CHAPITRE III

Sur le moment même, Henry Hossine ne sut pas très bien si cette vision lui procurait un réconfort moral ou si elle augmentait sa contrariété. Ainsi donc, il n’était pas l’unique spécimen d’homme vert ! Rien que dans cette salle, il y en avait une douzaine d’autres, et six femmes atteintes de la même infirmité.

L’aventure n’en était que plus étrange…

En plus des dix-huit phénomènes, il y avait, dans la salle, une dizaine de jeunes fonctionnaires en blouse blanche.

Hans Wildorf, prenant affectueusement Hossine par le bras, le conduisit jusqu’à un fauteuil de cuir. Et, sans transition, la conférence commença.

Wildorf, d’un pas rapide, avait contourné un large bureau métallique derrière lequel il prit place.

— Mesdames et Messieurs, dit-il, permettez-moi, en guise de préambule, de vous expliquer les motifs de mon comportement à votre égard. En agissant comme je l’ai fait, je ne cherchais pas à vous intriguer, vous le pensez bien… La vérité, c’est que mes supérieurs, en me confiant le dossier de la maladie verte, m’ont imposé la consigne du secret le plus absolu.

J’aurais pu, certes, vous interroger individuellement au lieu de vous rassembler ici. Mais le risque était grand : dans les centres de diagnostic, dans les cliniques et dans les hôpitaux, les rumeurs vont vite. Plutôt que de mener dix-neuf enquêtes successives, j’ai choisi une solution plus expéditive, celle d’une confrontation générale. Et c’est pourquoi vous êtes réunis ici. Le caractère ultra-confidentiel de cette affaire sera certainement sauvegardé de cette façon.

Il fit une brève pause, promena son regard sur les dix-neuf visages verts qui formaient, devant son bureau, un demi-cercle très inattendu. Puis, il reprit :

— Je n’ai pas l’intention de vous débiter de pieux mensonges pour vous rassurer. Primo, cela ne servirait à rien. Secundo, je sais que vous êtes tous en parfaite santé et que vous ne craignez rien sur ce plan-là. Tous et toutes, vous avez été examinés minutieusement par des médecins dont la compétence ne peut pas être mise en doute. Par conséquent, voyons les choses bien en face. Ce qui vous arrive, personne n’y comprend rien. Et ma tâche consiste précisément à résoudre cette énigme… J’ai étudié le dossier personnel de chacun d’entre vous. Voici, pour nous en tenir aux observations cliniques, les conclusions qui se dégagent de l’affaire considérée dans son ensemble. À quelques heures près, dix-neuf personnes s’aperçoivent un jour que leur teint présente une altération que rien ne justifie. Au début, ce n’est qu’une simple pâleur. Les hépatiques, les bilieux, les migraineux sont sujets à ce genre de troubles qui sont généralement sans gravité. Mais, assez rapidement, ce teint pâle devient blême, puis livide, puis… euh, disons le mot, cadavérique. Enfin, après une évolution plus lente mais toujours continue, le visage devient franchement vert. Et le phénomène s’arrête là… Toutefois, ce changement de couleur du visage s’accompagne d’un autre phénomène, invisible celui-là mais bien réel : un incontestable regain de vigueur physique et intellectuelle. Dans toutes vos déclarations, il y a une phrase qui revient avec insistance : la sensation d’une sorte de rajeunissement de l’organisme. Les analyses médicales confirment cette sensation : depuis que vous avez un visage vert, vous jouissez d’une santé nettement meilleure qu’auparavant. Voilà les faits. Comment les expliquer ?

Cette question, qui ne s’adressait à personne en particulier, fut suivie d’un silence frémissant. Hans Wildorf le rompit en poursuivant son exposé :

— Mesdames et Messieurs, je ferai le maximum pour accomplir la mission qui m’a été confiée par le directeur-général du Bureau Mondial de la Santé, en accord avec le chef du Département de la Santé Publique… La première hypothèse qui m’est venue à l’esprit, et je présume que chacun de vous a eu la même idée, c’est que nous nous trouvons en présence d’une affection inconnue jusqu’ici, affection pigmentaire dont vous seriez les premières victimes. Mais, à mon sens, le raisonnement détruit cette hypothèse. Et je vais essayer de vous démontrer pourquoi…

Il se retourna, appuya sur un bouton placé dans le mur, à hauteur de sa main. Un écran de trois mètres sur deux s’illumina. C’était un de ces écrans de verre dépoli, encastrés dans la muraille, invisibles quand on coupait le courant.

— Sur cette mappemonde, commenta-t-il, vous remarquez quinze cercles rouges… Ce sont les villes où la maladie verte s’est manifestée : Le Caire, Calcutta, Canton, Melbourne, Ankara, Moscou, Rufisque, Londres, Marseille, Bruxelles, Berne, Florence, New-York, Washington et San Francisco… Londres et Moscou sont les deux seules villes où deux cas ont été décelés simultanément… Dans le coin supérieur droit de l’écran, c’est Warner-City ; il y a eu un cas dans la capitale lunaire. À droite, c’est Sandy-Town : notre dix-neuvième cas a été détecté dans la grande cité martienne. Comme vous le voyez, il ne s’agit pas d’une épidémie. Ce serait un événement sans précédent qu’une épidémie inconnue éclate, en même temps, en dix-sept points éloignés de l’univers.

Quelques-uns des masques verts marquèrent leur approbation par un mouvement affirmatif. Wildorf continua :

— La seule hypothèse valable, c’est que nous avons affaire à un phénomène de mutation accidentelle. Par exemple, au cours d’un vol interplanétaire, un incident mystérieux a pu se produire qui a déclenché un changement, de pigmentation… Nous avons, dans nos archives médicales, quelques documents qui relatent des cas plus ou moins analogues ; il y a deux siècles, lorsque furent tentés les premiers vols dans l’espace supra-terrestre, des phénomènes physiques inconnus jusque-là se produisirent : des pilotes furent frappés d’amnésie, d’autres manifestèrent des troubles étranges du système nerveux. Bien qu’aucun accident de ce genre n’ait été enregistré depuis plusieurs lustres, il n’est pas impossible que, pour une raison mystérieuse, vous ayez été victimes d’un traumatisme quelconque. Je vous pose donc, à tous, la première question directe de mon enquête : que ceux d’entre vous qui ont accompli, au cours de ces mois derniers, un voyage sur la Lune, sur Mars ou sur l’un des satellites artificiels lèvent la main droite…

Des mains se levèrent, nombreuses. Hans Wildorf et les jeunes fonctionnaires en blouse blanche qui l’assistaient, tous visiblement anxieux tout à coup, parcoururent rapidement du regard la rangée des personnages verts. L’espoir qui s’était allumé dans les yeux de Wildorf s’éteignit. Le front soucieux, il dévisagea un petit vieillard chauve et lui demanda, un peu sceptique malgré tout ;

— Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper, M. Baurenne ?

— Évidemment, dit le petit vieux avec conviction.

— Faites un effort de mémoire, je vous en prie, insista Wildorf. Vous seriez le seul malade qui n’ait pas franchi la limite de l’ionosphère ?…

Le petit homme chauve se vexa. Une grimace de mécontentement crispa son mince visage vert.

— Mais, voyons ! s’exclama-t-il, offusqué. J’ai peut-être une drôle de tête, mais je ne suis pas gâteux. Si j’étais allé sur la Lune ou sur Mars, je m’en souviendrais, que diable.

— Et sur les satellites touristiques ? Vous n’y êtes jamais allé non plus ?

— Jamais ! riposta le petit vieux, catégorique.

— Excusez-moi, dit Wildorf, décontenancé… J’étais presque sûr d’avoir trouvé une hypothèse valable. Votre réponse me surprend, je l’avoue…

À l’extrême gauche de la rangée des fauteuils, une voix timide prononça :

— Je vous demande pardon, inspecteur, mais ce monsieur n’est pas seul dans son cas. Vous ne l’avez sans doute pas remarqué, mais je n’ai pas levé la main. Moi non plus, je n’ai jamais voyagé à bord d’un appareil Super-Magnix.

— Ah, vraiment ?…

Tous les regards avaient convergé vers celle qui venait de parler de la sorte. C’était une très jeune fille au visage rond, aux cheveux roux, vêtue de l’uniforme bleu des adeptes de la C.V.S.[1] Le vert éclatant de son teint donnait par contraste à sa chevelure rousse une couleur presque rouge, ce qui conférait à sa physionomie ingénue un aspect nettement irréel.

— Je vous remercie, Mademoiselle Alberg… Et ceci me met dans l’obligation d’orienter mes recherches dans une autre direction, puisque, de toute évidence, l’hypothèse d’un accident interplanétaire ne tient plus.

La jeune fille rousse s’agitait dans son fauteuil.

— Inspecteur ? dit-elle brusquement en faisant un effort pour vaincre sa timidité naturelle. Puis-je poser une question au monsieur qui porte un turban noir ?

Elle se tourna vers l’Oriental dont le fauteuil se trouvait à peu près au milieu de la rangée. Tous les regards de l’assistance firent de même.

— Allez-y, Mademoiselle Alberg, dit Wildorf, intéressé. Je suis sûr que M. Shuri Kalar vous répondra volontiers.

L’Oriental, un Hindou âgé d’une quarantaine d’années, maigre, barbu, acquiesça d’un bref hochement de la tête. Ses traits ascétiques étaient demeurés impassibles, mais ses yeux de braise luisaient d’une façon assez comique dans sa face verte.

— Dites-moi, monsieur, articula la jeune fille, est-ce que vous ne vous trouviez pas dans l’aérobus Tunis-Tripoli, le 4 avril dernier, à onze heures du matin ?

— Si, dit l’Oriental sans la moindre hésitation, pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je vous reconnais…

— En effet, renchérit soudain Henry Hossine en apostrophant l’Hindou. Moi aussi, je vous reconnais maintenant. Je me disais bien que… Mais, naturellement, cette figure verte, ça change tout !…

Comme une réaction en chaîne, les exclamations et les mouvements de surprise se propagèrent d’un bout à l’autre de la rangée. À présent qu’ils s’agitaient tous ensemble, les personnages verts formaient une mascarade encore beaucoup plus pittoresque.

Hans Wildorf se mit à taper au moyen d’une règle sur son bureau métallique pour ramener le calme.

— Mesdames et Messieurs, cria-t-il, veuillez vous rasseoir. Grâce à mademoiselle Alberg, nous venons enfin de faire une découverte capitale. Si je ne m’abuse, vous vous trouviez tous à bord de l’aérobus de la ligne régionale Tunis-Tripoli le 4 avril… À titre de confirmation, que ceux qui étaient effectivement dans cet avion lèvent la main droite.

Cette fois, pour éviter toute erreur, Wildorf compta les mains levées. Dix-neuf. Le compte y était.

— Voilà un point solidement établi, conclut-il. Voyons si nous pouvons échafauder là-dessus une théorie déterminante… Quelqu’un, parmi vous, a-t-il remarqué quelque chose d’insolite, quelque chose d’anormal au cours de ce trajet Tunis-Tripoli ?

Un silence décevant tomba sur l’assemblée.

— Rien ? fit Wildorf, perplexe… En fouillant bien dans votre mémoire ?…

Il passait le groupe en revue, scrutant désespérément chaque visage. Un des interpellés se leva et dit :

— Écoutez, inspecteur, je suis bien placé pour vous affirmer que ce voyage Tunis-Tripoli s’est déroulé dans des conditions absolument normales. Je suis contrôleur des liaisons régionales de l’air pour tout le secteur Nord-Afrique. Ce jour-là, j’ai fait Tunis-Tripoli, Tripoli-Bengasi, Bengasi-Le Caire. J’avais des fiches de stock à vérifier aux dépôts des aérogares. Si le moindre incident de vol s’était produit, je n’aurais pas manqué de le noter dans mon rapport.

— Votre témoignage m’est infiniment précieux, M. Ali Had, dit Wildorf, mais je me verrai sans doute obligé de ne pas en tenir compte.

— Comme vous voudrez, marmonna l’Égyptien. Si vous…

— Une seconde ! coupa Wildorf. Nous n’allons pas nous lancer dans de vaines discussions avant d’avoir les données exactes de ce nouveau problème. Vous serait-il possible de contacter immédiatement le bureau de l’aérogare de Tunis ?

— Oui, pourquoi pas ?

— Eh bien, installez-vous à mon bureau. J’ai deux renseignements à demander à ce bureau. Primo : le nombre exact de passagers du vol Tunis-Tripoli du 4 avril au matin. Secundo : les noms et adresses des pilotes et co-pilotes de l’appareil.

De la meilleure grâce du monde, Ali Had fit ce que Hans Wildorf lui demandait. L’employé de Tunis répondit :

— Treize passagers et six passagères. Pilotes : Saïd Far, Mohamed Nedir. Co-pilotes : Abban Kajar, Ali Chorad. Tous les quatre domiciliés à la Résidence Municipale de Gava, au Caire.

— Merci, dit l’Égyptien.

Il allait faire le geste de couper le contact du visiophone quand une autre question lui vint à l’esprit.

— Ces quatre pilotes sont-ils en service sur la ligne actuellement ? s’enquit-il.

— Oui, dit l’employé.

— Vous êtes sûr qu’ils ne sont pas en congé de maladie ?

— En voilà une histoire ! plaisanta l’employé, à la fois amusé et surpris. Pourquoi seraient-ils en congé de maladie ? Non, rassurez-vous. Chorad et Nedir font Tunis-Tanger. Saïd Far et Kajar volent en ce moment vers Addis.

— Parfait, c’est tout ce que je voulais savoir…

Ces précisions, loin d’éclaircir le mystère, ranimèrent la controverse entre l’Égyptien et Wildorf.

— Vous voyez, triompha Ali Had, tout est rigoureusement normal de ce côté-là !…

— D’accord, concéda l’inspecteur, mais il me semble que ces informations me donnent raison : dix-neuf personnes à bord d’un avion qui vole de Tunis à Tripoli, le 4 avril, dans la matinée ; dix-neuf personnes atteintes de la maladie verte. Pas une de plus, pas une de moins. Est-ce clair, oui ou non ?

— Non, dit l’Égyptien, obstiné. Si la maladie avait éclaté pendant ce vol en avion, les membres de l’équipage seraient frappés eux aussi.

— Pas nécessairement, objecta Wildorf. D’une part, les membres de l’équipage se trouvent réunis dans une cabine spéciale, isolée du reste de la carlingue. D’autre part, ils sont revêtus d’une combinaison de vol qui les garantit contre les radiations directes du moteur.

— Là, ma foi, vous avez raison, reconnut Ali Had en se rasseyant dans son fauteuil. Mais, franchement, je ne vois pas ce qui a pu se passer… Cette liaison Tunis-Tripoli a lieu deux fois par jour depuis plus de dix ans !…

Un autre témoin vert se leva et tendit la main pour demander la parole. Wildorf l’encouragea d’un signe de la tête ;

— Nous vous écoutons, M. Natanoff…

— Je me trouvais dans cet avion avec ma femme, commença le Moscovite. Nous avons d’ailleurs contracté la maladie tous les deux. Mais, avant de nous embarquer pour Tripoli, nous avons séjourné pendant trois jours à Tunis… Qu’est-ce qui prouve que ce n’est pas à Tunis que cette affection a son origine ?

— Très juste, acquiesça Wildorf. Et nous allons être fixés tout de suite à ce sujet. C’est le gros avantage de cette confrontation générale… Que ceux et celles d’entre vous, Mesdames et Messieurs, qui ont séjourné à Tunis lèvent la main droite.

Sept mains – sur dix-neuf – se levèrent.

— Voyons cela de plus près, dit Wildorf. Le point essentiel de cette première partie de mon enquête, c’est justement de déterminer d’une manière irréfutable – dans le temps et dans l’espace – la source du mal vert. Je vais interroger une à une les personnes qui n’ont pas séjourné à Tunis avant de s’envoler vers Tripoli… M. Wang-Suo ?…

Le Chinois, installé dans le premier fauteuil de la rangée, à droite, se leva et répondit :

— Je ne suis pas resté plus de vingt minutes à Tunis. Je venais de Madrid et j’avais la correspondance immédiate pour Tripoli. En fait, je ne suis pas sorti du bar de l’aérogare.

— Bien. Merci, M. Wang-Suo. Et vous, M. Stanapoulos ?…

Le Grec domicilié à Ankara fit une réponse à peu près semblable. Bref, ce pointage démontra nettement que ce n’était pas à Tunis que le phénomène avait pu prendre naissance, mais bien dans l’avion, entre Tunis et Tripoli. Un autre pointage prouva une fois de plus que nul indice ne permettait de situer le moment précis où les dix-neuf passagers de cet appareil avaient contracté la maladie.

Wildorf demeura pensif pendant quelques minutes ; puis il acheva son interrogatoire par ces mots :

— Je ne vois rien d’autre à vous demander… Avant de passer la parole à mon collègue Van Osten, permettez-moi de vous remercier de votre obligeance.

Il esquissa un petit salut, et céda sa place à un des jeunes assistants en blouse blanche. Ce dernier déclara :

— Mesdames et Messieurs, ainsi se termine la première partie de nos investigations positives au sujet du phénomène inexplicable dont vous êtes les victimes. L’inspecteur Hans Wildorf possède maintenant une donnée très précise. Sur cette base, il va commencer dès cet après-midi ses recherches concrètes. Faites-nous confiance : nous trouverons la clé de ce mystère et nous vous guérirons… En attendant, nous devons prendre quelques décisions au sujet de votre avenir immédiat. Il serait souhaitable, à tout point de vue, que vous puissiez rester ici, en observation. Pour votre tranquillité personnelle, ce serait la solution idéale. Et pour nous, ce serait plus expéditif d’avoir toujours sous la main les victimes du mal vert Cette proposition souleva des protestations véhémentes parmi les malades. Le jeune docteur Van Osten dut frapper avec la règle sur le bureau pour se faire entendre.

— Ne vous emballez pas, voyons !… Ce n’était là qu’une simple suggestion. Et je n’oublie pas qu’on vous a formellement promis de vous ramener discrètement dans votre ville… Néanmoins, je fais appel à votre bonne volonté.

— Nous sommes verts, mais nous ne sommes pas malades ! fulmina l’Égyptien d’un ton courroucé.

— J’ai des obligations professionnelles très importantes, ajouta Henry Hossine, sèchement.

À la fin, le docteur Van Osten fut obligé de procéder à des interrogatoires individuels. Cinq hommes et trois femmes acceptèrent de séjourner jusqu’à nouvel ordre au centre de Genève. Les autres exigèrent d’être reconduits le plus vite possible au C.D. d’où ils venaient.

***

Le lendemain matin, à dix heures quarante, Hans Wildorf montait dans l’aérobus de la ligne bi-quotidienne Tunis-Tripoli.

L’avion décolla cinq minutes plus tard.

C’était un de ces antiques Roll-Jet atomiques en forme de cigare, avec une carlingue massive et lourde, dont la vitesse de croisière ne dépassait pas les 2 000 km/heure. Il y avait place à bord pour soixante passagers. Mais, comme d’habitude, les voyageurs étaient à peine une vingtaine.

Au cours de ce bref trajet – qui dura dix-huit minutes – Wildorf ne remarqua rien de particulier. Le compteur de radiations qu’il avait emmené dans sa serviette n’enregistra le passage d’aucune radiation suspecte.

Wildorf ne se frappa pas. Il avait voulu faire ce voyage par acquit de conscience, mais il avait prévu que rien d’anormal ne se présenterait. Du moment que les contrôleurs de la ligne et les équipages ne signalaient rien à la direction, c’était un signe irrécusable que tout, apparemment, fonctionnait d’une façon tout à fait régulière.

À Tripoli, Wildorf se rendit au Bureau Central du S.G.S. Un message l’y avait précédé. L’Inspecteur-Chef Vitto Manzi, un gaillard athlétique d’une trentaine d’années, originaire de Turin, accueillit d’un air un peu narquois le délégué de Genève.

— Plutôt mystérieuse, votre communication, inspecteur ! lança-t-il à Wildorf lorsqu’ils furent seuls dans un des bureaux de l’immeuble blanc du Service Gouvernemental de Surveillance. Vous êtes sur la piste d’un bandit, d’un escroc ou d’un criminel ?

— Sûrement pas ! D’ailleurs, ce n’est pas mon rayon, vous le savez bien. Je ne m’occupe que d’affaires médicales ou scientifiques.

— En quoi puis-je vous être utile ?

— Comme je vous le disais dans mon message, il me faut un de vos officiers et il me faut un petit Spyweb. J’ai des recherches assez délicates à faire dans votre secteur…

— L’appareil est prêt. Quant à l’officier qui va vous seconder, c’est moi. Mais de quoi s’agit-il ?

Wildorf raconta alors au détective toute l’histoire de la maladie verte. Et, en guise de conclusion, il annonça :

— J’ai l’intention de commencer mes recherches par une exploration en survol de toute la région située sur le trajet de la ligne régulière de l’aérobus Tunis-Tripoli.

— Excellente idée, approuva Manzi. Nous pouvons nous mettre en route quand vous voulez.

— Maintenant, tout de suite, décréta Wildorf.

Cinq minutes plus tard, le petit Spyweb décollait tranquillement à la verticale de l’une des plateformes de l’immeuble, s’élevait jusqu’à six cents mètres – altitude réservée aux avions particuliers de faible puissance ainsi qu’aux taxis urbains – décrivait un arc de cercle pour rejoindre la station de l’aérogare, puis commençait son exploration.

Dans le minuscule engin volant, Manzi et Wildorf, assis côte à côte, scrutaient le sol à la jumelle. Manzi pilotait d’une seule main. La coque en fibre de verre de l’appareil de surveillance brillait sous les rayons solaires. Une caméra automatique photographiait sans arrêt la région survolée.

Les deux policiers déjeunèrent à Tunis, puis, toujours à bord du Spyweb, refirent en sens inverse leur survol d’exploration.

— Rien remarqué, dit Wildorf en débarquant au siège du S.G.S.

— Moi non plus, avoua Manzi. Mais nous allons voir cela de plus près. Venez…

Ils descendirent à l’étage 7 du sous-sol de l’immeuble et s’enfermèrent dans une des salles de projection. Les images filmées par la caméra automatique défilèrent bientôt sur un vaste écran.

Toutes les vues captées au cours de ce long travelling de cinq cents kilomètres étaient d’une précision, d’une netteté remarquables. Mais la réalité qu’elles reproduisaient n’en présentait pas moins une affligeante monotonie, car la ligne de l’aérobus survolait presque continuellement la mer.

De temps à autre, sur l’écran, se dessinait un bateau de plaisance ou un hydrofly de la brigade maritime filant à toute allure sur ses lames d’acier qui glissaient comme des skis sur l’eau.

Soudain, Manzi et Wildorf tressaillirent. D’un geste prompt, le policier italien actionna la manette de commande assujettie à son fauteuil. Puis, réglant le ralenti et inversant le mouvement du film, il fit réapparaître sur l’écran les images qui venaient de passer.

— Stop ! s’écria Wildorf.

La vision, sur l’écran, s’arrêta.

Après un silence de plusieurs minutes, Manzi marmonna d’une voix bourrue :

— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?… Je me trompe peut-être, mais cela ressemble furieusement à des rampes de lancement, ce qu’ils sont en train de monter sur ce terrain.

— Ce sont des rampes de lancement, renchérit Wildorf. Et je compte trente-cinq opérateurs munis d’équipements de protection… Or il n’existe aucune Station Technique dans cette région !…

— Parole d’honneur, je n’ai pas la moindre idée de ce que ces individus fabriquent sur ce terrain ! ronchonna Manzi.

— Voyons nos repères, suggéra Wildorf. À vue de nez, cette plaine doit se situer au sud de Melita, à l’extrême pointe de la plus petite des îles Kerkenna.

— Oui, c’est Gharbi… Mais, légalement, aucune installation industrielle ou scientifique ne peut exister sur ce territoire. Les îles Kerkenna font partie d’une zone placée sous la protection provinciale. Du reste, nous allons bien voir…

Il se leva, alla décrocher un des interphones mobiles pendus au mur, au fond de la salle, revint s’asseoir dans son fauteuil et appela le service des archives.

— Neler ?… Voulez-vous m’envoyer le plan cadastral de Gharbi, district sud. Je suis à la salle 7-P16.

Trois minutes plus tard, l’écran montrait le tracé détaillé du sud de l’île Gharbi. Dans tout le district, on ne mentionnait aucune installation technique.

— Voilà une preuve par neuf, résuma le policier italien. J’ignore qui sont ces individus et je n’ai pas la plus petite idée de ce qu’ils trafiquent avec leurs rampes de lancement, mais ce que je sais, c’est que ça va chauffer !…

— Une seconde, intervint Wildorf en arrêtant son collègue qui se levait d’un air décidé. Avant de mobiliser vos troupes pour foncer sur ces gens qui se livrent à des activités suspectes, laissez-moi jouer ma partie, voulez-vous ? C’est très important, mon enquête. Or, si vous semez la panique parmi ces gens, ou si vous les arrêtez, ils refuseront de parler et je perds mes chances de découvrir la vérité au sujet de la maladie verte.

— Quels sont vos projets ? grommela Manzi.

— Allons là-bas incognito et voyons discrètement ce qui s’y passe. Même à votre point de vue, ce sera sans doute très instructif. Beaucoup plus instructif qu’une rafle pure et simple, vous ne croyez pas ?

— Oui, concéda Manzi, oui, sans doute. Mais ne traînons pas, dans ce cas. Je suis responsable de ce qui se trame dans la province. Et j’ai des consignes rigoureuses à l’égard des bricoleurs qui font de la technique clandestine.

— Mettons-nous en route immédiatement. Je ne suis pas moins impatient que vous… À mon avis, la meilleure formule serait d’employer de nouveau le petit Spyweb. Nous pourrions débarquer dans une des criques désertes de l’île… Et si je puis vous faire une suggestion, mettez-vous en civil. Un uniforme de la S.G.S. ne passe jamais inaperçu.

— Bon ! Je serai prêt dans cinq minutes.