IV
UNE REDÉCOUVERTE DE L’ESPRIT MAGIQUE

L’œil vert du Vatican. – L’autre intelligence. – L’Usine du Bois Dormant. – Histoire de la relavote. – La nature joue peut-être double jeu. – La manivelle de la supermachine. – Nouvelles cathédrales, nouvel argot. – L’ultime porte. – L’existence comme instrument. – Du neuf et du raisonnable sur les symboles. – Tout n’est pas dans tout.

Pour décrypter certains manuscrits trouvés sur les rivages de la mer Noire, la science des meilleurs linguistes du monde n’a pas suffi. On a installé une machine, un calculateur électronique au Vatican, et on lui a donné à étudier un effroyable gribouillis, les débris d’un parchemin immémorial sur lesquels s’inscrivaient en tous sens les restes d’indéchiffrables signes. Il fallait que la machine fasse un travail que cent et cent cerveaux, pendant cent et cent années, n’eussent pu exécuter : comparer les traces, refaire toutes les séries possibles de traces semblables, choisir entre toutes les probabilités possibles, dégager une loi de similitude entre tous les termes de comparaisons imaginables, puis, ayant épuisé la liste infinie des combinaisons, constituer un alphabet à partir de l’unique similitude acceptable, recréer une langue, restituer, traduire. La machine fixa le magma de son œil vert, immobile et froid, se mit à cliqueter et à vrombir, d’innombrables ondes rapides parcoururent son cerveau électronique, et enfin elle fit émerger de ce détritus un message, délivrant la parole du vieux monde enseveli. Elle traduisit. Ces ombres de lettres sur ces poussières de parchemin se ranimèrent, se remarièrent, se refécondèrent, et de l’informe, de ce cadavre du verbe sortit une voix pleine de promesses. La machine dit : « Et dans ce désert nous tracerons une route vers votre Dieu. »

 

 

On sait la différence entre l’arithmétique et les mathématiques. La pensée mathématique, depuis Évariste Galois, a découvert un monde qui est étranger à l’homme, qui ne correspond pas à l’expérience humaine, à l’univers tel que le connaît la conscience humaine ordinaire. La logique qui procède par oui ou non, y est remplacée par une super-logique qui fonctionne par oui et non. Cette super-logique n’est pas du domaine du raisonnement, mais de l’intuition. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’intuition, c’est-à-dire une faculté « sauvage », un pouvoir « insolite » de l’esprit, « régit maintenant de grands cantons de mathématiciens(98) ».

Comment fonctionne normalement le cerveau ? Il fonctionne en machine arithmétique. Il fonctionne en machine binaire : oui, non, d’accord, pas d’accord, vrai, faux, j’aime, je n’aime pas, bon, mauvais. En binaire notre cerveau est imbattable. De grands calculateurs humains ont réussi à surpasser des machines électroniques.

Qu’est-ce qu’une machine électronique arithmétique ? C’est une machine qui, avec une rapidité extraordinaire, classe, accepte et refuse, range les facteurs divers en séries. Somme toute, c’est une machine qui met de l’ordre dans l’univers. Elle imite le fonctionnement de notre cerveau. L’homme classe. C’est son honneur. Toutes les sciences se sont bâties sur un effort de classement.

Oui, mais il existe aussi, maintenant, des machines électroniques qui ne fonctionnent pas seulement arithmétiquement, mais analogiquement. Exemple : si vous voulez étudier toutes les conditions de résistance du barrage que vous construisez, vous fabriquez une maquette du barrage. Vous vous livrez à toutes les observations possibles sur cette maquette. Vous fournissez à la machine l’ensemble de ces observations. Celle-ci coordonne, compare à une vitesse inhumaine, établit toutes les connexions possibles entre ces mille observations de détail, et vous dit : « Si vous ne renforcez pas la cale de la troisième pile de droite, elle craquera en 1984. »

La machine analogique a fixé, de son œil immobile et infaillible, l’ensemble des réactions du barrage, puis elle a envisagé tous les aspects de l’existence de ce barrage, elle s’est assimilé cette existence et elle en a déduit toutes les lois. Elle a vu le présent dans sa totalité, en établissant à une vitesse qui contracte le temps, tous les rapports possibles entre tous les facteurs particuliers, et elle a pu voir, du même coup, le futur. Somme toute, elle est passée du savoir à la connaissance.

Or, nous pensons que le cerveau peut, lui aussi, dans certains cas, fonctionner comme une machine analogique. C’est-à-dire qu’il doit pouvoir :

1° Réunir toutes les observations possibles sur une chose ;

2° Établir la liste des rapports constants entre les multiples aspects de la chose ;

3° Devenir, en quelque sorte, la chose elle-même, s’assimiler son essence et découvrir la totalité de son destin.

Tout ceci, naturellement, à une vitesse électronique, des dizaines de milliers de connexions se réalisant dans un temps comme atomisé. Cette série fabuleuse d’opérations précises, mathématiques, c’est ce que nous appelons parfois, quand le mécanisme se déclenche par hasard, une illumination.

Si le cerveau peut fonctionner comme une machine analogique, il peut, lui aussi, travailler, non sur la chose elle-même, mais sur une maquette de la chose. Non sur Dieu lui-même, mais sur une idole. Non sur l’éternité, mais sur une heure. Non sur la terre, mais sur un grain de sable. C’est-à-dire qu’il doit pouvoir, des connexions s’établissant à une vitesse qui dépasse le raisonnement binaire le plus rapide, sur une image jouant le rôle de maquette, voir, comme disait Blake, « l’univers dans un grain de sable et l’éternité dans une heure ».

Si cela se passait ainsi, si la vitesse de classement, de comparaison, de déduction se trouvait formidablement accélérée, si notre intelligence se trouvait, dans certains cas, comme la particule dans le cyclotron, nous aurions l’explication de toute magie. À partir de l’observation d’une étoile à l’œil nu, un prêtre maya aurait pu recomposer dans son cerveau l’ensemble du système solaire et découvrir Uranus et Pluton sans télescope (ainsi qu’en témoignent, semble-t-il, certains bas-reliefs). À partir d’un phénomène dans le creuset, l’alchimiste aurait pu avoir une représentation exacte de l’atome le plus complexe et découvrir le secret de la matière. On aurait l’explication de la formule selon laquelle : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. » Dans le domaine plus grossier de la magie imitative, on comprendrait comment le magicien de Cro-Magnon, contemplant dans sa grotte l’image du bison cérémoniel, parvenait à saisir l’ensemble des lois du monde bison et à annoncer à la tribu la date, le lieu et le temps favorables à la prochaine chasse.

 

 

Les techniciens de la cybernétique ont mis au point des machines électroniques qui fonctionnent d’abord arithmétiquement, puis analogiquement. Ces machines servent notamment au décryptage des langages chiffrés. Mais les savants sont ainsi : ils se refusent à imaginer que ce que l’homme a créé, il puisse aussi l’être. Étrange humilité !

Nous admettons cette hypothèse : l’homme possède un appareillage au moins égal, sinon supérieur, à tout appareillage techniquement réalisable, et destiné à atteindre le résultat que se propose toute technique, à savoir la compréhension et le maniement des forces universelles. Pourquoi ne posséderait-il pas une sorte de machine électronique analogique dans les profondeurs de son cerveau ? Nous savons aujourd’hui que les neuf dixièmes du cerveau humain sont inutilisés dans la vie consciente normale et le docteur Warren Penfield a démontré l’existence, en nous, de ce vaste domaine silencieux. Et si ce domaine silencieux était une immense salle de machines en état de marche, qui attendent un geste de commande ? Si cela était, la magie aurait raison.

Nous avons une poste : les sécrétions des hormones partent en mille lieux de notre corps provoquer des excitations.

Nous avons un téléphone : notre système nerveux ; on me pince, je crie ; j’ai honte, je rougis, etc.

Pourquoi n’aurions-nous pas une radio ? Le cerveau émet peut-être des ondes qui se propagent à grande vitesse et qui, comme les ondes à hyperfréquence qui s’engouffrent dans les conducteurs creux, circulent à l’intérieur des manchons de myéline. Nous posséderions dans ce cas un système de communications, de connexions, inconnu. Notre cerveau émet peut-être sans cesse de telles ondes, mais les récepteurs ne sont pas utilisés, ou bien ne se mettent à fonctionner qu’en de rares occasions, comme ces postes de T.S.F. mal en point qu’un choc rend un instant sonores.

 

 

J’avais sept ans. Je me tenais dans la cuisine, à côté de ma mère qui faisait la vaisselle. Ma mère saisit une « lavette » pour chasser la graisse des assiettes, et elle pensa, dans la même seconde, que son amie Raymonde appelait cet instrument « une relavote ». Je babillais, mais à cette seconde, je dis : « Raymonde appelle cela une relavote », puis j’enchaînai. Je ne me souviendrais pas de cet incident si ma mère, vivement frappée, ne me l’avait souvent rappelé, comme si elle avait touché là un grand mystère, senti, dans une bouffée de joie, que j’étais elle, reçu une preuve plus qu’humaine de mon amour. Plus tard, quand je la faisais souffrir, dans les répits, elle évoquait cette seconde de « rencontre », comme pour se convaincre que quelque chose de plus profond que son sang était passé d’elle en moi.

Je sais bien tout ce qu’il faut penser des coïncidences, et même de ces coïncidences privilégiées que Jung dit « significatives », mais il me semble, pour avoir vécu des moments analogues avec un ami très cher, avec une femme passionnément aimée, qu’il faut dépasser la notion de coïncidence et oser en venir à une interprétation magique. Il suffit de s’entendre sur le terme « magique ».

Que s’était-il passé dans cette cuisine, un soir de ma septième année ? Je pense qu’à mon insu (et à cause d’un imperceptible choc, un infime tremblement comparable à l’onde légère qui fait tomber un objet longtemps en équilibre, un infime tremblement dû au hasard pur), une machine, en moi-même, rendue infiniment sensible par mille et mille élans d’amour, de ce simple, violent, exclusif amour de l’enfance, s’est mise brusquement à fonctionner. Cette machine toute neuve et toute prête, dans le domaine silencieux de mon cerveau, dans l’usine cybernétique de la Belle au Bois Dormant, a regardé ma mère. Elle l’a vue, elle a recueilli et classé toutes les facettes de sa pensée, de son cœur, de ses humeurs, de ses sensations ; elle est devenue ma mère ; elle a eu connaissance de son essence et de son destin jusqu’à cet instant-là. Elle a fiché, rangé, à une vitesse plus grande que la lumière, toutes les associations de sentiments et d’idées qui avaient défilé en ma mère depuis sa naissance, et elle est arrivée à la dernière association, celle de la lavette, de Raymonde et de la relavote. Et alors, j’ai exprimé le résultat du travail de cette machine, qui avait été exécuté si follement vite que son fruit lui-même me traversait sans laisser trace, comme les rayons cosmiques nous traversent sans provoquer nulle sensation. J’ai dit : « Raymonde appelle cela une relavote. » Puis la machine s’est arrêtée, ou bien j’ai cessé d’être réceptif après l’avoir été un milliardième de seconde, et j’ai enchaîné sur la phrase commencée avant. Avant que le temps ne s’arrête, ou bien ne soit accéléré en tous sens, passé, présent, avenir : c’est la même chose.

Je devais connaître, en d’autres circonstances, des « coïncidences » de même nature. Je pense qu’il est possible de les interpréter de cette façon. Il se peut que la machine fonctionne constamment, mais que nous ne puissions être réceptifs qu’occasionnellement. Encore, cette réceptivité ne peut-elle être que rarissime. Sans doute est-elle nulle chez certains êtres. Ainsi y a-t-il des « gens qui ont de la chance » et des gens qui n’en ont pas. Les chanceux seraient ceux qui, parfois, reçoivent un message de la machine : elle a analysé tous les éléments de la conjoncture, elle a classé, choisi, comparé tous les effets et toutes les causes possibles et, découvrant ainsi le meilleur chemin du destin, elle a rendu son oracle, qui a été recueilli, sans même que la conscience ait été effleurée par le soupçon d’un si formidable travail. Ceux-là sont « chéris des dieux », en effet. Ils sont de temps en temps branchés sur leur usine. Pour ne parler que de moi, j’ai ce que l’on appelle « de la chance ». Tout me porte à croire que les phénomènes qui président à cette chance sont du même ordre que les phénomènes qui présidèrent à l’histoire de la « relavote ».

 

 

Ainsi commençons-nous à nous apercevoir que la conception magique des rapports de l’homme avec autrui, avec les choses, avec l’espace, avec le temps, – que cette conception n’est pas tout à fait étrangère à une réflexion libre et vive sur la technique et la science modernes. C’est la modernité qui nous permet de croire au magique. Ce sont les machines électroniques qui nous font prendre au sérieux le sorcier de Cro-Magnon et le prêtre maya. Si des connexions ultra-rapides s’établissent dans le domaine silencieux du cerveau humain et si, en certaines circonstances, le résultat de ce travail est capté par la conscience, certaines pratiques de magie imitative, certaines révélations prophétiques, certaines illuminations poétiques ou mystiques, certaines divinations, que nous mettons sur le compte du délire ou du hasard, sont à considérer comme des acquis réels de l’esprit en état d’éveil.

Voici d’ailleurs plusieurs années que nous savons que la nature n’est pas raisonnable. Elle ne se conforme pas au mode ordinaire du fonctionnement de l’intelligence. Pour la partie de notre cerveau normalement en usage, toute démarche est binaire. Ceci est noir, ou blanc. C’est oui ou non. C’est continu ou c’est discontinu. Notre machine à comprendre est arithmétique. Elle classe, et elle compare. Tout le Discours de la méthode est fondé là-dessus. Toute la philosophie chinoise du Ying et du Yang aussi (et le Livre des Mutations, seul livre d’oracles, dont l’Antiquité nous ait transmis les règles, est composé des figures graphiques : trois lignes continues, trois discontinues, dans tous les ordres possibles). Or, comme le disait Einstein à la fin de sa vie : « Je me demande si la nature joue toujours le même jeu. » Il semble bien, en effet, que la nature échappe à la machine binaire qu’est notre cerveau dans son état de marche normal. Depuis Louis de Broglie, on a été obligé d’admettre que la lumière est à la fois continue et brisée. Mais nul cerveau humain n’est parvenu à une représentation d’un tel phénomène, à une compréhension par l’intérieur, à une connaissance réelle. On admet. On sait. On ne connaît pas. Supposez maintenant que, sur un modèle de la lumière (toute la littérature et l’iconographie religieuses abondent en évocations de la lumière), un cerveau passe de l’état arithmétique à l’état analogique, dans l’éclair de l’extase. Il devient la lumière. Il vit l’incompréhensible phénomène. Il naît avec. Il le connaît. Il va là où l’intelligence sublime de de Broglie n’atteint pas. Puis il retombe, le contact est rompu avec les machines supérieures qui fonctionnent dans l’immense galerie secrète du cerveau. Sa mémoire ne lui restitue que les bribes de la connaissance qu’il vient d’acquérir. Et le langage échoue à traduire ces bribes elles-mêmes. Peut-être certains mystiques ont-ils connu ainsi les phénomènes de la nature que notre intelligence moderne a réussi à découvrir, à admettre, mais n’est pas parvenue à intégrer.

« Et comme moi, le scribe demandait comment, ou quelle chose elle voyait, ou si elle voyait chose corporelle ? Elle répondait ainsi : je voyais une plénitude, une clarté, de quoi je sentais un tel emplissement que je ne sais dire et ne sais donner nulle similitude… » Voilà un passage de la dictée d’Angèle de Foligno à son confesseur, tout à fait significatif.

 

 

Le calculateur électronique, sur une maquette mathématique de barrage ou d’avion, fonctionne analogiquement. Dans une certaine mesure, il devient ce barrage ou cet avion et découvre la totalité des aspects de leur existence. Si le cerveau peut agir de même(99), nous commençons à comprendre pourquoi le sorcier fabrique une structure évoquant l’ennemi qu’il veut atteindre ou dessine le bison dont il veut découvrir la trace. Il attend devant ces maquettes le passage de son intelligence du stade binaire au stade analogique, le passage de sa conscience de l’état ordinaire à l’état d’éveil supérieur. Il attend que la machine se mette à fonctionner analogiquement, que se produisent, dans le domaine silencieux de son cerveau, ces connexions ultra-rapides qui lui livreront la réalité totale de la chose représentée. Il attend, mais non passivement. Que fait-il ? Il a choisi l’heure et le lieu en fonction d’enseignements anciens, de traditions qui sont peut-être le résultat d’une somme de tâtonnements. Tel moment de telle nuit, par exemple, est plus favorable que tel autre moment de telle autre nuit, peut-être à cause de l’état du ciel, du rayonnement cosmique, de la disposition des champs magnétiques, etc. Il se met dans une certaine posture bien précise. Il fait certains gestes, une danse particulière, il prononce certaines paroles, émet des sons, module un souffle, etc. On ne s’est pas encore avisé qu’il pourrait s’agir là de techniques (embryonnaires, tâtonnantes) destinées à provoquer l’ébranlement des machines ultra-rapides contenues dans la partie endormie de notre cerveau. Les rites ne sont peut-être que des ensembles complexes de dispositions rythmiques susceptibles d’opérer une mise en route des fonctions supérieures de l’intelligence. Des tours de manivelle, en quelque sorte, plus ou moins efficaces. Tout porte à croire que la mise en route de ces fonctions supérieures, de ces cerveaux électroniques analogiques, exige des branchements mille fois plus compliqués et subtils que ceux qui ont lieu dans le passage du sommeil à la lucidité.

Depuis les travaux de Von Frisch, on sait que les abeilles ont un langage : elles dessinent dans l’espace des figures mathématiques d’une infinie complication, au cours de leur vol, et se communiquent ainsi les renseignements nécessaires à la vie de la ruche. Tout porte à croire que l’homme, pour établir la communication avec ses pouvoirs les plus élevés, doit mettre en jeu des séries d’impulsions pour le moins aussi complexes, aussi ténues et aussi étrangères à ce qui détermine habituellement ses actes intellectuels.

Les prières et les rites devant les idoles, devant les figures symboliques des religions, seraient donc des manières d’essayer de capter et d’orienter des énergies subtiles (magnétiques, cosmiques, rythmiques, etc.) en vue du déclenchement de l’intelligence analogique qui permettrait à l’homme de connaître la divinité représentée.

Si cela est, s’il existe des techniques pour obtenir du cerveau un rendement sans commune mesure avec les résultats de l’intelligence binaire même la plus grande, et si ces techniques n’ont été recherchées jusqu’ici que par les occultistes, on comprend que la plupart des importantes découvertes pratiques et scientifiques, avant le XIXe siècle, aient été faites par ceux-ci.

 

 

Notre langage, comme notre pensée, procède du fonctionnement arithmétique, binaire, de notre cerveau. Nous classons en oui, non, positif, négatif, nous établissons les comparaisons et déduisons. Si le langage nous sert à mettre de l’ordre dans notre pensée elle-même tout entière occupée à ranger, il faut bien voir qu’il n’est pas un élément créateur extérieur, un attribut divin. Il ne vient pas ajouter une pensée à la pensée. Si je parle ou écris, je freine ma machine. Je ne peux la décrire qu’en observant au ralenti. Je n’exprime donc que ma prise de conscience binaire du monde, et encore lorsque cette conscience cesse de fonctionner à la vitesse normale. Mon langage ne témoigne que du ralenti d’une vision du monde elle-même limitée au binaire. Cette insuffisance du langage est évidente et est vivement ressentie. Mais que dire de l’insuffisance de l’intelligence binaire elle-même ? L’existence interne, l’essence des choses lui échappe. Elle peut découvrir que la lumière est continue et discontinue à la fois, que la molécule du benzène établit entre ses six atomes des rapports doubles et pourtant mutuellement exclusifs ; elle l’admet, mais elle ne peut le comprendre, elle ne peut intégrer à sa propre démarche la réalité des structures profondes qu’elle examine. Pour y parvenir, il lui faudrait changer d’état, il faudrait que d’autres machines que celles habituellement en usage se mettent à fonctionner dans le cerveau et qu’au raisonnement binaire se substitue une conscience analogique qui revête les formes et s’assimile les rythmes inconcevables de ces structures profondes. Sans doute cela se produit-il, dans l’intuition scientifique, dans l’illumination poétique, dans l’extase religieuse et dans d’autres cas que nous ignorons. Le recours à la conscience éveillée, c’est-à-dire à un état différent de l’état de veille lucide, est le leitmotiv de toutes les anciennes philosophies. Il est aussi le leitmotiv des plus grands physiciens et mathématiciens modernes, pour qui « quelque chose doit se passer dans la conscience humaine pour qu’elle passe du savoir à la connaissance ».

Il n’est donc pas surprenant que le langage, qui ne parvient qu’à témoigner d’une conscience du monde à l’état de veille lucide normale, soit obscur dès qu’il s’agit d’exprimer ces structures profondes, qu’il s’agisse de la lumière, de l’éternité, du temps, de l’énergie, de l’essence de l’homme, etc. Cependant, nous distinguons deux sortes d’obscurité.

L’une vient de ce que le langage est le véhicule d’une intelligence qui s’applique à examiner ces structures sans jamais pouvoir les assimiler. Il est le véhicule d’une nature qui se heurte vainement à une autre nature. Au mieux, il ne peut qu’apporter le témoignage d’une impossibilité, l’écho d’une sensation d’impuissance et d’exil. Son obscurité est réelle. Elle n’est justement que l’obscurité.

L’autre vient de ce que l’homme qui tente de s’exprimer a connu, par éclairs, un autre état de conscience. Il a vécu un instant dans l’intimité de ces structures profondes. Il les a connues. C’est le mystique du type saint Jean de la Croix, le savant illuminé du type Einstein ou le poète inspiré du type William Blake, le mathématicien transporté du type Galois, le philosophe visionnaire du type Meyrink.

Retombé, le « voyant » échoue à communiquer. Mais, ce faisant, il exprime la certitude positive que l’univers serait contrôlable et maniable si l’homme parvenait à combiner aussi intimement que possible l’état de veille et l’état de super-veille. Quelque chose d’efficace, le profil d’un instrument souverain apparaît dans un tel langage. Fulcanelli parlant du mystère des Cathédrales, Wiener parlant de la structure du Temps, sont obscurs, mais ici l’obscurité n’est pas l’obscurité : elle est le signe que quelque chose brille ailleurs.

 

 

Seul, sans doute, le langage mathématique moderne rend compte de certains résultats de la pensée analogique. Il existe, en physique mathématique, des domaines de l’« ailleurs absolu » et des « continus de mesure nulle », c’est-à-dire des mesures sur des univers inconcevables et pourtant réels. On peut se demander pourquoi les poètes ne sont pas encore allés entendre du côté de cette science le chant des réalités fantastiques, sinon par crainte d’avoir à reconnaître cette évidence : que l’art magique vit et prospère hors de leurs cabinets(100).

Ce langage mathématique qui témoigne de l’existence d’univers échappant à la conscience normalement lucide est le seul qui soit en activité, en foisonnement constant(101).

Les « êtres mathématiques », c’est-à-dire les expressions, les signes qui symbolisent la vie et les lois du monde invisible, du monde impensable, développent, fécondent d’autres « êtres ». À proprement parler, ce langage est la véritable « langue verte » de notre temps.

Oui, la « langue verte », l’argot au sens originel de ces mots, au sens qu’on leur donnait dans le Moyen Âge (et non pas au sens affadi que leur supposent aujourd’hui des littérateurs qui veulent se croire « affranchis »), voilà que nous les trouvons dans la science d’avant-garde, dans la physique mathématique qui est, si l’on y regarde de près, un dérèglement de l’intelligence admise, une rupture, une voyance.

Qu’est-ce que l’art gothique, auquel nous devons les cathédrales ? « Pour nous, écrivait Fulcanelli(102), art gothique n’est qu’une déformation orthographique du mot argotique, conformément à la loi phonétique qui régit, dans toutes les langues, sans tenir aucun compte de l’orthographe, la cabale traditionnelle. » La cathédrale est une œuvre d’art got ou d’argot.

Et qu’est-ce que la cathédrale d’aujourd’hui, enseignant aux hommes les structures de la Création, si ce n’est, substituée à la rosace, l’équation ? Dégageons nous des fidélités inutiles au passé afin de mieux nous raccorder à celui-ci. Ne cherchons pas la cathédrale moderne dans le monument de verre et de béton surmonté d’une croix. La cathédrale du Moyen Âge était le livre des mystères donné aux hommes d’hier. Le livre des mystères, aujourd’hui, ce sont les physiciens mathématiciens qui l’écrivent, avec des « êtres mathématiques », enchâssés comme des rosaces, dans les constructions qui se nomment fusée interplanétaire, usine atomique, cyclotron. Voilà la vraie continuité, voilà le fil réel de la tradition.

Les argotiers du Moyen Âge, fils spirituels des Argonautes qui connaissaient la route du jardin des Hespérides, écrivaient dans la pierre leur message hermétique. Signes incompréhensibles pour les hommes en qui la conscience n’a pas subi de transmutations, en qui le cerveau n’a pas subi cette accélération formidable grâce à quoi l’inconcevable devient réel, sensible et maniable. Ils n’étaient pas secrets par amour du secret, mais simplement parce que leurs découvertes des lois de l’énergie, de la matière et de l’esprit, s’étaient effectuées dans un autre état de conscience, incommunicable directement. Ils étaient secrets, parce que « être », c’est « être différent ».

Par tradition atténuée, comme en souvenir d’un si haut exemple, l’argot est de nos jours un dialecte en marge, à l’usage des insoumis, avides de liberté, des proscrits, des nomades, de tous ceux qui vivent en dehors des lois reçues et des conventions. Des voyous, c’est-à-dire des voyants, de ceux qui, nous dit encore Fulcanelli, au Moyen Âge se réclamaient aussi du titre de Fils ou Enfants du Soleil, l’art got étant l’art de la lumière ou de l’Esprit.

Mais nous retrouvons la tradition sans dégénérescence si nous nous apercevons que cet art got, que cet art de l’Esprit, est aujourd’hui celui des « êtres mathématiques » et des intégrales de Lebesque, des « nombres par-delà l’Infini » ; celui des physiciens mathématiciens qui bâtissent, en courbes insolites, en « lumières interdites », en tonnerres et en flammes, les cathédrales de nos messes à venir.

 

 

Ces observations risquent de paraître révoltantes à un lecteur religieux. Elles ne le sont pas. Nous pensons que les possibilités du cerveau humain sont infinies. Ceci nous met en contradiction avec la psychologie et la science officielles, qui font « confiance à l’homme » à condition qu’il ne déborde pas le cadre tracé par les rationalistes du XIXe siècle. Ceci ne devrait pas nous mettre en contradiction avec l’esprit religieux, tout au moins avec ce qu’il a de plus pur et de plus haut.

L’homme peut accéder aux secrets, voir la lumière, voir l’Éternité, saisir les lois de l’Énergie, intégrer à sa démarche intérieure le rythme du destin universel, avoir une connaissance sensible de l’ultime convergence des forces et, comme Teilhard de Chardin, vivre de l’incompréhensible vie du point Omega en quoi toute création se trouvera, dans la fin du temps terrestre, à la fois accomplie, consumée et exaltée. L’homme peut tout. Son intelligence, depuis l’origine sans doute équipée pour une infinie connaissance, peut, dans certaines conditions, saisir l’ensemble des mécanismes de la vie. Le pouvoir de l’intelligence humaine entièrement déployée peut probablement s’étendre à la totalité de l’Univers. Mais ce pouvoir s’arrête là où cette intelligence, parvenue au terme de sa mission, pressent qu’il y a encore « quelque chose » au-delà de l’Univers. Ici, la conscience analogique perd toute possibilité de fonctionner. Il n’y a pas de modèles dans l’Univers de ce qui est au-delà de l’Univers. Cette porte infranchissable est celle du Royaume de Dieu. Nous acceptons cette expression, à ce degré : « Royaume de Dieu. »

Pour avoir tenté de déborder l’univers en imaginant un nombre plus grand que tout ce que l’on pourrait concevoir dans l’Univers, pour avoir tenté de construire un concept que l’univers ne saurait remplir, le génial mathématicien Cantor a sombré dans la folie. Il y a une ultime porte que l’intelligence analogique ne peut ouvrir. Peu de textes égalent en grandeur métaphysique celui où H.P. Lovecraft(103) tente de décrire l’impensable aventure de l’homme éveillé qui serait parvenu à entrebâiller cette porte et ainsi aurait prétendu se glisser là où Dieu règne par-delà l’infini…

« Il savait qu’un Randolph Carter, de Boston, avait existé ; il ne pouvait pourtant savoir au juste si c’était lui, fragment ou facette d’entité au-delà de l’Ultime Porte, ou quelque autre qui avait été ce Randolph Carter. Son “moi” avait été détruit et cependant, grâce à quelque faculté inconcevable, il avait également conscience d’être une légion de “moi”. Si toutefois, en ce lieu où la moindre notion d’existence individuelle était abolie, pouvait survivre, sous quelque forme une aussi singulière chose. C’était comme si son corps avait été brusquement transformé en l’une de ces effigies aux membres et têtes multiples des temps hindous. En un effort insensé, contemplant cet agglomérat, il tentait d’en séparer son corps originel – si toutefois pouvait exister un corps originel…

« Durant ces terrifiantes visions, ce fragment de Randolph Carter qui avait franchi l’Ultime Porte, fut arraché au nadir de l’horreur pour plonger dans les abîmes d’une horreur encore plus profonde, et, cette fois, cela venait de l’intérieur : c’était une force, une sorte de personnalité qui brusquement lui faisait face et l’entourait tout à la fois, s’emparait de lui et s’intégrant à sa propre présence, coexistait à toutes les éternités, était contiguë à tous les espaces. Il n’y avait aucune manifestation visible, mais la perception de cette entité et la redoutable combinaison des concepts d’identité et d’infinité lui communiquaient une terreur paralysante. Cette terreur dépassait de loin toutes celles dont, jusque-là, les multiples facettes de Carter avaient soupçonné l’existence… Cette entité était tout en un et un en tout, un être à la fois infini et limité qui n’appartenait pas seulement à un continu d’espace-temps, mais faisait partie intégrante du maelström éternel de forces de vie, de l’ultime maelström sans limites qui dépasse aussi bien les mathématiques que l’imagination. Cette entité était peut-être celle que certains cultes secrets de la terre évoquent à voix basse et que les esprits vaporeux des nébuleuses spirales désignent par un signe intranscriptible… Et en un éclair, projeté encore plus loin, le fragment Carter connut la superficialité, l’insuffisance de ce qu’il venait d’éprouver de cela même, de cela même… »

 

 

Revenons à notre propos initial. Nous ne disons pas il existe, dans la vaste partie silencieuse du cerveau, une machine électronique analogique. Nous disons comme il existe des machines arithmétiques et des machines analogiques, ne pourrait-on imaginer, au-delà du fonctionnement de notre intelligence à l’état normal, un fonctionnement à l’état supérieur ? Des pouvoirs de l’intelligence qui seraient du même ordre que ceux de la machine analogique ? Notre comparaison ne doit pas être prise à la lettre. Il s’agit d’un point de départ, d’une rampe de lancement vers les régions de l’intelligence encore sauvages, encore à peine explorées. Dans ces régions, l’intelligence se met peut-être brusquement à fulgurer, à éclairer les choses habituellement cachées de l’univers. Comment parvient-elle à passer dans ces régions où sa propre vie devient prodigieuse ? Par quelles opérations se fait le changement d’état ? Nous ne disons pas que nous le savons. Nous disons qu’il y a, dans les rites magiques et religieux, dans l’immense littérature ancienne et moderne consacrée aux moments singuliers, aux instants fantastiques de l’esprit, des milliers et des milliers de descriptions fragmentaires qu’il faudrait réunir, comparer, et qui évoquent peut-être une méthode perdue, – ou une méthode à venir.

Il se peut que l’intelligence frôle parfois, comme par hasard, la frontière de ces régions sauvages. Elle y déclenche, une fraction de seconde, les machines supérieures dont elle perçoit confusément le bruit. C’est mon histoire de la relavote, ce sont tous ces phénomènes dits « parapsychologiques » dont l’existence nous trouble tant, ce sont ces extraordinaires et rares flambées illuminatives, une, deux, ou trois, que la plupart des êtres fins connaissent au cours de leur vie, et surtout aux âges tendres. Il n’en reste rien, à peine le souvenir.

Franchir cette frontière (ou, comme disent les textes traditionnels : « entrer dans l’état d’éveil ») apporte infiniment plus et ne semble pas pouvoir être le fait du hasard. Tout invite à penser que ce franchissement exige le rassemblement et l’orientation d’un nombre énorme de forces, extérieures et intérieures. Il n’est pas absurde de songer que ces forces sont à notre disposition. Simplement, la méthode nous manque. La méthode nous manquait aussi, il y a peu de temps, pour libérer l’énergie nucléaire. Mais ces forces ne sont sans doute à notre disposition que si nous engageons pour les capter la totalité de notre existence. Les ascètes, les saints, les thaumaturges, les voyants, les poètes et les savants de génie ne disent pas autre chose. Et c’est ce qu’écrit William Temple, poète américain moderne : « Aucune révélation particulière n’est possible si l’existence n’est pas elle-même tout entière un instrument de révélation. »

 

 

Reprenons donc notre comparaison. C’est durant la Seconde Guerre mondiale que la « recherche opérationnelle » est née. Pour que le besoin d’une telle méthode se fît sentir, « il fallait que se posent des problèmes échappant au bon sens et à l’expérience ». Les tacticiens eurent donc recours aux mathématiciens :

« Lorsqu’une situation, par la complexité de sa structure apparente et de son évolution visible, ne peut être maîtrisée par des moyens habituels, on demande à des scientifiques de traiter cette situation comme, dans leur spécialité, ils traitent les phénomènes de la nature et d’en faire la théorie. Faire la théorie d’une situation ou d’un objet, est en imaginer un modèle abstrait dont les propriétés simuleront les propriétés de cet objet. Le modèle est toujours mathématique. Par son intermédiaire, les questions concrètes sont traduites en propriétés mathématiques. »

Il s’agit du « modèle » d’une chose ou d’une situation trop nouvelle ou trop complexe pour être choisie dans sa totale réalité par l’intelligence. « En recherche opérationnelle fondamentale, on a intérêt à construire alors une machine électronique analogique de façon que cette machine réalise le modèle. On peut alors, en manipulant les boutons de réglage et en la regardant fonctionner, trouver les réponses à toutes les questions en vue desquelles le modèle a été conçu. »

Ces définitions sont extraites d’un bulletin technique(104). Elles sont plus importantes, pour une vision de « l’homme éveillé », pour une compréhension de l’esprit « magique », que la plupart des ouvrages de littérature occultiste. Si nous traduisons modèle par idole ou symbole et machine analogique par fonctionnement illuminatif du cerveau ou état d’hyper-lucidité, nous voyons que le plus mystérieux chemin de la connaissance humaine – celui que refusent d’admettre les héritiers du XIXe siècle positiviste – est un vrai et grand chemin. C’est la technique moderne qui nous invite à le considérer comme tel.

« La présence des symboles, signes énigmatiques et d’expression mystérieuse, dans les traditions religieuses, les œuvres d’art, les contes et les coutumes du folklore, atteste l’existence d’un langage universellement répandu en Orient comme en Occident et dont la signification transhistorique semble se situer à la racine même de notre existence, de nos connaissances et de nos valeurs(105) .»

Or, qu’est-ce que le symbole, sinon le modèle abstrait d’une réalité, d’une structure, que l’intelligence humaine ne saurait maîtriser entièrement, mais dont elle esquisse la « théorie » ?

« Le symbole révèle certains aspects de la réalité – les plus profonds – qui défient tout moyen de connaissance(106). » Comme le « modèle » qu’élabore le mathématicien à partir d’un objet ou d’une situation échappant au bon sens ou à l’expérience, les propriétés du symbole simulent les propriétés de l’objet ou de la situation ainsi abstraitement représentés, et dont l’aspect fondamental demeure caché. Il faudrait ensuite qu’une machine électronique analogique fût branchée et fonctionnât, à partir de ce modèle, pour que le symbole livre la réalité qu’il contient et les réponses à toutes les questions en vue desquelles il a été conçu. L’équivalent de cette machine, pensons-nous, existe dans l’homme. Certaines attitudes mentales et physiques encore mal connues peuvent en déclencher le fonctionnement. Toutes les techniques ascétiques, religieuses, magiques, semblent orientées vers ce résultat, et sans doute est-ce cela que la tradition, parcourant toute l’histoire de l’humanité, exprime en promettant aux sages « l’état d’éveil ».

Ainsi, les symboles sont peut-être les modèles abstraits établis depuis les origines de l’humanité pensante, à partir desquels les structures profondes de l’univers nous pourraient être sensibles. Mais attention ! Les symboles ne représentent pas la chose elle-même, le phénomène lui-même. Il serait faux aussi de penser qu’ils sont purement et simplement des schématisations. En recherche opérationnelle, le modèle n’est pas le modèle réduit ou simplifié d’une chose connue. Il est le point de départ possible en vue de la connaissance de cette chose. Et un point de départ situé hors de la réalité : situé dans l’univers mathématique. Il faudra ensuite que la machine analogique, bâtie sur ce modèle, entre en transes électroniques, pour que les réponses pratiques soient données. C’est pourquoi toutes les explications des symboles auxquelles se livrent les occultistes sont sans intérêt. Ils travaillent sur les symboles comme s’il s’agissait de schémas traduisibles par l’intelligence à l’état normal. Comme si, de ces schémas, l’on pouvait remonter immédiatement vers une réalité. Depuis des siècles qu’ils s’emploient de la sorte sur la Croix de Saint-André, le svastika, l’étoile de Salomon, l’étude des structures profondes de l’univers n’a pas avancé par leurs soins.

Par une illumination de sa sublime intelligence, Einstein parvient à entrevoir (non à saisir totalement, non à s’incorporer et maîtriser) le rapport espace-temps. Pour communiquer sa découverte au degré où elle est intelligemment communicable, et pour s’aider lui-même à remonter vers sa propre vision illuminative, il dessine le signe λ ou trièdre de référence. Ce dessin n’est pas un schéma de la réalité. Il est inutilisable pour le commun. Il est un « lève-toi et marche ! » pour l’ensemble des connaissances de physique-mathématique. Et encore, tout cet ensemble mis en marche dans un cerveau puissant ne parviendra qu’à retrouver ce qu’évoque ce trièdre, non pas à passer dans l’univers où joue la loi exprimée par ce signe. Mais on saura, au terme de cette marche, que cet autre univers existe. Tous les symboles sont peut-être du même ordre. Le svastika inversé, ou croix gammée, dont l’origine se perd dans le plus lointain passé, est peut-être le « modèle » de la loi qui préside à toute destruction. Chaque fois qu’il y a destruction, dans la matière ou dans l’esprit, le mouvement des forces est peut-être conforme à ce modèle, comme le rapport espace-temps est conforme au trièdre.

De même, nous dit le mathématicien Eric Temple Bell, la spirale est peut-être le « modèle » de la structure profonde de toute évolution (de l’énergie, de la vie, de la conscience). Il se peut que dans « l’état d’éveil », le cerveau puisse fonctionner comme la machine analogique à partir d’un modèle établi, et qu’il pénètre ainsi, à partir du svastika, la structure universelle de la destruction, à partir de la spirale, la structure universelle de l’évolution.

Les symboles, les signes sont donc peut-être des modèles conçus pour les machines supérieures de notre esprit, en vue du fonctionnement de notre intelligence en un autre état.

Notre intelligence, en son état ordinaire, travaille peut-être, avec sa pointe la plus fine, à dessiner des modèles grâce auxquels, passant dans un état supérieur, elle pourrait s’incorporer l’ultime réalité des choses. Quand Teilhard de Chardin parvient à concevoir le point Oméga, il élabore ainsi le « modèle » du point dernier de l’évolution. Mais pour sentir la réalité de ce point, pour vivre en profondeur une réalité si peu imaginable, pour que la conscience intègre cette réalité, se l’assimile tout entière, – pour que la conscience, somme toute, devienne elle-même le point Oméga et saisisse tout ce qui est saisissable en un tel point : le sens ultime de la vie de la terre, le destin cosmique de l’Esprit accompli, au-delà de la fin des temps sur notre globe ; – pour que ce passage de l’idée à la connaissance se fasse, il faudrait que se déclenche une autre forme d’intelligence. Disons une intelligence analogique, disons l’illumination mystique, disons l’état de contemplation absolu.

Ainsi, l’idée d’Éternité, l’idée de Transfini, l’idée de Dieu, etc., sont peut-être des « modèles » établis par nous et destinés, dans un autre domaine de notre intelligence, dans un domaine habituellement endormi, à livrer les réponses en vue desquelles nous les avons élaborés.

Ce qu’il faut bien savoir, c’est que la plus sublime idée est peut-être l’équivalent du dessin de bison pour le sorcier de Cro-Magnon. Il s’agit d’une maquette. Il faudra ensuite que les machines analogiques se mettent à fonctionner sur ce modèle dans la zone secrète du cerveau. Le sorcier passe, par transes, dans la réalité du monde bison, en découvre tous les aspects d’un seul coup et peut annoncer le lieu et l’heure de la prochaine chasse. Ceci est de la magie à l’état le plus bas. À l’état le plus haut, le modèle n’est pas un dessin ou une statuette, ou même un symbole. Il est une idée, il est le produit le plus fin de la plus fine intelligence binaire possible. Cette idée n’a été conçue qu’en vue d’une autre étape de la recherche : l’étape analogique, deuxième temps de toute recherche opérationnelle.

 

 

Ce qui nous apparaît, c’est que la plus haute, la plus fervente activité de l’esprit humain consiste à établir des « modèles » destinés à une autre activité de l’esprit, mal connue, difficile à déclencher. C’est dans ce sens que l’on peut dire : tout est symbole, tout est signe, tout est évocation d’une autre réalité.

Ceci nous ouvre des portes sur l’infinie puissance possible de l’homme. Ceci ne nous donne pas la clé de toutes choses, contrairement à ce que croient les symbologistes. De l’idée de Trinité, de l’idée du Transfini, à la statuette percée d’épingles du mage villageois en passant par la croix, le svastika, le vitrail, la cathédrale, la Vierge Marie, « les êtres mathématiques », les nombres, etc., tout est modèle, « maquette » de quelque chose qui existe dans un univers différent de celui où cette maquette a été conçue. Mais les « maquettes » ne sont pas interchangeables : un modèle mathématique de barrage fourni au calculateur électronique n’est pas comparable à un modèle de fusée supersonique. Tout n’est pas dans tout. La spirale n’est pas dans la croix. L’image du bison n’est pas dans la photo sur laquelle s’exerce le médium, le point Oméga du Père Teilhard n’est pas dans l’Enfer de Dante, le menhir n’est pas dans la cathédrale, les nombres de Cantor ne sont pas dans les chiffres de l’Apocalypse. S’il y a des « maquettes » de tout, toutes les maquettes ne sont pas comme des tables gigognes et elles ne forment pas un tout démontable qui livrerait le secret de l’univers.

Si les modèles les plus puissants fournis à l’intelligence en état d’éveil supérieur sont les modèles sans dimension, c’est-à-dire les idées, il faut abandonner l’espoir de trouver la maquette de l’univers dans la Grande Pyramide ou sur le portail de Notre-Dame. S’il existe une maquette de l’univers tout entier, elle ne saurait exister que dans le cerveau humain, à la pointe extrême de la plus sublime des intelligences. Mais l’univers n’aurait-il pas plus de ressources que l’homme ? Si l’homme est un infini, l’Univers ne serait-il pas l’infini plus quelque chose ?

Cependant, découvrir que tout est maquette, modèle, signe, symbole, amène à découvrir une clé. Non celle qui ouvre la porte du mystère insondable, et qui d’ailleurs n’existe pas ou bien est entre les mains de Dieu. Une clé, non de certitude mais d’attitude. Il s’agit de faire fonctionner l’intelligence « différente » laquelle sont proposées ces maquettes. Il s’agit donc de passer de l’état de veille ordinaire à l’état de veille supérieure. À l’état d’éveil. Tout n’est pas dans tout. Mais veiller est tout.