VI

UN CANTIQUE POUR SAINT LEIBOWITZ
par Walter M. Miller.

N’eût été ce pèlerin qui lui apparut tout à coup au beau milieu du désert où il poursuivait son jeûne rituel de Carême, Frère Francis Gérard de l’Utah n’aurait certainement jamais découvert le document sacré. C’était d’ailleurs la première fois qu’il avait l’occasion de voir un pèlerin ceint d’un pagne, suivant la meilleure tradition, mais un coup d’œil suffit néanmoins au jeune moine pour se convaincre que le personnage était authentique. Le pèlerin était un vieil homme dégingandé qui boitillait en s’étayant du bâton classique ; sa barbe en broussaille était tachée de jaune autour du menton et il transportait une petite outre sur l’épaule. Coiffé d’un vaste chapeau et chaussé de sandales, il avait les reins sanglés d’un lambeau de toile à sac, passablement sale et dépenaillé. C’était là tout son costume et il sifflotait (faux) tout en dévalant la piste rocailleuse du nord. Il paraissait se diriger vers l’abbaye des Frères de Leibowitz, sise à une dizaine de kilomètres vers le sud.

Dès qu’il aperçut le jeune moine dans son désert de pierrailles, le pèlerin cessa de siffler et se mit à l’examiner curieusement. Frère Francis, lui, se garda bien de contrevenir à la règle de silence établie par son Ordre pour les jours de jeûne ; détournant bien vite son regard, il continua donc son travail, qui consistait à élever un rempart de grosses pierres pour protéger des loups son habitation provisoire.

Quelque peu affaibli après dix jours d’un régime exclusivement composé de baies de cactus, le jeune religieux sentait la tête lui tourner tandis qu’il continuait son labeur. Depuis quelque temps déjà, le paysage semblait danser devant ses yeux et il voyait flotter autour de lui des taches noires ; aussi se demanda-t-il tout d’abord si cette apparition barbue n’était pas un simple mirage engendré par la faim… Mais le pèlerin lui-même ne tarda pas à dissiper ses doutes :

«  Ola allay ! » fit-il en le hélant joyeusement, d’une voix agréable et mélodieuse.

Puisque la règle du silence l’empêchait de répondre, le jeune moine se contenta de dédier au sol un timide sourire.

«  Cette route mène bien à l’abbaye ? » reprit alors l’errant.

Fixant toujours la terre le novice hocha la tête affirmativement, puis il se baissa pour ramasser un petit morceau d’une pierre blanche, pareille à de la craie.

«  Et que faites-vous ici, avec tous ces rochers ? » poursuivit le pèlerin en se rapprochant de lui.

En grande hâte, Frère Francis s’agenouilla pour tracer sur une large pierre plate les mots « Solitude et Silence ». S’il savait lire – ce qui était d’ailleurs improbable, à considérer les statistiques – le pèlerin pourrait ainsi comprendre que sa seule présence constituait pour le pénitent une occasion de péché, et il lui ferait sans doute la grâce de se retirer sans plus insister.

« Ah, bon ! » fit le barbu.

Un instant, il demeura immobile, promenant ses regards autour de lui, puis il frappa une grosse roche de son bâton :

« Tenez, dit-il, en voilà une qui ferait bien votre affaire… Allons, bonne chance, et puissiez-vous trouver la Voix que vous cherchez ! »

Sur le moment, Frère Francis ne comprit pas que l’étranger avait voulu dire « Voix » avec un V majuscule ; il imagina simplement que le vieil homme l’avait pris pour un sourd-muet. Après avoir jeté un rapide coup d’œil au pèlerin qui s’éloignait en sifflotant derechef, il s’empressa de lui dédier une bénédiction silencieuse pour lui assurer un bon voyage, puis il se remit à son travail de maçon, pressé de se construire un petit enclos en forme de cercueil dans lequel il pourrait s’étendre pour dormir sans que sa chair offrît un appât aux loups dévorants.

Un céleste troupeau de cumulus passa au-dessus de sa tête : après avoir cruellement induit le désert en tentation, ces nuages allaient maintenant dispenser aux montagnes leur humide bénédiction… Leur passage rafraîchit un instant le jeune moine en le protégeant des rayons brûlants du soleil et il en profita pour activer son travail, non sans ponctuer ses moindres gestes d’oraisons chuchotées pour s’assurer la véritable vocation – car c’était là, aussi bien, le but même qu’il cherchait à atteindre pendant sa période de jeûne dans le désert.

Finalement, Frère Francis saisit la grosse pierre que le pèlerin lui avait indiquée… mais les bonnes couleurs que lui avaient données ses travaux de force désertèrent soudain son visage et il laissa précipitamment retomber le quartier de roc, comme s’il eût tout à coup touché un serpent.

Une boîte de métal rouillé gisait là, à ses pieds, partiellement enfouie dans la pierraille…

Poussé par la curiosité, le jeune moine voulut aussitôt la saisir, mais il fit d’abord un pas en arrière et se signa bien vite, en marmottant du latin. Après quoi, rassuré, il ne craignit plus de s’adresser à la boîte elle-même.

« Vade retro, Satanas ! » lui enjoignit-il en la menaçant du pesant crucifix de son rosaire. « Disparais, Vil Séducteur ! »

Tirant subrepticement de sous sa robe un minuscule goupillon, il aspergea la boîte d’eau bénite, à toutes fins utiles. « Si tu es créature diabolique, va-t’en ! »

Mais la boîte n’eut pas l’air de vouloir disparaître, ni d’exploser, ni même de se racornir dans une odeur de soufre… Elle se contenta de rester tranquillement à sa place, laissant au vent du désert le soin de faire évaporer les gouttelettes sanctificatrices qui la recouvraient.

« Ainsi soit-il ! » fit alors le religieux en s’agenouillant pour saisir l’objet.

Assis parmi les cailloux, il passa plus d’une heure à marteler la boîte avec une grosse pierre pour l’ouvrir. Tandis qu’il travaillait de la sorte, l’idée lui vint que cette relique archéologique – car c’était bien de cela, visiblement, qu’il s’agissait – était peut-être un signe envoyé par le Ciel pour lui marquer que la Vocation lui était accordée. Aussitôt, pourtant, il chassa de son esprit cette pensée, se souvenant à temps que le Père Abbé l’avait très sérieusement mis en garde contre toute révélation personnelle directe à caractère spectaculaire. S’il avait quitté l’abbaye pour accomplir dans le désert ce jeûne de quarante jours, réfléchit-il, c’était justement pour que sa pénitence lui valût une inspiration d’en haut qui l’appellerait aux Saints Ordres. Il ne devait pas s’attendre à être le témoin de visions ou à s’entendre appeler par des voix célestes : de tels phénomènes, chez lui, n’eussent trahi qu’une vaine et stérile présomption. Trop de novices avaient ramené de leur retraite dans le désert d’abondantes histoires de présages, de prémonitions et de visions célestes, aussi l’excellent Père Abbé avait-il adopté une politique énergique en face de ces prétendus miracles. « Le Vatican est seul qualifié pour se prononcer là-dessus, avait-il grogné, et il faut bien se garder de prendre pour révélation divine ce qui n’est autre chose que l’effet d’un coup de soleil. »

Malgré qu’il en eût, cependant, Frère Francis ne pouvait s’empêcher de manipuler la vieille boîte de métal avec un infini respect, tout en la martelant de son mieux pour l’ouvrir…

Elle céda soudain, répandant son contenu sur le sol, et le jeune religieux sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. L’Antiquité elle-même allait se révéler à lui ! Passionné d’archéologie, il avait peine à en croire le témoignage de ses yeux, et il songea tout à coup que Frère Jeris allait en être malade de jalousie – mais il se reprocha vite cette pensée peu charitable et il se mit à remercier le Ciel qui le gratifiait d’un pareil trésor.

Tremblant d’émoi, il toucha d’une main précautionneuse les objets contenus dans la boîte en s’efforçant de les trier. Ses études antérieures lui permirent ainsi de reconnaître dans le lot un tournevis, sorte d’instrument utilisé autrefois pour introduire dans du bois des tiges de métal fileté – et une espèce de petite cisaille à lames coupantes. Il découvrit aussi un outil bizarre, composé d’un manche de bois pourri et d’une forte tige de cuivre à laquelle adhéraient encore quelques parcelles de plomb fondu, mais il ne parvint pas à l’identifier. La boîte contenait encore un petit rouleau d’une bande noire et collante, trop détériorée par les siècles pour qu’on pût savoir ce que c’était, et de nombreux fragments de verre et de métal, ainsi que plusieurs de ces petits objets tubulaires à moustaches de fil de fer que les païens des montagnes considéraient comme des amulettes, mais que certains archéologues croyaient être des restes de la légendaire machina analyca, antérieure au Déluge de Flammes.

Frère Francis examina soigneusement tous ces objets avant de les ranger à côté de lui sur la grande pierre plate ; quant aux documents, il se réserva de les examiner en dernier lieu. Comme toujours, d’ailleurs, c’étaient eux qui constituaient la plus importante découverte, étant donné le très petit nombre de papiers qui avaient échappé aux terribles autodafés allumés pendant l’Âge de la Simplification par une populace ignorante et vengeresse ne craignant pas de détruire ainsi jusqu’aux textes sacrés eux-mêmes.

La précieuse boîte contenait deux de ces inestimables papiers, ainsi que trois petites feuilles de notes manuscrites. Tous ces vénérables documents étaient très fragiles, la vétusté les ayant desséchés et rendus cassants, aussi le jeune moine les mania-t-il avec les plus grandes précautions, en ayant bien soin de les protéger du vent avec un pan de sa robe. Ils étaient d’ailleurs à peine lisibles et rédigés en anglais antédiluvien, cette langue ancienne qui, comme le latin, n’était plus employée, à l’heure actuelle, que par les moines et le Rituel de la liturgie. Frère Francis se mit à les déchiffrer lentement, reconnaissant les mots au passage sans bien pénétrer leur signification exacte. On lisait sur l’une des petites feuilles : « 1 livre saucisse, 1 boîte choucroute pour Emma. » La seconde feuille disait : « Penser à prendre formule 1040 pour déclaration impôts. » La troisième, enfin, ne comportait que des chiffres et une longue addition, puis un chiffre représentant manifestement un pourcentage soustrait du total précédent et suivi du mot « Zut ! ». Incapable de comprendre quoi que ce fût à ces documents, le moine se contenta de vérifier les calculs et les trouva justes.

Des deux autres papiers contenus dans la boîte, l’un, étroitement serré en un petit rouleau, menaçait de tomber en morceaux si l’on s’avisait de le dérouler. Frère Francis ne réussit à y déchiffrer que deux mots : « Pari Mutuel », et il le remit dans la boîte pour l’examiner plus tard, une fois soumis à un traitement conservateur approprié.

Le second document se composait d’un grand papier plusieurs fois replié sur lui-même et si cassant à l’endroit des pliures que le religieux dut se contenter d’en écarter précautionneusement les feuillets pour y jeter un coup d’œil.

C’était un plan, un réseau compliqué de lignes blanches, tracées sur fond bleu !

Un nouveau frisson parcourut l’échine de Frère Francis : c’était un bleu qu’il tenait là – un de ces documents anciens de toute rareté que les archéologues appréciaient tant et que les savants et interprètes spécialisés avaient généralement tant de mal à déchiffrer !

Mais l’incroyable bénédiction que constituait une pareille trouvaille ne se bornait pas là : parmi les mots tracés dans l’un des angles inférieurs du document, voilà, en effet, que Frère Francis découvrit tout à coup le nom même du fondateur de son ordre : le Bienheureux Leibowitz en personne !

Les mains du jeune moine se mirent à trembler si fort, dans son allégresse, qu’il faillit en déchirer l’inestimable papier. Les derniers mots que lui avait adressés le pèlerin lui revinrent alors en mémoire : « Puisses-tu trouver la Voix que tu cherches ! » Et c’était bien une Voix qu’il venait de découvrir, une Voix avec un grand V, pareil à celui que forment les deux ailes d’une colombe plongeant vers la terre du haut du firmament, un V majuscule, comme dans Vere dignum, ou Vidi aquam, un V majestueux et solennel, comme ceux qui décorent les grandes pages du Missel – un V, en bref, comme dans Vocation !

Après un dernier coup d’œil au bleu pour s’assurer qu’il ne rêvait point, le religieux entonna ses actions de grâces : « Beate Leibowitz, ora pro me… Sancte Leibowitz, exaudi me… » – et cette dernière formule ne manquait pas d’une certaine audace, puisque le fondateur de son Ordre attendait encore sa canonisation !

Oublieux des injonctions de l’Abbé, Frère Francis se dressa d’un bond et se mit à scruter l’horizon vers le sud, dans la direction qu’avait prise le vieil errant au pagne de jute. Mais le pèlerin avait depuis longtemps disparu… C’était sûrement un ange du Seigneur, se dit Frère Francis, et – qui sait ? – peut-être même le Bienheureux Leibowitz en personne… Ne lui avait-il pas indiqué l’endroit même où découvrir ce miraculeux trésor, en lui conseillant de déplacer certain roc au moment où il lui adressait de prophétiques adieux ?…

Le jeune religieux demeura plongé dans ses exaltantes réflexions jusqu’à l’heure où le soleil couchant vint ensanglanter les montagnes, tandis que les ombres crépusculaires s’amassaient autour de lui. À ce moment-là seulement, la nuit approchante vint le tirer de sa méditation. Il se dit que l’inestimable don qu’il venait de recevoir ne le mettait probablement pas à l’abri des loups et il se hâta de terminer sa muraille protectrice. Puis, comme les étoiles se levaient, il ranima son feu et recueillit les petites baies violettes des cactus qui constituaient son repas. C’était là sa seule nourriture, à l’exception de la poignée de grains de blé desséchés qu’un prêtre lui apportait chaque dimanche. Aussi lui arrivait-il de promener un regard avide sur les lézards qui traversaient les rocs d’alentour – et ses rêves étaient-ils fréquemment peuplés de cauchemars gourmands.

Cette nuit-là, pourtant, la faim était passée au second plan de ses préoccupations. Ce qu’il aurait voulu, avant tout, c’était courir en toute hâte vers l’abbaye pour faire part à ses frères de sa merveilleuse rencontre et de sa miraculeuse découverte. Mais la chose, bien entendu, était absolument hors de question. Vocation ou non, il lui faudrait rester là jusqu’à la fin du Carême et continuer à se comporter comme si rien d’extraordinaire ne lui fût arrivé.

« On bâtira une cathédrale sur cet emplacement », songea-t-il tandis qu’il rêvassait auprès de son feu. Et déjà, son imagination lui montrait le majestueux édifice qui surgirait des ruines de l’ancien village avec ses clochers altiers qu’on pourrait découvrir de plusieurs kilomètres à la ronde.

Il finit par s’assoupir et, lorsqu’il se réveilla en sursaut, quelques vagues tisons rougeoyaient à peine dans son feu mourant. Il eut soudain l’impression qu’il n’était plus seul dans ce désert… Écarquillant les yeux, il s’efforça de percer les ténèbres qui l’enveloppaient, et c’est alors qu’il aperçut, derrière les dernières braises de son maigre foyer, les prunelles d’un loup qui luisaient dans l’obscurité. Poussant un cri d’effroi, le jeune moine courut aussitôt se blottir dans son cercueil de pierres sèches.

Ce cri qu’il venait de pousser, se dit-il tandis qu’il se terrait, tout tremblant, dans son refuge, ce cri ne constituait pas, à proprement parler, une infraction à la règle du silence… Et il se mit à caresser la boîte de métal qu’il serrait sur son cœur, tout en priant pour que le Carême s’achevât promptement. Autour de lui, des pattes griffues égratignaient les pierres de son enclos…

 

 

Toutes les nuits, les loups rôdaient ainsi autour du misérable campement du religieux, emplissant les ténèbres de leurs hurlements de mort et, toute la journée, il se débattait, aux prises avec de véritables cauchemars provoqués par la faim, la chaleur et les impitoyables morsures du soleil. Ses journées, Frère Francis les employait à ramasser du bois pour son feu et aussi à prier, s’évertuant à maîtriser son impatience de voir enfin arriver le Samedi Saint qui marquerait la fin du Carême et celle de son jeûne.

Pourtant, quand ce jour béni se leva enfin, le jeune moine était trop affaibli par les privations pour trouver la force de s’en réjouir. Accablé d’une immense lassitude, il fit sa besace, ramena son capuchon sur sa tête pour se garantir du soleil et mit sa précieuse boîte sous son bras. Puis plus léger d’une quinzaine de kilos par rapport au mercredi des Cendres, il entreprit de couvrir d’une démarche chancelante les dix kilomètres qui le séparaient de l’abbaye… Épuisé, il s’écroula au moment où il en atteignait la porte ; les Frères qui le recueillirent et prodiguèrent leurs soins à sa pauvre carcasse déshydratée racontèrent qu’il n’avait cessé, pendant son délire, de parler d’un ange en pagne de jute et d’invoquer le nom du Bienheureux Leibowitz, le remerciant avec ferveur de lui avoir révélé de saintes reliques, ainsi que le Pari Mutuel.

Le bruit de ces vaticinations se répandit dans la communauté et parvint très rapidement aux oreilles du Père Abbé, responsable de toute discipline, qui serra aussitôt les mâchoires. « Qu’on aille me le chercher ! » ordonna-t-il d’un ton bien propre à donner des ailes aux plus nonchalants.

En attendant le jeune moine, l’Abbé se mit à faire les cent pas, tandis que la colère s’amassait en lui. Non pas, bien sûr, qu’il fût contre les miracles, loin de là. Encore qu’ils fussent difficilement compatibles avec les nécessités de l’administration intérieure, le bon Père croyait dur comme fer aux miracles, puisqu’ils constituaient la base même de sa foi. Mais il entendait au moins que ces miracles fussent dûment contrôlés, vérifiés et authentifiés dans les formes prescrites, selon les règles établies. Depuis la récente béatification du vénéré Leibowitz, en effet, ces jeunes fous de moines s’avisaient de dénicher des miracles partout.

Pour compréhensible que fût assurément cette propension au merveilleux, elle n’en était pas moins intolérable. Certes, tout ordre monastique digne de ce nom est vivement soucieux de contribuer à la canonisation de son fondateur, en réunissant avec le plus grand zèle tous les éléments susceptibles d’y contribuer, mais il y avait des limites ! Or, depuis quelque temps, l’Abbé avait pu constater que son troupeau de moinillons avait tendance à échapper à son autorité, et le zèle passionné que mettaient les jeunes frères à découvrir et à recenser les miracles avait si bien ridiculisé l’Ordre Albertien de Leibowitz qu’on en faisait des gorges chaudes jusqu’au Nouveau Vatican…

Aussi le Père Abbé était-il bien décidé à sévir dorénavant, tout propagateur de nouvelles miraculeuses se verrait infliger une punition. Dans le cas d’un faux miracle, le responsable paierait ainsi le prix de son indiscipline et de sa crédulité ; dans le cas d’un miracle authentique, au contraire, révélé par des vérifications ultérieures, le châtiment subi constituerait la pénitence obligée que doivent accomplir tous ceux qui bénéficient du don de la grâce.

Au moment où le jeune novice frappa timidement à sa porte, le bon Père, parvenu au terme de ses réflexions, se trouvait ainsi dans l’humeur qui convenait à la circonstance, un état d’esprit proprement féroce, dissimulé sous la plus benoîte apparence.

«  Entrez, mon fils, fit-il d’une voix suave.

— Vous m’avez fait demander, mon Révérend Père ? s’enquit le novice – et il eut un sourire ravi en apercevant sa boîte de métal sur la table de l’Abbé.

— Oui », répondit le Père, qui parut hésiter un instant.

«  Mais sans doute aimeriez-vous mieux, poursuivit-il, que ce soit moi, dorénavant, qui vienne vous trouver, puisque vous voici maintenant devenu un si célèbre personnage ?

— Oh ! non, mon Père ! s’écria Frère Francis, cramoisi et s’étranglant à demi.

— Vous avez dix-sept ans, et vous n’êtes visiblement qu’un imbécile.

— Sans aucun doute, mon Révérend.

— Voulez-vous me dire, dans ces conditions, quelle raison déraisonnable vous pouvez avoir de vous croire digne d’entrer dans les Ordres ?

— Je n’en ai absolument aucune, ô mon vénérable maître. Je ne suis qu’un misérable pécheur dont l’orgueil est impardonnable.

— Et tu ajoutes encore à tes fautes, rugit l’Abbé, en prétendant ton orgueil si grand qu’il est impardonnable !

— C’est vrai, mon Père. Je ne suis qu’un vermisseau. »

L’Abbé eut un sourire glacé et recouvra son calme vigilant.

« Vous êtes donc prêt à vous rétracter, reprit-il, et à renier toutes les divagations que vous avez proférées sous l’influence de la fièvre, à propos d’un ange qui vous serait apparu et vous aurait remis ce… (il désigna d’un geste méprisant la boîte de métal)… cette méprisable pacotille ? »

Frère Francis eut un sursaut et ferma peureusement les yeux.

« Je… j’ai bien peur de ne le pouvoir, ô mon maître, souffla-t-il.

— Quoi ?

— Je ne puis nier ce que mes yeux ont vu, mon Révérend Père.

— Savez-vous quel est le châtiment qui vous attend ?

— Oui, mon Père.

— Très bien. Préparez-vous donc à le recevoir. » Avec un soupir résigné, le novice releva sa longue robe jusqu’à la taille et s’inclina sur la table. Prenant alors dans son tiroir une solide verge de noyer, le bon Père lui en cingla dix fois de suite le postérieur. (Après chaque coup, le novice prononçait avec soumission le Deo gratias ! que méritait la leçon d’humilité dont il profitait ainsi.)

« Et maintenant, interrogea l’Abbé, en baissant ses manches, êtes-vous disposé à vous rétracter ?

— Mon Père, je ne le peux pas. »

Lui tournant le dos brusquement, le prêtre demeura un instant silencieux.

« Très bien, reprit-il enfin d’une voix mordante. Vous pouvez disposer. Mais ne comptez surtout pas prononcer des vœux solennels cette année, en même temps que les autres. »

Frère Francis, en larmes, regagna sa cellule. Les autres novices allaient recevoir l’habit monastique, et lui, au contraire, devait attendre encore une année et passer un nouveau Carême dans le désert, parmi les loups, en quête d’une vocation dont il savait pourtant bien qu’elle lui avait été amplement accordée…

Au cours des semaines qui suivirent, l’infortuné eut au moins la consolation de constater que l’Abbé n’avait pas eu entièrement raison en traitant de « méprisable pacotille » le contenu de la boîte en métal. Ces reliques archéologiques avaient visiblement éveillé un très vif succès parmi les Frères et l’on consacrait beaucoup de temps au nettoyage et au classement des outils ; on s’efforçait également de restaurer les documents écrits et d’en pénétrer le sens. Le bruit courait même, dans la communauté, que Frère Francis avait bien découvert d’authentiques reliques du Bienheureux Leibowitz – notamment sous la forme du plan, ou bleu, qui portait son nom et sur lequel se voyaient encore quelques éclaboussures brunâtres. (Du sang de Leibowitz, peut-être ? Le Père Abbé, lui, opinait qu’il s’agissait de jus de pommes.) En tout cas, le plan était daté de l’An de Grâce 1956, c’est-à-dire qu’il semblait contemporain du vénérable fondateur de l’Ordre.

On savait d’ailleurs assez peu de choses du Bienheureux Leibowitz ; son histoire se perdait dans les brumes du passé, que venait encore obscurcir la légende. On affirmait seulement que Dieu, pour mettre à l’épreuve le genre humain, avait ordonné aux savants d’autrefois – parmi lesquels figurait le Bienheureux Leibowitz – de perfectionner certaines armes diaboliques, grâce auxquelles l’Homme, en l’espace de quelques semaines, était parvenu à détruire l’essentiel de la civilisation, supprimant du même coup un très grand nombre de ses semblables. Ç’avait été le Déluge de Flammes qu’avaient suivi les pestes et fléaux divers, et enfin la folie collective qui devait conduire à l’Âge de la Simplification. Au cours de cette dernière époque, les ultimes représentants de l’humanité, saisis d’une fureur vengeresse, avaient taillé en pièces tous les politiciens, techniciens et hommes de science ; en outre, ils avaient brûlé tous les ouvrages et documents d’archives qui auraient pu permettre au genre humain de s’engager à nouveau dans les voies de la destruction scientifique. En ce temps-là, on avait poursuivi d’une haine sans précédent tous les écrits, tous les hommes instruits – à tel point que le mot « benêt » avait fini par devenir synonyme de citoyen honnête, intègre, et vertueux.

Pour échapper au légitime courroux des benêts survivants, beaucoup de savants et d’érudits cherchèrent à se réfugier dans le giron de Notre Mère l’Église. Elle les accueillit en effet, les revêtit de robes monacales et s’efforça de les soustraire aux poursuites de la populace. Ce procédé ne réussit d’ailleurs pas toujours, car certains monastères furent envahis, leurs archives et leurs textes sacrés jetés au feu, tandis qu’on pendait haut et court ceux qui s’y étaient réfugiés. En ce qui concerne Leibowitz, il avait trouvé asile chez les Cisterciens. Ayant prononcé ses vœux, il devint prêtre et, au bout d’une douzaine d’années, la permission lui fut accordée de fonder un nouvel ordre monastique, celui des « Albertiens », ainsi nommé en souvenir d’Albert le Grand, professeur du grand saint Thomas d’Aquin, et patron de tous les gens de science. La congrégation nouvellement créée devait se consacrer à la préservation de la culture, tant sacrée que profane, et ses membres auraient pour tâche principale de transmettre aux générations à venir les rares livres et documents ayant échappé à la destruction et qu’on leur faisait tenir en cachette, de tous les coins du monde. Finalement, certains benêts reconnurent en Leibowitz un ancien savant et il subit le martyre par pendaison. L’ordre fondé par lui, pourtant, n’en continua pas moins à fonctionner et ses membres, lorsqu’il fut de nouveau permis de posséder des documents écrits, purent même s’attacher à transcrire de mémoire de nombreux ouvrages du temps passé. Mais la mémoire de ces annalistes étant forcément limitée (et peu d’entre eux, au reste, possédant une culture assez étendue pour comprendre les sciences physiques) les frères copistes consacrèrent le plus clair de leurs efforts aux textes sacrés ainsi qu’aux ouvrages traitant de belles-lettres ou de questions sociales. Ainsi donc ne survécut, de l’immense répertoire des connaissances humaines, qu’une assez chétive collection de petits traités manuscrits.

Après six siècles d’obscurantisme, les moines continuaient à étudier et à recopier leur maigre récolte. Ils attendaient… Certes, la plupart des textes sauvés par eux ne leur étaient d’aucune utilité – certains, même, leur demeurant rigoureusement incompréhensibles. Mais il suffisait aux bons religieux de savoir qu’ils détenaient la Connaissance : ils sauraient la sauver et la transmettre, ainsi que l’exigeait leur devoir – et ce, même si l’obscurantisme universel devait durer dix mille ans…

Frère Francis Gérard de l’Utah retourna dans le désert l’année suivante et s’y remit à jeûner dans la solitude. Une fois de plus, il s’en revint au monastère, faible et amaigri, et fut de nouveau traduit devant le Père Abbé, qui lui demanda s’il était enfin décidé à renier ses extravagantes déclarations.

« Je ne le peux pas, mon Père, répéta-t-il, je ne peux pas nier ce que j’ai vu de mes yeux. »

Et l’Abbé, une fois de plus, le châtia selon le Christ ; une fois de plus aussi, il repoussa la prononciation de ses vœux à une date ultérieure…

Les documents contenus dans la boîte de métal avaient cependant été confiés à un séminaire, pour étude, après qu’on en eut pris copie. Mais Frère Francis restait un simple novice, un novice qui continuait de rêver au magnifique sanctuaire que l’on édifierait quelque jour à l’emplacement de sa découverte…

« Diabolique entêtement ! fulminait l’Abbé. Si le pèlerin dont s’obstine à parler cet idiot se dirigeait, comme il le prétend, vers notre abbaye, comment se fait-il qu’on ne l’ait jamais vu ?… Un pèlerin en pagne de jute, vraiment ! »

Pourtant, cette histoire de pagne de jute n’était pas sans tracasser le bon Père. La tradition rapportait en effet que le Bienheureux Leibowitz, lors de sa pendaison, avait été coiffé d’un sac de jute, en guise de capuchon.

 

 

Frère Francis resta sept ans novice et vécut dans le désert sept Carêmes successifs. À ce régime, il passa maître dans l’art d’imiter le hurlement des loups et il lui arrivait par la suite, histoire de s’amuser, d’attirer ainsi la meute des fauves jusque sous les murs de l’abbaye, par les nuits sans lune… Dans la journée, il se contentait de travailler aux cuisines et de frotter les dalles du monastère, tout en continuant à étudier les auteurs anciens.

Un beau jour, un envoyé du séminaire arriva sur son âne à l’abbaye, porteur d’une nouvelle génératrice de grand-liesse :

«  Il est maintenant certain, annonça-t-il, que les documents trouvés près d’ici remontent bien à la date indiquée et que le plan, notamment, se rapporte en quelque façon à la carrière de votre bienheureux fondateur. On l’a envoyé au Nouveau Vatican, qui en fera l’objet d’une étude plus poussée.

— Ainsi, interrogea l’Abbé, il pourrait donc s’agir, après tout, d’une véritable relique de Leibowitz ? »

Mais le messager, peu soucieux d’engager sa responsabilité, se contenta de hausser le sourcil.

«  On rapporte que Leibowitz était veuf, lors de son ordination, biaisa-t-il. Naturellement, si l’on parvenait à découvrir le nom de sa défunte épouse… »

C’est alors que l’Abbé, se rappelant la petite note où figurait un nom de femme, haussa le sourcil à son tour…

Peu après, il fit mander Frère Francis.

« Mon enfant, lui déclara-t-il d’un air positivement rayonnant, je crois le moment venu, pour vous, de prononcer enfin vos vœux solennels. Qu’il me soit permis, à cette occasion, de vous féliciter pour la patience et la fermeté de propos dont vous n’avez cessé de nous donner les preuves. Bien entendu, nous ne parlerons plus jamais de votre… heu… rencontre avec un… – hum ! –… coureur de désert. Vous êtes un bon benêt, et vous pouvez vous mettre à genoux si vous désirez ma bénédiction. »

Frère Francis poussa un profond soupir et s’évanouit, terrassé par l’émotion. Le Père le bénit, puis le ranima et lui permit de prononcer ses vœux perpétuels : pauvreté, chasteté, obéissance – et observance de la règle.

À quelque temps de là, le nouveau profès de l’ordre albertien des Frères de Leibowitz fut affecté à la salle des copistes, sous la surveillance d’un vieux moine appelé Horner, et il se mit à décorer consciencieusement les pages d’un traité d’algèbre de belles enluminures représentant des rameaux d’olivier et des chérubins joufflus.

« Si vous le désirez, lui annonça le vieil Horner de sa voix cassée, vous pouvez consacrer cinq heures de votre temps, chaque semaine, à une occupation de votre choix – sous réserve d’approbation, naturellement. Dans le cas contraire, vous utiliserez ces heures de labeur facultatif à copier la Summa Theologica(51), ainsi que les fragments de l’Encyclopedia Britannica qui sont parvenus jusqu’à nous. »

Après avoir réfléchi là-dessus, le jeune moine demanda :

« Pourrais-je consacrer ces heures à faire une belle copie du plan de Leibowitz ?

— Je n’en sais rien, mon enfant, répliqua le Frère Horner en fronçant le sourcil. C’est là un sujet sur lequel notre excellent Père s’avère quelque peu chatouilleux, voyez-vous… Enfin, conclut-il devant les supplications du jeune copiste, je consens tout de même à vous le permettre, puisque c’est là un travail qui ne vous prendra pas longtemps. »

Frère Francis se procura donc le plus beau parchemin qu’il put trouver et passa de longues semaines à en gratter et polir la peau avec une pierre plate, jusqu’à ce qu’il eût réussi à lui donner une éclatante et neigeuse blancheur. Puis il consacra d’autres semaines à étudier les copies du précieux document, jusqu’à ce qu’il en connût par cœur tout le tracé, tout le mystérieux enchevêtrement de lignes géométriques et de symboles incompréhensibles. À la fin, il se sentit capable de reproduire les yeux fermés l’étonnante complexité du document. Alors, il passa bien des semaines encore à fouiller dans la bibliothèque du monastère pour y découvrir des documents qui lui permissent de se faire une idée, même vague, de la signification du plan.

Frère Jeris, un jeune moine qui travaillait également dans la salle des copistes et s’était maintes fois moqué de lui et de ses miraculeuses apparitions dans le désert, le surprit tandis qu’il se livrait à cette besogne.

« Puis-je vous demander, lui dit-il, penché sur son épaule, ce que signifie la mention “Mécanisme de Contrôle Transitoriel pour Élément 6-B” ?

— C’est évidemment le nom de l’objet que représente le schéma, répliqua le Frère Francis, d’un ton un peu sec, car Frère Jeris n’avait fait que lire à haute voix le titre du document.

— Sans doute… Mais que représente donc ce schéma ?

— Mais… le mécanisme de contrôle transitoriel d’un élément 6-B, naturellement ! »

Frère Jeris éclata de rire, et le jeune copiste se sentit rougir.

« Je suppose, reprit-il, que le schéma représente en réalité quelque concept abstrait. D’après moi, ce Mécanisme de Contrôle Transitoriel devait être une abstraction transcendantale.

— Et vous la classeriez dans quel ordre de connaissance, votre abstraction ? s’enquit Jeris, toujours sarcastique.

— Eh bien, voyons… Frère Francis hésita un instant puis reprit : Étant donné les travaux que poursuivait le Bienheureux Leibowitz avant d’entrer en religion, je dirais que le concept dont il s’agit ici concerne cet art aujourd’hui perdu que l’on nommait autrefois l’électronique.

— Ce nom figure en effet parmi les textes écrits qui nous ont été transmis. Mais que désigne-t-il au juste ?

— Les textes nous le disent également : l’objet de l’électronique était l’utilisation de l’Électron, que l’un des manuscrits en notre possession, malheureusement fragmentaire, nous définit comme une Torsion du Néant Négativement Chargée(52).

— Votre subtilité m’impressionne, s’extasia Jeris. Puis-je vous demander encore ce que c’est que la négation du néant ? »

Frère Francis, rougissant de plus belle, se mit à patauger.

« La torsion négative du néant, poursuivit l’impitoyable Jeris, doit tout de même aboutir à quelque chose de positif. Je suppose donc, Frère Francis, que vous parviendrez à nous fabriquer ce quelque chose, si vous voulez bien y consacrer tous vos efforts. Grâce à vous, nul doute que nous ne finissions par posséder ce fameux Électron. Mais qu’en ferons-nous alors ? Où le mettrons-nous ? Sur le maître-autel, peut-être ?

— Je n’en sais rien, répliqua Francis, qui s’énervait, et je ne sais pas davantage ce qu’était un Électron, ni même à quoi cela pouvait bien servir. J’ai seulement la conviction profonde que la chose a dû exister, à une certaine époque, voilà tout. »

Éclatant d’un rire moqueur, Jeris l’iconoclaste le quitta pour retourner à son travail. Cet incident avait attristé Frère Francis sans le détourner pour autant du projet qu’il caressait. Dès qu’il eut assimilé les quelques renseignements que pouvait lui fournir la bibliothèque du monastère sur l’art perdu dans lequel s’était illustré Leibowitz, il esquissa quelques avant-projets du plan qu’il entendait reproduire sur son parchemin.

Le schéma lui-même, puisqu’il n’arrivait pas à en pénétrer la signification, serait reproduit par ses soins tel qu’il se présentait sur le document original. Pour ce faire, il emploierait l’encre noire ; par contre, il adopterait des encres de couleur et des caractères de fantaisie hautement décoratifs pour reproduire les chiffres et légendes du plan. Il décida également de rompre l’austère et géométrique monotonie de sa reproduction en l’agrémentant de colombes et de chérubins, de pampres verdoyants, de fruits dorés et d’oiseaux multicolores – voire d’un artificieux serpent. En haut de son œuvre, il tracerait une représentation symbolique de la Sainte-Trinité, et en bas, pour faire pendant, un dessin de la cotte de mailles servant d’emblème à son Ordre. Le Mécanisme de Contrôle Transitoriel du Bienheureux Leibowitz se trouverait ainsi magnifié comme il convenait et son message parlerait à l’œil en même temps qu’à l’esprit.

Lorsqu’il eut achevé son croquis préliminaire, il le soumit timidement au Frère Horner.

« Je m’aperçois, fit le vieux moine d’un ton nuancé de remords, que ce travail vous prendra beaucoup plus de temps que je ne l’aurais cru… Mais qu’importe : continuez. Le dessin en est beau, vraiment très beau.

— Merci, mon frère. »

Frère Horner eut un clin d’œil à l’adresse du jeune religieux :

« J’ai appris, lui glissa-t-il en confidence, que l’on avait décidé d’activer les formalités nécessaires pour la canonisation du Bienheureux Leibowitz. Aussi est-il probable que notre excellent Père se sente à l’heure actuelle beaucoup moins inquiet à propos de ce que vous savez. »

Bien entendu, tout le monde était au courant de cette importante nouvelle. La béatification de Leibowitz était depuis longtemps un fait accompli, mais les dernières formalités qui feraient de lui un saint pouvaient exiger encore bon nombre d’années. En outre, il y avait toujours lieu de craindre que l’Avocat du Diable découvrît quelque motif rendant impossible la canonisation projetée.

Au bout de longs mois, Frère Francis se mit enfin au travail sur son beau parchemin, traçant avec amour les fines arabesques, les volutes compliquées et les élégantes enluminures rehaussées de feuilles d’or. C’était un travail de longue haleine qu’il avait entrepris là, un travail qui exigeait plusieurs années pour être mené à bonne fin. Les yeux du copiste, naturellement, furent mis à rude épreuve et il fut parfois obligé d’interrompre son labeur pendant de longues semaines, de peur qu’une bévue causée par la fatigue ne vînt gâcher tout l’ensemble. Peu à peu, cependant, l’œuvre prenait forme, et elle affectait une si grandiose beauté que tous les moines de l’abbaye se pressaient pour la contempler avec admiration. Seul le sceptique Frère Jeris continuait à critiquer.

« Je me demande, disait-il, pourquoi vous ne consacrez pas votre temps à un travail utile. »

C’était ce qu’il faisait, quant à lui, puisqu’il fabriquait des abat-jour de parchemin décoré pour les lampes à huile de la chapelle.

Sur ces entrefaites, le vieux Frère Horner tomba malade et se mit à décliner rapidement. Dans les premiers jours de l’Avent, ses frères chantèrent pour lui la Messe des Morts et confièrent sa dépouille à la terre originelle. L’Abbé choisit Frère Jeris pour succéder au défunt dans la surveillance des copistes et le jaloux en profita aussitôt pour ordonner à Frère Francis d’abandonner son chef-d’œuvre. Il était grand temps, lui dit-il, de renoncer à ces enfantillages ; il s’agissait maintenant de fabriquer des abat-jour. Frère Francis mit en lieu sûr le fruit de ses veilles et obéit sans récriminer. Tout en peignant ses abat-jour, il se consolait en songeant que nous sommes tous mortels…

Un jour, sans doute, l’âme de Frère Jeris irait rejoindre en Paradis celle du Frère Horner, la salle des copistes, après tout, n’étant jamais que l’antichambre de la Vie éternelle. Alors, s’il plaisait à Dieu, il lui serait permis de reprendre son chef-d’œuvre interrompu…

La divine Providence, toutefois, prit les choses en main bien avant le trépas de Frère Jeris. Dès l’été qui suivit, un évêque qui cavalcadait à dos de mule, accompagné d’une nombreuse suite de dignitaires ecclésiastiques, se présentait à la porte du monastère. Le Nouveau Vatican, annonça-t-il, l’avait chargé d’être l’avocat de la canonisation de Leibowitz et il venait recueillir auprès du Père Abbé tous les renseignements susceptibles de l’aider dans sa mission ; en particulier, il souhaitait obtenir des éclaircissements sur une apparition terrestre du Bienheureux dont aurait été gratifié un certain Frère Francis Gérard de l’Utah.

L’envoyé du Nouveau Vatican fut chaleureusement accueilli, comme il se doit. On le logea dans l’appartement réservé aux prélats de passage et on le pourvut de six jeunes moines attentifs à satisfaire ses moindres désirs. On déboucha pour lui les meilleures bouteilles, on embrocha les plus délicates volailles et on alla même jusqu’à se préoccuper de ses distractions, embauchant pour lui, chaque soir, plusieurs violonistes et toute une troupe de clowns.

Il y avait trois jours que l’évêque était là quand le bon Père Abbé fit comparaître devant lui Frère Francis.

« Mgr Di Simone désire vous voir, lui dit-il. Si vous avez le malheur de donner libre cours à votre imagination, nous ferons de vos boyaux des cordes de violon, nous jetterons votre carcasse aux loups et vos ossements seront inhumés en terre non consacrée… Maintenant, mon fils, allez en paix : Monseigneur vous attend. »

Frère Francis n’avait nul besoin de l’avertissement du bon Père pour tenir sa langue. Depuis le jour lointain où la fièvre l’avait rendu loquace, après son premier Carême dans le désert, il s’était bien gardé de souffler mot à âme qui vive de sa rencontre avec le pèlerin. Mais il s’inquiétait de voir que les plus grandes autorités ecclésiastiques s’intéressaient brusquement à ce même pèlerin, aussi le cœur lui battait-il à grands coups lorsqu’il se présenta devant l’évêque.

Son effroi se révéla d’ailleurs sans fondement aucun. Le prélat était un vieil homme fort paterne, qui semblait s’intéresser avant tout à la carrière du moinillon.

«  Et maintenant », lui dit-il au bout de quelques instants d’aimable entretien, « parlez-moi donc de votre rencontre avec votre Bienheureux fondateur.

— Oh ! Monseigneur ! Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait du Bienheureux Leibo…

— Bien sûr, mon fils, bien sûr… Voici d’ailleurs un procès-verbal de cette apparition que je vous ai apporté. Il a été dressé d’après des renseignements recueillis aux meilleures sources. Je vous demande seulement de le lire. Après quoi, vous m’en confirmerez l’exactitude, ou bien vous le corrigerez, si besoin est. Ce document, bien entendu, s’appuie uniquement sur des on-dit. En réalité, vous seul pouvez nous dire ce qui s’est passé au juste. Je vous prie donc de le lire très attentivement. »

Frère Francis prit l’épaisse liasse de papiers que lui tendait le prélat et se mit à parcourir ce compte rendu officiel avec une appréhension grandissante, qui ne tarda pas à dégénérer en une véritable terreur.

«  Vous changez de visage, mon fils, remarqua l’évêque. Auriez-vous donc constaté quelque erreur ?

— Mais… mais… ce n’est pas comme cela… ce n’est pas du tout comme cela que les choses se sont passées ! s’écria le malheureux moine, atterré. Je ne l’ai vu qu’une seule fois et il s’est borné à me demander le chemin de l’abbaye. Puis il a frappé de son bâton la pierre sous laquelle j’ai découvert les reliques…

— Pas de chœur céleste, si je comprends bien ?

— Oh, non.

— Pas de nimbe autour de sa tête non plus, ni de tapis de roses se déroulant sous ses pas au fur et à mesure qu’il avançait ?

— Devant Dieu qui me voit, Monseigneur, j’affirme que rien de tout cela ne s’est produit !

— Bon, bon, fit l’évêque en soupirant. Les histoires que content les voyageurs, je le sais bien, comportent toujours une part d’exagération… »

Comme il semblait déçu, Frère Francis s’empressa de s’excuser, mais l’avocat du futur saint le calma d’un geste :

« Cela ne fait rien, mon fils, lui assura-t-il. Nous ne manquons pas de miracles, dûment contrôlés, Dieu merci !… En tout état de cause, d’ailleurs, les papiers découverts par vous auront eu au moins une utilité, puisqu’ils nous ont permis de découvrir le nom que portait l’épouse de votre vénéré fondateur, laquelle mourut, comme vous le savez, avant qu’il entrât en religion.

— Vraiment, Monseigneur ?

— Oui. Elle s’appelait Emily. »

Manifestement fort désappointé par le récit que lui avait fait le jeune moine de sa rencontre avec le pèlerin, Mgr Di Simone n’en passa pas moins cinq jours pleins sur le lieu où Francis avait découvert la boîte de métal. Une cohorte de jeunes novices l’accompagnait, brandissant des pelles et des pioches… Après qu’on eut beaucoup creusé, l’évêque regagna l’abbaye, au soir du cinquième jour, avec un riche butin de reliques diverses, parmi lesquelles une vieille boîte d’aluminium contenant encore quelques traces d’un magma desséché qui avait peut-être été, jadis, de la choucroute.

Avant de quitter l’abbaye, il visita la salle des copistes et voulut voir la reproduction que Frère Francis avait faite du célèbre bleu de Leibowitz. Le moine, tout en protestant que c’était une bien pauvre chose, la lui exhiba d’une main tremblante.

« Boufre ! s’écria l’évêque (c’est du moins ce que l’on crut comprendre). Il faut finir ce travail, mon fils, il le faut ! »

Souriant, le moine chercha le regard du Frère Jeris. Mais l’autre s’empressa de détourner la tête… Le lendemain, Frère Francis se remettait à l’ouvrage, à grand renfort de plumes d’oie, de feuilles d’or et de pinceaux divers.

 

 

… Il y travaillait toujours lorsqu’une nouvelle députation venue du Vatican se présenta au monastère. Cette fois, il s’agissait d’une troupe nombreuse, comportant même des gardes en armes pour repousser les attaques des bandits de grand chemin. À sa tête, fièrement campé sur une mule noire, paradait un prélat dont le chef s’ornait de petites cornes et la bouche de longs crocs acérés (c’est en tout cas ce qu’affirmèrent par la suite plusieurs novices). Il se présenta comme l’Advocatus Diaboli, chargé de s’opposer par tous les moyens à la canonisation de Leibowitz, et expliqua qu’il venait à l’abbaye pour enquêter sur certains bruits absurdes, propagés par des moinillons hystériques, et dont la rumeur s’était répandue jusqu’aux autorités suprêmes du Nouveau Vatican. Rien qu’à voir cet émissaire, on comprenait tout de suite qu’il n’était pas de ceux à qui on peut en conter.

L’Abbé l’accueillit poliment et lui offrit une petite couchette tout métal, dans une cellule exposée au sud, en s’excusant de ne pouvoir le loger dans l’appartement d’honneur, provisoirement inhabitable pour raisons d’hygiène. Ce nouvel hôte se contenta pour le service de personnages de sa suite et il partagea, au réfectoire, l’ordinaire des moines : herbes cuites et brouet de racines.

« J’ai appris que vous étiez sujet à des crises nerveuses, avec perte de sentiment », dit-il à Frère Francis quand le moine comparut devant lui. « Combien de fous et d’épileptiques comptez-vous parmi vos ascendants ou vos proches ?

— Aucun, Excellence.

— Ne m’appelez pas Excellence ! rugit le dignitaire. Et dites-vous bien que je n’aurai aucun mal à extraire de vous la vérité. »

Il parlait de cette formalité comme d’une intervention chirurgicale des plus banales et pensait visiblement qu’elle aurait dû être pratiquée depuis de longues années.

« Vous n’ignorez pas, reprit-il, qu’il existe des procédés permettant de vieillir artificiellement les documents, n’est-ce pas ? »

Frère Francis l’ignorait.

« Vous savez également que la femme de Leibowitz s’appelait Emily, et qu’Emma n’est absolument pas le diminutif de ce prénom ? »

Francis n’était pas très renseigné là-dessus non plus. Il se rappelait seulement que ses parents, dans son enfance, employaient parfois certains diminutifs un peu à la légère… « Et puis, se dit-il, si le Bienheureux Leibowitz – béni soit-il ! – avait décidé d’appeler sa femme Emma, je suis sûr qu’il savait ce qu’il faisait… »

L’envoyé du Nouveau Vatican se mit alors à lui faire un cours de sémantique si furieux et si véhément que l’infortuné moinillon crut en perdre la raison. À l’issue de cette orageuse séance, il ne savait même plus s’il avait jamais, oui ou non, rencontré un pèlerin.

Avant son départ, l’Avocat du Diable voulut voir, lui aussi, la copie enluminée qu’avait faite Francis, et le malheureux la lui apporta la mort dans l’âme. Le prélat, tout d’abord, parut interloqué ; puis il déglutit et sembla se forcer pour dire quelque chose.

« Vous ne manquez certes pas d’imagination, reconnut-il. Mais cela, je crois que tout le monde ici le savait déjà. »

Les cornes de l’émissaire avaient diminué de plusieurs centimètres et il repartit le soir même pour le Nouveau Vatican.

 

 

… Et les années passèrent, ajoutant quelques rides aux visages juvéniles, quelques cheveux blancs aux tempes des moines. Au monastère, la vie allait son train, et les moines continuaient à s’absorber dans leurs copies comme par le passé. Frère Jeris, un beau jour, s’avisa de vouloir construire une presse à imprimer. Quand l’Abbé lui demanda pourquoi, il ne sut que répondre :

« Pour augmenter la production.

— Ah, oui ? fit le Père. Et à quoi pensez-vous donc que serviraient vos paperasses, dans un monde où l’on est si heureux de ne pas savoir lire ? Peut-être pourriez-vous les vendre aux paysans pour allumer leur feu, hein ?

Mortifié, Frère Jeris haussa tristement les épaules – et les copistes du monastère continuèrent à travailler à la plume d’oie…

Un matin de printemps, enfin, peu avant le Carême, un nouveau messager se présenta au monastère apportant une bonne, une excellente nouvelle : le dossier réuni pour la canonisation de Leibowitz était maintenant complet, le Sacré Collège n’allait pas tarder à se réunir et le fondateur de l’Ordre Albertien figurerait bientôt parmi les saints du calendrier.

Tandis que toute la confrérie se réjouissait, le Père Abbé – très vieux, maintenant, et passablement gâteux – fit appeler Frère Francis.

« Sa Sainteté exige votre présence lors des fêtes qui vont se dérouler pour la canonisation d’Isaac Edward Leibowitz, crachota-t-il. Préparez-vous à partir. »

Et il ajouta d’un ton grognon : « Si vous voulez vous évanouir, allez faire cela ailleurs ! »

 

 

Le voyage du jeune moine jusqu’au Nouveau Vatican lui demanderait au moins trois mois – davantage peut-être : tout dépendait de la distance qu’il pourrait couvrir avant que les inévitables voleurs de grand chemin le privent de son âne.

Il partit seul et sans armes, muni seulement d’une sébile de mendiant. Il serrait sur son cœur la copie enluminée du plan de Leibowitz et priait Dieu, chemin faisant, pour qu’on ne la lui volât point. Il est vrai que les voleurs étaient gens ignorants, et n’en auraient su que faire… Par précaution, tout de même, le moine arborait un morceau de tissu noir sur l’œil droit. Les paysans étaient superstitieux, en effet, et la menace du « mauvais œil » suffisait parfois à les mettre en fuite.

Après deux mois et quelques jours de voyage, Frère Francis rencontra son voleur, sur un sentier de montagne bordé de bois épais, loin de toute habitation. C’était un homme de petite taille, mais visiblement solide comme un bœuf. Les jambes écartées, ses bras puissants croisés sur la poitrine, il était campé en travers du sentier, attendant le moine qui s’en venait doucement vers lui, au pas lent de sa monture… Il semblait être seul et n’avait pour arme qu’un couteau qu’il ne tira même pas de sa ceinture. La rencontre causa au moine un profond désappointement : dans le secret de son cœur, en effet, il n’avait cessé d’espérer, tout le long du chemin, qu’il rencontrerait un jour le pèlerin de jadis.

« Halte ! » ordonna le voleur.

L’âne s’arrêta de lui-même. Frère Francis releva son capuchon pour montrer son bandeau noir et il y porta lentement la main, comme s’il se fût apprêté à dévoiler quelque spectacle affreux, dissimulé sous le tissu. Mais l’homme, rejetant la tête en arrière, éclata d’un rire sinistre et proprement satanique. Le moine s’empressa de murmurer un exorcisme, ce dont le voleur ne parut pas autrement impressionné.

« Ça ne prend plus depuis des années, lui dit-il. Allons, pied à terre, et plus vite que ça ! »

Frère Francis haussa les épaules, sourit et descendit de sa monture sans protester.

« Je vous souhaite le bonjour, monsieur, fit-il d’un ton aimable. Vous pouvez prendre l’âne, la marche me fera du bien. »

Et il s’éloignait déjà, quand le voleur lui barra le chemin.

« Attends ! Déshabille-toi complètement, et fais-moi voir un peu ce qu’il y a dans ce paquet ! »

Le moine lui montra sa sébile, avec un petit geste d’excuse, mais l’autre se mit à rire de plus belle.

« Le coup de la pauvreté, on me l’a fait déjà aussi ! » assura-t-il à sa victime d’un ton sarcastique, « mais le dernier mendigot que j’ai arrêté avait un demi-heklo d’or dans sa botte… Allons, vite, déshabille-toi ! »

Quand le moine se fut exécuté, l’homme fouilla ses vêtements, il n’y trouva rien, et les lui rendit.

« Maintenant, reprit-il, voyons donc dans ce paquet.

— Ce n’est qu’un document, monsieur, protesta le religieux, un document sans valeur pour tout autre que son propriétaire.

— Ouvre le paquet, te dis-je ! »

Frère Francis s’exécuta sans mot dire et les enluminures du parchemin brillèrent bientôt sous le soleil. Le voleur eut alors un sifflement admiratif.

«  Joli ! C’est ma femme qui va être contente d’accrocher ça au mur de la cabane ! »

Le pauvre moine, à ces mots, sentit le cœur lui manquer et il se mit à marmotter une prière silencieuse : « Si Tu l’as envoyé pour m’éprouver, ô Seigneur, supplia-t-il du fond de l’âme, donne-moi au moins le courage de mourir comme un homme, car s’il est écrit qu’il doit me le prendre, il ne le prendra que sur le cadavre de Ton indigne serviteur ! »

«  Enveloppe-moi l’objet ! ordonna soudain le voleur, dont l’opinion était faite.

— Je vous en prie, monsieur, gémit Frère Francis, vous ne voudriez pas priver un pauvre homme d’un ouvrage qu’il a mis toute une vie à faire ?… J’ai passé quinze ans à enluminer ce manuscrit et…

— Quoi ? interrompit le voleur. Tu as fait ça toi-même ? »

Et il se mit à hurler de rire.

« Je ne vois pas, monsieur, répliqua le moine en rougissant légèrement, ce qu’il peut y avoir là de plaisant…

— Quinze ans ! lui dit l’homme entre deux accès d’hilarité, quinze ans ! Et pourquoi, je te le demande ? Pour un bout de papier ! Quinze ans !… Ha ! »

Saisissant à deux mains la feuille enluminée, il entreprit de la déchirer. Alors Frère Francis se laissa tomber à genoux, au milieu du sentier.

« Jésus, Marie, Joseph ! s’écria-t-il. Je vous en supplie, monsieur, au nom du ciel ! »

Le voleur parut s’amadouer un peu ; jetant le parchemin sur le sol, il demanda en ricanant :

«  Serais-tu prêt à te battre pour défendre ton morceau de papier ?

— Si vous voulez, monsieur ! Je ferai tout ce que vous voudrez. »

Tous deux tombèrent en garde. Le moine se signa précipitamment et invoqua le Ciel, se rappelant que la lutte avait été jadis un sport autorisé par la divinité – puis il marcha au combat…

Trois secondes plus tard, il gisait sur les rocs pointus qui lui meurtrissaient l’échine, à demi étouffé sous une petite montagne de muscles durs.

« Et voilà ! » fit modestement le voleur qui se releva et saisit le parchemin.

Mais le moine se traînait à genoux, les mains jointes, l’assourdissant de ses supplications désespérées.

« Ma parole, railla le voleur, tu baiserais mes bottes, si je te le demandais, pour que je te rende ton image ! »

Pour toute réponse, Frère Francis le rattrapa d’un bond et se mit à baiser avec ferveur les bottes du vainqueur.

C’en était trop, même pour un gredin chevronné. Avec un juron, le voleur jeta le manuscrit sur le sol, sauta sur l’âne et s’en fut… Aussitôt Francis fondit sur le précieux document et le ramassa. Puis il se mit à trottiner derrière l’homme en appelant sur lui toutes les bénédictions du Ciel et en remerciant le Seigneur d’avoir créé des malandrins aussi désintéressés…

Pourtant, quand le voleur et son âne eurent disparu derrière les arbres, le moine se prit à se demander, avec un brin de tristesse, pour quelle raison, en effet, il avait consacré quinze années de sa vie à ce morceau de parchemin… Les paroles du voleur résonnaient encore à ses oreilles : « Et pourquoi, je te le demande ?… » Oui, pourquoi, au fait, pour quelle raison ?

Frère Francis reprit sa route à pied, tout songeur, la tête inclinée sous son capuchon… Un moment, même, l’idée lui vint de jeter le document parmi les broussailles et de le laisser là, sous la pluie… Mais le Père Abbé avait approuvé sa décision de le remettre aux autorités du Nouveau Vatican, en guise de présent. Le moine réfléchit qu’il ne pourrait pas arriver là-bas les mains vides, et il poursuivit son chemin, rasséréné.

 

 

L’heure était venue. Perdu dans l’immense et majestueuse basilique, Frère Francis s’abîmait dans la prestigieuse magie des couleurs et des sons. Lorsqu’on eut invoqué l’Esprit infaillible, symbole de toute perfection, un évêque se leva – c’était Mgr Di Simone, remarqua le moine, l’avocat du saint – et il adjura saint Pierre de se prononcer, par le truchement de S.S. Léon XXII, ordonnant du même coup, à toute l’assistance de prêter une oreille attentive aux paroles solennelles qui allaient être prononcées.

À ce moment, le Pape se leva calmement et proclama qu’Isaac Edward Leibowitz était désormais un saint. C’était fini. Dorénavant l’obscur technicien de jadis faisait partie de la céleste phalange. Frère Francis adressa aussitôt une dévotieuse prière à son nouveau patron, tandis que le chœur entonnait le Te Deum.

Marchant d’un pas vif, le Souverain Pontife, un moment plus tard, surgit si brusquement dans la salle d’audience où le moinillon attendait, que la surprise coupa le souffle à Frère Francis, le privant un instant de la parole. Il s’agenouilla en hâte pour baiser l’anneau du Pêcheur et recevoir la bénédiction, puis il se redressa maladroitement, embarrassé par le beau parchemin enluminé qu’il tenait derrière son dos. Comprenant la raison de son trouble, le Pape eut un sourire.

« Notre fils nous a apporté un présent ? » demanda-t-il.

Le moine eut un bruit de gorge ; il hocha stupidement la tête et tendit enfin son manuscrit, que le vicaire du Christ fixa très longuement sans rien dire, le visage parfaitement impassible.

«  Ce n’est rien », bredouilla Frère Francis, qui sentait grandir son trouble à mesure que le silence du Pontife se prolongeait, « ce n’est qu’une pauvre chose, un misérable présent. J’ai honte, même, d’avoir passé tant de temps à… »

Il s’arrêta court, étranglé par l’émotion.

Mais le Pape semblait ne pas l’avoir entendu.

«  Comprenez-vous la signification du symbolisme employé par saint Isaac ? » demanda-t-il au moine, tout en examinant curieusement le mystérieux tracé du plan.

Frère Francis, pour toute réponse, ne put que secouer négativement la tête.

«  Quelle qu’en soit la signification… », commença le Pape – mais il s’interrompit tout à coup et se mit brusquement à parler d’autre chose. Si l’on avait fait au moine l’honneur de le recevoir ainsi, lui expliqua-t-il, ce n’était certes pas que les autorités ecclésiastiques, officiellement, eussent une opinion quelconque sur le pèlerin qu’un moine avait vu… Frère Francis avait été traité de la sorte parce qu’on entendait le récompenser d’avoir retrouvé d’importants documents et de saintes reliques. Ainsi avait-on en effet jugé sa trouvaille, sans qu’on tînt d’ailleurs le moindre compte des circonstances qui l’avaient accompagnée…

Et le moine se mit à balbutier ses remerciements, tandis que le Souverain Pontife se perdait à nouveau dans la contemplation des schémas si joliment enluminés.

«  Quelle qu’en soit la signification, répéta-t-il enfin, ce fragment de savoir, mort pour l’instant, reprendra vie quelque jour. »

Souriant, il eut un léger clin d’œil à l’adresse du moine.

«  Et nous le conserverons avec vigilance jusqu’à ce jour-là », conclut-il.

Alors seulement, Frère Francis s’aperçut que la soutane blanche du Pape avait un trou et que tous ses vêtements étaient assez élimés. Le tapis de la salle d’audience se montrait lui-même fort usé par endroits, et le plâtre du plafond s’en allait en morceaux.

Mais il y avait des livres, sur les rayonnages qui couraient le long des murs, des livres enrichis d’admirables enluminures, des livres qui traitaient de choses incompréhensibles, des livres patiemment recopiés par des hommes dont la tâche ne consistait pas à comprendre, mais à sauvegarder. Et ces livres attendaient que l’heure fût venue.

« Au revoir, fils bien-aimé. »

L’humble gardien de la flamme du savoir repartit à pied vers sa lointaine abbaye… Lorsqu’il approcha de la région hantée par le voleur, il se sentit tout frémissant d’allégresse. Si le voleur était par hasard de congé, ce jour-là, le petit moine entendait bien s’asseoir pour attendre son retour. Car il savait, cette fois, ce qu’il avait à répondre à sa question.