

Mal à l'aise, l'autre se tordit les doigts.

- J'ai du boulot...

- Oh, cette bonne vieille éthique protestante qui te reprend ?

Regard vide.

- Tu aimes bosser, Robert ?

- Faut bien. Ils notent tout.

- qui ça,íls ª ?

- Les proprios.

- Ils te surveillent dans la salle ?

- Non. Mais ils ont des espions.

- On se croirait à la CIA, Robert.

Le serveur ne répondit pas.

- qui règle ton salaire, Robert ?

- Des types.

- quels types ?

- Les proprios du b‚timent.

- quel est le nom imprimé sur ton chèque de salaire ?

- Je suis pas payé par chèque.

- Payé en liquide, alors ?

Il approuva d'un hochement de tête.

- Tu dissimulerais des revenus au fisc ?

Gabray croisa les bras et se frictionna les épaules.

- Bon, j'ai fait quoi, à la fin ?

- Tu devrais le savoir mieux que moi, non ?

- Une bande d'Arabes, les proprios...

- Les noms.

- Fahrizad, Nahrizhad, Nahrishit, je sais pas au juste.

- «a sonne iranien plutôt qu'arabe.

- Je sais pas.

- Depuis combien de temps travailles-tu ici ?

- Deux mois, à peu près.

Milo secoua la tête avec un soupir de regret.

- Non, Robert, je ne crois pas. Tu veux tenter une autre réponse ?

- quoi ? fit Gabray, visiblement dérouté.

- Essaie de te rappeler o˘ tu te trouvais réellement, il y a deux mois.

Le serveur se frottait les épaules avec énergie.

- Frileux, Robert ?

- «a va... Bon d'accord, c'est deux semaines, pas deux mois.

- Ah, voilà qui est mieux.

- N'importe.

- Une semaine, un mois, il n'y a pas de différence pour toi?

Gabray ne répondit pas.

- «a t'a paru durer des mois, c'est ça ?

- Je sais pas.

- Le temps passe si vite que ça quand tu t'amuses ?

- Je sais pas.

- Deux semaines, répéta Milo. C'est beaucoup plus crédible, Robert. S˚rement ce que tu voulais dire. Tu n'aurais quand même pas essayé de me mentir, n'est-ce pas ? C'était une erreur tout ce qu'il y a d'honnête, bien s˚r ?

- Ouais.

- S˚r. Tu as oublié qu'il y a deux mois tu ne travaillais pas puisque tu étais derrière les barreaux pour détention de marijuana.

Le serveur haussa les épaules qu'il frottait toujours de ses mains.

- C'était pas à moi.

- Ah.

- C'est vrai, mec.

- Tu as donc plongé pour quelqu'un d'autre ?

- Ouais.

- Tu es une vraie crème, Robert, tu savais ça ? Un héros du quotidien.

Robert haussa encore les épaules, se gratta le sommet du cr‚ne.

- «a te démange, Robert ?

- «a va, mec.

- Tu es s˚r que ce n'est pas la came qui te rend frileux ?

- J'ai rien, mec.

Milo se tourna vers moi.

- Robert mélange les poudres aussi bien que les liquides. Un adepte de la chimie à domicile. Pas vrai, Robert ?

Nouveau haussement d'épaules.

- Tu as un emploi de jour, Robert ?

Mouvement négatif de la tête.

- Ton officier de probation sait que tu bosses ici ?

- Pourquoi je pourrais pas bosser ici ?

Milo se pencha vers lui et le gratifia d'un sourire patient.

- Parce que toi, en tant que criminel minable mais réci-diviste, tu dois te tenir éloigné de toute mauvaise influence, et que cette faune à l'intérieur ne semble pas trop saine.

Gabray se mordilla la lèvre inférieure et regarda le sol à

ses pieds.

- qui vous a dit que j'étais là ?

- Epargne-moi un interrogatoire, Robert, d'accord ?

- C'est cette salope, hein ?

- De quelle salope parles-tu ?

- Tu sais bien, mec.

- Ah oui ?

- Tu dois savoir. Tu savais que j'étais là.

- Oh, tu m'en veux, Robert ?

- Non.

- Pas du tout ?

- Je m'énerve pas, moi.

- Tu fais quoi, alors ?

- Rien.

- Tu es rentré dans le rang ?

- Je peux fumer ? éluda Gabray.

- Elle a payé ta caution, Robert. De mon point de vue, ça fait d'elle le héros.

- D'accord, je l'épouserai. Je peux en griller une, alors ?

- Bien s˚r, Robert, tu es un homme libre, du moins jusqu'au procès. Gr‚ce à cette salope qui a réglé ta caution.

Gabray sortit un paquet de Kool de la poche de son pyjama. Milo avait déjà une allumette prête.

- Parlons plutôt de l'endroit o˘ tu bossais il y a trois mois.

Le regard absent, Gabray tira longuement sur sa cigarette.

- Un mois avant que tu te fasses serrer, Robert. En mars.

- Et alors ?

- Le Mayan Mortgage.

Gabray fumait en contemplant le ciel.

- Et alors ?

- Alors, ça.

Milo sortit quelque chose de la poche de sa chemise. Une lampe-crayon et une photographie en couleurs. Il tint le cliché

devant les yeux de Gabray et l'éclaira. Je me plaçai derrière le serveur et jetai un úil par-dessus son épaule.

Le même visage que celui de la photo que m'avaient donnée les Murtaugh. Sous la racine des cheveux, car au-dessus le cr‚ne avait été aplati en une masse incapable de contenir le cerveau, et ce qui restait de cheveux n'était plus qu'un nuage rouge sombre. Un collier sanglant cerclait la gorge.

Les yeux étaient deux aubergines pourpres.

Gabray contempla une seconde la photographie, tira sur sa cigarette et dit sans grande émotion :

- Et alors ?

- Tu te souviens d'elle ?

- Je devrais ?

- Elle s'appelle Dawn Herbert. Elle a été assassinée non loin du Mayan, et toi tu as dit aux inspecteurs que tu l'avais vue avec un type.

D'une pichenette Gabray fit tomber sa cendre. Il souriait.

- C'est donc pour ça, tout ce raffut ? Ouais, c'est ce que je leur ai dit. Je crois.

- Tu crois ?

- C'était il y a longtemps, mec.

- Trois mois.

- «a fait longtemps, mec.

Milo s'approcha de l'homme nettement plus petit et le toisa sans aménité. Il agita la photo sous le nez du serveur.

- Tu vas m'aider sur cette affaire, oui ou non ?

- Et les autres flics, o˘ ils sont passés ? Il y en avait un, le cerveau, ce mec.

- Ils ont pris une retraite anticipée.

Gabray eut un rire aigre.

- Ah ouais ? ¿ l'asile ?

- Parle-moi, Robert...

- Moi je sais rien de rien.

- Tu as vu la victime avec un type.

Haussement d'épaules.

- Aurais-tu menti à ces pauvres inspecteurs qui triment si dur, Robert ?

Un autre sourire narquois.

- Moi ? Jamais de la vie.

- Dis-moi ce que tu leur as raconté.

- Ils n'ont pas fait un rapport écrit ?

- Dis-moi quand même.

- C'était il y a longtemps.

- Trois mois.

- «a fait longtemps, trois mois, mec.

- S˚r, Robert, s˚r... «a fait quatre-vingt-dix jours pleins, et réfléchis à ça : avec tes antécédents, même un peu d'herbe suffira à t'envoyer au trou pour deux ou trois fois ce temps-là. Alors pense à trois cents jours au frais... Et il y avait une belle quantité d'herbe dans ta bagnole.

Gabray étudia la photo, détourna la tête, tira sur sa cigarette.

- C'était pas à moi. L'herbe.

Ce fut au tour de Milo de sourire.

- «a va être ta ligne de défense ?

Gabray se rembrunit, pinça le filtre de sa cigarette pour aspirer une dernière bouffée.

- Tu veux dire que tu peux m'aider, mec ?

- «a dépend de ce que tu peux me dire.

- Je l'ai vue, ouais.

- Avec un type ?

- Ouais.

- Raconte-moi tout, Robert.

- Voilà. C'est tout.

- Raconte ça comme une histoire. Il était une fois...

Le serveur émit un ricanement méprisant.

- Ouais, pourquoi pas. Il était une fois... je l'ai vue avec un type. Fin de l'histoire.

- Dans la boîte ?

- Dehors.

- O˘, dehors ?

- ¿ un bloc de la boîte, à peu près.

- C'est la seule fois o˘ tu as vu la victime ?

Gabray mit un temps avant de répondre :

- Peut-être bien que je l'ai vue une autre fois. ¿ l'intérieur.

- C'était une habituée ?

- Je sais pas.

Milo soupira et tapota l'épaule du serveur d'une main plutôt lourde.

- Ah, Robert, Robert, Robert...

¿ chaque mention de son prénom, Gabray tressaillait.

- quoi ?

- Pas terrible, ton histoire.

Gabray laissa tomber son mégot par terre et l'écrasa sous sa chaussure pour en prendre aussitôt une autre. Il attendit les bons offices de Milo et devant sa passivité sortit sa propre pochette d'allumettes.

- Je l'ai peut-être vue une autre fois, dit-il. C'est tout.

J'ai bossé là-bas que deux-trois semaines, mec.

- Des difficultés à garder un boulot, Robert ?

- J'aime bouger, moi, mec.

- Homme d'action, hein ?

- N'importe.

- Deux fois en deux semaines, dit Milo. On dirait qu'elle aimait bien ta boîte, non ?

- Une branleuse comme les autres, ouais ! s'exclama Gabray avec une passion subite. Tous des branleurs, des putains de branleurs de richards qui venaient se la jouer zone avant de calter chez eux, sur Rodéo Drive !

- Dawn Herbert donnait donc l'impression d'être riche ?

- Sont tous pareils, mec.

- Tu lui as parlé ?

Une lueur inquiète passa dans le regard du serveur.

- Non. Je l'ai déjà dit, je l'ai vue qu'une fois, peut-être deux. C'est tout. Je la connaissais pas du tout. Je n'avais rien à voir avec elle, et je n'ai rien à voir avec ça.

Il pointait l'index sur la photo.

- Tu en es bien certain, Robert ?

- Certain, ouais. Vraiment certain, mec, OK ? C'est pas mon truc, ça.

- Parle-moi du soir o˘ tu l'as vue avec le type.

- Je l'ai déjà dit, il était une fois moi qui bossais là-bas, et il était une fois moi qui prenais cinq minutes dehors pour en griller une et j'ai vu cette gonzesse. Je me souviens d'elle à cause du type. Il était pas comme les autres.

- quels autres ?

- Les branleurs de richards. Elle, c'en était une, mais pas lui. Dans le genre, il était différent.

- Comment ça, différent ?

- Classe, quoi.

- Genre homme d'affaires ?

- Non.

- Alors quel genre ?

Haussement d'épaules.

- Il était en costume, Robert ?

Gabray tira furieusement sur sa cigarette tout en réfléchissant.

- Nan. Il était sapé un peu comme toi, mec. Un Sears Roebuck, ce genre de blouson.

- Un anorak ?

- Ouais, c'est ça.

- quelle couleur ?

- Sais pas. Sombre. C'était il y a long...

- Il y a longtemps, on sait, coupa Milo. Le reste de sa tenue ?

- Des pompes, un fute, n'importe. Un peu comme toi, mec.

Il sourit, souffla la fumée sans h‚te.

- Comment ça, comme moi ?

- Je sais pas. Comme ça.

- Il était costaud ?

- Ouais.

- Mon ‚ge ?

- Ouais.

- Ma taille ?

- Ouais.

- Même couleur de cheveux que moi ?

- Ouais.

- Tu as deux queues ?

- Ou-hein ?

- Arrête tes conneries, Robert. Ses cheveux, comment ?

- Courts.

- Calvitie ou chevelure fournie ?

Gabray fronça les sourcils et passa une main sur la surface lisse de son propre cr‚ne.

- Fournie, fit-il comme à regret.

- Barbe, ou moustache ?

- Sais pas. Eh, ils étaient loin, mec.

- Tu ne te rappelles pas s'il avait la barbe ou la moustache ?

- Nan.

- quel ‚ge pouvait-il avoir ?

- Sais pas. Cinquante, quarante, n'importe.

- Tu as vingt-neuf ans ; il était beaucoup plus vieux que toi?

- Vingt-huit. Vingt-neuf le mois prochain.

- Joyeux anniversaire. Donc il était plus vieux que toi ?

- Beaucoup plus, ouais.

- Assez pour être ton père ?

- Peut-être.

- Peut-être ?

- Nan. Pas assez vieux. quarante, quarante-cinq, quoi.

- Couleur des cheveux ?

- Sais pas. Bruns.

- Peut-être ou s˚rement ?

- Probablement.

- Brun clair ou brun foncé ?