- Mais qu'est-ce qu'il se passe ici ? fit Chip.
Sans se retourner, une infirmière proche de lui répondit :
- quelqu'un s'est fait attaquer dans le parking.
- Attaquer ? Par qui ?
L'infirmière le regarda enfin, vit qu'il ne faisait pas partie du personnel et s'éloigna.
Je cherchai en vain un visage familier dans la foule, mais trop d'années avaient passé.
- «a commence à bien faire ! lança d'une voix nasillarde un garçon de salle p‚le, cheveux platine et moustache blanche à la Fu Manchu. Moi, je veux rentrer chez moi, c'est tout.
quelqu'un grogna son assentiment.
Des murmures inintelligibles emplissaient le hall. Je vis une silhouette en uniforme à l'extérieur, qui bloquait les portes. On entendait les crachotements de la radio de police.
Un véhicule balaya le hall de ses phares pendant son demi-tour puis s'éloigna. J'aperçus le lettrage sur le flanc : AMBULANCE. Mais pas de gyrophare ni de sirène.
- Pourquoi n'ont-ils pas amené la femme ici, tout simplement ? commenta quelqu'un.
- qui a dit qu'il s'agissait d'une femme ? demanda une autre voix.
- C'est toujours une femme, l‚cha une infirmière.
- Vous avez remarqué ? Pas de sirène. Ce n'est sans doute pas une urgence.
- A moins qu'il ne soit trop tard...
Un frisson parcourut la foule.
- J'ai essayé de sortir par l'arrière, mais ils avaient bloqué les portes aussi. Marre !
- Je crois que j'ai entendu l'un d'eux dire que c'était un médecin.
- qui ?
- Je n'ai entendu que ça.
Murmures divers.
- Magnifique, grogna Chip.
Il tourna brusquement les talons et fendit la foule pour repartir vers le cúur de l'hôpital. Il disparut avant que j'aie pu réagir.
Cinq minutes plus tard, la porte vitrée fut déverrouillée et la foule avança aussitôt vers elle. Mais le sergent Perkins se glissa à l'intérieur, referma la porte et leva une main avec autorité. Il ressemblait à un professeur-remplaçant devant une classe indisciplinée.
- Un instant d'attention, je vous prie...
Il attendit qu'un silence relatif s'établisse avant de continuer :
- Une agression a eu lieu dans le parking de cet établissement. Nous allons vous demander de sortir un par un et de répondre à quelques questions.
La foule le prit de vitesse :
- quel genre d'agression ?
- La victime va bien ?
- qui est-ce ?
- Un médecin ?
- Dans quelle section du parking cela s'est-il produit ?
Les yeux de Perkins s'étrécirent de nouveau.
- Essayons d'en finir au plus vite, d'accord ? Et vous pourrez tous rentrer chez vous.
- Et si vous nous disiez d'abord ce qui est arrivé, que nous soyons en mesure de nous protéger nous-mêmes ? fit l'homme aux moustaches à la Fu Manchu.
Un grondement approbateur s'éleva de la foule.
- Ne nous énervons pas, l‚cha Perkins.
- Non, vous, ne vous énervez pas ! répliqua le garçon de salle. Tout ce que vous faites, c'est distribuer des contraventions aux piétons qui ne traversent pas dans les clous sur le boulevard ! Mais quand il se passe quelque chose de sérieux, vous posez trois questions et vous disparaissez. Et c'est à
nous de régler le problème !
Perkins restait aussi imperturbable qu'une statue.
- Allez, quoi, fit un Noir vo˚té portant une tenue d'infirmier. Certains d'entre nous ont aussi une vie privée.
Dites-nous ce qui s'est passé.
- Oui!
Les narines de Perkins frémirent. Il fusilla la foule du regard, puis ouvrit la porte et sortit.
Les gens massés dans le hall s'exclamèrent de colère.
- Foutus flics !
- Foutus distributeurs de contredanses, oui !
- Ouais ! Une bande d'incapables ! Ils savent seulement vous contrôler quand vous arrivez, comme ça vous pointez en retard au boulot.
La foule approuva bruyamment. Plus personne ne parlait de ce qui s'était produit dans le parking.
La porte s'ouvrit de nouveau. Un autre policier entra. Une femme. Blanche, jeune, la mine sévère.
- Bon, écoutez-moi. Sortez un par un pour que nous contrôlions votre identité. Ensuite vous pourrez rentrer chez vous.
- Ouais, fit le Noir. Bienvenue à San quentin. Et après, ce sera quoi ? Une fouille au corps ?
Il y eut d'autres commentaires de la même eau, mais la foule s'était résignée à son sort.
Il me fallut vingt minutes pour franchir la porte. Un policier tenant une écritoire à pince copia mon nom d'après mon badge, me demanda une pièce d'identité et nota le numéro de mon permis de conduire. Dehors, six voitures de patrouille étaient garées sans ordre devant l'entrée de l'hôpital, ainsi qu'une conduite intérieure marron sans aucune inscription. ¿ mi-chemin de la rampe d'accès descendant vers le parking, je rencontrai un groupe d'hommes.
- O˘ s'est passée l'agression ? demandai-je à un policier.
Du pouce il désigna le parking.
- C'est là qu'est garée ma voiture, fis-je.
- ¿ quelle heure êtes-vous arrivé ?
- Vers neuf heures et demie.
- Du soir ?
- Oui.
- A quel niveau êtes-vous garé ?
- Niveau 2.
L'information parut beaucoup l'intéresser.
- Avez-vous remarqué quelque chose d'inhabituel à ce moment-là ? quelqu'un qui se serait conduit d'une manière suspecte ?
Je me remémorai l'impression d'être observé quand j'avais quitté la Seville.
- Non, mais l'éclairage était défectueux.
- que voulez-vous dire par ´ défectueux ª ?
- Irrégulier. La moitié des places n'étaient pas éclairées.
quelqu'un aurait facilement pu se dissimuler dans les zones sombres.
Il me détailla du regard, émit un claquement de langue et relut mon badge.
- Vous pouvez y aller, monsieur.
Je descendis la rampe d'accès. Alors que j'approchai du groupe, je reconnus un homme. Presley Huenengarth. Le chef de la Sécurité de l'hôpital fumait une cigarette en contemplant le ciel pourtant dépourvu de la moindre étoile.
Un autre homme en costume arborait une plaque de police à
la poche de poitrine de sa veste et lui parlait. Huenengarth ne semblait pas lui porter la moindre attention.
Nos regards se croisèrent mais il ne s'attarda pas. Il souffla la fumée par les narines et balaya les alentours d'un úil désintéressé. Pour un homme responsable d'un système de sécurité gravement pris en défaut, il me parut faire montre d'un calme remarquable.
Dans l'édition des journaux de mercredi, l'agression s'était transformée en homicide.
Volée et battue à mort, la victime était bien un médecin : Lawrence Ashmore - un nom que je ne connaissais pas -, quarante-cinq ans, au Western Peds depuis seulement un an.
Son meurtrier l'avait assommé par-derrière et dépouillé de son portefeuille, de ses clés et de la carte magnétique de parking réservée aux médecins. Un porte-parole anonyme de l'hôpital insistait sur le fait que tous les codes d'accès électroniques de l'établissement avaient été changés, mais il avait d˚ admettre que l'entrée des piétons dans l'hôpital serait toujours aussi aisée.
Un assassin non identifié, et aucune piste.
Je reposai le journal et cherchai dans mes tiroirs une photographie de groupe des médecins de l'hôpital. Mais bien s˚r elle datait déjà de cinq ans, bien avant l'arrivée d'Ashmore.
Je retournai au Western Pediatrics peu avant huit heures.
L'accès au parking des médecins était interdit par une barrière métallique en accordéon, et les véhicules étaient amassés dans l'allée courbe devant l'entrée principale. Une pancarte COMPLET avait été placée à l'entrée de l'allée, et un vigile me tendit une feuille ronéotée indiquant la procédure à suivre pour obtenir une nouvelle carte magnétique.
- Et en attendant, je me gare o˘ ?
Il désigna l'autre côté de la rue, le parking au sol défoncé
qu'utilisaient infirmiers et personnel soignant. Après une marche arrière je contournai le b‚timent et me retrouvai à
faire la queue pendant un quart d'heure avant de pouvoir pénétrer dans le parking. Il me fallut encore dix minutes avant de trouver une place. Je piquai un petit sprint pour traverser le boulevard et poussai une des portes vitrées de l'entrée principale. Deux vigiles au lieu d'un seul dans le hall, mais je ne repérai aucun autre signe consécutif au drame survenu à une cinquantaine de mètres de là. Je savais que la mort était une résidente incontournable d'un hôpital, mais j'aurais cru qu'un meurtre entraînerait des réactions plus importantes. Puis j'observai les visages des gens qui entraient, sortaient ou attendaient et je compris : rien de tel que l'inquiétude ou le chagrin pour rétrécir la perspective de l'être humain.
En me dirigeant vers l'escalier situé au fond du b‚timent, je remarquai un tableau de service près du bureau d'accueil.
La photographie de Lawrence Ashmore se trouvait en haut, à gauche. Spécialité : toxicologie.
Si le cliché était récent, Ashmore n'avait pas fait son ‚ge.
Le visage étroit était sérieux, couronné par une chevelure noire indisciplinée. La bouche se résumait à un trait, les yeux étaient abrités derrière des lunettes à monture d'écaille.
Woody Allen atteint de dyspepsie. Certainement pas un adversaire dangereux pour un voleur. Alors pourquoi l'avoir tué pour voler son portefeuille ? ¿ peine posée, la question m'apparut dans toute son absurdité.
Soudain des bruits venant du fond du couloir attirèrent mon attention. Un groupe de silhouettes en blouses blanches passa dans mon champ de vision à vive allure, se dirigea vers l'ascenseur réservé aux patients et poussait une civière portant un enfant. Une des blouses blanches tenait brandie une bouteille de perfusion.
Je reconnus Stéphanie et deux personnes en civil : Chip et Cindy.
Je les rattrapai au moment o˘ ils s'engouffraient dans l'ascenseur et j'y montai avec eux. Avec quelque peine je réussis à me placer près de Stéphanie.
Elle me salua d'un très bref sourire. Cindy tenait dans les siennes une des mains de Cassie. Elle et Chip paraissaient aussi défaits l'un que l'autre, et ils gardaient la tête baissée.
La cabine commença son ascension. Personne ne parlait.
Alors que nous sortions au cinquième, Chip remarqua ma présence et me tendit la main, que je serrai une fraction de seconde.
Les garçons de salle poussèrent Cassie dans le couloir et passèrent les portes en teck. En quelques instants, le corps inerte de la fillette fut déposé sur le lit, la perfusion accrochée à son montant métallique, les rails de sécurité relevés.
La feuille de température de Cassie était accrochée au pied du lit. Stéphanie la prit et l'étudia.
- Merci, les gars, dit-elle aux infirmiers qui s'éclipsèrent.
Cindy et Chip s'étaient immobilisés près du lit. L'éclairage de la chambre était éteint et la lueur argentée de l'aube filtrait entre les rideaux mal tirés.
Le visage de Cassie était gonflé, très p‚le. Cindy lui prit encore une fois la main. L'air désespéré, Chip secoua la tête et passa un bras autour de la taille de sa femme.
- Le Dr Bogner devrait bientôt arriver, déclara Stéphanie, ainsi que ce médecin suédois.
Acquiescements muets.
Stéphanie me fit un léger signe de tête et nous sortîmes tous deux dans le couloir.
- Une autre crise ? dis-je.
- ¿ quatre heures du matin. Nous étions aux Urgences, à tout faire pour la tirer de là.
- Comment va-t-elle ?
- Son état s'est stabilisé. Léthargique. Bogner utilise tous ses moyens de diagnostic, mais il n'a pas trouvé
grand-chose.
- Elle courait un réel danger ?
- Pas mortel, en tout cas. Mais tu sais ce que peuvent être les dommages accumulés lors de crises à répétition. Et s'il s'agit d'une phase croissante, nous pouvons probablement nous attendre à pire...
Elle se frotta les yeux des deux poings.
- qui est ce médecin suédois dont tu parlais ?
- Un neuroradiologue, Torgeson. Il a publié quelques articles sur l'épilepsie infantile. Il donne justement un cours à l'école de médecine. Alors je me suis dit : pourquoi pas ?
Nous arriv‚mes dans le bureau des infirmières. Une jeune femme brune y était de permanence. Stéphanie inscrivit quelque chose sur la main courante avant de s'adresser à elle :
- Prévenez-moi immédiatement s'il y a le moindre changement.
- Bien, Docteur.
Nous ressortîmes dans le couloir et fîmes quelques pas.
- O˘ se trouve Vicki ? demandai-je.
- Chez elle, endormie. Du moins je l'espère. Elle a quitté son service à sept heures, mais elle est restée aux Urgences jusqu'à sept heures et demie environ, à tenir la main de Cassie. Elle voulait enchaîner un autre service, mais j'ai insisté pour qu'elle aille se reposer. Elle avait l'air complètement épuisée.
- Elle a été témoin de la crise ?
- Oui. Ainsi que la secrétaire du service. Cindy a pressé
le bouton d'appel avant de se ruer hors de la chambre pour appeler du secours.
- quand Chip est-il arrivé ?
- Dès que nous avons réussi à stabiliser l'état de Cassie, Cindy lui a téléphoné chez eux et il est venu aussitôt. Il devait être quatre heures et demie, à peu près.
Une sacrée nuit...
- Au moins nous avons confirmation des crises. La gamine souffre d'épilepsie, ça ne fait plus aucun doute.
- Et maintenant tout le monde sait que Cindy n'est pas folle...
- que veux-tu dire ?
- Hier, elle m'a confié que certaines personnes la croyaient dérangée.
- Elle a dit ça ?
- Oui. Nous parlions du fait qu'elle était la seule à avoir vu Cassie commencer une crise, et que Cassie se rétablissait dès qu'elle était admise ici. Comme si sa crédibilité était soupçonnée. Peut-être n'était-ce qu'un peu de frustration, mais peut-être aussi qu'elle se sait soupçonnée et qu'elle a dit ça pour voir ma réaction. Ou simplement pour me faire marcher...
- Et comment as-tu réagi ?
- De façon calme et assurée, je l'espère... Hmm, fit-elle en fronçant les sourcils. Un jour elle s'inquiète de sa crédibilité ; et brusquement nous avons quelque chose d'organique à nous mettre sous le stéthoscope ?
- Le synchronisme est parfait, dis-je. qui d'autre se trouvait auprès de Cindy quand elle veillait Cassie cette nuit ?
- Personne. Enfin, personne en permanence. Tu penses qu'elle lui aurait fait avaler quelque chose ?
- Elle aurait aussi pu lui pincer les narines. Ou presser le cou au niveau de la carotide. Ces comportements sont rapportés dans la documentation que j'ai pu lire sur le syndrome de Munchausen, et je parierais qu'il y a quelques autres petites méthodes non encore répertoriées.
- Des méthodes que quelqu'un ayant suivi une formation dans les techniques respiratoires connaîtrait, oui... Bon sang. Mais comment diable détecter quelque chose comme ça?
Elle décrocha le stéthoscope de son cou et l'enroula autour de son poing. Se plaçant face au mur, elle y appuya son front et ferma les yeux.
- Tu vas lui prescrire quelque chose ? De la Dilantine, ou un phénobarbital ?
- Impossible. Si elle n'a pas un problème physique clair, toute médication risque de s'avérer plus mauvaise que bonne.
- Mais si tu ne lui donnes rien, tu ne crois pas qu'ils vont avoir des soupçons ?
- Peut-être... Je vais leur dire la vérité, tout simplement.
L'électro-encéphale ne révèle rien, et je veux découvrir la cause exacte des crises avant de la traiter. Bogner m'aidera.
Il est hors de lui parce qu'il ne parvient pas à trouver.
Les portes en teck s'ouvrirent sur George Plumb. Il avan-
çait d'un pas décidé, m‚choire en avant, les pans de sa blouse voletant derrière lui. Il retint un battant pour laisser passer un homme d'environ soixante-dix ans vêtu d'un costume bleu marine à fines rayures. Nettement plus petit que Plumb, un mètre soixante-cinq tout au plus, l'homme était trapu, et chauve. Sur ses courtes jambes arquées il marchait à pas rapides, et son visage aux traits mobiles semblait avoir reçu plus que sa part de coups : nez cassé, menton de travers, sourcils broussailleux abritant de petits yeux profondément enfoncés et entourés d'un réseau de ridules. Il portait des lunettes cerclées d'acier, une chemise blanche au col ouvert et une cravate bleu sombre.
Les deux hommes vinrent droit sur nous. Le plus petit paraissait très occupé, même quand il s'immobilisa.
- Docteur Eves, salua Plumb. Et docteur... Delaware, c'est bien ça ?
J'acquiesçai.
Monsieur Très Occupé paraissait négliger les présentations. Il regardait autour de lui avec ce même air de juge qu'avait eu Plumb deux jours auparavant.
- Comment va notre petite fille, docteur Eves ? s'enquit Plumb.
- Elle se repose, répondit Stéphanie qui observait l'autre. Bonjour, Mr. Jones.
Un mouvement rapide de la tête chauve. Le petit homme la considéra un instant, puis se tourna vers moi. Son regard était intense, mais du genre que pourrait avoir un tailleur pour un lot de tissus de qualité contestable.
- que s'est-il passé, exactement ? fit-il d'un ton grave.
- Cassie a eu une crise d'épilepsie tôt ce matin, répondit Stéphanie.
- Bon sang ! fit Jones en frappant de son poing son autre paume ouverte. Et toujours aucune idée de la cause de ces crises ?
- Pas encore, je le crains. Lors de sa précédente admis-
sion nous lui avons fait tous les examens possibles, mais nous recommençons cette fois encore, et le Dr Bogner doit venir. Il y a également un professeur suédois en visite qui devrait arriver d'une minute à l'autre. Il est spécialiste de l'épilepsie infantile. Toutefois je me dois d'ajouter que lorsque je lui ai expliqué la situation au téléphone il a estimé
que nous avions fait tout ce qui convenait.
- Bon sang, grommela le petit homme, et ses yeux revinrent se fixer sur moi. Chuck Jones.
- Alex Delaware.
Nous échange‚mes une poignée de main aussi rapide qu'énergique. Sa paume était rugueuse, dure. Tout en lui semblait sous-tendu par une impatience dynamique.
- Le Dr Delaware est psychologue, Chuck, précisa Plumb.
Jones cligna des yeux et me dévisagea.
- Il travaille avec Cassie, ajouta Stéphanie. Pour l'aider contre sa peur des piq˚res.
Jones émit un grognement impossible à interpréter.
- Bon, tenez-moi au courant. Allons au fond de ce problème.
Il se dirigea vers la chambre de Cassie. Plumb lui emboîta le pas comme un chien fidèle.
quand ils furent à l'intérieur, je me retournai vers Stéphanie.
- Il y a un problème ?
- «a te plairait de l'avoir pour grand-père, hein ? railla Stéphanie.
- Il doit adorer la boucle d'oreille de Chip...
- Il y a une catégorie de personnes qu'il n'aime pas : les psys. Après la suppression du service psy, nous avons été
quelques-uns à aller le voir pour lui demander de mettre en place une structure pour traiter la santé mentale des patients.
On aurait aussi bien pu lui demander un prêt sans intérêts.
Plumb essayait de te faire accepter en douceur quand il a expliqué à Jones ce que tu faisais.
- Ces vieilles niaiseries de corpo ? Pourquoi ?
- qui sait ? Je te préviens, tu restes sur tes gardes. Ces gens-là jouent un jeu différent.
- C'est noté. A regret, mais c'est noté.
Nous quitt‚mes le service et all‚mes vers les ascenseurs.
- Alors, qu'allons-nous faire, Alex ? demanda Stéphanie.
J'hésitai une seconde à lui dire que j'avais mis un certain Milo sur l'affaire avant de décider qu'il valait mieux passer son concours sous silence, au moins pour l'instant.
- D'après ce que j'ai pu lire, la seule solution viable serait de prendre la personne sur le fait, ou d'organiser une confrontation directe qui déclencherait des aveux.
- Une confrontation ? Tu veux dire l'accuser nommément ?
- Oui.
- Je ne peux pas vraiment faire ça au point o˘ nous en sommes, tu ne crois pas ? Pas au moment o˘ elle a des témoins de première classe pour une des crises de sa fille, et alors que je fais venir des spécialistes. qui sait, peut-être que je suis complètement à côté de la plaque et qu'il y a réellement une sorte d'épilepsie. Je ne sais plus... Ce matin, j'ai reçu une lettre de Rita, par courrier urgent de New York.
Elle y fait le tour des galeries d'art. Ćomment progressez-vous sur le cas ? ª Est-ce que je fais des ´ progrès ª dans mon ´ diagnostic ª... J'ai l'impression que quelqu'un est passé outre et l'a prévenue.
- Plumb ?
- Peut-être. Tu te souviens de cette entrevue qu'il voulait ? Nous l'avons eue hier et il s'est montré toute douceur.
Il m'a dit combien il appréciait mon investissement personnel dans l'établissement. Et il m'a même avoué que la situation financière de l'hôpital n'était pas brillante et que les choses n'allaient certainement pas s'arranger, mais il a surtout sous-entendu que si je ne faisais pas de vagues je pourrais décrocher un meilleur job...
- Celui de Rita ?
- Il ne l'a pas franchement dit mais c'était bien le message. «a lui ressemblerait assez d'aller ensuite la voir pour la dresser contre moi... Mais passons, tout ça n'est pas très important. que vais-je faire avec Cassie ?
- Pourquoi n'attendrais-tu pas de voir ce que Torgeson en pense ? S'il estime que les crises ont pu être provoquées artificiellement, tu aurais un peu plus de munitions pour une éventuelle confrontation.
- Une confrontation, hein ? Je commence à être impatiente !
Alors que nous approchions de la salle d'attente, je commentai le peu de réactions que l'assassinat de Lawrence Ashmore semblait déclencher dans l'établissement.
- que veux-tu dire ?
- Personne n'en parle.
- C'est vrai, tu as raison... C'est terrible, n'est-ce pas ?
La façon dont nous avons pu nous durcir. Nous sommes trop bouffés par le boulot.
quelques mètres plus loin, elle ajouta :
- Je ne le connaissais presque pas. Ashmore... Il était assez peu sociable. Jamais il n'a assisté aux réunions du personnel, jamais il n'a répondu aux diverses invitations pour des soirées ou des repas.
- Avec ce genre d'attitude, comment a-t-il pu avoir des références ?
- Il ne voulait pas de références. Il n'a jamais fait aucune t‚che clinique. Uniquement de la recherche pure.
- Un rat de labo ?
- Avec les yeux de fouine et toute la panoplie. Mais j'ai entendu dire que c'était un crack dans sa spécialité : la toxicologie. Alors, quand Cassie a commencé à être admise pour des problèmes respiratoires, je lui ai demandé de venir voir son dossier...
- Tu lui as expliqué pourquoi ?
- Tu veux dire, à propos de mes soupçons ? Non. Je voulais qu'il arrive sans préjugés. Je lui ai simplement demandé de chercher tout ce qui pourrait lui paraître sortir de l'ordinaire. Il n'était pas très chaud, et c'est peu dire : il avait l'air quasiment irrité. Comme si je lui imposais une vraie corvée. Deux jours plus tard il m'a téléphoné pour m'annoncer qu'il n'avait rien trouvé d'anormal. Sur le ton Ét maintenant, soyez gentille de me ficher la paix ! ª
- Comment a-t-il payé son entrée ? Une bourse ?
- Je le suppose.
- Je croyais que la politique de l'hôpital était de décourager les candidatures au maximum. Pour ne pas payer les charges.
- Je ne sais pas, avoua-t-elle. Peut-être qu'il a lui même apporté ses charges.
Elle se rembrunit.
- quelle que soit la façon dont il a pu se débrouiller, ce qui lui est arrivé est horrible. Il fut un temps o˘ les pires horreurs pouvaient se dérouler dans la rue, si vous portiez une blouse ou un stéthoscope, vous ne risquiez rien. Maintenant tout ça appartient au passé. Parfois j'ai l'impression que tout se désagrège petit à petit.
Nous arrivions au service de consultations externes. La salle d'attente était toujours aussi bruyante et bourrée de patients.
- Mais assez de jérémiades, fit-elle. Personne ne m'a forcée à épouser cette glorieuse carrière. Enfin, je ne refuse-rais pas un peu de vacances...
- Pourquoi n'en prends-tu pas ?
- J'ai un emprunt-logement à rembourser.
Plusieurs mères la saluèrent d'un geste qu'elle leur rendit.
Nous pénétr‚mes dans la section réservée aux médecins et elle se dirigea vers son bureau.
- Bonjour, docteur Eves, fit une infirmière. Votre carnet de bal est déjà plein.
Stéphanie eut un petit sourire fataliste. Une autre infirmière apparut et lui tendit une série de dossiers.
- Joyeux NoÎl, Joyce, plaisanta Stéphanie.
L'infirmière s'éloigna en riant.
- Bon, je vais y aller, annonçai-je.
- Oui, bien s˚r. Merci pour tout, Alex. Au fait, j'ai appris autre chose sur Vicki. Une infirmière avec qui j'ai travaillé m'a confié qu'elle pensait que Vicki avait des problèmes familiaux. Un mari alcoolique et violent. Elle en garde peut-être un certain ressentiment envers les hommes.
Elle est toujours aussi froide avec toi ?
- Non. Nous avons eu une petite explication et avons instauré une sorte de trêve.
- Voilà une bonne nouvelle.
- Elle en veut peut-être aux hommes, dis-je, mais certainement pas à Chip.
- Chip n'est pas un homme : c'est le fils du grand patron.
- Touché, répondis-je. Un mari abusif, voilà qui pourrait expliquer pourquoi je la fais grincer des dents. Elle a pu voir un thérapeute pour chercher de l'aide, la chose aurait échoué
et elle en aurait conçu un ressentiment diffus... Bien s˚r, un stress familial majeur pourrait également la conduire à devenir une héroÔne au travail afin de retrouver son amour-propre. Comment s'est-elle comportée pendant la crise ?
- En pro. Mais je n'irais pas qualifier son attitude d'hé-roÔque. Elle a calmé Cindy, elle s'est assurée que Cassie allait bien et elle m'a prévenue. Elle m'a semblé très calme malgré l'urgence, elle a tout fait selon les règles.
- Une infirmière typique pour un cas typique.
- Mais comme tu l'as dit, comment pourrait-elle avoir un rôle dans ces crises puisque toutes les autres se sont produites à domicile ?
- Mais pas celle-ci. Non, pour être tout à fait équitable, je ne peux pas dire que je la soupçonne vraiment. C'est juste le contraste entre une vie de famille assez perturbée et son attitude rayonnante ici... Je dois la surveiller d'un peu trop près simplement parce qu'elle n'a pas été très aimable avec moi au début.
- Je vois que tu t'amuses beaucoup, hein ?
- L'intrigue reste à percer, comme tu l'as dit.
- Je tiens toujours mes promesses ! - Un autre coup d'úil à sa montre, puis : Il faut que je fasse mes visites du matin, ensuite je dois me rendre à Century City pour prendre Torgeson. Je ne veux pas que sa voiture soit bloquée dans l'enfer du parking. O˘ t'ont-ils envoyé ?
- De l'autre côté de la rue, comme tout le monde.
- Désolée de l'apprendre.
- Bah, certains d'entre nous sont des gloires internatio-nales, et d'autres doivent se garer de l'autre côté de la rue, voilà tout.
- Au téléphone ce type est plutôt désagréable, mais c'est vrai, c'est une sommité. Tu savais qu'il avait été
membre du comité Nobel ?
- Woah.
- Woah par excellence, oui. Voyons si nous pouvons le frustrer, lui aussi.
D'une cabine publique j'appelai Milo et lui laissai un autre message après le premier bip : ´ Vicki Bottomley a un mari qui boit et qui la bat peut-être. C'est sans doute sans importance, mais si tu pouvais vérifier d'éventuels appels à
la police pour violence domestique, et les dates ? Merci ? ª
Une infirmière typique...
Un cas typique de syndrome de M˘nchausen relayé.
Une mort subite du nourrisson typique, authentifiée par feu le Dr Ashmore.
Un médecin qui ne voyait pas de patients.
CoÔncidence lugubre, rien de plus. Il suffit de rester assez longtemps dans un hôpital pour que le côté lugubre de certaines coÔncidences devienne routinier. Toutefois, comme je n'avais rien d'autre à faire, je décidai d'étudier de près le dossier de Chad Jones en personne.
Les archives médicales se trouvaient toujours au sous-sol.
Je fis la queue derrière deux secrétaires munies de leurs formulaires de demande et un interne avec son micro-ordinateur portable. quand vint mon tour, j'appris que les dossiers des patients décédés étaient regroupés au second sous-sol, dans une salle baptisée SIP, Statut Inactif Permanent. L'appellation avait quelque chose d'assez militaire.
¿ la sortie de l'escalier un plan du second sous-sol était accroché au mur, agrémenté d'une de ces flèches rouges vous TES ici dans le coin inférieur gauche. L'ensemble avait des airs de labyrinthe. Les murs des couloirs étaient carrelés de blanc et le sol couvert d'un épais linoléum gris décoré de triangles noirs et roses. Les portes étaient grises également, les plaques rouges. L'éclairage fluorescent inondait ces lieux o˘ planait une odeur vinaigrée de laboratoire de chimie.
Le SIP se trouvait en plein cúur du dédale souterrain. ¿
quelle distance de l'escalier, il était difficile de le déterminer d'après le plan.
Je me mis en marche et lus les plaques sur les portes que je dépassai. CHAUFFERIES, GARDE-MEUBLES... Plusieurs portes ne portaient aucune indication, et une demi-douzaine la même : R…SERVES.
Le couloir bifurquait à droite.
SPECTOGRAPHIE CHIMIqUE. ARCHIVES RAYONS X.
ARCHIVES PR…L»VEMENTS. Une double porte battante était marquée d'un MORGUE-ENTR…E INTERDITE.
Je fis halte. Aucune odeur de formol, rien qui trahît ce qui se trouvait de l'autre côté. Seulement un silence profond, cette morsure acétique et ce frisson peut-être d˚ à une température inférieure à celle du couloir.
Je me représentai mentalement le plan du sous-sol. Si ma mémoire ne me trahissait pas, pour rejoindre SIP il fallait tourner à droite, puis à gauche et continuer sur quelques dizaines de mètres. Je repris mon exploration en remarquant que je n'avais encore vu personne ici. L'air se rafraîchissait.
J'accélérai l'allure et allais d'un pas énergique quand une porte s'ouvrit soudainement sur ma droite, au point que je dus faire un bond de côté pour ne pas être percuté.
Celle-là ne portait aucune plaque. Deux hommes en tenue grise d'employés de maintenance émergèrent, chargés d'un micro-ordinateur imposant, noir et apparemment haut de gamme. Tandis qu'ils s'éloignaient, deux autres employés sortirent par la même porte. Un autre ordinateur. Puis un seul homme, manches relevées et biceps gonflés, qui portait une imprimante laser. Un bristol collé sur la machine portait un nom : L. Ashmore.
Je passai devant la porte et vis Presley Huenengarth qui se tenait sur le seuil de la pièce, chargé de feuillets imprimés.
Derrière lui j'aperçus des murs beiges et nus, un mobilier métallique anthracite et d'autres ordinateurs à différents stades de réparation.
Une blouse blanche accrochée à une patère était le seul indice d'une présence humaine dans cette salle.
Huenengarth me dévisagea.
- Je suis le Dr Delaware. Nous nous sommes rencontrés récemment...
Il acquiesça.
- Horrible, la fin du Dr Ashmore, l‚cha-t-il.
Il hocha de nouveau la tête puis recula dans la pièce et en referma la porte.
Je contemplai les employés qui s'éloignaient dans le couloir avec leur fardeau, et leur vision me fit penser à des pilleurs de tombes. Soudain une salle emplie de dossiers post-mortem m'apparut comme une destination accueillante, pour ne pas dire rassurante.
STATUT INACTIF PERMANENT était une pièce tout en longueur occupée du sol au plafond par des rayonnages que séparaient d'étroites allées. Les étagères étaient encombrées de dossiers médicaux, chacun muni d'une étiquette noire.
Ces centaines d'étiquettes créaient des lignes ondulantes qui semblaient couper les théories de dossiers en leur milieu.
L'accès des archives était bloqué par un comptoir d'environ un mètre de hauteur derrière lequel une Asiatique d'une quarantaine d'années était absorbée dans la lecture d'un journal à la typographievorientale arrondie, sans doute du thaÔlan-dais ou du laotien. ¿ mon entrée elle posa son journal et me sourit comme si j'étais annonciateur de bonnes nouvelles.
Je demandai à consulter le dossier de Charles Lyman Jones IV. Le nom ne paraissait rien évoquer pour elle.
Fouillant sous le comptoir elle prit un formulaire de demande et me la donna. quand je l'eus remplie, elle lut à
haute voix ´ Jones ª, me sourit et s'éclipsa entre les rayonnages. Je l'entrevis qui hésitait, passait d'une allée à l'autre en lisant les étiquettes des dossiers, pour finalement revenir au comptoir les mains vides.
- Pas là, Docteur, dit-elle.
- Une idée de l'endroit o˘ ce dossier pourrait se trouver ?
- quelqu'un l'a pris, fit-elle avec un haussement d'épaules fataliste.
- quelqu'un l'a emporté ?
- quelqu'un, s˚rement, Docteur.
qui pouvait s'intéresser au dossier d'un décès vieux de deux ans ?
- C'est important, insistai-je poliment. Pour la recherche.
Il y a un moyen de retrouver ce quelqu'un ?
Elle réfléchit un instant, sourit encore et sortit de derrière le comptoir une boîte de cigares El Producto. ¿ l'intérieur étaient proprement rangés cinq paquets de talons de formulaires attachés par des clips métalliques. Elle les aligna sur le comptoir. Le coupon supérieur de chaque liasse portait la signature d'un pathologiste. Je lus également le nom des patients sans remarquer le moindre ordre alphabétique ou une quelconque volonté de classement.
- S'il vous plaît, m'invita l'Asiatique sans se départir de son sourire.
Son devoir accompli, elle se replongea dans sa lecture.
J'ôtai le clip du premier paquet et feuilletai les talons. Je compris très vite le système de classement adopté : chronologique, tout simplement. Chaque paquet regroupait toutes les demandes d'un mois, en partant du premier jour. Et il y avait cinq paquets parce qu'on était en mai.
J'examinai les coupons un à un. Mais si le dossier de Chad Jones avait été consulté avant le 1er janvier, je ne trouverais rien.
Je m'efforçai de lire le nom des enfants décédés comme s'il s'agissait de simples assemblages de lettres.
Je trouvai assez vite ce que je cherchais, dans le deuxième paquet. Un talon daté du 14 février et signé par un stylo assez illisible. Avec beaucoup d'effort je décryptai un D. Kent Herbert, à moins que ce ne f˚t Dr Kent Herbert.
En dehors de la signature, de la date et d'un poste téléphonique hospitalier, le talon était vide. Les lignes POSITION/TITRE, SERVICE, MOTIF DE LA DEMANDE n'avaient pas été remplies. Je recopiai le numéro de téléphone et remerciai la femme derrière le comptoir.
- Tout bien ? demanda-t-elle.
- Vous savez qui est cette personne ?
Elle vint lire le nom inscrit sur le talon.
- Herbert... Non. Je travaille ici un mois seulement. -
Un autre sourire. - Hôpital bien.
Je commençai à me demander si elle avait la moindre idée de ce qu'elle faisait remplir aux visiteurs.
- Avez-vous un répertoire téléphonique de l'hôpital ?
La question la rendit perplexe.
- Petit livre orange ?
Elle se baissa, fouilla derrière le comptoir et en sortit un exemplaire.
Aucun Herbert dans le répertoire hospitalier. Dans la section PERSONNEL NON HOSPITALIER, je trouvai un Ronald Herbert, directeur adjoint de la restauration. Mais le numéro indiqué ne correspondait pas à celui inscrit sur le talon, et je ne voyais pas pourquoi un restaurateur se serait intéressé à
un enfant décédé.
Je remerciai l'employée et ressortis. Juste avant que la porte se referme, je l'entendis me dire :
- ¿ bientôt, Docteur.
Je rebroussai chemin dans le sous-sol et repassai devant le bureau de Lawrence Ashmore. La porte en était toujours close mais quand je m'immobilisai pour écouter, il me sembla entendre un bruit à l'intérieur. Je continuai en cherchant un téléphone. J'en repérai un, juste après les ascenseurs.
Avant d'y arriver les portes d'une cabine coulissèrent et Presley Huenengarth apparut, immobile dans la cabine. Il me toisa une seconde, hésita puis sortit dans le couloir. Me tournant le dos il pécha un paquet de Winston dans sa poche-revolver et en retira le film plastique avec une lenteur étudiée.
La porte de l'ascenseur se refermait. Je la bloquai du plat de la main et montai. Je vis alors le regard placide du chef de la Sécurité qui m'observait à travers un nuage de fumée.
Au premier étage je trouvai un téléphone intérieur près du service de radiothérapie. Je composai le numéro de poste de D. Kent Herbert. Le central de l'hôpital répondit.
- Western Pediatrics, bonjour.
- Bonjour. Je cherche à joindre le poste 25 06.
- Je vous le passe dans une seconde, monsieur... - Une série d'impulsions, puis : Désolée, ce poste n'est plus en service.
- Depuis quand ?
- Je ne sais pas, monsieur.
- Auriez-vous une idée de la personne qui avait ce poste ?
- Non, monsieur. qui vouliez-vous joindre ?
- D. Kent Herbert.
- C'est un médecin ?
- Aucune idée.
- Un moment, je vous prie... Le seul Herbert que j'ai sur mes tablettes est Ronald Herbert, à la restauration.
Désirez-vous que je vous connecte à son poste ?
- Pourquoi pas ?
Cinq sonneries.
- Ron Herbert, fit une voix un peu sèche.
- Monsieur Herbert, ici le service des archives médicales. Nous vous rappelons au sujet du dossier que vous nous avez emprunté.
- Pardon ?
- Le dossier médical que vous avez pris en février pour consultation.
- Vous devez vous tromper de bonhomme, l'ami. Ici c'est la cafétéria.
- Vous n'avez pas demandé à consulter un dossier chez nous, le 14 février dernier ?
Rire.
- Pourquoi diable voudrais-je consulter un dossier ?
- Il doit s'agir d'une erreur. Excusez-nous. Merci, monsieur.
- De rien. Je vous souhaite de trouver le bonhomme que vous cherchez.
Je raccrochai, me rendis au rez-de-chaussée et m'aventurai dans la foule toujours compacte du hall d'entrée. Me frayant un passage dans la masse humaine je parvins au comptoir de l'accueil. Je repérai immédiatement le répertoire posé devant l'hôtesse et le tournai vers moi.
L'employée, une Noire teinte en blonde, répondait à la question en espagnol d'un visiteur. L'un comme l'autre paraissait las et irrité, mais elle remarqua mon geste et me fusilla du regard. Derrière moi, la file d'attente ondula comme un énorme serpent qui s'éveillerait.
- Vous n'avez pas le droit de consulter ce document, monsieur, l‚cha-t-elle.
Avec mon sourire le plus désarmant, je désignai mon badge du pouce.
- Je ne vous l'emprunte qu'une minute.
Elle soupira sans retenue.
- Pas plus d'une minute, alors.
Je m'écartai jusqu'à l'extrémité du comptoir, ouvris le répertoire à la première page et m'attelai à parcourir la colonne de droite, celle des numéros de postes. J'étais certain de devoir en lire des centaines avant de trouver, mais la chance était avec moi. Je touchai le jackpot après seulement une vingtaine de lignes. Un jackpot somme toute assez logique :
ASHMORE, L.W. (TOX) 25 06
Je rendis le répertoire à l'hôtesse et la remerciai. Elle me gratifia d'un coup d'úil venimeux, m'arracha le document de la main et le plaça hors de portée.
- Une minute, lui dis-je. Je n'ai pas droit à une ristourne sur le sourire ?
Puis je vis l'expression des gens qui faisaient la queue, et je regrettai ce trait de mauvais humour.
Je montai voir Cassie, mais une pancarte NE PAS D…RAN-GER me dissuada d'entrer dans la chambre, et une infirmière de service m'informa que l'enfant, comme sa mère, dormait.
Alors que je me dirigeais vers la sortie de l'hôpital, plongé dans mes pensées, quelqu'un m'appela par mon nom. Je vis un grand homme moustachu portant lunettes qui venait vers moi de l'entrée principale. Sa moustache formait un guidon de vélo amidonné pour le moins extravagant. Il devait frôler la quarantaine, et avait passé sa blouse blanche sur des vêtements dignes de l'Ivy League.
Il me fit un grand signe.
Du passé surgit un nom.
Dan Kornblatt. Cardiologue et ancien directeur de l'inter-nat à l'université de San Francisco. Sa première année d'hôpital avait correspondu à ma dernière. Nos rapports s'étaient bornés à des débats sur des cas de patients et à des bavar-dages cordiaux sur Bay Area. De lui, je gardai le souvenir d'un homme doté d'une grande intelligence et d'un tact limité envers ses pairs et les parents des malades, mais très doux et attentionné avec les enfants qu'il soignait. quatre autres jeunes médecins accompagnaient Kornblatt, deux hommes et deux femmes. Tous cinq avançaient rapidement, en balançant leurs bras à l'unisson, avec assurance. Alors qu'ils se rapprochaient, je remarquai les tempes grisonnantes de Kornblatt et quelques rides supplémentaires sur son visage émacié.
- Alex Delaware ! s'exclama-t-il. «a alors !
- Salut, Dan.
- Et à quoi devons-nous cet honneur ?
- Je suis ici en consultation.
- Vraiment ? Tu es passé dans le privé ?
- Depuis quelques années déjà.
- O˘ ça ?
- Dans le West Side.
- Ah-ah. Es-tu repassé dans la vraie ville récemment ?
- Non, pas récemment.
- Moi non plus. Pas depuis... Oh, deux NoÎls. Je regrette un peu le Tadich Grill et toute la culture de la vraie ville.
Il fit les présentations. Deux des autres médecins étaient internes, l'un en cardiologie et une des jeunes femmes en médecine générale. Il y eut la tournée obligée de sourires polis et de poignées de main, et j'appris quatre identités que j'oubliai dans l'instant.
- Alex, expliqua Kornblatt, était un de nos psys vedettes. quand la psy existait encore ici... - Se tournant vers moi, il ajouta : Tiens, à ce sujet, je croyais que vous autres psys étiez verboten ici. «a aurait donc changé ?
- Il ne s'agit que d'une consultation isolée, répondis-je.
- Ah bon. Et o˘ vas-tu, là ? Dehors ?
- Oui.
- Si tu n'es pas trop pressé par le temps, pourquoi ne pas venir avec nous ? Il y a une réunion du personnel médical des Urgences. Tu fais toujours partie du personnel, au fait ? Oui, s˚rement, puisque tu donnes une consultation ici... - Il fronça les sourcils -. Comment as-tu réussi à
échapper au massacre des psys ?
- En faisant une spécialité. Je suis affilié au service de pédiatrie, pas au service psy.
- En pédiatrie ? Intéressant. Joli biais, en tout cas. -
Aux autres : Vous voyez, on peut toujours trouver un biais.
quatre regards entendus. Aucun des jeunes médecins n'avait la trentaine.
- Alors, tu viens avec nous ? Cette réunion est importante. Enfin, si tu te sens toujours assez impliqué pour te soucier de ce qui se passe ici.
- Bien s˚r, fis-je. quel est le sujet de cette réunion ?
- Déclin et chute de l'empire Western Peds, comme démontré par l'assassinat de Larry Ashmore. En fait, c'est une petite réunion à sa mémoire... Tu es au courant de ce qui lui est arrivé, n'est-ce pas ?
- Oui. Affreux.
- Affreux et symptomatique, Alex.
- Symptomatique de quoi ?
- De ce qui se produit dans cet établissement. Il suffit de voir comment ce drame a été géré par l'administration. Un médecin se fait assassiner et personne ne prend la peine de rédiger le moindre communiqué. Ils ne sont pourtant pas avares de mémos quand il s'agit de faire connaître leurs directives.
- Je sais, j'en ai lu un, affiché sur les portes de la bibliothèque.
Ses impressionnantes moustaches frémirent quand il renifla d'un air attristé.
- quelle bibliothèque ?
- Oui, j'ai vu ça aussi.
- Bon Dieu ! Maintenant, chaque fois que je dois faire une recherche, je suis obligé d'aller en voiture jusqu'à
l'école de médecine.
Nous travers‚mes le hall en contournant les files d'attente qui convergeaient vers le bureau d'accueil. Un des médecins reconnut un patient et alla saluer l'enfant et les parents après avoir promis de nous rattraper.
- N'oublie pas la réunion, lui lança Kornblatt sans ralentir.
Une fois loin de la foule il revint sur la discussion amor-cée.
- Oui, plus de bibliothèque, plus de service psy, plus de fonds automatiques pour les frais généraux, gel total des embauches... Il est même question de réduction de personnel, et dans tous les services, à tous les niveaux. Entropie, qu'ils disent. Ces salopards veulent sans doute foutre l'hôpital en l'air pour revendre le terrain.
- Tu plaisantes ?
- J'aimerais bien, Alex. On ne fait pas de bénéfices et les patients sont des gens désargentés. Alors autant raser la baraque et construire un parking payant.
- Ils pourraient déjà remettre en état celui qui se trouve de l'autre côté du boulevard, dis-je.
- Ne rêve pas. Pour ces types nous ne sommes que des péons. Une autre catégorie de personnel de service.
- Comment se sont-ils retrouvés à diriger le Western ?
- Le nouveau président, Jones, s'occupait des placements de l'hôpital. Avec la réputation d'être très compétent.
quand les temps sont devenus plus durs, le conseil d'administration a décrété qu'il fallait un pro et ils ont voté sa nomination. Dès son entrée en fonction, il a viré la vieille équipe pour imposer ses sbires.
Une autre foule était massée près des ascenseurs. Beaucoup de gens piétinaient avec une irritation perceptible, appuyaient sans résultat sur les boutons d'appel ou soupi-raient avec des mines mécontentes. Deux des ascenseurs étaient bloqués à des étages supérieurs et la porte du troisième portait un écriteau EN PANNE.
- En avant, soldats ! fit Kornblatt en désignant l'escalier et en pressant l'allure.
Notre petit groupe partit à l'assaut des marches avec entrain. Au premier palier, Kornblatt sautillait comme un boxeur à l'échauffement.
- ¿ l'attaque ! dit-il en poussant les portes battantes.
L'auditorium était à quelques mètres. Deux médecins se tenaient devant les portes surmontées d'une bannière indiquant EN M…MOIRE DE L. ASHMORE.
- qu'est devenu Kent Herbert ? lançai-je d'un ton innocent.
- qui donc ? fit Kornblatt.
- Herbert. Le toxicologue. Il travaillait avec Ashmore.
- Je ne savais pas que quelqu'un travaillait avec Ashmore. C'était un solitaire, un vrai... - Il s'interrompit. -
Herbert ? Non, ça ne me dit rien.
Nous pénétr‚mes dans la grande salle pentue en forme d'éventail. Les rangées arrondies de sièges tendus de tissu gris descendaient en gradins vers la tribune. Un tableau noir poussiéreux monté sur roulettes était placé derrière le pupitre de l'orateur. Je notai la fatigue des fauteuils dont certains étaient tachés. Le bourdonnement des conversations emplissait la salle.
L'auditorium offrait plus d'un demi-millier de places mais moins d'une centaine étaient occupées. Kornblatt et ses sui-veurs allèrent directement vers les premières rangées, serrant des mains au passage ou saluant d'un geste un collègue éloigné. Je préférai rester en retrait et m'installai au fond de la salle.
Les blouses blanches dominaient dans l'assistance. Des membres à plein temps de l'hôpital. Mais o˘ étaient donc les praticiens privés ? Incapables de se libérer en un délai aussi court, ou absents par choix ? Pourtant, par le passé, le per-
sonnel régulier et les médecins privés avaient toujours réussi à entretenir une sorte de symbiose tacite.
En regardant autour de moi je fus frappé par une autre par-ticularité de l'auditoire. Les chevelures grisonnantes y étaient très nettement majoritaires. O˘ donc se trouvaient tous les jeunes médecins que j'avais déjà vus ?
Je n'eus pas le temps de réfléchir à cette question. Un homme muni d'un micro sans fil vint se camper derrière le pupitre et réclama un peu de silence. Trente-cinq ans, un visage rebondi et p‚le sous une tignasse afro blonde. Sa blouse tirait sur le jaune et semblait bien trop grande pour lui. En dessous, il portait une chemise et un pantalon noirs, et une cravate marron.
- S'il vous plaît... fit-il d'une voix forte.
Les conversations cessèrent. quelques beepers se déclenchèrent encore, puis le silence s'établit.
- Merci à toutes et tous d'être venus. quelqu'un pourrait s'occuper de la porte ?
Des visages se tournèrent vers moi et je me rendis compte que j'étais le plus proche de l'entrée. Je me levai et fermai la porte.
- Bien, dit Afro. La première chose qui s'impose, je crois, est une minute de recueillement à la mémoire de notre collègue le Dr Lawrence Ashmore. Si vous voulez bien vous lever...
Tout le monde se mit debout et resta ainsi un moment, dans un silence total.
- Bien, dit alors Afro. Reprenez place, je vous prie.
Il alla jusqu'au tableau et inscrivit à la craie : 1.
-
L. ASHMORE
2.
-
.....
3.
-
.....
4.
-
..... ?
S'écartant de deux pas, il déclara :
- quelqu'un veut-il prononcer quelques mots à la mémoire du Dr Ashmore ?
Silence.
- Alors permettez-moi de dire, et je pense parler en votre nom à tous, que je condamne avec la plus grande énergie la révoltante sauvagerie qui a entraîné le décès de Larry.
Et je présente toute ma sympathie à ses proches. Au lieu de fleurs, je propose que nous organisions une collecte dont le résultat serait attribué à une organisation choisie par la famille du défunt. Ou par nous, si cette demande paraît trop perturbante à la famille. Nous pouvons le décider maintenant ou ultérieurement, selon l'avis général. quelqu'un désire-t-il intervenir sur ce point ?
¿ la troisième rangée, une femme aux cheveux courts se leva.
- Et si nous choisissions le Centre de Contrôle Anti-Poison ? Ashmore était toxicologue...
- «a me semble une bonne idée, dit Afro. qui est d'accord ?
Une main se dressa au milieu de la salle.
- Merci, Barb. Très touché. qui connaît la famille ?
Pour les informer de ce que nous avons projeté ?
Pas de réponse.
Il se tourna vers la femme qui avait fait la suggestion.
- Barb, accepteriez-vous de prendre en charge la collecte ?
Elle acquiesça.
- Très bien. Mes amis, les dons seront reçus au bureau de Barb Loman, en rhumato, et nous transférerons l'ensemble au Centre de Contrôle Anti-Poison au plus vite.
D'autres idées à ce sujet ?
- Non, fit quelqu'un. On n'a pas assez d'informations.
- Pourriez-vous vous lever et préciser votre propos, Greg ? demanda Afro.
Un homme trapu se mit debout. Il était barbu et vêtu d'une chemise à carreaux. Il me sembla le reconnaître, mais sans la barbe. Un résident avec un nom italien, si ma mémoire ne me trompait pas.
- Ce que je veux dire, John, c'est que la Sécurité de l'hôpital n'est qu'une sinistre plaisanterie. Ce qui est arrivé à
Larry aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous, et puisqu'il est question de nos vies, j'estime que nous avons droit à toutes les informations. Ce qui s'est passé exactement, les progrès de l'enquête policière ainsi que toutes les mesures que nous pourrions prendre pour assurer notre sécurité.
- Il n'y en a aucune, de sécurité ! s'exclama un Noir à
lunettes assis de l'autre côté de la salle. Pas tant que la direction ne s'engagera pas à imposer une véritable sécurité intérieure. Je parle de vigiles postés vingt-quatre heures sur vingt-quatre à chaque entrée et devant chaque escalier.
- «a implique des fonds, Hank, rétorqua le barbu.
Bonne chance...
Une femme aux longs cheveux coiffés en une tresse se leva de son siège.
- Les fonds seraient disponibles, Greg, mais pour cela il faudrait que la direction définisse les vraies priorités. Nous n'avons pas besoin de brutes paramilitaires qui importunent les visiteurs et les patients dans le hall et les couloirs. Ce dont nous avons besoin, c'est de cours d'autodéfense, de karaté, bref d'un entraînement personnalisé, en particulier pour le personnel féminin. Les infirmières sont confrontées tous les jours à ce genre de risque, de l'autre côté du boulevard. Surtout les équipes de nuit. Vous savez que plusieurs ont déjà été agressées, et...
- Je sais que...
- ... les parkings ouverts ne sont absolument pas surveillés. Nous le savons tous, par expérience personnelle. Je suis venue garer ma voiture à cinq heures ce matin, pour une urgence, et laissez-moi vous dire que je n'étais pas du tout rassurée. Je dois aussi ajouter qu'à mon avis c'est une grave erreur que d'avoir limité cette réunion aux seuls médecins.
Le moment n'est certainement pas à l'élitisme. Il y a des infirmières et du personnel de service non diplômé ici, qui ont les mêmes problèmes que nous et qui travaillent dans le même but. Nous devrions faire bloc, nous serions plus forts.
Personne ne fit de commentaire.
La femme à la tresse survola du regard l'assistance, puis se rassit.
- Merci, Elaine, dit enfin Afro, nous avons saisi le message. Bien que je pense que nous n'ayons pas voulu délibérément être exclusifs.
- Eh bien, dit la femme en se relevant, alors qui a été
prévenu à part les médecins ?
- C'était une réunion pour le personnel médical, répondit Afro en souriant. Il est donc logique que les médecins aient été...
- Vous ne croyez pas que le reste du personnel est tout autant concerné, John ?
- Bien s˚r que si. Je...
- Mais les femmes qui travaillent ici sont terrifiées, John ! Réveillez-vous donc, tous autant que vous êtes ! Tout le monde doit être consulté. Souvenez-vous que les victimes des deux dernières agressions étaient des femmes et que...
- Je ne l'ai pas oublié, Elaine. Personne ici ne l'a oublié. Et je vous assure que si d'autres réunions ont été prévues - et pour moi, il est clair qu'elles sont indispensables
- un effort très net sera fait pour qu'elles aient le plus de participants possible.
Elaine faillit répondre mais se ravisa au dernier moment.
Elle se rassit en secouant la tête d'un air écúuré.
Afro revint auprès du tableau, craie prête.
- Je pense que nous pouvons passer au point suivant, puisque c'est ce que nous faisons depuis cinq minutes... La sécurité, donc ?
quelques hochements de tête approbateurs. Le manque de cohérence dans l'assemblée était patent, et cette ambiance me rappela les réunions du passé, les discussions sans fin pour peu ou pas de résultats...
Afro traça une croix devant L. ASHMORE, inscrivit S…CURIT… sur la ligne suivante et se retourna vers son public.
- Bon. D'autres suggestions en dehors d'un plus grand nombre de vigiles et de cours de karaté pour le personnel ?
- Oui, fit un homme au teint bistre et aux épaules de lut-teur : des armes.
quelques gloussements.
Afro lui décocha un sourire crispé.
- Merci, Al. C'est ainsi qu'on faisait à Houston ?
- Un peu, oui. S-W dans chaque sac de dame. S- W pour Smith and Wesson, je précise pour les pacifistes présents...
Afro simula un revolver avec son index et son pouce à
angle droit, le pointa sur Al et fit un clin d'úil.
- Autre chose, à part transformer l'hôpital en Fort Alamo ?
Dan Kornblatt se mit debout.
- Je déteste dire ça, mais il me semble que nous sommes en train de nous mettre des oeillères. Il conviendrait peut-être de voir les véritables problèmes.
- C'est-à-dire, Dan ?
- C'est-à-dire : la légitimité de cet établissement.
Afro était visiblement décontenancé.
- Nous pouvons donc clore la discussion sur le deuxième point ? fit-il.
- En ce qui me concerne, oui, répondit Kornblatt. La sécurité n'est qu'un symptôme d'un malaise beaucoup plus profond.
Après un instant d'hésitation, Afro marqua une croix devant la deuxième ligne.
- quel malaise, Dan ?
- Une apathie chronique, au dernier stade. Une indifférence institutionnalisée. Il suffit de regarder autour de vous.
Combien y a-t-il de médecins privés dans le personnel, John ?
Deux cents ? Regardez simplement le pourcentage qui s'est déplacé aujourd'hui à cette réunion, et tirez-en les conclusions...
- Dan...
- Attendez, laissez-moi terminer. S'il y a aussi peu de médecins privés ici, c'est pour une raison très simple, la même qui les pousse à ne pas envoyer leur clientèle privée ici s'ils peuvent trouver localement une chambre à peu près décente. La même qui fait qu'une partie de nos meilleurs éléments sont partis d'ici. Cet hôpital a été étiqueté PERDANT. Institutionnalisé perdant. Et la ville a accepté cette réputation parce que la direction elle-même et l'administration ont très peu d'estime pour cet hôpital. Et nous aussi. Je suis s˚r que nous avons tous des bases suffisantes en psychologie pour savoir ce qui arrive à l'image qu'un enfant a de lui-même quand on lui répète sans arrêt que c'est un raté.
Il se met à le croire. La même chose s'applique à...
La porte s'ouvrit brusquement. Les têtes se tournèrent vers George Plumb qui entrait dans l'auditorium en réajus-tant la cravate rouge vermillon qu'il portait sur une chemise blanche avec un costume gris clair en soie grège. Ses talons claquèrent tandis qu'il descendait vers l'estrade. Il se plaça à
côté d'Afro, comme si c'était là sa position naturelle.
- Bonjour, mesdames et messieurs, fit-il simplement.
- Nous parlions de l'indifférence institutionnelle, George, lui dit Kornblatt.
Plumb prit une mine songeuse.
- J'avais cru comprendre qu'il s'agissait d'une réunion en hommage au Dr Ashmore...
- Exact, mais nous avons abordé quelques autres sujets de discussion.
Pivotant sur ses talons, Plumb considéra une seconde le tableau noir.
- Je vois, fit-il. M'autorisez-vous à revenir quelque peu en arrière pour dire quelques mots sur le disparu ?
Silence. Puis quelques acquiescements. L'air ouvertement dégo˚té, Kornblatt se rassit.
- Tout d'abord, je tiens à vous faire part de l'émotion ressentie par toute la direction et tout le conseil d'administration devant le décès du Dr Lawrence Ashmore. C'était un chercheur de tout premier ordre et son absence sera cruellement ressentie par tous. Au lieu de fleurs, le Dr Ashmore avait demandé que les dons éventuels soient envoyés à
l'UNICEF en cas de décès. Il va sans dire que mon bureau est prêt à prendre en charge la collecte de ces dons. En second lieu, je veux vous annoncer que des progrès très nets ont été réalisés dans la fabrication des nouvelles cartes magnétiques pour accéder aux parkings. Elles sont déjà disponibles et pourront être retirées à la Sécurité aujourd'hui et demain, entre quinze et dix-sept heures. Nous vous présen-tons nos excuses pour les désagréments causés. Mais je ne doute pas que chacun d'entre vous comprenne la nécessité
de changer tous ces passes. Des questions ?
Le barbu nommé George se leva.
- qu'en est-il de l'instauration d'une vraie sécurité ?
Des vigiles à chaque cage d'escalier, par exemple ?
Plumb sourit finement.
- J'y venais justement, docteur Spironi. Oui, la police et notre propre service de sécurité nous ont informés que les cages d'escalier représentaient un problème, et malgré un co˚t élevé nous sommes résolus à mettre en place une surveillance continue, soit un vigile par rotation, à chaque étage du parking des médecins ainsi qu'à chacun des trois parkings extérieurs situés de l'autre côté du boulevard. Ce qui fera un total de quinze vigiles pour les seuls parkings, c'est-
à-dire onze hommes ajoutés aux quatre déjà en poste. Le co˚t total, salaire et assurance compris, devrait dépasser légèrement quatre cent mille dollars.
- quatre cent mille ! s'écria Kornblatt qui venait de bondir sur ses pieds. Mais ça fait presque quatre mille dollars par flic !
- Vigile, docteur Kornblatt, et non pas flic. Des flics, comme vous dites, reviendraient beaucoup plus cher.
Comme je viens de l'indiquer, ce chiffre comprend le salaire, l'assurance, l'équipement et une formation spécifique aux lieux. La société que nous avons contactée présente une excellente réputation, et son offre de service comprend une formation d'autodéfense et de prévention du crime pour l'ensemble du personnel. L'Administration n'a pas jugé utile de marchander étant donné le sujet en cause, docteur Kornblatt. Néanmoins si vous désirez rechercher des services équivalents pour un co˚t plus faible, ne vous gênez surtout pas. Mais ne perdez pas de vue que le temps est un facteur crucial. Nous tenons à rétablir un sentiment de sécurité dans cet établissement, et dans les délais les plus brefs.
Croisant les mains sur son abdomen, il posa sur Kornblatt un regard assuré.
- Jusqu'à plus ample information, George, mon boulot consiste à soigner des enfants.
- Précisément, fit Plumb avant de survoler la salle des yeux. D'autres questions ?
Il y eut un silence aussi long que celui qui avait honoré la mémoire d'Ashmore.
Kornblatt se releva.
- Je ne sais pas pour vous autres, mais moi j'ai la vague impression d'avoir été récupéré.
- Récupéré ? Comment cela, docteur Kornblatt ?
- Ce devait être une réunion entre médecins, or vous êtes entré et vous en avez pris la direction.
Plumb se caressa la m‚choire d'une main, laissa son regard errer sur les visages attentifs, sourit et secoua la tête.
- Eh bien, ce n'était certainement pas mon intention.
- Peut-être, George, mais le résultat est là.
Plumb avança jusqu'à la première rangée de fauteuils, posa un pied sur celui qui se trouvait devant lui, son coude sur le genou dressé, puis cala son menton sur son poing fermé. Le Penseur de Rodin, version administrateur en costume.
- Récupéré... Tout ce que je peux dire, c'est que ce n'était pas du tout mon intention.
- George, intervint Afro, ce que Dan voulait dire, c'est que...
- Inutile d'expliquer, docteur Runge. Le décès tragique du Dr Ashmore nous a tous mis dans un état de tension extrême.
Sans quitter sa position de statue, il tourna légèrement la tête vers Kornblatt.
- Docteur Kornblatt, je dois avouer que je suis particulièrement surpris d'entendre ce genre de discours sectaire dans votre bouche. Si ma mémoire est bonne, le mois dernier vous avez rédigé un mémo pour demander une plus grande communication entre l'administration et le personnel médical. Je crois même me souvenir que vous avez employé
le terme imagé de ´ fécondation mutuelle ª...
- Je parlais des décisions à prendre, George.
- Et c'est très exactement ce que je m'efforce d'améliorer, docteur Kornblatt. Une ´ fécondation mutuelle ª au sujet des problèmes de sécurité à résoudre. C'est dans cet esprit que je réitère mon offre à chacun de vous. N'hésitez pas à
proposer vos solutions. Si vous pouvez développer une sécurité aussi sérieuse que la nôtre, pour un co˚t égal ou moindre, soyez assurés que le conseil d'administration et la direction seront très heureux de l'étudier. Et je suis sérieux.
Je suis s˚r qu'il n'est nul besoin de vous rappeler la situation financière de l'établissement. Ces quatre cent mille dollars devront bien venir de quelque part...
- Des soins aux patients, évidemment, fit Kornblatt.
Plumb eut un sourire désenchanté.
- Comme je l'ai déjà expliqué par le passé, les réductions sur les soins aux patients représentent toujours le tout dernier recours. Mais chaque mois voit notre situation financière s'aggraver. Ce n'est la faute de personne, simplement la réalité actuelle. En fait, c'est peut-être une bonne chose que nous nous soyons écartés du sujet initial, le décès du Dr Ashmore, et que nous parlions plus librement. Jusqu'à un certain point, le rapport entre la sécurité et les crédits dépend de données démographiques qui échappent au contrôle.
- Le quartier n'est plus ce qu'il était, ironisa Spironi.
- Hélas, Docteur, le quartier s'en est déjà allé.
- Alors que suggérez-vous ? dit Elaine. La fermeture ?
Plumb lui lança un regard aigu. ‘tant son pied du siège, il se redressa.
- Docteur Eubanks, je pense que nous sommes tous douloureusement conscients des réalités qui nous limitent, malgré toute notre bonne volonté et notre dévouement. Les problèmes spécifiques à l'institution accroissent les difficultés déjà considérables affectant les services de santé et de soins dans cette ville, dans cet …tat et, jusqu'à un certain point, dans tout le pays. Je suggère que nous úuvrions tous dans une optique réaliste afin que cet établissement puisse toujours fonctionner à un certain niveau.
- Ún certain niveau ª ? répéta Kornblatt. «a sent le futur plan d'économie, ça, George. qu'est-ce qui se prépare ? Un autre pogrom, comme pour le service psy ? Ou des amputations dans chaque service, comme le prétend la rumeur ?
- Franchement, je ne trouve pas le moment propice à ce genre de débat.
- Et pourquoi pas ? Discussion ouverte, non ?
- Tout simplement parce que les données de ce problème ne sont pas disponibles pour l'instant.
- Donc vous ne niez pas que de nouvelles restrictions auront lieu bientôt ?
- Non, Daniel, fit Plumb en croisant les mains derrière son dos. Je ne pourrais être honnête si je niais cette éventualité. Je ne la nie pas et je ne la confirme pas non plus, parce que dans un cas comme dans l'autre ce serait desservir le personnel autant que l'établissement. La raison de ma venue ici était de présenter mes respects au Dr Ashmore et d'expri-mer ma solidarité - autant personnelle qu'institutionnelle
- à l'objet de cette réunion. Sa nature politique m'avait échappé, et si j'avais su que ma venue serait perçue comme une intrusion, je me serais abstenu. Aussi je vous prie de pardonner mon intervention, même si je reconnais certains de mes pairs parmi vous, sauf erreur de ma part... - Il me jeta un coup d'oeil très rapide. - Bonne journée à tous, donc.
Il fit un petit geste de la main et se dirigea vers le fond de la salle.
- George, dit Afro dans son dos. Docteur Plumb ?
Celui-ci s'arrêta et fit demi-tour sur place.
- Oui, docteur Runge ?
- Nous apprécions votre venue, et je suis certain de parler pour nous tous ici.
- Merci, John.
- Peut-être que si elle aide à une meilleure communication entre l'administration et les équipes professionnelles, la mort du Dr Ashmore aura acquis un peu de signification.
- Dieu le veuille, John, dit Plumb. Dieu le veuille.
Plumb parti, la réunion s'acheva assez vite. quelques médecins restèrent dans la salle pour discuter en petits groupes, mais la plupart s'éclipsèrent. Je sortais moi aussi quand je vis Stéphanie qui arrivait dans le couloir.
- C'est déjà fini ? demanda-t-elle en pressant le pas. J'ai été retenue.
- Fini, terminé. Mais tu n'as pas manqué grand-chose.
Personne ne m'a semblé avoir quoi que ce soit à dire sur Ashmore. C'est très vite devenu une critique en règle de l'administration. Ensuite Plumb est arrivé et il les a tous matés en offrant de faire tout ce que le personnel réclamait.
- Comme ?
- Comme d'améliorer la sécurité.
Je lui détaillai l'annonce de Plumb puis relatai son échange avec Kornblatt.
- Moi j'ai de meilleures nouvelles, dit-elle. Il semblerait bien que nous ayons enfin trouvé quelque chose de physique concernant Cassie. Regarde ça.
De sa poche elle sortit une feuille de papier. Le nom de Cassie et le numéro d'immatriculation hospitalière étaient inscrits en haut, au-dessus de deux colonnes de nombres.
- Tout frais sorti du labo. Ce matin.
Elle posa l'index sous un chiffre.
- Taux de sucre insuffisant. Hypoglycémie. Ce qui expliquerait l'épilepsie, Alex. Il n'y avait quasiment pas d'anomalie dans le tracé de l'électro-encéphalo et d'après Bogner ça laisse le champ libre à pas mal d'interprétations.
Je suis s˚re que tu sais combien c'est fréquent chez les enfants. Si nous n'avions pas détecté ce taux de sucre trop bas, nous aurions vraiment séché.
Elle empocha la feuille.
- Les examens précédents n'avaient jamais indiqué
d'hypoglycémie, n'est-ce pas ? dis-je.
- Non, et j'ai vérifié à chaque fois. quand un enfant a une crise, on contrôle toujours les taux de sucre et de cal-cium. Pour le profane, l'hypoglycémie n'a rien de grave, mais chez un bébé cela peut réellement déséquilibrer tout le système nerveux. Après ses crises, les deux fois, Cassie avait un taux de sucre normal. Mais j'ai demandé à Cindy si elle lui avait donné quelque chose à boire avant de l'amener aux Urgences, et elle m'a dit qu'elle lui avait fait boire du jus de fruits ou un soda. Ce qui est une réaction logique : l'enfant semble déshydraté, on le désaltère. Mais ajouté au délai pour arriver ici, cela pourrait très bien avoir faussé tous les examens précédents. D'une certaine façon, c'est une bonne chose qu'elle ait eu une crise ici : nous avons pu contrôler son état immédiatement.
- Une idée sur la cause d'un taux de sucre aussi bas ?
Elle fit la grimace.
- Là est toute la question, Alex. D'habitude, l'hypoglycémie marquée avec crises est plus fréquente chez les nouveau-nés que chez les enfants de son ‚ge. Les prématurés, les bébés de mères diabétiques, les enfants nés avec des complications périnatales - tout ce qui peut endommager le fonctionnement du pancréas. Le taux de globules blancs de Cassie est normal, mais peut-être que nous ne constatons que des effets résiduels. Un dommage graduel causé par une ancienne infection. Je ne peux pas non plus écarter l'hypothèse de désordres du métabolisme, même si nous avons contrôlé cela quand elle a eu ses problèmes respiratoires.
Elle pourrait souffrir d'un de ces problèmes rares de fixation des glycogènes qu'on ne peut détecter.
Elle contempla un instant le couloir d'un air préoccupé, puis soupira longuement.
- L'autre éventualité, c'est une tumeur pancréatique qui sécréterait de l'insuline. Et ça, ce ne serait pas une bonne nouvelle...
- Aucune des deux éventualités ne ressemble à une bonne nouvelle, observai-je.
- Non, mais au moins nous saurions à quoi nous avons affaire.
-Tu as averti Cindy et Chip ?
-Je leur ai seulement dit que le taux de sucre de Cassie était bas et que très probablement elle n'était pas atteinte d'épilepsie classique. Je ne vois aucune raison d'être plus précise tant que nous cherchons toujours à établir un diagnostic fiable.
-Comment ont-ils réagi ?
-Ils sont tous les deux restés assez passifs. Comme anéantis. Du style : ´ Redonnez-moi un coup en pleine figure. ª Ni l'un ni l'autre n'ont beaucoup dormi cette nuit.
Lui est reparti travailler, et elle a repris son poste sur le canapé.
- Et la petite ?
- Toujours somnolente. Nous nous efforçons de stabiliser son taux de sucre. Elle sera bientôt remise.
- qu'est-ce qui l'attend ?
- D'autres examens sanguins, une tomographie intestinale. Une intervention chirurgicale pourrait s'avérer nécessaire pour examiner son pancréas, mais pas dans l'immédiat.
Il faut que je retourne voir Torgeson. Il épluche le dossier de Cassie dans mon bureau. Il s'est révélé un type charmant, très simple.
- Il épluche aussi le dossier de Chad ?
- J'ai demandé qu'on me l'apporte, mais les archives ne l'ont plus.
- Je sais. J'ai moi aussi voulu le consulter pour voir les antécédents familiaux. Un dénommé D. Kent Herbert l'a pris. Il travaillait pour Ashmore.
- Herbert ? Jamais entendu parler de lui. Pourquoi Ashmore aurait-il voulu ce dossier alors qu'il n'était pas intéressé à l'époque du décès ?
- Excellente question.
- Je vais chercher de mon côté. En attendant, concen-trons-nous sur le système métabolique de mademoiselle Cassie.
Nous nous dirige‚mes vers l'escalier.
- L'hypoglycémie pourrait-elle expliquer les autres problèmes ? Les difficultés respiratoires et le sang dans les selles ? demandai-je.
- Pas directement, mais tous ces problèmes pourraient n'être que les symptômes d'un processus infectieux généralisé, ou d'une affection rare. On en apprend tous les jours.
Chaque fois qu'une nouvelle enzyme est découverte, nous trouvons quelqu'un qui n'en a pas. Et il pourrait aussi s'agir d'un cas atypique de quelque chose que nous aurions correctement testé et qui ne serait pas apparu dans les analyses sanguines, pour Dieu seul sait quelle raison.
Elle marchait d'un pas vif, nerveusement. ¿ l'évidence, elle était heureuse de se mesurer à des ennemis familiers.
- Tu veux toujours de ma participation ? dis-je.
- Bien s˚r. Pourquoi cette question ?
- On dirait que tu as abandonné la possibilité du syndrome de Munchausen et que tu es persuadée d'une cause naturelle.
- Eh bien, j'aimerais beaucoup que la cause soit naturelle, je l'avoue. Et possible à soigner. Mais même dans ce cas, nous sommes sans doute confrontés à une affection chronique. Alors ton aide leur sera précieuse, si tu es toujours partant.
- Toujours.
- Merci beaucoup.
Nous descendîmes un étage.
- Cindy ou quelqu'un d'autre pourrait-il provoquer l'hypoglycémie de Cassie ? fis-je.
- Bien s˚r, par une simple injection d'insuline en pleine nuit. J'y ai pensé tout de suite. Mais ça requiert une très grande connaissance du dosage et du moment auquel faire l'injection.
- Il faudrait une grande pratique des injections ?
- Théoriquement c'est possible. Cindy passe beaucoup de temps avec Cassie. Mais connaissant la réaction de Cassie aux piq˚res, si sa mère lui en faisait souvent, ne serait-elle pas terrorisée à sa seule vue ? Et je suis la seule que ce petit cúur semble détester... De toute façon, je n'ai jamais remarqué aucune trace inhabituelle d'injection quand je l'examinais.
- Ces marques seraient forcément très visibles avec toutes les autres piq˚res qu'elle subit ?
- Pas très visibles, mais je suis très consciencieuse lors de mes examens, Alex. Je peux te certifier que le corps de cette gamine est ausculté avec beaucoup d'attention.
- Et l'insuline pourrait lui être administrée autrement que par piq˚re ?
Elle secoua la tête en continuant à descendre les marches.
- Il existe bien des hypoglycémiques oraux, mais ils apparaîtraient lors des analyses toxicologiques.
Je pensai à la réforme de Cindy, à l'armée.
- Aucun cas de diabète dans la famille ?
- quelqu'un qui partagerait son insuline avec Cassie ?
Non. Au tout début, quand nous recherchions des déficiences métaboliques chez elle, nous avons soumis Chip et Cindy à une batterie d'examens. Rien d'anormal.
- Alors bonne chance pour trouver le fin mot de cette histoire...
Elle s'arrêta et déposa un baiser léger sur ma joue.
- Alex, je veux te remercier. Tes commentaires et tes questions me sont très profitables. Je suis tellement contente d'utiliser les ressources de la biochimie que je cours le risque de réduire mon champ d'investigation.
De retour au premier, je demandai à un vigile de m'indiquer le bureau du personnel. Il me détailla d'un regard soup-
çonneux avant de me montrer la direction, au même étage.
Le bureau se trouvait exactement au même endroit que dans mon souvenir. Deux femmes étaient assises devant des machines à écrire, et une troisième remplissait des fiches.
C'est elle qui vint vers moi. Elle avait les cheveux raides, le visage sec et devait approcher de la soixantaine. Sous son badge elle avait accroché une sorte de camée bricolé avec la photo d'un chien de berger à poil long. Je lui annonçai que, désirant envoyer quelques mots de condoléances à la veuve du Dr Ashmore, je cherchais son adresse.
- Oh oui, dit-elle aussitôt d'une voix éraillée par la cigarette. C'est épouvantable, n'est-ce pas ? On se demande ce que va devenir cet endroit... - Elle ouvrit un dossier de la taille d'un petit annuaire. - Voilà, Docteur : North Whittier Drive, à Beverly Hills.
Elle récita une adresse avec un code 900.
North Beverly Hills... Un coin de premier choix. Le code le plaçait juste au-dessus de Sunset. La crème de la crème.
Ashmore avait forcément vécu avec plus d'argent que ses émoluments de chercheur.
- Pauvre homme, geignit l'employée. Ce qui prouve bien qu'on ne peut jamais être certain de sa sécurité.
- C'est bien vrai, approuvai-je.
- N'est-ce pas ?
Nous échange‚mes un sourire de connivence.
- Très joli chien, fis-je en désignant le camée.
Cette basse flatterie la fit rayonner de bonheur.
- C'est mon trésor adoré. Un pur anglais. Je préfère, pour le caractère et l'obéissance, vous comprenez.
- Il a l'air de bonne compagnie.
- Oh, il est bien plus que cela. Les animaux donnent sans rien attendre en retour. Nous autres humains aurions beaucoup à apprendre d'eux.
J'acquiesçai avec conviction.
- Une dernière chose. Le Dr Ashmore travaillait avec quelqu'un, D. Kent Herbert, je crois ? L'équipe médicale aimerait qu'il soit mis au courant de la collecte de charité
organisée à la mémoire de feu le Dr Ashmore, mais personne ne semble en mesure de le localiser. On m'a demandé
de le retrouver, mais je ne sais même pas s'il travaille toujours ici. Si vous aviez ses coordonnées, cela m'aiderait beaucoup...
- Herbert ? Hhm... Et vous pensez qu'il a démissionné ?
- Je ne sais pas. Mais je pense qu'il faisait encore partie du personnel en janvier ou février, si cela peut vous aider.
- Peut-être. Herbert ; voyons...
Elle alla prendre un autre dossier sur une étagère murale.
- Herbert, Herbert, Herbert... Ah, voilà. J'en ai deux ici, mais aucun n'a l'air de correspondre à celui que vous cherchez. Le premier est Herbert Ronald, du service de restauration, le second Herbert Dawn, en toxicologie.
- C'est peut-être Dawn. La toxicologie était la spécialité
du Dr Ashmore.
Elle fit la moue.
- Mais Dawn est un prénom féminin. Je croyais que vous recherchiez un homme ?
J'exprimai mon ignorance d'un haussement d'épaules.
- Il y a certainement eu confusion de ma part. Le médecin qui m'a donné ce nom ne connaissait pas personnellement Herbert, et nous avons supposé tous les deux qu'il s'agissait d'un homme. Pardonnez ce sexisme latent.
- Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, dit-elle. Je ne m'intéresse pas aux bêtises comme cette notion de sexisme.
- Dawn est-il suivi d'une initiale ? Un K ?
Elle consulta le document.
- En effet.
- Alors c'est bien elle. On m'avait indiqué D. Kent Herbert. quelle est son numéro de poste ?
- Hmm... 533 A. Voyons... - Elle feuilleta rapidement un autre registre. - Assistant de recherche, Niveau 1.
- Aurait-elle changé de service à l'intérieur de l'hôpital, par chance ?
- Non, répondit-elle après consultation d'un autre répertoire. Elle a d˚ démissionner.
- AÔe. Et vous auriez une adresse o˘ la joindre ?
- Hélas non, rien. Nous jetons tous les documents personnels trente jours après le départ. ¿ cause du manque de place, vous comprenez.
- quand a-t-elle démissionné, exactement ?
- «a, je dois pouvoir vous le dire... - Elle tourna quelques pages et arrêta son index osseux sous un code qui ne signifiait rien pour moi. - Voilà. Vous aviez raison quand vous avez dit qu'elle était encore là en février. Mais c'était son dernier mois. Elle a signifié sa démission le 15 et a été officiellement rayée du personnel le 28.
- Le 15...
Le jour qui suivait l'emprunt sans retour du dossier de Chad Jones.
- Oui, le 15. Vous voyez, là ? quinze tiret zéro deux.
Je m'attardai encore quelques minutes à écouter des histoires de chiens. Mais je pensai à des bipèdes.
Il était trois heures quarante-cinq quand je quittai le parking. ¿ quelques mètres de l'entrée, un motard de la police dressait contravention à une infirmière, visiblement pour avoir traversé le boulevard hors des clous. L'infirmière paraissait furieuse. Le visage du policier restait impassible.
Sur Sunset, la circulation était bloquée par un accrochage entre quatre véhicules, avec en fond sonore les récriminations des conducteurs et les invectives lasses d'officiers de police. Il me fallut presque une demi-heure pour atteindre l'étendue verte et calme du boulevard dans Beverly Hills. Là
s'alignaient des demeures monumentales à toits de tuiles, perchées sur des collines artificielles gazonnées, aux portails rébarbatifs, avec ici et là un court de tennis et l'incontour-nable automobile allemande de luxe.
Je passai devant la propriété vaste comme un stade olym-pique autrefois dominée par la Villa Arden et que les herbes folles avaient maintenant envahie. Le gazon était desséché, les arbres décoratifs morts pour la plupart. Le palais de style méditerranéen avait un temps servi de gentilhommière à un cheik arabe d'une vingtaine d'années, avant d'être réduite en cendres par un pyromane resté inconnu. Peut-être une sensibilité artistique choquée par le style mauresque, ou un acte de pure xénophobie. quelle qu'ait été la raison de cet incendie, des rumeurs avaient ensuite circulé sur un possible frac-tionnement de la propriété pour construire des maisons plus modestes. Mais la crise immobilière semblait avoir calmé
ces ardeurs spéculatives.
quelques blocs plus loin on arrivait en vue du Beverly Hills Hôtel, bordé d'une collection de limousines blanches rallongées. Un mariage ou une opération de promotion pour un nouveau film.
En approchant de Whittier Drive je décidai de continuer.
Mais quand la pancarte de la rue devint visible je me surpris à tourner à droite pour remonter lentement la rue bordée de jacarandas.
La maison de Larry Ashmore se trouvait à l'extrémité
d'un bloc. C'était une b‚tisse en pierre à chaux construite sur trois niveaux, de style géorgien, sur un terrain d'au moins soixante mètres de façade. La demeure, assez massive, était dans un état impeccable. Une allée courbe en brique coupait dans une pelouse parfaitement plate et entretenue. Le jardinier paysagiste avait fait sobre et bien, avec une préférence pour les azalées, les camélias et les fougères hawaÔennes. Style géorgien agrémenté d'une touche tropicale. Un olivier au feuillage en cloche ombrageait une petite moitié de la pelouse, l'autre restant exposée à la caresse du soleil.
Sur la gauche de la maison, je repérai une porte cochère assez longue pour abriter derrière elle une des limousines que j'avais vues garées devant l'hôtel. Au-delà, j'aperçus la cime d'arbres décoratifs et les nuages rougeoyants des bougainvillées.
La crème de la crème. Même en tenant compte de la récession, l'ensemble valait encore au moins quatre millions de dollars.
Un seul véhicule était garé dans l'allée, une Oldsmobile Cutlass blanche vieille de cinq ou six ans. Pas de couronne mortuaire ni même de fleurs accrochées à la porte. Volets clos, aucun signe d'occupation. Le panonceau d'une société
de gardiennage était proprement fiché en bord de pelouse.
Je continuai sur quelques dizaines de mètres, effectuai un demi-tour et rentrai chez moi.
Mon service de répondeur téléphonique n'avait que des appels de routine à me communiquer. Rien de Fort Jackson.
Je contactai quand même la base et demandai le capitaine Katz. Il répondit rapidement.
Après avoir espéré que je n'interrompais pas son repas, je lui remémorai notre première conversation.
- Justement, j'allais vous appeler, répondit-il. Je crois avoir trouvé ce que vous demandiez.
- Magnifique.
- Une seconde. Nous y sommes : …pidémies de pneumonie et de grippe sur les dix dernières années, c'est bien ça ?
- En effet.
- Eh bien, d'après mes données nous n'avons eu qu'une seule vraie épidémie de grippe - un virus oriental - en 1973. Avant la période qui vous intéresse.
- Rien depuis ?
- Il semble bien que non. Et aucune pneumonie. Bien s˚r, nous avons eu notre lot de cas de grippe isolés, mais rien qu'on puisse qualifier d'épidémie. Et nos dossiers de santé
sont très bien tenus. En termes de contagion, le seul problème rencontré a été une méningite bactérienne. Vous savez sans doute quels ravages elle peut causer dans un environnement clos.
- J'imagine. Vous avez donc eu des épidémies de méningite ?
- quelques-unes. La plus récente il y a deux ans. Avant, nous en avons eu une en 1983, une en 1978 et une en 1973.
C'est presque cyclique, quand on y réfléchit. Il serait d'ailleurs intéressant d'étudier cette hypothèse pour voir si on peut dégager un schéma logique sur la périodicité de ces épidémies.
- Ces épidémies étaient sérieuses ?
- De celles que j'ai pu observer personnellement, seule celle de 1983 l'était. Plusieurs soldats en sont morts.
- Et les séquelles ? Lésions cérébrales, attaques inexpliquées ?
- Elles sont très probables. Je n'ai pas les données sous la main, mais je pourrais me les procurer. Vous envisagez de modifier votre protocole de recherche ?
- Pas pour l'instant. Simple curiosité.
- Oui, la curiosité peut avoir du bon. Du moins, dans le monde des civils.
Stéphanie possédait ses informations brutes. Je disposai maintenant des miennes.
Cindy avait menti sur la raison de sa réforme.
Peut-être Lawrence Ashmore avait-il découvert lui aussi certaines informations brutes. En voyant le nom de Cassie sur le registre des admissions et sur celui des réformes, il avait pu devenir curieux.
Pourquoi sinon aurait-il voulu consulter à nouveau le dossier de Chad Jones ?
Jamais il ne me le révélerait, mais son ancienne assistante pourrait peut-être le faire.
J'appelai les renseignements pour les zones téléphoniques 213, 310 et 818 et demandai le numéro de Dawn Kent Herbert. Sans résultat. J'élargis mes recherches aux zones 805, 714 et 619 avec autant de succès. Je contactai alors Milo à
Parker Center.
- Je suis au courant, pour l'homicide d'hier soir à
l'hosto, m'annonça-t-il d'entrée.
- Je me trouvais au Western quand c'est arrivé...
Et je lui racontai mon interrogatoire, la scène dans le hall et l'impression d'être épié alors que je quittais le parking.
- Sois prudent, mon pote. J'ai eu des messages sur ton Bottomley, mais il n'y a aucune trace d'appels pour violences domestiques à son adresse, et personne dans les archives qui puisse être son mari. Mais il y a bien une petite frappe enregistrée à son domicile : Reginald Douglas Bottomley, né en 1970. Ce qui fait probablement de lui son fils, ou un neveu dévoyé.
- que lui reproche-t-on ?
- Un max. La liste est assez longue pour cacher un panier de Magic Johnson au public. Le dossier de délinquance juvénile est inaccessible, mais ensuite tu as le choix : recel, vol à l'étalage, larcins mineurs, cambriolage, vol avec voies de fait, agressions diverses. En contrepartie, pas mal d'arrestations, quelques peines prononcées et un peu de prison, en majeure partie locale. J'ai mis sur le coup un pote inspecteur à Foothill, pour voir ce qu'il peut récolter. Mais dis-moi, quel rapport entre la situation familiale de Bottomley et la gosse ?
- Je ne sais pas au juste, avouai-je. Je cherche des facteurs possibles de stress chez Bottomley qui pourraient expliquer son comportement actuel. S˚rement parce qu'elle m'a un peu tapé sur les nerfs. Bien s˚r, si Reginald a mal tourné à cause de sévices infligés par Vicki, nous aurions une piste cohérente. De mon côté j'ai découvert quelque chose de réellement significatif. Cindy Jones m'a menti sur son motif de réforme militaire. Je viens d'appeler Fort Jackson, et il n'y a pas eu d'épidémie de pneumonie là-bas en 83.
- Et alors ?
- Elle a peut-être eu une pneumonie, mais ce n'était pas lors d'une épidémie. Or elle a insisté sur l'épidémie.
- «a semble un peu ridicule de mentir sur ce point, non ?
- Cela pourrait être un mensonge typique du syndrome de Munchausen. Ou alors elle essaie de couvrir autre chose.
Souviens-toi, je t'ai dit que cette histoire de réforme m'avait paru un sujet très sensible pour elle. L'officier de santé de la base m'a appris qu'il y avait bien eu une épidémie en 1983, mais de méningite bactérienne. Et c'est une affection qui peut entraîner plus tard des attaques. Ce qui nous donne un lien avec un autre organe fragile chez Cassie. En fait, elle a eu une crise d'épilepsie hier soir. A l'hôpital.
- C'est la première ?
- Oui. La première, mais Cindy en a été témoin.
- qui d'autre y a assisté ?
- Bottomley et l'infirmière de salle. Ce qui est intéressant, c'est qu'hier Cindy m'a parlé du fait que Cassie tombait malade à la maison pour se remettre très vite à l'hôpital.
Si bien que des gens commencent à croire que c'est la mère qui a des problèmes. Et quelques heures plus tard, nous avons des témoins oculaires et une confirmation chimique.
Les examens de labo ont révélé une hypoglycémie, et maintenant Stéphanie est convaincue que Cassie est réellement souffrante... Mais on peut provoquer l'hypoglycémie, Milo, par toute substance affectant le taux de sucre dans le sang, par exemple par une injection d'insuline. J'en ai parlé à Stéphanie, mais je ne suis pas s˚r qu'elle ait saisi l'allusion.
Elle est très excitée à l'idée de se trouver en présence d'un dysfonctionnement rare du métabolisme.
- Volte-face assez brutale, grogna-t-il.
- Je ne peux pas dire que je lui en veux. Après des mois à tourner en rond sur ce cas, elle est très frustrée. C'est un médecin, et elle a envie de pratiquer la médecine qu'elle connaît, pas de jouer à des devinettes psychologiques.
- Toi, en revanche...
- J'ai l'esprit tordu, je sais. Je dois te fréquenter depuis trop longtemps.
- Ouais... Je comprends ton intérêt pour le truc de la méningite, si c'est ce que la mère a eu. Des attaques pour tout le monde : telle mère, telle fille. Mais tu n'en es pas encore certain. Et si elle couvre autre chose, pourquoi aurait-elle abordé d'elle-même le sujet de sa réforme ? Pourquoi d'ailleurs t'avoir seulement dit qu'elle avait signé pour en baver ?
- Si elle est atteinte du syndrome de M˘nchausen, elle aurait tendance à me provoquer par des demi-vérités. Ce serait certainement très instructif d'avoir sous les yeux ses papiers de réforme, Milo. De savoir ce qui lui est vraiment arrivé en Caroline du Sud.
- Je peux essayer, mais ça va prendre un peu de temps.
- Autre chose. J'ai voulu consulter le dossier de Chad Jones aujourd'hui, mais il a disparu. Emprunté par l'assis-tante d'Ashmore en février, et jamais rendu.
- Ashmore ? Le toubib qui s'est fait buter ?
- En personne. C'était un toxicologue. Stéphanie lui avait déjà demandé d'éplucher ce dossier six mois plus tôt, quand elle a commencé à avoir des soupçons sur le cas de Cassie. Il s'est exécuté sans grand enthousiasme, apparemment : c'était un chercheur, il n'avait pas pour habitude de travailler avec des patients. Et il lui a dit qu'il n'avait rien trouvé. Alors pourquoi aurait-il fait prendre une nouvelle fois le dossier par la suite, sinon parce qu'il avait découvert un élément nouveau à propos de Cassie ?
- S'il ne travaillait pas avec les patients, comment était-il au courant pour Cassie, d'abord ?
- En voyant son nom sur le registre des admissions.
Celles du jour sont transmises quotidiennement à tous les médecins. En voyant le nom de Cassie à plusieurs reprises, il aurait fini par devenir curieux, assez pour décider de réétu-dier le dossier concernant le décès de son frère. Il était assisté d'une femme, Dawn Herbert. J'ai voulu la contacter, mais elle a quitté l'hôpital le lendemain de l'emprunt du dossier. Et maintenant, Ashmore se fait assassiner. Je ne veux pas ressembler à un obsédé des conspirations, mais c'est quand même bizarre, non ? Herbert serait peut-être en mesure d'expliquer un peu tout cela, mais il n'y a ni adresse ni numéro de téléphone enregistrés à son nom entre Santa Barbara et San Diego.
- Dawn Herbert, répéta-t-il. Herbert comme l'autre Hoover.
- Le nom complet est Dawn Kent Herbert. Comme pour le duc de...
- Super. Je vais essayer de trouver des traces avant de quitter le boulot.
- Je te remercie, Milo.
- Remercie-moi en nourrissant mon corps de sylphide.
Tu as des trucs comestibles chez toi ?
- Je crois, oui...
- Mieux, de la haute cuisine ? Je suis preneur. Des trucs bien riches, hors de prix, mais ce n'est pas grave : c'est toi qui régales avec ta carte de crédit.
Il arriva à huit heures, un carton plat et blanc à la main.
D'après le logo décorant le couvercle, pizza.
- De la pizza ? O˘ sont passées la haute cuisine et la note astronomique ?
- Attends de voir la facture...
Il alla déposer le carton sur la table de la cuisine, l'ouvrit et prit une part prédécoupée qu'il engloutit en deux bouchées, appuyé contre le comptoir. Puis il m'en donna une, en prit une deuxième pour lui et s'assit à la table.
J'examinai la part que j'avais en main. Un désert bosselé
de fromage fondu, avec ici et là un morceau de champignon, une rondelle d'oignon, du piment, des anchois, des tranches de saucisse et un tas d'autres douceurs impossibles à identifier.
- C'est quoi, ça ? De l'ananas ?
- Et il y a de la mangue aussi, et du bacon canadien et du chorizo. Mon pote, tu as dans les mains un échantillon d'une authentique pizza pogo-pogo de Spring Street. Le nec plus ultra de la cuisine consensuelle : un peu de chaque ethnie.
Une vraie leçon d'internationalisme gastronomique.
Il mangeait tout en parlant, ce qu'il faisait avec force pos-tillonnades.
- Un petit gars indonésien vend ça sur un stand près de Center. Les gens font la queue.
- Les gens font bien la queue pour payer leurs notes de parking...
- Comme tu voudras, fit-il en passant une main sous une autre part pour retenir le fromage fondu.
Dans le placard je trouvai des assiettes en carton et des serviettes en papier.
- Whoa, on sort la porcelaine de grand-mère !
gloussa-t-il en s'essuyant le menton d'un revers de main négligent. Il y a quelque chose à boire ?
Je sortis deux canettes de Coke du frigo.
- «a ira ?
- S'il est frais.
Il termina sa troisième part, ouvrit la canette et but longuement.
Je m'attablai et mordis dans la pizza.
- Pas mauvais.
- Milo est un as de la gastronomie à emporter. - Il but encore du Coke. - En ce qui concerne ta Miss Dawn K.
Herbert, pas de mandat ou de condamnation. Une autre vierge.
De sa poche il tira un morceau de papier et me le tendit.
Deux lignes y étaient inscrites à la machine : Dawn Kent HERBERT née le 13/12/63
1,70 m - 76,5 kg -yx marron - chvx bruns. Mazda Miata.
En dessous était notée une adresse sur Lindblade Street, à
Culver City.
Je le remerciai et lui demandai s'il avait appris quelque chose sur l'assassinat d'Ashmore.
- Non. «a ressemble beaucoup à une agression de barge. Rien de très exceptionnel à Hollywood.
- C'était le type à agresser, en effet. Il était riche.
Je lui décrivis sa demeure de North Whittier.
- Je ne savais pas que la recherche payait aussi bien, fit-il.
- Elle ne paie pas aussi bien. Ashmore devait avoir une autre source de revenu, ce qui expliquerait pourquoi l'hôpital l'a engagé à une époque o˘ ils se débarrassaient d'autres médecins et sabraient les crédits de recherche. Il a sans doute apporté dans son escarcelle une dotation.
- Il aurait acheté son poste ?
- «a arrive.
- Je voudrais te poser une question, dit-il. Sur ta théorie selon laquelle Ashmore serait devenu trop curieux. Depuis sa naissance, Cassie n'a fait qu'entrer et sortir de cet hosto.
Pourquoi aurait-il attendu février pour se mettre à fouiner dans les affaires des autres ?
- Bonne question. Attends une seconde.
Je passai dans le bureau-bibliothèque, et ramassai les notes que j'avais prises sur l'historique médical de Cassie.
Milo s'était rassis à la table, et je m'installai avec lui pour passer en revue les données.
- Nous y voilà, dis-je. Le 10 février. C'était la deuxième hospitalisation de Cassie pour troubles stomacaux. Le diagnostic indique une douleur gastrique d'origine inconnue, un état septique possible, le symptôme principal étant du sang dans les diarrhées. En lisant ça, Ashmore a peut-être pensé à
un empoisonnement bien précis. Sa formation de toxicologue a pu vaincre son indifférence.
- Pas assez en tout cas pour qu'il aille en parler à Stéphanie.
- C'est vrai.
- Il a donc peut-être cherché et n'a rien trouvé.
- Alors pourquoi n'a-t-il pas rendu le dossier aux archives ?
- Oubli par paresse. Herbert devait le faire, mais elle ne l'a pas fait. Elle allait démissionner et n'avait plus rien à
braire de la paperasserie.
- quand je la verrai, je lui poserai la question.
- Ouais. qui sait, elle te fera peut-être faire un tour dans sa Miata.
- Vroum-vroum, fis-je sans entrain. Rien de nouveau sur Reginald Bottomley ?
- Pas encore. Fordebrand - le type de Foothill - est en congé, j'ai donc d˚ contacter un autre gars qui le remplace. En espérant qu'il coopérera vraiment.
Il posa la canette de Coke. La tension crispait son visage, et je crus en deviner la raison. Il se demandait si l'autre inspecteur savait qui il était, et s'il daignerait seulement répondre au message laissé par Milo.
- Merci pour tout, dis-je.
- De nada.
Il agita la canette. Vide. S'appuyant sur la table des deux coudes, il se pencha vers moi.
- qu'y a-t-il ? demandai-je.
- Tu as l'air à plat. Sans jus.
- Il doit y avoir un peu de ça. Toutes ces théories, et le pauvre bout de chou n'est pas plus en s˚reté...
- Je comprends ce que tu veux dire. Le mieux est de rester concentré, et de ne pas trop s'écarter du sujet principal. C'est toujours le risque avec les affaires apparemment insolubles. Dieu ou plutôt le Diable sait que j'en ai connu ma part. Tu te sens impuissant, tu commences à te démener dans tous les sens et en fin de compte tu n'es pas plus avancé, seulement un peu plus vieux.
Il partit peu après et j'appelai la chambre d'hôpital de Cassie. Il était neuf heures passées et les appels directs aux patients étaient suspendus. Je dus m'identifier auprès du standardiste pour être connecté. Vicki décrocha.
- Bonsoir, c'est le Dr Delaware.
- Oh... que puis-je pour vous, Docteur ?
- Comment ça se passe ?
- Bien.
- Vous vous trouvez dans la chambre de Cassie ?
- Non, juste à l'extérieur.
- Au bureau des infirmières ?
- Oui.
- Comment va Cassie ?
- Bien.
- Elle dort ?
- Oui.
- Et Cindy ?
- Aussi.
- Rude journée pour tout le monde, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Le Dr Eves est passé récemment ?
- Vers huit heures. Vous désirez que je vous donne l'heure exacte ?
- Non, merci. Rien de neuf à propos de l'hypoglycémie ?
- Il faudrait le demander au Dr Eves.
- Pas de nouvelle crise ?
- Non.
- Très bien. Dites à Cindy que j'ai appelé. Je passerai demain.
Elle raccrocha. Malgré son hostilité, j'éprouvais un sentiment bizarre, presque corrupteur, de puissance. Parce que j'étais au courant de son triste passé familial et qu'elle ne le savait pas. Mais je me rendis compte que le peu que je savais ne me rapprochait pas plus de la vérité.
Ne pas trop s'écarter du sujet, avait dit Milo.
Je restai assis à la table de cuisine, tandis que la sensation de puissance s'évanouissait.
Le lendemain je me réveillai à l'aube, dans la clarté prin-tanière. J'allai courir plus de trois kilomètres, ignorant la douleur dans mes genoux et concentrant mes pensées sur la soirée avec Robin.
Ensuite je me douchai, donnai à manger aux poissons et pris enfin mon petit déjeuner en parcourant le journal. Rien de neuf sur le meurtre d'Ashmore.
J'appelai les renseignements et demandai le numéro de téléphone correspondant à l'adresse que Milo m'avait don-
née pour Dawn Herbert. Mais aucun n'était enregistré, et les deux autres Herbert habitant Culver City ne connaissaient aucune Dawn.
Je raccrochai, sans trop savoir si tout cela changeait quelque chose. En admettant que je la localise, quelle excuse emploierais-je pour la questionner sur le dossier de Chad ?
Je décidai de me limiter au travail que j'avais appris à
accomplir. Je m'habillai, accrochai le badge hospitalier au revers de mon veston et sortis. Sur Sunset, je tournai vers l'est et Hollywood.
En quelques minutes j'étais à Beverly Hills. Je passai devant Whittier Drive sans même ralentir. De l'autre côté du boulevard, quelque chose attira mon regard.
Une Cutlass blanche qui venait de l'est. Elle s'engagea dans Whittier et remonta jusqu'au bloc des 900.
Au premier carrefour je fis demi-tour. quand j'atteignis à
mon tour la grande demeure géorgienne, l'Oldsmobile était arrêtée dans l'allée, à l'endroit exact o˘ je l'avais vue hier, et une femme noire sortait du côté du conducteur.
Elle était jeune - la trentaine, à peine -, assez petite, et mince. Elle avait passé un pull-over à col roulé sur une robe descendant jusqu'aux chevilles, et portait des chaussures noires sans talon. Dans une main elle tenait un sac Bullock, dans l'autre un sac à main en cuir brun.
Sans doute une employée de maison, apportant quelques courses à la veuve éplorée d'Ashmore.
En se tournant vers la maison elle m'aperçut. Je lui souris.
Elle me jeta un regard étonné et approcha lentement, d'un pas court et léger. Je me rendis compte qu'elle était très jolie, avec une peau si sombre qu'elle en paraissait bleutée, un visage rond terminé par un menton volontaire, des traits nets et réguliers comme un masque nubien. Et de grands yeux vifs qui étaient braqués sur moi.
- Bonjour. Vous êtes de l'hôpital ? dit-elle avec un accent anglais qui signait une éducation soignée.
- Oui, répondis-je, un peu surpris avant de comprendre qu'elle avait simplement vu mon badge.
Ses iris avaient deux teintes de marron : acajou près du centre et noisette à la périphérie.
Et les bords de ses yeux étaient rougis. Elle avait pleuré.
Ses lèvres tremblaient un peu.
- C'est très gentil à vous d'être venu, ajouta-t-elle.
- Alex Delaware, dis-je en lui tendant la main par la vitre baissée de la portière.
Elle posa son sac de provisions sur la pelouse et me serra la main. La sienne était étroite, sèche et très froide.
- Anna Ashmore, se présenta-t-elle à son tour. Je ne m'attendais pas à voir quelqu'un aussi vite.
- Je ne connaissais pas le Dr Ashmore personnellement, mais je voulais présenter mes respects.
Elle laissa sa main retomber le long de son corps.
quelque part, au loin, une tondeuse à gazon démarra.
- Il n'y aura pas de service funèbre. Mon mari était un athée convaincu, dit-elle avant de pivoter vers la grande maison. Voulez-vous m'accompagner à l'intérieur ?
Le hall d'entrée constituait un ensemble imposant couleur crème, sur deux étages, dallé de marbre noir. Un escalier également en marbre et bordé d'une magnifique rambarde en cuivre ouvragé montait en courbe vers le second étage. A droite s'ouvrait une salle à manger spacieuse décorée de mobilier noir luisant de style Art Déco. La véritable employée de maison était occupée à le faire briller. Des úuvres d'art ornaient les murs derrière l'escalier, en un mélange réussi de peintures contemporaines et de batiks africains. Au-delà de l'escalier, un vestibule étroit se terminait par des portes vitrées révélant une carte postale califor-nienne : de la pelouse très verte, une piscine aux reflets argentés, des cabines de bains blanches derrière une colon-nade blanche ornée d'un treillis, des haies et des massifs de fleurs abrités du soleil par le feuillage d'arbres rares. Sur le toit en tuiles des cabines s'étalait une tache d'écarlate : la bougainvillée aperçue de la rue.
L'employée sortit de la salle à manger et débarrassa Mme Ashmore de son sac de provisions. La maîtresse de maison la remercia, puis désigna les portes ouvertes sur la gauche, par lesquelles on découvrait un salon deux fois plus vaste que la salle à manger.
- Je vous en prie, me dit-elle en me précédant dans la pièce et en allumant un interrupteur qui commandait de multiples lampes basses.
Un piano à queue noir trônait dans un coin. Le mur de droite était en grande partie composé de hautes fenêtres aux volets tirés ne laissant pénétrer que des lames de lumière. Le plancher en bois blond disparaissait sous les tapis persans.
Un plafond à caissons dominait des murs abricot auxquels étaient accrochés d'autres tableaux et tentures exotiques. Je crus reconnaître un Hockney au-dessus de la cheminée en granit.
La pièce était glacée et ponctuée de meubles qui semblaient tout droit sortis d'un magasin de design. Des canapés tendus de cuir italien blanc, un fauteuil Breuer noir, d'énormes tables en pierre de style peut-être postneanderta-lien et quelques autres en verre teinté bleu sur des pieds de cuivre entortillé. Une des tables en pierre était placée devant le plus grand des canapés. En son centre se trouvait un compotier en bois de rose débordant de pommes et d'oranges.
- Je vous en prie, répéta Mme Ashmore.
Je m'assis devant les fruits.
- Je peux vous offrir quelque chose à boire ?
- Non, merci.
Elle s'installa en face de moi, droite comme un I et silencieuse.
Le temps de venir jusqu'ici, ses yeux s'étaient emplis de larmes.
- Je suis désolé de ce qui vous arrive, dis-je.
Du bout de l'index elle essuya le coin interne de ses yeux.
- Merci d'être venu, répondit-elle.
Le silence déferla sur le salon, le rendant encore plus froid. Elle s'essuya de nouveau les yeux et croisa les doigts de ses deux mains.
- Vous avez une maison magnifique.
Elle eut un geste d'impuissance des deux mains.
- Je ne sais pas ce que je vais en faire.
- Vous vivez ici depuis longtemps ?
- Un an seulement. Larry la possédait depuis beaucoup plus longtemps, mais nous n'y avions jamais vécu ensemble auparavant. quand nous sommes arrivés en Californie, Larry a décrété que ce serait notre foyer.
Elle eut le même mouvement des mains, puis les laissa retomber sur ses genoux.
- Elle est si grande, c'est vraiment ridicule... Nous avions envisagé de la revendre... - Elle secoua la tête. - Je vous en prie, prenez quelque chose.
Je choisis une pomme dans le compotier et croquai dedans. Mon initiative parut la réconforter.
- D'o˘ veniez-vous ? demandai-je.
- New York.
- Et le Dr Ashmore avait déjà résidé à Los Angeles avant que vous vous installiez ici ?
- Non, mais il était déjà venu pour affaires. Il aimait acheter des propriétés, un peu partout dans le pays. C'était son... hobby.
- Acheter des propriétés ?
- Acheter, revendre. Investir. Il a même possédé une maison en France, un temps. Une très vieille b‚tisse, un ch‚teau. Un duc le lui a racheté et s'est vanté que le ch‚teau appartenait à sa famille depuis des siècles, ce qui a bien fait rire Larry. Il détestait ce genre de prétention. Mais il adorait acheter et revendre. ¿ cause de la liberté que cela lui procu-rait.
Je pouvais comprendre cela, ayant établi mon indépendance financière en profitant de l'élan immobilier au milieu des années 1970. Mais j'avais opéré à un niveau bien inférieur.
- L'étage est complètement vide, dit-elle.
- Vous vivez seule ici ?
- Oui. Pas d'enfant. Go˚tez une orange, je vous en prie.
Elles proviennent de nos propres arbres, derrière la maison.
Elles sont très bonnes.
Je m'exécutai, pelai la moitié du fruit et détachai un quar-
tier gonflé de jus. Le bruit de mes m‚choires au travail me parut produire un vacarme épouvantable.
- Larry et moi ne connaissons pas grand monde, dit-elle en niant inconsciemment son veuvage par l'emploi du présent.
Je me rappelai alors qu'elle s'était dite surprise que j'arrive aussi tôt.
- quelqu'un de l'hôpital devait passer vous voir ?
- Oui, avec le don. Le certificat de versement à l'UNICEF. Ils ont tout organisé. Un homme a téléphoné hier pour savoir si j'étais d'accord. Pour le don à l'UNICEF.
- Un dénommé Plumb ?
- Non... Je ne crois pas. C'était un nom plus long, à
consonance plutôt germanique.
- Huenengarth ?
- Oui, c'est ça. Il s'est montré très gentil. Il a eu des paroles très amicales sur Larry.
Son regard s'éleva jusqu'au plafond.
- Vous êtes bien certain de ne rien vouloir boire ?
- Un peu d'eau, alors. Ce sera très bien.
Elle acquiesça et se mit debout.
- Avec un peu de chance, le livreur de Sparkletts sera passé. L'eau a mauvais go˚t à Beverly Hills. A cause des minéraux. Larry et moi ne la buvons jamais.
Pendant son absence je me levai et inspectai les tableaux.
Le Hockney était bien un original, une aquarelle représentant une scène extérieure figée sous le verre. ¿ côté était accrochée une petite toile abstraite qui se révéla un De Koo-ning. Puis je découvris un Jasper Jones, une étude de drapé
de Jim Dine, un satyre et une nymphe dus à la plume de Picasso, et beaucoup d'autres que je ne pus identifier, intercalés avec des batiks figurant des scènes tribales ou des motifs géométriques, peut-être des talismans.
Elle revint porteuse d'un plateau ovale laqué sur lequel étaient posés une bouteille de Perrier, un verre vide et une serviette pliée en lin.
- Je m'excuse, il n'y a pas d'eau plate. J'espère que ceci vous conviendra.
- Bien s˚r. Merci.
Elle versa l'eau gazeuse pour moi avant de reprendre sa place assise.
- Belles úuvres, fis-je.
- Larry les achetait à New York, quand il travaillait au Sloane-Kettering.
- L'institut de recherche sur le cancer ?
- Oui. Nous y sommes restés quatre ans. Larry s'intéressait beaucoup au cancer, aux fluctuations du nombre de cas, comment le monde en était gangrené. Il était très préoccupé par le bien-être du monde.
Elle ferma les yeux une seconde.
- Vous vous êtes rencontrés là-bas ?
- Non. Nous nous sommes rencontrés dans mon pays, au Soudan. Je suis originaire d'un petit village du Sud. Mon père en était le chef. J'ai été éduquée au Kenya puis en Angleterre, car les grandes universités de Khartoum et Omdourman sont islamiques, or ma famille était chrétienne.
Le Sud est chrétien ou animiste. Savez-vous ce que cela signifie ?
- Des religions tribales ancestrales ?
- Oui. Primitives, mais très résistantes. Les Nordistes ont cette endurance en horreur. Pour eux, tout le monde doit embrasser la religion islamique. Il y a une centaine d'années, ils ont vendu les Sudistes comme esclaves. ¿ présent ils essaient de nous réduire en esclavage avec la religion.
Seul signe de nervosité, ses mains se crispèrent.
- Le Dr Ashmore faisait des recherches au Soudan ?
- Oui, pour le compte des Nations unies. Il étudiait le schéma de prolifération des maladies. C'est pour cela que Mr. Huenengarth a pensé que la donation à l'UNICEF serait appropriée.
- Le schéma de prolifération des maladies... Il faisait de l'épidémiologie ?
- En effet. De formation, il était toxicologue et spécialiste de la médecine environnementale, mais il n'a exercé
que brièvement. Sa vraie passion, c'étaient les mathématiques, et gr‚ce à l'épidémiologie il avait la possibilité de combiner les mathématiques et la médecine. Au Soudan, il a étudié la prolifération de la contagion bactérienne de village en village. Mon père admirait son travail, et il m'a ordonné
de l'aider pour les prélèvements de sang auprès des enfants.
¿ l'époque je venais juste de terminer mes études d'infirmière à Nairobi. - Elle sourit : Je suis devenue ´ la dame aux piq˚res ª. Larry n'aimait pas faire de mal aux enfants.
Nous avons sympathisé. Et puis les musulmans sont arrivés.
Mon père a été tué. Toute ma famille... Larry m'a emmenée avec lui dans l'avion des Nations unies, jusqu'à New York City.
Elle avait résumé cette tragédie personnelle d'un ton neutre, comme si les épreuves successives avaient engourdi sa capacité au chagrin. Je me demandai si cette fréquentation passée de la souffrance l'aiderait à supporter la disparition de son mari quand la douleur la frapperait de plein fouet, ou si cela aggraverait les effets.
- Les enfants de mon village... ont tous été massacrés quand les Nordistes sont arrivés. Les Nations unies n'ont pas levé le petit doigt pour empêcher ces atrocités, et Larry est devenu fou de rage. C'est alors qu'il a perdu ses dernières illusions. De retour à New York, il a écrit et a voulu voir des bureaucrates. Mais ils ont refusé de le recevoir. Sa colère a encore grandi, et il s'est renfermé. C'est à cette époque qu'il s'est mis à acheter.
- Pour passer sa colère ?
- Oui. L'art est devenu une sorte de refuge pour lui, docteur Delaware. Il disait que c'était le domaine le plus élevé o˘ l'homme pouvait trouver une place. Il achetait une nouvelle úuvre, l'accrochait, la contemplait des heures durant et parlait du besoin de nous entourer de choses sans danger pour nous.
Elle regarda autour d'elle et eut une moue désabusée.
- Et maintenant je suis seule avec tout ça, alors que la plupart de ces úuvres ne signifient rien pour moi. Des photos et le souvenir de sa colère. C'était un homme habité par la colère, M. Delaware. On peut même dire que c'est par sa colère qu'il a gagné sa fortune.
Elle remarqua mon expression perplexe.
- Veuillez me pardonner, je m'écarte du sujet. Je voulais faire référence à ses débuts, à ce qui l'a poussé vers le jeu. Il s'est mis à jouer au black jack, au craps, à d'autres jeux de hasard. quoique le mot jeu ne soit pas approprié, à mon avis. Il n'y avait rien de ludique dans sa façon de faire.
quand il jouait, il était dans son univers personnel, privé, il ne s'arrêtait même pas pour manger ou dormir.
- O˘ jouait-il?
- Partout. Las Vegas, Atlantic City, Reno, Lake Tahoe.
Ce qu'il gagnait, il l'investissait dans d'autres domaines, à la Bourse, en obligations.
D'un geste large elle balaya la pièce.
- Il gagnait souvent ?
- Presque toujours.
- Avait-il découvert une sorte de martingale ?
- Plusieurs. Il les avait créées avec l'aide de programmes informatiques de son cru. C'était un génie des mathématiques, docteur Delaware. Ses systèmes requéraient une mémoire extraordinaire. Il était capable d'additionner des colonnes de chiffres mentalement, comme un ordinateur humain. Mon père disait que c'était de la magie. quand nous avons fait les prélèvements de sang aux enfants, je lui ai demandé de les occuper en jonglant avec les chiffres. Ils étaient hypnotisés par ce qu'il leur montrait, et pas un ne sentait la prise de sang.
Elle sourit et couvrit aussitôt sa bouche de la main.
- Il croyait pouvoir continuer indéfiniment, dit-elle en relevant les yeux. A faire fortune sur le dos des casinos.
Mais ils l'ont repéré et l'ont interdit de jeu. C'était à Las Vegas. Alors il a pris l'avion pour Reno, mais ils avaient été
mis au courant là-bas aussi. Larry était furieux. quelques mois plus tard il est retourné au premier casino affublé d'une barbe et vêtu autrement. Il a misé plus gros et gagné encore plus.
Elle resta avec ce souvenir à l'esprit un moment, et un sourire évanescent passa sur ses lèvres. Parler semblait lui faire du bien, et l'aider à rationaliser ma présence.
- Et puis un jour il a tout arrêté. Le jeu. Il disait qu'il s'était lassé. Et il a commencé à acheter et revendre des propriétés... Il était très doué pour ça aussi... Je ne sais pas ce que je vais faire de toutes ces possessions...
- Vous avez de la famille ici ?
Je notai la crispation des mains.
- Non. Pas plus ici qu'ailleurs. Et les parents de Larry sont morts aussi. quelle ironie... quand les Nordistes sont arrivés en tuant femmes et enfants, Larry s'est planté devant eux et les a injuriés. Il les a traités de noms horribles. Ce n'était pas un homme très corpulent... L'avez-vous jamais rencontré ?
- Non.
- Il était de très petite taille, fit-elle avec un autre sourire attendri. Oui, très petit. Dans son dos mon père le sur-nommait ´ le petit singe ª, mais c'était affectueux. Un petit singe qui se prenait pour un lion. Au village, c'était devenu une plaisanterie, mais Larry n'y prêtait pas attention.
Peut-être les musulmans ont-ils cru qu'il était vraiment un lion. Jamais ils ne l'ont molesté. Et ils l'ont laissé m'emme-ner dans l'avion. Un mois après notre arrivée à New York, j'ai été dévalisée par un drogué en pleine rue. J'ai été terrifiée. Mais la ville n'a jamais fait peur à Larry. En plaisan-tant, je disais parfois que c'était lui qui faisait peur à la ville.
Mon petit singe féroce. Et maintenant...
De nouveau elle plaqua une main sur sa bouche, et détourna les yeux. Un long moment passa avant que je me décide à prendre la parole :
- Comment en êtes-vous venus à vous installer en Californie, si ce n'est pas indiscret ?
- Larry n'était pas heureux au Sloane-Kettering. Trop de règles et d'interférences politiques. Il a dit que nous devrions déménager en Californie et vivre dans cette maison. C'était la plus belle propriété qu'il avait achetée. Il estimait idiot que quelqu'un d'autre en profite pendant que nous vivions dans un appartement. Alors il a évincé le locataire, un genre de producteur de cinéma qui n'avait pas payé le loyer.
- Et pourquoi a-t-il choisi Western Pediatrics ?
Elle hésita.
- Ne le prenez pas comme une offense, Docteur, je vous en prie, mais il estimait que Western Peds était un hôpital... sur le déclin. A cause de ses problèmes de trésorerie. De la sorte, son indépendance financière signifiait qu'il aurait toute latitude de poursuivre ses recherches.
- quelle sorte de recherches poursuivait-il ?
- Comme toujours, il travaillait sur le schéma d'apparition des maladies. Je ne sais pas grand-chose sur le sujet.
Larry n'aimait pas parler de son travail. Il ne parlait pas beaucoup, d'ailleurs. Après le Soudan, les malades du cancer à New York, il ne voulait plus avoir affaire aux gens réels et à leurs souffrances.
- J'ai entendu dire qu'il était solitaire.
Elle eut un sourire très tendre.
- Il aimait la solitude, oui. Il ne voulait même pas de secrétaire. Il prétendait pouvoir taper plus vite sur le clavier de son ordinateur, alors à quoi bon ?
- Il avait pourtant des assistants de recherche, non ?
Comme Dawn Herbert.