CHAPITRE VIII

Contrairement à ce que Wildorf croyait, les paroles qu’il venait de prononcer ne provoquèrent ni chez le vieux Gosselet ni chez Berthold la réaction de colère ou d’indignation qu’on pouvait supposer.

La longue figure de l’ancien président parut même se décontracter légèrement.

— Nous allons parler de cela, dit-il avec une espèce de bonhomie indulgente. Attendons d’être dans le bureau de Gosselet…

Ils redescendirent en silence, par l’ascenseur intérieur, jusqu’au vingtième étage.

Lorsqu’ils furent de nouveau dans le bureau du professeur et tous les trois assis dans les fauteuils, Berthold murmura en dévisageant l’inspecteur :

— Ainsi donc, vous ne voulez pas entrer dans le clan des rebelles, mon jeune ami ? Vous vous croyez tenu de respecter votre serment envers un Gouvernement qui, lui, trahit sans scrupule sa mission ?

— Je n’ai pas à juger le Gouvernement, fit observer Wildorf. Je dois respecter ma parole, un point c’est tout.

— Vous avez peur du châtiment qui guette tout policier déloyal ? s’enquit Gosselet d’un air un peu méprisant. Je crois que la condamnation prévue dans ce cas, si mes renseignements sont exacts, c’est le bagne à vie ?

— Oui, en effet, dit Wildorf, très froid. Mais ce n’est pas la peur des représailles qui me fait agir de la sorte, ne croyez pas cela ; c’est le dégoût que m’inspire la trahison.

— Trop aimable ! railla le vieux savant. Et moi, moi qui ai offert l’hospitalité au président Berthold, moi qui n’ai pas craint de cacher un homme traqué par toutes les polices de la terre, vous me considérez comme un traître, cela va de soi ?

— À chacun de décider selon sa conscience, dit Wildorf, toujours assez sec.

Berthold bougonna sans se fâcher :

— Vous serez décoré, inspecteur ! Et vous aurez votre promotion au grade d’inspecteur-chef ! Quant à nous tous, Gosselet, Kyo-Tako, quelques dizaines d’autres et moi-même, nous sommes bons pour l’emprisonnement à vie. Et grâce à votre zèle de policier !…

— Je saurai faire mon devoir sans impliquer qui que ce soit dans cette affaire, affirma l’inspecteur.

Gosselet, moins indulgent que son ancien élève, prit un ton pincé pour mettre les choses au point :

— Il est préférable que vous preniez une décision tout de suite, Wildorf… Je vous répète mon offre : si vous êtes d’accord, nous rédigeons votre rapport au sujet de la maladie verte et nous l’envoyons à Genève par la fusée postale de minuit. Ceci vous donne le temps d’étudier sur le vif notre position vis-à-vis du Gouvernement, puisque vous pourrez accompagner Berthold et apprendre des choses qui vous feront peut-être changer d’avis. Si vous n’acceptez pas cette proposition, le problème est grave ; vous seriez à même de ruiner stupidement et sans profit une grande œuvre humanitaire qui est sans doute la dernière chance de salut de la race humaine…

Wildorf, ébranlé, resta silencieux pendant un moment. Puis, moins raide, il prononça en regardant Gosselet :

— Je persiste à penser que rien ne peut délier un homme du serment qu’il a fait sur l’honneur. Néanmoins, si vous voulez bien me faire confiance, je m’engage à ne pas vous causer le moindre préjudice. Je trouverai un moyen de concilier mes deux devoirs, car j’estime qu’ils ne sont pas en contradiction.

Tournant la tête, il s’adressa à Berthold :

— Il y a une chose que vous devez savoir, docteur Berthold. J’avais treize ans quand, au collège, on m’a parlé de vos travaux et de vos découvertes scientifiques pour la première fois… Mon admiration pour vous n’a fait qu’augmenter à mesure que les années me permettaient de mieux mesurer l’étendue de votre génie. Vous veniez d’être élu à la Présidence quand j’ai choisi d’entrer à la police scientifique, et, dans une certaine mesure, c’est à vous que j’ai prêté germent puisque vous incarniez à ce moment-là l’autorité suprême… Le hasard arrange quelquefois les choses d’une manière bien surprenante, jugez-en ! C’est vous, aujourd’hui, qui me demandez de renier ma parole d’honneur.

— Je comprends le débat de conscience qui se livre en vous, répondit Berthold. Mais… je ne crois pas au hasard, vous le savez peut-être ? Je n’y ai jamais cru et j’y crois moins que jamais. Plus j’avance, plus je suis convaincu qu’il y a sous le désordre apparent de l’univers visible un ordre souverain dont les principes nous échappent mais que l’intelligence humaine déchiffrera un jour. Bref, je pense que vous n’êtes pas venu ici par hasard ; et je pense que je n’ai pas ouvert cette porte par hasard, quoique je ne l’eusse pas fait, assurément, si j’avais su que vous étiez dans ce bureau !… Bref, j’incline à croire que notre rencontre est providentielle.

Il se peigna les cheveux d’un mouvement nerveux. Puis, d’une voix frémissante, il reprit :

— Vous nous demandez de vous faire confiance, Wildorf ?… Eh bien, soit ! Je vous fais confiance, moi. Mais, en revanche, faites-en autant à mon égard. Nous reparlerons de votre serment de loyauté dans quelques jours, quand nous serons revenus ici. En attendant, acceptez ma proposition : faites avec moi, cette nuit, le voyage à mon laboratoire.

— J’accepte, dit Wildorf.

***

Au cours des dernières heures de cette journée, les relations entre Hans Wildorf et les deux savants devinrent beaucoup plus cordiales. En somme, le mutuel engagement de confiance qu’ils avaient contracté constituait une trêve et, bien que chacun fût resté sur ses positions, la solution du conflit moral qui opposait le policier aux deux rebelles se trouvait ainsi différée de quelques jours.

Avec l’aide de Berthold et de Gosselet, Wildorf avait rédigé à l’intention de ses supérieurs du B.S.M. de Genève un rapport où les origines de la maladie verte étaient succinctement expliquées et où les formules de guérison de l’étrange mal étaient fournies avec toute la précision désirable. Wildorf concluait son rapport comme suit :

« Avec la permission spéciale du professeur Gosselet, directeur du L.N.T.T. de Sfax-Charbi, je prolonge mon séjour à la Station Expérimentale afin d’étudier les mesures à prendre pour éviter le retour éventuel d’un incident comme celui de l’avion Tunis-Tripoli. Je déposerai ultérieurement au Bureau mes conclusions complémentaires. Inspecteur H. Wildorf. S.E. 3454 ».

Sur les conseils de Berthold, le jeune policier s’accorda alors deux heures de relaxation dans une des petites chambres de l’établissement.

Quand on vint l’y chercher, Wildorf, vaguement somnolent, consulta sa montre : elle marquait trois heures moins dix.

— Le départ approche ? s’enquit-il.

— Oui, dit Berthold. Le capitaine Helberg vient d’arriver avec l’avion de liaison de Gharbi. Venez…

Ils montèrent au vingt-cinquième étage. Tout au bout de la galerie des salles, il y avait une plateforme réservée aux avions. Wildorf, émergeant de la lumière, distingua mal les opérations qui se déroulaient sur la terrasse. Mais, ses yeux s’habituant peu à peu à la pénombre, il put identifier l’avion : un Clump de transport du type courant, peint en gris, marqué de l’écusson des B.S.

Les infirmiers achevaient justement de transporter dans le lourd engin cubique les civières qu’ils rangeaient côte à côte dans la soute.

Berthold négligea de présenter à Wildorf le capitaine Helberg avec lequel Gosselet était en conversation.

— Vous pouvez monter dans la cabine, dit l’ancien président au policier. Nous nous retrouverons à bord du Missile.

— Vous rejoignez l’île séparément ? s’étonna Wildorf.

— Oui, je suis forcé de prendre certaines précautions. Nos complicités sont nombreuses ici, mais les policiers des Brigades Spéciales sont à la solde du Gouvernement… Voilà Gosselet qui s’embarque. Installez-vous près de lui. À plus tard.

À trois heures cinq, le Clump s’éleva verticalement dans le ciel nocturne puis fila vers l’île. Dix minutes plus tard, les macabres passagers de la soute étaient transférés à bord d’un Super-Magnix garé dans un des locaux souterrains du Domaine de Gharbi.

En voyant cet énorme appareil intergalactique, Wildorf ouvrit de grands yeux étonnés. C’était la première fois qu’il découvrait un Super-Magnix ayant de telles proportions. La sphère métallique mesurait au moins cinquante mètres de circonférence, alors que ces engins ne dépassent jamais les vingt à trente mètres.

L’explication de ces dimensions anormales lui fut donnée lorsqu’il escalada l’échelle d’embarquement. Cet avion sphérique, visiblement plus perfectionné que les autres du même genre, comportait deux enveloppes métalliques supplémentaires. Au lieu d’être constitué par trois boules de métal concentriques, l’appareil en question présentait cinq sphères. La carlingue intérieure, vaste nacelle rectangulaire enserrée dans des roulements de suspension et stabilisée par des servo-moteurs gyroscopiques, mesurait trente mètres de longueur. Elle était divisée en quatre compartiments : le pilotage, la machinerie, les aménagements destinés aux passagers et la soute aux marchandises.

Le colossal monte-charge éleva le Super-Magnix jusqu’à la surface de la plaine. Dix minutes plus tard, l’engin décollait doucement et grimpait vers la voûte étoilée du ciel.

Gosselet et Wildorf étaient les deux seuls passagers dans la cabine du Missile. L’équipage se trouvait dans le poste de pilotage, et les trois médecins de la Base qui participaient à la croisière était montés près des civières, dans la soute.

— Où devons-nous retrouver le président Berthold ? s’enquit finalement Wildorf.

— Après l’escale de contrôle sur Mars, répondit Gosselet. Les radars de surveillance ne vont pas au-delà de son orbite.

— Ce qui signifie que nous allons sur une planète d’Andromède ?

— Officiellement, oui. Nous avons l’autorisation de procéder à des essais médicaux dans les régions extra-galactiques. Mais, une fois que nous aurons franchi la zone de surveillance, nous changerons de cap. Nous allons sur un monde que personne ne connaît : la planète BE 111.

— Et le président ? Comment va-t-il s’y prendre pour camoufler sa présence à bord en cas d’inspection ?

Un faible sourire plissa le visage triste du vieux savant.

— Berthold est couché sur une civière avec les autres cobayes. Et il porte un masque vert sur le visage. Les contrôleurs n’examinent jamais nos cadavres…

— Car vous transportez officiellement des morts vers Andromède ? fit l’inspecteur, surpris.

— Oh, ça n’a rien de nouveau. Il y a plus de vingt ans qu’on cherche à détecter l’influence des rayons intergalactiques sur le corps humain… Ce qu’il y a de nouveau, c’est ce que nous faisons sur BE 111. Je m’empresse de vous signaler, par ailleurs, que nos morts ne sont que des faux morts. Ce sont des sujets plongés artificiellement dans un état de désanimation.

— Et… dans quel but ?

Gosselet ne put dissimuler une pointe d’agacement.

— Écoutez, Wildorf, ne me posez pas toutes ces questions inutiles. Puisque Berthold a décidé de vous initier à ses travaux, il vous expliquera lui-même ce qu’il désire que vous sachiez.

— Bien, j’attendrai, soupira Wildorf.

Quelques instants plus tard, le haut-parleur diffusa dans la cabine des passagers l’ordre émanant du pilotage :

— Accélération UN. Veuillez vous étendre et préparer vos instruments de sécurité.

Gosselet et le policier se levèrent, gagnèrent le fond de la carlingue, franchirent une porte et débouchèrent dans la salle des couchettes. Par rangées de quatre, les trente-deux couchettes de cuir occupaient toute la pièce rectangulaire. Gosselet et Wildorf se couchèrent, attachèrent leurs sangles de sécurité, se coiffèrent de leur casque et branchèrent les appareils de surcompensation.

Le haut-parleur annonça :

— Accélération DEUX.

Les deux passagers ramenèrent sur leurs cuisses les tiges articulées sur lesquelles étaient montées les double seringues automatiques. Par un déclenchement réglé d’avance, les aiguilles sortirent de leurs alvéoles et pénétrèrent dans les cuisses des deux hommes couchés. L’injection du produit de régulation artério-sanguine se fit sans la moindre douleur, sans susciter la moindre réaction physique chez les passagers.

Le haut-parleur annonça :

— Accélération TROIS.

Gosselet et le policier adaptèrent le tuyau métallique de leur masque respiratoire.

Au pilotage, les membres de l’équipage préparaient la phase ultime du mécanisme de vol interplanétaire. Sous peu, le Missile serait confié au robot-pilote qui prendrait l’appareil en charge. Sous son contrôle inhumain, les inverseurs de champ de force allaient opérer : la pesanteur, annulée relâcherait son étreinte. Dès lors, pareil à un objet devenu étranger à l’univers, le Missile filerait dans le Vide à la vitesse A.V. maximum.

En réalité, la sphère métallique entrerait dans le stade de l’anti-vitesse. Comme les spectateurs immobiles d’une course en circuit, les habitants de l’engin attendraient le passage de la planète Mars emportée par les prodigieuses girations de l’univers solaire…

Le concept de la vitesse-limite – cette mesure sacro-sainte des physiciens – avait dû capituler devant les lois scientifiques nouvelles. Certes, Mars se trouvait toujours à cinquante-six millions de kilomètres de la Terre, et Andromède à sept cent cinquante mille années-lumière ; mais les mesures en usage, plus commodes, énonçaient les distances sous forme de durées de croisière en fonction du coefficient d’anti-vitesse. (Pour Mars : six heures terrestres O.V.A. ZERO, car la planète rouge ne se trouvait qu’à six heures de la Terre, y compris les transitions de vol).

Mais les Tri-Magnix, pour sillonner les espaces intergalactiques, ne se contentaient pas d’attendre, immobiles, le passage des univers-îles emportés par leur mouvement de récession : ils ajoutaient à cette vitesse relative une vitesse positive. Ce qui menait un astronef aux frontières d’Andromède par exemple, en treize heures.

***

Le Missile, pris dans les faisceaux de la Station Martienne d’Elysium, se posa sur la plaine, lentement. Les passagers et les membres de l’équipage purent quitter les couchettes.

Le professeur Gosselet débarqua pour les formalités de contrôle.

Comme on connaissait le savant, et comme ses travaux avaient l’appui officiel du Gouvernement, il n’y eut ni inspection de l’appareil ni contrôle des occupants. En fait, l’escale ne dura pas plus d’un quart d’heure.

Bientôt, la sphère métallique décolla de nouveau et, quittant la zone des radars de l’espace, navigua dans les abîmes cosmiques.

Hans Wildorf ne sut jamais combien de temps il avait dormi. Lié sur sa couchette de cuir, la tête emprisonnée dans le masque de vol, il voyagea – tout comme ses compagnons – dans la sérénité parfaite de l’inconscience. Les « stimulateurs » automatiques ranimaient les passagers en temps opportun.

Quand le jeune inspecteur se réveilla, Berthold était en train de le délivrer des sangles qui entravaient ses bras et ses jambes.

— Debout, mon garçon ! lui jeta le savant d’un ton enjoué. Nous arrivons dans vingt minutes…

Machinalement, Wilford consulta sa montre-bracelet. Mais ce que les aiguilles indiquaient ne voulait plus rien dire, bien entendu.

Berthold, amusé par ce geste, dit en plaisantant :

— Sur BE 111, il sera cinq heures de l’après-midi. Mais ne vous donnez pas la peine de régler votre montre, elle ne tiendra quand même pas le coup. Venez…

Les deux hommes passèrent dans la cabine contiguë où les attendaient Gosselet et les trois assistants du Domaine de Gharbi. Berthold fit les présentations :

— Docteur Delhun, Docteur Ziniz, Docteur White… L’inspecteur Wildorf, du B.M.S.

— Une nouvelle recrue pour BE 111 ? s’enquit un des jeunes médecins en souriant.

— Oui, mentit l’ancien président, un nouvel adepte.

Et, lançant un clin d’œil presque juvénile vers Wildorf, il se passa fougueusement la main dans les cheveux.

Wildorf ne put s’empêcher de penser dans son for intérieur : « Ici Berthold est dans son élément. Il se sent beaucoup plus à l’aise, ça se voit tout de suite. Et, soit dit en passant, il me tient à sa merci, que je le veuille ou non ».

Ce que le jeune policier ne réalisait pas encore lui-même, c’est qu’une pensée étrange, encore informe et à peine consciente, se frayait sournoisement un chemin dans son esprit : et si Berthold, dépassé par son propre génie, était devenu fou lui-même ?…

Il regarda l’ancien président. Celui-ci, remarquant le changement subtil qui venait de s’opérer dans le regard du jeune inspecteur, lui demanda, abrupt :

— À quoi pensez-vous, Wildorf ? Vous regrettez cette équipée ?… On dirait que vous ne vous sentez pas très à l’aise.

Il eut un rire franc et chaleureux, puis, gratifiant Wildorf d’une grande tape sur l’épaule, conclut :

— Allez, ne vous tracassez pas ! Même si je suis fou, comme vous avez l’air de le croire, tout se passera très bien… Et vous n’êtes pas au bout de vos aventures, je vous le garantis.

Wildorf, confus d’être ainsi percé à jour par ce diable d’homme, dut faire un effort pour rester impassible.

— Jusqu’à présent, dit-il, je ne regrette rien.

— Tenez, reprit Berthold en lui tendant une combinaison de lastex métallisé. Endossez cela, et je réglerai votre casque. L’atmosphère sur BE 111 n’est pas très agréable quand on débarque pour la première fois.

Une légère secousse ébranla le Missile.

— Terminus, lança Berthold, tout le monde descend !…