CHAPITRE V
L’œuvre saccagée gisait en lambeaux autour du socle souillé d’un liquide sanieux. Vorst s’était frayé un passage hors du rêve, à la façon d’un fœtus fou furieux. Il n’avait pas lâché la bouteille dont le goulot brisé lui servait de poignard. À genoux, il lardait de coups un fragment translucide qui s’obstinait à ne pas s’éteindre. Des éclats de verre étaient fichés dans la chair sanguine de la ville, tout autour de lui. Son collant était maculé de vin et d’éclats de gelée.
— Ils sont partis, murmura Closter de son étrange voix décharnée.
Immobile au coin de la salle, les bras croisés, il contemplait le massacre. Sa silhouette fantomatique au visage brouillé semblait peu à peu se remplir d’obscurité. Le reste du musée était tranquille. Attentif.
— Non ! (Vorst, les yeux fermés, frappait au hasard et gémissait quand la gelée explosait sous ses doigts). Il est toujours là…
— Vous l’avez détruit à jamais, j’en ai peur. Réveillez-vous !
Le ton de Closter le cravacha. Il desserra les doigts. La bouteille roula en se vidant de ses dernières gouttes.
— Avant que j’oublie, vos ex-subordonnés ont vidé les lieux. J’ai eu droit au sermon habituel et à une amende. Je paierai. (L’artiste haussa les épaules). Je leur ai offert à boire, mais ils ont refusé. Vous les avez bien dressés.
— Taisez-vous…
Vorst se releva en chancelant et gifla l’air en direction de Closter. Sa main s’enfonça dans le visage absent qui se déforma sous le coup. Il ramena le poing, frappa de nouveau, sans plus d’effet. Son bras retomba.
— Votre œuvre avait un défaut, déclara-t-il d’une voix hachée.
— Un seul ? persifla Closter.
— Je me suis incarné dans le mauvais personnage. (Il frissonna à ce souvenir. Les détecteurs enfouis dans la chair avaient trop bien perçu son désir de mort). Lorsque l’histoire a commencé, j’étais déjà enterré sous les rosiers, en train de pourrir. Je m’en suis arraché longtemps après que mes yeux aient été dévorés par les vers. J’étais là, vous comprenez ! J’étais mort, mais je refusais de le croire et j’attendais…
— Vous avez foncé droit dans la masse sans vous soucier de l’ouverture prévue, se défendit Closter. C’était stupide. Il y a une logique, même dans les cauchemars. Et vous avez massacré celui-ci au lieu d’en sortir par la fin !
— Ce ne sera pas le seul. Vos rêves ne méritent pas de vivre.
— Ne dites pas ça. (L’artiste avait l’air sincèrement inquiet). Vous avez fait connaissance avec un de mes côtés sombres, de la plus mauvaise façon, c’est vrai. Considérez cette expérience comme un malentendu qu’il faut oublier. Vous ne pouvez pas juger mes œuvres sans vous juger vous-même. Leur condamnation serait notre échec à tous deux…
« De toute façon, à quoi bon ? Vous savez bien que la Ville vous empêchera de détruire l’exposition.
Vorst ne l’écoutait plus. Appuyé à la table chargée de boissons, il cherchait à déchiffrer les étiquettes. Il s’empara de deux bouteilles de vodka et creusa du bout du pied une cuvette dans la chair rebondie du plancher. Les bouteilles, frappées l’une contre l’autre avec violence, se brisèrent dans un tintement clair. Le liquide éclaboussa ses mains et aspergea le sol. Une odeur d’alcool, vite dissipée, monta de l’épiderme luisant, imbibé de vodka.
— Bois tout ton soûl, ma belle, murmura Vorst avant de saisir deux autres bouteilles et de réitérer l’opération.
Une crevasse s’ouvrit dans le sol, juste sous ses pieds. Le bâtiment éructa… Closter, dégoûté, secoua la tête.
— Vous traitez vos maîtresses d’une drôle de façon ! Les AnimauxVilles ne sont pas des catins qu’on enivre pour obtenir leurs faveurs.
— Ce ne sont pas des mères non plus !
Le bas du collant de Vorst était imbibé de liqueurs. Avec méthode, il débarrassait la table de ses boissons dont il aspergeait les alentours. Une odeur lourde, sucrée, envahissait la salle. Les œuvres, par contagion, s’illuminaient au hasard et commençaient à tanguer sur leur socle.
— Vous saviez que les édifices de chair ne tenaient pas l’alcool ? (Closter ne répondit pas). Vous êtes un puritain, mon vieux. Je suis prêt à parier que vous ne buvez pas. Vous devriez apprendre à vous réconcilier avec la part de vous-même qui peut souffrir !
Il sacrifia une lampée de la dernière bouteille à son propre usage et se torcha les lèvres d’un revers de manche. Les vapeurs d’alcool avaient refoulé pour un temps le cauchemar qu’il venait de vivre, mais sa gaieté forcée avait quelque chose de pathétique.
Il empoigna la pelle à tarte et tituba jusqu’à Closter.
— Après l’anesthésie de l’alcool, le scalpel du chirurgien. Ma main tremble, je devrais tout faire sauter ! Plus rapide et moins salissant…
L’édifice eut un haut-le-cœur. Vorst tâta du pied le sol gonflé comme une gencive, hérissé de cloques framboisées.
— Le musée a la chair de poule, déclara-t-il avec une sombre satisfaction. Et vous ? Vous tremblez pour vos œuvres ?
— Non. (Closter détourna les yeux). Pourtant, la plupart d’entre elles ont été cultivées en cuve biologique à partir de lambeaux de ma propre peau. Prélevée à l’intérieur des cuisses, ou dans le dos, au niveau des reins. J’étais chaque fois endormi, bien sûr, et les cicatrices de scarification sont minuscules.
— Vous n’aimez pas souffrir ! Vous aviez la trouille ?
— Je l’ai toujours…
Closter se dirigea vers le mur aveugle opposé à l’entrée de la salle. Il promena ses doigts immatériels sur la paroi. Avec un frisson de plaisir, une fenêtre s’ouvrit sous sa paume. Elle était de guingois et clignait comme un iris.
— L’aube est déjà là, dit-il sans se retourner. Savez-vous que vous n’êtes recherché nulle part ? Votre double est en prison, vous avez déjà payé votre dette…
Vorst lança un juron que Closter ignora. Il continua de sa voix neutre, dépassionnée.
— Les équilibres que vous avez détruits étaient déjà morts. La maison de Guanadi était abandonnée. La nouvelle Méditerranée la recouvrira bientôt et la mer effacera vos traces et les miennes. Vous vous êtes acharné sur des ombres. Le mythe du terroriste s’achève, ou commence, ce soir.
— Je ne vous crois pas, déclara Vorst avec un haussement d’épaules.
— Savez-vous, poursuivit Closter sans se soucier de l’interruption, que j’ai moi aussi rêvé de tout détruire ? C’était facile. J’aurais pu convaincre les Animaux Villes de repartir vers l’espace profond. Elles m’auraient emmené avec elles.
Tout en parlant, il martelait de ses poings fantômes les bourrelets de chair autour de la fenêtre. Le cartilage des murs se tordait sous les coups immatériels avec des craquements sinistres. Il fit brutalement volte-face.
— C’est vous qui auriez dû boire, pour vous donner le courage de tout massacrer ! Allez-y, réglez vos détonateurs, si vous avez peur de vous salir. Détruire, dites-vous, comme s’il suffisait de prononcer le mot magique. Exploser, éventrer, égorger. Vous avez peur que mes rêves se mettent à saigner ?
La salle tanguait sous ses pas. Vorst se força à ne pas reculer.
— Le musée est ivre, c’est une lutte entre vous et moi. Et vous l’avez perdue !
— Pauvre imbécile…
Le dôme tout entier se gonfla. Dans la galerie, et dans les alcôves qui s’ouvraient au fond de la salle, les œuvres survivantes s’illuminèrent simultanément et roulèrent au bas de leur socle. Elles se pressèrent vers Vorst avec des bruits spongieux, comme un troupeau d’amibes gigantesques. Il recula pour leur échapper et trébucha sur une des bouteilles.
Avant de s’effondrer, il vit les bouches des rêves se disputer ses membres et Closter, debout au sommet de la plus grosse masse, qui dirigeait la curée.
La gelée brillante descendit sur son visage…