Rêve 4 (L’autre côté de l’eau)
Elle marche sur l’eau noire à petits pas précis. Ses pieds chaussés d’escarpins argentés se posent sur les traces invisibles de la veille avec un "floc" imperceptible. L’ourlet de sa robe blanche effleure la surface. Je la hèle depuis le bord en agitant les bras, sans plus de résultat que les soirs précédents. Debout au centre du cercle de ses pas, elle regarde l’autre rive du lac de ses yeux indifférents. Elle attend l’autre, son cavalier, son promis.
Elle se nomme Anne-Liese.
De la musique s’échappe des fenêtres béantes de la grande maison, dont l’ombre biscornue s’étend jusqu’à la plage. Séparées par la frontière de la rive, l’ombre et les vagues se côtoient, s’ignorent. À l’image d’Anne-Liese et moi.
Longtemps, la joue posée sur le sable, j’ai lancé mes mots comme des galets plats. Ils ont ricoché à la surface, puis coulé à ses pieds. Elle aurait pu en ramasser certains en se baissant. Peut-être, alors, serait-elle tombée. Marcher sur l’eau n’est sans doute pas facile. Moi, je ne sais pas m’y prendre.
La lune se lèvera bientôt. Anne-Liese fera demi-tour sur le tapis d’étoiles inversées et s’en ira. Je fermerai les portes-fenêtres de la véranda, arrêterai la musique, sur la terrasse, les flûtes de champagne intactes se rempliront d’insectes noyés. Il faudra dormir. Recommencer.
Demain, je me jetterai à l’eau.
À l’aube, je traîne le matériel sur la pelouse, en contournant les rosiers au sol fraîchement retourné. Je hais les rosiers. Fleurs arrogantes ! J’aurais choisi des lys si il m’avait consulté. Leur façon de se courber sous les caresses, leur pollen épais qui colle aux doigts… Il n’aurait pas compris. Dans son esprit, les pétales de rose devaient être répandus sur le lac, devant les pas d’Anne-Liese. Un tapis symbolique de chair déflorée. Brutal, rustre, et vulgaire. Qu’il dorme, d’un sommeil plus épais que ses ivresses, plus lourd que ses remarques. Qu’il dorme, et que son souvenir se taise !
Bientôt, je débarrasserai le jardin de ces fleurs inutiles. Avec un sécateur, je couperai les boutons les plus charnus et je regarderai les tiges saigner. Click, click, un peu plus court à chaque fois. Les rosiers meurent lentement, si on prend la précaution de les tailler par petits bouts.
Sous les rayons du soleil, le lac perd son mystère. L’eau est profonde, glacée. Des flocons de brume dérivent à la surface et l’horizon se perd dans une gaze translucide qui l’efface peu à peu. Un vol de grues cendrées, à très haute altitude, passe au-dessus de ma tête en direction du sud. Le domaine, vu de si haut, doit être minuscule et moi presque invisible. Je les suis des yeux en brandissant le poing jusqu’à ce qu’elles s’enfuient. Puis je démarre le compresseur à bouteilles tandis que le décor, écrasé par leur survol, reprend peu à peu sa taille normale. Si seulement j’avais eu ma fronde, pour les décrocher du ciel à coup de cailloux !
Le bruit des pompes est curieusement doux. Une toux discrète, étouffée par une main bien élevée. J’enfile la combinaison de caoutchouc, que j’ai raccourcie avec des pinces, ajuste les lourds brodequins, la ceinture de plomb, les gants. À mes pieds, le casque bosselé luit de tous ses cuivres. Je l’ai astiqué ce matin avec la poudre pour l’argenterie.
J’avance vers le lac, pose un pied hésitant à l’entrée du sentier invisible qui le traverse. Je m’enfonce… Impossible de marcher sur l’eau. Le poids du scaphandre autonome, peut-être. Il doit bien y avoir une solution ! Lui savait. Son rire, quand je l’ai supplié de m’apprendre. Le regard qu’il m’a jeté…
Je ne regrette rien. Cette nuit, je dormirai dans son lit, malgré le décor oppressant de la chambre nuptiale envahie de tentures de velours, de miroirs anciens et de lampes de bronze qu’il n’éteignait jamais. La petite pièce que j’occupe, à côté de l’office, me convient mieux. Du bois clair, une étagère, de vrais livres. Les siens n’étaient là que pour être époussetés.
L’eau m’enveloppe. La vitre du casque se couvre de buée. Me voici obligé de ressortir, de dévisser les écrous mouillés pour libérer ma tête. Je frotte le verre avec de la salive. De la saleté s’est incrustée autour des joints en caoutchouc et des auréoles grasses maculent les filetages. Impossible de continuer ainsi, ce scaphandre n’est pas présentable.
Je sais où trouver du détachant dans la buanderie.
Le miroir de l’eau est terni. J’éparpille mon reflet d’un moulinet du bras qui éclabousse le sable. Je n’aime pas mon visage. Les dents, surtout : irrégulières, écartées, en avant. Elles mangent ma bouche de l’intérieur, transforment chaque sourire en grimace et chaque baiser en… Je n’en sais rien. Je fermerai les yeux en espérant qu’Anne-Liese m’imitera. C’est comme cela que les choses sont censées se passer. Un baiser, puis un autre, enchaînés naturellement. Elle se laissera guider, j’en sais sans doute plus qu’elle.
L’eau est si froide ! Elle monte le long de mon torse, se colle à mes épaules et clapote devant le hublot ! Ma vue se brouille, le ciel disparaît sous une couche de gelée translucide incrustée de bulles d’air. J’ai cessé d’être lourd. Mes gestes, amortis par l’eau, sont gracieux et lents, d’une délicatesse toute aristocratique. Les pieds ancrés dans la vase du fond, je cueille les sphères argentées qui jaillissent de l’évent du casque. Elles se déforment entre mes doigts, s’échappent vers la surface, vers Anne-Liese. Je ne sais rien retenir.
J’ai trébuché. Au ralenti. J’ai eu tout le temps nécessaire pour me voir tomber, tête la première. Le casque trop pesant s’est fiché dans la boue, j’ai battu des bras afin de me remettre à genoux. Maudite maladresse ! C’est à cause d’elle que tout a commencé, il y a cinq jours. Il me reprochait d’avoir cassé un vase, il voulait me renvoyer. S’occuper lui-même d’Anne-Liese. La laisser seule avec lui ? Impossible.
Il n’aimait pas ma figure, lui non plus. Il ne savait pas la lire. Il ne regardait rien d’autre que ses miroirs.
Avec précaution, je m’enfonce vers le centre du lac. Le chemin qui traverse la surface est invisible d’en dessous. La machinerie de contrôle est quelque part dans les profondeurs. C’est là que se dissimule le secret qui me permettra de rejoindre Anne-Liese. Je le découvrirai, je ne suis pas plus bête qu’un autre, même si je n’ai pas étudié autant qu’il l’aurait fallu. L’entretien, ça je connais. Réparer ce qui s’est abîmé, nettoyer, remettre à neuf. D’ailleurs, pour ça il faut comprendre ce que l’on fait. J’en suis donc capable. Si Anne-Liese était malade, ou blessée, je saurais parfaitement m’occuper d’elle.
Quand j’aurai découvert la façon de marcher sur l’eau, je la retrouverai au-dessus du lac, vêtu du meilleur costume de la garde-robe. Je le rétrécirai à ma taille, une après-midi suffira. Pour les chaussures, ce sera plus difficile, il avait des pieds d’une petitesse incroyable. Comment pouvait-il tenir en équilibre dessus alors que les miens sont tout juste assez larges pour m’empêcher de m’écrouler, voilà qui est un mystère. Cela ne s’apprend pas, disait-il, je suis né avec la grâce et toi pas. Il me tutoyait avec affectation. S’il me voyait à présent, enlacé par les remous, élégant, stable. L’eau m’a donné ma revanche, j’étais fait pour l’apesanteur.
La lampe frontale incrustée dans le casque répand une lumière glauque. Aucune trace sur le fond, nulle part. J’espérais… Je ne sais quoi. Un fil tendu, peut-être, des piédestaux de verre jetés sous les pas d’Anne-Liese. Un mécanisme quelconque. Avec du temps et de la graisse, les machines s’apprivoisent. Continuons. Plus loin, plus profond.
Si j’attends jusqu’au soir, je pourrai la guetter par en dessous, peut-être même jeter un regard sous ses jupons en retenant mon souffle, afin que les bulles d’air ne trahissent pas ma présence. Je saurai surprendre ses secrets. Malgré l’eau qui brouille les détails, malgré les dentelles… On en voit toujours assez pour imaginer. Lui préférait les magazines qu’il cachait sous les coussins du divan. J’en avais volé un, une fois. Les filles ne ressemblaient pas du tout à Anne-Liese. Avec leur chair gonflée, elles n’auraient jamais pu marcher sur le lac.
Je ne devrais pas penser à ça. Les souvenirs me font trébucher, je risque de me perdre. Vu d’en bas, le lac est si vaste ! Un autre monde pour moi tout seul, sans sonnette, sans ordres lancés d’une voix impatiente.
À l’intérieur du casque, l’air sent le talc et le caoutchouc mouillé. Une odeur plus puissante, acide, s’y superpose. J’aime ma sueur. Abondante, odorante, elle est la preuve de ma vitalité. Cela m’effraie parfois. Anne-Liese a l’air si fragile, je pourrais la briser comme… Non ! L’eau m’enseignera la lenteur.
Avançons. L’autre rive est encore loin.
Surgie des profondeurs sombres, une silhouette s’approche, enveloppée d’un scaphandre plus haut que le mien. Malgré la grâce un peu maniérée de la démarche, les épaules sont trop larges, les hanches trop fortes… Ce n’est pas Anne-Liese.
À travers le hublot, j’ai pu apercevoir fugitivement des yeux d’un bleu éteint et une bouche barbouillée de rouge. D’un geste, l’inconnue m’ordonne de la suivre. Je progresse derrière elle, l’esprit parcouru de visions interdites. Quelles courbes se dissimulent sous l’épaisse peau de caoutchouc ? À qui appartient-elle ?
L’odeur, à l’intérieur de mon scaphandre, est presque insupportable…
Le fond se dérobe, la lumière a du mal à nous suivre. J’avance au rythme du détendeur, les yeux rivés sur les fesses de la sirène. Elle ne se retourne jamais mais ses hanches me parlent. Je presse le pas, m’enhardis à poser une main sur son épaule, au ralenti. Elle s’immobilise et plaque son casque contre le mien. Je dois me hausser sur la pointe des pieds pour arriver à sa hauteur. Ses yeux, déformés par l’épaisseur du verre, ressemblent à des huîtres.
Ainsi unis, nous pouvons nous parler. Le métal de nos carapaces transmet les sons.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai peur de bientôt manquer d’air, m’excusai-je en me serrant contre elle.
— Encore cinq minutes. Ça ira ? Qu’est-ce qu’il a, ton maître ?
J’ai dû faire un effort pour ne pas me trahir. Elle a une moue, que le hublot rend grotesque.
— Ça va, économise ton souffle. On en parlera dans l'abri.
Le refuge sous-marin est encastré dans une étroite faille, aux parois tapissées d’algues brunes. Autour des excroissances circulaires du dôme, les courants chargés de boue dessinent des tourbillons obscurs, vaguement menaçants. J’avance, porté par l’eau trouble, vers le sas à demi enterré qui s’ouvre au fond du gouffre.
L’eau s’évacue en glougloutant et le scaphandre se décolle de mon torse avec un bruit de succion. Le baiser gluant du caoutchouc m’a laissé un curieux sentiment d’insatisfaction et je surveille celle qui m’a guidé en attendant qu’elle se dévête.
Elle dévisse le lourd casque de cuivre et son visage surgit dans la lumière verdâtre du sas. Elle a le teint rougeaud, les traits bouffis. Ses cheveux sont d’un brun terne alors que ceux d’Anne-Liese ont été tissés par une araignée d’argent, un soir de pleine lune. C’est ce que lui disait. Sans doute l’avait-il lu dans un livre, c’était un voleur de phrases, un pilleur de rêves. Quelle importance, à présent ?
À mon tour, j’ôte le casque. Les mains posées sur la ceinture de plomb, elle a une grimace, vite réprimée.
— On m’appelle Ariel, dis-je, avec la voix qui convient.
— Ton maître a de l’humour, je t’aurais plutôt vu en Caliban… Moi, je suis Tania. Anne-Liese m’a envoyée aux nouvelles !
Elle avance vers moi dans un bruit de clapotis et son regard affronte hardiment le mien.
— Je n’ai pas grand chose en dessous, si c’est ce qui t’intéresse… dit-elle avec un drôle d’air. Tu veux le grand jeu tout de suite ou tu te retournes comme un gentleman ? Je parle bien, hein ?
Elle décroche les plaques rigides qui protègent son bas-ventre et les laisse tomber négligemment. Elles heurtent le sol carrelé avec un bruit de ferraille et je résiste à l’impulsion qui me pousse à les ramasser pour les ranger.
— Aide-moi à dégrafer mes brodequins, tu veux ?
Avec maladresse, je tente de m’agenouiller sans y parvenir. Elle pousse un soupir excédé et me tourne le dos. Ses mains tâtonnent sur sa nuque et les lèvres noires de la combinaison se séparent le long de sa colonne vertébrale.
Elle écarte les pans à pleines mains, se fraie un passage hors du scaphandre. Elle a l’air forte. Des muscles roulent sous la peau blanche à chacun de ses gestes, un semis de grains de beauté parsème son dos. Sous l’omoplate gauche serpente la trace blafarde d’une ancienne cicatrice.
Le caoutchouc frotte sur sa peau avec un bruit humide qui me noue le ventre. Nue jusqu’à la taille, elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule et je me détourne, les joues brûlantes.
— Tu ne te déshabilles pas ?
Comment lui dire ? Je n’avais jamais vu que son dos à lui, quand je le frottais dans son bain, et les filles du magazine se montraient toutes de face. Je la contourne et me plante face à elle. Là, je m’y reconnais. Les seins, gros et tombants, le sourire un peu vide. Je détache les boucles du détendeur sans cesser de la regarder. Elle roule la combinaison le long de ses cuisses, s’en débarrasse en levant haut les jambes. Puis elle se campe devant moi et m’aide à ôter le scaphandre avec des gestes brusques.
— Mignonne petite flanelle, Casanova. Tu m’as bien eue…
Je détache les semelles de plomb sur lesquelles j’étais juché. Tania a une moue en me voyant rapetisser. Puis elle avance une main vers l’épais caleçon qui me protège tandis que le bout de ses seins se balance devant mes yeux.
Ses doigts m’enveloppent et je durcis. Je tente de m’esquiver mais elle est plus rapide, plus forte. Le caleçon est descendu sur mes cuisses. Elle se recule pour juger du résultat, sans se moquer, comme lui.
— Il fallait que je vérifie, tu comprends ? J’ai eu un doute. On peut passer sur certaines choses mais… La surprise est plutôt agréable, finalement. Je n’aurais pas cru, à te voir…
Je me rajuste, les joues en feu. Elle se dirige vers le fond du sas, actionne un mécanisme qui achève de vider les dernières flaques d’eau. Une porte s’ouvre sur une salle aux murs de métal luisant. Les pieds de Tania laissent des traces humides sur le sol plastifié.
— La chambre est par là, murmure-t-elle. Quand on aura fait connaissance, tu me parleras de ton maître.
C’était plutôt agréable, finalement… J’ai appris, même s’il a fallu que Tania me montre par quoi commencer. Je suis fonctionnel, c’est le mot qu’elle a utilisé. Elle m’a dit beaucoup d’autres choses, entre deux grognements, je n’ai pas tout compris. Cloué sous son poids, sa main plaquée sur ma bouche, j’ai obéi de mon mieux. Lorsqu’elle a fini par me repousser, elle l’a fait en douceur, sans se fâcher. Laisse-moi récupérer, a-t-elle marmonné. Depuis, elle dort, avec au coin de ses lèvres molles des bulles de salive qui éclatent au contact du drap.
J’ai profité de son sommeil pour la scruter, la renifler, en la retournant de tous les côtés. J’ai disposé son corps dans les postures que prenaient les filles du magazine. Elle ne s’est même pas réveillée. Au bout de dix minutes, le jeu ne m’amusait plus. Avec Anne-Liese, ce sera différent. Plus long. Quand j’aurai marché sur le lac à sa rencontre, je la conduirai jusqu’à la chambre qu’il avait préparée. J’ôterai ses dentelles, je rangerai avec soin sa robe dans la penderie de cèdre puis je la coucherai comme une poupée fragile, tiède et douce. Toute la nuit, je l’empêcherai de dormir.
Tania s’agite sur le lit chiffonné. Comparée à moi, elle est trop vaste. Sa chair blanche s’affaisse sous son propre poids comme un gâteau raté et nos odeurs mêlées ont quelque chose de désagréable. Je me gratte distraitement le bas-ventre. Des envies mal définies me tourmentent et mon sexe à demi gonflé tient une place considérable.
Je me lève, explore l’abri sans rien trouver d’intéressant. Le secret est ailleurs, je m’en suis douté en voyant Tania. Comment imaginer qu’une personne aussi vulgaire puisse savoir ! Il faudra tout de même que je l’interroge. Discrètement, qu’elle ne se doute de rien. Peut-être détient-elle des informations utiles. Avec les femmes, on ne sait jamais… C’est lui qui disait cela, quand il avait bu. C’étaient les seuls moments où il parlait d’Anne-Liese.
Dans le sas, nos deux combinaisons achèvent de sécher. Je m’enveloppe dans la mienne, qui conserve un peu d’humidité. Quand je marche, les plis serrés du caoutchouc me massent et je durcis. C’est mieux qu’avec Tania, plus douloureux, plus facile à contrôler. Je m’en souviendrai.
Je repose la combinaison tachée et pars à la recherche de quelque chose à manger.
Quand Tania fait son apparition à l’entrée de la cuisine, j’achève de décorer les œufs brouillés avec des morceaux d’olive noire. Elle se penche sur la poêle et renifle d’un air appréciateur.
— Pas mal… Ton maître t’a bien dressé.
— Je n’ai pas trouvé l’origan, dis-je pour cacher mon trouble.
— C’est quoi, ça ?
— Une herbe qui donne du goût… (Je hausse les épaules). Si tu ne la connais pas, tu ne t’apercevras pas de son absence.
— Tu as raison.
Elle trempe le bout du doigt dans la mixture d’un jaune clair et le suce avec bruit.
— Tu as tout pour plaire à une femme, affirme-t-elle. Faut pas se fier aux apparences, l’important c’est que tu sois grand là où ça compte…
Elle dispose rapidement une paire d’assiettes sur un coin de table et s’assoit face à moi. Sa nudité ne semble pas la gêner. Moi j’ai du mal à manger face au ballottement de ses seins, qu’une coulée de jaune d’œuf barbouille de façon obscène.
— Et ton maître, il est comment ? dit-elle, la bouche pleine. Bel homme, ça j’en suis sûre. Je le regardais à la jumelle quand Anne-Liese ne me voyait pas. Si tu savais comme elle l’attend, elle n’en dort plus.
La carafe à demi pleine m’échappe des doigts et s’écrase à mes pieds. Des éclats de cristal jaillissent dans toutes les directions et Tania se lève d’un bond pour éviter d’être éclaboussée.
— Maladroit, nabot, m’injurie-t-elle. Fais un peu attention !
Elle lève la main, se ravise. Elle lui ressemble…
— La serpillière est sous l’évier. Tu viendras me rejoindre dans la chambre quand tu auras fini. Applique-toi, sinon…
J’ai caché les plus petits débris du verre dans un pot de crème. J’espère qu’ils lui déchireront la langue et les joues, afin qu'elle ne puisse plus jamais me parler de cette façon. Il faut les dresser dès le début, disait-il, sinon elles ne comprennent rien. Anne-Liese n’aurait pas réagi ainsi. Quand on la voit marcher avec délicatesse à la surface du lac, la tête légèrement penchée pour que son visage reste dans l’ombre, on voit bien qu’il s’agit d’une personne convenable. Tania, au contraire… Trop gonflée de partout, comme les autres. J’aurais peut-être pu la lui laisser, si j’avais su. Elle lui aurait plu.
Trop tard, à présent. Quand j’aurai fini de l’interroger, je remettrai le scaphandre et je m’en irai. Je sais que je n’ai pas le droit de traverser le lac en marchant sur le fond. Des gardiens mécaniques surveillent l’invisible frontière qui me sépare d’Anne-Liese et la seule voie possible passe par la surface. Impraticable pour l’instant, mais je trouverai. Ma petite taille est un avantage, je ne suis pas lourd. Tania a eu tort de se moquer de moi.
— Alors, tu te dépêches, Tordu ! crie-t-elle depuis la chambre. Faut-il que je vienne te chercher ?
Elle m’attend, allongée sur le dos, les bras croisés derrière la nuque. Je n’aime pas son sourire :
— Tu vas devoir te faire pardonner, bout d’homme. Viens ici…
— Parle-moi d’Anne-Liese, dis-je, sans bouger.
— Ici ! (Elle tapote le matelas et sa chair tressaille). Je parle mieux quand on me tient chaud.
Je m’allonge auprès d’elle, les pieds à hauteur de ses genoux. Dieu, qu’elle est vaste !
— Anne-Liese, imploré-je.
— Qu’est-ce que vous avez tous ? réplique-t-elle en se serrant contre moi. C’est une pimbêche. La peau sur les os, la bouche pincée, le cul aussi serré que la bourse. Si elle me voyait, elle en aurait une attaque. On n’était rien censé faire avant leur mariage, tu savais ça ? L’union des maîtres et des serviteurs le même jour, cérémonie intime et tout le tralala. Comme si j’allais attendre !
— Elle est belle, dis-je, incapable de trouver d’autres mots pour exprimer ce que je ressens.
— De la poudre aux yeux. Elle sait s’habiller, ça je le reconnais, mais sous l’emballage y’a plus personne. Ce n’est pas comme moi.
Elle s’étire d’un air satisfait et attire ma tête contre son cou. Je me détourne.
— Tu ne sais pas marcher sur l’eau.
— Tu crois que je serais ici, sinon ? J’aurais traversé le lac en courant et tu n’aurais pas revu ton maître de huit jours !
— Tu n’as jamais eu envie d’apprendre ?
Elle rit. Son ventre tressaute, elle empoigne mes oreilles à deux mains et je grimace. Elle joue avec ma tête, malgré mes supplications. Ses rires redoublent.
— Imbécile ! hoquette-t-elle. Il ne t’a pas dit ? Ça ne s’apprend pas. C’est un don, un cadeau de naissance. Ils sont d’une autre race et doivent se rencontrer au milieu du lac pour le prouver. Ils ne se marient qu’entre eux afin que leur talent ne soit pas perdu. Tu ne seras jamais comme eux ! Jamais…
Elle m’attire vers son visage et m’embrasse. Sa bouche aspire la mienne jusqu’à m’étouffer tandis que je me débats. Puis elle me lâche et se rallonge, satisfaite.
— À ton tour, maintenant. Parle-moi de ton maître.
— Tout ça pour rien, murmuré-je, le visage enfoui entre ses seins. La chaleur de Tania est tout ce qui me reste.
— Doucement… Tu ne me toucheras que si tu me parles de lui. Et tâche d’être éloquent, que j’oublie ta figure de crapaud.
Elle ondule sous moi, les yeux fermés.
— Il était cruel, dis-je. Il me donnait des coups de pied, il me frappait avec sa canne.
— Encore ! insiste-t-elle en griffant mon dos. Raconte-moi comment il te bat.
— Quand j’ai essayé d’apprendre à marcher sur l’eau, il m’a giflé. J’aurais pu me noyer, c’était stupide. Il s’amusait à me faire perdre pied et Anne-Liese nous regardait depuis le lac. Elle riait…
« Cette nuit-là, j’ai voulu m’entraîner sur le toit pour lutter contre le vertige et les tuiles se sont brisées sous mes pas. Le bruit l’a réveillé, il m’a cravaché jusqu’à ce que je ne puisse plus me relever.
Tania s’agite au rythme de mes paroles et serre instinctivement les cuisses.
— Il y a cinq jours, j’ai cassé un vase, poursuis-je inexorablement. Une horrible chose à laquelle il tenait. Il n’avait aucun goût, tu sais. Il empilait des vieilleries dans toute la maison…
— Ne t’arrête pas ! halète-t-elle, les mains crispées sur mes fesses.
— Il ne m’a pas battu, cette fois-là. Il m’a chassé sans que je puisse me défendre. Il m’a interdit de revenir, il voulait m’éloigner d’Anne-Liese. Je crois qu’il savait…
« Je l’ai tué avec dégoût, en ayant peur de lui faire mal.
Elle a un sursaut lorsque la révélation l’atteint et ses yeux s’ouvrent. J’observe ses pupilles agrandies d’horreur et tends la main vers l’oreiller…
Avec elle ça a été plus long. Plus amusant, aussi. Elle était forte, bien que molle. La taie est toute tachée de salive. Elle l'a déchiquetée de ses dents et j’ai enfoncé les plumes dans sa gorge avec mes doigts englués d’œuf. Elle est restée tiède longtemps, c’était agréable quand elle ne se défendait plus.
À présent, je ne sais plus quoi en faire. L’enterrer sous les rosiers, comme l’autre ? Il faudrait la remorquer jusqu’à la rive, et elle est si lourde ! La jeter dans le lac ? Je pourrais l’habiller de caoutchouc pour jouer avec, mais elle risque de regagner la surface et ça ne plairait pas à Anne-Liese. J’aurais dû y penser avant. On ne réfléchit jamais assez.
Je peux la laisser ici, de toute façon. Je n’ai pas l’intention de revenir et il est tard. Je dois retourner à la maison pour tout préparer avant la venue d’Anne-Liese.
Au crépuscule, elle s’avancera comme chaque soir jusqu’au milieu du lac. Je sortirai une table sur la pelouse avec des flûtes de cristal et du champagne, le gramophone jouera une valse lente, la maison sera éclairée pour attirer les lucioles. Tout paraîtra normal.
Depuis la plage, je la regarderai venir vers moi. Elle n’écoutera pas mes cris ni ne prêtera attention à mes gestes. Je ne suis pas de sa race. Mais, quand elle repartira, je la suivrai par en dessous, nu sous la combinaison de caoutchouc. Ce sera mieux qu’avec Tania. Anne-Liese marchera au-dessus de ma tête, derrière le rideau de l’eau, et je l’observerai sans me cacher. Elle sera bien forcée de me voir, elle devinera ce que je fais.
Et quand je m’ennuierai trop, je pourrai toujours la faire tomber…