8
Le lendemain matin, le Dr. Hess se présenta ponctuellement au rendez-vous que lui avait fixé Ware pour lui faire visiter son atelier et lui montrer son matériel. Le magicien le salua d'un signe de tête professionnel et s'approcha d'une double tenture de brocard qui, une fois écartée, révéla une porte, apparemment en bois de cyprès, rehaussée de lourdes armatures de cuivre et garnie d'un énorme marteau représentant un visage qui aurait pu être pris pour le masque de la Tragédie si les yeux n'avaient pas eu des pupilles félines.
Hess était certain d'être prêt à tout remarquer et à n'être surpris par rien ; pourtant, il fut interloqué lorsque, à peine Ware eut-il effleuré le marteau, il vit l'expression du masque se modifier. Imperceptiblement mais indiscutablement. Le sorcier, qui s'attendait de toute évidence à l'étonnement de son hôte, dit sans même se retourner : « Il n'y a rien ici qui vaille vraiment la peine d'être volé mais si jamais on me dérobait quelque chose n'offrant d'ailleurs pas le moindre intérêt pour le voleur, le remplacement me coûterait des efforts phénoménaux. En outre, il y a le problème de la contamination. Un simple contact malencontreux pourrait anéantir des mois de travail. Sous ce rapport, c'est la même chose que pour un laboratoire de bactériologie. D'où mon gardien. »
— « Il est clair que ce n'est pas chez le quincaillier du coin que vous pouvez vous procurer votre appareillage, » convint Hess qui avait recouvré son sang-froid.
— « Bien sûr ! Même sur le plan théorique, ce n'est pas possible. L'opérateur doit tout fabriquer lui-même et ce n'est pas aussi facile aujourd'hui qu'au moyen-âge quand la plupart des hommes instruits possédaient, et cela allait de soi, les compétences requises. Mais donnez-vous la peine d'entrer. »
La porte s'ouvrit lentement et sans bruit comme si quelqu'un la tirait de l'intérieur. La pièce baignait dans une pénombre écarlate mais Ware actionna un bouton et il y eut comme un bruit de cataracte qui ne dura qu'un instant tandis que le soleil inondait l'atelier du magicien.
Hess comprit sur-le-champ la raison qui avait conduit Theron Ware à installer ses pénates dans ce palais de préférence à tout autre : la salle où il se trouvait était un immense réfectoire de style siennois où, au temps de sa splendeur, une trentaine de seigneurs avaient pu aisément banqueter de compagnie. Aucune autre demeure de Positano, encore que certaines fussent plus grandes que la résidence de Ware, ne comportait une salle aussi vaste. À la hauteur du plafond et tout au long des quatre murs couraient des fenêtres à meneaux par où entrait la lumière, chacune encadrée d'une paire de rideaux de velours rouge uni coulissant sur une tringle : le bruit de cataracte qu'avait entendu Hess quand Ware avait actionné le bouton avait été produit par le glissement de ces rideaux.
Tout au fond, il y avait une autre porte, également dissimulée derrière des tentures, qui donnait sans doute sur un office ou une cuisine. À sa gauche, un moderne four électrique de taille moyenne à côté duquel était posée une enclume supportant un marteau qui semblait si lourd qu'Hess se demandait presque comment Ware pouvait le manier. De l'autre côté du four, faisant pendant à l'enclume, s'alignait une série de bacs servant visiblement de cuves à tremper.
À droite de la porte était installée une paillasse de chimiste à laquelle rien ne manquait : éviers, robinets d'eau courante, valves à gaz, à vide et à air comprimé. Ware devait sûrement avoir monté des pompes. La paillasse était surmontée de rayonnages remplis de flacons de réactifs et, à droite, le mur était occupé par des rangées de séchoirs dont les uns contenaient des accessoires de verre aux formes compliquées et les autres des rouleaux de tubes de caoutchouc.
Un peu plus loin, devant ce même mur, se dressait un lutrin portant un livre relié en cuir rouge de la taille d'un gros dictionnaire, clos par un fermoir. Il était gravé d'un motif circulaire en or mais Hess était trop loin pour identifier celui-ci. Une paire de chandeliers droits flanquaient le lutrin équipés d'épaisses chandelles dont l'aspect révélait qu'elles servaient beaucoup bien que des rampes électriques à lumière diffuse fussent encastrées dans les murs et qu'il y eût une lampe à incandescence sur la petite table de travail qui jouxtait le lutrin. Un autre livre plus petit mais presque aussi gros que le premier, voisinait avec cette lampe et Hess le reconnut aussitôt : c'était le Manuel Pratique de Chimie et de Physique, 47eme édition, que l'on trouvait au même titre que les tubes à essai dans tous les laboratoires. Une série de plumes d'oie et d'encriers de corne complétaient cette panoplie.
— « Vous devez commencer maintenant à entrevoir ce que je voulais dire en parlant de compétence technique, » fit Ware. « Je souffle naturellement une grande partie de ma verrerie mais c'est vrai pour n'importe quel chimiste. Toutefois, si j'ai besoin, par exemple, d'une nouvelle épée, je dois la forger moi-même…» (il désigna le four électrique du doigt) « Pas question d'en acheter une dans une boutique d'accessoires pour bals costumés. Et il faut que ce soit un travail irréprochable. »
— « Hmmm, » murmura Hess sans cesser d'inspecter les lieux. Contre le mur de gauche, face au lutrin, il y avait une longue table sur laquelle étaient disposés avec grand soin un certain nombres d'objets mesurant de quinze à quatre-vingt-dix centimètres, tous minutieusement enveloppés de soie rouge. L'étoffe portait des inscriptions que, cette fois encore, le savant était dans l'incapacité de déchiffrer. Près de la table, une crédence était fixée à la cloison. Quelques tabourets complétaient le mobilier : de toute évidence, Ware ne travaillait pas souvent assis. Le sol était parqueté et, vers le centre de la pièce, on distinguait encore des marques faites à la craie de couleur dont la vue arracha un grognement au magicien.
— « Tous ces instruments enveloppés sont préparés et je préfère ne pas les exposer, » dit-il en s'approchant de la crédence. « Mais je les ai naturellement en double exemplaire et je peux vous montrer ceux qui sont en réserve. »
Il ouvrit le meuble. Un jeu de lames y étaient rangées par rang de taille. Elles étaient au nombre de treize. Les unes étaient visiblement des épées, d'autres ressemblaient davantage à des outils de cordonnier.
— « L'ordre dans lequel on les fabrique compte également, » expliqua Ware. « La plupart de ces fers, vous pouvez le constater, portent en effet une inscription et l'instrument avec lequel celle-ci est gravée a son importance. J'ai commencé en conséquence par le fer sans inscription – celui-ci – la faucille – qui est l'un de ceux dont on se sert le plus souvent. Les rites diffèrent mais le cérémonial que j'applique requiert que l'on débute par un acier qui n'a jamais servi. Après trois passages au feu, il est trempé dans une mixture composée de sang de pie et du suc d'une herbe appelée gratiole. »
— « Le Grimorium Verum parle de sang de taupe et de mouron, » fit observer Hess.
— « Ah ! Bien… je vois que vous avez un peu lu. J'ai essayé cette recette mais elle ne donne pas tout à fait assez de mordant au fil. »
— « J'aurais pensé que l'on pourrait obtenir un fil encore plus mordant en utilisant des composés spécifiques. Pour tremper l'acier de Damas, rappelez-vous, on plongeait l'épée dans le corps d'un esclave. Et c'était efficace. Mais les bains de trempage modernes sont bien meilleurs. En outre, dans votre cas, leur emploi vous épargnerait la peine d'avoir constamment à prendre au piège des animaux dont beaucoup sont malaisés à attraper. »
— « L'analogie est incomplète. Vous auriez raison si le trempage était la seule fin de l'opération ou si cette dernière se bornait à être la mise en application de la maxime de Paracelse : Alterius non sit gui suus esse potest – fais-toi même ce que tu ne peux confier à faire à autrui. Ces objectifs d'ordre pratique, je pourrais les réaliser en empruntant des voies fort différentes. Mais dans la magie, le sacrifice sanglant remplit une fonction supplémentaire. On pourrait dire, en quelque sorte, qu'il ne s'agit pas de tremper simplement l'acier mais aussi l'opérateur. »
— « Je vois. Et je suppose que le sacrifice du sang assume aussi certaines fonctions symboliques ? »
— « Tout, dans cet art, est symbolique. De même, comme vos lectures vous l'ont sans doute appris, le forgeage et le trempage doivent être effectués un mercredi, soit à la première ou à la huitième heure du jour, soit à la troisième ou à la dixième heure de la nuit quand il y a pleine lune. Là encore, cette obligation répond à un but pratique et immédiat – car, croyez-moi, les heures planétaires ont une influence effective sur les affaires de la Terre – mais aussi à une valeur psychologique : contraindre, à chaque étape, l'opérateur à observer une obéissance absolue. Dans le meilleur des cas, les grimoires et les autres textes ésotériques sont si confus et si contradictoires qu'il est impossible de savoir de science certaine quelles sont les étapes essentielles et quelles sont les étapes superfétatoires. Qui tente d'approfondir cette question fait rarement de vieux os. »
— « Bien. Continuez, je vous prie. »
— « Bon… Il convient ensuite de façonner et d'ajuster le manche de corne, ce qui se fait d'une façon déterminée à une heure déterminée, travail que l'on parachève un autre jour à une autre heure. À propos, vous avez mentionné il y a un instant une méthode de trempage différente… Si l'on suit cet autre rituel, le jour et l'heure ne sont pas les mêmes et la question se pose à nouveau : qu'est-ce qui est essentiel et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Cela fait, on récite une conjuration, trois salutations et on prononce un charme de protection. L'instrument est alors aspergé, enveloppé, fumigé – pas au sens moderne, naturellement : entendez qu'il est parfumé – et il est désormais prêt à servir. Une fois qu'on l'a utilisé, il faut l'exorciser et le consacrer à nouveau. C'est ce qui distingue les outils enveloppés qui sont disposés sur la table de ceux qui se trouvent sur le râtelier.
» Je ne vais pas vous expliquer en détail comment se préparent les autres instruments. Celui que je fabrique en second est la plume de l'Art et, pour des raisons évidentes, je m'occupe ensuite des encriers et des encres. Après quoi, et toujours pour les mêmes raisons, je passe au burin ou gravoir. La plume est sur mon bureau. Cette aiguille montée est le burin. Les objets qui restent et qui sont confectionnés dans l'ordre selon lequel vous les voyez exposés sont respectivement le couteau à manche blanc, outil presque aussi universel que la faucille ; le couteau à manche noir qui ne sert guère qu'à dessiner le cercle ; le stylet, principalement employé pour préparer les couteaux de bois nécessaires au tannage des peaux ; la baguette ou canne malédictoire dont le nom se passe de commentaires ; la lancette dont l'appellation est, elle aussi, parlante ; la verge, instrument coercitif analogue au bâton de berger ; et, enfin, les quatre épées, une pour le maître, les trois autres pour ses assistants s'il en a. »
Après en avoir demandé d'un coup d'œil la permission à Ware, Hess se pencha pour examiner les inscriptions gravées sur les instruments. Certaines se laissaient déchiffrer sans mal. Sur le pommeau de l'épée du maître, par exemple, on lisait MICHAEL et sur toute la longueur de la lame, de la pointe à la coquille, ELOHIM GIBOR. En revanche, le manche du couteau blanc portait les caractères suivants :
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— « Qu'est-ce que cela signifie ? » demanda le savant en désignant cette inscription et celle, tout aussi énigmatique, reproduite en double exemplaire sur la poignée du stylet et de la lancette.
— « Oh ! On ne peut plus dire que cela ait encore une signification. Ce sont des lettres hébraïques fort corrompues qui, à l'origine, représentaient divers Noms Divins. Je pourrais vous dire quels étaient ces Noms autrefois mais les lettres n'ont plus de contenu, à présent. Il faut seulement qu'elles soient là. »
— « Superstition, » murmura Hess, se remémorant le commentaire de Baines sur l'observation qu'avait faite le magicien à propos de la Noël.
— « Oui, c'est de la superstition au sens pur du terme. Elle est aussi fondamentale pour l'Art que l'évolution l'est pour la biologie. Maintenant, si vous voulez bien passer par ici, je vais vous montrer d'autres éléments qui pourront vous intéresser. »
Précèdent son visiteur, Ware traversa la pièce en diagonale pour s'approcher de la paillasse ; il s'arrêta en chemin pour effacer à l'aide de la semelle de sa pantoufle les traces de craie, disant avec irritation :
— « On pourrait proposer une transposition moderne de l'aphorisme de Paracelse que je vous citais tout à l'heure : « De nos jours, il n'y a plus moyen de trouver des domestiques sérieux. Pas pour manier le balai, en tout cas… Bon ! La plupart de ces réactifs vous sont évidemment familiers mais quelques-uns sont l'apanage exclusif de l'Art. Ceci, par exemple, est de l'eau exorcisée : comme vous voyez, j'ai besoin d'en avoir en grande quantité. Pour commencer, il faut que ce soit de l'eau de rivière. La chaux vive sert au tannage. Il y a des profanes – je pense à de Camp, entre autres – qui vous diront que, par « parchemin vierge », on entend simplement du parchemin sur lequel rien n'a jamais été écrit. Mais c'est faux : on doit utiliser, et tous les Grimoires insistent sur ce point, la peau d'un animal mâle qui n'a jamais engendré. Et la Clavicula Salomnis met parfois l'accent sur le parchemin fait de la peau d'une bête qui n'a pas vu le jour et recommande même la coiffe de nouveau-né. Je dois également pulvériser moi-même mes sels de tannage après avoir procédé aux rites d'usage. Mes chandelles sont faites avec la première cire extraite d'une ruche neuve – et il en va de même pour mes almadels. Si j'ai besoin de figurines, je les pétris avec de la terre recueillie de mes propres mains et réduite à l'état de pâte sans intervention d'aucun outil. Et tout le reste à l'avenant.
» J'ai fait allusion à l'aspersion et à la fumigation, c'est-à-dire à l'arrosage et au parfumage. Le goupillon est une batte d'herbes liées comme un fagot ou un bouquet garni qui diffère selon les rituels et, comme vous pouvez vous en rendre compte, je dispose d'un très vaste choix : menthe, marjolaine, romarin, verveine, pervenche, sauge, valériane, sorbier, basilic, hysope. En ce qui concerne la fumigation, les aromates les plus courants sont l'aloès, l'encens, la mauve musquée, le benjoin et le styrax. Des effluves pestilentiels sont quelquefois nécessaires – pour la fumigation de la coiffe de nouveau-né, par exemple – et j'ai toute une réserve d'ingrédients nauséabonds. »
Ware pivota brusquement sur lui-même, manquant de peu d'écraser le pied de Hess qui n'eut d'autre choix que de suivre son hôte qui se dirigeait vers la porte.
— « Tout exige une préparation spéciale, » ajouta le magicien sans se retourner, « même le bois pour le feu quand je veux fabriquer de l'encre pour les pactes. Mais il est inutile que je m'étende plus avant là-dessus car je ne doute que vous compreniez parfaitement les principes. »
Hess avait beau se hâter, il se trouvait encore quelques pas derrière Ware quand les rideaux obturèrent à nouveau les fenêtres en bruissant et la pièce fut plongée, comme au début, dans une pénombre écarlate. Le sorcier attendit que le savant l'eût rattrapé pour sortir. La porte refermée, il reprit place derrière son vaste bureau. Hess contourna le meuble et s'assit dans l'un des fauteuils florentins réservés aux invités et aux clients.
— « C'était extrêmement intéressant, » dit-il poliment. « Je vous remercie. »
— « Il n'y a pas de quoi. »
Ware posa les coudes sur la table et inclina la tête d'un air méditatif, ses doigts sur la bouche. La sueur perlait sur son front et sur son crâne chauve et il paraissait plus pâle que de coutume. Hess ne tarda pas à remarquer qu'il essayait de contrôler sa respiration et, tout en observant son vis-à-vis avec curiosité, il se demanda ce qui avait pu ainsi troubler le magicien. Mais, bientôt, celui-ci releva la tête et s'expliqua spontanément, avec un demi-sourire sans contrainte :
— « Je vous prie de m'excuser. Dès le début de notre apprentissage, on nous inculque le respect absolu de la loi du secret. Je suis pour ma part on ne peut plus convaincu que le secret n'est plus nécessaire aujourd'hui, qu'il a, en fait, cessé de l'être depuis la fin de l'Inquisition. Mais rien n'est plus difficile à éliminer par l'usage de la raison que les vieux serments. Croyez bien que je ne dis point cela pour vous offenser. »
— « C'est bien ainsi que je le prends. Toutefois, si vous préférez vous reposer…»
— « Non ! J'aurai amplement le temps de me reposer pendant les trois prochains jours et je ne pourrai recevoir personne : il faudra que je m'isole pour préparer la mission dont Mr. Baines m'a chargé. Aussi, si vous avez des questions à me poser, c'est le moment. »
— « Euh… je n'ai pas de questions d'ordre technique pour l'instant. Mais il y a une chose qui m'intrigue… une question que Baines vous a précisément posée lors de votre première entrevue. Il serait vain de prétendre que je n'ai pas écouté l'enregistrement de cette conversation, n'est-ce pas ? Tout comme lui, je m'interroge sur vos motivations. D'après ce que vous m'avez fait voir et d'après tout ce que vous avez dit, il est visible que vous vous êtes donné un mal considérable pour vous Perfectionner dans votre Art et que vous croyez en cet Art. Savoir si, moi, j'y crois ou n'y crois pas est donc présentement sans intérêt. Ce qui compte, c'est de savoir si je crois ou non en vous. Votre laboratoire n'est pas postiche : c'est un lieu où un homme travaille avec zèle à quelque chose qu'il juge important. J'avoue être arrivé ici avec l'intention de me moquer – et de démasquer votre imposture si je le pouvais – et je persiste à penser que rien de ce que vous faites n'aboutit, n'a jamais abouti à du concret. Mais j'accepte le fait que vous ayez foi en vos œuvres. »
Ware fit un petit signe de tête.
— « Merci. Poursuivez. »
— « Je n'ai plus qu'à vous poser la question clé. Vous n'avez pas réellement besoin d'argent. Vous n'êtes, semble-t-il, ni collectionneur ni amateur de femmes. Vous n'ambitionnez ni d'être le Président du Monde ni de détenir la puissance attachée à cette fonction. Or, vous avez choisi la damnation éternelle à laquelle vous croyez afin de devenir un maître dans la discipline très spéciale qui est la vôtre. Pourquoi donc ? »
— « Il me serait facile d'éluder la question. En vous répondant, par exemple, que, pouvant dans certaines conditions prolonger mon existence jusqu'à l'âge de sept cents ans, ce qui risque de m'arriver dans l'autre monde ne me préoccupe pas encore tellement à l'heure qu'il est. Ou en arguant du fait que tout magicien, comme vous le savez déjà par les textes que vous avez lus, espère filouter l'Enfer au dernier moment. Certains y sont parvenus qui ont à présent leur place au calendrier des saints. Mais la vérité, Mr. Hess, c'est que je considère que ce dont je suis en quête vaut le risque que je cours. Et ce que je cherche, vous le comprenez parfaitement, c'est quelque chose au nom de quoi vous avez vous-même déjà vendu votre âme – ou, si vous préférez un mot à peine moins grandiloquent, votre intégrité – à Mr. Baines : la connaissance. »
— « Hmm… Il doit sûrement exister des voies moins ardues…»
— « Vous n'en croyez pas un mot ! Vous pensez qu'il existe peut-être des routes plus sûres telles que la méthode scientifiques mais vous ne les estimez pas moins ardues. J'ai personnellement le plus grand respect pour la méthode scientifique mais je sais qu'elle ne m'apportera pas le genre de connaissance qui m'intéresse – connaissance qui est aussi celle de la structure et de la mécanique de l'univers – car aucune science exacte n'est capable de m'apporter une réponse qui me satisfasse pour la bonne raison que les sciences se refusent à admettre que certaines forces naturelles sont des Personnes. Or, c'est ainsi, et si je n'ai pas de commerce avec ces Personnes, jamais je ne saurai ce que je désire savoir. Pareille recherche revient aussi cher que l'achat d'un accélérateur de particules géant, Dr. Hess, et quel gouvernement m'accorderait une subvention ? Toutefois grâce aux gens comme Mr. Baines, et à condition d'en dénicher suffisamment, je pourrai trouver les capitaux dont j'ai besoin. »
— « Au bout du compte, il se peut que je sois contraint de payer rubis sur l'ongle – un rubis que tout l'argent du monde ne pourrait acheter. Contrairement à Macbeth, je sais que l'on ne peut pas échapper à la vie à venir. Mais même si cela doit finir ainsi – et cela finira probablement ainsi – j'emporterai mon savoir avec moi. Et le jeu aura valu la chandelle. En d'autres termes, comme vous le soupçonniez avec juste raison, Dr. Hess, je suis un fanatique. »
Et à son propre étonnement, Hess s'entendit répondre :
— « Oui. Bien sûr. Moi aussi. »
9
Le père Domenico, étendu sur son lit, contemplait le plafond de stuc rose, incapable qu'il était de trouver le sommeil. L'heure H avait sonné. La période de trois jours que Ware avait consacrée au jeûne, à la lustration et à la prière – parodies blasphématoires, en intention au moins, sinon en acte, des rites tels que l'Église les connaissait – était achevée et le sorcier s'était déclaré prêt.
Apparemment, il était toujours décidé à autoriser Baines et ses deux repoussants acolytes à assister à la conjuration mais s'il avait jamais envisagé de laisser le religieux suivre la cérémonie, il s'était ravisé et le père Domenico en éprouvait un sentiment de frustration en même temps qu'un intense soulagement. À la place de Ware, il aurait d'ailleurs eu la même attitude.
Et pourtant, dans sa propre chambre, interdit de séjour au laboratoire et cuirassé de toutes les protections qu'il avait pu rameuter, le père Domenico ressentait les symptômes de l'oppression préliminaire, tel le calme plat qui précède un tremblement de terre. Il y avait toujours un silence tendu avant l'invocation des puissances célestes mais sans cet arrière-goût de maléfice et de catastrophe… quelqu'un qui ignorerait ce qui se préparait au juste serait-il en mesure d'y voir une différence ? C'était là une pensée troublante mais on pouvait la laisser à Berkeley et aux logiciens positivistes. Le père Domenico savait ce qui était en train de se passer : on procédait aux rites d'un meurtre surnaturel et il ne pouvait rien faire, sinon trembler.
Une horloge lointaine égrena son carillon argentin quelque part dans le palais. Dix heures… la quatrième heure de Saturne le jour de Saturne, celle qui était la plus favorable – l'innocent et pitoyable Pierre d'Abano lui-même l'avait écrit – à la manipulation de la haine et de la discorde. Et, lié par le Protocole, le père Domenico n'avait même pas le droit de prier pour que l'expérience échoue.
La pendule qui se trouvait derrière la Porte sonna un coup, un seul, et Ware écarta les tentures de brocard.
Jusque là, Baines n'avait pu s'empêcher de se trouver un peu ridicule dans la blanche tunique de lin que le magicien avait exigé qu'il revêtît mais la vue de Jack Ginsberg et du Dr. Hess dans le même appareil le dérida. Quant à Theron Ware, il était bouffon ou terrifiant – tout dépendait de la façon dont on considérait les choses – avec ses chaussures de cuir blanc marquées de signes vermillon et son bonnet de papier portant le mot EL. Dans sa large ceinture qui semblait avoir été taillée dans la peau d'une bête poilue à la robe fauve était glissée une sorte de sceptre enveloppé d'une étoffe rouge que, se référant à la description qu'Hess lui avait faite de l'attirail du sorcier, Baines avait identifié comme étant la baguette du pouvoir.
— « À présent, il faut nous habiller », avait dit Ware dans un murmure. « Dr. Baines, vous trouverez trois tenues sur le bureau. Une pour le Dr. Hess, une pour Mr. Ginsberg et une pour vous. »
Baines prit le ballot. Les vêtements en question étaient des aubes.
— « Levez vos costumes au-dessus de vos têtes, » avait repris le magicien. « À Amen, vous les laisserez retomber. Je commence :
ANTON, AMATOR, EMITES, THEODONIEL, PONCOR, PAGOR, ANITOR… Par la vertu du nom de ces très saints anges, j'endosse, Ô Seigneur des Seigneurs ; mes Vêtements de Puissance afin de pouvoir accomplir jusqu'au bout toutes choses que je désire faire par Ton truchement, IDEODANIACH, PAMOR, PLAIOR, Seigneur des Seigneurs dont le règne et la loi vivront de toute éternité. Amen. »
Les aubes glissèrent avec un bruissement soyeux et Ware ouvrit la porte.
À première vue, la pièce qu'éclairait seulement la lueur indistincte des chandelles ne ressemblait guère au laboratoire que le Dr. Hess avait dépeint. Cependant, quand ses yeux commencèrent à s'accoutumer à la pénombre, Baines constata peu à peu qu'il s'agissait bien du même endroit. Toutefois les murs du fond étaient noyés d'ombre et la disposition des meubles avait été modifiée. Seuls le lutrin et les candélabres – ils étaient maintenant au nombre de quatre – repoussés vers le milieu de la salle étaient plus ou moins visibles.
Mais cette masse confuse de formes vacillantes qu'imprégnait un parfum légèrement écœurant n'avait qu'un très lointain rapport avec le plan qu'avait dessiné Hess et que Baines gardait en tête. L'élément central n'était ni un meuble ni un détail architectural mais un dessin : deux grands cercles concentriques tracés sur le sol – au blanc de chaux, semblait-il. Dans l'anneau ainsi formé étaient inscrits des mots innombrables – il était possible que ce fussent des mots – en caractères qui pouvaient aussi bien être hébreux que grecs ou étrusques. Baines ne savait même pas si ce n'étaient pas des runes. Il y avait aussi quelques lettres de l'alphabet latin mais leurs combinaisons n'évoquait aucun nom connu. Extérieurement au plus grand des deux cercles se succédaient les signes astrologiques dans l'ordre du zodiaque, Saturne étant orienté au nord.
Au centre de la figure était dessiné un carré parfait d'environ soixante centimètres de côté dont chaque angle était marqué d'une croix à la craie qui n'avait rien de chrétien, pointant vers une étoile à six branches. Celles qui se trouvaient à l'est, à l'ouest et au sud étaient ornées d'un Tau. L'étoile la plus proche de Saturne portait sans doute la même marque mais ii était impossible de s'en assurer car son emplacement était caché par quelque chose qui ressemblait à un gros tas de fourrure mouchetée.
Au-delà des cercles, il y avait quatre pentagrammes occupant les quatre points cardinaux et à l'intérieur desquels on pouvait lire : TETRAGRAMMATON. Au milieu de chacun était posée une chandelle. Plus loin – à un mètre vers le nord – se trouvait un triangle inscrit dans un cercle, qui comportait une multitude de lettres. Baines ne parvint à déchiffrer que celles des angles : MICHEL.
— « Tantistes, prenez vos places, » fit Ware dans un souffle en désignant le cercle.
Puis il se dirigea vers la longue table dont Hess avait parlé à Baines et les ténèbres l'engloutirent.
Obéissant à ses instructions Baines franchit le cercle et prit position sur l'étoile de l'ouest. Hess le suivit et gagna celle de l'est tandis que Ginsberg avançait à petits pas vers celle du sud. La masse duveteuse qui occupait l'étoile septentrionale tourna sur elle-même et se réinstalla avec un soupir inquiétant qui fit sursauter Jack. Baines l'examina. Ce n'était sans doute qu'un chat dont la présence était, traditionnelle en ces lieux mais, dans cette lumière imparfaite, il ressemblait davantage à un blaireau. En tout cas, quoi que ce pût être, c'était gras à en être répugnant.
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Ware ne tarda pas à réapparaître. Il entra à son tour à l'intérieur du cercle qu'il referma avec la pointe de l'épée qu'il tenait à la main et se dirigea vers le carré central. Là, il posa la lame sur ses chaussures blanches, prit la baguette glissée dans sa ceinture et, l'ayant développée, se couvrit les épaules de la soie rouge.
— « Maintenant, que personne ne bouge plus, » ordonna-t-il de sa voix normale. Son timbre était égal.
Se fouillant, il sortit de sous sa robe un petit creuset qu'il posa par terre à côté de l'épée. De courtes flammes bleues jaillirent bientôt du récipient que Ware encensa, répétant trois fois le mot : « Holocauste ! Holocauste ! Holocauste ! »
Les flammes grandirent et le magicien reprit, à nouveau sur le ton de la conversation :
— « Nous allons invoquer MARCHOSIAS, puissant marquis de Hiérarchie Descendante. Avant la chute, il appartenait à l'Ordre des Dominations et il espère retourner aux Sept Trônes dans douze mille ans. Sa vertu est de donner des réponses véridiques. Ne bougez pas ! »
D'un geste vif, Ware plongea l'extrémité de sa baguette dans les flammes jaillissant du brasier et l'air s'emplit de lugubres et terrifiants hurlements tandis qu'il criait, dominant cette clameur bestiale :
— « Je t'adjure, grand MARCHOSIAS, en tant qu'agent de l'Empereur LUCIFER et de LUCIFUGE ROFOCALE, son fils bien-aimé, de par le pacte qui nous lie et par les Noms d'ADONAI, ELOIM, JEHOVAM, TAGLA, MATHON, ALMOUZIN, ARIOS, PITHONA, MAGOTS, SYLPHAE, TABOTS, SALAMANDRAE, GNOMUS, TERRAE, COELIS, GODENS, AQUA et par toute la hiérarchie des intelligences supérieures qui t'enchaîneront contre leur volonté, venite, venite sub-miritillor MARCHOSIAS ! »
Le vacarme grandit encore et un panache de vapeur verte commença de fuser hors du creuset ; son odeur était celle de la corne et de la vessie de poisson qui brûlent. Mais il n'y eut pas d'autre réponse.
Pâle, le masque farouche, Ware reprit d'une voie grinçante à travers le tumulte :
— « De par la puissance du pacte et en vertu des Noms, je jure d'apparaître sur l'heure, ô MARCHOSIAS ! »
Pour la seconde fois, il plongea sa baguette dans le brasier. Il semblait que c'était la pièce elle-même qui hurlait. Mais nulle apparition ne se manifesta.
— « C'est toi maintenant que j'adjure, LUCIFUGE ROFOCALE, agent du Seigneur et Empereur des Seigneurs, c'est à toi que j'ordonne de m'envoyer ton messager MARCHOSIAS, de l'obliger à sortir de sa cachette, où qu'elle soit…»
La baguette s'enfonça à nouveau dans les flammes et le palais chancela sur sa base comme si la terre avait tremblé.
— « Ne bougez pas ! » jeta Ware d'une voix rauque.
Et Autre Chose dit :
FAIS SILENCE, JE SUIS LÀ. QUE VEUX-TU DE MOI ? POURQUOI TROUBLES-TU MON REPOS ? LAISSE MON PÈRE EN PAIX ET RANGE TA BAGUETTE.
Jamais Baines n'avait entendu de tels accents. On eût dit que chaque syllabe était une braise ardente.
— « Si tu étais venu à ma première invocation, je ne t'aurais pas molesté et n'aurais pas fait appel à ton père, » répondit Ware. « Et rappelle-toi que si tu repousses ma requête, j'enfoncerai à nouveau la verge dans le feu. »
PENSE ET VOIS !
Le palais se remit à trembler. Soudain, du triangle nord-ouest s'éleva lentement un nuage de fumée jaune dont l'âcreté fit tousser les quatre hommes. Lorsqu'il se fut un peu résorbé, Baines distingua une forme qui prenait naissance mais il n'en crut pas le témoignage de ses sens : c'était… c'était comme une gigantesque louve grise aux yeux verts et flamboyants d'où émanait comme une onde de froid.
Le nuage, maintenant, était entièrement dissipé. La louve au regard courroucé déploya avec lenteur ses ailes de griffon tout en agitant doucement sa queue de serpent écailleuse.
Dans le pentacle du nord, le gros chat se leva et contempla le démon qui montra ses crocs et éructa du feu. Indifférent, le matou entreprit de se lécher les pattes.
— « Reste à l'intérieur du Sceau et transforme-toi, » dit Ware, « Sinon je te précipite dans le gouffre d'où tu es sorti, Je te l'ordonne. »
Le loup se dématérialisa. À sa place, il y avait à présent, debout dans le triangle, un jeune homme vêtu en tout et pour tout d'une cravate très chic et d'un phallus artificiel presque aussi long que celle-ci. « Pardon, patron, » fit-il d'une voix mielleuse. « Fallait bien que j'essaye, n'est ce pas ? De quoi s'agit-il ? »
— « Pas d'obséquiosité, stupide vision ! » répondit Ware sur un ton cassant. « Je t'ordonne de te métamorphoser. Tu nous fait perdre notre temps, à ton père et à moi. Transforme-toi ! »
Le jeune homme tira la langue au magicien – une langue vert-de-gris – et, l'instant d'après, le triangle avait pour occupant un homme barbu deux fois plus âgé que l'adolescent, enveloppé dans une robe verte garnie d'hermine et coiffé d'une couronne dont l'éclat était si éblouissant que sa vue faisait mal aux yeux. Un parfum de bois de santal commença de se répandre dans la pièce.
— « Voilà qui est mieux ! Écoute-moi : par les Noms que j'ai nommés et sous peine des tourments que tu as connus, je t'ordonne de considérer l'apparence et les aîtres du mortel dont l'eidélon habite mon esprit. Et, quand je t'aurai libéré, de te rendre directement auprès de lui sans te faire connaître, te révélant seulement comme une vision engendrée par son âme intellectuelle et lui découvrant le vaste et ultime Néant qui se tapit derrière ces signes qu'il appelle matière et énergie ainsi que tu verras en lisant ses pensées intimes. Et de rester en sa compagnie, d'approfondir impitoyablement son désespoir jusqu'à qu'il en vienne à exécrer à tel point son âme qu'il détruise la vie de son corps. »
— « Je ne peux faire droit ta requête, » répliqua le personnage couronné d'une voix caverneuse mais néanmoins dépourvu de toute résonance.
— « Refuser ne te servira à rien : ou bien tu pars incontinent pour m'obéir ou bien je te retiendrai captif jusqu'au terme de mon existence et te tourmenterai quotidiennement ainsi que ton père me le permet. »
— « Ta vie a beau être de sept cents ans, elle n'est pour moi qu'une journée, » rétorqua le barbu.
Quand il parlait, des étincelles sortaient de ses narines. « Et tes supplices ne sont qu'une bagatelle à côté de ceux que j'endure depuis que l'œuf cosmique a éclos et qu'Ève a été inventée. »
En guise de réponse, Ware abattit sa baguette dans le brasier et Baines nota à travers le brouillard qui embrumait son cerveau qu'elle n'était même pas roussie. Cependant, un spasme secoua le personnage couronné qui rejeta convulsivement la tête en arrière en poussant une plainte désolée. Ware retira la baguette des flammes mais la maintint à quelques centimètres du creuset ardent.
— « Je ferai ce que tu ordonnes, » laissa tomber la créature barbue d'une voix morose. La haine sourdait de l'apparition comme une lave.
— « Si tu n'obéis pas en tout point à mes instructions, je te rappellerai. En revanche, si tu les exécutes, tu pourras emporter pour salaire la partie immortelle du sujet que tu auras tenté : elle est immaculée à la face des Cieux et grande est sa valeur. »
— « C'est encore un prix insuffisant, » répliqua le démon. « Il est spécifié dans le pacte que tu dois me donner aussi un fragment de ton trésor. »
— « Tu as mis du temps à te souvenir du pacte. Mais j'agirai honnêtement avec toi, rusé marquis. Prends…»
De sous sa robe, Ware sortit un objet incolore, d'une taille infime, qui scintilla à la lueur des chandelles. À première vue, Baines crut que c'était un diamant mais quand le sorcier tendit le bras, il l'identifia : c'était un lacrymal de cristal opalescent – il n'en avait jamais vu d'aussi petit – avec bouchon, larmes et tout, que Ware lança hors du cercle. L'Américain, qui avait oublié que la créature avait commencé d'apparaître sous un aspect animal, éprouva une nouvelle surprise quand le démon reçut habilement le vase minuscule dans la bouche et le goba.
— « Tu ne fais qu'allumer la convoitise de MARCHOSIAS, » dit la Présence. « Quand tu seras en Enfer à ma merci, magicien, je te boirai jusqu'à la dernière goutte, encore que tes larmes ne soient jamais abondantes. »
— « Ce sont là des menaces creuses. Même si tu dois me voir pour l'éternité dans l'Enfer, ce n'est pas à toi que je suis destiné. Cela suffit, maintenant, monstre ingrat ! Cesse de geindre stupidement et fais ce que tu as à faire. Je t'autorise à te retirer. »
Le personnage couronné gronda sourdement et, sans transition, reprit sa forme première. De sa gueule s'échappa une longue langue de feu mais l'ardente vomissure, incapable de franchir l'enceinte du triangle, se rassembla en boule au-dessus de l'être infernal, ce qui n'empêcha d'ailleurs pas Baines d'éprouver sa caresse brûlante sur son visage.
Ware leva sa baguette.
À l'intérieur du petit cercle, le sol s'évanouit. Avec un claquement de ses ailes d'airain, l'apparition chut dans l'abîme comme une pierre ; il y eut un assourdissant coup de tonnerre et le plancher se referma. Il ne présentait plus aucune solution de continuité.
À présent, le silence était revenu. Comme le bourdonnement de ses oreilles s'atténuait, Baines perçut une sorte de vrombissement lointain, le vrombissement qu'aurait pu produire un moteur de voiture tournant au ralenti devant le palais. Soudain, il se rendit compte que c'était le chat qui ronronnait. L'animal avait assisté à toute la scène sans manifester autre chose qu'un intérêt empreint de gravité. Hess avait apparemment eu la même attitude, Ginsberg, quant à lui, tremblait comme une feuille mais il tenait bon. C'était la première fois que Baines le voyait tellement secoué mais il ne pouvait guère l'en blâmer : lui-même avait la nausée et la tête lui tournait comme si les efforts qu'il avait dû faire uniquement pour regarder MARCHOSIAS avaient été aussi éprouvants que l'escalade d'un glacier himalayen.
— « C'est fini, » murmura Ware d'une voix blanche. Il avait l'air vieilli. D'un coup d'épée, il brisa le cercle. « Maintenant, il ne nous reste plus qu'à attendre. Je vais m'enfermer dans la solitude pendant quinze jours. Au terme de cette retraite, nous tiendrons une nouvelle conférence. Le cercle est ouvert. Vous pouvez partir. »
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Le père Domenico, en entendant le lointain roulement de tonnerre assourdi, avait compris que l'émissaire était parti. Et il lui était toujours interdit ne fût ce que de prier pour l'âme de la victime – ou du patient – pour employer l'antiseptique technologie aristotélicienne de Ware, Se redressant, il s'assit au bord du lit et, respirant avec peine dans l'atmosphère musquée et lourde de la pièce, il se leva pour aller ouvrir sa sacoche. Sa démarche était mal assurée.
Une question le hantait : pourquoi Dieu lui liait-il ainsi les mains ? Pourquoi acceptait-il un compromis tel que le Protocole ? Cela suggérait au minimum une limitation de Sa puissance incompatible avec l'inébranlable dogme de l'Omnipotence – et c'était déjà un péché que de la contester – et, au pire, une certaine équivoque dans Ses rapports avec l'Enfer, totalement en contradiction avec les réponses révélées du Problème du Mal.
C'était là une pensée trop terrible pour être supportable. Qu'elle l'eût visité devait sans doute être attribué à l'ambiance maléfique du palais. N'importe comment, le père Domenico savait qu'il n'était ni spirituellement ni émotionnellement en état de l'examiner.
Il lui était loisible, toutefois, de se pencher sur une autre question, mineure mais néanmoins liée à la première : l'abomination qui venait de s'accomplir était-elle celle qu'il avait été chargé d'observer ? Tout indiquait que c'était effectivement le cas. Alors, le religieux pourrait reprendre dès demain le chemin du retour, meurtri mais déjà convalescent.
D'un autre côté, il était possible – hypothèse épouvantable mais, en un sens, rassurante – qu'il eût été dépêché à Positano pour attendre que l'Enfer vomisse quelque chose de plus odieux encore. Cela réglerait l'étrange anomalie que constituait cette dernière conjuration qui, si abominable qu'elle fût, n'était pas plus détestable que les habituelles opérations de Ware. Et, chose plus importante encore, cela expliquerait, au moins en partie, la raison d'être du Protocole : comme l'avait dit Tolstoï, « Dieu voit la vérité mais il patiente ». Cette question n'était pas pour le père Domenico uniquement matière à conjectures : il pouvait adopter une attitude active en se soumettant à la discrétion divine, même ici, même maintenant, à condition de ne pas invoquer les Présences. Mais cette restriction n'avait rien de prohibitif : pourquoi était-il magicien si ce n'était pour être aussi habile dans ses œuvres que dans ses prières à la louange de Dieu ?
De son sac, il sortit tour à tour et disposa sur la commode, qui ferait fort bien office de bureau, l'encrier de corne, la plume d'oie, la règle, les trois disques de tailles différentes découpés dans du carton vierge – difficile à se procurer – et le burin enveloppé. Il inscrivit soigneusement sur les disques trois échelles distinctes : les cartouches du A comprenant les seize attributs divins, de bonitos à patientia ; les cartouches du T comprenant les trente attributs des choses, de temporis à negatio ; et les cartouches du E comprenant les neuf interrogations de Est-ce que à quelle quantité. Cela fait, il transperça les disques en leur centre à l'aide du burin, les agrafa et, pour finir, aspergea les trois Cadrans Lulliens d'eau bénite avant de vaticiner :
— « Ô forme de cet instrument, je te conjure par l'autorité de Dieu le Père Tout-Puissant, par la vertu du Ciel et des Étoiles, des éléments, des pierres et des herbes, par la vertu des rafales de neige, du tonnerre et des vents, par la vertu, aussi, de l'Ars magna d'assumer toute puissance pour l'accomplissement de ces choses dont la perfection nous concerne tous, et ce sans mensonge ni falsification ni tromperie de par l'ordre de Dieu, Créateur des Anges et Empereur des Âges. DAMAHII, LUMECH, GADAL, PANCIA, VELOAS, MEOROD, LAMIDOCH, BALDACH, ANERETHON, MITRATON, anges très saints, soyez les gardiens de cet instrument. Domine, Deus meus, in te speravi… Confitehor tibi, Domine, in toto corde meo… Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum… Amen. »
Ayant achevé l'invocation, le père Domenico fit tourner les trois cercles. Malaisée était la pratique du grand art lullien ; la plupart du temps, les combinaisons possibles aboutissaient à des banalités. Il fallait du jugement pour déterminer celles qui étaient importantes et il fallait la foi pour savoir lesquelles étaient inspirées d'En-Haut. L'arithmologie selon Raymond Lulle avait néanmoins un avantage sur les autres modalités divinatoires : à strictement parler, ce n'était pas une technique magique.
Le père Domenico fit pivoter les cadrans au hasard le nombre de fois requis, puis, saisissant le plus grand des cercles par le bord, il brandit l'appareil aux quatre points cardinaux. Il avait presque peur de lire le verdict.
Mais, dès la première manipulation, les cadrans lulliens avaient rendu leur réponse :
PATIENCE – DEVENIR – REALITÉ
C'était celle que le religieux avait tout à la fois redouté et espéré. Et c'était aussi – le père Domenico en prit conscience avec un certain trouble – la seule réponse concevable une nuit de Noël.
Il rangea ses accessoires dans la sacoche et se recoucha. Il était tellement exténué et tellement anxieux qu'il ne comptait pas s'endormir. Pourtant, quelques secondes plus tard, il avait quitté le monde des phénomènes et rêvait que, à l'instar de Gerbert, le pape sorcier, il fuyait le Saint juché sur les épaules d'un démon.
10
La période de récupération de Ware fut moins longue qu'il ne l'avait prophétisé. La Nuit des Rois, il était visiblement remis sur pied. L'inaction, néanmoins, faisait piaffer Baines d'impatience, encore que personne, hormis Ginsberg, ne fût capable de s'en rendre compte. Et Jack se vit obliger de lui rappeler que deux mois au moins devaient s'écouler avant qu'on puisse espérer que le Dr. Stockhausen mette fin à ses jours. D'ici là, ajouta-t-il, pourquoi ne pas rentrer à Rome pour expédier les affaires courantes ?
Mais Baines ne l'entendait pas de cette oreille. Il avait autre chose en tête et les intérêts d'Inter-Stratégie étaient apparemment le cadet de ses soucis. En tout cas, il ne pouvait s'astreindre à penser aux affaires que dans la mesure où cela se bornait à passer quelques coups de téléphone.
Le prêtre – ou le moine ou Dieu sait quoi – était toujours là, lui aussi. De toute évidence, il n'avait pas été dupe. Enfin… c'était là un problème qui était du ressort de Ware. Toutefois, Jack s'efforçait d'éviter le religieux dans toute la mesure du possible. Sa présence lui rappelait, souvenir remontant à son enfance passée dans le quartier juif du Bronx et qu'il se remémorait rarement, la visite d'une cousine orthodoxe et quelque peu cinglée agissant à titre de marieuse.
Peut-être pas si cinglée que cela, au demeurant : si la magie était efficace – et Jack avait été témoin de son efficacité –, tous les postulats métaphysiques qu'incarnait le père Domenico, de Moïse au Nouveau Testament en passant par la Kabbale, devaient logiquement s'ensuivre. Quand il l'eut réalisé, Ginsberg ne se contenta pas de battre froid au religieux : il eut des cauchemars dans lesquels le père se retournait pour le regarder.
Ware ne sortit pas officiellement de sa claustration avant le délai fixé. Et, au terme de sa quinzaine d'isolement, ce fut précisément Jack Ginsberg qu'il convoqua – au grand dépit de l'intéressé qui avait plus d'une raison d'en être marri.
Il n'avait guère plus envie de s'entretenir avec le magicien qu'avec le religieux courtois aux pieds nus ; et, compte tenu de l'actuel état d'esprit de Baines, il était impossible de deviner comment l'industriel prendrait cette manifestation de favoritisme quoique, en d'autres circonstances, il eût sans doute considéré ce choix préférentiel comme quelque chose d'insignifiant. Après s'être fait du souci une heure durant, Jack finit par poser le problème à son patron qui se borna à répondre : « Allez-y. » Le secrétaire eut le sentiment que les pensées de Baines ne pouvaient être que momentanément distraites de méditations d'une importance capitale.
Cela aussi était alarmant mais qu'y faire ? Revêtant le masque professionnel du monsieur aimable et attentif, Ginsberg, serrant les dents, se rendit chez Ware.
Le soleil, aussi éclatant et aussi innocent que d'habitude, brillait au-dessus de la falaise et sa lumière inondait le bureau. Ginsberg se sentit un peu plus en contact avec ce qu'il considérait comme la réalité. Dans l'espoir de prendre – et de garder – l'initiative, il demanda au magicien avant même de s'asseoir s'il y avait déjà du nouveau.
— « Non, » répondit Ware. « Mais prenez donc un siège. Comme je vous l'ai dit au départ, le Dr. Stockhausen n'est pas un client facile. Il est possible qu'il ne bronche pas, auquel cas nous devrons prendre des mesures plus compliquées. Mais, jusqu'à preuve du contraire, je pars du principe que l'affaire marchera et qu'il me faut, par conséquent, me préparer à la mission dont le Dr. Baines compte me charger ensuite. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu avoir une conversation avec vous. »
— « Je n'ai pas la moindre idée de la nature de cette mission, » répondit Jack, « et, si je la connaissais, je me garderais de vous en parler avant lui. »
— « Vous avez une regrettable propension à prendre les choses au pied de la lettre, mon cher Ginsberg. Rassurez-vous : je ne cherche pas à vous tirer les vers du nez. Je sais déjà, et cela me suffit pour le moment, que les desseins de Mr. Baines sont vastes. Peut-être s'agira-t-il d'une opération sans précèdent dans l'histoire de la magie. Le fait que le père Domenico est indéracinable tendrait à confirmer cette supposition. Or, si je dois me lancer dans une expérience aussi importante, j'aurai besoin d'assistants et je n'ai plus d'apprentis : ils deviennent très vite ambitieux. Alors, ou bien ils commettent des erreurs techniques stupides, ou bien je suis obligé de les mettre à la porte pour cause de désobéissance. Les profanes, même sympathisants, ne valent pas mieux en raison, tout simplement, de leur zèle et de leur ignorance. Toutefois, s'ils sont très intelligents, on peut parfois les utiliser sans risques. Parfois… Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai permis d'assister à l'évocation de Noël avec le Dr. Hess alors que Baines m'avait seulement demandé d'autoriser celui-ci à être présent. Et pourquoi je souhaite avoir un entretien avec vous. »
— « Je vois », murmura Jack. « Je suppose que je devrais me sentir flatté. »
Ware se carra dans son fauteuil et leva les bras au ciel avec agacement.
— « Nullement, nullement ! J'ai l'impression qu'il est préférable de m'exprimer carrément. Les capacités potentielles du Dr. Hess m'ont donné entière satisfaction de sorte que je n'ai plus besoin de lui parler, sauf pour lui communiquer mes instructions en temps voulu. Mais je n'en dirai pas autant des vôtres. Vous m'avez fait l'effet d'être un roseau fragile. »
— « Je ne suis pas un magicien, » répliqua Ginsberg en s'efforçant de garder son calme. « S'il existe une certaine hostilité entre nous, il convient de reconnaître honnêtement que je n'en suis pas le seul responsable. Lors de notre première entrevue, vous avez eu une attitude insultante à mon égard sous prétexte que vos prétentions me laissaient sceptique, ce qui était bien normal puisque la méfiance fait partie de mes fonctions. Je ne suis pas susceptible, Dr. Ware, mais je suis plus volontiers coopératif avec les gens qui se montrent raisonnablement polis. »
— « Stercor, » laissa tomber le magicien mais la signification du mot échappa totalement à Ginsberg. « Vous vous obstinez à penser que je parle de relations publiques et autres vétilles du même tonneau. Mais pas du tout ! Un peu de haine n'a jamais nui à la magie et l'insulte calculée est utile dans le commerce avec les démons. Peu nombreux sont ceux dont on peut tirer parti par la flatterie et l'homme qui cède à la flatterie n'est pas un homme mais un chien. Essayez donc de comprendre, Mr. Ginsberg ! Je ne fais allusion ni à votre futile animosité ni à votre surprenante lenteur d'esprit mais à votre couardise. Il y a eu un moment, pendant la cérémonie, où j'ai vu que vous alliez sortir de l'étoile. Vous ne vous en êtes pas rendu compte mais j'ai été forcé de vous paralyser, vous sauvant ainsi la vie. Si vous aviez bougé, vous nous auriez tous mis en danger et, en ce cas, j'aurais été dans l'obligation de vous jeter comme un vieil os à MARCHOSIAS. Cela n'aurait pas empêché le rite d'échouer ; toutefois, ç'aurait été le seul moyen d'interdire au démon de dévorer tout le monde à l'exception d'Ahktoi. »
— « Ahk…»
— « Mon familier… le chat. »
— « Ah ! et pourquoi pas lui ?
— « Il n'est pas à moi. Il appartient à un autre démon qui me l'a prêté. Mon protecteur. Mais ne changez pas de sujet de conversation, Mr. Ginsberg. Si je dois vous prendre comme collaborateur à titre de Tantiste pour une expérience de grande envergure, il importe que j'aie la certitude que vous tiendrez bon, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et que vous agirez avec précision et ponctualité quand je vous demanderai de jouer un petit rôle au cours de la cérémonie. Pouvez-vous me rassurer sur ce point ? »
— « Je ferai de mon mieux » répondit Jack avec chaleur.
— « Mais pourquoi ? Pourquoi voulez-vous me convaincre de votre bonne volonté ? Je ne comprendrai ce que vous entendez par « faire de votre mieux » que lorsque je saurai quel est le motif qui vous anime en dehors de votre désir de conserver votre emploi… ou de me faire bonne impression. Faire bonne impression sur les gens, c'est un réflexe, chez vous ! Il faut que vous vous expliquiez ! Il est visible qu'il y a dans cette situation quelque chose qui revêt pour vous une importance capitale. Je l'ai deviné dès le début mais mes premières conjectures tombaient manifestement à faux ou, tout au moins, elles passaient à côté de l'essentiel. Alors, dites-moi ce qui est essentiel pour vous. Au point où nous en sommes, il importe que vous soyez franc. Sinon, je vous ferme la porte au nez et nous en resterons là. »
Balançant entre un espoir irrationnel et sa prudence habituelle, Jack se leva de son fauteuil et s'approcha de la fenêtre en ajustant machinalement sa cravate. Les demeures de Positano, accrochées au flanc de la falaise, dominaient directement l'étroite plage comme tant de résidences romaines grouillantes de majestés en exil – et de play-boys rêvant de s'adjuger une héritière américaine pour la saison. À part l'ondulation de la houle et quelques oiseaux qui croisaient au loin dans le ciel, le décor était immobile ; pourtant, Jack avait l'impression vague que le paysage glissait lentement, inexorablement vers la mer.
— « J'aime les femmes, bien sûr, » fit-il à voix basse. « Et j'ai des goûts spéciaux qu'il m'est difficile de satisfaire, même avec tout l'argent que je gagne. En premier lieu, de par mes fonctions, je travaille constamment sur du matériel confidentiel, secrets d'État ou secrets industriels. Autrement dit, je n'ose pas me placer dans une situation dont un maître chanteur pourrait profiter. »
— « Et c'est pour cela que vous avez décliné l'offre que je vous avait faite lors de notre première conversation ? C'était judicieux mais inutile. Comme vous l'avez probablement constaté depuis, ni l'espionnage ni l'extorsion de fonds ne présentent le moindre attrait à mes yeux : les bénéfices que me rapporteraient éventuellement ces activités seraient pour moi un profit dérisoire. »
Jack se retourna et fit face au bureau :
— « Mais vous ne serez pas toujours près de moi et il serait stupide de ma part de me forger des désirs nouveaux que vous seul pourriez me permettre d'assouvir. »
— « En jouant les proxénètes, n'ayons pas peur des mots ! Néanmoins, vous avez un remède en tête. Sinon, vous ne parleriez pas avec tant de franchise. »
— « Ma foi, oui. J'ai songé à une solution. Cela m'est venu à l'esprit quand vous avez accepté que le Dr. Hess ait accès dans votre laboratoire. » Il s'interrompit, lanciné par une jalousie qui, encore qu'elle ne fût qu'un retour de mémoire, n'en était pas moins douloureuse. Il respira à fond et enchaîna : « Je voudrais apprendre la magie. »
— « Oh ! c'est ce qui s'appelle un renversement d'opinion ! »
— « Vous avez dit que c'était possible, » rétorqua fiévreusement Ginsberg, enhardi par la certitude désespérée qu'il n'avait maintenant plus rien à perdre. « Je sais… vous avez dit aussi que vous ne preniez pas d'apprentis. Mais je ne chercherai pas à vous poignarder dans le dos ni même à vous enlever votre clientèle. Je n'userai de la magie qu'à des fins personnelles et spécialisées. Je ne puis vous proposer une fortune mais j'ai de l'argent. Je lirai ce qu'il y a à lire pendant mes loisirs et reviendrai au bout d'un an pour acquérir mon instruction effective. Je suis sur que Baines m'accordera un congé sabbatique dans ce but : il souhaite que quelqu'un de son équipe connaisse la magie, au moins sur le plan théorique. Le seul ennui, c'est qu'il songe à Hess pour cela. Mais Hess aura trop à faire dans le domaine scientifique qui est le sien pour étudier la magie à fond. »
— « Vous le détestez, n'est-ce pas ? »
— « Nous ne nous affrontons pas, » répondit Ginsberg sur un ton gourmé. « Quoi qu'il en soit, ce que je dis est la vérité : du point de vue de Baines, je ferai un bien meilleur expert que : le Dr. Hess. »
— « Avez-vous le sens de l'humour, Mr. Ginsberg ? »
— « Naturellement ! Tout le monde l'a. »
— « Erreur ! Tout le monde prétend l'avoir, c'est tout. Si je vous pose cette question, c'est que le premier sacrifice que doit accomplir l'adepte est le don du rire et, pour certaines personnes, un tel renoncement est plus cruel que tout autre. En ce qui vous concerne, votre sens de l'humour est tout au plus vestigiel. Ce ne sera donc qu'une amputation mineure… l'équivalent d'une opération de l'appendicite, en quelque sorte. »
— « Vous ne semblez pas avoir perdu le vôtre…»
— « Vous confondez comme la plupart des gens l'humour et l'esprit. Ce sont deux choses aussi différentes que la créativité et l'érudition. Mais, dans votre cas, je vous le répète, ce ne sera de toute évidence qu'un détail mineur. Toutefois, il y aura des problèmes plus importants. Par exemple, quelle tradition vous enseignerais-je ? Je pourrais faire de vous un Kabbaliste, ce qui vous donnerait une solide base en matière de magie blanche. Quant à la noire, je pourrais vous transmettre à peu près tout le savoir contenu dans la Clavicule et le Legemeton en l'élaguant des gloses spécifiquement chrétiennes. Cela vous conviendrait-il ? »
— « Peut-être si ça répond à mon but fondamental. Mais même si je dois aller plus loin, je m'en moque. Je ne suis juif que par la naissance, pas par la culture – et, jusqu'à Noël, j'étais athée. À présent, je ne sais pas ce que je suis. Je ne sais qu'une seule chose : je suis obligé de croire à ce que j'ai vu. »
— « Eh bien, mon cher Ginsberg, nous considérerons pour le moment que votre esprit est une table rase. Je vais réfléchir. Cependant, avant de prendre une décision, j'estime que vous devriez cerner de plus près ces goûts spéciaux dont vous pensez qu'ils ne peuvent être assouvis que par la magie – la mienne ou la vôtre. Vous vous bercez de l'illusion qu'il serait merveilleux de satisfaire librement tous vos désirs sans avoir à en redouter les conséquences mais il arrive souvent – rappelez-vous l'épigramme d'Oscar Wilde à ce propos – que le désir satisfait ne soit pas un délice mais une croix. »
— « J'accepte de courir ce risque. »
— « Ne vous emballez pas ! Vous n'avez pas idée de ce qu'il représente. Imaginez, par exemple, que les femmes humaines cessent soudain d'avoir des attraits pour vous et que vous deveniez tributaire des succubes ? J'ignore ce que vous savez de la théorie des rapports de ce type. En gros, des anges appartenant à tous les échelons de la hiérarchie céleste ont pris part à la Révolte et la fonction de succube est assumée depuis la Chute par les anges déchus de la catégorie la plus basse. À côté d'eux, MARCHOSIAS est un parangon de noblesse. Ces créatures ont perdu jusqu'à leur nom et leur malignité est sans grandeur. La médiocrité et la plate mesquinerie à l'état pur ! C'est le genre d'esprits que les bergères siciliennes évoquent pour faire tomber les ongles des orteils d'une rivale ou faire pousser une pustule au bout du nez d'un galant infidèle. »
Jack haussa les épaules :
— « En cela, je ne vois guère de différence avec les humaines. Tant que vos succubes font ce que l'on attend d'eux, quelle importance ? Et je présume que, en tant que magicien, j'aurai un certain contrôle sur leur comportement ? »
— « Oui. Mais à quoi bon vous laisser convaincre par votre désir et votre ignorance alors que vous avez la possibilité de faire l'expérience ? En fait, Mr. Ginsberg, je ne saurais ajouter foi aux résolutions que vous seriez amené à prendre dans l'état d'exaltation chimérique où vous êtes actuellement. Si vous refusez de tenter l'expérience, je me verrai contraint de repousser votre requête. »
— « Attendez une minute… Pourquoi est-ce si urgent ? Quel avantage comptez-vous retirer de mon acceptation ? »
— « Je vous l'ai déjà dit », répondit patiemment Ware. « J'aurai probablement besoin de vous comme Tantiste pour la grande entreprise du Dr. Baines. Je veux être certain de pouvoir me fier à vous et je ne le serai qu'après avoir jugé du degré et de la qualité de votre engagement. »
Ces paroles étaient autant de portes se fermant doucement au nez de Jack. D'un autre côté, les possibilités… les occasions…
— « Que faut-il que je fasse, Dr. Ware ? »
11
Tout dormait dans le palais. Au loin, indifférente, la même pendule sonna onze heures – l'heure propice aujourd'hui aux expériences lubriques, avait précisé Ware. Jack attendait avec nervosité que le carillon s'arrête. Ou que quelque chose commence.
Il avait fait tous ses préparatifs mais se demandait s'ils étaient vraiment nécessaires. Après tout, si la… la fille, qui devait le rejoindre se pliait docilement à ses moindres caprices, à quoi bon chercher à lui faire bonne impression ?
Néanmoins, Jack n'avait omis aucun de ses rites particuliers ; il s'était baigné pendant une heure, s'était rasé deux fois, s'était coupé les ongles des mains et des pieds et les avait passés au polissoir, s'était brossé trente fois les cheveux et avant de se peigner s'était fait une friction avec certaine lotion importée d'Allemagne de l'Ouest qui était censée contenir de l'allantoïne ; il avait mis le plus élégant de ses pyjamas de soie, enfilé un veston d'intérieur, noué un foulard autour de son cou, chaussé des pantoufles en cuir de Venise ; il avait aspergé les draps d'un rien d'eau de Cologne et les avait saupoudrés d'un léger nuage de talc. Peut-être que prendre toute cette peine et voir tout marcher à la perfection faisait partie du plaisir, songeait-il.
La pendule se tut. Presque au même instant trois coups légers furent frappés à la porte, si lentement que chacun donnait l'impression d'être indépendant des autres. Le cœur battant comme un gamin, Jack serra le cordon de sa veste et répondit conformément aux directives de Ware : « Entrez… entrez… entrez. »
Et il ouvrit la porte.
Il n'y avait personne dans le couloir enténébré ; il ne s'en étonna pas car le magicien l'avait prévenu. Mais lorsqu'il eut refermé et se fut retourné, elle était là.
— « Bonsoir, » fit-elle d'une voix aérienne où l'on percevait une infime trace d'accent – à moins que ce ne fût un défaut de prononciation ? « Vous m'avez invitée : me voici. Est-ce que je vous plais ? »
Ce n'était pas la jeune fille qui – il y avait combien de semaines de cela ? – était entrée dans le bureau de Ware pour porter un pli à ce dernier et pourtant elle rappelait vaguement à Jack quelqu'un qu'il avait connu autrefois et dont il était incapable de se souvenir. Cette jeune personne était positivement une beauté. Petite, Ginsberg la dominait de la moitié d'une tête –, svelte, n'ayant apparemment pas plus de dix-huit ans, très blonde, les yeux bleus, une expression candide et innocente, les traits aristocratiques, la peau si délicate qu'elle ressemblait à du parchemin diaphane.
Elle portait des chaussures a talons fins, des bas résille et une robe noire sans manches, taillée dans un tissu soyeux qui lui moulait étroitement la poitrine, la taille et les hanches avant de s'évaser en jupe évoquant une tulipe à l'envers et s'arrêtant au-dessus des genoux. Quand elle fit bouffer sa chevelure coiffée en pétales de chrysanthème, les minuscules bracelets d'argent, pas plus gros que des fils, qui s'entrechoquaient à son poignet tintinnabulèrent de façon quasi inaudible et ses boucles d'oreilles, également en argent, répondirent en écho à cette imperceptible sonnaille. Entre ses seins était piquée une broche d'onyx portant un nom en filigrane d'argent, Cazotte, fermée par un rubis de la taille d'un œil de mouche – la seule tache de couleur de sa toilette. Même son maquillage était blanc, dans ce style italien passé de mode depuis longtemps, et il exagérait sa pâleur au point de la faire paraître presque théâtrale. Presque… pas tout à fait.
— « Oui, » murmura Jack qui se reprit à respirer à nouveau.
— « Ah ! c'est trop rapide ! Peut-être vous trompez-vous. »
D'une pirouette, elle s'éloigna et se dirigea vers le lit dans un mouvement qui fit se gonfler la noire tulipe de sa jupe et un bouillonnement de dentelles froufrouta sous la corolle. Elle s'immobilisa si brusquement, face à Jack, que sa jupe claqua sur ses cuisses comme un oriflamme pris dans le vent. Elle avait l'air parfaitement humain.
— « C'est impossible, » répondit Jack, faisant appel à toutes les ressources de sa galanterie. « Je vous trouve exquise. Euh… comment faut-il que je vous appelle ? »
— « Oh… je ne viens pas quand on m'appelle. Vous devrez vous donner plus de mal. Mais si vous avez besoin d'un nom, vous pouvez me nommer Rita. »
Elle souleva sa jupe au-dessus de l'ourlet de ses bas qui encerclait la blancheur de ses cuisses et s'assit avec coquetterie au bord du lit.
— « Vous êtes bien distant, » dit-elle en faisant la moue. « Peut-être craignez vous que je ne sois jolie qu'à l'extérieur ? Ce serait injuste. »
— « Oh ! non, je suis sûr…»
— « Comment pouvez-vous l'être déjà ? » Ses chaussures tombèrent. « Il faut que vous vous rendiez compte. »
Quand la pendule sonna quatre heures, elle se leva – on aurait dit qu'elle était toujours en talons hauts – et entreprit de récupérer ses effets épars sur le plancher. Jack contemplait ce petit ballet avec une sorte de vertige dû en partie à l'épuisement et en partie au sentiment de triomphe qui l'habitait. C'était à peine s'il lui restait assez de force pour remuer un orteil. Il n'avait jamais rien connu de pareil auparavant. Rien…
— « Faut-il vraiment que tu t'en ailles ? » demanda-t-il à Rita d'une voix engourdie.
— « Oui. J'ai encore de la besogne. »
— « De la besogne ? Mais… n'as pas passé un moment agréable ? »
— « Un moment… agréable ? »
Elle se tourna vers lui et s'immobilisa, son porte-jarretelles à la main. « Je suis ta servante et ta lamie, fils d'Ève, mais tu ne dois pas te moquer de moi. »
— « Je ne comprends pas, bredouilla Jack en s'efforçant de soulever sa tête de l'oreiller roulé en boule et moite de sueur. »
— « Alors, tais-toi, » rétorqua Rita en continuant de s'habiller.
— « Pourtant… tu paraissais…»
À nouveau, elle fit volte face.
— « Je t'ai donné du plaisir. Félicite-t-en : ce sera suffisant. Tu sais fort bien ce que je suis. Je ne prends de plaisir à rien. Ce n'est pas permis. Sois reconnaissant et je reviendrai. Mais si tu me tournes en dérision, je t'enverrai une vieille sorcière avec une queue d'âne. »
— « Je ne voulais pas t'offenser. » murmura Jack, boudeur.
— « Veille à ne pas le faire. Tu as pris ton plaisir avec moi, c'est assez. Il faut que tu prouves ta virilité par le truchement d'une chair mortelle. Ta puissance, je vais la mettre à l'épreuve. De l'autre côté du monde la nuit tombe et je dois semer ta semence avant que mon brasier la tue – à supposer qu'elle soit viable. »
— « Que veux-tu dire ? » s'enquit Jack dans un murmure rauque.
— « N'aie crainte : je serai de retour demain. Mais il me faut changer de vêture pendant la prochaine période de nuit. » La robe retomba sur son corps d'une incroyable flexibilité. « À présent, je vais me métamorphoser en incube. Une femme mariée m'attend. Si je la rejoins à temps, tu seras le père d'un enfant qu'aura porté une femme que tu n'as jamais vue. N'est-ce pas merveilleux ? Et ce sera un enfant effrayant, je te le promets ! »
Elle lui sourit et Jack s'aperçut alors avec une honte et un dégoût qui lui soulevèrent le cœur que, derrière les paupières de Rita, il y avait, non pas des yeux, mais un brasillement de lueurs sans regard semblables aux étincelles fusant d'une cheminée. Elle était maintenant entièrement habillée, comme lors de son arrivée.
— « Attends-moi, » dit-elle gravement. « Sauf, naturellement, si tu ne désires pas que je revienne la nuit prochaine ? »
— « Si… Oh ! mon Dieu…»
Les mots sortaient de la bouche de Jack comme des grumeaux empoisonnés.
Les mains en coupe sur son bas-ventre dans une attitude d'une obscène pruderie, Rita se dématérialisa, disparut dans le néant comme un ballon qui éclate, et tout le poids de l'aube s'abattit sur Jack comme les montagnes sur les épaules de saint Jean.
12
Le Dr. Stockhausen décéda à la Saint-Valentin après que, trois jours durant, les chirurgiens venus du monde entier, y compris d'U.R.S.S., eurent vainement tenté de le sauver. Il avait avalé cent gouttes de teinture d'iode. L'hôpital et les soins étaient gratuits. Néanmoins, il mourut intestat et il apparut que son petit patrimoine – quelques droits d'auteur et les vestiges du Nobel qui lui avait été attribué dix ans plus tôt – serait rendu inaliénable pendant une période de temps indéterminée. À cause, notamment, de la note qu'il avait laissée et dont aucun aréopage, qu'il fût juridique ou scientifique, ne pouvait espérer démêler, à l'intention des générations à venir, les données mathématiques des divagations qu'elle contenait.
On recueillit des fonds auprès de ses petits-enfants et de sa fille divorcée pour obtenir la mainlevée mais le dernier ouvrage du défunt était écrit de la même encre extravagante que son ultime message et ses éditeurs ne trouvèrent aucun collègue à qui il eût été possible de proposer une collaboration posthume. On ferait don de son cerveau, disait-on, au musée de la Deutsches Akademie de Munich – mais pas avant que la succession ne soit réglée. Néanmoins, trois jours après les obsèques, Ware fut en mesure d'apprendre à Baines que ledit cerveau et le manuscrit avaient l'un et l'autre disparu.
— « Possible que MARCHOSIAS les ait pris ! Je ne lui avais pas donné d'instructions en ce sens, ne voulant pas causer aux parents d'Albert plus d'affliction que nécessaire dans le cadre de cette affaire. Mais je ne lui avais pas, non plus, interdit de les prendre. Toujours est-il que le contrat en tant que tel a été honoré. »
— « C'est parfait, » répondit Baines.
En fait, il nageait dans l'euphorie. Les trois autres personnes qui l'avaient accompagné dans le bureau de Ware – aux dires de ce dernier, en effet, il n'était pas possible d'empêcher le père Domenico d'être présent – ne paraissaient pas aussi satisfaites mais, après tout, Baines était la seule qui comptait, la seule dont les états d'âme importaient véritablement au magicien.
— « Et cela a été beaucoup plus vite fait que vous ne le pensiez », reprit l'industriel. « Je suis très content. Je suis d'ailleurs tout prêt à discuter avec vous de l'affaire suivante, la grosse affaire, si les planètes et tutti quanti sont favorables à une telle conversation, Dr. Ware. »
— « Les effets des influx planétaires sont pratiquement nuls quand il s'agit d'un simple échange de vues. Ils n'ont d'importance qu'en ce qui concerne les préparatifs spécifiques – et, évidemment, l'expérience elle-même. Je suis reposé et ne demande qu'à vous écouter. À parler franc, je brûle de curiosité. Videz donc votre sac, je vous en supplie. »
— « Je voudrais faire sortir de l'Enfer les démons principaux et les lâcher sur la Terre l'espace d'une nuit sans leur imposer ni ordres ni restrictions – sauf, bien sûr, qu'il leur faudra repartir à l'aube ou à une heure raisonnable – afin de voir ce qu'ils feront au juste ainsi livrés à eux-mêmes. »
— « Folie ! » s'écria le père Domenico en se signant, « Cet homme est déjà possédé, cela ne fait aucun doute ! »
— « Pour une fois, j'incline à être du même avis que vous, mon père, encore que je fasse des réserves sur la question de la possession, » approuva Ware. « Dr. Baines, que souhaitez vous réaliser au travers d'une expérience aussi colossale ? »
— « Une expérience ! » répéta le père Domenico, pâle comme un mort.
— « Si vous êtes seulement capable d'être mon écho, mon père, je crois que nous préférerions les uns et les autres que vous gardiez le silence – au moins jusqu'à ce que nous sachions de quoi il s'agit. »
— « Je dirai ce que j'estime devoir dire, » rétorqua rageusement le religieux. « Ce que vous minimisez en lui donnant le nom d'« expérience » pourrait bien s'achever par la bataille d'Armageddon ! »
— « Eh bien, vous devriez vous en réjouir au lieu de la craindre puisque vous avez la certitude que ce sera votre camp qui l'emportera ! Mais il n'y a pas de risque. Les résultats seront peut-être apocalyptiques mais la condition nécessaire de l'Armageddon est l'entrée en scène préalable de l'Antéchrist. Or, je puis vous assurer que je ne suis pas l'Antéchrist et que je ne vois personne dans le monde entier qui soit capable de prétendre à ce titre. Je vous repose ma question, Dr. Baines : que voulez-vous réaliser grâce à cette expérience ? »
— « Grâce à elle ? Rien, » répondit l'Américain d'une voix rêveuse, totalement fasciné par sa vision intérieure. « C'est la chose en soi qui m'intéresse. Uniquement pour sa valeur esthétique. Une œuvre d'art, si vous voulez. Une gigantesque fresque dont le monde serait la toile…»
— « Et le sang humain les couleurs, » ajouta le père Domenico d'une voix grinçante.
Ware agita la main pour imposer silence au moine et dit :
— « J'avais cru comprendre que cette sorte de peinture était un art que vous pratiquiez déjà. Et que vous vendiez vos toiles…»
— « Ce qu'elles me rapportent ne permet de continuer à le pratiquer, » répliqua Baines qui commençait à trouver que sa métaphore était quelque peu boiteuse et maladroite. « Écoutez-moi… Ware… On peut dire de façon très schématique que les hommes qui s'intéressent aux industries d'armement se divisent en gros en deux catégories : ceux qui n'ont pas de conscience, pour qui les affaires sont la voie royale menant à la fortune, une fortune qui, éventuellement, peut servir à une autre fin – c'est le cas de Jack Ginsberg. Naturellement, il existe aussi dans la même catégorie une sous-classe : les gens qui, eux, ont une conscience mais ne peuvent résister aux séductions de l'argent ou de la connaissance. Exemple : le Dr. Hess. »
Ginsberg et Hess se trémoussèrent mais ni l'un ni l'autre ne chercha à s'inscrire en faux contre le portrait que Baines traçait d'eux.
— « La seconde catégorie, » poursuivit celui-ci, « est constituée de gens comme moi : ce sont des hommes qui prennent effectivement plaisir à organiser le chaos et la destruction contrôlés. Ce ne sont pas fondamentalement des sadiques sinon que tout artiste fervent est peu ou prou un sadique prêt à accepter telle ou telle dose de souffrance – pas seulement pour lui mais aussi pour les autres – dans l'intérêt supérieur de l'œuvre suprême. »
— « C'est là un type fort répandu, certes, » fit Ware avec un sourire en coin. « N'était-ce pas le pieux Robert Frost qui disait qu'un tableau de Whistler valait autant de vieilles dames qu'on voulait ? »
— « Les ingénieurs sont pareils, » enchaîna Baines qui s'échauffait à mesure qu'il développait son exposé ; il ne pensait pour ainsi dire pas à autre chose depuis le jour de l'évocation de MARCHOSIAS. « C'est une espèce que je connais beaucoup mieux que les artistes et croyez-moi, jamais un ingénieur ne fabriquerait quoi que ce soit, n'était le frisson voluptueux que les démolitions préliminaires lui procurent. Un banal cambrioleur armé est deux fois moins dangereux qu'un ingénieur qui a un bâton de dynamite à la main. Mais dans mon cas – comme, d'ailleurs, dans celui de l'ingénieur –, le maître mot est : contrôle. Or, pour ce qui est de l'industrie d'armement, c'est un mot qui est en train de tomber rapidement en désuétude par la grâce de l'arsenal nucléaire. »
Et Baines entreprit d'énumérer brièvement ses sujets de mécontentement, ses doléances ressemblaient de près à celles qu'il avait déjà exprimées lors de l'affaire du gouverneur Rogan.
— « Vous voyez donc ce que peut avoir de séduisant à mes yeux le contrat que je vous propose, Dr. Ware. Il ne s'agira pas d'une série d'annihilations collectives échappant à tout contrôle mais d'un ensemble d'actions individuelles sur une échelle relativement réduite dont chacune, j'en suis convaincu, sera intéressante en soi en raison de l'effet de surprise et de l'ingéniosité protéiforme que l'on est en droit d'en attendre. En outre, l'anéantissement ne sera pas total puisque le laps de temps imparti sera limité à une douzaine d'heures, peut-être même moins. »
Le père Domenico se pencha et lança d'une voix véhémente à l'adresse de Theron Ware :
— « Je ne doute pas que, même vous, vous êtes capable de voir que jamais un être humain, si taré et égotiste qu'il soit, n'aurait pu imaginer une chose aussi monstrueuse sans l'intervention directe de l'Enfer ! »
— « Bien au contraire, » répliqua le sorcier. « Le Dr. Baines a entièrement raison. Des séculiers de la plus grande dévotion pensent effectivement comme lui – sur une plus petite échelle, voilà tout. J'ajouterai pour vous rassurer plus complètement, mon père, que je ne suis pas tout à fait ignorant des affaires de l'Enfer et que je procède toujours à une enquête approfondie sur le compte de mes clients les plus importants. Aussi suis-je en mesure de vous garantir que le Dr. Baines n'est pas possédé du démon. Néanmoins, il reste des mystères à éclaircir. Je persiste à croire, Dr. Baines, que le pinceau que vous envisagez d'utiliser pour le tableau auquel vous songez est beaucoup trop gros et que vous pouvez obtenir les résultats que vous souhaitez sans avoir le moins du monde à faire appel à mon concours. La future guerre sino-soviétique ne vous paraît-elle pas suffisante, par exemple ? »
— « Elle éclatera donc réellement ? »
— « Il est écrit qu'elle doit éclater. Certes, il est possible qu'elle n'ait pas lieu mais je ne miserais pas sur cette dernière éventualité. Ce ne sera vraisemblablement pas une guerre nucléaire majeure. Trois bombes à fusion seront lancées – une chinoise et deux russes –, plus une vingtaine de bombes à fission et il y aura un an d'opérations militaires conventionnelles. Les autres puissances ne seront pas entraînées dans le conflit. J'imagine que cette perspective n'est pas pour vous déplaire, Dr. Baines. Après tout, c'est presque à la lettre ce que votre firme a cherché à programmer. »
— « Vraiment, vous êtes plein de consolations, aujourd'hui, » murmura le père Domenico.
— « Le fait est que ce que vous m'apprenez me fait rudement plaisir, Dr. Ware. Ce n'est pas souvent qu'un gros projet que l'on a mis au point se réalise conformément aux prévisions. Mais ce n'est pas encore assez pour moi parce que ce sera trop général et trop difficile à observer. D'abord, un pareil conflit ne peut – ou ne pourra : j'éprouve quelques difficultés à manier les temps ! – m'être attribué en toute paternité. Beaucoup de gens ont travaillé au déclenchement d'une guerre sino-soviétique. En revanche, l'expérience en question sera une initiative personnelle. »
— « Cette objection est contestable. Pas mal d'artistes de la Renaissance ne voyaient pas d'inconvénient à avoir des collaborateurs – qui étaient même parfois de simples compagnons. »
— « Si vous voulez une réfutation abstraite, je vous répondrai que les temps ont changé. Mais la vraie réponse, c'est que, moi, je suis opposé à l'esprit de collaboration. De plus, je tiens à choisir mon propre champ d'action. La guerre a cessé de me satisfaire. Cela manque de rigueur, c'est trop sujet aux impondérables. Elle offre trop de faux-fuyants. »
Ware haussa un sourcil perplexe.
— « Je veux dire que, en temps de guerre et tout particulièrement en Asie, les gens s'attendent au pire et s'efforcent d'encaisser, si terribles soient les coups qui les frappent. En temps de paix, au contraire, un simple petit contretemps est une surprise totale. Et les gens se lamentent : « Pourquoi une chose pareille m'arrive-t-elle, à moi ! » comme s'ils n'avaient jamais entendu parler de Job… »
Ware acquiesça : « Récrire le Livre de Job est en effet le passe-temps favori de l'humaniste – et également sa plate-forme politique favorite. Bref, Dr. Baines, ce que vous cherchez, c'est à frapper les gens au point le plus vulnérable et au moment où, à tort ou à raison, ils s'y attendent le moins ? Vous ai-je bien compris ? »
Baines eut un serrement de cœur, songeant qu'il avait été trop explicite. Mais, maintenant, il n'y avait plus rien à faire. Ware, au demeurant, était loin d'être un petit saint.
— « Vous m'avez bien compris, » répondit-il avec laconisme.
— « Je vous remercie. Voilà qui éclaire puissamment la situation. Encore une question, si vous permettez ? Comment comptez-vous me payer ? »
Le père Domenico bondit sur ses pieds en poussant une exclamation d'horreur d'une voix étranglée ; on aurait dit le râle d'agonie d'un asthmatique.
— « Vous… voulez dire que vous avez l'intention d'accepter ? »
— « Chut ! Je n'ai rien dit de tel. Eh bien, Dr. Baines, quelle est votre réponse ? »
— « Il est évident que je ne pourrai pas vous régler en espèces sonnantes et trébuchantes. Mais j'ai d'autres moyens de paiement. Cette expérience, si elle réussit, m'apportera des satisfactions qu'Inter-Stratégie ne m'a pas apportées depuis bien des années et ne m'apportera probablement jamais, sinon de façon marginale. Je vous céderai volontiers la majeure partie de mes parts dans la société. Pas la totalité de mon portefeuille mais je conserverai juste ce qu'il faudra pour que le contrôle de la firme ne m'échappe pas. Vous devriez pouvoir faire pas mal de choses avec ça. »
— « Eu égard aux risques, c'est bien peu. D'un autre côté, je ne désire pas spécialement vous acculer à la faillite…»
Le père Domenico interrompit Ware pour lui demander d'une voix de granit :
— « Dois-je en conclure, Dr. Ware, que vous êtes disposé à vous lancer dans cette démentielle et effrayante entreprise ? »
— « Je n'ai pas encore donné ma réponse, mon père, » rétorqua doucement le magicien. « Si je m'y décide, j'aurai certainement besoin de votre aide…»
— « Jamais ! Jamais ! »
— «… et du concours de tous. En vérité ce n'est pas tellement l'argent qui m'intéresse. Mais, faute d'argent, je ne pourrai justement me lancer dans une entreprise de cette envergure et une occasion pareille ne se représentera jamais plus. Si cela ne m'éclate pas en pleine figure, il y aura une foule de choses à apprendre. »
— « Je pense qu'il a raison, laissa tomber Hess. Baines lui jeta un regard étonné mais le savant avait l'air on ne peut plus sérieux. « Cela m'intéressera grandement, moi aussi. »
— « Tout ce que vous apprendrez, » fit le religieux, « ce sera le plus rapide des raccourcis menant à l'Enfer. »
Cette fois, ce furent les deux sourcils de Ware qui se haussèrent. « Une Assomption négative ? Mais vous tentez mon orgueil, mon père ! Il n'y a eu que deux précédents en Occident : Faust et Don Juan. Et ni l'un ni l'autre n'étaient protégés de façon adéquate. Ils n'étaient même pas correctement préparés. Oui… je ne saurais repousser du pied une si grande œuvre. À condition que le Dr. Baines se satisfasse de ce qu'il obtiendra en échange de ce qu'il paiera. »
— « Il n'y a pas de problème ! » Baines tressaillait de joie.
— « Pas si vite ! Vous m'avez demandé de lâcher sur la Terre les principaux démons de l'Enfer. Il ne saurait en être question. Je ne peux appeler que ceux avec lesquels j'ai un pacte et leurs subordonnés. Quoi que vous ayez pu lire dans la littérature romantique, on ne peut en aucun cas invoquer les trois esprits supérieurs et ceux-là ne signent jamais de pactes. Je fais allusion à SATHANAS, à BEELZEBUTH et à SATANACHIA. Chacun d'eux a sous lui deux ministres et il est possible de conclure un pacte avec un de ces six ministres – c'est-à-dire un par magicien. Je contrôle LUCIFUGE ROFOCALE et il me contrôle. Sous son couvert, j'ai des pactes avec quatre-vingt-neuf autres esprits dont quelques-uns, en l'occurrence, ne nous seraient d'aucune utilité. VASSAGO, par exemple, qui a une nature douce et ne possède de pouvoirs qu'en cristallomancie, ou PHOENIX, qui est un poète et un maître d'école. En procédant avec le plus grand soin, nous pourrions en mobiliser une cinquantaine au maximum. Franchement, je pense que ce sera plus que suffisant. »
— « Je vous crois sur parole. C'est vous le technicien. Alors, vous acceptez ? »
— « Oui. »
Le père Domenico, qui ne s'était pas rassis, fit demi-tour et se dirigea vers la porte en vacillant. Ware tendit vivement le bras comme pour l'empoigner par la nuque.
— « Attendez ! Votre mission n'est pas achevée, mon père, comme vous le savez très bien au fond de vous. Vous devez assister en observateur au sortilège. Vous l'avez dit vous-même, et c'est encore plus important, il sera difficile de garder le contrôle des événements. Aussi, j'exige votre avis pendant les préparatifs, votre présence pendant les conjurations et votre concours sans réserve pour moi et mes Tantistes au cas où nous serions dans l'obligation de faire avorter l'expérience en cours. Vous ne pouvez pas refuser : la nature même de votre mission et les termes du Protocole vous l'interdisent. Je ne vous force pas : je me borne à vous rappeler votre devoir positif envers votre Seigneur. »
— « C'est… vrai, » fit le religieux dans un souffle. Son visage était couleur de cendre. Il se rassit.
— « Je rends hommage à la noblesse de votre attitude, mon père. Je vais vous donner des instructions à tous mais, par respect pour votre angoisse, je commencerai par vous…»
Le père Domenico l'interrompit :
— « Une question… Quand vous nous aurez donné vos directives, vous entrerez en claustration pendant peut-être un mois. Je demande à pouvoir utiliser ce délai pour prendre contact avec mes collègues et convoquer tous les magiciens blancs… »
— « Pour me lier les mains ? siffla Ware entre ses dents serrées. « Votre requête est irrecevable. Le Protocole prohibe toute ingérence. »
— « Je ne le sais, hélas, que trop bien ! Non, il ne s'agit pas d'ingérence. Mais, en cas de catastrophe, il convient que les adeptes de la magie haute se tiennent prêts à intervenir. Si vous faites appel à eux quand vous vous rendrez compte que les choses échappent à votre contrôle, il sera trop tard. »
— « Hmm… Ce serait sans doute une sage précaution et je ne peux légitimement y faire obstacle. Soit ! Mais soyez de retour à temps. Quel jour suggérez-vous pour l'expérience ? La nuit de mai me semble s'imposer et les préparatifs risquent de se prolonger jusqu'à cette date. »
— « Elle est trop propice. Je m'oppose catégoriquement à ce qu'une réelle nuit de Walpurgis se superpose à la traditionnelle. Il serait judicieux de choisir une nuit défavorable. Plus elle sera défavorable, mieux cela vaudra. »
— « C'est le bon sens qui parle par votre bouche, mon père. Parfait… Veuillez, je vous prie, informer vos amis que l'expérience est fixée pour Pâques. »
Poussant un cri déchirant, le père Domenico se rua hors de la pièce à la vitesse de l'éclair. Si on ne lui avait inculqué depuis qu'il était au monde que, venant d'un homme de Dieu, une telle chose était impossible, Baines aurait affirmé sans hésiter que ce cri était un cri de haine.
Theron Ware rêvait qu'il faisait une excursion sur le continent antarctique au temps de sa splendeur jurassique, remontant à un passé vieux de cinquante millions d'années, mais des préoccupations personnelles avaient fini par quelque peu brouiller son rêve – il s'agissait principalement d'un ennemi intime qu'il avait en réalité expédié fort proprement une bonne dizaine d'années plus tôt – et il ne fut pas fâché que son songe s'interrompît à l'aube.
Au réveil, il était couvert de sueur quoique son rêve n'eût pas été particulièrement éprouvant. Il ne tarda pas à comprendre pourquoi : Ahktoï dormait sur l'oreiller, boule de suif et de fourrure, et il tenait tant de place qu'il avait repoussé la tête de son maître. Ware se dressa sur son séant en s'essuyant le crâne avec le drap du dessus et regarda le chat avec une espèce d'indifférence ennuyée. Même pour un abyssinien au pedigree indiscutable, le familier était outrancièrement adipeux. De toute évidence, un régime exclusivement composé de chair humaine n'était pas sain pour un chat. D'ailleurs, Theron Ware n'était même pas sûr qu'une telle alimentation s'imposât. Seul Eliphas Levi prescrivait ce régime et il avait une très nette propension à insister sur ce genre de détail. PHOENIX, à qui Ahktoï appartenait, n'avait en tout cas jamais rien stipulé de pareil. Néanmoins, il convenait de ne jamais prendre de risques. En outre, sur le plan financier, ce régime n'avait pas de conséquences tellement fâcheuses. Le plus gros reproche qu'on pouvait lui faire était qu'il nuisait à la ligne du chat.
Ware se leva et, tout nu bien qu'il fît froid dans la chambre, se dirigea vers le lutrin sur lequel était posé le Grand Livre – pas le livre des pactes qui, naturellement, était en sécurité dans l'atelier : c'était le registre où le magicien consignait les choses nouvelles qu'il apprenait. Il était ouvert au chapitre QUASARS mais, à l'exception du bref paragraphe résumant les informations scientifiques dignes de foi sur ce sujet – un paragraphe très court, en vérité –, les pages étaient encore vierges.
Tant pis ! Cela aussi pouvait attendre la mise à exécution du projet de Baines. Lorsque les crédits colossaux d'Inter-Stratégie auraient été virés à sa banque, Ware pourrait accomplir des progrès immenses.
Depuis que le magicien était entré en retraite, Baines et ses compagnons étaient un peu perdus et un tantinet bouleversés par l'ampleur du contrat qui avait été souscrit. En ce qui concernait l'Américain et le Dr. Hess, une trace de scepticisme demeurait encore – tout au moins les deux hommes étaient-ils dans l'incapacité d'imaginer, en dépit de l'apparition de MARCHOSIAS, comment les choses se dérouleraient. Mais cette hypothèque intellectuelle n'obérait pas Jack Ginsberg maintenant que, chaque matin, il avait le goût même de l'Enfer dans la bouche quand il se réveillait. Ginsberg était totalement engagé mais son attitude n'était pas satisfaisante. Il faudrait le surveiller. Cette période d'attente risquait d'être particulièrement éprouvante pour lui. Mais il n'y avait rien à faire : elle était impérative.
Le chat bâilla, se détendit, sauta gracieusement sur ses pattes et s'immobilisa au bord du lit, les yeux fixés sur la commode comme s'il contemplait la paroi intérieure du cratère du Fujiyama. Finalement, il fit un bond et atterrit sur le plancher avec un bruit mat : on aurait dit le choc de deux éponges imbibées d'eau. Là, il arqua son dos, étira ses pattes l'une après l'autre avec un frémissement d'extase et s'approcha lentement de Ware, son ventre pelucheux ballottant de gauche à droite. Heyn ? murmura-t-il d'une voix féminine.
— « Une minute, » répondit Ware sur un ton préoccupé. « Tu mangeras quand je mangerai moi-même. » Sur le moment, il avait oublié qu'il venait de commencer un jeûne de neuf jours qu'il imposerait plus tard à Baines et à ses amis. « Père Éternel, Toi qui es assis sur les chérubins et les séraphins, Toi dont le regard embrasse la terre et la mer, je lève mes mains vers Toi et j'implore Ton aide, et elle seule, Toi qui es l'accomplissement de nos œuvres. Toi qui récompenses ceux qui peinent, Toi qui exaltes l'orgueilleux, qui es le destructeur de toute vie et l'auteur de toute mort, tu es sanctuaire, protecteur de ceux qui t'invoquent. Daigne me garder et me protéger dans cette entreprise. Toi qui vis et règnes dans les siècles des siècles. Amen ! Tais-toi, Ahktoï. »
Depuis des années, Theron Ware avait cessé de croire qu'Ahktoï avait véritablement faim. Peut-être était-ce de viande maigre qu'il avait besoin plutôt que de toute cette graisse de bébés. Encore que les enfants mort-nés fussent indiscutablement la nourriture la plus facile à se procurer.
Ware sonna Gretchen et entra dans la salle d'eau. Il se fit couler un bain qu'il aspergea d'une once d'eau exorcisée (c'était un reste du liquide magique qui lui avait servi à traiter un parchemin). Ahktoï, qui, comme la plupart des chats abyssiniens, adorait patauger, sauta sur le rebord de la baignoire et essaya d'attraper les bulles. Le repoussant, le magicien s'assit dans l'eau tiède et récita le Treizième Psaume de la Mort et de la Résurrection, Dommus illuminatio mea. Le carrelage donnait une sonorité caverneuse à sa voix. « Seigneur, » ajouta-t-il, « Toi qui as, à partir du néant, formé l'homme à Ton image et à Ta semblance, qui m'as créé, moi aussi, indigne pécheur que je suis, daigne, je T'en prie, bénir et sanctifier cette eau, fais que toute erreur m'abandonne désormais de par Ta grâce, ô Tout-Puissant ineffable qui guidas Ton peuple fuyant la terre d'Égypte et le fis traverser à pied sec la Mer Rouge Que je sois ton oint, père du péché. Amen. »
Ware plongea la tête sous l'eau mais ne resta pas longtemps dans cette position car l'once d'eau exorcisée qu'il avait jetée dans son bain gardait une trace de la chaux qu'il avait employée pour tanner la peau de chevreau et ses yeux se mirent bientôt à le piquer. Il fit surface, soufflant comme un phoque et reprit sur un débit précipité : « Dixit insipiens in corde suo… aurais-tu l'obligeance de débarrasser le plancher, Ahktoï ?… qui m'as créé à àTon image et à Ta ressemblance, daigne bénir et sanctifier cette eau afin qu'elle soit fructification de mon âme, de mon corps et de mes desseins. Amen. »
Heyn ?
Quelqu'un frappa à la porte. Les yeux hermétiquement clos, Ware avança en tâtonnant. Gretchen l'accueillit à sa sortie, lui essuya rituellement les mains et le visage à l'aide d'une blanche étoffe lustrale et s'effaça pour le laisser passer. Maintenant que ses yeux ne le piquaient plus, le sorcier vit qu'elle était nue mais, sachant ce qu'elle était, elle ne présentait aucune séduction pour lui. D'ailleurs, il avait fait vœu de célibat depuis qu'il était tombé amoureux de la magie à l'instar de tous les ecclésiastiques. La nudité de Gretchen n'était qu'un élément des rites de lustration.
Lui faisant signe qu'elle pouvait disposer, il fit trois pas en direction du lit où elle avait étalé ses vêtements et lança à l'adresse du monde phénoménal et épiphénoménal : « ASTROSCHIO, ASATH, BEDRIMUBAL, FELUT, ANABOTOS, SERABILIM, SERGEN, GEMEN, DOMOS. Toi qui sièges au pinacle des cieux et qui scrutes les abîmes, accorde-moi, je Te prie, que les choses que j'ai conçues en esprit il me soit aussi donné de les accomplir par ton intermédiaire, moi qui suis pur à tes yeux. Amen. »
Gretchen sortit avec un balancement souple et callipyge et Ware commença de se vêtir selon les rites. Heyn ? fit plaintivement Ahktoï mais il ne l'entendit pas. Sa retraite pieusement commencée dans l'eau finirait dans le sang selon un cérémonial scrupuleusement observé et impliquant le sacrifice d'un agneau, d'un chien, d'une poule et d'un chat.
14
En dépit du blizzard, le voyage du père Domenico s'avéra relativement facile. Absurdement, il se tracassait à cause de la neige. S'il continuait de faire ce temps, il y aurait des crues épouvantables au printemps. Mais les inondations n'étaient pas le seul désastre que le printemps tenait en réserve.
Une fois arrivé au monastère, le moine constata que tout allait de travers. À peine la moitié des magiciens blancs du monde entier (qui, au demeurant, n'étaient qu'une poignée) avaient pu venir ou avaient pensé que le dérangement valait la peine. L'un des plus éminents, le père Bonfiglioli, archiviste d'âge canonique qui était venu de Cambridge, n'avait pas résisté à l'épreuve de l'ascension de la montagne à dos de mulet : il était maintenant à l'hôpital, dans la plaine, avec un infarctus de l'artère coronaire. Le pronostic des médecins était réservé.
Heureusement, le père Uccello était là, ainsi que le père Monteith, maître vénérable commandant à toute une horde d'esprits créateurs (encore que souvent peu efficaces) de la sphère cislunaire ; le père Boucher qui avait commerce avec une intelligence d'un passé récent qui n'était ni un mortel ni une Puissance – commerce portant toutes les marques de la nécromancie mais qui n'était pourtant point de la nécromancie ; le père Vance dont l'esprit était habité des visions d'une magie qui ne deviendrait assimilable et, à plus forte raison, praticable, que d'ici des millions d'années ; le père Anson, qui avait des manières brusques d'ingénieur et dont la spécialité était d'éclaircir le cerveau des hommes politiques ; le père Selahny, terrifiant Kabbaliste qui s'exprimait en paraboles et dont on prétendait que personne, depuis le Léviathan, n'avait compris les conseils ; le père Rosenblum, personnage amer et un peu ours qui prédisait des désastres et avait toujours eu raison ; le père Atheling, déchiffreur de grimoires qui discernait des présages dans tous les discours et haranguait tout le monde d'une voix nasale, jusqu'au jour où le supérieur se vit contraint de l'exiler dans la bibliothèque où il devait rester confiné en dehors des sessions de travail. Sans compter d'autres personnages de moindre autorité et leurs apprentis.
Tous ces magiciens se réunirent dans la chapelle avec les moines de l'ordre pour décider de la ligne de conduite à adopter. Dès le début, un désaccord se manifesta. Le père Boucher affirma avec force qu'il ne fallait pas permettre à Ware de procéder à une telle conjuration à Pâques et que, par conséquent, on n'avait besoin que de précautions de second ordre. Il fallut que le père Domenico soulignât que la précédente conjuration de Ware – relativement accessoire, certes, mais la mort d'un moineau est-elle accessoire ? – avait eu lieu la nuit de Noël et que la Divinité ne s'était aucunement manifestée.
Autre problème qui se posait : fallait-il ou non essayer de mobiliser les Princes Célestes et leurs subordonnés ? Le père Atheling déclara que le simple fait d'avertir ces Princes serait de nature à provoquer une action contre Ware puisqu'on ne pouvait prévoir ce qu'ils feraient, et ce serait une violation du Protocole. Cette proposition fut réfutée par les pères Anson et Vance qui objectèrent, argument d'une incontestable évidence encore que d'une contestable validité, que les Princes étaient nécessairement au courant de tout.
La fragilité de cette affirmation apparut le soir même quand les anges de lumière furent convoqués tour à tour devant le collège réuni en conseil de guerre. Ils étaient lumineux, terribles et énigmatiques. Ainsi étaient-ils toujours mais, lors de cette réunion, leur état d'esprit dépassait les limites de la compréhension de tous les hauts magiciens réunis dans la chapelle. ARATRON, le chef de la cohorte céleste, n'était effectivement pas au courant de l'imminent déchaînement des forces démoniaques et il se dissipa en rugissant quand celui-ci lui fut décrit. PHALEG, le plus militaire des archanges, paraissait, quant à lui, être au fait des projets de Ware mais il refusa d'en discuter et se dématérialisa à son tour quand on le harcela de questions. L'ingénieux OPHEIL était également préoccupé, encore que ce que complotait Ware était manifestement pour lui quelque chose d'insignifiant par rapport au souci d'une profondeur infinie qui l'habitait.
Ses réponses se firent de plus en plus laconiques. Finalement, il montra ce que, chez un mortel, le père Domenico eût sans hésitation appelé de la hargne et de la grogne. Au bout du compte – quoique ce n'eût pas été le dénouement prévu, la congrégation ayant eu, à l'origine, l'intention de consulter les sept Olympiens –, l'apparition de PHUL, l'esprit des eaux, qui, spectacle effrayant, se présenta sans tête à l'appel, rendit toute discussion impossible en semant une périlleuse confusion dans la chapelle.
— « Ce ne sont pas là d'heureux présages, » soupira le père Atheling. Et tout le monde l'approuva : c'était la première fois de sa vie qu'une chose pareille lui arrivait. Il fut convenu que les magiciens resteraient à Monte Albano jusqu'au jour critique, à l'exception du père Domenico, afin d'être à pied d'œuvre pour prendre toutes mesures qui s'imposeraient le cas échéant mais l'opinion générale était que ces mesures risquaient de manquer d'efficacité. Selon toute vraisemblance, et quoi qu'il pût s'y passer, il y avait peu de chances pour que le Firmament prête une oreille attentive aux supplications venant du monastère. »
Le père Domenico reprit donc la route de Positano plus tôt que prévu, incapable de penser à autre chose qu'à l'apparition décollée qui avait mis un terme au symposium. Et le ciel de plomb demeurait muet à ses questions.
15
Au pénultième matin, Theron Ware se trouva en face d'un choix décisif : quels démons invoquer ?
Pour prendre une décision, il fallait qu'il se rende dans son laboratoire afin de consulter le livre des pactes. À part cela, tous ses préparatifs étaient terminés. La veille au soir, il avait accompli les sacrifices sanglants, puis avait entièrement modifié l'aménagement de son antre afin de pouvoir tracer le Grand Cercle – c'était la première fois en vingt ans qu'il avait à l'utiliser – les Petits Cercles et la Porte. Il avait également fallu procéder à des agencements spéciaux pour le père Domenico – qui était revenu avant la date fixée et paraissait merveilleusement bouleversé ! – pour le cas où le moine devrait faire appel à l'intercession divine, encore que Ware fût raisonnablement certain que ce ne serait point nécessaire. Il n'avait encore jamais effectué une expérience de pareille ampleur : pourtant, il sentait l'œuvre au bout de ses doigts comme une sonate que l'on a bien étudiée.
Toutefois, quand, pénétrant dans son laboratoire, il constata que le Dr. Hess l'y avait précédé, il fut tout à la fois stupéfait et inquiet – non seulement à cause des risques de contamination que sa présence impliquait mais aussi parce qu'elle signifiait, conclusion inéluctable, que le savant avait trouvé le moyen de se concilier le Gardien de la porte. De toute évidence, l'homme était encore plus dangereux que Ware ne l'avait cru.
— « Voulez-vous donc consommer notre ruine à tous ! » s'exclama-t-il.
Levant les yeux du Cercle Majeur qu'il était en train d'examiner, Hess le regarda. Il était pâle et ses orbites étaient caves. Il avait consciencieusement observé le jeûne imposé, ce qui avait dû l'éprouver car il n'était pas gros – c'était là une servitude à laquelle aucun néophyte ne pouvait se soustraire – mais, en outre, il avait sûrement mal dormi.
— « Absolument pas, » s'empressa-t-il de répondre. « Mes excuses, Dr. Ware. Ma curiosité, je le crains, a été plus forte que moi. »
— « J'espère que vous n'avez touché à rien ! »
— « Soyez tranquille. J'ai pris vos avertissements au sérieux, je vous assure. »
— « Bien… Dans ce cas-là, il n'y a sans doute pas eu de mal. Je comprends votre intérêt et je l'approuve même en partie. Mais je vous donnerai des instructions détaillées un peu plus tard et vous aurez tout le temps d'étudier les dispositions que j'ai prises. J'entends que vous en ayez une connaissance parfaite. Toutefois, pour le moment, il reste encore un certain nombre de choses à régler. Aussi, si vous n'y voyez pas d'inconvénient…»
— « Je suis à vos ordres. »
Docilement, Hess se dirigea vers la porte. Au moment où il allait en tourner la poignée, Ware lui demanda :
— « À propos, Dr. Hess… Comment avez-vous fait pour tromper le Gardien ? »
Le savant n'essaya pas de feindre l'étonnement : « J'ai utilisé un pigeon blanc et un miroir de poche que m'a donné Jack Baines. »
— « Hem… Eh bien, figurez-vous que je n'y aurais pas pensé ! Ces survivances païennes sont dans la majorité des cas une perte de temps. Nous en reparlerons plus tard. Peut-être aurez vous quelque chose à m'apprendre. »
Hess lui adressa un petit salut et s'éclipsa.
À peine fut-il parti que Ware l'oublia. Il contempla quelques instants le Cercle Majeur, puis en fit le tour dans le sens des aiguilles d'une montre et gagna le lutrin. Là, il ouvrit le fermoir du livre des pactes. Les feuillets raides se plièrent de façon rassurante sous son doigt. Chaque page portait en titre le nom ou le signe d'un démon. En dessous, écrit avec l'encre spéciale réservée à ce genre de transactions – elle était à base de fiel, de vitriol et de gomme arabique –, s'étalait le texte de l'accord conclu entre Theron Ware et l'entité en question, authentifié par la signature du magicien, faite avec son propre sang, et le paraphe personnel du démon. Le sceau principal, qui marquait également la reliure du livre, était celui de LUCIFUGE ROFOCALE.
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Il y avait quatre-vingt-neuf autres sceaux. Ware, fort des assurances démoniaques, avait la certitude consolante qu'aucun sorcier avant lui n'avait eu autant d'esprits à son service. Certes, au bout de quarante ans, tous ces noms changeraient et Ware serait contraint d'exiger la reconduction de chacun de ces pactes et il en serait ainsi tous les huit lustres au cours des cinq cents années de vie que lui avait accordées HAGITH à l'époque où il n'était qu'un magicien blanc néophyte. Néanmoins, on pouvait dire que, grâce à ce registre, il était virtuellement le mortel le plus riche de l'histoire, quoique, pour un autre, le livre n'aurait eu d'autre valeur qu'une valeur de curiosité.
À l'exclusion de LUCIFUGE ROFOCALE, les esprits à sa dévotion comprenaient les dix-sept archanges infernaux du Grand Grimoire et les soixante-douze démons de la Hiérarchie Descendante, jadis enfermés dans le vaisseau d'airain du Roi Salomon. C'était là, en vérité, une fabuleuse domesticité : chaque captif commandait des cohortes et des armées d'esprits inférieurs, des milliers de millions de damnés dont le nombre s'accroissait de minute en minute. (Car, aujourd'hui, chaque mortel était virtuellement une âme damnée. C'était cette découverte qui avait convaincu Ware que, en définitive, la Rébellion serait victorieuse, probablement en l'an 2000 de notre ère. Les multiples et évidents symptômes de panique millénariste qui se manifestaient déjà chez les laïques étaient selon toute probabilité bien fondés : chacun se précipitait droit dans la gueule de l'Enfer sans même pouvoir alléguer qu'il avait été trompé par l'Antéchrist. Le Christ, en personne, aurait à présent été obligé de s'introduire furtivement et incognito dans une cathédrale pour dire la messe comme dans la toile célèbre de Jérôme Bosch. La multitude des gens qui ne pouvaient prononcer le Divin Nom – ni même leur propre nom, en fait – sans bégayer de façon révélatrice, jadis torrent, était maintenant déluge et, si ridicule que ce fût, rares, bien rares étaient ceux qui prétendaient bénéficier d'un quelconque profit en ce bas monde. Ils ne savaient même pas qu'ils étaient dans le camp victorieux et ignoraient même qu'il y avait plus d'un camp : Rien d'étonnant s'il y avait autant de graisse à écumer dans le chaudron de Ware.)
Mais, ainsi que le magicien l'avait déjà signifié à Baines, tous les esprits qui avaient signé le livre ne convenaient pas à l'expérience. Certains, comme MARCHOSIAS, nourrissaient l'espoir de se retrouver parmi les Chœurs Célestes au bout d'un laps de temps défini. Ware, sardonique, était convaincu que c'était là une vaine espérance et que la seule récompense qu'ils pouvaient escompter était celle qu'ils recevraient de l'Empereur des Abîmes – la récompense habituelle qu'ont à attendre les amis des bons jours ! Entre-temps, les maléfices que l'on pouvait les persuader d'accomplir, par la menace parfois, étaient mineurs et il ne valait pas la peine de les invoquer. L'un de ces esprits, VASSAGO – Ware avait fait allusion à lui devant Baines – n'avait-il pas dit dans la Petite Clé et ailleurs qu'il était « bon par nature » affirmation sujette à caution – et, de fait, il arrivait parfois aux magiciens blancs de l'invoquer En outre, d'autres esprits, PHOENIX, par exemple, contrôlaient des aspects de la réalité ne présentant aucun intérêt dans le cadre du projet de Baines.
Ware prit la plume magique et commença à rédiger une liste. Quand il eut terminé, elle comportait quarante-huit noms. Eu égard aux effectifs des Anges Déchus, c'était peu mais le sorcier estimait que ce serait suffisant. Il referma le livre et, non sans avoir ménagé une pause pour punir et tourmenter le Gardien de la Porte, il sortit afin de faire faire une répétition générale à ses Tantistes.
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C'était le matin de Pâques.
De l'avis du père Domenico, malgré la répétition, jamais une journée n'avait été aussi longue. Enfin, la nuit était tombée et Ware avait déclaré qu'il était prêt.
Le Cercle Majeur tracé sur le sol ressemblait à celui que le magicien avait dessiné à Noël mais il était beaucoup plus grand et les détails en étaient fort différents. Le cercle proprement dit était constitué de bandes de peau de chevreau – le chevreau sacrificiel – qui portaient encore leurs poils ; elles étaient fixées au plancher par quatre clous plantés aux quatre points cardinaux et qui, avait précisé Ware, provenaient du cercueil d'un enfant nouveau-né. Au nord, sous le mot BERKALIAL, étaient disposés les restes d'une chauve-souris mâle noyée dans son sang ; au nord-est, sous le mot AMASARAC, était posé le crâne d'un parricide ; au sud-ouest, sous le mot ASARADEL, les cornes d'une chèvre et, au sud-est, sous le mot ARIBECL, était assis le chat de Ware dont le régime alimentaire était à présent connu de tous. (À la vérité, la répétition avait été brève et Baines en avait conclu que son principal objet était de mettre les participants au courant de détails pénibles tels que celui-ci.)
Le triangle inscrit dans le cercle avait été tracé avec un fragment de magnétite ou pierre d'aimant. Sous sa base était dessinée une figure composée d'un khi et d'un rô superposés, encadrés de deux croix. De part et d'autre du triangle se dressaient les grandes chandelles de cire vierge, chacune fichée dans une couronne de verveine. À chaque opérateur était dévolu un cercle un pour Ware, un pour Baines et un pour Hess. Jack Ginsberg et le père Domenico se tiendraient à l'extérieur dans un pentacle, les deux pentacles étant reliés par une croix. Le cercle nord était cornu. Au sommet du triangle, dans un creuset, brûlait du charbon de bois consacré. À gauche du cercle cornu – réservé à Ware, naturellement – se trouvaient à portée de la main le lutrin et le livre des pactes.
Au fond de la pièce, devant la porte cachée par le rideau et conduisant à la cuisine, il y avait un autre cercle, aussi grand que le premier, entourant un autel voilé. Tout l'après-midi, celui-ci était resté vide mais, maintenant, la jeune fille que Ware appelait Gretchen y était allongée, nue. Sa peau était blanche comme un linge là où elle ne portait pas de tatouages et on eût dit un cadavre. Sur son nombril était posé quelque chose de translucide et de violet qui semblait renfermer un morceau de soie ou un fragment de matzoh. Une multitude de signes étaient peints sur son corps, les uns rouges, les autres jaunes. Certains étaient des symboles astrologiques, d'autres des idéogrammes ou des cartouches. Peut-être… Par leur caractère énigmatique, ils contribuaient à accentuer encore la nudité du sujet.
La porte se referma et chacun s'installa à sa place.
Ware alluma les chandelles. Baines et Hess avaient pour tâche d'entretenir le brasier, l'un avec de l'eau-de-vie, l'autre avec du camphre, et il fallait qu'ils veillent, ce faisant, à ne pas se prendre les pieds dans leur épée et à ne pas franchir le cercle. Comme la première fois, Ware leur avait enjoint d'observer le plus profond silence, surtout si quelque esprit s'adressait à eux ou les menaçait.
Le magicien tendit le bras et ouvrit le livre. Sans mimique préliminaire ni geste augural, il commença de réciter d'une voix grave :
— « Je te conjure, toi, LUCIFUGE ROFOCALE, par tous les noms par lesquels tu peux être contraint et lié, SATAN, RANTAN, PALLANTRE, LUTIAS, CORICACOEM, SCIRGIGREUR, per sedem Baldarey et per gratiam et diligentiam tuam habuisti ab eo hanc nalatimanamilan, ainsi que je te l'ordonne, usor, dilapidatore, tentatore, seminatore, soignatore, devoratore, concitore et seductore, où es-tu ? Toi qui infliges la haine et propages l'inimitié, je te conjure au nom de Celui qui t'a créé pour faire de toi Son ministre d'accomplir mon œuvre ! Je t'assigne, COLRIZIANA, OFFINA, ALTA, NESTERA, FUARD, MENUET, LUCIFUCE ROFOCALE, viens, viens, viens ! »
Il n'y eut aucun bruit mais, brusquement, une silhouette environnée de fumerolles surgit dans l'autre cercle. Sa taille était peut-être de deux mètres cinquante.
Il était difficile de voir à quoi le personnage ressemblait au juste car on distinguait l'autel derrière lui. Aux yeux de Baines, c'était un homme à la tête rasée ornée de trois longues cornes torves, dont les yeux spectraux évoquaient ceux d'un tarsier, à la bouche béante et au menton pointu. Il était vêtu d'une sorte de justaucorps d'une teinte cuivrée, semblait-il, agrémenté d'une collerette tuyautée et d'une jupe de laquelle émergeaient deux jambes torses au pied fourchu et une épaisse queue poilue animée d'incessants soubresauts.
— « Qu'y a-t-il pour ton service ? » demanda l'apparition d'une voix étrangement mélodieuse, encore que les mots fussent confus. « Il y a des lunes que je n'ai vu mon fils. » Un petit gloussement ponctua la dernière phrase.
— « Je t'adjure de t'exprimer plus clairement, » fit Ware. « Quant à ce que je souhaite, tu le sais fort bien. »
— « Je ne sais rien tant que les paroles n'ont pas été prononcées. »
La voix de l'apparition était toujours aussi brouillée aux oreilles de Baines mais Ware hocha approbativement la tête.
— « Je désire que l'Enfer vomisse sur le monde mortel, ainsi que l'ont ordonné les Babyloniens de par le sceau du Roi d'Israël, bénit soit-il, tous les démons de la Fausse Monarchie dont j'invoquerai les noms et dont j'exposerai les signes et les caractères grâce à mon livre, pourvu toutefois qu'ils ne nuisent ni à moi ni aux miens et qu'ils regagnent à l'aube le lieu d'où ils sont sortis ainsi qu'il a toujours été prescrit. »
— « C'est tout ? » s'enquit l'apparition. « Pas de conditions ? Pas de réserves ? Tu te satisfais rarement à si bon compte. »
— « Ni conditions ni réserves, » répondit Ware avec assurance. « Ils feront ce que bon leur semblera pendant cette période de liberté, étant entendu qu'ils ne porteront préjudice à aucun de ceux qui seront dans mes cercles et qu'ils obéiront lorsqu'on les rappellera de par la baguette et le pacte. »
Le démon jeta un coup d'œil derrière son épaule transparente. « Je vois que tu as prévu les fumigatoires requis pour encenser tant de hauts seigneurs. Mes serviteurs et mes satrapes auront moult récompenses en cette occasion. Un contrat aussi intéressant est chose nouvelle pour moi. Bien… Quel otage me livres-tu conformément aux règles ? »
Ware se fouilla. Baines s'attendait à moitié à ce qu'il sorte un autre lacrymal mais, au lieu de cela, il le vit extraire de sous sa robe une souris vivante qu'il tenait par la queue et qu'il lança par-dessus la coupelle enflammée. La souris se précipita droit sur le démon, fit frénétiquement trois fois le tour des figures et disparut par la porte du fond en piaillant comme un moineau Baines jeta un coup d'œil à Ahktoï mais le chat ne se léchait même pas les babines.
— « Tu es habile et méticuleux, mon fils. Quand je serai parti, fais les invocations et je t'enverrai mon ministre. Ne néglige rien et beaucoup sera réalisé avant que chante le coq noir. »
— « C'est bien. Par la force et sous la garantie de cette promesse, je te renvoie. OMGROMA, EPYN, SEYOK, SATANY, DEGONY, EPARYGON, GALLIGANON, ZOGOGEN, FERSTIGON, LUCIFUGE ROFOCALE, disparais, disparais, disparais ! »
— « Nous nous reverrons à l'aube. »
Le premier ministre de LUCIFER frémit comme une flamme et, comme une flamme, s'évanouit dans le néant.
Hess se hâta de jeter du camphre dans le brasier et Baines, sortant de l'état de semi-paralysie où il était plongé ; aspergea le feu d'eau-de-vie. Il y eut un grésillement. Sans détourner le regard, Ware prit sa pierre d'aimant dans la main gauche et plongea la baguette à pointe de fer dans les braises. Des flammèches bleues en jaillirent, atteignant presque sa main, comme si le bâton, lui aussi, était imprégné d'alcool.
Tenant la verge magique brasillante à bout de bras comme pour une ferrade, le sorcier marcha d'une allure solennelle vers l'autel. À mesure qu'il avançait, l'air, autour de lui, grondait comme si une tempête s'amoncelait au-dessus de son crâne rasé mais il n'y prêta pas attention et gagna le locus spiritus.
Dans le silence brusquement retombé, sa voix s'éleva, claire et distincte :
— « Moi, Theron Ware, maître des maîtres, Karciste des Karcistes, je vais ouvrir le livre et briser les sceaux qu'il est interdit de briser avant que soient rompus les Sept Sceaux devant les Sept Trônes. J'ai de mes yeux vu SATAN tel un éclair jailli du ciel. J'ai écrasé de mes talons les dragons de l'abîme. J'ai commandé aux anges et aux démons. J'ordonne que tout soit accompli ainsi que je l'exige et que, du commencement à la fin, de l'alpha à l'oméga, aucun de ceux qui résident ici en ce temple de l'Art des Arts ne subisse de préjudice. Aglan, TETRAGRAMME, vaycheoan stimulamaton ezphares retragrammaton olyeram irion esytion existion eryona onera orasym mozm messias sater EMANUEL SABAOTH ADONAI, te adoro et te invoco. Amen… »
Ware fit un pas en avant et posa le bout embrasé de sa baguette sur le ventre de la fille inerte. Une légère fumée bleutée s'éleva en arabesques comme s'il avait enflammé de l'encens.
Alors, le sorcier s'éloigna en reculant vers le Cercle Majeur et la verge s'éteignit. Dans le silence de mort qui régnait on entendit soudain un imperceptible sifflement semblable au grésillement d'un pétard mis à feu et, en fait, c'était un véritable feu d'artifice qui commençait. Baines contemplait avec une fascination avide le geyser d'étincelles multicolores qui fusait de l'espèce de gaze posée sur le ventre de la fille. La fumée s'épaississait et l'atmosphère s'embrumait.
Le corps étendu sur l'autel paraissait maintenant se consumer. La peau se desquamait comme l'écorce d'une orange épluchée. Jack Ginsberg émit un borborygme avorté mais Baines ne comprit pas la raison de ce haut-le-cœur. Ce corps féminin – quoi qu'il ait pu être auparavant – n'était à présent qu'un simulacre. Fait de balsa ou de papier mâché et garni de feux de bengale ou de quelque chose d'équivalent ! En vérité, une puissante odeur de poudre noire dominait maintenant les effluves de l'encens et du camphre.
L'Américain en était satisfait – non que ce fût un parfum tellement familier car il y avait des siècles que, en ce qui concernait son commerce, la poudre noire était périmée, mais parce que, depuis un moment, il commençait à trouver écœurante cette accumulation d'arômes moins courants dans sa profession.
Petit à petit, tout se fondit dans la fumée d'où émergeait seulement l'architecture de la pièce sur laquelle se détachaient cinq silhouettes dont l'une des deux sources de lumière accusait plus nettement un profil. Hess toussa brièvement. En dehors de cela, le silence le plus complet régnait, brisé seulement par le grésillement du bûcher. Les étincelles continuaient de fuser, dessinant fugitivement, semblait-il, d'incompréhensibles mots qui fulguraient sur l'irréalité des murs.
L'une des statues parla. Une voix lointaine qui était celle de Ware :
« BAAL, puissant roi et commandeur de l'Orient, chef de l'Ordre des Mouches, obéis-moi ! »
Quelque chose commença de prendre forme au loin. Baines avait nettement l'impression que cela se trouvait derrière l'autel, derrière la porte tendue de rideaux, à l'extérieur même du palais. Pourtant, cela ne l'empêchait pas de voir. La chose approcha, grandit. Elle ressemblait à un homme en pourpoint dont le linge avait la blancheur de la neige mais cette figure d'homme possédait deux têtes en surnombre – celle de gauche était une tête de crapaud, celle de droite une tête de chat. La taille du monstre ne cessait de croître. À présent, bien qu'il n'y eût aucun bruit, il ne faisait pas de doute qu'il était dans la pièce même. Toujours avec autant de silence, il glissa devant les assistants et s'évanouit.
« AGARES, duc de l'Orient, chef de l'Ordre des Vertus, obéis-moi ! »
Il y eut à nouveau une lointaine transparence, puis le silence. AGARES arriva très lentement. Son aspect était celui d'un aimable vieillard portant un autour sur le poing. Sa lenteur n'avait rien d'étonnant : il chevauchait en effet un crocodile qui allait l'amble. Il avait les yeux fermés et ses lèvres remuaient sans trêve. L'apparition grossit et se dématérialisa à son tour.
« GANYGYN, marquis et président de Cartagra, obéis-moi ! »
Se forma cette fois un petit cheval – peut-être un âne – modeste et sans prétention qui tirait derrière lui dix hommes nus dans les fers.
« VALEFOR, puissant duc, obéis-moi ! »
Le nouveau venu était un lion à la crinière noire possédant également trois têtes, les deux têtes surnuméraires étant humaines ; l'une d'elles était coiffée d'un bonnet de chasseur et l'autre arborait un sourire rusé de brigand. Le lion disparut précipitamment sans même qu'il y eût un courant d'air.
« BARBATOS, puissant comte et ministre de Satanachia, obéis-moi ! »
BARBATOS n'était pas un personnage unique mais quatre rois couronnés suivis de trois compagnies de soldats, tête baissée, impassibles et figés sous leur casque d'acier. La troupe s'évanouit ; impossible de deviner lequel de ces reîtres était le démon – ou même de savoir si celui-ci avait répondu à l'appel de son nom.
« PAIMON, puissant roi, chef de l'Ordre des Dominations, obéis-moi ! »
Au silence que rompait seulement le crépitement des flammes, succéda comme une explosion et une horde agitant des espèces de tubes aux formes torturées et des outres qui pouvaient passer pour des instruments de musique envahit l'antre du sorcier. Toutefois, les sonorités qui s'échappaient de ces objets évoquaient un troupeau de porcs que l'on mène à l'abattoir. Au milieu des danseurs qui glapissaient, un homme coiffé d'une couronne chevauchait un dromadaire en poussant d'une voix tonitruante et gutturale des cris incompréhensibles. Sa monture ruminait et ce qu'elle avait brouté devait être amer car elle fermait ses yeux comme si elle souffrait.
« SYTRY ! » s'exclama Ware.
Instantanément, tout s'obscurcit et ce fut à nouveau le silence. On n'entendit plus que le grésillement du feu qui faisait vaguement penser à un chœur de voix enfantines. « Jussus secreta libenter detegit feminarum, eas ridens ludfficansque ut se luxorise nudent ; obéis-moi, puissant prince ! »
L'apparition invoquée était souple et lisse – et non moins monstrueuse que celles qui l'avaient précédée : un corps humain resplendissant muni d'ailes et surmonté d'une tête de léopard ridiculement petite affichant un sourire minaudier. Pourtant, elle avait une certaine beauté et Baines éprouva à sa vue un sentiment de dégoût mêlé de désir. Quand la vision eut disparu, Ware pressa un anneau sur ses lèvres.
« LERAJIE, illustre marquis, ELIGOR, ZEPAR, puissants ducs, obéissez-moi ! »
Comme ils avaient été appelés ensemble, les trois démons surgirent simultanément. Le premier était un archer tout de vert vêtu ; du poison s'égouttait de la flèche qui tendait la corde de son arc ; le second était un roi portant un sceptre et une lance à l'extrémité de laquelle flottait un pennon ; le troisième était un soldat armé habillé en rouge. Contrairement aux autres esprits, ceux-ci n'avaient rien de monstrueux et rien dans leur aspect ne permettait de deviner à quelle sphère ils appartenaient et quel office ils remplissaient. Pourtant, Baines ne les trouvait pas moins inquiétants pour autant.
« AYPOROS, très puissant comte et prince, obéis-moi ! »
Quand la créature se matérialisa, Baines eut une nausée et, d'après ce qu'il entendait, il ne fut pas le seul à avoir cette réaction. Ware lui-même eut un hoquet C'était sans raison apparente car la créature qui venait de surgir était si grotesque qu'elle aurait pu sembler bouffonne en d'autres circonstances : le corps d'un ange, la tête d'un lion, les pattes palmées d'une oie et la courte queue d'un cerf. « Transforme-toi ! Transforme-toi ! » s'écria Ware en plongeant son bâton dans le brasier. Immédiatement, le visiteur se métamorphosa en ange à part entière de la tête aux pieds. Cependant, il émanait de lui comme une aura répugnante et obscène.
« HABORYM, duc illustre, obéis-moi ! »
L'interpellé appartenait, lui aussi, à la race des pseudo-hommes tricéphales – encore que ce n'était peut-être qu'une simple coïncidence, songea Baines. Il avait une tête humaine sur le front de laquelle étaient imprimées deux étoiles, une tête de serpent et une tête de chat. Dans sa main droite, il étreignait une verge incandescente qu'il agita en passant devant les humains.
« NABERIUS, vaillant marquis, obéis-moi ! »
Au début, l'appel parut rester sans échos. Puis Baines eut l'impression que quelque chose bougeait sur le plancher. Un coq noir aux orbites vides et sanguinolents voletait autour du Cercle. Ware le menaça de sa baguette et le volatile disparut en poussant un glapissement guttural.
« GLASYALABOLAS, puissant président, obéis-moi ! »
On aurait pu croire que le susnommé était tout bonnement un homme ailé jusqu'au moment où il sourit : on s'aperçut alors que ses dents étaient des crocs de chien. De l'écume moussait autour de sa bouche. Il se dissipa en silence.
Ware tourna une page du livre des pactes et, en entendant craquer le parchemin, Baines se rappela qu'il devait jeter de l'eau-de-vie dans le feu. Le corps dressé sur l'autel était consumé depuis longtemps. Aucune étincelle n'en jaillissait plus. Cependant, la fumée était toujours aussi dense.
« BUNE, puissant duc, obéis-moi ! »
La nouvelle vision était plus fantasmagorique encore que les précédentes : elle approcha sur un galion qui s'enfonça dans le plancher au ras du pont sur lequel était lové un dragon naturellement tricéphale : une tête de chien, une tête de griffon et une tête d'homme. Des silhouettes vaguement humaines s'affairaient, indistinctes, autour du reptile. Le galion continua de couler tout en poursuivant son chemin.
Baines s'aperçut alors qu'il tremblait. Pas de peur (il était maintenant au-delà de la peur) mais d'épuisement car toutes les émotions qu'il avait subies depuis le début de la séance étaient exténuantes, sans compter qu'il était resté immobile depuis qu'elle avait commencé. Il poussa un soupir involontaire.
« Silence ! » ordonna Ware à voix basse. « Ce n'est pas le moment que quelqu'un flanche, nous n'avons encore que la moitié de nos effectifs et beaucoup des esprits qu'il nous reste à invoquer sont infiniment plus puissants que ceux que nous avons vus jusqu'à présent. Je vous avais prévenus : notre Art exige de la résistance physique aussi bien que du courage. »
Il tourna une autre page. « ASTAROTH, noble trésorier, grand et puissant duc, obéis-moi ! »
Baines lui-même avait entendu parler de ce démon, bien qu'il fût incapable de se souvenir dans quelles circonstances, et il observa sa matérialisation avec une intense curiosité. Pourtant, ASTAROTH n'avait rien de particulièrement frappant comparé à ce qu'il lui avait déjà été donné de voir : un ange à la mine tout à la fois resplendissante et repoussante chevauchant un dragon et tenant une vipère dans sa dextre L'Américain se rappela tardivement que ces esprits qui n'étaient pas faits de matière étaient obligés d'emprunter un corps pour se manifester et qu'ils ne choisissaient pas forcément toujours le même. D'après la description qu'il avait antérieurement lue d'ASTAROTH, celui-ci était une négresse pie à cheval sur un âne. Au passage, la créature lui sourit et l'odeur qu'elle exhalait était si nauséabonde que Baines crut défaillir.
« ASMODÉE, grand et puissant roi, commandeur d'Amayon, ange du hasard, obéis-moi ! »
Tout en parlant, Ware souleva son bonnet de la main gauche en prenant garde de ne pas lâcher sa pierre d'aimant.
Ce roi était également monté sur un dragon et était, lui aussi, tricéphale : il avait une tête de taureau, une tête d'homme et une tête de bélier qui, toutes trois, soufflaient le feu. Ses pieds étaient palmés comme ses mains qui étreignaient une lance et un oriflamme. Il avait une queue de serpent. Certes, son aspect était effrayant mais Baines commençait à trouver que ces artisans infernaux avaient une imagination quelque peu limitée. Mais, heureusement, il se demanda aussitôt si cette uniformité même n'était pas volontaire, si elle n'était pas destinée à le lasser, à éroder son attention, à le mystifier pour endormir sa vigilance. Il s'admonesta : cette créature pourrait me tuer si j'avais le malheur de fermer les yeux.
« FURFUR, puissant comte, obéis-moi ! »
L'ange bondit tel un cerf et disparut. Sa queue était comme la chevelure embrasée d'une comète.
« HALPAS, comte illustre, obéis-moi ! »
HALPAS n'était qu'un banal pigeon bleu qui se volatilisa aussi promptement que l'apparition précédente.
À présent, Ware appelait les démons aussi rapidement qu'il parvenait à tourner les pages du livre, peut-être parce qu'il se rendait compte de l'état de fatigue croissant de ses tantistes, peut-être même à cause de sa propre lassitude. Et les esprits se succédaient, fulgurants, dans un cortège de cauchemar : RAYM, comte de l'Ordre des Trônes, un homme avec une tête de corbeau ; SEPAR, sirène coiffée de la couronne ducale ; SABURAC, soldat à tête de lion monté sur un cheval pâle ; BIFRONS, puissant comte qui apparut sous les espèces d'un pou géant ; ZAGAN, un taureau aux ailes de griffon ; ANDRAS, un ange à tête de corbeau, ceint d'une épée étincelante, à califourchon sur un loup noir ; ANDREALPHUS, paon qui se matérialisa accompagné du gazouillement d'invisibles oiseaux ; ANDUSCIAS, une licorne suivie de musiciens ; DANTALIAN, qui avait le corps d'un homme mais de multiples visages féminins et masculins, tenant un livre dans sa main droite. La dernière créature fut le puissant souverain immédiatement créé après LUCIFER, le premier qui tomba dans la bataille sous les coups de MICHEL et qui avait jadis appartenu à l'Ordre des Vertus : BELIAL en personne, d'une beauté mortelle, monté sur un char de feu tel que les Babyloniens l'adoraient.
« À présent, grands esprits, » dit Ware, « puisque vous avez répondu avec diligence à mon appel et êtes apparus ainsi que je l'exigeais, je vous donne licence de vous en aller sans nuire à aucune des personnes présentes. Partez donc mais tenez-vous prêts à vous rassembler à l'heure fixée pour que je vous exorcise comme il est prescrit et vous conjure de par vos rites et sceaux. Jusqu'à ce moment, soyez libres. Amen. »
Il éteignit le feu en plaçant sur la coupelle un boisseau gravé du troisième Sceau de Salomon, dit Sceau Secret. L'atmosphère de la salle commença à s'éclaircir.
« Voilà qui est fait, » fit prosaïquement le sorcier. Chose bizarre, il paraissait moins éprouvé qu'après avoir invoqué MARCHOSIAS. « C'est terminé… ou, plus exactement, ça commence. Mr. Ginsberg, vous pouvez quitter sans crainte votre cercle et allumer. »
Lorsque Jack se fut exécuté, Ware souffla les chandelles. À la lueur tamisée des rampes électriques, on aurait dit qu'une aube sans joie se levait. En fait, minuit n'avait pas encore sonné. Sur l'autel, il n'y avait plus qu'un petit tas de cendre grise.
— « Devons-nous vraiment attendre ici jusqu'au bout ? » demanda Baines qui n'en pouvait plus. « Votre bureau serait beaucoup plus confortable – et nous y serions mieux pour observer les événements. »
— « Il faut rester, » répondit fermement Ware. « C'est la raison pour laquelle je vous ai prié d'apporter votre poste de radio, Mr. Baines : il importe que nous soyons à l'écoute du monde et que nous sachions à tout instant l'heure qu'il est. Pendant les huit heures qui vont suivre – le chiffre est approximatif – cette pièce sera le seul asile sûr de toute la Terre. »
16
Hess dormait, allongé sur la table sur laquelle, un peu plus tôt, étaient alignés les accessoires de Ware. Jack Ginsberg gisait à même le plancher, couvert de sueur, marmonnant dans son sommeil. Theron Ware, après avoir une fois de plus averti tout le monde de ne toucher à rien et avoir épousseté l'autel, s'était endormi sur celui-ci, d'un sommeil apparemment profond, toujours revêtu de sa robe.
Seuls Baines et le père Domenico restaient éveillés. Le moine, déambulant dans l'atelier, avait découvert contre toute attente une fenêtre basse que dissimulait un rideau et, maintenant, tournant le dos aux autres, il contemplait le monde obscur.
Baines était assis par terre à côté du four électrique, adossé au mur, la radio collée à l'oreille. Sa position était on ne peut plus inconfortable mais il avait constaté à la suite de nombreux tâtonnements que c'était l'endroit où la réception était la meilleure. Néanmoins, elle était loin d'être parfaite. Le volume du son fluctuait de façon délirante, même sur des stations aussi distantes que Radio-Luxembourg et d'assourdissantes rafales de parasites meurtrissaient les tympans de l'industriel, généralement suivies quelques secondes ou quelques minutes plus tard de roulements de tonnerre. Dans l'intervalle, il n'y avait comme d'habitude que de la musique et de la publicité.
Jusqu'à présent, les rares bulletins d'information que l'Américain avait réussi à capter avaient été plutôt décevants : un grave accident de chemin de fer au Colorado, un navire pris dans le blizzard, en perdition dans la mer du Nord ; un petit barrage qui avait cédé au Guatemala, engloutissant une ville sous un fleuve de boue ; un tremblement de terre à Corinthe… Bref le bilan normal des désastres naturels ou quasi naturels quotidiens.
En outre, les Chinois avaient fait exploser un nouvel engin nucléaire ; il y avait encore eu un incident à la frontière israélo-jordanienne ; une tribu noire avait envahi un hôpital rhodésien, violant les femmes et massacrant tout le monde, les déshérités organisaient une marche de plus sur Washington ; l'Union Soviétique avait annoncé qu'il était impossible de récupérer les astronautes qui avaient été mis en orbite la semaine précédente ; les U.S.A. s'étaient, au prix de pertes sanglantes, emparés de quelques pouces de territoire au Vietnam et le président Ky y avait aussitôt sauté à pieds joints ; et…
Tout cela était du dernier banal et ne pouvait qu'inciter les gens de bon sens à penser, ce qu'ils savaient déjà, qu'il n'existait sur Terre aucun endroit où l'on soit à l'abri du danger. À quoi bon lâcher tous ces démons, entreprise qui avait demandé tant d'argent, d'efforts et de temps, se demandait Baines, si les résultats de l'opération étaient identiques à ce que chacun peut lire dans le journal du matin ? Certes, il se pouvait que d'intéressants attentats fussent également perpétrés à l'échelle individuelle mais une foule de gazettes et de publications variées avaient amassé des fortunes en se spécialisant dans ce genre de faits divers courants. Et d'ailleurs cette imbécile de radio ne signalait qu'une fraction de ces crimes.
Il faudrait probablement attendre des jours, sinon des semaines, que les événements de cette nuit aient été collationnés et digérés pour que l'énormité de l'expérience apparaisse en toute clarté. Sans doute Baines avait-il eu tort d'espérer autre chose. Après tout, la puissance d'une œuvre d'art n'apparaît pas dans les esquisses préliminaires. Il avait beau se raisonner, il n'en était pas moins déçu d'être frustré de l'excitation qu'éprouve l'artiste à voir naître progressivement l'œuvre sur sa toile.
Ware pouvait-il remédier à cela ? Non, très certainement, sinon il s'y serait déjà employé. Baines était sûr qu'il avait compris les motifs profonds de la commande qui lui avait été passée de même qu'il en avait compris la nature. D'ailleurs, il serait risqué de le réveiller : le magicien aurait le soin de toutes ses forces pour la seconde partie de l'expérience quand les démons reviendraient.
Furieux mais, en même temps résigné, Baines réalisait que ce n'était pas à lui qu'était échu le rôle de l'artiste. Il n'était que le mécène qui avait le droit de voir les couleurs s'étaler sur la toile, les blancs se remplir, qui pouvait acheter le tableau – ou le plafond ! – terminé mais à qui le maniement des brosses était interdit.
Mais ici… Qu'est-ce que c'était ?
— « Une troisième vedette chargée de matériel remonte la Tamise pour combattre l'incendie qui ravage la Tate Gallery, » annonçait le speaker de la B.B.C. « D'après les experts, il n'y a plus d'espoir de sauver le joyau du musée, la grande collection Blake comprenant la plupart des illustrations de l'Enfer et du Purgatoire de Dante. Aucun espoir non plus, semble-t-il, ou à peu près, de sauver les tableaux de Turner, dont les aquarelles inspirées par l'incendie du Parlement. La violence du sinistre et la soudaineté avec laquelle il a éclaté permettent de penser qu'il s'agit d'un attentat criminel. »
Baines se redressa avec vivacité à la protestation unanime de ses articulations douloureuses sous le coup de fouet, non moins douloureux, de l'espoir qui le cinglait. Voilà un crime qui avait de la patte ! Un crime chargé de symbolisme ! Un crime significatif ! Il se rappela avec excitation HABORYM, le démon dont la queue ruisselait de flammes. S'il devait maintenant y avoir d'autres attentats transcendant l'imagination…
L'écoute devenait de plus en plus mauvaise et l'attention nécessaire pour trier quelques bribes d'informations dans cette cacophonie était extraordinairement épuisante. Radio-Luxembourg avait apparemment disparu des ondes à moins qu'une perturbation atmosphérique eut provoqué une panne à l'émetteur. Baines essaya Radio-Milan… juste à temps pour entendre le présentateur annoncer un concert consacré à Gustav Mahler : les onze symphonies exécutées à la queue leu leu, projet démentiel pour une station de radio, en particulier pour un poste italien. Était-ce une manifestation du sens de l'humour de l'un des démons ? Quoi qu'il en fût, Radio-Milan n'émettrait pas de bulletins d'information pendant près de vingt-quatre heures !
Baines manœuvra le sélecteur. Il y avait un nombre effarant d'émissions dans des idiomes qu'il ne connaissait pas et était même incapable d'identifier bien qu'il se débrouillât de façon passable dans dix-sept langues. À croire que l'on avait monté une antenne sur le toit de la Tour de Babel !
Soudain, il capta quelques mots prononcés en anglais mais ce n'était que la Voix de l'Amérique qui fustigeait pieusement l'expérience nucléaire chinoise. Il y avait des mois que l'industriel s'attendait à cette explosion. Puis ce fut à nouveau le même pot-pourri linguistique et confus, parfois interrompu par des piaillements qui pouvaient aussi bien être les accents d'un orchestre de jazz pakistanais que les braillements d'un opéra chinois.
À nouveau, de l'anglais : « … grâce à la cyanoline ! Une seule dose guérit tous les maux ! Garantie bourrée à craquer d'atomes craquants et croustillants…»
Un chœur bruyant de voix masculines chantant Alléluia couvrit ces mots ; toutefois les paroles ressemblaient à quelque chose comme : « Bison, bison ! Rattus, rattus ! Cardinalis ! Cardinalis ! » À cela succédèrent de nouveaux bredouillages dans un silence statique merveilleusement inattendu, et qui étaient par moment à la limite de l'intelligible.
La puanteur de l'atmosphère était abominable – mélange méphitique d'eau-de-vie, de camphre, de charbon de bois, de verveine de poudre noire, de chair brûlée de sueur, de parfums, d'encens, de cire fondue, de musc et de poils carbonisés. Une douleur sourde étreignait les tempes de Baines : il avait l'impression d'avoir le nez dans la gueule d'un vautour. Il mourait d'envie de boire une rasade d'eau-de-vie mais, ne sachant pas de quelle quantité d'alcool Ware aurait besoin pour la seconde partie de l'expérience, il n'osait toucher à la bouteille que dissimulait son aube chiffonnée.
De l'autre côté de la pièce, quelque chose bougea. Le père Domenico s'était retourné et se dirigeait vers lui d'une allure compassée. Ce déplacement parut gêner Jack Ginsberg qui bougea, adoptant une position encore plus inconfortable, poussa une plainte gutturale et se remit à ronfler. Le religieux lui jeta un vague coup d'œil, s'arrêta net devant le Cercle et fit signe à l'Américain de s'approcher.
— « Moi ? »
Le moine acquiesça en silence.
Abandonnant son transistor sans rechigner – une heure plus tôt, il ne s'y serait résigné qu'en protestant – Baines se releva en deux temps : d'abord, il s'agenouilla avec des grincements arthritiques, puis se redressa complètement. Comme il se mettait en marche en titubant, quelque chose de duveteux passa devant lui et il faillit tomber : c'était le chat de Ware. L'animal arqua son échine et, en dépit de son obscène obésité, bondit sur l'autel et se coucha sur les fesses de son maître endormi. Après avoir décoché à Baines un regard vert, il s'endormit – ou feignit de s'endormir.
À nouveau, le père Domenico fit signe à l'industriel et regagna sa place devant la fenêtre. Baines le rejoignit en boitillant. Il regrettait d'avoir gardé ses chaussures : il avait l'impression que ses pieds étaient devenus d'épais sabots de corne.
— « Qu'y a-t-il ? » s'enquit-il à voix basse.
— « Regardez, Mr. Baines. »
L'esprit confus et les membres ankylosés, Baines se pencha au-dessus de l'épaule de son Virgile aussi imperturbable qu'inattendu. Tout d'abord il ne vit rien sinon une vitre embuée derrière laquelle il y avait comme une mousse de flocons de neige. Puis il s'aperçut que l'obscurité n'était pas totale. Il avait le sentiment que, dans le ciel, couraient des nuages tumultueux et bas. La fenêtre, comme celle du bureau de Ware, donnait directement sur la mer et celle-ci était invisible sous les tourbillons de neige. La ville, elle aussi, aurait dû être masquée Pourtant, elle irradiait une vague lueur. Les nues étaient striées de traits de flammes, interminables ponctuations qui n'avaient rien à voir avec la météorologie.
— « Eh bien ? » interrogea Baines.
— « Vous ne remarquez rien ? »
— « Je vois des sortes de météores. Et la lumière est bizarre. On dirait des éclairs en nappes. Et, si ça se trouve, il y a un incendie quelque part. »
— « C'est tout ? »
— « C'est tout ! » répondit Baines avec irritation. « Où voulez vous en venir ? Cherchez-vous à m'épouvanter pour que je réveille Ware et lui dise d'interrompre l'expérience ? N'y comptez pas ! Elle ira jusqu'à son terme. »
— « Comme vous voudrez, murmura le père Domenico, toujours posté devant la fenêtre. »
Baines revint à sa place et colla à nouveau la radio contre son oreille.
— «… il est maintenant établi que ce que l'on considérait comme une expérience nucléaire chinoise était en réalité l'explosion d'un engin stratégique à tête atomique d'une puissance d'au moins trente mégatonnes. L'épicentre avait Taïwan pour pôle. Dans les capitales occidentales, déjà bouleversées à la suite de l'attentat au cours duquel la veuve du président des États-Unis a trouvé la mort, on se met en toute hâte sur le pied de guerre. Nous nous attendons à ce que la censure soit instaurée sur les informations d'une minute à l'autre. D'ici là, nous vous tiendrons au courant de tous les événements importants qui pourraient éventuellement se produire. Nous interrompons maintenant nos émissions pour des raisons d'identification technique…»
Baines tourna brutalement le bouton mais il n'y avait plus que le crépitement des parasites. Un spasme tordit le corps de Hess, toujours allongé sur la table ; brusquement, le savant se dressa sur son séant.
— « Seigneur ! » murmura-t-il d'une voix rauque en balançant dans le vide ses pieds déchaussés. « Est-ce que j'ai bien entendu ? »
— « Vous avez parfaitement entendu, » répondit Baines sur un ton calme et non sans une certaine satisfaction. Pourtant, il était inquiet, lui aussi. « Quelque chose est en train de se préparer que personne n'avait prévu… pas même Ware. »
— « Ne serait-il pas préférable d'arrêter les frais ? »
— « Non ! Je ne crois pas que ce soit possible et, même si ça l'était, je ne voudrais pas donner cette joie à notre ami ensoutané. »
— « Vous préférez qu'éclate la troisième guerre mondiale ? »
— « J'ignore ce qui va se passer. Nous avons conclu un contrat : accordons-lui le bénéfice du doute. Ware contrôle d'ailleurs les événements. En tout cas, il devrait les contrôler. Nous n'avons qu'à attendre et nous verrons bien. »
— « Soit. » Hess nouait et dénouait nerveusement ses doigts. Baines essaya encore la radio mais ne trouva rien qu'un mélange du Messie et d'une symphonie de Mahler. Jack Ginsberg gémit dans son pseudo-sommeil.
— « Baines… » finit par murmurer Hess sur un ton monocorde.
— « Quoi ? »
— « Que se passe-t-il, à votre avis ? »
— « Ou bien c'est la troisième guerre mondiale ou bien c'est autre chose. Pour le moment, comment voulez-vous que je le sache ? »
— « Ce n'était pas le sens de ma question. Je ne vous demande pas ce que c'est mais quelle est la nature du phénomène auquel nous assistons, selon vous. Vous devriez en avoir une idée. Après tout, c'est vous qui avez passé commande. »
— « Oh ! le père Domenico disait que cela pourrait finir par la bataille de l'Apocalypse. Ce n'était pas l'opinion de Ware mais, jusqu'à présent, notre sorcier paraît avoir manqué de précision dans ses prédictions. Personnellement, je suis incapable d'émettre aucune hypothèse. Il y a bien longtemps que cette terminologie m'est étrangère. »
— « Moi aussi, » fit Hess, plongé dans la contemplation de ses doigts enlacés. « J'essaye encore d'expliquer les phénomènes à l'aide du vieux vocabulaire qui me permettait de rendre compte de l'univers. Ce n'est pas facile mais, rappelez-vous, je vous ai avoué que je porte un intérêt spécial à l'histoire de la science. Se pencher sur cette histoire implique que l'on cherche à comprendre pourquoi la science a mis si longtemps à se constituer et pourquoi elle connut une éclipse presque chaque fois qu'on la redécouvrit. Je crois savoir pourquoi, maintenant. À mon sens, l'esprit humain passe par une espèce de cycle de peur. Une telle dose de connaissance accumulée, c'est trop pour lui. Alors, il panique et invente des raisons pour rejeter tout savoir et revenir à l'Age des Ténèbres. Et, chaque fois, il imagine une nouvelle justification mystique. »
— « Tout cela n'a guère de sens, » répliqua Baines qui s'efforçait toujours d'écouter la radio.
— « Je ne m'attendais pas à une autre réaction de votre part. Mais c'est comme cela. La même chose se produit tous les mille ans environ. Au début, les gens sont heureux avec leurs dieux, même s'ils les effrayent. Puis le monde devient de plus en plus profane et les dieux ont de moins en moins d'importance. On déserte les temples. Cela donne un sentiment de culpabilité aux masses mais qui reste superficiel. Et, soudain, cette désaffection atteint les limites du supportable, les hommes cassent les machines et se mettent à adorer Satan ou la Déesse-Mère, ils entrent dans une période hellénistique, ils adoptent le christianisme, in hac signo vinces… Je vous dis tout cela en désordre mais c'est ce qui se passe, Baines, c'est ce qui se passe ! C'est aussi bien réglé qu'un mécanisme d'horlogerie : cela se produit tous les mille ans ou à peu près. La dernière fois, ce fut la Grande Peur de l'An Mil quand tout le monde s'attendait au Second Avènement et que les gens réalisèrent qu'ils n'oseraient pas regarder la face du Christ. Ce fut là la raison centrale de l'accession de l'Âge des Ténèbres. Et aujourd'hui, nous sommes au seuil d'un nouveau millénarisme. Les populations sont épouvantées par la laïcisation, par l'arsenal nucléaire et biologique dont nous disposons, par nos ordinateurs, par notre médecine exacerbée, par tout, et elles se tournent vers le culte de l'irrationnel. C'est exactement ce que vous avez fait vous-même – et je vous y ai aidé. Aujourd'hui, il y a des gens qui adorent les soucoupes volantes parce qu'ils n'osent pas regarder la face du Christ. Vous, vous vous êtes tourné vers la magie noire. Où est la différence ? »
— « Je vais vous le dire. Jamais personne, depuis que le monde est monde, n'a vu de soucoupes volantes et les motifs qu'invoquent leurs adeptes pour justifier de leurs croyances sont dérisoires. Ils relèvent probablement de l'explication que vous venez de me donner et la psychologie des foules selon Jung n'a rien à voir dans l'histoire. Seulement, mon cher Hess, vous avez vu comme moi un démon de vos yeux. »
— « Vous croyez ? Je ne dis pas le contraire. Je pense même que c'est fort possible. Mais en êtes-vous sûr, Baines ? Comment pouvez-vous être certain de ce que vous croyez savoir ? Nous sommes au bord de la troisième guerre mondiale que nous avons machinée. Et s'il ne s'agissait que d'une hallucination inventée par nous-mêmes pour nous libérer en partie de notre culpabilité ? Il n'est pas impossible, non plus, qu'il ne se passe rien et que nous soyons, nous aussi, victimes d'une panique millénariste au même titre que les personnes qu'anime une foi plus traditionnelle. Cette explication me paraît autrement rationnelle que tout ce fatras de démonologie médiévale. Je ne récuse pas l'évidence sensible, Baines. Je vous pose simplement la question : cela en vaut-il la peine ? »
— « Je vais vous dire ce que je sais, » répondit Baines d'une voix égale, « bien que je sois incapable de vous expliquer comment je le sais. D'ailleurs, je ne prendrai même pas la peine d'essayer. En premier lieu, il se passe quelque chose et c'est quelque chose de réel. En second lieu, nous avons voulu que cela arrive – vous, moi, Ware : donc, nous l'avons fait arriver. En troisième lieu, nous sommes en train de nous apercevoir que nous nous trompions en ce qui concernait le résultat. Mais cela n'a pas d'importance : quel qu'il soit, ce résultat est notre résultat. Contractuellement ! Démons, soucoupes volantes, retombées… où et la différence ? Ce ne sont que les symboles de l'équation, des paramètres auxquels nous pouvons donner la signification médiate qui nous convient. Vous préférez les électrons aux démons ? Parfait ! Tant mieux pour vous… Moi, ce qui m'intéresse, Hess, c'est le résultat. Les moyens, je m'en moque royalement. Cette expérience, je l'ai imaginée, je l'ai fait exister, je paye pour la réaliser. Vous pouvez la décrire dans les termes qui vous chantent : c'est mon œuvre et elle est mienne. Vous m'entendez ? Elle est à moi ! Quant au reste, quoi que ce reste puisse être, ce n'est à mes yeux qu'un frivole et stupide détail technique dont je n'ai pas à m'occuper : c'est pour cela que j'embauche des gens comme vous et comme Ware. »
— « J'ai l'impression que nous sommes tous fous, » murmura Hess d'une voix blanche.
Comme il disait ces mots, une aveuglante clarté illumina soudain la fenêtre, transformant le père Domenico en une silhouette d'un noir de poix.
— « Vous avez peut-être raison, » laissa tomber Baines. « Rome est en train de se volatiliser. »
Le moine, les yeux brouillés de larmes, tourna le dos à la fenêtre qui s'assombrissait maintenant, et, lentement, se dirigea en tâtonnant vers l'autel. Il resta immobile un long moment, l'air écœuré, puis secoua l'épaule de Theron Ware. Le chat cracha et fit un saut de côté.
— « Réveillez-vous, Theron Ware, » ordonna cérémonieusement le religieux. « Je vous somme de vous réveiller. On peut dorénavant considérer officiellement que votre expérience a échoué et que, par conséquent, les termes du Protocole sont respectés. Ware ! Ware ! Allez-vous vous réveiller, oui ou non ? »