James Blish

 

FAUST ALEPH ZÉRO

 

Galaxie 57 février 1969

 

1

 

« Non, » dit le magicien, « « je ne peux pas vous aider à convaincre une femme. Si vous vouliez qu'elle se fasse violer, cela ne poserait pas de problèmes. Si vous vouliez la violer vous-même, j'arrangerais la chose également, quoique ce serait plus difficile. Mais je ne saurais vous fournir ni philtres ni formules. Ma spécialité, c'est la violence criminelle. Le meurtre, en particulier. »

Baines jeta un regard en coulisse à son secrétaire particulier, Jack Ginsberg ; comme à l'accoutumée, les traits de ce dernier étaient parfaitement inexpressifs. Sa fidélité était à toute épreuve. Quelle bonne chose que de pouvoir faire confiance à quelqu'un !

 « Vous êtes d'une grande franchise, » dit Baines. 

 « Je m'efforce d'éliminer le mystère autant que faire se peut », s'empressa de répondre Theron Ware (Baines savait que c'était là son nom véritable). « Aux yeux du client, la magie noire est un ensemble de techniques – comme l'art de l'ingénieur. Plus il en sait à ce sujet, plus il est facile de parvenir à un accord. » 

 « Quoi ? Pas de secrets professionnels ? Pas d'arcanes ni rien de ce genre ? » 

 « Quelques-uns qui sont pour la plupart le fruit de travaux personnels et dont très peu auraient vraiment de l'importance pour vous. Si l'« arcane » est le fin mot de la magie, c'est uniquement parce que la majorité des gens ne sait ni quels livres lire ni où il faut les chercher. Si vous aviez ces manuels sous la main – et il est parfois possible de trouver quelqu'un pour les traduire – vous apprendriez en un an presque toutes les choses importantes que je connais. Certes, pour obtenir un résultat concret, il faudrait en outre que vous ayez le talent nécessaire puisque la magie est aussi un art. Avec les livres et ce don, vous êtes capable de devenir un magicien en une vingtaine d'années. Vous en êtes un ou vous n'en êtes pas un : il n'y a pas de mauvais magiciens, de même qu'il n'existe pas de mauvais mathématiciens. À moins, bien sûr, que la magie ne vous tue d'abord dans l'équivalent d'un accident de laboratoire ! Vingt ans, c'est le temps qu'il faut, à quelques années près – en plus ou en moins – pour acquérir la plénitude de la compétence requise. Je ne prétends pas que ce ne serait pas là une tâche formidable mais l'âge du secret est passé. En vérité, les codes d'antan étaient assez simplets. Ils sont beaucoup plus aisés à déchiffrer que la musique, par exemple. D'ailleurs, dans le cas contraire, les ordinateurs les auraient percés en un clin d'œil. » 

Ces généralités étaient familières à Baines, ce que Ware n'ignorait certainement pas, et il soupçonnait le sorcier de les lui débiter pour laisser à son client le temps de l'étudier, soupçon qu'il ne tarda pas à se cristalliser quand la porte de l'immense bureau s'ouvrit, livrant passage à une jeune fille blonde coiffée à la page et vêtue d'une minijupe, qui apportait une lettre sur un petit plateau d'argent.

 « Excusez-moi, » fit Ware, « c'est urgent : sinon, on ne nous aurait pas dérangés. » Il ouvrit l'enveloppe dont les craquements révélaient qu'elle était d'un papier luxueux. 

Baines suivit des yeux la jeune fille qui sortait – un objet mobile, bien sûr, mais, hormis le fait qu'elle lui rappelait vaguement quelqu'un, elle n'avait rien d'extraordinaire – puis se mit en devoir d'examiner le magicien sans la moindre gêne. Selon son habitude, il commença par passer en revue l'environnement choisi par le personnage.

 

Le bureau, inondé de soleil, aurait pu être, avec ses rayonnages chargés de livres, n'importe quel cabinet de médecin ou d'avocat n'était sa démesure et la taille disproportionnée du mobilier. En soi, l'observation n'apportait guère de lumière sur l'homme lui-même car la demeure, un palais perché sur la falaise, était en location. Si Ware avait souhaité des plafonds encore plus hauts et une acoustique encore plus médiocre, il n'aurait eu aucun mal à trouver une résidence encore plus vaste à Positano. Bien que la plupart des volumes eussent l'air vieux, la pièce ne paraissait pas plus désuète que… disons la bibliothèque de Merton College, et elle contenait très peu d'objets authentiquement anciens. Le seul détail à la rigueur attribuable à la magie était l'odeur d'encens, subtile, presque imperceptible, que la brise venue de la mer Tyrrhénienne s'engouffrant par les fenêtres ouvertes ne réussissait pas à chasser complètement. Néanmoins, elle était si ténue que l'on se lassait vite de humer pour la détecter. D'ailleurs, ce n'était pas là un indice suffisant pour avoir valeur de diagnostic : ne respirait-on pas un arôme semblable dans toutes les petites églises italiennes ? Et dans les bureaux des commissaires de police égyptiens ?

Ware, lui, était remarquable mais il ne l'était que dans la mesure où tout homme est unique aux yeux d'un chef né comme Baines. Petit et fluet, il était vêtu de tweed irlandais d'origine, portait une chemise à poignets mousquetaire ornés de boutons de manchettes qui semblaient être en acier banal, agrémentée d'une étroite cravate-plastron de soie grise où était piquée une minuscule tour de jeu d'échecs en saphir. Très maigre, il devait sûrement être physiquement vigoureux malgré sa pâleur intense et Baines était convaincu que son tour de taille n'avait pas changé depuis qu'il avait quitté l'Université.

Son âge apparent était trompeur. Il avait le visage marqué et il fallait beaucoup d'attention pour deviner que ses sourcils gris et broussailleux avaient jadis été roux. Ses cheveux, eux, ne pouvaient rien révéler du tout car – et c'était là la seule bizarrerie du personnage – Ware était tonsuré comme un moine ; un réseau de veine bleues faisaient des méandres sur son crâne blanc et nu comme sur le dos de ses mains parcheminées. Un observateur sans idées préconçues lui aurait donné entre soixante-cinq et soixante-dix ans. Mais Baines savait son âge exact : quarante-huit ans. Manifestement, et cela n'avait rien d'étonnant, la magie noire était une profession qui usait son homme. Les cérébrotoniques comme Ware – Baines l'avait souvent remarqué chez les savants employés par Inter-Stratégie (Lefebre & Cie, division A.O.) – avaient généralement l'air d'avoir quarante-cinq ans à partir de trente ans et restaient comme ça jusqu'à ce que leurs cheveux deviennent blancs… si une crise cardiaque ne les emportait pas entre-temps.

Il y eut un froissement de papier. Discrètement, Jack Ginsberg frôla sa serviette, remettant en marche par ce geste l'enregistreur installé à Rome. Baines songea que Ware l'avait vu mais préférait faire comme s'il ne s'en était pas aperçu.

 « Naturellement, on gagne aussi du temps quand le client fait preuve d'une égale franchise. » 

 « J'aurais pensé que vous saviez désormais tout sur mon compte. » 

Baines éprouvait un sentiment d'admiration pour son interlocuteur. Il est exceptionnel qu'un homme soit capable de reprendre une conversation au point exact où elle a été interrompue. C'est courant chez les femmes mais rarement pour une raison précise.

 « Oh ! J'ai naturellement tout ce qu'il faut. Dun & Bradstrect, les archives de presses, sans compter le téléphone arabe. Mais j'ai quand même besoin de vous poser quelques questions. » 

 « Pourquoi ne pas lire dans mon esprit ? » 

 « Parce que ce n'est pas rentable. Croyez bien que je ne cherche pas à rabaisser votre esprit en disant cela, Mr. Baines. Mais vous devez comprendre que la magie est un travail pénible. Je n'y ai pas recours par paresse : je ne suis pas paresseux. Toutefois, et justement à cause de cela, j'emprunte la voie la plus facile lorsque je veux obtenir quelque chose et que j'ai le choix. » 

 « Là, je suis perdu ! » 

 « Je vais vous donner un exemple. Toute magie – je dis bien : toute magie sans exception aucune – repose sur le contrôle des démons. Par démons, j'entends spécifiquement les anges déchus : ceux des catégories inférieures ne sont pas de la moindre utilité. Tenez… j'en connais un qui, sous sa forme terrestre, possède une longue langue. Peut-être trouvez-vous la chose comique ? » 

 « Non. » 

 « Toujours est-il que c'est aussi un grand prince et un grand président dont l'invocation requiert trois jours d'un dur labeur. Et je suis épuisé pendant la quinzaine qui suit. Alors ? Voulez-vous que je l'appelle pour lui faire coller des timbres ? » 

 « Je vois ce que vous voulez dire. Très bien… Je suis prêt à répondre à vos questions. » 

 « Merci. Qui vous a conseillé de vous adresser à moi ? » 

 « Un médium de Bel Air, à Los Angeles. Une femme. Elle a essayé de me faire chanter et n'a pas été loin de réussir, de sorte que j'en ai conclu qu'elle possédait un talent réel. Et j'ai eu envie de connaître quelqu'un qui en aurait davantage. Je l'ai menacée de la tuer et elle a capitulé. » 

Ware prenait des notes. « Je vois. Elle vous a alors envoyé chez les Rose-Croix ? »

 « C'est ce qu'elle a essayé de faire en effet, mais cette feinte n'ayant pas marché, elle m'a envoyé à Monte Albano. » 

 « Ah ! Voilà qui me surprend un peu… Je n'aurais pas cru que vous ayez besoin de chercheurs de trésors. » 

 « C'est à la fois vrai et faux, » répondit Baines. « Je vous expliquerai, mais plus tard si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Avant tout, il me fallait quelqu'un ayant la même spécialité que vous – le meurtre – et, naturellement, les moines blancs de Monte Albano ne m'étaient d'aucune utilité. Je n'ai même pas abordé la question avec eux. Pour être franc, je désirais seulement m'assurer du bien-fondé de votre réputation dont j'avais une petite idée. Moi aussi, j'ai recours aux archives de presse. L'air horrifié des archivistes quand j'ai cité votre nom a suffi à me convaincre qu'il importait que j'aie au moins une conversation avec vous. » 

 « Judicieux… Pourtant vous ne croyez pas encore vraiment à la magie ? Rien qu'à la perception extrasensorielle et autres fadaises du même genre ? » 

 « Je ne suis pas un esprit religieux, » répliqua Baines avec circonspection. 

 « La formulation est précise. Vous voulez donc une démonstration ? Avez-vous apporté le miroir dont j'ai parlé au téléphone à votre secrétaire ? » 

Sans mot dire, Jack Ginsberg sortit de sa poche intérieure une enveloppe cachetée d'où il extirpa un miroir de dame enveloppé dans du papier cristal et scellé. Il le tendit à Baines qui en brisa le sceau.

 « Bien. Regardez-vous dedans. » 

Deux grosses larmes de sang coulaient lentement au coin de ses yeux, glissant le long de son nez. Baines baissa le miroir et dévisagea Ware.

 « J'avais espéré mieux qu'une séance d'hypnotisme, » fit-il sur un ton d'une parfaite sérénité. 

 « Essayez ces larmes, » répliqua le magicien, imperturbable. 

Baines prit un mouchoir d'une blancheur immaculée brodé à son chiffre.

Les taches rouges qui maculaient le tissu virèrent au doré.

Ware reprit :

 « Je vous conseille de montrer ça demain à un métallurgiste officiel. Il me serait difficile de l'hypnotiser, lui. Maintenant, nous pourrions peut-être passer aux affaires sérieuses…» 

 « Ne m'avez-vous pas dit…» 

 «… que la plus simple des opérations requiert le concours d'un démon ? Si, je vous l'ai dit et ce n'étaient pas de vaines paroles. Il y en a un derrière vous, Mr. Baines, et il restera à la même place jusqu'à après-demain à la même heure. Après-demain : rappelez-vous. Cette petite plaisanterie futile va me coûter cher mais j'ai l'habitude de recourir à de telles pratiques quand j'ai affaire à un client sceptique. D'ailleurs, cela sera porté sur la facture. À présent, Mr. Baines, je souhaiterais que vous me disiez ce que vous voulez au juste. » 

 

 

 

 

Baines tendit le mouchoir à Jack qui le plia avec soin avant de l'envelopper à nouveau dans le papier cristal.

 « Je veux évidemment tuer quelqu'un. Sans laisser de traces. » 

 « Évidemment. Mais qui voulez-vous tuer ? » 

 « Je vous l'apprendrai dans un instant. Je désire, auparavant, savoir si vous éprouvez certains scrupules. » 

 « Certes ! Par exemple, je ne tuerai jamais un ami, même pour un client. Je puis aussi dans certains cas refuser le contrat s'il s'agit de personnes étrangères. Toutefois, d'une façon générale, j'expédie les inconnus en fonction d'un barème d'honoraires standard. » 

 « Voyons donc la question de plus près. Mon ancienne femme me cause énormément d'embarras. Refuseriez-vous de vous charger d'elle ? » 

 « A-t-elle des enfants ? De vous ou d'un autre ? » 

 « Non. » 

 « Alors, il n'y a pas d'empêchements. Pour ce travail, je prends un forfait de 15 000 dollars, tout compris. » 

En dépit de lui-même, Baines regarda son interlocuteur d'un air abasourdi.

 « C'est tout ? » 

 « C'est tout. Je suis probablement presque aussi riche que vous, Mr. Baines. Après tout, je puis trouver un trésor aussi facilement que les moines blancs – beaucoup plus facilement, même. Si j'accepte de m'occuper de ces affaires de pensions alimentaires, c'est uniquement pour des raisons de publicité personnelle. Financièrement, j'y perds. » 

 « De quel ordre de grandeur est la rétribution qui vous intéresse ? » 

 « Je commence à me donner un peu de mal à partir de cinq millions de dollars. » 

Si cet homme était un charlatan, c'était un charlatan doublé d'un grand seigneur !

 « Restons-en pour le moment à cette affaire de pension alimentaire. Ou, plutôt, admettons que je me moque de la pension que je dois verser à mon ex-épouse – ce qui est d'ailleurs le cas. Supposons que je ne souhaite pas simplement qu'elle meure mais que sa mort soit pénible. Douloureuse. » 

 « Je ne réclamerais rien en sus. » 

 « Pourquoi ? » 

 « Permettez-moi de vous rappeler que je ne suis pas un assassin, Mr. Baines, » rétorqua patiemment Ware. « Je me borne à faire appel à un agent d'exécution et à lui donner mes instructions. Il est très vraisemblable – en fait, c'est indubitable – que tous les patients que j'ai expédiés sont morts dans des affres dont l'horreur dépasse votre imagination et la mienne. Mais vous avez spécifié que vous vouliez que le meurtre ne laisse pas de traces : par conséquent, je dois faire en sorte que le corps de la victime ne porte pas de marques insolites. Je préfère d'ailleurs moi-même qu'il en soit ainsi. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que je vous prouve de façon irréfutable que la mort a été douloureuse ? Et, faute d'une telle preuve, comment voulez-vous que je vous réclame un supplément ? L'inverse est d'ailleurs tout aussi vrai, Mr. Baines. Il arrive de temps en temps qu'un divorcé me demande, mû par un reste de tendresse, d'expédier son ancienne épouse sans douleur, voire avec douceur. Je pourrais majorer mon tarif de façon conditionnelle dans la mesure où le corps ne porterait pas de signes patents de maladie ou de sévices. Mais les agents auxquels je fais appel sont des démons que je ne saurais contraindre à agir avec douceur. Aussi je n'accepte jamais de faire droit à cette exigence. Le client paye pour que quelqu'un meure – et quelqu'un meurt. Les circonstances du décès sont à la diligence de l'agent d'exécution. Je ne propose à la clientèle que je ne sois mesure de fournir. » 

 « Eh bien, voilà une question réglée ! Ne parlons plus Dolorès. En réalité, elle ne constitue qu'une gêne mineure parmi un certain nombre d'autres, posons, en revanche, que je demande de… d'expédier comme vous dites… une importante personnalité politique. Par exemple le gouverneur de Californie, s'il est de vos amis, une personnalité équivalente. » 

Ware hocha la tête.

 « Pas d'opposition en ce concerne le gouverneur de Californie. Mais rappelez-vous que je vous ai parlé des enfants, s'il s'était réellement agi d'une affaire de pension alimentaire, question suivante aurait porté sur les membres de la familles. Mes honoraires augmentent proportionnellement à leur nombre et à leur degré de parenté avec la victime, à la manière dont cette mort les affecte. C'est en partie ce que vous appelez mes scrupules et en partie une forme d'autodéfense. J'en reviens au gouverneur de Californie. Je vous réclamerai un dollar pour chacune voix qui s'est portée sur son nom lors des dernières élections qu'il a remportées. Plus les frais, bien entendu. » 

Baines poussa un sifflement d'admiration. « C'est la première fois que je rencontre quelqu'un ayant mis au point un système permettant de tirer un profit financier de ses scrupules ! Je comprends maintenant pourquoi les affaires de pensions alimentaires ne vous intéressent pas. Un de ces jours, Mr. Ware…»

 « Docteur Ware, je vous prie. Je suis docteur en théologie. » 

 « Pardon. Je voulais simplement vous dire qu'un jour je vous demanderai pourquoi vous êtes tellement avide d'argent. Votre fragilité physique ne doit guère vous permettre d'en tirer de grandes satisfactions. Toujours est-il que je retiens vos services. Vous faites-vous intégralement payer d'avance ? » 

 « Les frais sont payables d'avance, oui, mais mon cachet se règle à là livraison. Comme vous vous en rendrez compte, Mr. Baines…» 

 « Docteur Baines. Je suis docteur en droit. » 

 « À mon tour de vous présenter mes excuses. Je voudrais que vous compreniez, après cet échange de bons procédés, que je n'ai jamais été escroqué. Jamais. » 

Baines se prit à songer à la créature qui était censée rester dans son dos jusqu'à après-demain. En attendant que soient analysées les larmes d'or sur le mouchoir, pas question d'essayer de filouter Ware. Cela n'avait d'ailleurs jamais été dans les intentions de l'Américain.

 « Parfait, » dit-il en se levant. « Nous n'avons pas besoin de contrat, n'est-ce pas ? J'accepte vos conditions. » 

 « Mais qu'attendez-vous de moi ? » 

 « Oh, on peut utiliser le gouverneur de Californie pour commencer. Jack réglera les derniers détails avec vous. Il faut que je sois rentré à Rome cette nuit. » 

 « Pour commencer, avez vous dit ? » 

Baines acquiesça d'un bref signe de tête et Ware se leva à son tour.

 « Parfait. Je ne vous demanderai rien. Mais, en toute honnêteté, Mr. Baines, je dois vous prévenir que, la prochaine fois que vous solliciterez un service du même ordre, je vous demanderai vos raisons. » 

 « À ce moment-là, il nous faudra échanger nos confidences, » répondit Baines qui luttait pour réprimer son excitation grandissante. « Oh, Dr. Ware… le… euh… le démon qui s'accroche à mon dos… partira-t-il tout seul au moment convenu ou devrai-je passer vous voir pour qu'il s'en aille ? » 

 « Il n'est pas accroché à votre dos. Et il partira tout seul. Contrairement à ce que prétend Marlowe, la souffrance n'aime pas la compagnie. » 

Les lèvres de Baines se retroussèrent, découvrant ses dents.

 « Nous verrons cela. » 

 

 

2

 

 

L'espace d'un instant, Jack Ginsberg éprouva la fugace et inhabituelle sensation d'être dans la peau du monsieur qui ignore exactement ce qui se passe et se demande en conséquence s'il ne va pas être flanqué à la porte. C'était comme si quelque chose l'avait avalé par inadvertance et s'apprêtait à le recracher sans malice aucune…

Tout en attendant que cela s'apaise il se livra à ses rites familiers se palpa les joues pour vérifier l'état de sa barbe, rectifia les faux plis de son complet, récapitula les comptes de la semaine passée. Mais, surtout comme c'était généralement le cas quand il y avait un temps mort, il se demandait à quoi ressemblerait la prochaine fille quand elle s'accroupirait, avec seulement ses bas. Elle n'aurait probablement rien de très extraordinaire. Presque toujours, la réalité s'entourait d'inconvénients charnels et de futiles préférences qui pouvaient échapper à volonté au regard de la lucidité.

Cependant, quand Ware réapparut après avoir raccompagné le patron, Jack était fin prêt pour entamer la discussion. Il se vantait d'avoir une parfaite maîtrise de soi.

 « Des questions ? » s'enquit le magicien. 

 « Quelques-unes, Dr. Ware. Vous avez parlé de frais. À quoi correspondent-ils au juste ? » 

 « Pour l'essentiel, ce sont des frais de déplacement. Il faut que je voie le patient en personne. Compte tenue des exigences posées par le Dr. Baines, cela nécessite un voyage en Californie, ce qui est pour moi un dérangement considérable qui vous sera facturé. Le billet d'avion, les hôtels, les repas et les dépenses courantes feront l'objet d'un compte détaillé qui vous sera présenté une fois ma mission terminée. Autre problème celui de parvenir jusqu'au gouverneur. J'ai des confrères en Californie mais il y aura certaines influences que je serai forcé d'acheter, même si je dispose de l'appui d'Inter-Stratégie – les milieux où évoluent respectivement les marchands de canons et les magiciens ont bien peu de points communs. Au total, il me semble qu'un chèque de dix mille serait on ne peut plus raisonnable. » 

Tout cela pour de la sorcellerie ! C'était écœurant. Mais le patron y croyait, sous réserve d'inventaire tout au moins. Cette idée soulevait l'estomac de Jack.

 « Ceci me paraît tout à fait satisfaisant, » dit-il. Mais il ne fit pas mine de prendre le carnet de chèques. Pas question de se répandre en largesses au profit d'un étranger sans savoir un peu mieux où l'on mettait les pieds. « Toutefois, une chose nous tracasse quelque peu. Pourquoi de telles dépenses sont-elles indispensables ? Nous avions cru comprendre que vous préfériez éviter de chevaucher un démon vous pouviez utiliser un jet au prix d'un moindre effort…» 

 « Je ne suis pas sûr que vous ayez compris. Mais cessez donc de faire des manières à propos des questions d'ordre pécuniaire et venez-en au fait. » 

 « Euh parfaitement Voilà Pourquoi n'habitez-vous pas aux États-Unis, Dr. Ware ? Nous savons que vous avez toujours la nationalité américaine. Et après tout, la liberté confessionnelle existe encore aux U.S.A. Pourquoi faut-il que Mr. Baines vous paye votre retour au pays pour un unique contrat ? » 

 « Parce que je ne suis pas un tueur banal. Parce que je n'ai aucune envie d'être imposé par le fisc ni même de déclarer mes revenus à quiconque. Ce sont déjà là deux raisons. J'ajouterai au bénéfice du micro attentif aux aguets dans votre serviette que si je vivais aux États-Unis en faisant de la publicité en tant que magicien, je serais accusé d'être un imposteur. Si je réussissais à m'innocenter en prouvant que je suis effectivement ce prétends être, je finirais à la chambre à gaz, et dans le cas contraire, si je ne parvenais pas à me laver de cette accusation je serais un charlatan de plus. En Europe, je peux dire que je suis un magicien sans avoir à en pâtir pour autant que je donne satisfaction à ma clientèle. Caveat emptor ! Autrement, je devrais passer mon temps à assassiner de vagues politiciens et de minables petits comptables, ce qui ne vaut pas la peine qu'on se donne et, tôt ou tard, je verrais mes gains inéluctablement diminuer. Maintenant, vous pouvez arrêter votre instrument. » 

Ah ah ! Il y avait quelque chose qui sonnait faux dans cette échappatoire ! Le personnage jouait sur la superstition. Membre de la secte agnostique orthodoxe réformée, Jack en connaissait tous les tours et les détours, et notamment les issues à double sens.

 « Je comprends fort bien, fit-il d'une voix égale. « Mais n'avez-vous pas presque autant d'ennuis ici, avec l'Église italienne, que vous en auriez là-bas avec le gouvernement américain ? » 

 « Absolument pas. Nous sommes sous un pontificat libéral. L'Église moderne s'efforce de détourner ses ouailles de ce qu'elle appelle la superstition. Il y a des décennies que je n'ai pas rencontré un prélat croyant en l'existence littérale des démons. Quoique, bien sûr, certains ordres ne s'en laissent pas si aisément compter. » 

 « Certes, » approuva Jack, armant triomphalement son piège. « J'estime donc, Dr. Ware, que vous nous écorchez peut-être un peu – et que vous n'avez pas été tout à fait franc avec nous. Si vous exercez réellement votre contrôle sur ces grands princes et ces puissants présidents, vous pourriez procurer à Mr. Baines une femme avec autant de facilité qu'un trésor ou un cadavre. » 

 « Je le pourrais en effet, » répondit Ware non sans quelque lassitude. « Je vois que vous avez de la lecture. Mais j'ai déjà expliqué au Dr. Baines – et je vous l'explique à nouveau – que je suis exclusivement spécialisé dans la mort violente. Cela étant dit, Mr. Ginsberg, je crois que vous vous prépariez à me faire un chèque pour couvrir mes frais ? » 

 « Oui. » 

Mais comme il hésitait encore, Ware reprit avec une politesse raffinée :

 « Nourrissez-vous d'autres doutes que je pourrais élucider, Mr. Ginsberg ? Après tout, je suis docteur en théologie. À moins que vous n'ayez une mission personnelle à me confier ? » 

 « Non… pas exactement. » 

 « Ne soyez pas si timide, il n'y a pas de raison ! Il est visible que ma lamie vous plaît. Et, de fait, elle n'a aucun des inconvénients propres aux humaines et qui vous chagrinent tant…» 

 « Ah ! Je savais bien que vous lisiez dans les pensées ! Sur ce point aussi, vous avez menti. » 

 « Je ne lis pas dans les pensées et je ne mens jamais, » répliqua Ware. « Mais la lecture des visages et des somatotypes m'est familière. Cela m'épargne bien des ennuis et m'évite souvent de devoir recourir inutilement à la magie. Voulez-vous cette créature, oui ou non ? Je puis vous l'envoyer de façon invisible si vous le désirez. » 

 « Non. » 

 « Pas invisiblement ? Je le regrette pour vous. Maintenant, ami sans dieu et sans concupiscence, dites-moi ce que vous voulez pour vous. Il y a un bon moment que l'affaire qui me vaut votre visite est réglée. Alors, je vous écoute. Qu'est-ce que voulez pour votre compte ? » 

Pendant un instant de vertige, Jack fut presque sur le point de le dire mais le Dieu auquel il ne croyait plus depuis longtemps veillait. Ginsberg libella le chèque. La jeune fille (non, ce n'en était pas une !) entra et le prit.

 « Au revoir, » dit Theron Ware. 

Une fois encore, Jack avait manqué le coche.

 

 

3

 

 

Le père Domenico Bruno relut une fois de plus la lettre. Le père Uccello affectait un style augustinien inspiré de son saint patron, abondant en expressions rares et en néologismes audacieux enrobés dans une syntaxe médiévale. Styliste pour styliste, le père Domenico préférait infiniment Roger Bacon mais, ne comptant point parmi les Pères de L'Église, cet éminent antimagicien avait peu d'émules. Peut-être le père Domenico avait-il mal lu la missive. Mais non : le sens, s'il était habillé d'un latin obscur, n'était que trop clair.

Le religieux poussa un soupir. La pratique de la magie – de la magie blanche, tout au moins, dont s'occupait le monastère – devenait de moins en moins lucrative. Cela tenait bien sûr en partie au fait que l'une des principales activités traditionnelles (et mercantile) de la magie blanche était la détection des trésors enfouis ; or, depuis des siècles que magiciens noirs et blancs se livraient sans trêve et sans repos à cette quête et depuis l'apparition du matériel de prospection moderne – le détecteur de mines, par exemple – il restait fort peu de trésors cachés à trouver. Depuis un certain temps, les trésors décelés grâce au ministère d'OCH et de BETHOR – la « bourse inépuisable » était la spécialité du premier – étaient de plus en plus souvent dissimulés au fond des mers, voire dans les banques suisses ; aussi leur récupération était-elle à présent une entreprise si colossale et si aléatoire que ni les clients ni le monastère ne pouvaient espérer en tirer de bénéfices.

Somme toute, les sorciers noirs étaient privilégiés sous ce rapport. Ici-bas, tout du moins ! il ne faut jamais oublier qu'ils sont en même temps condamnés à la damnation éternelle, s'empressa de rectifier le père Domenico. Le mystère était aussi impénétrable aujourd'hui qu'hier : pourquoi les esprits infernaux comme Lucifuge Rofocale consentaient-ils à accorder de si grands pouvoirs à des mortels dont l'âme, eu égard au caractère du sorcier moyen, était, de façon quasi inévitable, promise à l'Enfer ? Et il fallait également tenir compte de la facilité avec laquelle on pouvait résilier les pactes diaboliques au dernier moment ! Pourquoi, au demeurant, Dieu permettait-il que cette démoniaque pestilence contamine l'innocent par le truchement du sorcier ? Mais il s'agissait simplement là d'une autre version du Problème du Mal auquel L'Église connaissait depuis longtemps la réponse (une double réponse) : libre arbitre et péché originel.

Il convenait en outre de se rappeler que pratiquer la magie blanche, ou magie transcendantale, était officiellement considéré comme un péché mortel, l'Église moderne professant que tout commerce avec les esprits – même ceux qui n'étaient pas déchus puisque traiter avec eux impliquait inévitablement que l'on tenait les anges pour des démiurges et autres semi-déïtés cabalistiques – était une abomination quelle que pût être l'intention de l'opérateur. Jadis, on considérait que, tout pacte diabolique étant exclu, seul un homme d'une piété et d'une force d'âme exemplaires se trouvant dans un état de pureté rituelle et spirituelle suprême pouvait espérer évoquer et contrôler, non point un ange, mais seulement un démon. Cependant, il y avait eu trop de péchés, en intention d'abord, en acte ensuite. Par esprit pratique et par charité, l'Église avait alors déclaré toute théurgie anathème, ne conservant pour son propre usage qu'un seul aspect, négatif, de la magie, l'exorcisme, qui n'était d'ailleurs autorisé que dans les limites canoniques les plus strictes.

 

 

 

Certes, Monte Albano bénéficiait d'une dispense spéciale. En partie parce que, par le passé, les moines de l'ordre avaient su remplir avec un spectaculaire succès les coffres de St. Pierre ; en partie parce que l'on pouvait dire que, parfois, le savoir acquis grâce aux cérémonies transcendantales avaient nourri l'âme du Rocher ; et aussi, mais accessoirement, parce que l'on savait qu'en quelques très rares circonstances la magie blanche avait pu prolonger la vie du corps. Mais ces sources (pour prendre une autre image) étaient manifestement en voie de tarissement. En conséquence, cette dispense risquait d'être retirée à tout instant, ce qui entraînerait la fermeture du dernier sanctuaire de magie blanche.

Alors, le champ serait libre pour les magiciens noirs. Il n'existait pas de sanctuaires noirs, hormis le temple des Frères Parisiens du Chemin Gauche, romantiques de l'école d'Eliphas Lévi qui méritaient plus la pitié en raison de leur folie que le blâme parce qu'ils péchaient. Mais il y avait encore un nombre confondant de sorciers noirs travaillant en solitaires – encore qu'un seul eût déjà été de trop.

Cette digression ramena l'esprit du père Domenico à la lettre du père Uccello.

Derechef, il poussa un soupir, quitta son lutrin et, l'épître à la main, gagna en trottinant à pas sourds (les moines de Monte Albano étaient déchaussés) le bureau du père supérieur. Le père Umberto était là (physiquement, bien sûr, à l'instar de tous les moines car on ne pouvait sortir du couvent une fois qu'on y était entré à moins d'être un laïc, et encore ne quittait-on alors le Mont qu'à dos de mulet) et le père Domenico attaqua d'emblée, sans se perdre en précautions oratoires :

 « J'ai encore reçu une véhémente diatribe de notre flaireur de sorciers, mon père. Je commence à croire, hélas, que cette affaire est au moins aussi grave qu'il s'obstine à le répéter depuis le début. » 

 « C'est à Theron Ware que vous faites allusion, je présume ? » 

 « Évidemment. Ce munitionnaire américain s'est directement rendu auprès de lui après la visite qu'il nous a faite, comme nous n'avions déjà que trop raison de le penser à l'époque. Le père Uccello affirme que tout laisse présager qu'une nouvelle série de… d'expéditions sont en préparation à Positano. » 

 « Je souhaiterais que vous évitiez ces fleurs de rhétorique elles sont à mes yeux le signe que l'interlocuteur n'est pas très sûr de ce qu'il veut dire et essaye de le cacher. Pour en revenir à notre démonolâtre, nous ne sommes pas en mesure d'intervenir dans ses projets. » 

 « Ce style métaphorique est celui du père Uccello. Toujours est-il qu'il nous demande avec insistance d'intervenir, justement. Il a eu recours à la divination – vous voyez à quel point ce vieux puriste prend les choses au sérieux ! – et soutient que son mandant (il prend beaucoup de peine pour ne pas révéler son identité) lui a dit que la rencontre de Ware et de Baines est le présage d'une monstrueuse menace sur le monde. Selon son informateur, l'Enfer tout entier attendait que cette conjonction ait lieu entre les deux hommes depuis leur naissance. » 

 « Je suppose qu'il a la certitude que cet informateur n'était pas en réalité un démon qui lui a raconté un mensonge ou, à tout le moins, une de ces fanfaronnades dont les esprits malins sont coutumiers ? Comme vous venez de le laisser discrètement entendre, le père Uccello manque de pratique. » 

Le père Domenico leva les bras au ciel.

 « Je ne peux évidemment pas répondre à cette question. Toutefois, si vous le désirez, mon père, je pourrais essayer d'invoquer moi-même l'Anonyme et Lui soumettre le problème. Mais vous n'ignorez point qu'il y a de fortes chances pour que je me trompe sur la personne. Et vous savez aussi à quel point il est malaisé de poser la question correcte. Les grands Gouvernants semblent ne pas avoir la même notion du temps que nous. Quant aux démons, même lorsqu'on les pousse dans leurs derniers retranchements, il est fréquent qu'ils n'aient aucune idée de ce qui se passe en dehors de leur juridiction. » 

 « C'est bien vrai ! » approuva le supérieur qui, lui-même, avait abandonné la pratique de la magie depuis de longues années. Autrefois, il était très doué dans ce domaine mais la disparition des expérimentateurs de talents qui se voient confier des charges administratives était le grand drame de tous les centres de recherche. « Je crois préférable que vous ne mettiez en péril ni votre utilité ni, bien sûr, votre âme en invoquant un esprit que vous ne pouvez nommer. Le père Uccello devrait savoir que nous sommes dans l'incapacité de faire quoi que ce soit en ce qui concerne Ware. À moins qu'il n'ait fait une suggestion ? » 

 « Il veut que nous déléguions un observateur pour surveiller Theron Ware, » répondit le moine d'une voix qui vacillait quelque peu. « Quelqu'un que nous enverrions directement à Positano et qui resterait collé aux talons de ce sorcier jusqu'à ce que nous sachions ce qu'il médite de faire. C'est à la rigueur possible pour nous alors que ce ne l'est évidemment pas pour le père Uccello. La question est celle-ci : sommes nous d'accord avec cette recommandation ? » 

 « Non, naturellement ! Ce serait notre ruine – oh ! pas sur le plan financier quoique cela poserait de sérieux problèmes, mais nous ne pouvons pas nous permettre de confier une pareille mission à un novice. En vérité, il faudrait en charger rien de moins que le plus éminent d'entre nous. Et après avoir passé Dieu seul sait combien de mois dans cette atmosphère infernale…» 

Le père Umberto n'acheva pas sa phrase. C'était fréquent chez lui mais le frère Domenico n'éprouvait plus de difficulté à les terminer à sa place. De toute évidence, le monastère ne pouvait accepter qu'un seul de ses éminents opérateurs fût frappé d'incapacité – en fait, le mot était « contaminé » – par un contact prolongé avec la personne et l'influence de Theron Ware.

Par ailleurs, le père Domenico était raisonnablement certain que le supérieur enverrait quand même quelqu'un à Positano : sinon, il n'aurait pas soulevé ces objections qui tombaient sous le sens – il aurait tout bonnement rejeté la proposition du père Uccello.

Les deux hommes avaient beau dire du mal de ce dernier, l'un et l'autre savaient qu'à certains moments, ses propos ne devaient pas être pris à la légère. Et c'était le cas aujourd'hui.

 « Il y a cependant lieu de réfléchir à cette affaire, » reprit le père Umberto après une pause, tout en jouant avec les grains de son chapelet. « Je ferais mieux d'adresser à Ware la notification officielle d'usage. Nous ne sommes pas obligés de donner suite mais…» 

 « Parfaitement. » Le père Domenico rangea la lettre dans son aumônière et se leva. « Eh bien, faites-moi savoir quand vous aurez reçu sa réponse. Je suis heureux que vous conveniez que c'est une affaire sérieuse. » 

Après les congratulations d'usage, le moine se retira, tête basse. Il savait aussi, qui le père supérieur enverrait à Positano : aucune fausse modestie ne l'aveuglait. Et il ne se cachait pas qu'il était épouvanté.

Il se rendit directement dans sa chambre de conjuration. Elle était située dans la tour et nul autre que lui ne pouvait l'utiliser car la magie est extrêmement sensible à la personnalité de l'opérateur. C'était une pièce en désordre où s'attardait encore un parfum affadi rappelant l'odeur de l'essence de lavande, souvenir des dernières manipulations auxquelles s'était livré le religieux. Mansit odor, posses scire duisse deam, songea-t-il une fois de plus. Mais il n'avait aucune intention d'invoquer une Présence pour le moment. Au lieu de cela, il traça un signe de croix sur le coffret ciselé qui – contenait l'exemplaire de 1606 – c'était la seconde édition mais elle n'était guère altérée – de l'Enchiridion de Léon III, étrange collection de prières et oraisons « efficaces contre tous les périls qui peuvent menacer les hommes de toutes espèces et conditions sur la terre et sur l'onde, contre les ennemis déclarés et secrets, les cruelles morsures des bêtes fauves et féroces, les poisons, le feu, les tempêtes ». Pour obtenir la plus grande efficacité, il était recommandé de porter le livre sur soi mais le moine avait rarement estimé courir des périls assez graves pour risquer d'endommager un si précieux incunable. Cependant, il en lisait au moins une page chaque jour, généralement choisie dans le In principio, version du premier chapitre de l'Évangile selon Saint Jean. 

Il sortit le volume de la cassette et l'ouvrit aux Sept Oraisons Mystérieuses, la seule partie de l'ouvrage – ce qui ne jetait nullement le doute sur l'efficacité du reste – probablement écrite de la main même du pape de Charlemagne. Agenouillé face à l'est, le père Domenico, sans même regarder la page, commença de réciter la prière appropriée au jeudi et dont il était dit – ce n'était peut-être pas une coïncidence – qu'en l'entendant, « les démons s'enfuient. » 

 

 

 

4

 

 

Un travail considérable attendait Baines à Rome, d'autant plus pressant que Jack Ginsberg n'était pas là. Il ne fit aucun effort particulier pour trouver dans la masse de papiers le rapport de son secrétaire sur l'analyse des larmes d'or effectuée par les services officiels. Baines considérait en effet, du moins à l'heure présente, ce rapport comme de la correspondance personnelle et il s'était fixé une fois pour toutes comme règle de ne jamais ouvrir son courrier personnel pendant les heures de travail, qu'il se trouvât effectivement à son bureau ou, comme c'était pour le moment le cas, dans une chambre d'hôtel.

Néanmoins, le rapport émergea quarante-huit heures après que Baines eut repris le collier et, comme il avait pour autre règle de conduite de ne jamais perdre son temps en se laissant distraire par une curiosité inassouvie quand il était facile de la satisfaire, il le lut. Les larmes étaient en effet de l'or à 24 carats. Soit une valeur approximative de 11 cents au cours du marché. Mais cela représentait à ses yeux un énorme investissement (ou, si l'on examinait la chose sous un autre angle, un investissement potentiel dans l'énorme…).

Baines reposa le rapport, fort content, et s'empressa de l'oublier. Enfin presque. Investir dans l'énorme était pour lui pain quotidien, encore que, songeait-il avec une rage froide, cela rapportait de moins en moins depuis un certain temps. D'où l'intérêt qu'il portait à Ware, intérêt que les autres administrateurs d'Inter-Stratégie auraient jugé être une preuve de démence. Mais, tout compte fait, si les affaires n'étaient plus satisfaisantes, il n'était que naturel de chercher ailleurs des satisfactions analogues. Le fou, selon Baines, était celui qui recherche à titre de substitut des plaisirs – les femmes, la philanthropie, une collection de tableaux, le golf – n'apportant pas une satisfaction similaire. Lui se passionnait pour sa spécialité, qui était la destruction. Le golf eût été aussi incapable de sublimer cette passion que celle du peintre ou du libertin. 

La vérité, qu'il fallait regarder en face pour en tirer les conséquences, la vérité était que l'arsenal nucléaire avait presque entièrement ruiné les fournisseurs d'armes et munitions. Oh ! on pouvait encore trouver d'intéressants débouchés en vendant des armes légères à quelques petites nations nouvelles – la définition arbitraire de la notion d'armement léger couvrant n'importe quoi jusqu'à et y compris des engins de la taille d'un sous-marin. La fusion de l'hydrogène et le missile balistique avaient sonné le glas de ce qui avait été l'apothéose d'un art désormais caduc : le maintien d'un cycle de guerres mondiales éclatant tous les vingt ans. Actuellement, l'essentiel de la diplomatie de Baines se bornait à souffler sur le feu des guerres civiles et des guérillas. Et même cela était délicat. Le jeu nationaliste ne cessait de gagner en complexité, on ne pouvait jamais savoir si quelque état africain accédant à la souveraineté et dont la population n'excédait pas celle d'une petite ville du New Jersey n'allait pas soudain accaparer l'attention d'une ou plusieurs puissances nucléaires. (Un jour, bien sûr, toutes les puissances seraient nucléaires : alors, l'art des munitionnaires ne serait plus qu'un art aussi sclérosé et mineur que celui de la décoration florale.)

La subtilité même qu'exigeait ce métier était une source de satisfactions, en un sens, et Baines avait du doigté. De plus, Inter-Stratégie bénéficiait dans ce domaine d'une somme d'expérience maintes fois séculaire à laquelle elle pouvait faire appel. L'un des meilleurs spécialistes de la firme était d'ailleurs à Rome aux côtés de Baines, le Dr. Adolph Hess, connu comme le créateur du véhicule universel appelé « hessicoptère » mais dont la participation aux actuelles négociations était due au fait qu'il était l'inventeur de quelque chose dont, en principe, personne n'avait entendu parler : la torpille terrestre. Cet engin, qui s'enfonçait rapidement dans les profondeurs du sol, pouvait surgir avec un louable anonymat sous n'importe quelle installation située dans un rayon de 350 kilomètres de son tunnel de lancement dans des conditions géologiques optimales. Baines avait jugé que cet arme séduirait particulièrement au moins l'une des factions engagées dans l'insurrection yéménite. Ses espoirs avaient été dépassés : il lui fallait maintenant faire des prodiges pour marchander avec les quatre partis en présence. C'était d'autant plus difficile que, si deux des factions yéménites qui étaient sur les rangs comptaient à peu près pour rien, Nasser était presque aussi subtil que Baines en personne et Fayçal s'y entendait incontestablement en affaires.

 

Cependant, Baines n'était pas fondamentalement un miniaturiste et il en avait tout à fait conscience. Il avait en son temps entrepris de réorganiser de façon radicale les structures mêmes de la profession ; en fait, il s'était lancé dans cette tâche indispensable lors de la sortie, en 1950, d'un ouvrage publié sous l'égide du gouvernement américain, intitulé Les Effets des Armes Atomiques, et s'était assuré dans les délais les plus rapides les services d'une société privée, l'Institut de Recherches Mamaroneck. C'était avant tout un bureau d'études créé par un diplômé de la RAND Corporation et dont la spécialité était d'imaginer toutes les confrontations politiques ou militaires possibles ainsi que leurs issues concevables, situations parfois d'une telle outrance que leur traitement requérait la collaboration d'auteurs de science-fiction à titre de sous-traitants. Baines puisait dans les archives d'Inter-Stratégie (sans compter d'autres sources auxquelles il avait recours) pour programmer les ordinateurs de Mamaronesk, et certains de ces programmes auraient sûrement fait l'effet d'une bombe dans les milieux gouvernementaux qui se figuraient que ces données étaient sous le boisseau. En échange, Mamaroneck fournissait à Baines de longs rapports photocopiés et irréprochablement dactylographiés portant des titres tels que « Probabilités À Court Et À Long Terme Touchant À Un Blocus Israélien Des Îles Féroé ». 

Baines épluchait ces rapports et éliminait les plus abracadabrants mais il opérait avec un soin diamétralement opposé au conservatisme car, à la seconde lecture, telle proposition hautement extravagante se révélait parfois être rien moins qu'absurde. Il s'employait à transposer dans la réalité des faits celles qui offraient la meilleure combinaison d'absurdité apparente et de plausibilité cachée. Aussi l'intérêt qu'il manifestait à Theron Ware n'avait-il en vérité rien d'illogique ni même de contradictoire : Baines était orfèvre en un art qui était littéralement un art occulte auquel l'homme de la rue ne croyait pas.

Le ronfleur grésilla à deux reprises : Ginsberg était de retour. Baines répondit au signal et la porte s'ouvrit.

 « Rogan est mort, » annonça le secrétaire sans autres préambules. 

 « Ça a été vite fait. Je pensais qu'il faudrait une semaine à Ware à compter de son arrivée aux États-Unis. » 

 « Cela lui a pris une semaine. » 

 « Oui ? Eh bien, je ne me trompais pas. Avec ces palabres interminables de marchands de tapis qui discutaillent pour obtenir dix cents de rabais, on perd le sens du temps. Bien, bien vous avez des détails ? » 

 « Rien de plus que ce que disait la dépêche Reuter. Ça a commencé par une pneumonie et ça a fini par un collapsus pulmonaire. Crise cardiaque provoquée par la toux. Il parait qu'il avait un écho mitral depuis quelques années. Seule la famille était au courant et son médecin jurait que ce n'était pas dangereux à condition qu'il n'essaie pas de courir le mille en quatre minutes ou quelque chose d'approchant. L'explication est qu'il s'est trop fatigué pendant la dernière campagne électorale et que cette pneumonie l'a achevé. » 

 « Bien joué, » murmura Baines. 

Il consacra quelques instants de réflexion à cette affaire. Il ne nourrissait aucune animosité à l'endroit du défunt gouverneur. Il ne l'avait jamais vu, aucun conflit d'intérêts ne l'avait jamais opposé à lui. En fait, il admirait sa plate-forme politique, mélange de libéralisme modéré et de conservatisme réactionnaire, programme sonore mais inoffensif convenant on ne peut mieux à un ex-comptable adjoint attaché à une société de publicité de San Francisco spécialisée dans la promotion des céréales pour le porridge. Soudain, Baines se rappela la fiche biographique de Rogan : tous deux avaient appartenu à la même corpo lorsqu'ils étaient étudiants.

Cela n'enlevait cependant rien à sa satisfaction. Ware avait rempli son contrat – il ne faisait aucun doute que la mort de Rogan devait être portée à son actif – de façon irréprochable. Encore un test, uniquement pour éliminer toute possibilité de coïncidence, et Baines serait prêt à s'attaquer à quelque chose de plus sérieux. Peut-être l'entreprise la plus faramineuse de sa carrière.

Comment Ware s'était-il débrouillé ? Un démon pouvait-il se manifester sous les espèces d'un pneumocoque ? Mais alors, la question de la reproduction se posait ! Cela dit, il était de fait qu'en Europe il y avait eu au moyen-âge suffisamment de fragments de la Sainte Croix pour remplir une scierie. Et une scierie de bonne taille… Les apologistes ecclésiastiques contemporains avait donné un nom au phénomène : la multiplication miraculeuse, explication qui avait toujours paru à Baines un modèle de dialectique tendant à brouiller les cartes. Mais, si la magie était réelle, la multiplication miraculeuse l'était peut-être aussi.

Toutefois, il ne s'agissait là que de détails techniques auxquels, par principe, Baines refusait de s'intéresser : c'était du ressort des spécialistes qui travaillaient pour lui. N'empêche qu'il pouvait être bon d'avoir sous la main quelqu'un qui soit au courant de ces détails techniques. Il était parfois dangereux de dépendre exclusivement des experts de l'extérieur.

 

 « Faites un chèque pour Ware, Jack. Sur mon compte personnel. Vous mettrez… consultation de spécialiste. Spécialiste médical, à tant faire… En le lui envoyant, fixez-lui un autre rendez-vous. Voyons… dès que je serai revenu de Riyadh. En ce qui concerne cette affaire, il faut que je vous parle. Disons dans une demi-heure. Faites venir Hess mais restez dans les environs. » 

Ginsberg acquiesça et se retira ; quelques instants plus tard, Hess fit son entrée. C'était un homme de haute taille, maigre et osseux, le sourcil en bataille, affligé d'un début de calvitie qui faisait une brèche dans ses cheveux poivre et sel, la mâchoire inférieure si allongée que cela lui donnait un visage triangulaire.

 « La sorcellerie vous intéresse-t-elle, Adolph ? » lui demanda Baines. « j'entends à titre personnel. » 

 « La sorcellerie ? J'ai quelques notions à ce sujet. C'est un festival d'absurdités mais elle a eu une grosse importance dans l'histoire de la science. Je pense tout particulièrement à l'alchimie et à l'astrologie. » 

 « Je me moque de l'alchimie et de l'astrologie ! C'est de la magie noire que je parle. » 

 « Alors là, j'avoue mon incompétence. » 

 « Eh bien, vous allez vous pencher sur la question. D'ici une quinzaine, nous allons rendre visite à un authentique sorcier. Je voudrais que vous étudiiez ses méthodes. » 

 « Vous me mettez en boîte ? Pourtant, non… ce n'est pas votre genre. Dois-je comprendre que nous allons désormais nous mettre à dénoncer les charlatans ? Je crains de n'être pas exactement l'homme qu'il vous faut, dans ce cas. Un prestidigitateur professionnel style Houdini serait beaucoup plus apte que moi à démasquer les fraudeurs. » 

 « Non, ce n'est nullement de cela qu'il s'agit. Je vais demander à ce personnage de faire un certain travail pour moi – dans sa spécialité – et j'ai besoin d'un observateur averti pour le surveiller. Non pas dans le but de le percer à jour mais pour se faire une idée exacte de ses procédés au cas où nos rapports tourneraient éventuellement à l'aigre. » 

 « Mais… Enfin, puisque vous le voulez, soit ! Toutefois, cela me paraît être du temps gaspillé. » 

 « Ce n'est pas mon avis. En attendant d'entrer en pourparlers avec nos amis saoudites, documentez-vous donc. Je veux que, dans un an, vous soyez un expert en matière de sorcellerie. L'individu en question m'a assuré que c'était même à ma portée. Aussi, je ne crois pas que cela vous épuisera. » 

 « Sur le plan intellectuel, sans doute pas. Mais ce sera me épreuve pénible pour ma patience, » répondit sèchement Hess. « Enfin, vous êtes le patron ! » 

 « Comme vous dites. Mettez vous au travail. » 

Hess hocha la tête et s'en fut tandis que Baines faisait signe à Jack de rentrer. Les deux hommes ne raffolaient guère l'un de l'autre. En partie parce qu'il se ressemblaient beaucoup – c'était du moins ce qu'il arrivait souvent à Baines de penser.

Dès que la porte se fut refermée derrière le savant, Ginsberg sortit de sa serviette l'enveloppe qui avait recelé – et qui manifestement recelait toujours – le mouchoir, support des larmes transmuées.

 « Je n'en ai plus besoin, » fit Baines. « J'ai votre rapport. Débarrassez-vous de ce mouchoir : je ne tiens pas à ce que quelqu'un vienne me poser des questions. » 

 « Entendu. Mais vous rappelez-vous ce que vous a dit Ware ? Que ce démon vous quitterait au bout de deux jours ? » 

 « Oui. Pourquoi ? » 

 « Regardez. » 

Jack étala le mouchoir sur le buvard.

À la place des larmes d'or, il y avait maintenant deux indiscutables larmes de plomb.

 

 

5

 

 

À la suite d'une incompréhensible erreur de calcul, l'arrivée de Baines et de ses amis à Riyadh coïncida exactement avec le début du Ramadan, période de fête au cours de laquelle les Arabes, jeûnant tout le jour, étaient de trop mauvaise humeur pour traiter les affaires. Elle durait neuf jours pleins et était suivie de trois journées de bombance tout aussi peu propices à des conversations sérieuses en raison de l'état de somnolence dans lequel étaient plongés les participants. Toutefois, après leur ouverture, les pourparlers ne dépassèrent pas les délais prévus par Baines, soit deux semaines.

Le calendrier musulman étant lunaire, le Ramadan est une fête mobile et, cette année-là, elle tombait à peu de chose près à la même date que Noël. Baines craignait que Ware ne refusât de le rencontrer en une saison si funeste pour les serviteurs de Satan mais le sorcier ne formula pas d'objections ; il se contenta de faire remarquer à son correspondant : « Le 25 décembre est une fête remontant à une haute antiquité. »

Hess, qui s'était consciencieusement documenté, interpréta ce commentaire de la façon suivante : selon Ware, le Christ n'était pas réellement né ce jour-là. « Quoique, dans cet univers de bavardage, je ne vois pas où est la différence, » ajouta-t-il. « Si le mot de « superstition » conserve encore tant soit peu de son ancienne acception, cela veut dire que le signe a fini par se substituer à la chose signifiée. Ou, en d'autres termes, que les faits ont le sens que nous voulons qu'ils aient. »

 « Disons que c'est un effet dû à l'influence de l'observateur, » répondit Baines, qui ne plaisantait qu'à moitié. Il n'était disposé à discuter de ce point ni avec Hess ni avec Ware. Ce dernier acceptait de le recevoir : c'était la seule chose qui comptait. 

 

Toutefois, si Ware ne trouvait pas que la saison était inopportune pour une telle rencontre, le père Domenico était d'un tout autre avis. Il commença par refuser tout net de célébrer Noël dans la gueule même de l'Enfer et il fallut les trésors de patience et d'obstination du supérieur et du père Uccello pour le décider. Ayant mobilisé toute son humilité, toute son obéissance et toute sa résignation (son courage semblait s'être volatilisé), il sortit à pas lourds du monastère (il était autorisé – à porter des sandales) et enfourcha une mule, l'Enchiridion de Léon III doublement enfermé dans son étui et dans une sacoche de cuir neuve se balançant à son cou, un choix d'instruments thaumaturgiques exorcisés de frais, aspergés d'eau bénite, passés à la fumée des encens et enveloppés dans des étoffes de soie, rangés dans le portemanteau soigneusement attaché au cou du solipède. Ce fut un départ discret – d'autant plus discret qu'il eut lieu sans protocole ni témoins. Seul, en effet, le père supérieur en connaissait la raison et il avait eu du mal à s'abstenir de faire courir le bruit, afin de jeter un écran de fumée, que le père Domenico avait été chassé de la communauté. 

 

Conséquence du retard des uns et des autres, le père Domenico et Baines arrivèrent le même jour au palais de Ware. Il y avait une tempête de neige, la première qui soufflait sur Positano depuis sept ans. Par un raffinement de courtoisie – l'étiquette, en effet, avait une importance capitale dans ces circonstances : autrement, ni le moine ni le sorcier n'eussent osé se trouver face à face – Ware accueillit d'abord le religieux ; la réception fut brève et d'un formalisme tout protocolaire. Toutefois, en tant que client, Baines et sa suite (par ordre hiérarchique décroissant) se virent attribuer les plus beaux appartements.

Conformément à la coutume alors en vigueur dans l'Italie du Sud, trois rois masqués se présentèrent aux portes du palais pour apporter (et demander) des présents aux enfants et à l'Enfant. Mais, d'enfants, il n'y en avait point et les mimes furent renvoyés, déconcertés et furieux (car le riche Américain qui, disait-on, était en train d'écrire un livre sur les fresques de Pompéi s'était auparavant montré munificent) mais, aussi, avec satisfaction : la nuit était froide et les lumières du palais avait un éclat sinistre et hautain.

On ferma les portes. Les protagonistes étaient réunis et avaient gagné leurs places. Le décor était planté.

 

 

6

 

 

L'entrevue entre le père Domenico et Theron Ware avait été courte, cérémonieuse et froide. En dépit de ses appréhensions, le moine était curieux de savoir à quoi le magicien pouvait bien ressembler et il avait été fort illogiquement déçu de constater qu'il ne différait guère des intellectuels banals. À l'exception de sa tonsure, naturellement. Comme Baines, le moine avait été surpris mais, contrairement à l'Américain, cette tonsure le troublait car il en connaissait la raison d'être. Si Ware était tonsuré, ce n'était nullement manière de railler ses pieux homologues mais parce que les démons, profitant d'un moment d'inattention, étaient enclins à se saisir des gens en les empoignant par les cheveux.

 « Aux termes du Protocole, » avait commencé Ware dans un excellent latin, « je n'ai pas le choix et je suis contraint de vous recevoir, mon père. En d'autres circonstances, j'aurais peut-être même été ravi de discuter de l'Art avec vous, encore que nous appartenions à des écoles opposées. Mais votre visite se produit à un moment fâcheux. J'ai pour hôte, vous l'avez vu, un client très important et il m'a déjà fait savoir qu'il attend de moi que je l'aide à réaliser des projets d'une extraordinaire ambition. » 

 « Je n'interviendrai en aucune façon » avait répondu le père Domenico. « Même si tel était mon désir (et il va sans dire que je le souhaiterais), je sais fort bien que toute immixtion de ma part me priverait ipso facto de mes protections. » 

 « J'étais certain que vous en seriez conscient mais je suis néanmoins heureux que vous me le confirmiez. Toutefois, votre présence même m'est une gêne – non seulement parce que je vais être forcé de l'expliquer à mon client mais aussi parce qu'elle modifie défavorablement l'atmosphère et qu'elle accroîtra la difficulté de ma tâche. Mon seul souhait est au mépris des règles de l'hospitalité, que vous meniez votre mission rapidement à son terme. » 

 « Je ne saurais regretter que ma présence contribue à rendre vos opérations plus difficiles puisque mon plus vif désir serait de faire en sorte qu'elles soient impossibles. Je puis tout au plus vous assurer que j'observerai strictement la trêve. Quant à la durée de mon séjour, elle dépend entièrement de la mission dont votre client veut vous charger et du temps qu'il vous faudra pour la mener à bien. J'ai pour instructions de suivre les événements jusqu'à leur dénouement. » 

 « C'est un très gros inconvénient, » avait soupiré Ware. « Sans doute devrais-je me féliciter de n'avoir pas jusqu'à ce jour bénéficié de ces attentions de la part de Monte Albano. » toute évidence, Mr. Baines ignore lui-même l'ampleur que revêtent ses desseins. Point n'est besoin d'un travail cérébral intense pour arriver à la conclusion que vous savez à ce sujet quelque chose que je ne sais pas. » 

 « Je peux seulement vous dire qu'ils provoqueront un immense désastre. » 

 « Hmmm… De votre point de vue, peut-être. Mais pas forcément du mien. Je présume qu'il n'entre pas dans vos intentions de vous montrer plus explicite disons dans l'espoir de me dissuader ? » 

— « Certes pas ! » s'était exclamé le père Domenico avec indignation. « Si la damnation éternelle n'est pas parvenue à vous dissuader à l'âge que vous avez, je serais stupide d'espérer avoir encore une chance d'y réussir. » 

 « Après tout, votre vocation est d'être le médecin de l'âme. Et, à moins que l'Église n'ait encore pris un virage depuis le dernier concile, c'est toujours un péché mortel que de considérer qu'un homme, fût ce votre serviteur, est définitivement damné. » L'argument était de poids mais ce n'était pas pour rien que le père Domenico avait été formé à la casuistique – et par les jésuites, qui plus est. 

 « Je suis un moine, pas un prêtre, » avait-il répliqué. « Et toute information que je serais susceptible de vous donner servirait au contraire, j'en suis à peu près certain, à fortifier le mal et non à le chasser. Dans ces conditions, je ne trouve pas que le choix qui m'est offert soit un choix pénible. » 

 « Eh bien, permettez-moi d'entrer dans des considérations d'ordre plus pratique. J'ignore encore quels sont les projets de Baines mais il y a une chose que je sais fort bien : je ne suis pas une Puissance mais un simple Agent. Je n'ai pas les yeux plus gros que le ventre. » 

 « Voyez le fourbe ! » s'était écrié avec véhémence le père Domenico. « Ni moi ni personne ne peut vous aider à déterminer vos propres limitations. Ce sera à vous de les évaluer à la lumière de la mission, quelle qu'elle soit, que Baines veut vous confier. D'ici là, je ne vous dirai rien. » 

Ware s'était levé. « Fort bien. Je serai un peu plus généreux que vous, mon père, et moins ladre en information en vous avertissant que vous serez bien avisé de vous en tenir à la lettre aux stipulations du Protocole. Si vous franchissez la ligne de démarcation d'une semelle, d'un orteil, je m'emparerai de vous. Et rien ici-bas, ou à peu près, ne pourrait me causer autant de plaisir. Je crois que je me suis exprimé avec clarté. »

Le père Domenico avait été incapable de trouver une repartie. D'ailleurs, aucune réponse n'était apparemment nécessaire.

 

 

7

 

 

Baines, ainsi que Ware l'avait pressenti, avait effectivement été désorienté par la présence du père Domenico et ce fut la première question qu'il posa. Toutefois, quand le sorcier lui eut expliqué en quoi consistait la mission du moine et eut souligné qu'elle était conforme aux clauses du Protocole, il parut quelque peu soulagé.

 « Ce n'est donc qu'un inconvénient, comme vous dites, puisqu'il ne peut pas intervenir, conclut-il. « En un sens, le Dr. Hess ici présent joue un rôle comparable : il n'est également là qu'à titre d'observateur et je suppose qu'il est tout aussi hostile à votre conception du monde que votre saint ami. » 

 « Pas si saint que ça, » répliqua Ware avec l'ombre d'un sourire. « Je sais, de mon côté, certaines choses qu'il ne sait pas. Il aura une surprise quand il se retrouvera dans l'autre monde ! Cela dit, nous allons l'avoir sur le dos. Pour combien de temps ? Cela dépend de vous, Mr. Baines. Qu'attendez-vous au juste de moi, cette fois-ci ? » 

 « Deux choses… qui sont d'ailleurs liées. La première est la mort d'Albert Stockhausen. » 

 « Le théoricien de l'antimatière ? Ce serait vraiment déplorable ! J'ai assez de sympathie pour lui. Et, de plus, une partie de ses travaux m'intéresse directement. » 

 « Vous refusez ? » 

 « Non… pas encore, en tout cas. Mais je vais vous demander maintenant ce que j'avais promis de vous demander lors de notre précédente rencontre. Quels objectifs poursuivez-vous ? » 

 « Ils sont à très longue échéance. Pour l'instant, mes intentions homicides relativement au Dr. Stockhausen sont d'ordre strictement professionnel. Il est en train de donner forme à un théorème mis au point par ma société. C'est là un monopole intellectuel dont nous ne voulons pas qu'il nous échappe. » 

 « Pensez-vous que l'on peut conserver secrète une chose fondée sur la loi naturelle ? Après le fiasco de McCarthy, j'aurais cru que tout Américain intelligent serait revenu à de plus saines conceptions. Le Dr. Stockhausen ne saurait, j'en suis sûr, être sur la piste d'un simple détail technique… quelque chose que votre société serait en mesure d'enfermer dans une nasse de brevets d'invention…» 

 « En effet. Il s'agit bien d'une loi naturelle qui, par conséquent, n'est pas susceptible d'être déposée, » reconnut Baines. « Et nous n'ignorons pas que cela ne pourra pas demeurer secret a perpétuité. Mais nous avons besoin d'un délai de cinq ans pour en tirer le meilleur parti et nous savons que personne, en dehors de Stockhausen, n'est sur la piste. Sauf, bien sûr, accidents imprévus. Aucun de nos collaborateurs n'a l'envergure de Stockhausen. Nous sommes tombés dessus par hasard et cela peut se reproduire ailleurs, encore que cette éventualité soit fort invraisemblable. » 

 « Je vois… Eh bien, ce projet a un aspect séduisant. Je crois possible de réussir à convaincre le père Domenico qu'il s'agit de l'affaire qu'il est chargé de suivre. Ce ne peut visiblement pas être le cas – j'ai déjà effectué de nombreuses opérations analogues sans avoir jamais éveillé à ce point l'intérêt de Monte Albano – mais avec une bonne mise en scène, des préparatifs complexes, une exécution manifestement difficile, il se laissera peut-être duper et videra les lieux. » 

 « Ce qui serait bien commode. Mais la question est de savoir s'il se laissera berner. » 

 « On peut toujours essayer. D'ailleurs, ce sera effectivement une tâche difficile… et très onéreuse. » 

— « Pourquoi ? » demanda Jack Ginsberg en bondissant sur ses pieds avec une telle brusquerie que le tissu de son complet crissa contre les coussins de soie du fauteuil florentin en bois sculpté au fond duquel il était assis jusque-là. « Ne venez pas nous raconter que la disparition de Stockhausen affectera des milliers de gens. Personne n'a voté pour lui, que je sache ! »

 « Taisez-vous, Jack ! » 

 « Non, attendez, » fit Ware. « C'est une question judicieuse. Le Dr. Stockhausen a une grande famille que je suis obligé de faire entrer en ligne de compte. En outre, comme je vous le disais, il m'est parfois arrivé d'éprouver du plaisir à être en sa compagnie – pas assez pour répugner à l'expédier mais suffisamment quand même pour m'inciter à majorer mes prix. Toutefois, là n'est pas l'obstacle majeur. Le Dr. Stockhausen, voyez vous, est un homme pieux comme le sont de nos jours pas mal de physiciens théoriques. J'ajouterai qu'il n'a que quelques péchés véniels à se reprocher, rien qui mérite d'attirer si peu que ce soit l'attention de l'Enfer. Je vérifierai à nouveau avec quelqu'un qui est au courant ; mais la comptabilité était exacte il y a six mois et je serais étonné qu'il y ait du changement. Il n'appartient à aucune communauté religieuse organisée mais, malgré cela, ce n'est pas une personne justifiant raisonnablement l'envoi d'un démon. Et – il n'est pas exclu qu'il soit protégé contre un assaut direct. » 

 « Protégé… efficacement ? 

 « Tout dépend des forces engagées. Souhaitez-vous une bataille rangée qui se solderait par la destruction de la moitié de la ville de Dusseldorf ? Il serait plus économique, en ce cas, de lui adresser une bombe par colis postal. » 

— « Surtout pas ! Et je ne veux absolument pas de quelque chose qui ressemblerait à un accident de laboratoire. Ce serait le genre d'indice qui mettrait la puce à l'oreille des confrères et tout le monde se lancerait à la découverte de ce que nous tenons à garder caché. Le secret réside dans le fait que lorsque Stockhausen apprendra ce que nous savons, il pourra provoquer une gigantesque explosion avec… eh bien, avec l'équivalent d'un tableau noir et de deux morceaux de craie. N'existe-t-il pas une autre solution ? »

 « Les hommes étant ce qu'ils sont, il existe toujours une autre solution. Dans le cas présent, néanmoins, j'utiliserai la tentation. Je connais au moins une approche offrant une chance de succès. Mais il peut ne pas tomber dans le piège. Et même s'il y tombe, comme je le pense, il faudra plusieurs mois de préparation et de mise au point attentive. Ce qui aura d'ailleurs son bon côté puisque ce délai nous aidera à induire le père Domenico en erreur. » 

 « Et combien cela nous coûtera-t-il ? » s'enquit Jack Ginsberg. 

 « Oh… disons dans les huit millions de dollars. Cette fois, c'est un forfait tout compris car je ne prévois pas de faux frais importants. S'il y en avait, je les prendrais à ma charge. » 

 « Vous êtes bien aimable. » 

Ware ne prêta pas attention à l'ironie voilée de Jack. Baines affichait une expression sévère mais, en son for intérieur, il était enchanté. En tant que test complémentaire, la mort du Dr. Stockhausen n'était pas une épreuve aussi cruciale que celle du gouverneur Rogan mais elle présentait un avantage : la seconde victime appartenait à un milieu social totalement différent de celui de la première. Le bénéfice que la Société Inter-Stratégie retirerait de la disparition du physicien serait suffisamment réel pour que Baines n'ait pas à inventer un motif dont Ware pourrait subodorer le caractère fallacieux, ce qui eût risqué de l'inciter à se montrer plus curieux. En outre, les objections soulevées par le magicien, encore qu'en partie imprévues, cadraient avec ses propos antérieurs, sa personnalité et son style tel qu'il l'avait défini en dépit du fait que c'était un individu complexe.

Parfait ! Baines aimait que les intellectuels soient conséquents avec eux-mêmes et il regrettait de ne pas en avoir suffisamment qui le fussent parmi ses collaborateurs. Il y avait toujours, au moment où les dés étaient lancés, des fanatiques d'une espèce où d'une autre sur lesquels on avait merveilleusement prise à l'instant précis où il était nécessaire de disposer d'un levier bien en main. Jusqu'à présent, Baines n'avait encore rien découvert qui pouvait lui permettre d'avoir barre sur Ware. Mais cela viendrait. Cela viendrait…

 « Cela vaut la peine, « dit l'Américain après les deux secondes d'hésitation apparente qui convenaient. « Cependant, laissez-moi vous rappeler, Dr. Ware, que je tiens à ce que le Dr. Hess soit autorisé à suivre le déroulement de vos opérations. C'est là une de mes conditions. » 

 « Oh ! J'en serai ravi. » Cette fois, le sourire de Ware avait quelque chose d'inquiétant. Baines le trouvait faux, mielleux même ; or, le personnage avait beaucoup trop d'empire sur lui-même pour que l'on puisse douter de sa volonté bien arrêtée de mettre cette fausseté en évidence. « Je suis sûr qu'il y trouvera plaisir. Vous pouvez tous me regarder faire si le cœur vous en dit. Je pourrais même inviter le père Domenico. »