Deuxième partie K

 

14 juin 1995

 

 

Bon Dieu. Des moustiques. Je campe au bord d’un étang à moitié secret, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de la ville. Il doit être minuit, mais je ne sais plus où j’ai mis ma montre et je viens de finir de lire le récit de Donald à la lueur de ma lampe à gaz. Cynthia m’en a donné les pages ce matin. Je crois que ce texte serait meilleur sans les commentaires de Cynthia qui l’accompagnent, mais si vous avez envie de la critiquer, vous avez intérêt à préparer vos munitions. Ce n’est pas qu’elle soit colérique, mais elle a toujours en réserve une douzaine d’arguments imparables pour vous expliquer qu’elle a raison, alors que vous pouvez seulement suggérer une ou deux petites choses tendant à montrer qu’elle a tort. C’est sans importance, car la lecture du récit de Donald est limitée au cercle familial.

D’habitude j’occupe une chambre située sur l’arrière de la maison de ma mère Polly, mais l’autre soir au Verling j’ai dragué une fille que je connaissais vaguement et elle a vomi sur le trottoir. Le lendemain matin j’ai oublié de passer ce trottoir au jet d’eau et Polly s’est transformée en sorcière. Dès qu’elle est en rogne, le timbre de sa voix change. Elle devient brusque, cassante. Je me rappelle très bien sa seconde voix avant le décès de mon père, quand ils se disputaient à cause de ses motos. Il prétendait avoir besoin de la moto pour « faire baisser la pression ». J’avais une dizaine d’années à l’époque, je ne comprenais pas cette expression ; et quand je l’ai comprise, j’ai pensé que mon père n’avait jamais subi la moindre pression. C’était un homme qui avait gardé bien serré le couvercle de la cocotte-minute pendant si longtemps qu’il ne restait plus rien à l’intérieur. Il ne m’a jamais emmené faire un tour sur sa moto, car selon lui c’était trop dangereux, et ça a fini par être le cas pour lui. Tous les samedis matin, quand le temps n’était pas trop exécrable, il partait dans un rugissement de tonnerre avec quatre ou cinq amis. Comme ma mère, il était instituteur dans une école primaire du South Side de Chicago. Ses copains motards et lui étaient tous des vétérans du Vietnam, marqués de manière indélébile par ce conflit.

Hier dans le jardin, je lisais à Donald le Narrative Journal de Schoolcraft. Cet écrivain a visité la région au cours des années 1820 et Donald apprécie ce qu’il appelle l’atmosphère « vieillotte » du livre. Au bout d’un quart d’heure, Donald s’est endormi sur le vieux canapé que j’avais hissé dans le jardin par la porte de la cave. Le petit husky ramené de Los Angeles par Clare était couché en boule près du cou de Donald. Cette chienne s’appelle Betty, elle n’est pas très avenante. À son arrivée avec Clare, il y a quelques jours, elle nous a tous examinés et a semblé décider que nous étions tous détestables, sauf Donald. Nous ne connaissons pas son pedigree mais Betty est une créature irritable. L’autre jour, elle a attrapé un très jeune rouge-gorge sous un buisson et elle l’a dévoré avant que Clare n’ait pu lui arracher sa proie. J’ai dit à Clare qu’elle était très séduisante avec son short bleu, quand elle rampait sous les buissons pour essayer de mettre la main sur sa chienne, laquelle avait un demi-rouge-gorge qui dépassait de la gueule.

« Je t’emmerde ! » a crié Clare.

Ce que Donald a trouvé très drôle.

Je pense désormais à Donald comme à un remorqueur. L’an dernier, durant les vacances de février, j’ai gardé un appartement new-yorkais, propriété de la vieille tante d’une ancienne petite amie. Cette femme, âgée de plus de soixante-dix ans, se faisait un sang d’encre pour sa collection d’œuvres d’art. Nous étions descendus chez elle à l’occasion d’un bref séjour à New York et elle s’était prise pour moi d’une amitié qui avait survécu à ma rupture avec sa nièce. Cette femme, juive, me rappelait néanmoins Marlene Dietrich dans ces vieux films dont je raffolais. Je suis toujours convaincu que la cuisse gauche de Dietrich dans L’Ange bleu est plus sexy que n’importe quelle photo émoustillante de Penthouse ou de Playboy. Bien sûr, ce film avait l’avantage de la voix de Marlene. En tout cas, cette merveilleuse vieille dame a la même voix que Jeanne Moreau. J’ai passé dix jours sans sortir de son appartement, tandis qu’elle assistait à un procès à Francfort où elle essayait de récupérer certains tableaux de sa famille, « déplacés » par les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale. La plupart de ces œuvres étaient désormais la propriété d’un roi de la saucisse alsacienne qui refusait de s’en séparer. J’ai reçu cinq mille dollars pour deux semaines passées dans ce spacieux appartement en compagnie de quelques Kandinsky, Tchelitchev et plusieurs dessins de Bakst pour le théâtre, sans oublier un Mary Cassatt très réussi. J’avais entièrement accès à une diversité improbable de menus de plats préparés, sur lesquels la propriétaire avait ajouté ses propres commentaires ; tous les jours à cinq heures j’étais remplacé pour trois heures par le frère baraqué du portier et j’en profitais pour marcher, car ma santé mentale dépend de la marche et de mon vélo (un vieux Schwinn à gros pneus), que je n’avais pas apporté à New York, de peur de me le faire voler. Dans cet immense appartement, je passais donc le plus clair de mon temps assis, à feuilleter des milliers de livres d’art, quitte à laisser tomber une dissertation semestrielle sur Wittgenstein comme source possible des adeptes de la déconstruction. J’ai aussi passé quelques heures derrière un vieux télescope braqué, derrière la baie vitrée du salon, sur l’East River et les bateaux, grands et petits, qui y naviguaient, les voiliers et autres embarcations. Ce qui me ramène au remorqueur, à sa forme trapue et à son immense puissance : il est lent à accélérer mais il manifeste alors une énergie irrésistible. S’occuper de Donald dans son état présent revient à comprendre enfin qu’il n’y a pas de miracle, hormis celui de notre existence. Comme son ancêtre, le premier Clarence, nous chevauchons un gros cheval vers l’est, et puis c’est terminé.

 

 

 

Réveillé à l’aube par le vrombissement des moustiques. En juin, la Péninsule Nord du Michigan est un élevage semi-tropical d’insectes. Je m’enduis la peau de lotion antimoustiques avant de partir en balade, tout en essayant de comprendre une phrase entendue en rêve : « Avant ma naissance, j’étais de l’eau. » J’ai décidé que c’était sans doute une image neuronale née du livre que je lisais, Processus fluviaux en géomorphologie. Je suis une sorte d’étudiant professionnel et on me laisse suivre de nombreux cours hétéroclites car je suis aussi l’homme à tout faire d’un doyen d’université très influent. Cette licence s’explique entre autres par le don que j’ai pour réparer les robinets.

Je rejoins la maison hantée avant l’heure du petit déjeuner. J’avais onze ans quand nous nous sommes installés à Marquette, mes nouveaux amis parlaient toujours de la maison de famille de Cynthia comme de « la maison hantée » et maintenant encore cette atmosphère de film d’horreur colle littéralement aux murs de cette vaste demeure. Quand j’y entre, Clare est déjà revenue de l’aéroport où elle est allée chercher son oncle David, arrivé très tôt de Chicago. David et moi prenons notre petit déjeuner dans le bureau avec Donald, qui réussit seulement à avaler un café, puis un eggflip avec une paille. Quand David raconte qu’il est tombé amoureux d’une serveuse au Red Garter Club du Hilton de l’aéroport O’Hare, Donald éclate de rire. Cynthia dit alors qu’avec les femmes David est une version adoucie de leur père. Chaque femme nouvelle est une contrée inconnue à découvrir, mais David n’a rien appris de tous les autres pays qu’il a déjà visités. Il ajoute qu’il leur prête toujours de l’argent pour entamer une nouvelle existence. Je connais déjà tout ça par cœur, bien sûr. Au petit déjeuner, David dit que plusieurs années d’enseignement au Mexique lui ont appris « la banalité d’Éros ». Que dire d’un homme qui multiplie ce genre de remarques ? Donald désire une explication claire. David tergiverse, puis s’en tire en déclarant que les problèmes des pauvres sont tellement énormes qu’ils ne s’intéressent plus à la sexualité.

« Conneries ! » proteste Donald.

Car tous les ouvriers de ses diverses équipes baignaient jusqu’au cou dans l’amour et le sexe, au point que ça lui rappelait la pire musique country. David explique qu’en fait il s’est plus ou moins désintéressé du sexe quand il enseignait aux pauvres.

« Alors tu ne tombes jamais amoureux au Mexique ? s’est étonné Donald.

— Si, de temps en temps », a fait David.

Nous avons tous éclaté de rire.

Lorsque Clare entre dans le bureau pour desservir notre table, elle fait remarquer que les deux chaussures de David ont beau être de la même marque et du même modèle, l’une est gris sale et l’autre beige.

« Comment est-ce possible ? » demande-t-il, vaguement agacé par le rire de Clare, qui ajoute alors :

« Finis tes œufs. »

Il s’exécute d’un air renfrogné, car de toute évidence il n’a pas très envie de terminer son assiette. Quand elle l’embrasse sur le front, il rougit. Elle m’a rapporté que, lorsqu’il vient ici, environ deux fois l’an, il se rend au magasin de vêtements Gertz’s et achète une demi-douzaine de chemises identiques pour éviter de décider comment s’habiller. Elle prend son oncle pour un « original », mais elle l’aime beaucoup. Sa chienne Betty entre dans le bureau, saute sur le lit près de Donald et gronde en regardant David.

« Joli chienne », dit-il.

On discerne chez David l’inévitable mélancolie due au mélange d’une grande intelligence et d’une existence de rentier. Ce ne doit pas être très drôle de se sentir toujours vaguement coupable de son argent. Clare a remarqué un détail presque incroyable, mais vrai : son oncle a quelque chose du sans-abri. Elle trouve qu’il ne semble jamais complètement à l’aise, sauf quand il est assis sur la véranda branlante de son chalet isolé, près de Grand Marais. Un jour, je lui ai proposé de réparer cette véranda et il s’est décomposé comme si j’avais l’intention de moderniser une cathédrale.

Clare et moi emmenons Donald à Presque Isle, mais il s’endort dans le fauteuil pliant que j’ai emporté. Donald aime bien s’asseoir sous un arbre, près des tombes de chef Kawbawgam et de sa fille. La vie de cet homme a couvert trois siècles, entre 1798 et 1901. Donald reste assis là et regarde le lac Supérieur comme s’il s’agissait d’un immense puzzle, puis sa perplexité l’endort. C’est une journée venteuse, le fracas des vagues qui s’écrasent contre le promontoire rocheux est répétitif, assourdissant. Clare est contrariée, car pendant notre petit pique-nique elle découvre que le milk-shake qu’elle a acheté à son père a tourné. Donald ne peut absorber que des liquides. L’autre jour, il m’a demandé de faire griller du porc au barbecue, simplement pour en humer l’odeur. Clare a dit qu’il est étrange de penser que le corps de Donald est en guerre avec lui-même. Ce matin, après le petit déjeuner, elle s’est installée près d’un massif de lilas à proximité du garage pour lire le récit de Donald. J’étais assis sur le banc du garage et je la voyais par la fenêtre. Elle levait parfois les yeux pour regarder le lilas, puis elle reprenait sa lecture. Maintenant, elle essuie avec un mouchoir la bave sur le menton de son père, qui sourit dans son sommeil.

« Tu as gardé tes salopettes ? » demandai-je.

Jusqu’à l’adolescence Clare tenait à s’habiller comme son père.

« Oui, bien sûr. J’en ai quatre, mais elles sont trop petites. Et puis j’ai toujours ma Osh Kosh préférée.

— Je sais ce qu’il va faire, dis-je en désignant Donald du menton et en prenant une bouchée de mon sandwich au corned-beef comme si la mort était une fiction.

— Moi aussi. J’ai passé une nuit entière à son chevet et il me l’a dit. Je n’ai rien trouvé à répondre. Ça le regarde. On ne peut pas lui donner le moindre espoir. Les gens parlent sans arrêt de la guerre contre le cancer, mais dans le cas de cette maladie la métaphore militaire ne marche pas : le diagnostic équivaut à une condamnation à mort. L’an dernier, le soir où maman m’a appelée, j’ai contacté un ami à la fac de médecine de l’UCLA et j’ai eu l’information que je désirais. Herald et moi, on est restés à parler jusqu’à l’aube. Comme tu sais, quand Herald est préoccupé, il prépare quelque chose à manger s’il a une cuisine sous la main. Mais c’est un très mauvais cuisinier. En tout cas le voilà au milieu, de la nuit en train de préparer un chili. Il pèse les steaks hachés, car la recette indique un kilo. Il laisse cent grammes de côté, et pour une fois je ne me suis pas moquée de lui. Et puis il dit : " Il n’y a plus beaucoup d’hommes comme mon père ", et nous avons tous deux fondu en larmes. C’est à ça que je pensais ce matin en lisant les aventures des trois Clarence : ce genre de type n’existe plus.

— Oui, moi aussi je croyais la même chose, mais je me suis dit qu’il suffisait de s’éloigner suffisamment des autoroutes pour trouver des gens à peu près semblables aux trois Clarence. Et puis je pense aux habitants d’autres parties du monde, ce que les gens cultivés appellent sans réfléchir le tiers-monde avant de passer de Bach à Springsteen et de boire leur bouteille de flotte à deux dollars, le budget alimentaire quotidien de la famille tout entière pour quatre-vingt-dix pour cent de la population mondiale, de même qu’une bagnole américaine coûte cinquante fois le revenu annuel de « quatre-vingts pour cent de…

— Oh, arrête, espèce de sale con ! » Clare a levé les yeux au ciel au point de les rendre presque blancs, ce qu’elle faisait aussi quand nous étions amants et qu’elle jouissait. Notre histoire s’est arrêtée il y a environ cinq ans, j’avais dix-neuf ans et elle dix-huit, car elle a senti que je désirais davantage sa mère Cynthia qu’elle-même. J’ai d’abord cru qu’elle avait rompu parce que nous sommes cousins, mais elle m’a annoncé : « Tu aimes ma mère plus que moi. » Et ç’a été fini. Clare ne tergiverse jamais. Lorsqu’on est avec elle, on a l’impression de marcher en équilibre sur la corniche d’un immeuble élevé. Quand elle dit quelque chose de glaçant, on est vraiment glacé.

« L’eau est si belle que j’ai du mal à croire que mon arrière-grand-père est mort là-bas. Le tien a trouvé la mort sous terre, le mien dans l’eau. »

Donald a fait un geste et Clare lui a tendu son milk-shake tiède. Il parlait en fait de mon grand-père, le père de Polly, blessé dans une mine de fer alors qu’il avait une trentaine d’années. Il n’est pas mort sur le coup, mais ensuite il a toujours rampé comme un crabe quand il essayait de marcher tout seul. J’étais un garçon difficile ; début juin, lorsque l’école fermait ses portes, ma grand-mère venait me chercher à Chicago et elle m’emmenait passer un mois à Iron Mountain. Nous prenions un car Greyhound, car l’avion dépassait son entendement. Je ne voulais pas y aller, mais dès que j’arrivais à Iron Mountain tout allait très bien et je crois que ces étés constituent la partie la plus agréable de mon enfance. Enfin, mon père m’emmenait parfois voir les matches des Chicago Cubs, mais son manque d’intérêt pour le base-ball était contagieux. Il gardait certes les yeux fixés sur le terrain, mais on sentait bien qu’il avait la tête ailleurs. Ce que je préférais, c’étaient nos visites à l’un de ses amis rencontré dans les marines, un mécanicien automobile italien doté d’une grande famille. Tous ces gens mangeaient, criaient et riaient. Ils avaient une fille de mon âge, Gaspara, mais elle était beaucoup plus musclée que moi. Elle me jetait sur un canapé et m’embrassait ; parfois, elle me faisait une clef au cou et m’étranglait à moitié tout en lisant une bande dessinée. Un jour, elle a exigé de voir mon pénis et, quand je le lui ai montré, elle a hurlé de rire avant de fondre en larmes. Malgré tout, j’étais très amoureux d’elle. Quand elle aidait ma mère à servir le dîner, elle me donnait une boulette de viande supplémentaire et si son frère la taquinait, elle lui tapait dessus, elle lui flanquait de vrais coups de poing, que ses parents faisaient semblant de ne pas remarquer. C’était à l’opposé de ce qui se passait chez nous, où mes propres parents corrigeaient souvent des copies pendant le dîner. Ma rebelle de sœur m’a dit : « Ils déjeunaient toujours en dehors de la maison. » Ce n’était pas exact, car Polly est une bosseuse acharnée, d’une méticulosité incroyable. Mon père, au contraire, dans ses vaines tentatives pour créer ce qu’il pensait être une vie normale après le Vietnam, a tout simplement exclu ce que la plupart d’entre nous considérons comme la réalité. Des années plus tard, alors que j’étais adolescent, Polly a jugé que j’avais assez de maturité pour qu’elle me confie qu’elle s’était sentie « broyée » par mon père, qu’après son mariage avec David elle avait désiré un homme ordinaire, le moins névrosé possible, et qu’elle avait comprit peu à peu que mon père avait passé tout son temps à « maquiller la réalité ». C’était un homme très intelligent qui a rejeté en bloc son intelligence pour essayer de ressembler à un type normal. Son père enseignait l’économie à l’université de Chicago, sa mère était traductrice des langues d’Europe centrale. C’étaient d’austères érudits claquemurés parmi leurs livres, et enfant je les ai seulement vus quelques rares fois. Je trouvais qu’ils dégageaient une odeur bizarre, et j’ai découvert par la suite que cette odeur était celle du sherry. Ils se sont installés à Londres avant que mon père ne se tue dans cet accident de moto, et ils ne sont pas revenus pour l’enterrement. Quand j’ai séjourné à Londres à l’occasion d’un voyage d’étudiants, Polly m’a demandé de leur rendre visite : ils se sont montrés polis et avenants. La femme âgée, que j’ai trouvée merveilleuse, c’était la mère de David, Marjorie. Polly et elle étaient restées amies, malgré le divorce d’avec David. Pour ma sœur et pour moi-même, elle a ouvert un compte chez Kroch & Brentano afin que nous puissions avoir tous les livres que nous désirerions. Elle nous invitait dans le salon Cape Cod du restaurant Drake, où nous mangions de la langouste. Naturellement, mon père n’aimait pas cette femme ; ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde, mon père tenait mordicus à la discrétion.

Quand Clare et moi avons commencé à passer du temps ensemble, j’avais douze ans et elle onze. Elle était plus grande que moi, elle portait une salopette à rayures bleues et blanches. Au bout de quelques minutes d’une promenade silencieuse jusqu’à la rivière St. Marys avec ses chiens, elle m’a dit :

« Tu es un drôle de numéro. »

Polly nous avait emmenés, ma sœur et moi, à Sugar Island, près de Soo, en visite chez Donald et Cynthia, Herald et Clare, et aussi pour participer à un pow-wow chippewa le lendemain. Nous sortions rarement de Chicago et ce pow-wow était ce que les jeunes d’aujourd’hui appellent « une superteuf ». Sans vouloir tout expliquer par ma petite taille, ces Indiens m’ont semblé vraiment balaises, parce qu’ils étaient vraiment balaises. Certains arrivaient en Harley, ils rejoignaient le vestiaire de l’école avec un sac, et ils en ressortaient en tenue d’apparat. Il y avait des groupes de percussions et plusieurs centaines d’Indiens qui dansaient en formant un cercle où la poussière s’élevait dans l’air chaud. Je ne savais pas quoi penser. Ma sœur, âgée de dix ans, s’est mise à pleurer et Polly l’a ramenée à la voiture pour lui expliquer ce qui se passait. Certaines personnes, dont Donald et Clare, dansaient dans leurs vêtements de tous les jours. Herald bossait sur un stand où l’on vendait des hamburgers et des hot dogs, qui n’avaient pas aussi bon goût que ceux de Chicago. Cynthia s’occupait de plusieurs bébés et de jeunes enfants pour que leurs mères puissent danser. Ma sœur s’est calmée, puis Cynthia nous a demandé de l’aider. J’avais un bébé sur chaque bras, des petits bébés tout bruns. J’ai trouvé Cynthia très belle. Elle avait mis au monde Herald et Clare avant d’avoir vingt ans, et à cette époque elle n’en avait pas plus de trente-cinq. En fin d’après-midi, alors qu’il faisait encore très chaud, je suis descendu vers la rivière avec Herald, Clare et quelques autres enfants, puis tous les gens présents se sont baignés nus. Tous se sont moqués de moi, car j’ai refusé d’enlever mon slip. Je vivais dans un autre univers. Tout le monde semblait pauvre, mais beaucoup plus vivant que dans mon univers de Chicago, à l’exception des amis italiens de mon père. Je me suis alors demandé pour de bon si les Indiens et les Italiens n’étaient pas apparentés.

 

 

 

Clare a donné nos derniers sandwiches à un chien errant, qui n’avait pas pour habitude de mastiquer trente-deux fois chaque bouchée comme jadis on nous avait bien recommandé de le faire. J’ai à moitié porté Donald dans la voiture, où il s’est promptement rendormi. Clare m’a dit que j’avais l’air plus musclé ; je lui ai répondu qu’à Ann Arbor j’avais fait de la gym cinq jours par semaine pour être capable de porter Donald.

« Tu es un type bien, conclut-elle.

— Tu m’as dit que j’étais un drôle de numéro.

— Oh, pour l’amour du ciel, c’était il y a si longtemps !

— J’aurais pu te dire que tu as les seins pointus.

— Évidemment, j’avais onze ans. Toi, tu n’as même pas retiré ton slip.

— J’avais peur de bander.

— De nos jours, les hommes ont toujours peur de ne pas bander.

— Toi tu m’as toujours fait bander.

— Je crois que je m’en souviens. Mais ma mère aussi te faisait bander.

— Je m’en suis jamais approché.

— Bien sûr que non. Tu as essayé ?

— Jamais de la vie !

— Mais tu débordais de lubricité, drôle de numéro. »

Elle m’a étroitement serré contre elle pour la première fois depuis cinq ans. Son corps m’a paru un peu plus potelé et j’ai senti mon cœur s’emballer. J’ai laissé ma main descendre jusqu’à ses fesses.

« Pas de câlin devant papa », dit-elle en s’écartant soudain, laissant ma main caresser le vide.

 

 

 

De retour à la maison hantée, j’installe Donald dans son lit, puis David me fait signe de le rejoindre dans la cuisine déserte où il prépare ce que je devine être une très médiocre sauce de spaghettis. Comme Herald, il ne sait pas y faire. Il me montre un livre qu’il a pris dans les étagères du bureau, il l’ouvre et en tire un flacon de pilules vétérinaires portant l’étiquette : « Gretchen. 2 par jour avec les repas. » Gretchen était une chienne bâtarde qui souffrait d’une arthrose carabinée et dont le seul talent consistait à attraper des poissons que les deux autres chiens lui volaient aussitôt. Elle s’en fichait. Faisant la fine bouche pour la nourriture, elle avait seulement envie de les attraper. Le husky nommé Bob dévorait une poiscaille de cinq livres en deux grandes bouchées convulsives.

« Je crois que Donald a des intentions douteuses, dit David en tenant dans une main le mystère limpide des comprimés et dans l’autre le livre aux pages évidées.

— Ça ne regarde que lui. »

J’ai éteint le gaz sous sa sauce, qui sentait le jus de tomate brûlé, puis je l’ai entraîné vers la porte de derrière pour une promenade.

On a du mal à croire que David et Cynthia, avec leurs personnalités radicalement différentes, puissent être frère et sœur, mais c’est aussi vrai, bien que dans une moindre mesure, de Clare et de Herald, ou encore de ma sœur et de moi-même. La notion de la personnalité est un concentré de points d’interrogation. Dans l’arrière-cour, en marchant vers l’allée, David s’est mis à marmonner que l’inquiétude née de la découverte de ces comprimés lui avait fait rater son somme de fin de matinée. Il fait trois siestes par jour afin de « repartir d’un nouveau pied » ; pour le taquiner, Cynthia lui objecte qu’il est toujours le même homme et que le monde n’a pas changé entre le début et la fin de son somme. David est capable de marcher toute la journée dans les bois qui entourent son chalet, mais à Marquette il vacille un peu comme s’il essayait d’accorder son corps et son esprit. Près du garage il pénètre dans le bosquet de lilas, puis il s’immobilise en son centre et me confie pour la vingtième fois que c’était une de ses cachettes préférées quand il était enfant et jeune homme. Il ajoute en blaguant que c’était aussi une planque formidable pour reluquer Laurie, l’amie de Cynthia, qui faisait souvent des exercices de gymnastique en bikini.

J’adore cet homme que je considère comme un de mes pères et que j’ai observé avec soin. Au début, je n’arrivais pas à le comprendre. Juste après notre départ de Chicago pour nous installer à Marquette, il m’a acheté un luxueux vélo de course, pour le prix absurde, selon moi, de sept cents dollars. Je l’ai revendu à un gosse de riches à la fac, puis dans un vide-grenier j’ai acheté un Schwinn à gros pneus en excellent état pour trente dollars, dissimulant mes bénéfices au cas où je désirerais m’enfuir à Iron Mountain pour y retrouver mon grand-père. J’avais besoin d’un vélo afin de rouler dans les bois, sur les chemins de terre et les petites routes gravillonnées, et à cette époque on ne voyait pas beaucoup de vélos tout-terrain. J’étais très inquiet à l’idée que David juge cette transaction ridicule, mais il n’a jamais rien remarqué. Il me voyait distribuer les journaux en ville et il était ravi que ce vélo me plaise.

Je n’arrêtais pas d’enquiquiner Polly à cause de toutes les rumeurs malveillantes colportées par mes camarades d’école sur la famille de David. Le monde n’est vraiment pas fait pour les écoliers de onze ou douze ans. Il inclut d’immenses vides concernant le sexe et la mort, l’alcool et le divorce, la guerre et le grand bazar de la politique mondiale. Les enfants surprennent des bribes de conversations entre leurs parents et à partir de là ils tentent de construire une réalité aussi gauche que difforme. Enfin, alors que je devais avoir quatorze ans, Polly m’a un jour demandé de m’asseoir et elle m’a parlé de la famille Burkett, tout en restant assez évasive sur les perversions sexuelles du père de David. Elle a insisté sur l’héroïsme de David et de Cynthia, qui avaient échappé à l’influence néfaste de leur père, même si je remarquais déjà que le succès de David dans cette entreprise était loin d’être total. Les enfants ont souvent des intuitions assez justes, mais leur point de vue est limité et fréquemment partial.

J’avais aussi beaucoup appris de mon grand-père à Iron Mountain, un homme qui avait été grièvement blessé dans une mine appartenant à la famille Burkett. Au cours du procès intenté ultérieurement par la caisse de compensation des mineurs, il fut établi que l’équipement minier qui lui avait écrasé les jambes était défectueux et mal réparé. Moyennant quoi, les opinions de grand-papa sur les Burkett ne concernaient pas les perversions sexuelles, l’alcool ni les délits financiers, qu’il qualifiait de « pipi de chat », mais la malfaisance ancestrale des Burkett dans le domaine des industries minières et forestières.

 

 

 

David et moi sommes descendus à pied jusqu’au port pour regarder les bateaux durant environ une heure, sans vraiment les voir. David était plongé dans une de ses méditations « d’un côté…, et puis de l’autre…» sur le suicide. Cet homme est un expert affolant de l’alternative pas vraiment constructive. Mon principal argument était que, dans le cas de Donald, on ne pouvait pas réellement parler de suicide : il était condamné à mort, il ne faisait qu’avancer la date fatidique.

« Je préférerais que ce soit moi, plutôt que Donald, conclut-il en contemplant une mouette comme s’il s’agissait d’un oiseau rarissime.

— Mais c’est pas toi, bon Dieu ! » Cette absurdité m’a soudain plongé dans une colère noire, puis Herald est arrivé en annonçant qu’il venait de nous repérer à la jumelle du sommet de la colline, par la fenêtre de la chambre du haut. Nous avons fait une pause pour observer une jolie fille se pencher sur le pont d’un voilier afin d’enrouler avec soin un cordage. Du suicide à la sexualité en un clin d’œil. David a posé la main sur l’épaule de Herald avant de lui dire :

« Nous sommes à peu près certains que ton père envisage de se suicider. »

Herald, qui regardait toujours la fille, a fondu en larmes. J’ai été stupéfait, car je ne l’avais jamais vu pleurer. Il s’est retourné et a levé le visage vers le ciel :

« Après votre départ à tous les deux, je suis resté un moment à son chevet. Tout son corps était saisi de crampes. J’ai pensé l’étouffer. »

Puis Herald s’est éloigné à grands pas et nous l’avons suivi en toute hâte, mais David traînait un peu la patte derrière moi à cause de sa mauvaise cheville.

Nous avons fini par boire un verre au Verling. J’ai avoué que, sur la demande de Donald, j’avais apporté quelques comprimés d’Ann Arbor. Chacun, face à Herald, était en proie à ses propres dilemmes intimes et s’efforçait en vain de s’accrocher à une froide logique. Notre silence en forme d’impasse émotionnelle a été brisé quand une jeune femme est venue nous saluer. C’était la fille qui avait vomi sur le trottoir derrière chez Polly. Elle était très séduisante, mais paraissait légèrement ivre. Incroyable, le nombre de jeunes femmes qui picolent de nos jours, alors qu’autrefois elles se contentaient d’un joint de marijuana. David lui a proposé de s’asseoir avec nous. Malgré sa résistance acharnée, il manifeste envers les femmes la même politesse agressive que son père, mais sans s’intéresser à celles que notre culture considère comme étant trop jeunes. Quand Cynthia se moque de son frère et de son rapport aux femmes, je proteste en lui rétorquant que je n’ai jamais rencontré un homme qui s’intéresse davantage « à toutes les femmes en général ». Il y a quelques années, je l’ai vu à Presque Isle étreindre une bibliothécaire assez potelée qui frisait sans doute la soixantaine. Il m’a aperçu au loin et adressé un signe de la main, puis il m’a ensuite raconté qu’adolescent il avait eu le béguin pour cette femme et qu’il la trouvait toujours aussi séduisante. Il a ajouté que l’intelligence de cette femme était son principal atout éro-tique.

Néanmoins, ce penchant avéré n’expliquait pas tout à fait ses attentions fascinées envers la jeune femme, selon moi une jolie petite cruche équipée d’un estomac défectueux. Elle possédait un sens de la réalité parfaitement étranger à tout ce que j’avais pu vivre jusque-là. Herald s’est levé avant de partir en manifestant un mélange de dégoût et de perplexité. Je l’ai suivi dans la rue.

« Nous ne devons pas empêcher papa de faire ce qu’il croit bon de faire », dit Herald en tournant à gauche plutôt qu’à droite, vers la maison.

Il se dirigeait vers la grande église catholique pour s’y asseoir un moment. La Mexicaine qu’il fréquentait à Los Angeles lui avait demandé de se convertir au catholicisme. Quand j’ai pris un air effaré, Herald a souri, puis déclaré qu’il n’avait absolument pas la moindre fibre religieuse, seulement quelques soucis d’ordre éthique. Nous avons traversé ensemble deux ou trois rues en direction de l’église et je me sentais très mal à l’aise. C’est une belle église, énorme et majestueuse, mais j’y avais vécu une expérience qui avait radicalement modifié le cours de mon existence.

C’était au début du printemps, j’étais en classe de première. Mon meilleur ami et moi faisions partie de l’équipe d’athlétisme, nous courions tous deux le huit cents mètres. L’entraîneur s’énervait quand nous finissions une course ex aequo. Nous étions des célébrités à l’époque : j’étais délégué de ma classe et lui l’arrière vedette de l’équipe de football, pas seulement à cause de sa rapidité, mais parce qu’il multipliait les feintes latérales avec tant d’adresse que les joueurs défensifs de l’équipe adverse ressemblaient à de parfaits crétins. Comme il était très beau, il y avait toujours une bande de filles qui roucoulaient autour de son vestiaire entre les cours. Les filles de première sortaient volontiers avec des garçons de terminale, et des garçons de première sortaient souvent avec des filles de troisième ou de seconde, même si un code non écrit stipulait qu’avec ces filles plus jeunes on n’allait pas « jusqu’au bout », on se contentait de câlins et de caresses appuyées. Eh bien, mon meilleur ami a fait l’amour à une fille de troisième dans le pick-up de son père, tout en buvant du schnaps à la menthe. Il m’a juré qu’il ne comptait pas la pénétrer, mais qu’elle s’était assise sur son outil. La fille est alors tombée enceinte. Ses parents étaient de droite et très croyants : avec l’aide d’un jeune avocat désireux d’en découdre, ils ont accusé mon ami de détournement de mineure. Il a cru qu’on le virerait de l’école et que sa vie était foutue. Il a volé le pick-up de son père et pris la fuite. Toute l’école était sous le choc : le héros avait mal tourné. Quelques-uns d’entre nous ont été bêtement excités par sa disparition. Deux soirs après son départ, il m’a téléphoné de Duluth pour me dire qu’il avait trouvé un boulot de saute-ruisseau et qu’il logeait dans un motel bon marché fréquenté par des marins, de l’autre côté du port, à Superior, dans le Wisconsin. Je ne devais en parler à personne et j’ai tenu ma langue. Une semaine plus tard, on a repêché son corps dans le port de Duluth. Un vieillard l’avait vu sauter d’un pont, mais il n’appela pas la police durant plusieurs jours, car il n’en croyait pas ses yeux. Un pêcheur déclara qu’il y avait du sang sur une plaque de glace à la dérive dans le port, un détail insupportable publié dans le journal local.

La messe funèbre avait eu lieu dans cette église et, lorsque j’ai regardé Herald y entrer, toute cette journée vieille de neuf années m’est revenue en mémoire. La fille enceinte et ses parents sont venus assister à cette messe et je me suis mis à les injurier dans la nef, devant des centaines de personnes. Plusieurs hommes m’ont fait sortir de force. J’ai pris mon vélo et j’ai roulé jusqu’à Sault Ste. Marie et Sugar Island sous la pluie glacée. Je suis resté chez Donald et Cynthia, j’ai refusé de terminer mon année scolaire malgré les appels téléphoniques quotidiens de ma mère, Polly : mais vers la fin de l’été, j’ai accepté de passer des examens de rattrapage. Polly avait trouvé cette solution parce qu’elle était prof dans le système scolaire. J’avais la ferme intention de ne plus jamais remettre les pieds à l’école, mais je n’étais pas couillon au point de vouloir briser à nouveau le cœur de ma mère, après le décès de papa quand j’avais dix ans. Lorsque David et Polly sont venus me voir en voiture, j’ai aussitôt filé par la porte de derrière pour aller me cacher. Clare savait que j’étais planqué dans les buissons, à l’endroit où l’on se baignait nu, mais elle ne l’a dit à personne. Un soir, très tard, Cynthia nous a surpris Clare et moi en train de nous caresser en sous-vêtements. Elle n’a rien dit, elle s’est contentée de lever les yeux au ciel. Pendant trois mois j’ai travaillé jusqu’à douze heures par jour avec l’équipe de chantier de Donald, ce qui a contribué à brûler ma fureur, mais ensuite je n’ai jamais réussi à redevenir ce qu’on appelle couramment un jeune homme normal. Donald est alors devenu à moitié mon père, à moitié mon ami.

 

 

 

Je ne suis pas rentré à la maison avant la fin de l’après-midi. J’avais rencontré deux vieux poivrots finnois de ma connaissance et l’un avait déclaré, en touchant ma coiffure mohawk :

« Je parie que les filles adorent frotter leurs fesses là-dessus. »

Ces deux septuagénaires buvaient force whisky pendant la semaine qui suivait l’encaissement de leur chèque de la Sécurité sociale, après quoi ils bossaient dans les jardins pour assurer la bière. Ils snobaient obstinément toute aide des services sociaux.

La maisonnée était en émoi, car Donald venait de refuser une tente à oxygène apportée par des infirmiers. À force de pleurer, Cynthia avait les yeux tout rouges. Clare et elle étaient assises en silence près de Donald, qui dormait en serrant contre lui la chienne Betty, laquelle a grondé quand du seuil de la pièce j’ai fait un signe de la main. Dans la cuisine, David était légèrement vexé, car Herald avait mis à la poubelle sa sauce pour les pâtes, avant d’en commencer une autre. Mais on sentait encore l’odeur âcre des tomates carbonisées. En les regardant tous les deux, j’ai pensé que nous avons tous du mal à admettre que la vie est différente pour chacun d’entre nous. Si je comprends bien sa maladie, l’esprit de Donald demeure parfaitement clair tandis que son corps se transforme en la carcasse desséchée d’un animal mort au bord de la route.

En dehors des universitaires, Herald et David sont sans doute les deux seuls êtres humains capables de se disputer à cause du génome humain tout en faisant la cuisine. David est tombé amoureux de cette idée : la nature essentielle de la puce est presque aussi complexe que la nôtre.

« Je trouve tes généralités répugnantes », lui oppose Herald.

Puis David s’en prend à la peur qu’ont les scientifiques de « l’image globale » :

« Pour Einstein, les chercheurs qui percent des dizaines de trous dans une mince planche de bois n’ont rien d’admirable. »

Clare entre dans la cuisine, goûte la sauce, mais sans se prononcer.

« Il manque quelque chose », dit-elle en m’enlaçant les épaules.

Cynthia entre à son tour, goûte la sauce et répète :

« Il manque quelque chose. »

Elle hache très vite et très fin quelques gousses d’ail, trouve un peu de basilic, jette le tout dans la casserole et remue. Herald ne supporterait pas que l’un d’entre nous touche à sa sauce, mais il ne peut s’opposer à sa mère. Personne ne résiste à Cynthia, pour autant que je sache. L’autre jour, quand le médecin est passé, elle l’a bombardé d’un flot incessant de questions.

Clare chuchote qu’elle a envie d’aller faire un tour.

 

 

 

Dans mon pick-up déglingué Clare tripote les cassettes, passe très vite des Grateful Dead à Los Lobos, pour finir par mettre une bande des Pink Floyd que nous écoutions autrefois ensemble.

« Je vais t’offrir un pick-up neuf pour Noël.

— J’en ai pas besoin. »

Cette conversation durait depuis des années.

« J’arrête de bosser comme costumière. J’ai pas envie d’habiller des gens pour un film que j’aimerais pas.

— Et que comptes-tu faire ?

— Si Herald se marie, je m’inscrirai en doctorat à Berkeley à l’automne. Il y a des années, oncle David m’a fait découvrir la géographie humaine. J’ai envie de savoir » pourquoi dans le monde entier les gens vivent à l’endroit où ils vivent. Et puis Herald ne peut pas se débrouiller tout seul.

— Alors, fini le cinéma ?

— Tu l’as plaqué avant moi. »

Je pense à ma vieille passion pour les films, que Clare a partagée avec moi dans notre adolescence, après le suicide de mon ami, autrement dit durant une période de grande instabilité. Tout a commencé avec ma mère, Polly. Dans ma jeunesse, elle pouvait à tout moment m’expliquer les faits et gestes de mon père. Je lui enviais cette lucidité. Bizarrement, lorsqu’à la fin de cet été-là je suis rentré à la maison après avoir vécu avec Donald et Cynthia, il me semblait avoir seulement l’esprit clair quand je regardais un film, dans une salle de cinéma ou à la télévision. Et puis aucun film n’était trop complexe pour moi. Je regardais Roy Rogers chanter pour des Indiens couverts de peintures de guerre, puis j’enchaînais avec La Source ou Le Magicien de Bergman, qui me mettaient vraiment la tête à l’envers. Pour moi, des acteurs aussi divers que Gary Cooper, Robert Ryan, Jack Nicholson et Robert De Niro avaient toujours l’air de très bien savoir ce qu’ils faisaient, même dans les pires circonstances. Moi qui après la mort de mon ami étais bourrelé de points d’interrogation, le cinéma me soulageait. J’avais toujours été curieux de tout ce qui existait sous le soleil, et le cinéma a beaucoup élargi le champ de ma curiosité. Clare et moi échangions des lettres plusieurs fois par semaine, où nous parlions surtout de cinéma ; quand je n’avais plus d’argent pour louer des cassettes, elle m’en envoyait. Après lecture du testament de leur grand-mère Marjorie, Herald et Clare ont reçu une bourse mensuelle « à des fins éducatives », et comme Cynthia ne leur a jamais réclamé le moindre compte sur l’usage qu’ils faisaient de cet argent, ils s’en sentaient responsables. Souvent, Clare et moi n’étions pas d’accord sur les films ; je me rappelle nos querelles à propos d’Arizona Junior de Joël Coen, du Dernier Empereur de Bertolucci. J’aimais beaucoup Gens de Dublin de John Huston, L’Insoutenable Légèreté de l’être de Kaufman, mais Clare détestait ces deux films. Elle avait un faible pour les films aux costumes somptueux, par exemple Les Liaisons dangereuses.

Pendant ce temps, Polly et David, qui formaient un couple en pointillé, s’inquiétaient de mon obsession. À cette époque, je trouvais chez eux très enfantin de refuser d’accepter l’absurdité chaotique de la vie. La vie est lente et je regardais des films pour savoir sans plus attendre ce qui arrivait ensuite. Je prenais même des notes pour savoir ce que les personnages pouvaient bien faire dans certains moments de leur vie réelle qu’on ne voyait pas sur l’écran. Souvent, les parents voient seulement ce qu’ils ont envie de voir. Polly n’a jamais appris que ma sœur Rachel et une amie à elle avaient vendu des polaroïds d’elles deux nues pour acheter de la marijuana. Clare m’a alors envoyé de l’argent et j’ai réussi à racheter ces photos compromettantes à une demi-douzaine de garçons surexcités. Avec deux de ces derniers, j’ai dû ajouter les menaces physiques à l’argent. Ma sœur se considérait comme un esprit libre et elle s’en fichait royalement.

« Pourquoi, me demanda-t-elle un jour, les garçons sont-ils toujours gênés quand on leur donne ce qu’ils demandent ? »

Une bonne question, selon moi.

Je suis alors devenu un peu bizarre, et je le suis sans doute resté. Quand j’étais en deuxième année à l’université du Michigan, j’avais un prof, un étudiant qui terminait son doctorat en anthropologie et qui figure parmi le Top 10 des personnes les plus malsaines que j’aie jamais connues. Il avait de nombreux « problèmes de substances », un euphémisme par lequel on désigne l’addiction aux drogues ou à l’alcool. C’était un type très brillant, à peine âgé d’une trentaine d’années, que les étudiants surnommaient « la tache ». Il sentait toujours la réglisse, car il buvait une bouteille de Ricard par jour. Il ne mangeait que des beignets et des cheeseburgers. Il pouvait parler pendant des heures du mystère de la personnalité, disserter sur le fait que parmi les milliards d’habitants de cette planète aucun n’avait le même aspect physique ou la même empreinte vocale que les autres. Un Hitler et une sainte Thérèse d’Avila pouvaient partager le même patrimoine génétique. Un jour que nous prenions un verre ensemble au Flood’s, je lui ai fait part de mon obsession pour le cinéma, ajoutant que désormais j’étais seulement capable de regarder des films espagnols, français et mexicains non doublés et sans sous-titres. Il a déclaré que dans la vie les visuels étaient parfois merveilleux, mais que la bande-son était inacceptable.

Alors que Clare et moi suivions un sentier vers mon camp, nous sommes tombés nez à nez avec une demi-douzaine de pingouins, un mélange d’écolos ramollos et de nazis bodybuildés, en tenues moulantes, sacs à dos bariolés et gourdes fluos. Les deux premiers, furieux et épuisés, semblaient ignorer l’esthétique de la nature. Quand nous nous sommes effacés pour leur laisser le passage, Clare a éclaté de rire et tous se sont renfrognés comme si elle était d’une insupportable grossièreté. Nous avons enfin atteint mon camp, avant de nous baigner dans l’étang où Clare a attrapé un gros serpent d’eau avant de le brandir vers moi comme un bâton. Le serpent en colère s’est enroulé autour du bras de la jeune fille, mais elle a réussi à l’apaiser avant de le laisser partir à la surface de l’eau.

Nous avons mis de la lotion antimoustiques, puis nous avons fait l’amour dans la tente surchauffée, pour la première fois depuis cinq ans. Elle a longtemps pleuré à cause de son père, puis nous avons refait l’amour, après quoi nous avons parlé de la sexualité et de la mort, avant de très vite laisser tomber ces sujets. Un ami interne à la faculté de médecine de l’université du Michigan m’avait dit que les infirmières de chirurgie étaient très portées sur la chose, mais sans en tirer la moindre conclusion. Clare était devenue beaucoup plus agressive et je me suis demandé en passant qui avaient été ses amants.

« Tu te rappelles quand tu supportais seulement de voir les bandes-annonces des films ? »

J’avais pris un emploi de balayeur dans un cinéma de Marquette, simplement afin de voir les bandes-annonces. Le patron me prenait pour un cinglé complet. Je portais une vieille veste de l’armée, qui datait du service militaire de mon père, et je fumais des cigarettes sans filtre. J’étais en terminale au lycée ; j’avais beau avoir des A partout et bénéficier d’une bourse du mérite, Polly me houspillait sans arrêt. J’avais décidé de m’inscrire à l’université du Michigan parce qu’elle se trouvait tout près de Détroit et que j’étais accro à la fois à la musique mexicaine et au blues, et que la scène musicale de Détroit était formidable pour ces deux genres de musique.

« Pourquoi ne viens-tu pas vivre avec moi à Berkeley ? Tu serais pas obligé de bosser comme un malade pour gagner ta vie. »

J’y réfléchissais quand elle s’est endormie, en ronflant bientôt doucement à cause de ses allergies. Elle n’avait jamais bien compris que tous mes boulots successifs m’avaient permis de garder les pieds sur terre, alors que je devenais instable dès que je restais dans ma piaule avec mes chères études. Et puis, je ne bossais pas aussi dur qu’elle le croyait. Par exemple, j’emmenais un quinquagénaire confiné dans son fauteuil roulant à tous les matches de football et de basket locaux des Wolferine. Je prenais des sandwiches chez Zingerman et nous partions en virée. Il gagnait beaucoup de fric en Bourse et j’avais droit à cent dollars par match. Sur le trajet du retour vers sa maison luxueuse, dans le véhicule spécialement équipé pour lui, il m’interrogeait sur mes dernières aventures sexuelles. Pour éviter le côté scabreux de la chose, je lui racontais des histoires inventées de toutes pièces, dont l’une, centrée sur l’épouse d’un professeur, s’est étendue sur presque un an, comme un feuilleton. J’avais l’impression de décrire un film que j’avais inventé, plutôt qu’une nouvelle ou un roman. Il aimait les descriptions visuelles :

« Elle était rousse et boitait un peu. »

L’histoire de Donald n’avait guère besoin de fioritures, car elle possédait un contenu réel. Elle constituait ce que William Faulkner appelait « la viande crue sur le plancher ».

En regardant Clare, j’ai repensé à nos contacts depuis la fin de l’enfance et je me suis dit que j’avais peut-être eu trop d’influence sur elle. Je lui ai déclaré un jour que son oncle David, mon demi-beau-père, était toujours dépendant de son père décédé ; un soir où nous étions tous ensemble au restaurant, Clare s’est mise en rogne contre David et elle lui a sorti devant tout le monde qu’il était toujours dépendant de son père décédé.

« Clare, fit Polly, c’est dégueulasse.

— Clare, fit Cynthia, ne te comporte pas comme moi. »

David s’est pris le visage entre les mains et il est longtemps resté ainsi. Donald a réussi à détendre l’atmosphère en déclarant qu’à son avis la pomme était tombée très loin de l’arbre. David, de toute évidence, lui en a été reconnaissant.

Quand mon obsession du cinéma s’est calmée, je me suis dit que mon principal boulot dans la vie consistait à tout vérifier pour m’assurer que la réalité était bien conforme à l’idée que je m’en faisais. Curieusement, j’aimais rectifier mes préjugés. J’ai compris que le paysage change selon la direction dans laquelle on roule sur la route. Je devais simplement accepter le fait que de mauvaises choses arrivent à de braves gens et que de bonnes choses arrivent à de mauvaises gens. Mais j’étais toujours un enfant. J’ai blessé Polly en refusant de me rendre à la cérémonie de remise des diplômes du lycée. Ce matin-là, j’étais dans une épicerie pour acheter des provisions en vue d’une randonnée en solo dans les monts Huron, et soudain je suis tombé sur la fille engrossée par mon meilleur copain, avec un adorable bébé âgé, me dit-elle, d’un an et demi. Ce bébé a tendu les bras vers moi et je l’ai tenu dans l’allée de l’épicerie. Ce bébé avait les yeux verts de mon ami et je me sentais au bord des larmes. La fille a dit que sa famille avait déménagé à Newberry après la messe funèbre. Ses parents, poursuivit-elle, ne pouvaient pas entendre parler d’un avortement et ils se refusaient à faire adopter le bébé, car il risquait alors d’aller dans une famille non chrétienne. Elle a ajouté que tous les jours elle était désolée.

« Maintenant, avec ma ptite Sandra, j’ai tout ce qui reste de lui. »

Je l’ai regardée, puis j’ai baissé les yeux vers le bébé dans mes bras, qui tripotait mon prétentieux collier de prière tibétain.

« J’savais que vous étiez des meilleurs amis. »

Sa grammaire déficiente rendait la situation encore plus insupportable. Sous le coup d’une impulsion subite, je lui ai dit que, si jamais elle voulait échapper à sa famille, je m’occuperais financièrement d’elle et du bébé. Elle ne m’a jamais téléphoné.

En revenant des monts Huron, j’ai pris mon vélo Schwinn afin de rejoindre Sugar Island et de bosser pour Donald pendant l’été. David m’avait offert une voiture pour mon bac, une Vega rouge, mais je n’étais pas tout à fait prêt à conduire une voiture. Ma santé mentale dépendait de l’épuisement physique dû au vélo. Cet été-là, un jour qu’elles avaient fumé trop de joints et bu trop de bières, ma sœur et ses copines ont « emprunté » cette voiture et l’ont bousillée près de Champion. David l’a remplacée, mais j’ai échangé cette nouvelle voiture contre un pick-up Honda avant de quitter Ann Arbor. Quand David a découvert ce pick-up, il a été surpris mais n’a rien dit.

Cet été-là, peu après que j’ai commencé à travailler pour Donald, Clare et moi sommes devenus amants. Cynthia m’avait préparé une jolie chambrette dans la cabane à outils de Donald, derrière la maison. Il y avait un poêle à bois pour les nuits et les matins frais. À cette latitude, les jardiniers ont bien du mal à cultiver des tomates présentables. Une fois où je rendais visite à David près de Grand Marais, j’ai remarqué la présence de quelques flocons de neige dans l’air au milieu des feux d’artifice du 4 Juillet. Dès que Clare croyait ses parents endormis, elle se glissait furtivement jusqu’à ma cabane. J’avais dix-huit ans et elle dix-sept, mais la variété de nos ébats amoureux témoignait de notre précocité. Clare avait le côté pragmatique, terre à terre, de sa mère et elle s’est renseignée sur ce sujet comme pour une dissertation trimestrielle. Pas très bien cachés sous mon matelas, on trouvait des volumes comme La Joie du sexe et d’autres manuels pédagogiques inspirés des pratiques indiennes ou orientales. Par malheur, Clare s’est endormie une nuit, elle n’est pas rentrée à la maison et Donald nous a découverts en me réveillant à l’aube, vers cinq heures du matin, pour travailler.

« Je n’y crois pas ! s'est-il crié. Vous êtes cousins ! »

J’avoue que j’ai eu un peu peur. Clare s’est alors caché la tête sous le drap, sans piper mot. Donald est sorti de la chambre, puis il est parti dans son pick-up. Clare est allée parler à Cynthia, puis Herald m’a apporté une tasse de café.

« T’es dans la merde jusqu’au cou, mon pote », a-t-il dit en riant.

Clare et moi sommes partis pour Grand Marais dans la voiture de Clare et descendus dans un chalet pour touristes. Clare a passé beaucoup de temps à la cabine téléphonique proche de la station-service. Nous avons rendu visite à son oncle David dans son chalet isolé parmi les bois, au bord de la rivière. Une de ses petites amies était là, une poétesse maigrichonne prénommée Vernice, qui avait longtemps vécu en Europe. Malgré sa langue de vipère encore plus acérée que celle de Cynthia, elle m’a beaucoup plu. Je me suis rendu utile en réparant deux fuites sur le toit de David et en graissant la poignée de sa pompe, qui émettait un horrible grincement. Vernice était le premier cordon-bleu que je rencontrais de ma vie. Je crois que sa minceur s’expliquait par une sorte de maladie, mais elle ne s’est pas étendue sur le sujet. David a senti que ma présence ici avec Clare avait quelque chose de bizarre, mais il n’a pas posé la moindre question. Parfois, les gens ne lui pardonnent pas ses excentricités, mais c’est un homme fascinant. Ma mère a tout fait pour chasser les idées noires de David. Il y a quelques années, pendant ses congés de printemps, elle lui a demandé de l’emmener à Hawaii, mais il a détesté cet endroit.

« Les gens qui ont un travail absurde prennent des vacances absurdes », me confia-t-il.

Enfin, après trois jours de suspense, Cynthia est arrivée pour nous annoncer que Donald s’était calmé. Elle nous a demandé de garder secrète la nature sexuelle de notre relation, car Donald était considéré comme un aîné de la communauté et, même si nous n’étions pas cousins par le sang, certains y verraient un inceste. À notre retour, Donald avait décidé de faire comme si rien ne s’était passé. Nous avons donc gardé notre secret, allant jusqu’à éviter de nous tenir par la main en public.

 

 

 

Quand nous sommes revenus de mon camp, Herald était furieux parce que nous avions raté le dîner. Clare a réchauffé deux portions et nous avons écouté l’analyse que David a faite de la sauce. Bien que cuisinant très mal, il adore relire à voix haute des passages du livre de McGee sur la science culinaire. Tout le monde semblait de bonne humeur, car Donald jouait avec la chienne, son rire transformé en croassement par un rétrécissement de la gorge. Herald annonça que leur oncle Fred venait d’appeler de son zendo d’Hawaii et qu’il désirait venir en visite avant le décès de Donald, mais Cynthia lui avait rétorqué « S’il te plaît, ne fais pas ça », peu désireuse d’ajouter au chaos général. Tout en mangeant, Clare grattait ses nombreuses piqûres de moustiques. Cynthia a apporté une lotion à la calamine, en disant pour nous taquiner que nous avions dû « faire la bête à deux dos parmi les fougères comme au bon vieux temps ». Vexée, Clare s’est écriée :

« Mère ! »

Cynthia a toujours fait fi des conventions. Je veux dire, elle se comporte en dame de haute naissance, comme sa propre mère, mais au restaurant elle est capable de repousser son assiette et d’annoncer à la serveuse que son plat avait toute la saveur d’une crotte de chien. Cynthia me tire à part et me dit que nous devons parler. Aussitôt mon ventre se crispe. L’odeur de la lotion antimoustiques de Clare me rappelle ma grand-mère à Iron Mountain qui m’enduisait la peau de ce truc.

Nous descendons la colline jusqu’au poste des gardes-côtes proche du brise-lames du port. Nous nous asseyons sur un banc et fumons une cigarette. Cynthia en fume seulement trois par jour, une après chaque repas. J’ai la gorge un peu serrée quand je suis seul avec elle, je ne réussis pas à trouver ma voix normale. Il en va ainsi depuis l’enterrement de mon père quand j’avais dix ans et qu’elle m’a longtemps serré contre elle. J’ai alors décidé que je l’aimais, avec le romantisme absolu et irrationnel d’un garçon de dix ans.

Nous parlons de ce qu’elle appelle « le projet », dont l’échéance se rapproche douloureusement. Elle passe presque toute la nuit auprès de Donald, il parle plus aisément dans l’obscurité. Il est presque prêt. Donald croit que Dieu se trouve dans tous les êtres vivants, les humains, les insectes, les oiseaux, les animaux, les microbes, et que la terre et ses montagnes, les plaines, les lacs et les rivières font partie de Son corps. Les fleuves et les cours d’eau sont des vaisseaux sanguins. Un jour, il m’a demandé si j’avais remarqué que les éclairs ont la même forme que les systèmes fluviaux. Je l’avais en effet remarqué. Ainsi, Donald veut être enterré nu et sans cercueil. C’est bien sûr illégal, mais on s’en fiche. L’autre petit problème, c’est qu’il souhaite être enterré au Canada, au nord de Soo, là où il a passé trois jours et trois nuits sous le ciel, sans boire ni manger. J’étais avec lui quand il a choisi l’emplacement de sa tombe, à environ huit cents mètres de l’endroit de sa « veillée ». Il refuse de prononcer le mot Anishinabe. Il m’a proposé de l’essayer un jour, mais je lui ai rétorqué que j’étais blanc.

« Tu es humain », dit-il alors en éclatant de rire.

Cynthia parle de logistique et j’essaie de la calmer de mon mieux. Herald et moi irons là-bas un jour plus tôt pour creuser la tombe, après quoi elle arrivera avec David, Clare et Donald. Polly croit qu’elle ferait mieux de ne pas y aller, même si elle a toujours été très proche de Donald et de Cynthia depuis qu’elle est revenue vivre dans le nord avec nous.

À onze heures du soir environ, il fait presque nuit, car nous sommes tout proches du solstice. Le lac Supérieur est d’huile, de rares voiliers rentrent au port à moteur. Nous n’avons pas parlé depuis longtemps et elle me tient la main, ce qui fait grincer mes pauvres neurones. Je suis si gêné par le caractère inapproprié de mes émotions que mon visage se met à transpirer. Elle devine mes pensées et ôte sa main.

« Pourquoi m’aimes-tu ? me demande-t-elle d’une voix dure. Je trouve cela irritant. Pourquoi ne pas te contenter d’aimer Clare ? »

Je ne peux rien répondre. Elle traverse la rue, gravit la colline, disparaît dans l’énorme tunnel obscur des frondaisons. Épuisé, je somnole sur le banc, mais suis soudain réveillé par le souvenir de ma sœur qui montait sur la moto avec mon père. Chez nous elle se mettait souvent à hurler et elle ne s’arrêtait pas avant qu’il ne l’emmène faire le tour du pâté de maisons, prouvant ainsi l’efficacité des cris. Elle a toujours été comme ça avec nos parents : elle visait tout de suite la gorge.

J’ai marché au bord de l’eau vers la maison de Polly, mais la voiture de David était garée devant. Je n’ai pas voulu interrompre ce qu’il leur tenait à cœur de faire. Dans le rectangle de lumière jaune de la salle à manger, je les ai vus attablés devant un verre. Voilà ce qu’il me fallait, j’ai remonté la colline, mais la grande maison était entièrement obscure, hormis une faible lueur dans le bureau, où j’ai aperçu Cynthia assise au chevet de Donald. J’ai traversé la cour jusqu’à l’allée où mon pick-up était garé dans un massif de lilas. Il y avait un mot coincé sous mon essuie-glace et j’ai rejoint l’atelier sombre, où Clare dormait sur le très vieux canapé en cuir. Mes yeux se sont peu à peu habitués à l’obscurité, il y avait une faible lumière qui entrait par une fenêtre et venait de la lampe qu’un voisin avait laissée allumée dans sa cour. J’ai décidé de laisser Clare dormir un moment. Il y a un joli petit appartement à l’étage, mais il n’a jamais été occupé depuis le départ définitif de Jesse, le bras droit de M. Burkett, un Mexicain. Clare m’a raconté une partie de l’histoire : son grand-père a violé la fille adolescente de Jesse. Il y a des années, chez Cynthia, j’ai vu une photo de cette femme ravissante, Vera. Clare m’a raconté que, lorsque Herald et elle avaient un peu plus d’une dizaine d’années, ils ont profité des vacances de printemps pour partir à Veracruz avec Cynthia afin de rendre visite à Vera. Clare m’a dit qu’elle avait eu une légère grippe, mais que Herald avait adoré cet endroit et que ce voyage expliquait sans doute la prédilection de Herald pour les jeunes Mexicaines. Malgré la chaleur de Veracruz, me raconta Clare, elle avait des frissons de fièvre et ce qu’elle préférait, c’était de rester assise sur le balcon de l’hôtel et de regarder les énormes navires qui entraient dans le port et en sortaient.

Assis dans l’obscurité, je suis très troublé à l’idée que j’aime davantage Cynthia que Clare. Dieu, comme le destin affectionne les blagues ! disait-on autrefois. Ce serait mieux autrement. Mais les hasards de l’amour ont souvent de quoi provoquer la colère. Je l’ai bien vu chez ma mère quand elle m’a parlé en détail de son mariage avec David. Comment peut-on continuer d’aimer quelqu’un qui vous rend aussi malheureux ? L’an dernier, David m’a confié que, du temps où il était marié avec Polly, elle lui avait dit que c’était comme d’être mariée à cinq personnes en même temps.

Il m’a semblé avoir eu quatre pères. Mon premier père, mort dans cet accident de moto, puis mon grand-père, qui à quatre-vingt-cinq ans réside dans une maison de retraite d’Iron Mountain et ne me reconnaît plus, puis Donald, qui va bientôt disparaître de la surface de la terre. Le dernier étant David, qui a été là avant Donald, mais sans avoir la moindre influence notable, avant que je ne craque en deuxième année de fac. Il se considérait comme un spécialiste de la dépression, et je crois que c’en est un. J’étais un étudiant tout à fait sérieux, mais j’avais remarqué avec stupéfaction que tous mes cours traitaient de minuscules parcelles de grands sujets dont mes émotions désiraient avoir une image complète. À quoi bon étudier la littérature anglaise du dix-septième siècle alors que la poésie chinoise de la dynastie T’ang était tellement plus belle ? Ce genre de chose. Ma vision du monde était un puzzle de dix mille pièces, uniformément beige.

David a considéré mon tourment d’un point de vue radicalement différent. Il est arrivé à Ann Arbor, où je venais de passer deux semaines sans quitter ma petite chambre située à l’écart du campus. Il a frappé à la porte et dit :

« Cette piaule est un trou merdique. »

Puis il est parti. Une heure plus tard, il m’avait trouvé une grande pièce qui faisait face au sud, chez une vieille dame. C’était la veuve d’un professeur, le loyer était assez élevé, même si le contrat de location stipulait que je devais m’occuper d’une partie de l’entretien de la maison. Nous avons déménagé mes quelques affaires, avant de rejoindre l’aéroport de Détroit et de nous envoler pour Tucson. Voilà, nous avons marché dans le Cabeza Prieta, une vaste région du désert de Sonora, près d’Ajo, puis dans les montagnes boisées situées plus loin vers l’est, le long de la frontière mexicaine, pendant un total de dix jours. Au début j’avais l’impression de voir le monde comme s’il se trouvait au bout d’un tunnel noir, un phénomène typique de la dépression, et à la fin j’ai retrouvé une vision à peu près stéréoscopique. Nous avons même visité un petit village nommé Portai, où à en croire David l’écrivain Vladimir Nabokov passait ses étés à chasser les papillons. Nabokov constituait pour David une passion littéraire que lui avait inculquée sa petite amie Vernice. Je ne comprenais rien à son engouement pour cet écrivain qui me semblait incompatible avec David, mais il me disait qu’il aimait lire Nabokov parce qu’il appartenait à un autre monde, et quand le sien menaçait de l’étouffer, Nabokov, comme James Joyce, lui offrait une évasion.

David ne m’a pas dit grand-chose sur la dépression. Pour lui, l’une des maladies les plus graves de notre culture c’était que trop peu de gens avaient accès à un travail plein de sens. Il m’a dit que, de toute évidence, je ne croyais pas que mes études universitaires étaient un travail plein de sens, mais il y avait certainement moyen de leur donner du sens : je devais suivre ma propre curiosité plutôt que les prescriptions des programmes universitaires destinées à me transformer en fourrage humain pour l’économie. Il croyait aussi que je devais marcher deux heures par jour, car le rythme primitif de la marche avait tendance à ravir l’esprit. Bizarrement, quand j’ai enfin émergé de cette torpeur, je n’ai pas compris comment j’avais failli m’y noyer. Néanmoins, j’ai négligé un indice prémonitoire d’autres dépressions mineures qui devaient suivre, quand dans l’avion qui nous ramenait de Tucson à Détroit David m’a conseillé d’éviter autant que possible la camelote clinquante de notre culture. Il a dit que c’était déjà assez difficile de vivre avec ce que nous savons, sans se perdre dans cette camelote. Un an plus tard, quand j’ai rendu visite à un ami à Los Angeles, j’ai commencé de comprendre les paroles de David. Pour défendre LA., je dirais que cette ville n’est pas fondamentalement plus clinquante que nos autres métropoles, simplement elle est plus visible, elle occupe davantage de surface. À New York, les successions grandioses d’énormes gratte-ciel nous disent : Je suis une ville sérieuse, dans mes immeubles des gens sérieux font des choses sérieuses, même si dans une grande bâtisse cinq mille personnes s’amusent tout bonnement à titiller le marché boursier. À L.A. on a jeté aux orties toute illusion de sérieux. À l’université, lors d’un séminaire d’économie plutôt gauchiste, nous avons collectivement décidé que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des produits de notre culture étaient de la camelote, y compris des livres, des films, la télévision, l’art, les nouveaux produits culinaires, les discours politiques. Pareille conclusion fut momentanément bouleversante, car les douze étudiants sans exception étaient immergés jusqu’au cou dans cette camelote, et puis nous étions sans doute condamnés à gagner notre vie en achetant et en vendant cette camelote. Notre jeune professeur, un génie gay frais émoulu de Harvard, a trouvé nos conclusions très drôles, puis il a disparu en Europe après avoir passé un an à l’université du Michigan.

Au mois de juin suivant, quand je suis monté dans le nord pour passer l’été à bosser avec Donald, un travail physique dont ma santé mentale dépendait, l’épuisement a chassé mes idées noires, mais pas cette impression tenace que tout relevait d’une erreur originelle. L’année suivante, lorsque j’ai passé ma licence et qu’en guise de cadeau David m’a envoyé en France et en Espagne, j’ai plaint tous les jeunes intellectuels que j’y ai rencontrés, car pour les gens cultivés il était là-bas hors de question de travailler manuellement. Pour le meilleur ou pour le pire, j’étais le seul à savoir bâtir une maison. Cet été-là j’ai réparé un certain nombre de robinets, de toilettes et de plomberies d’évier pour des étudiants de la Sorbonne.

 

 

 

Je suis resté assis plus d’une heure en regardant Clare dormir et en égrenant mes pensées stériles. Je me suis senti sexuellement excité, impatient. J’ai rejoint le lit sur la pointe des pieds, je me suis agenouillé et j’ai remonté sa jupe. Je me suis mis à chanter Moon River, une chanson qu’elle détestait ; elle s’est alors réveillée avec un éclat de rire et, du pied, m’a poussé en arrière.

« Pas ici. Allons dans un motel. Et je n’ai plus envie de subir les moustiques de ton putain de campement. »

Elle a allumé le plafonnier et nous avons regardé l’assortiment des outils immaculés de Clarence, depuis longtemps défunt, accrochés aux murs et derrière le banc de travail, lequel était tout taché d’huile. Le tranchant affûté d’une binette brillait toujours. Donald accordait le même soin à ses outils que son père, Clarence. Quand il est tombé malade, il a donné ses outils et son affaire à son employé préféré, Clyde, un Finnois grincheux qui refusait d’arrêter de travailler durant la pause-café du milieu de matinée.

Après avoir éteint la lumière et quitté l’atelier, nous nous sommes agrippés l’un à l’autre pour ne pas trébucher dans la nuit, puis caressés. Je l’ai prise en levrette dans l’herbe et Clare n’a pas cessé de rire. Je n’ai pas tenu très longtemps : elle a dit qu’elle espérait mieux de ma part au motel. Clare reconnaît volontiers avoir de la chance, car elle jouit chaque fois qu’elle fait l’amour. Ensuite, elle dort souvent quelques minutes, puis elle se réveille pleine d’entrain et d’espièglerie.

Les spaghettis réchauffés par Herald ne nous ont pas suffi et sur le chemin du motel nous avons fait halte dans un bar pour manger un hamburger et boire une bière. Le barman nettoyait le gril et il a hésité d’un air irrité, mais Clare lui a proposé vingt dollars de pourboire en disant qu’elle mourait de faim.

« Tous les petits branleurs de votre espèce, ça s’éclate la tête et puis faut que ça bouffe un hamburger », dit le barman en refusant le billet de vingt dollars de Clare. « Offrez-moi plutôt un verre. » Il a rempli de bourbon la moitié d’un verre à eau, avant de le vider d’un trait. « Les Tigers et les Braves font chier. Tout fait chier, sauf ma copine. »

J’ai pensé que ce barman avait eu deux ans de plus que moi au lycée, ce qui lui en faisait aujourd’hui vingt-six. C’était un excellent défenseur au basket, mais le voici gros et plein de fiel.

Au motel, Clare a regardé sur ses genoux les taches d’herbe consécutives à notre récent rodéo. Elle s’est mise à parler de mon grand-père à Iron Mountain, ce qui repoussait d’autant nos ébats programmés. Quand j’ai emmené Clare pour qu’elle fasse la connaissance de mes grands-parents, l’affection de Ted, le père de Polly, envers Clare m’a étonné. Après l’accident minier qui l’avait rendu infirme, Ted était devenu l’homme le plus têtu que j’aie jamais rencontré ; mais sa femme Nelmi affirmait qu’avant l’accident c’était déjà un âne rouge. Il s’est montré courtois avec Clare, à l’exception d’une seule colère dirigée contre l’article de David publié dans le journal, sur sa famille ainsi que l’histoire des industries minières et forestières. Ted se demandait comment David pouvait bien connaître quoi que ce soit, puisqu’il n’était jamais descendu au fond de la moindre mine, ni n’avait coupé un seul arbre de sa vie ! De toute évidence, David avait toujours été « à côté de la plaque ». Le vieux Ted continuait de parler de Polly comme de sa « petite fille ». Clare a passé des heures avec lui à regarder sa collection de pierres et de minerais divers. Elle avait bien aimé ses cours de géologie à l’université du Michigan d’Ann Arbor, où Herald et elle avaient passé leur licence.

Maintenant, au motel, nue hormis un slip et un soutien-gorge séduisants, elle grattait ses genoux tachés d’herbe en disant qu’elle désirait rendre visite à Ted à la maison de retraite. Je lui ai objecté qu’il ne la reconnaîtrait pas. Elle n’a guère été convaincue.

« J’espère tomber enceinte, dit-elle en détournant le regard pour s’intéresser à la gravure accrochée au mur : un âne aux yeux tristes, au cou entouré d’une guirlande de fleurs.

— De moi ? fîs-je d’une voix presque haletante.

— De qui d’autre ? » Elle a souri.

« Tu aurais pu me demander mon avis. » J’essayais en vain de trouver l’attitude adéquate.

« Pourquoi ? C’est pas toi l’essentiel. J’en ai parlé à papa cet après-midi, ça l’a rendu si heureux qu’il en a pleuré. Je veux dire, je sais pas si je suis enceinte, mais je lui ai annoncé que je l’étais. Il a toujours désiré des petits-enfants. J’ai dit que, si c’est un garçon, je l’appellerai Clarence, à cause du père de papa, et que si c’est une fille, il y aura une autre Cynthia sur cette terre.

— Bon Dieu, il ne verra même pas ce bébé.

— Mais si. Dans sa religion on reste environ un an sur la route fantôme, après quoi il faut organiser une cérémonie, jeter du tabac dans le feu et laisser son esprit partir pour l’autre monde. Il a dit que nous pouvions toujours l’aimer, mais que nous devions le laisser partir.

— Je sais pas quoi répondre. » Mon esprit venait de se transformer en un seau de boue. Clare était la femme la moins maternelle que je connaissais.

« Je ne te demande pas de m’épouser. J’honore simplement les désirs de mon père. »

Je me suis assis au bord du lit, en proie à un vide absolu. Je croyais la connaître parfaitement, mais maintenant je voyais bien que la surface ne montrait pas tout, et je me suis demandé ce que je risquais encore de découvrir.

« Cynthia est au courant ?

— Ça la regarde absolument pas. C’est entre nous ; mais à t’écouter, peut-être que toi non plus ça te regarde pas. J’ai de l’argent à moi. Je peux me débrouiller toute seule. Peut-être que tu devrais aller aux urgences de l’hôpital le plus proche et te faire soigner : t’as l’air sous le choc. »

Elle m’a écarté puis s’est mise au lit. J’ai éteint la lumière et pris sa place dans le fauteuil, nu, remarquant la manière dont la lumière de la lampe à vapeur de mercure sur le parking du motel traversait les lames des stores vénitiens et rayait le corps de Clare. Il faisait chaud, elle avait retiré son slip et son soutien-gorge, un rai de lumière tombait sur un de ses mamelons et sur sa toison pubienne qui, en temps ordinaire, auraient constitué un spectacle évocateur. Mais j’étais comme paralysé.

« J’essaie de tomber enceinte. Tu ne viens pas au lit ? me lança-t-elle en guise de plaisanterie.

— Tout de suite, chérie, dès que j’aurai pris la décision la plus importante de ma vie ! »

Deux souvenirs me plongeaient dans la confusion, un bon et un mauvais, ce dernier me revenant souvent en mémoire aux pires moments.

J’étais un garçon maigrichon de douze ans. C’était le mois d’août à Iron Mountain, mon grand-père et moi avions pris la voiture pour rejoindre un lac mitoyen du parc municipal de Crystal Falls, où il avait une barque en bois qui ressemblait fort à une épave. Il aimait pêcher là pour se faire une bonne poêlée de poissons, pendant que je ramais. Une fois le pick-up garé, je prenais son déambulateur sur le plateau du véhicule, puis je portais les cannes à pêche, la boîte de vers, un petit récipient en plastique contenant des accessoires, et il me suivait lentement avec le déambulateur. Les services sociaux du comté ont essayé de donner à Ted un de ces fauteuils roulants motorisés, mais Ted n’en a jamais voulu. Il affirmait « ne pas être vraiment un infirme », alors que c’était le cas. Il avait eu les deux jambes écrasées entre des wagons chargés de minerai de fer. Ce jour-là, il a trébuché en essayant de monter dans le bateau, son front a heurté le plat-bord, puis Ted a basculé en arrière dans l’eau. Il avait un peu de sang sur le sourcil gauche et il s’est mis à hurler :

« Merde, mes cigarettes sont mouillées ! Mes cigarettes sont mouillées ! Va m’en acheter, putain ! »

J’ai donc traversé le parc au pas de course pour rejoindre le centre-ville et une petite épicerie, mais la jeune caissière a refusé de me vendre un paquet de cigarettes parce que j’étais trop jeune. Naturellement, j’ai fondu en larmes. Un vieil homme m’a alors demandé ce qui n’allait pas. Il venait d’acheter un paquet de tabac à chiquer. Quand je lui ai expliqué la situation, il m’a dit : « Alors comme ça, tu es le petit-fils de Teddy ? » Il m’a acheté un paquet de cigarettes ainsi qu’un briquet en plastique, en sortant les pièces d’un de ces petits porte-monnaie en caoutchouc qui ressemblent à une vulve.

« C’est illégal », a protesté la caissière. Alors le vieux a croassé :

« Je t’emmerde ainsi que le train qui t’a amenée jusqu’ici ! »

Je suis retourné en courant vers la barque et Ted m’a dit :

« Qu’est-ce qui t’a pris si longtemps ? »

Il descendait toujours un pack de bières en péchant, mais cette fois-ci il m’a tendu une canette de Goebel. J’ai bientôt eu le tournis. Ted avait l’œil gauche presque fermé. Nous avons seulement pris cinq petits poissons, que Nelmi a frits dès notre retour à Iron Mountain. Pendant que nous péchions ce jour-là, Ted a évoqué le grand pique-nique syndical, le jour de la fête du Travail, au bord de ce même lac. Chaque fois qu’un poisson mordait et qu’il n’arrivait pas à le ferrer, il hurlait « Nom de Dieu ! » et son juron résonnait d’une rive à l’autre du lac silencieux.

Le bon souvenir est aisé. Quand j’avais une quinzaine d’années, un Noël, Polly et moi sommes allés passer quelques jours à Bay Mills. Ma sœur ne nous a pas accompagnés, car elle séjournait pour deux mois dans un centre d’accueil pour adolescents ayant des « problèmes de substances ». Elle serait volontiers rentrée à la maison pour Noël, mais elle était fâchée avec maman. Lors de notre deuxième jour à Bay Mills, le blizzard s’est levé, accompagné d’une tempête en provenance du nord-ouest qui traversait le lac Supérieur. J’aidais Donald à refaire l’électricité d’une maison minuscule pour une vieille Indienne qui parlait surtout anishinabe. C’était très exotique. Donald parlait un peu cette langue. Très intelligente, elle désirait connaître la nature exacte de l’électricité. Clare est passée nous dire qu’on avait besoin de nous à la crèche parentale fondée par Cynthia quelques années plus tôt. De nombreuses mères qui travaillaient à Soo arriveraient en retard à cause de la tempête de neige. Les deux femmes employées à la crèche avaient peur de la tempête et voulaient rentrer chez elles au plus tôt pour retrouver leur famille. À notre arrivée, Herald avait commencé un feu de bois dans le poêle, en cas de panne électrique, ce qui a fini par arriver. Donald est sorti dans la neige pour aller chercher des lanternes Coleman chez lui, quelques sachets de bonbons, des hamburgers et du gibier congelé. Polly a haché menu les morceaux de viande, qu’elle a ensuite fait griller sur le poêle. Nous avions une vingtaine de bambins, âgés de deux à cinq ans, c’est-à-dire une sacrée marmaille. Quand Donald s’est allongé par terre, une demi-douzaine de gosses se sont mis à lui grimper dessus et à descendre de son corps. C’était un mélange bigarré d’Indiens pur sang, de métis et de quelques gamins blancs. Clare et Cynthia leur ont fait chanter des chants de Noël et j’ai trouvé intéressant de les entendre chanter à tue-tête sans avoir la moindre idée du sens des paroles. Vers minuit il ne nous restait plus que deux petits garçons, que nous avons ramenés à la maison, où ils voulaient dormir avec Clare. Nous nous sommes installés autour de la table de la cuisine dans la lueur d’une lanterne, et chacun a eu droit à un petit verre de schnaps à la menthe. Le lendemain matin, le vent était tombé et il y avait soixante-dix centimètres de neige fraîche.

 

 

 

Quand je me suis mis au lit, Clare a fondu en larmes. J’ai d’abord attribué ses pleurs au fait que pour la première fois j’étais physiquement incapable de lui faire l’amour. L’idée de devenir père me glaçait d’effroi. J’ai somnolé tandis qu’elle continuait de pleurer. C’était une fille qui ne pleurait jamais. Je l’ai même entendue chuchoter « papa », alors qu’elle n’appelait jamais Donald ainsi. C’était toujours « père ». Je l’ai prise dans mes bras, mais c’était comme si je n’étais pas là. Son oreiller était trempé de larmes. Mon inutilité me désespérait. J’ai soudain perçu l’odeur des fleurs à l’enterrement de mon père. Ma sœur avait insisté pour s’asseoir sur mes genoux et elle avait mis le parfum de Polly. Juste avant l’aube, quand les premiers oiseaux se sont mis à chanter, Clare pleurait toujours et je lui ai proposé de rejoindre mon camp et de faire une promenade, par exemple. Elle a allumé la lumière, elle est sortie du lit et elle m’a toisé, entièrement nue. Quand j’ai tendu la main vers elle, Clare l’a repoussée. Elle a préparé un café léger en se servant de la petite machine, puis apparemment sans s’en apercevoir elle a répandu presque tout le sien par terre.

Après cette nuit étrange, c’était aussi une aube étrange ; une très faible brise soufflait du sud dans la tiédeur de l’air. On entendait un tonnerre lointain, mais les nuages étaient si denses qu’on n’aurait su dire d’où venaient ces grondements. J’ai mis la radio pour écouter la météo, mais Clare l’a aussitôt éteinte.

« J’ai rêvé que j’étais enceinte.

— Je croyais que tu n’avais pas fermé l’œil de la nuit.

— J’ai lu qu’on peut rêver en quelques secondes, tu sais, de petites images neuronales. J’étais grosse comme une vache à ton campement.

— Je figurais dans ton rêve ?

— J’en sais rien. C’était trop rapide. Tu vas venir à Berkeley ?

— J’y ferais quoi ?

— Tu t’inscris à quelques cours, tu t’occupes du bébé. Tu prépares le dîner. Tu te contentes d’être, comme tout le monde. »

Je me suis dit qu’elle était le portrait craché de sa mère tandis que nous nous garions à l’entrée du chemin menant au camp et qu’elle laissait la portière du pick-up ouverte. Donald refermait toujours les portes derrière Cynthia. Clare a levé la tête vers les frondaisons touffues des arbres, vers les chants bruyants des oiseaux. J’ai alors dit que les nuages étaient si bas que tous ces gazouillis redescendaient vers le sol, mais Clare était déjà partie sur le chemin. À un moment elle a pris une mauvaise direction et je l’ai laissée se fourvoyer sur une centaine de mètres avant de l’appeler pour qu’elle fasse demi-tour. J’essayais de contenir mon irritation, car je savais que son hystérie était due au décès imminent de son père.

En approchant du camp, j’ai vu en une seconde que quelque chose clochait. On m’avait volé mon poêle et ma trousse à pharmacie qui contenait la lotion antimoustiques. Il ne manquait rien d’autre, sinon un sachet de cacahuètes et deux barres chocolatées. Comme les moustiques nous assaillaient en nuages épais, j’ai aussitôt fait un feu bien fumant près de l’entrée de la tente, y ajoutant des feuilles vertes, des fougères et puis des branches de cèdre à cause de l’odeur délicieuse qu’elles dégagent en brûlant. Clare s’est glissée dans le sac de couchage, d’où dépassait seulement sa tête. Sous un arbre j’ai rejoint ma cachette, qui abritait une bouteille d’eau et une autre de calvados, un alcool que j’ai découvert et beaucoup apprécié lors de mon voyage de jeune diplômé en France. Je ne bois presque jamais d’alcool fort, mais le calvados dégage l’odeur d’un verger de pommiers en octobre. Je me suis glissé à mon tour dans le sac de couchage, nous avons toussé en chœur à cause de la fumée, puis partagé l’alcool. Nous avons commencé à faire l’amour en entendant de violents grondements de tonnerre en provenance du sud et le rugissement du vent qui accompagnait l’orage. Quand la dépression nous a atteints, un véritable déluge hurlant nous a assaillis, des ruisselets d’eau sont entrés dans la tente en provenance de plusieurs directions et ont commencé à tremper le sac de couchage. Ce n’était pas très grave, car l’air était encore chaud et nous faisions l’amour avec une belle énergie, comme si Clare s’attendait à ce que mon corps absorbe sa douleur.

Avant de nous endormir, nous avons observé une mésange à tête noire qui avait franchi l’entrée de la tente afin d’échapper aux trombes d’eau. Cet oiseau minuscule, dressé sur ses pattes à une trentaine de centimètres seulement de nos visages, nous considérait avec curiosité. J’ai eu un flash presque imperceptible, en m’apercevant que je n’avais jamais vraiment compris les oiseaux. Peut-être qu’un soir au fin fond de la préhistoire, les neuf mille espèces d’oiseaux au grand complet étaient arrivées du ciel sur un nuage.

Une heure plus tard, à mon réveil, Clare souriait dans son sommeil, mais elle tremblait aussi contre moi. Le vent violent avait tourné au nord et j’entendais le rugissement lointain du lac Supérieur qui, dissipant la tiédeur de l’aube, avait fait chuter la température sous la barre des dix degrés Celsius. Un peu plus d’un mois auparavant, ce lac avait été couvert d’une épaisse couche de glace. Maintenant, l’air était limpide et lumineux ; les mères oiseaux criaient à cause des oisillons malmenés par la tempête et tombés du nid. Clare s’est soudain levée, elle a enfilé ses vêtements humides, puis elle a couru sur le sentier vers la chaleur du pick-up. J’ai levé le camp en traînant derrière moi la tente mouillée.

La voiture du médecin, un signe de mauvais augure, était garée devant la maison. J’ai déposé Clare, puis rejoint la maison de ma mère pour étendre la tente et le sac de couchage sur une corde à linge. Maman est arrivée par la porte de derrière, puis nous avons descendu la rue jusqu’à l’ancien poste des gardes-côtes pour regarder les énormes déferlantes exploser contre le brise-lames. Nous avons toujours aimé les tempêtes et effectué cette promenade même au cœur de l’hiver pour admirer le lac en furie, mais par une nuit paisible où il fait moins trente degrés Celsius le lac Supérieur se met à geler et il faut attendre le printemps pour revoir ces vagues gigantesques. Le vent, qui soufflait peut-être à cinquante nœuds, était trop violent pour qu’on puisse parler et je me suis mis à trembler dans mes vêtements mouillés.

Polly s’est occupée du petit déjeuner et, pendant que je prenais une douche bouillante, je me suis préparé à ce qui allait suivre. D’habitude, elle limite ses sermons désapprobateurs à deux par an. Pendant notre promenade dans le vent glacé, j’ai bien vu à ses lèvres pincées qu’il y avait anguille sous roche. Clare et elle étaient amies, mais j’espérais que Clare n’avait pas parlé de son intention d’avoir un enfant, ce qui aurait provoqué un interrogatoire majeur. J’ai toujours eu des A au lycée et à l’université du Michigan, j’ai toujours rangé ma chambre, décroché des bourses et gagné mon argent de poche, sauf quand David me faisait une fleur. Un jour, par une froide matinée en Arizona, nous marchions et David a trouvé dans sa poche quatre billets de cent dollars. Il a considéré cet argent d’un air perplexe, comme si ces billets venaient de pousser dans la poche de son parka. Sans réfléchir davantage, il m’a donné deux de ces billets.

Au petit déjeuner, alors qu’au bout de ma fourchette des œufs et des frites s’approchaient de ma bouche, le marteau est tombé.

« Ce que vous avez l’intention de faire est illégal, proféra-t-elle.

— Je sais. » J’aurais voulu répondre : « Tu l’as dit, bouffi. »

« Vous risquez d’avoir de sérieux problèmes. Vous tous.

— Pour moi, la mort a rien à voir avec de minables problèmes juridiques. Donald a le droit de mourir comme il l’entend. J’en ai rien à faire de ce qui arrive après. »

L’hypothétique intervention d’autorités civiles me donnait des crampes d’estomac et j’ai repoussé mon assiette.

Je comprenais très bien le milieu d’où venait Polly. Sa famille était relativement pauvre, c’était le genre de personnes qu’on voit faire la queue un peu partout devant les centres de la Sécurité sociale, aux urgences à l’hôpital, et ainsi de suite. Elle m’avait dit que, si le chèque d’handicapé de son père avait un seul jour de retard, ses parents se rongeaient les sangs d’inquiétude. Ces gens-là ont une sainte terreur des lois, des règlements qui à tout moment risquent de détruire la fragile existence qu’ils ont réussi à mettre sur pied. Sa mère Nelmi a fait tous les boulots possibles et imaginables, employée d’épicerie, femme de ménage, aide-soignante, etc., et à notre réveil le lendemain de Noël elle déblayait déjà la neige avant l’aube sur les trottoirs.

« Je n’ai pas envie de vous voir en prison. » Elle en voulait au monde entier maintenant. « Ils trouveront toujours une bonne raison pour arrêter quelqu’un. Les autorités canadiennes pourraient très bien vous prendre sur le fait. Rappelle-toi, on ne peut pas passer la frontière canadienne avec un pistolet.

— Bon Dieu, on n’a même pas de pistolet ! On va là où Donald souhaite mourir. Quand il sera mort, on l’enterrera. Point final. D’accord, c’est illégal, mais on s’en fout, putain.

— Ne prononce pas ce mot devant ta mère.

— Désolé. Bref, David a parlé à l’avocat de la famille, qui les a bien sûr mis en garde. Ici comme au Canada il faut déclarer un décès, on n’a pas le droit d’enterrer les gens n’importe où, mais vu qu’ici Donald est un membre actif de la tribu, au Canada il porte le titre de Premier Citoyen et le code civil devient sacrément flou. Les Premiers Citoyens ont des droits différents.

— Mais aucun de vous autres n’est indien. Il faut avoir au moins une moitié de sang indien. » La voix de Polly commençait à trembler. « Rien à foutre ! m’écriai-je. – Chut. David dort sur le canapé. » Mais David est alors entré dans la cuisine pour se servir une tasse de café, le regard plus écarquillé qu’à l’ordinaire. David fait partie de ces rares individus qui, en se réveillant après une nuit de sommeil ou au sortir d’une de ses nombreuses siestes quotidiennes, doit reconstituer le monde. L’an dernier, il m’a confié avoir des problèmes d’ordre cognitif : lorsqu’il se réveille, il n’est pas certain que le monde existe vraiment. Il n’en est pas sûr avant d’avoir consciemment interrogé ses sens. Un jour où nous péchions tous les trois dans la Deadstream, Donald s’est déclaré jaloux des rêves de David, qui incluent des ours, des loups, le début ou la fin du monde, tout un paysage de derrières féminins, et ainsi de suite. Quand David a découvert les photos galactiques et violemment colorées de Hubble, il a dit :

« Je le savais. Je les ai déjà vues en rêve. » Il s’est assis à côté de Polly, il l’a serrée contre lui, puis il s’est mis à manger mon assiette d’œufs et de frites, après les avoir généreusement arrosés de Tabasco.

« J’ai entendu une partie de votre conversation. Ne vous en faites pas. En cas de pépin, je porterai le chapeau. Les autorités civiles ne vont jamais accuser cinq personnes quand elles peuvent en accuser une seule. Polly déteste ce mot, mais c’est un des rares cas où l’on peut dire au gouvernement d’aller se faire foutre. »

Elle lui a pincé la peau du ventre. Il a grimacé et éclaté de rire. Ils étaient toujours amants, ça sautait aux yeux. Après la mort de mon père, certains de ses amis passaient à la maison alors que nous emballions nos affaires pour quitter Chicago, j’étais furieux de la manière dont ces types regardaient Polly. Elle avait une façon d’écouter les hommes se plaindre qui leur faisait croire qu’elle avait un faible pour eux. Certains membres de ce groupe de motards étaient des durs à cuire qui roulaient sans arrêt des mécaniques comme les anciens soldats. Mais quand nous avons été installés dans le nord, les regards concupiscents que David a adressés à Polly ne m’ont pas vraiment dérangé. Je savais bien sûr qu’ils avaient été mariés autrefois, et j’ai surtout constaté la gentillesse et la générosité de David. Comme nous n’avions pas d’argent, il a convaincu ma mère d’accepter qu’il paie un premier versement pour une maison. A onze ans, je n’y comprenais goutte, car David ressemblait un peu à un vagabond, alors qu’à Chicago les gens qui avaient de l’argent donnaient vraiment l’impression d’en avoir.

On a tapoté à la porte de derrière, puis Cynthia est entrée, l’air hagard, les cheveux en bataille, les paupières rougies. Elle venait de passer une nuit blanche avec Donald, qui souffrait maintenant d’une pleurésie : ses poumons se remplissaient de fluide. Le médecin était venu deux fois et elle avait enfin convaincu Donald d’accepter un inhalateur portable. Il a bien voulu, à condition que ce vendredi soit son dernier jour sur terre. Herald s’est soumis à ce choix, mais pas Clare qui, de retour à la maison après la nuit qu’elle venait de passer avec moi, est devenue complètement hystérique. Cynthia désirait maintenant passer au moins une journée complète avec Donald et leurs deux enfants. Nous étions mardi, il y aurait donc tout le temps de se préparer en vue du voyage de jeudi. Elle voulait aussi voir le brancard pliant que j’avais acheté à Détroit, pour s’assurer de sa solidité. Je suis allé le chercher dans ma chambre, j’en ai posé un bout sur un fauteuil et David s’est allongé dessus. J’en ai fait jouer les charnières et il m’a semblé très costaud.

David pèse quatre-vingt-quinze kilos, Donald quinze de plus, mais il a beaucoup maigri depuis l’époque où il en pesait cent quarante. Je comprenais parfaitement que Cynthia se rattache à des détails, car l’image globale était insupportable. Quand elle s’est levée pour partir, David et elle se sont embrassés, j’ai pensé aux frères et aux sœurs, en souhaitant de toutes mes forces que ma propre sœur ne reste pas aussi éloignée de moi. J’ai soudain décidé qu’après la disparition de Donald, je rendrais visite à Rachel à New York. Elle a récemment consenti à parler à Polly une fois par semaine au téléphone, un changement que Polly a interprété comme un immense pas en avant.

Après le départ de Cynthia, il y a eu un silence presque interminable comme si chacun de nous trois était volontairement perdu dans son propre univers.

« Saleté de vie, chuchota enfin David.

— Ne dis pas ça », siffla Polly en se prenant le visage entre les mains.

Depuis un an et après avoir renoncé à cette habitude vers la fin de l’adolescence, elle retourne régulièrement à la messe.

David et moi sommes descendus à pied jusqu au brise-lames, puis nous avons décidé de partir en voiture pour Grand Marais afin de voir une tanière de loups qu’il a découverte à la fin du mois d’octobre dernier, avant d’aller au Mexique. Il m’a dit que cette tanière était peut-être toujours occupée et que nous pourrions passer la nuit dans son chalet, qu’un ami avait récemment ouvert pour lui. Nous sommes rentrés à la maison et avons rapidement fait nos bagages. David a invité Polly, qui lui a rétorqué qu’elle préférait rester seule. En quittant la ville, nous l’avons déposée à l’église. Je me demandais en quels termes elle avait recommencé à parler à Dieu. Elle incarnait un étrange mélange. Sa mère finnoise était devenue catholique en épousant Ted, sur l’insistance des parents italiens et irlandais de ce dernier. La famille luthérienne de ma grand-mère Nelmi a mis des années à le lui pardonner. En conséquence, Nelmi ne ratait jamais une messe alors que Ted n’aurait pas mis les pieds à l’église sous la menace d’un fusil, arguant que l’Église catholique avait toujours pris le parti des « puissants » et jamais celui des prolétaires. Autrefois, les gens prenaient très au sérieux les appartenances religieuses. Peut-être est-ce toujours le cas. Ce n’est pas une chose qui m’a frappé à l’université du Michigan.

En sortant de la ville, David s’est arrêté devant une boucherie pour acheter deux énormes entrecôtes et du bacon en disant que les deux choses qui lui avaient vraiment manqué au Mexique, c’étaient les steaks bien épais et le bacon bien gras.

« Autre chose ? m’enquis-je pour le taquiner.

— Non. Je crois aimer mon pays, mais je ne regrette ni les Blancs, ni la bouffe blanche, ni les voitures blanches, ce genre de choses. Et puis je ne vois pas à quoi je servirais ici, en dehors d’enseigner au cœur des grandes villes, mais je trouve les métropoles trop déboussolantes. Là-bas, je suis très demandé et j’ai l’impression d’être un minimum utile aux autres. »

David avait rédigé un tract, en espagnol bien sûr, sur les trente-trois choses à savoir absolument quand on voulait aller aux États-Unis. Comme la plupart des émigrants potentiels étaient très pauvres et complètement illettrés, il voyageait beaucoup pour des organisations caritatives, prenant la parole dans les églises et sur les places publiques.

« Que penses-tu aujourd’hui de ce texte que tu as écrit il y a sept ans ? »

David avait fait publier à ses frais et dans une douzaine de journaux régionaux un long essai sur les liens historiques entre sa famille et les prédations économiques dans la Péninsule Nord.

« Je n’y pense plus. Les critiques de Donald m’ont suffi. J’ai fait le lien entre cette région et les activités forestières et minières de ma famille, mais j’ai laissé peu de place aux gens. D’où un déséquilibre certain. Il faut que je te pose cette question, car personne ne m’a vraiment expliqué ça : pourquoi Donald désire-t-il être enterré à cet endroit précis du Canada ?

— C’est tout proche du lieu où il a passé trois jours sans aliments ni eau ni abri. Il s’agit d’un truc anishinabe et je n’en sais pas beaucoup plus que ça. Il a eu une espèce de vision sur la vraie nature de l’existence et c’est l’endroit où il désire quitter cette terre.

— Ce serait pourtant bien de connaître tout ce qu’il a vu. Il n’a pas été très clair !

— On peut toujours attendre. Tu es censé avoir ta propre vision, et pour ça il faut d’abord être au bon endroit. Donald a fait plusieurs tentatives avant de réussir à tenir pendant trois jours. Il m’a dit qu’il avait eu trop la trouille. »

 

 

 

Nous avons déposé nos courses au chalet, avant de repartir sur un chemin étroit jusqu’à un ou deux kilomètres de la tanière des loups, avant de nous mettre à marcher. Plusieurs heures se sont écoulées avant notre retour au chalet et sans la voiture. Selon un euphémisme de la Péninsule Nord, on n’est pas perdu, simplement on n’arrive pas à retrouver son véhicule. Tout le temps de cette promenade incroyablement difficile et inconfortable, mon cerveau a émis vers ma conscience quelques bribes d’un cours d’histoire du théâtre que j’avais suivi, depuis le Seigneur Incompétent, le soulagement comique, Puck le cinglé, la chute heureuse, jusqu’à l’ultime coup de théâtre. Tant David que moi avons une grande expérience de la forêt, mais nous avons enfreint toutes les règles élémentaires car nous avions l’esprit ailleurs. Pour David, nos marches d’approche de la tanière et de retour vers le chalet devaient durer environ une heure et demie tout au plus, si bien que nous n’avons pas pensé à prendre une boussole, des allumettes, des tasses pliables en fer-blanc, de l’eau, des comprimés de stérilisation d’eau, de la pommade antimoustiques, toutes choses pourtant de rigueur dans cette région, où les habitations les plus proches se trouvent à une vingtaine de kilomètres au moins.

Notre première erreur a consisté à ne pas tenir compte d’un chemin de bûcherons relativement récent, qui effaçait un vieux sentier familier. Ce nouveau chemin de bûcherons, en forme de fer à cheval, aboutissait à une clairière déboisée d’environ quatre-vingts arpents, tout près de notre point de départ. Comme le vent glacé du nord soufflait toujours, nous avons dû décrire un grand demi-cercle afin d’approcher la tanière des loups en restant sous le vent, pour que les animaux, s’ils étaient là, ne repèrent pas notre odeur. Mais au lieu de décrire ce demi-cercle en terrain découvert, parmi les cornouillers et les cerisiers sauvages, nous avons opté pour la forêt touffue. À cause des nuages très denses qui masquaient entièrement le soleil, nous sommes arrivés beaucoup trop loin à l’est sur la rive d’un des lacs Barfield. Nous avions donc dévié de près de trois kilomètres. Pendant que David reposait sa mauvaise cheville, blessée durant l’adolescence, j’ai discerné au-dessus du bruit du vent un faible rugissement inégal. J’ai tendu le bras vers l’ouest et David a tourné la tête pour se protéger contre le sifflement du vent. Il m’a dit que ce bruit venait sans doute de deux ours mâles qui se querellaient à cause de leur territoire, ou d’une femelle qui défendait ses oursons contre un prédateur mâle. Comme ces ours se trouvaient dans la direction de notre raccourci prévu pour atteindre notre objectif, nous avons décidé qu’il serait plus prudent de faire demi-tour et de reprendre l’approche à partir de notre point de départ initial. Quand nous avons atteint la clairière, nous marchions depuis trois heures et nous avons constaté avec dépit que le ciel se dégageait tant à l’ouest qu’au nord. Cela impliquait que le vent froid qui nous prémunissait des insectes allait tomber et que l’air se réchaufferait. Nous aurions donc de plus en plus soif. Assis sous un cornouiller et sur un lit de pétales de fleurs séchés, nous avons envisagé de tout laisser tomber. Quand on se trouve dans cette région à la fin mai, il y a au moins mille arpents d’arbres en fleurs. Tout en se frottant la cheville, David a dit que nous ne devions pas renoncer, car dans ce cas nous allions rentrer au chalet pour parler de Donald et penser à lui, ou bien rejoindre le Dunes Saloon pour nous beurrer et éviter de penser à Donald.

Nous sommes donc repartis vers le sud en suivant un demi-cercle, tandis que le soleil nous faisait transpirer ; des essaims de taons agressifs nous ont assaillis quand nous avons longé une rivière vers l’ouest. Je marchais derrière David pour éviter de lui imposer un rythme trop rapide. Lui-même marchait en traînant la patte et en inclinant violemment le buste afin de trouver la trajectoire la moins douloureuse pour sa cheville sur ce terrain inégal. De temps à autre, il examinait une énorme souche de pin blanc comme s’il s’agissait d’un site religieux. Enfin, à huit cents mètres, nous avons aperçu sur une butte l’arbre paratonnerre d’où, selon David, nous pourrions voir la tanière des loups dans un bosquet d’arbres situé au fond d’une longue vallée. Les autochtones croient volontiers que les arbres paratonnerres signalent l’approche des dieux, un lieu où leur pouvoir entre en contact direct avec la terre. Quand j’ai examiné ce pin blanc carbonisé et explosé, je me suis félicité de ne pas avoir été présent lorsque l’arbre a été foudroyé. Assis sur cette butte, nous n’avons pas vu grand-chose, car les jumelles avaient été oubliées sur le tableau de bord de la voiture. Nous avons scruté l’extrémité du goulet jusqu’à avoir mal aux yeux, puis nous nous sommes lentement approchés de la tanière. Elle était abandonnée, mais il y avait quelques os de chevreuil dans l’herbe et une légère odeur douceâtre de putréfaction imprégnait l’air désormais immobile. Tous deux assis, nous avons éclaté de rire en constatant le piteux dénouement de notre quête. Nous avons examiné la terre, dépourvue de toute trace, à l’entrée de la tanière, puis David a déclaré que cet abri avait sans doute été abandonné en novembre dernier, quand des chasseurs de chevreuil s’en étaient approchés de trop près.

Nous marchions maintenant depuis cinq bonnes heures et, le soleil étant à peu près visible, nous pouvions nous servir de la montre de David comme d’une boussole approximative. Nous avons atteint un chemin de bûcherons inutilisé depuis longtemps et David a déclaré que la voiture n’était pas à l’endroit où elle aurait dû être. Ce constat m’a semblé drôle, car il n’y avait pas de voleurs de voitures dans cette région ondoyante et sauvage. Il a ajouté que nous reviendrions chercher la voiture le lendemain matin et il s’est élancé à travers bois en direction de la rivière et du chalet, ravi d’atteindre l’extrémité est du goulet qui abritait sa mère-de-toutes-les-souches, qu’il m’avait déjà montrée au début de mon adolescence. J’ai jeté un coup d’œil à travers les racines vers l’intérieur spa-deux et, quand j’ai levé les yeux, David embrassait la souche.

Une demi-heure plus tard nous avons pénétré d’un pas chancelant dans la clairière du chalet et j’ai couru vers la pompe. Nous avons bu de l’eau jusqu’à avoir le ventre tout ballonné. Au crépuscule nous sommes restés vautrés sur la balancelle de la véranda. Il était dix heures du soir passées de quelques minutes, mais il faisait toujours chaud ; j’ai retiré mes vêtements raidis de transpiration et j’ai piqué une tête dans la rivière froide, en me laissant flotter vers le sud avant de nager à contre-courant. David a commencé un feu dans le barbecue avec du petit bois de chêne, la meilleure essence pour cuire de la viande à cause de la chaleur intense dégagée par ses braises. Il a marmonné que la laitue et le pain étaient restés dans la voiture. Puis il a retrouvé une bouteille d’un whisky opaque, laissée derrière lui par son ami Mike, le propriétaire du saloon. Nous avions emporté deux bouteilles de vin, mais elles aussi étaient dans la voiture, tout comme le sachet de glace resté dans la glacière. De retour au chalet, j’ai mis une casserole d’eau à chauffer sur la cuisinière à propane, pour que David puisse faire tremper sa cheville douloureuse, puis j’ai préparé l’apéritif avec le whisky et l’eau du puits, saturée de tanin à cause d’un marais situé en amont et du minerai de fer qui abondait dans le sous-sol. David a descendu son whisky en trois gorgées et je lui en ai servi un autre. Je suis allé chercher du bois et des branches de cèdre, qui chasse l’odeur de renfermé d’un chalet inhabité depuis un moment, et j’ai fait un feu dans la cheminée, car la nuit allait sans doute être froide. David somnolait dans un fauteuil, entouré de piles de livres. Il avait donné à l’université du Nord-Michigan tous les ouvrages ayant trait à ses recherches, mais bientôt regretté ses livres et constitué une nouvelle collection de livres d’histoire relatifs à la Péninsule Nord grâce à une librairie locale justement baptisée Snowbound Books (« Livres reliés de neige »). David était un vrai toqué des livres, qui allait jusqu’à expédier au Mexique des cartons entiers contenant une réplique à l’identique de sa propre bibliothèque.

J’ai réchauffé une conserve de haricots à la date de péremption peu claire, vaguement sur mes gardes à cause d’un serpent noir qui l’an dernier, dans le froid soudain de juin, avait installé ses pénates autour de la lampe témoin. Les serpents noirs sont inoffensifs mais surprenants lorsqu’ils sortent de la cuisinière alors que vous préparez votre café matinal. J’ai réveillé David avant de mettre la viande en route.

« Pourquoi est-ce que je quitte cet endroit ? » Une question à laquelle la plupart des gens trouveraient aisément une réponse, mais qui me plaisait beaucoup.

Nous ignorions combien nous avions faim avant de nous mettre à table. Je n’ai jamais dévoré aussi vite une grosse entrecôte et grâce à la sauce brûlante qui les imprégnait les haricots ont été mangeables. David brandissait un os de steak tout en parlant de l’histoire des autochtones de la région, expliquant comment au dix-huitième siècle et à l’est du chalet les Ojibways avaient repoussé l’invasion des Iroquois. Je l’écoutais d’une oreille distraite, en me demandant comment une tribu ayant vécu sur Grand Island, au large de l’actuelle ville de Munising, avait bien pu se laisser convaincre d’entrer en guerre contre les Sioux. Cette tribu insulaire était parfaitement inexpérimentée dans l’art de la guerre et tous ses membres masculins ont été massacrés, sonnant ainsi le glas d’une petite culture qui existait depuis des siècles. David, désormais sérieusement éméché, a lu un passage de Charles Cleland que je connaissais déjà :

« Les Indiens du Michigan, comme d’autres peuples autochtones de la région des Grands Lacs, ont résisté et survécu à des violences biologiques et culturelles qui durent maintenant depuis huit générations. La malédiction de la variole, d’interminables guerres meurtrières, le complet démantèlement des communautés, l’alcool, la pauvreté, la perte de leurs terres, de nombreuses traditions culturelles imposées à eux et malgré eux. Il est presque incroyable qu’ils aient pu résister à tout cela…»

Quelques commentaires sur le miracle de la survie ont suivi.

« Tu te rappelles le jour où Donald m’a porté ? »

Il a laissé choir le livre à terre, son menton reposait sur sa poitrine. Il faisait allusion à un certain soir où nous avions repéré des truites de rivière bloquées dans un étang de castors au sud, non loin de la tanière désertée des loups. David, qui pataugeait avec ses bottes, a mis le pied dans un sentier de castors submergé, il est tombé en avant et s’est tordu sa cheville abîmée, coincée dans des racines en remontant sur la berge. Donald l’a alors installé sur son dos pour le porter à travers bois sur près de deux kilomètres jusqu’à la voiture.

« Oui, nous avons pris de jolis poissons », dis-je.

Il dormait maintenant à poings fermés et je l’ai traîné jusqu’à son lit Spartiate à une place, situé dans l’angle. Sur une table basse, j’ai avisé de petites photos encadrées de son amie la poétesse Vernice, et une photo plus récente de la jeune Mexicaine, Vera. Je me suis préparé un dernier verre, que j’ai descendu sans en regarder le contenu, car l’eau donnait au whisky une couleur marron fécale. Je suis sorti pour éteindre le générateur Yamaha, en laissant mes yeux s’habituer à l’obscurité absolue afin de ne pas trébucher en retournant vers le chalet. Comme nous étions très loin des lumières de la moindre ville, le ciel constellé d’étoiles était presque crémeux. J’ai cru entendre un loup au loin, mais je n’en suis pas certain. J’en avais déjà entendu ici.

 

 

 

J’ai été réveillé juste avant l’aube par les premiers oiseaux et les ronflements sonores de David, ainsi que par un rêve qui frisait le cauchemar. Mon grand-père Ted racontait des histoires terribles sur sa famille pendant que nous feuilletions des albums de photos. Dans mon rêve l’une de ces photos parlait une langue que je ne comprenais pas. C’était le grand-oncle de Ted, prénommé Alberto, noyé au fond d’une mine quand la rivière Michigamme s’est déversée dans le puits Mansfield, tout près de Crystal Falls. L’accident a eu lieu fin septembre, il y a des dizaines d’années de cela, et Alberto, qui détestait le froid, avait eu l’intention de rentrer chez lui avec ses économies, en Émilie-Romagne, en Italie, pour y ouvrir une trattoria. Ted adorait achever ses récits par une morale souvent inappropriée :

« L’histoire d’Alberto montre que, lorsqu’on désire faire quelque chose, on a intérêt à se magner le cul. »

Ce rêve m’a poussé à me demander quelle langue parlent les morts. Un politicien local, qui refusait que l’enseignement des langues étrangères soit inscrit dans le budget d’une école, a déclaré :

« Si l’anglais a suffi à Jésus-Christ, il devrait suffire à nos gosses. »

J’ai parcouru au petit trot les trois kilomètres de chemin de bûcherons qui me séparaient de la voiture, en m’arrêtant seulement pour regarder un bébé mouffette qui est sorti des fougères devant moi. Il s’est arrêté. Je me suis arrêté. Il s’est assis. Je me suis assis. J’étais sans doute son premier être humain. Je lui ai décrit ma vie récente et il a paru somnoler, puis il est reparti sous le manteau des fougères.

Quand j’ai atteint la voiture de David, je me suis aperçu que j’avais oublié de lui faire les poches pour y prendre les clefs, mais par chance elles étaient restées sur le tableau de bord. J’ai mangé une croûte de pain et, l’espace d’un instant magique, j’ai compris très clairement ce qui arrivait à tous ceux que j’aimais.

Nous avons pris un petit déjeuner morose à Grand Marais et David a décidé de rejoindre Munising par l’intérieur des terres, quatre-vingts kilomètres de route pleine de nids-de-poule. Quand nous avons longé le lac Au Sable, il m’a montré un banc de sable lointain, où il avait « perdu » sa virginité avec Laurie, une amie de Cynthia qui était morte d’un cancer du sein « à l’âge inacceptable de vingt-cinq ans », ajouta-t-il. J’ai accompagné David pour sa sieste obligatoire du milieu de matinée, cette fois sur un quai tout proche de Munising, d’où les bateaux partaient à destination de Grand Island, l’endroit où avaient vécu les membres de cette tribu disparue, laminée par la guerre.

 

 

 

Quand nous avons atteint la maison en milieu d’après-midi, Cynthia et Clare ouvraient un grand emballage de FedEx sur la véranda de devant. Il contenait une glacière en plastique blanc, remplie de maïs doux, de petits pois et de tomates, expédiés du Mississippi. Cynthia et Clare font attention à leurs dépenses, mais elles se permettent quelques fantaisies.

« Vous avez l’air complètement lessivés, les gars, dit Clare avec un grand sourire. Venez donc égrener le maïs. Nous nous occuperons des petits pois à l’intérieur.

— Nous avons égaré la voiture. » David a pris un épi de maïs et observé son mystère. « Il y a toujours un nombre impair de rangées de grains, jamais un nombre pair. »

Cynthia s’est levée et nous a regardés en bas des marches. De toute évidence, elle cherchait le mot juste, le regard perdu vers le chêne qui se dressait au bord de l’allée.

« Ce matin, Donald a dit que c’était vraiment bon que nous l’aimions, mais que le moment était venu de le laisser partir. »

Elle a aussitôt tourné les talons pour entrer dans la maison, puis elle s’est arrêtée afin de jeter un coup d’œil par la fenêtre de la salle à manger où Donald, assis dans un fauteuil, nous regardait sans la moindre expression. Debout à côté de lui, Herald avait la main posée sur l’épaule de son père pour empêcher le buste de tomber en avant.

Et voilà tout.

 

 

 

Polly est venue dîner, après quoi elle partait en voiture pour Iron Mountain afin de voir ses parents. Au mois de juin nous avons savouré un repas de la mi-août : rôti, maïs, petits pois et tranches de tomates. Herald avait installé le lit électrique d’hôpital de Donald au bout de la salle à manger pour qu’il puisse être avec nous. Cynthia m’a confié que le prix élevé de ce lit avait provoqué leur dernière petite querelle deux mois plus tôt. Elle l’avait rassuré en déclarant qu’on pourrait ensuite donner ce lit à l’un des centaines d’infirmes locaux qui ne bénéficiaient pas de la Sécurité sociale. Donald s’intéressait toujours à la valeur des choses, plutôt qu’à leur simple coût. L’été il refusait de boire des sodas, dont – disait-il – le prix avait augmenté de cinq cents pour cent depuis son enfance, leur préférant le café glacé qu’il emportait dans une thermos. Quand le prix des hamburgers a augmenté de vingt-cinq cents dans une gargote de Soo, il s’est renseigné et le patron, qui était un ami, a montré ses livres de comptes à Donald pour lui expliquer cette augmentation, mais l’économie n’était pas son point fort. J’ai un jour tenté de lui expliquer le mécanisme de l’inflation, mais il a trouvé mes arguments aussi absurdes que le passage à l’heure d’été.

Tout au fond du placard Cynthia avait retrouvé son plateau de bébé, au bord duquel son nom était gravé. Ce plateau possédait plusieurs compartiments et Cynthia a nourri Donald en lui donnant quelques cuillerées de maïs, de petits pois et de tomate écrasée en purée. Il a fermé les yeux et ces souvenirs de la terre l’ont fait sourire. Clare a mis la musique préférée de Donald, un morceau de Jim Pepper où l’on entend les noms de douzaines de tribus indiennes, puis plusieurs merveilleux morceaux de jazz.

 

 

 

Herald et moi sommes restés tard à la table de la cuisine pour dresser des listes et faire des plans. Le mathématicien chez Herald s’est alors réveillé et la précision de ses listes m’a stupéfié : pioches, pelles, matériel de camping, eau, crème antimoustiques, équipement de pêche, rien ne manquait. D’habitude les douaniers canadiens ne faisaient pas trop de zèle, mais pour que notre projet soit certain de réussir à cent pour cent, nous devions faire comme si les deux voitures contenaient des fanatiques de la pêche en route pour une expédition dans l’Ontario, près de Hawk Junction, au nord de Wawa. Nous n’irions certes pas aussi loin, mais nous tenions à ce que les douaniers n’y voient que du feu. Parce que mon pick-up Toyota n’était pas équipé de quatre roues motrices, nous avons pris le vieux Subaru de David. Herald l’emmènerait chez le garagiste le lendemain matin de bonne heure pour une révision générale et des pneus neufs. Par la fenêtre de la cuisine j’avais regardé David nettoyer son matériel avant de le recouvrir d’une bâche. Il avait mis plus d’une heure, à cause de fréquentes interruptions destinées à lire des passages de dizaines de livres enfermés dans des sacs à l’arrière du véhicule.

Il m’a fallu rejoindre l’atelier du garage pour prendre les deux seringues que j’y avais cachées. Juste avant mon départ d’Ann Arbor, Cynthia avait appelé pour me dire que Donald ne pourrait très certainement pas avaler une poignée de comprimés et elle avait protesté avec vigueur quand il avait suggéré le plus sérieusement du monde que nous lui tirions une balle dans la tête comme on le fait avec un chien malade. Paniqué, j’ai expliqué la situation au richissime et infirme courtier en Bourse que je conduisais aux grands événements sportifs de l’université du Michigan. Il était plutôt d’extrême droite mais c’était aussi un farouche avocat du droit de chacun à choisir sa propre mort. Il s’est procuré les deux seringues remplies de Nembutal et de Dieu sait quoi d’autre, dans un élevage de chevaux proche de Metamora. On utilisait ce mélange létal pour « abattre » les chevaux malades ou grièvement blessés. Il m’a dit que c’était ce que lui-même utiliserait, le cas échéant.

Herald a proposé de dissimuler une seringue dans chaque voiture. De l’œil morne du candidat au suicide, il a examiné les potions mortelles destinées à son père. Nous envisagions de partir vendredi avant l’aube. Cynthia, Donald, Clare et David nous suivraient à midi, ce qui nous laisserait le temps de creuser une tombe appropriée. J’avais déjà creusé des puits en une seule journée et, avec l’aide de Herald, je pensais que nous pourrions creuser une tombe en quatre ou cinq heures.

Avant de nous coucher, nous avons bu un whisky chacun et l’alcool a légèrement détendu Herald. Il a été chercher dans sa chambre une casquette de base-ball des Détroit Tigers et il me l’a mise sur la tête afin de dissimuler ma « stupide » crête mohawk qui, il en était certain, attirerait aussitôt l’attention des douaniers canadiens. J’avais tendance à éviter les miroirs et je me rappelais seulement ma coupe de cheveux quand les vieux de Marquette me dévisageaient avec des yeux ronds. Les jeunes, s’ils m’adressaient spontanément la parole, disaient « Cool. » Herald a ajouté que son père aimait bien l’idée de mourir le jour du solstice d’été.

Quand Donald et elle s’étaient enfuis, Cynthia avait emporté le luxueux télescope de son père, un Questar, volé dans le grand placard bourré de matériel inutilisé du bonhomme. Cynthia adorait le ciel nocturne et Donald a bientôt partagé l’obsession de sa compagne. A certains moments de la journée, en plein travail, je le voyais lever le visage vers le ciel en plissant les yeux comme s’il croyait rater quelque chose. Quand Herald est parti à Caltech, il a envoyé à ses parents de grands agrandissements des photos de galaxies lointaines prises par le télescope Hubble, et Donald les a punaisés sur les murs de son atelier.

Il était presque minuit quand je me suis servi un second whisky, plus modeste que le premier, en me disant que je renoncerais à ces fantaisies alcoolisées quand tout serait terminé. En temps ordinaire je n’aime pas sentir mon esprit émoussé ou ramolli. Je consacre en effet le plus clair de mon temps à vérifier la réalité, à m’assurer qu’elle est bien ce que je crois qu’elle est, et d’habitude j’apprécie les extrémités auxquelles mon esprit me convie.

Herald expliquait d’une voix traînante la théorie du chaos dans la physique moderne quand nous avons entendu Donald gémir et se débattre, en proie à de violentes crampes. Cynthia, qui dormait près de lui dans un petit lit, s’est mise à lui chanter doucement des berceuses, qui semblaient avoir sur lui un effet apaisant. Herald a fondu en larmes lorsque les paroles de Il était un petit navire sont arrivées jusqu’à nos oreilles. J’ai serré Herald contre moi, puis j’ai quitté la maison.

Quelle nuit ! Réveillé à quatre heures du matin, j’ai pensé : « Plus que vingt-quatre heures. » Je venais de rêver de mon père réparant sa moto dans notre cour minuscule à Chicago. Cette vision m’avait tiré de mon sommeil et je me suis mis à réfléchir aux pères, à Donald qui m’avait aidé à comprendre mes frasques sauvages au lycée, alors que David, qui faisait pour moi office de beau-père (même si Polly refusait de l’épouser une seconde fois), était perdu dans son propre espace désolé après avoir fini son grand projet de vingt-cinq ans. Je me suis rappelé certain soir où Herald, Clare et moi étions allés dans la Soo canadienne pour rendre visite à des amis québécois qui avaient aussi du sang ojibway. Nous sommes entrés dans un dancing de la lointaine banlieue, où la plupart des gens parlaient au mieux un anglais très approximatif. Nous avons dansé toute la nuit devant un orchestre franco-indien, descendu de Montréal. Jamais, ni avant ni ensuite, je n’ai pris autant de plaisir à danser. Durant l’entracte j’ai parlé avec un vieil homme qui avait jadis coupé du bois près d’Iron Mountain et qui m’a dit avoir connu mon grand-père Ted et sa famille, dans les années quarante. Il m’a aussi raconté que les Québécois refusaient de descendre au fond des mines, car c’étaient des pièges mortels. Je lui ai demandé s’il avait lu les romans d’Emile Zola, car au lycée nous avions travaillé sur Germinal. Il m’a répondu en éclatant de rire qu’il ne savait ni lire ni écrire. Ce presque octogénaire continuait de s’affairer dans les bois. Il m’a dit être le père de neuf enfants, qui tous s’en tiraient plutôt bien dans la vie.

À l’aube je suis sorti me promener et, après avoir parcouru un kilomètre sur la plage, j’ai rencontré Clare. Curieusement, elle traçait une immense version de son prénom sur le sable lisse laissé par la tempête de l’avant-veille. Il n’y a pas beaucoup de gens sur cette plage en juin, quand l’eau du lac Supérieur est encore trop froide pour qu’on s’y baigne. Clare a été vaguement gênée d’être ainsi surprise à écrire son prénom sur le sable. La nuit avait été vraiment difficile, Herald était maintenant auprès de Donald pour que Cynthia dorme un peu. J’ai demandé à Clare si elle avait besoin de revoir l’itinéraire sur des cartes topographiques du nord de la Soo canadienne. Elle m’a répondu que non, qu’elle se rappelait très bien la station-service située près de la bifurcation, à cause de notre expédition de pêche, des années plus tôt, quand nous avions acheté d’excellents filets de poisson blanc fumé.

« Je ne dis pas que tu devrais m’épouser si je suis enceinte. » Elle s’est assise dans le sable au milieu de la première lettre de son prénom.

« Suffit que tu me le demandes.

— J’ai vraiment pas envie d’avoir deux gosses en même temps.

— Je croirais entendre ta mère. Il paraît que je suis le jeune homme le plus adulte de tous les États-Unis. »

Je me suis assis près d’elle et je lui ai embrassé le genou.

Elle a ri, puis annoncé qu’ils allaient faire une répétition générale avec Donald en le conduisant près de Au Train pour qu’il puisse dire au revoir à sa tante Flower. Je lui ai rappelé d’emporter plusieurs bocaux de harengs aux condiments juifs particuliers que Cynthia avait commandés à Chicago. Flower souffrait de glaucome et on lui avait retiré son permis de conduire après qu’elle eut fait une queue-de-poisson à une voiture de patrouille à Munising. Elle ne voulait pas avoir plus de deux bocaux de ces harengs à la fois, de peur de gâcher son plaisir. Cynthia entretenait Flower depuis un moment déjà, mais un anthropologue du Kalamazoo College s’arrêtait parfois chez elle avec des sacs remplis de provisions et une bouteille d’alcool de mûres dont elle buvait un petit verre tous les jours. J’étais moi-même passé la voir en venant d’Ann Arbor, elle était triste d’apprendre que son « petit garçon Donald » était malade et triste aussi d’avoir dit à Donald qu’ils feraient ensemble de nombreuses promenades aux quatre coins de la terre quand tous deux seraient entrés dans le monde des esprits. Elle s’intéressait surtout aux peuples yacoutes et samis de l’extrême nord de la Scandinavie et de la Russie. L’anthropologue lui avait parlé de ces peuples et elle était certaine de bien s’entendre avec eux. Bizarrement, je n’ai pas douté une seconde que Flower fasse ce voyage. Je ne connaissais pas grand-chose à la religion anishinabe, mais pour reprendre une expression contemporaine on ne faisait pas plus barjo que Flower. S’il existait une vraie femme qui vole la nuit, c’était bien Flower.

« Où es-tu ? » Clare m’a pincé la peau du ventre.

« Je pensais à Flower. Tu te rappelles quand nous étions là-bas et qu’elle a parlé à cet ours pendant qu’on cueillait des baies sauvages ? »

L’ours s’était frotté contre Flower avant de partir, sans s’intéresser une seconde à nous autres.

« C’est pas le genre de chose qu’on oublie. » Clare m’a donné un baiser chaste, elle s’est levée, puis elle est rentrée à pied à la maison.

 

 

 

La journée a été consacrée à des tâches réconfortantes car abrutissantes : les courses, les listes, le magasin de sport et la quincaillerie, le choix des pneus neufs pour la voiture de David, manger un sandwich au poisson blanc frit avec Herald au Verling, où nous avons évoqué l’obsession de David pour le Mexique. Herald a insisté sur le fait que le Mexique était plus vivant, plus coloré. La vie y était réduite à ses composantes essentielles, le bien comme le mal y étaient plus clairement visibles qu’aux États-Unis. J’ai pensé à voix haute que David avait passé toute son existence presque étouffé par une foule d’ambiguïtés, et que le Mexique lui offrait certainement le dynamisme dont il avait maintenant besoin. Par ailleurs, il se sentait utile là-bas. Herald et moi étions tous deux estomaqués par notre énorme serveuse finnoise, qui refusait catégoriquement de flirter. Ces vieux réflexes ne vous laissent jamais en paix. Nelmi dit que malgré sa démence grand-papa Ted continue de faire du gringue aux infirmières.

 

 

 

Pour dîner, j’ai fait griller des côtes de porc au barbecue afin d’accompagner les derniers légumes du Mississippi. Comme Donald avait envie de respirer l’odeur de la viande, j’ai installé le barbecue sous la fenêtre du bureau. Un grand nombre de blagues circulent dans la famille sur l’incapacité de Donald à se servir d’un barbecue. Il est toujours trop pressé de manger. Un jour où nous faisions du camping, je l’ai vu dévorer une côte de porc crue, assaisonnée de sauce pimentée, et il m’a déclaré qu’il n’y avait pas eu un seul cas de ver solitaire dans le Michigan depuis la Seconde Guerre mondiale. Cynthia a tenté de lui faire manger un peu de porc coupé très fin avec de la sauce, mais il n’a pas réussi à l’avaler. Il a souri lorsqu’elle lui a essuyé le menton avec un torchon. De toute évidence, sa visite à Flower l’avait mis de bonne humeur malgré son inconfort. Flower lui avait offert le collier à griffe d’ours ayant appartenu à son grand-père, que Donald portait autour du cou et qu’il touchait de temps à autre.

Après le repas, nous nous sommes installés dans le jardin, Donald allongé sur le canapé que j’avais sorti dans cette intention. David a raconté quelques anecdotes relatives à des promenades où il s’était perdu en forêt, dont une fois pendant un blizzard, près de Sagola, quand marchant à l’aveuglette sur une route de gravillon il avait quasiment buté contre son pick-up. Herald et Clare ont ensuite poussé une chansonnette absurde en souvenir d’un numéro de duettistes accompli pour un concours de talents à l’école primaire. Puis Cynthia a chanté Yellow Submarine des Beatles. Je me suis alors trouvé incapable de chanter une chanson ou de raconter une histoire, car je pleurais depuis un moment déjà et je ne parvenais pas à retenir suffisamment mes larmes pour me servir de ma voix. Je commençais à croire que c’était bon de savoir qu’on vivait sa dernière soirée sur terre, plutôt que de se faire écraser par une voiture ou quelque malheur de ce genre.

J’ai dormi dans le jardin, au fond d’un sac de couchage, pour être sûr de me réveiller et de partir avec Herald à quatre heures du matin. Clare m’a rejoint un moment, mais nous n’avons pas fait l’amour. Nous avons regardé les étoiles, sans parler.

 

 

 

J’avais le ventre vide et je souffrais de l’humidité due à une légère averse, quand Herald m’a réveillé dans l’obscurité précédant l’aube. Nous avons bu le café d’une bouteille thermos et une forte lumière envahissait le ciel à l’est, quand nous avons traversé Shingleton en roulant dans cette direction. Les nuages s’étaient dissipés et, comme souvent, le soleil a paru trop gros à son lever. Nous avons mangé les sandwiches au rôti préparés par Herald en écoutant deux ou trois cassettes mexicaines de David. Herald a traduit quelques couplets d’un corrido de la frontière, qui parlaient uniquement d’amour, de mort et de trafic de drogue. J’ai remplacé cette cassette par de la musique mariachi pour éviter de m’enfoncer encore plus profond dans mon siège. Depuis que Clare m’avait laissé seul au milieu de la nuit, je voyais la réalité comme un gamin cinglé en pleine panique, mon cerveau créant, recréant et montant la vie comme un film. C’était très troublant, car je croyais m’être débarrassé de cette habitude. Lorsque nous avons franchi sans encombre la douane canadienne, le policier nous lançant un joyeux « Bonne chance pour la pêche ! », mon esprit a encore fait des siennes et je me suis mis à voir le monde en noir et blanc malgré l’eau bleu-vert de l’est du lac Supérieur sur ma gauche et les hautes collines boisées et vertes sur ma droite, le vert plus soutenu des conifères, les arbres feuillus aux frondaisons pas complètement épanouies à cette latitude, leur vert tendre étant d’habitude ma couleur préférée.

 

 

 

À sept heures et demie nous creusions vigoureusement sous un escarpement granitique, à cinq kilomètres environ du lac, lequel était visible au-dessus de la cime des arbres. Nous étions dans une petite clairière où, après le passage des glaciers, les eaux de ruissellement avaient déposé leur limon au cours des millénaires. D’abord, nous avons dû surmonter l’obstacle de nombreux et gros rochers, chacun pesant plus de cinquante kilos et délogé par nos pioches, puis nous avons eu de la chance car en dessous nos pelles ont rencontré de la terre meuble. À dix heures du matin nous avons atteint la profondeur requise : du fond de la fosse, j’avais les yeux au ras des herbes, des fougères et des fleurs sauvages qui recouvraient la terre. Nous avions certainement creusé assez, mais sans échanger une parole nous sommes tombés d’accord pour continuer, car il nous restait deux heures avant leur arrivée, la terre était vraiment meuble, et puis nous n’avions aucune envie de rester là inactifs, à gamberger, si bien que nous avons creusé jusqu’à ce que le trou soit vraiment énorme, profond de près de trois mètres. Nous n’avions pas de gants, Herald avait les mains couvertes d’ampoules et de petites cloques remplies de sang. Je lui ai proposé de finir seul le travail, mais il a fait la sourde oreille, puis il a juré en disant qu’il avait oublié d’acheter une échelle pliable. Je lui ai rétorqué que nous trouverions facilement un petit sapin mort qu’on pourrait équarrir.

Quelques secondes après avoir aidé Herald à sortir du trou, j’ai eu la peur de ma vie en entendant une autre voix et je me suis hissé à l’extérieur. J’ai alors entendu Herald dire d’une voix tremblante :

« Ne nous dérangez pas. Je creuse la tombe de mon père. »

C’était le maître, ou le medecine man de Donald. Je n’utiliserai pas l’autre terme vulgarisé par la culture populaire. Je l’avais rencontré deux ou trois fois avec Donald au fil des années. Nous avons échangé un signe de tête et j’ai présenté Herald.

« Ainsi, Donald est sur le départ ? » dit-il.

Il s’est éloigné vers la lisière de la clairière et a ramassé des branches de cèdre pour le fond de la tombe. Il en a apporté plusieurs brassées au bord du trou, puis il a annoncé qu’il allait rejoindre l’embranchement de la route pour s’assurer que personne ne viendrait une fois que Cynthia serait passée. Après son départ nous avons bu de l’eau à une bouteille et Herald a dit :

« Il a l’air parfaitement ordinaire. »

Je lui ai expliqué que cet homme travaillait comme géomètre dans une exploitation forestière, en plus de ses fonctions tribales, même s’il vivait à l’écart des autres membres de sa tribu.

Nous avons terminé vers midi et j’appliquais des pansements sur les mains de Herald quand nous avons entendu la voiture de Cynthia approcher au loin. Herald a posé un mouchoir trempé de sueur sur la seringue, laquelle était pleine de phénobarbital et de dilantin pour faciliter l’euthanasie. J’ai levé les yeux vers l’escarpement rocheux et imaginé Donald assis là pendant trois jours et trois nuits, cherchant des encouragements dans le silence guère rassurant de la terre.

Nous sommes allés aider Cynthia quand elle a arrêté la voiture. Donald voulait tenter de parcourir à pied la vingtaine de mètres de terrain accidenté avec l’aide de son déambulateur, Clare et David l’entourant de part et d’autre. Il souriait et j’ai dû détourner les yeux pour refouler un sanglot, puis j’ai renoncé et laissé libre cours à mes pleurs. Cynthia et David l’ont aidé à s’asseoir au bord du trou, puis Cynthia s’est assise près de Donald et lui a enlacé les épaules. Donald a adressé un signe de tête à Herald, qui a aussitôt enfoncé l’aiguille de la seringue dans le bras de son père. Clare et moi sommes descendus au fond de la tombe pour aider Donald à s’allonger sur le lit de branches de cèdre. Cynthia s’est glissée au fond, puis allongée près de Donald en lui adressant des paroles douces. Quelques minutes plus tard, Donald était mort et nous nous sommes tous entraidés pour sortir de la tombe. Cynthia y a lancé une poignée de terre en chuchotant quelque chose que je n’ai pas entendu. Puis Cynthia et David se sont assis dans l’herbe à l’écart, pendant que Herald et moi remplissions la tombe de terre. Clare, qui était partie cueillir des fleurs sauvages, les a jetées en pluie sur le monticule de terre. Puis nous sommes tous rentrés à la maison.