Project Gutenberg's Lettres écrites de Lausanne, by Madame de Charrière

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net

Title: Lettres écrites de Lausanne

Author: Madame de Charrière

Release Date: October 7, 2008 [EBook #26818]

Language: French

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ***

Produced by Daniel Fromont

[Transcriber's note: Madame de Charrière (Isabelle-Agnès-Elisabeth Van Tuyll van Serooskerken dite Belle van Zuylen) (1740-1805), Lettres écrites de Lausanne (1785) et Caliste ou suite des lettres écrites de Lausanne (1787), édition en un volume de 1907. L'orthographe de l'édition suisse de 1907 est conservée.]

LETTRES
écrites de Lausanne
HISTOIRE DE CECILE
CALISTE

PAR MME DE CHARRIERE
AVEC UNE PREFACE DE PHILIPPE GODET

GENEVE
CHEZ A. JULLIEN, EDITEUR
Au Bourg-de-Four, 32
1907

IMPRIMERIE DU JOURNAL DE GENEVE

(…)

A Madame la Marquise de S…..

MADAME,

Si au lieu d'un mélange de passion et de raison, de faiblesse et de vertu, tel qu'on le trouve ordinairement dans la société, ces lettres ne peignaient que des vertus pures telles qu'on les voit en vous, l'Editeur eût osé les parer de votre nom, et vous en faire hautement l'hommage.

LETTRES ECRITES DE LAUSANNE
PREMIERE PARTIE

PREMIERE LETTRE

Le 30 Novembre 1784.

Combien vous avez tort de vous plaindre! Un gendre d'un mérite médiocre, mais que votre fille a épousé sans répugnance; un établissement que vous-même regardez comme avantageux, mais sur lequel vous avez été à peine consultée! Qu'est-ce que cela fait? que vous importe? Votre mari, ses parents et des convenances de fortune ont tout fait. Tant mieux. Si votre fille est heureuse, en serez-vous moins sensible à son bonheur? Si elle est malheureuse, ne sera-ce pas un chagrin de moins que de n'avoir pas fait son sort? Que vous êtes romanesque! Votre gendre est médiocre; mais votre fille est-elle d'un caractère ou d'un esprit si distingué? On la sépare de vous; aviez-vous tant de plaisir à l'avoir auprès de vous? Elle vivra à Paris; est-elle fâchée d'y vivre? Malgré vos déclamations sur les dangers, sur les séductions, les illusions, le prestige, le délire, etc., seriez-vous fâchée d'y vivre vous-même? Vous êtes encore belle, vous serez toujours aimable; je suis bien trompée, ou vous iriez de grand coeur vous charger des chaînes de la Cour, si elles vous étaient offertes. Je crois qu'elle vous seront offertes. A l'occasion de ce mariage on parlera de vous, et l'on sentira ce qu'il y aurait à gagner pour la princesse qui attacherait à son service une femme de votre mérite, sage sans pruderie, également sincère et polie, modeste quoique remplie de talents. Mais voyons si cela est bien vrai. J'ai toujours trouvé que cette sorte de mérite n'existe que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu'il y ait entr'eux. Sage et point prude! Il est sûr que vous n'êtes point prude: je vous ai toujours vue fort sage; mais vous ai-je toujours vue? M'avez-vous fait l'histoire de tous les instants de votre vie? Une femme parfaitement sage serait prude; je le crois du moins. Mais passons là-dessus. Sincère et polie! Vous n'êtes pas aussi sincère qu'il serait possible de l'être, parce que vous êtes polie; ni parfaitement polie, parce que vous êtes sincère; et vous n'êtes l'un et l'autre à la fois, que parce que vous êtes médiocrement l'un et l'autre. En voilà assez; ce n'est pas vous que j'épilogue; j'avais besoin de me dégonfler sur ce chapitre. Les tuteurs de ma fille me tourmentent quelquefois sur son éducation; ils me disent et m'écrivent qu'une jeune fille doit acquérir les connaissances qui plaisent dans le monde, sans se soucier d'y plaire. Et où diantre prendra-t-elle de la patience et de l'application pour ses leçons de clavecin si le succès lui en est indifférent? On veut qu'elle soit à la fois franche et réservée. Qu'est-ce que cela veut dire? On veut qu'elle craigne le blâme sans désirer la louange? On applaudit à toute ma tendresse pour elle; mais on voudrait que je fusse moins continuellement occupée à lui éviter des peines et à lui procurer du plaisir. Voilà comme, avec des mots qui se laissent mettre à côté les uns des autres, on fabrique des caractères, des législations, des éducations et des bonheurs domestiques impossibles. Avec cela on tourmente les femmes, les mères, les jeunes filles, tous les imbéciles qui se laissent moraliser. Revenons à vous, qui êtes aussi sincère et aussi polie qu'il est besoin de l'être; à vous, qui êtes charmante; à vous, que j'aime tendrement. Le marquis de *** m'a dit l'autre jour qu'il était presque sûr qu'on vous tirerait de votre province. Eh bien! laissez-vous placer à la Cour, sans vous plaindre de ce qu'exige de vous votre famille. Laissez-vous gouverner par les circonstances, et trouvez-vous heureuse qu'il y ait pour vous des circonstances qui gouvernent, des parents qui exigent, un père qui marie sa fille, une fille peu sensible et peu réfléchissante qui se laisse marier. Que ne suis-je à votre place! Combien, en voyant votre sort, ne suis-je pas tentée de blâmer le zèle religieux de mon grand-père! Si, comme son frère, il avait consenti à aller à la messe, je ne sais s'il s'en trouverait aussi bien dans l'autre monde; mais moi, il me semble que je m'en trouverais mieux dans celui-ci. Ma romanesque cousine se plaint; il me semble qu'à sa place je ne me plaindrais pas. Aujourd'hui je me plains; je me trouve quelquefois très à plaindre. Ma pauvre Cécile, que deviendra-t-elle? Elle a dix-sept ans depuis le printemps dernier. Il a bien fallu la mener dans le monde pour lui montrer le monde, la faire voir aux jeunes hommes qui pourraient penser à elle… Penser à elle! Quelle ridicule expression dans cette occasion-ci! Qui penserait à une fille dont la mère est encore jeune, et qui pourra avoir après la mort de cette mère vingt-six mille francs de ce pays! cela fait environ trente-huit mille livres de France. Nous avons de rente, ma fille et moi, quinze cents francs de France. Vous voyez bien que, si on l'épouse, ce ne sera pas pour avoir pensé, mais pour l'avoir vue. Il faut donc la montrer; il faut aussi la divertir, la laisser danser. Il ne faut pourtant pas la trop montrer, de peur que les yeux ne se lassent; ni la trop divertir, de peur qu'elle ne puisse plus s'en passer, de peur aussi que ses tuteurs ne me grondent, de peur que les mères des autres ne disent: C'est bien mal entendu! Elle est si peu riche! Que de temps perdu à s'habiller, sans compter le temps où l'on est dans le monde! Et puis cette parure, toute modeste qu'elle est, ne laisse pas de coûter: les gazes, les rubans, etc.; car rien n'est si exact, si long, si détaillé que la critique des femmes. Il ne faut pas non plus la laisser trop danser; la danse l'échauffe et ne lui sied pas bien: ses cheveux, médiocrement bien arrangés par elle et par moi, lui donnent en se dérangeant un air de rudesse; elle est trop rouge, et le lendemain elle a mal à la tête ou un saignement de nez; mais elle aime la danse avec passion: elle est assez grande, bien faite, agile, elle a l'oreille parfaite; l'empêcher de danser serait empêcher un daim de courir. Je viens de vous dire comment est ma fille pour la taille; je vais vous dire ce qu'elle est pour le reste. Figurez-vous un joli front, un joli nez, des yeux noirs un peu enfoncés ou plutôt couverts, pas bien grands, mais brillants et doux; les lèvres un peu grosses et très vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le teint très animé, un cou qui grossit malgré tous les soins que je me donne, une gorge qui serait belle si elle était plus blanche, le pied et la main passables; voilà Cécile. Si vous connaissiez madame R***, ou les belles paysannes du Pays-de-Vaud, je pourrais vous en donner une idée plus juste. Voulez vous savoir ce qu'annonce l'ensemble de cette figure? Je vous dirai que c'est la santé, la bonté, la gaieté, la susceptibilité d'amour et d'amitié, la simplicité de coeur et la droiture d'esprit, et non l'extrême élégance, délicatesse, finesse, noblesse. C'est une belle et bonne fille que ma fille. Adieu, vous m'allez demander mille choses sur son compte, et pourquoi j'ai dit: Pauvre Cécile! que deviendra-t-elle? Eh bien! demandez; j'ai besoin d'en parler, et je n'ai personne ici à qui je puisse en parler.

LETTRE II

Eh bien, oui. Un joli jeune homme savoyard habillé en fille. C'est assez cela. Mais n'oubliez pas, pour vous la figurer aussi jolie qu'elle est, une certaine transparence dans le teint, je ne sais quoi de satiné, de brillant que lui donne souvent une légère transpiration: c'est le contraire du mat, du terne, c'est le satiné de la fleur rouge des pois odoriférants. Voilà bien à présent ma Cécile. Si vous ne la reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait votre faute. Pourquoi, dites-vous, un gros cou? C'est une maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un engorgement dans les glandes, dont on n'a pu rendre raison jusqu'ici. On l'a attribué longtemps aux eaux trop froides, ou charriant du tuf; mais Cécile n'a jamais bu que de l'eau panée, ou des eaux minérales. Il faut que cela vienne de l'air: peut-être du souffle froid de certains vents, qui font cesser quelquefois tout-à-coup la grande chaleur. On n'a point de goîtres sur les montagnes; mais, à mesure que les vallées sont plus étroites et plus profondes, on en voit davantage et de plus gros. Ils abondent surtout dans les endroits où l'on voit le plus d'imbéciles et d'écrouelleux. On y a trouvé des remèdes, mais point encore de préservatifs, et il ne me paraît pas décidé que les remèdes emportent entièrement le mal et soient sans inconvénient pour la santé. Je redoublerai de soin pour que Cécile soit toujours garantie du froid de l'air du soir, et je ne ferai pas autre chose; mais je voudrais que le Souverain promît des prix à ceux qui découvriraient la nature de cette difformité, et qui indiqueraient les meilleurs moyens de s'en préserver. Vous me demandez comment il arrive qu'on se marie quand on n'a à mettre ensemble que trente-huit mille francs, et vous êtes étonnée qu'étant fille unique je ne sois pas plus riche. La question est étrange. On se marie, parce qu'on est un homme et une femme, et qu'on se plaît; mais laissons cela, je vous ferai l'histoire de ma fortune. Mon grand-père, comme vous le savez, vint du Languedoc avec rien; il vécut d'une pension que lui faisait le vôtre, et d'une autre qu'il recevait de la Cour d'Angleterre. Toutes deux cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant, était d'une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal assorti avec elle; et elle en fut si tendrement aimée, qu'elle mourut de chagrin de sa mort. C'est à elle, non à moi ni à son père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi heureuse, mais plus longue! Puisse même son sort être aussi heureux, dût sa carrière n'être pas plus longue! Les six mille francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre frères. Son père donna à chacun d'eux dix mille francs quand ils eurent vingt-cinq ans: il en a laissé encore dix mille aux quatre cadets; le reste à l'aîné avec une terre estimée quatre-vingt mille francs. C'était un homme riche pour ce pays-ci, et qui l'aurait été dans votre province; mais quand on a cinq fils, et qu'ils ne peuvent devenir ni prêtres ni commerçants, c'est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre. La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons; mais vous voyez qu'on n'épousera pas Cécile pour sa fortune. Il n'a pourtant tenu qu'à moi de la marier… Non, il n'a pas tenu à moi; je n'aurais pu m'y résoudre, et elle-même n'aurait pas voulu. Il s'agissait d'un jeune ministre son parent du côté de ma mère, d'un petit homme pâle et maigre, choyé, chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de l'Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec nous. Après le goûté, on fit des jeux d'esprit; ensuite on joua à colin-maillard, ensuite au loto. Le jeune Anglais est en homme ce que ma fille est en femme, c'est un aussi joli villageois anglais que Cécile est une belle villageoise du Pays-de-Vaud. Il ne brilla pas aux jeux d'esprit, mais Cécile eut bien plus d'indulgence pour son mauvais français que pour le fade bel esprit de son cousin, ou, pour mieux dire, elle ne prit point garde à celui-ci; elle s'était faite la gouvernante et l'interprète de l'autre. A colin-maillard vous jugez bien qu'il n'y eut point de comparaison entre leur adresse; au loto, l'un était économe et attentif, l'autre distrait et magnifique. Quand il fut question de s'en aller: Jeannot, dit la mère, tu ramèneras la Cécile; mais il fait froid, mets ta redingote, boutonne-la bien. La tante lui apporta des galoches. Pendant qu'il se boutonnait comme un porte-manteau, et semblait se préparer à un voyage de long cours, le jeune Anglais monte l'escalier quatre à quatre, revient comme un trait avec son chapeau, et offre la main à Cécile. Je ne pus pas m'empêcher de rire, et je dis au cousin qu'il pouvait se désemmaillotter. Si auparavant son sort auprès de Cécile eût été douteux, ce moment le décidait. Quoiqu'il soit fils unique de riches parents, et qu'il doive hériter de cinq ou six tantes, Cécile n'épousera pas son cousin le ministre; ce serait Agnès et le corps mort: mais, au lieu de ressusciter, il pourrait devenir plus mort. Ce corps mort a un ami très vivant, ministre aussi, qui est devenu amoureux de Cécile pour l'avoir vue deux ou trois fois chez la mère de son ami. C'est un jeune homme de la vallée du lac de Joux, beau, blond, robuste, qui fait fort bien dix lieues par jour, qui chasse plus qu'il n'étudie, et qui va tous les dimanches prêcher à son annexe, à une lieue de chez lui; en été sans parasol, et en hiver sans redingote ni galoches: il porterait au besoin son pédant petit ami sur le bras. Si ce mari convenait à ma fille, j'irais de grand coeur vivre avec eux dans une cure de montagne; mais il n'a que sa paye de ministre pour toute fortune, et ce n'est pas même la plus grande difficulté: je crains la finesse montagnarde, et Cécile s'en accommoderait moins que toute autre femme; d'ailleurs mes beaux-frères, ses tuteurs, ne consentiraient jamais à une pareille alliance; et moi-même je n'y consentirais qu'avec peine. La noblesse, dans ce pays-ci, n'est bonne à rien du tout, ne donne aucun privilège, aucun droit, aucune exemption; mais si cela la rend plus ridicule chez ceux qui ont de la disposition à l'être, cela la rend plus aimable et plus précieuse chez un petit nombre d'autres. J'avoue que j'ai ces autres dans la tête plutôt que je ne les connais. J'imagine des gens qui ne pensent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que d'autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole; qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une action lâche; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres, et devoir remettre à leurs enfants, une certaine fleur d'honneur qui est à la vertu ce qu'est l'élégance des mouvements, ce qu'est la grâce, à la force et à la beauté; qui conservent ce vernis avec d'autant plus de soin qu'il est moins définissable, et qu'eux-mêmes ne savent pas bien ce qu'il pourrait supporter sans être détruit ou flétri. C'est ainsi que l'on conserve une fleur délicate, un vase précieux. C'est ainsi qu'un ami bien ami ne donne rien au hasard quand il s'agit de son ami, qu'une femme ou une maîtresse bien fidèle veille même sur ses pensées. Adieu, je vais m'amuser à rêver aux belles délicates choses que je viens de vous dire. Je souhaite qu'elles vous fassent aussi rêver agréablement.

P.-S. Peut-être ce que j'ai dit est-il vieux comme le monde, et je le trouve même de nature à n'être pas neuf: mais n'importe; j'y ai pris tant de plaisir, que j'ai peine à ne pas revenir sur la même idée, et à ne pas vous la détailler davantage. Ce privilège de la noblesse, qui ne consisterait précisément que dans une obligation de plus, et plus stricte et plus intimement sentie; qui parlerait au jeune homme plus haut que sa conscience, et le rendrait scrupuleux malgré sa fougue; au vieillard, et lui donnerait du courage malgré sa faiblesse: ce privilège, dis-je, m'enchante, m'attache et me séduit. Je ne puis souffrir que cette classe, idéale peut-être, de la société, soit négligée par le Souverain, qu'on la laisse oubliée dans l'oisiveté et dans la misère; car si elle s'enrichit par un mariage d'argent, par le commerce, par des spéculations de finance, ce n'est plus cela: la noblesse devient roturière, ou, pour parler plus juste, ma chimère s'évanouit.

LETTRE III

Si j'étais roi, je ne sais pas si je serais juste, quoique je voulusse l'être; mais voici assurément ce que je ferais. Je ferais un dénombrement bien exact de toute la noblesse chapitrale de mon pays. Je donnerais à ces nobles quelque distinction peu brillante, mais bien marquée, et je n'introduirais personne dans cette classe d'élite. Je me chargerais de leurs enfants quand ils en auraient plus de trois. J'assignerais une pension à tous les chefs de famille quand ils seraient tombés dans la misère, comme le roi d'Angleterre en donne une aux pairs en décadence. Je formerais une seconde classe des officiers qui seraient parvenus à certains grades, de leurs enfants, de ceux qui auraient occupé certains emplois, etc. Dans chaque province cette classe serait libre de s'agréger tel ou tel homme qui se serait distingué par quelque bonne action, un gentilhomme étranger, un riche négociant, l'auteur de quelque invention utile. Le peuple se nommerait des représentants, et ce serait un troisième ordre dans la nation; celui-ci ne serait pas héréditaire. Chacun des trois aurait certaines distinctions et le soin de certaines choses, outre les charges qu'on donnerait aux individus indistinctement avec le reste de mes sujets. On choisirait dans les trois classes des députés qui, réunis, seraient le conseil de la nation; ils habiteraient la capitale. Je les consulterais sur tout. Ces conseillers seraient à vie: ils auraient tous le pas devant le corps de la noblesse. Chacun d'eux se nommerait un successeur, qui ne pourrait être un fils, un gendre, ni un neveu; mais cette nomination aurait besoin d'être examinée et confirmée par le Souverain et par le conseil. Leurs enfants entreraient de droit dans la classe noble. Les familles qui viendraient à s'éteindre se trouveraient ainsi remplacées. Tout homme, en se mariant, entrerait dans la classe de sa femme, et ses enfants en seraient comme lui. Cette disposition aurait trois motifs. D'abord les enfants sont encore plus certainement de la femme que du mari. En second lieu, la première éducation, les préjugés, on les tient plus de sa mère que de son père. En troisième lieu, je croirais, par cet arrangement, augmenter l'émulation chez les hommes, et faciliter le mariage pour les filles qu'on peut supposer les mieux élevées et les moins riches des filles épousables d'un pays. Vous voyez bien que, dans ce superbe arrangement politique, ma Cécile n'est pas oubliée. Je suis partie d'elle; je reviens à elle. Je la suppose appartenant à la première classe: belle, bien élevée et bonne comme elle est, je vois à ses pieds tous les jeunes hommes de sa propre classe, qui ne voudraient pas déchoir, et ceux d'une classe inférieure, qui auraient l'ambition de s'élever. Réellement, il n'y aurait que cet ennoblissement qui pût me plaire. Je hais tous les autres, parce qu'un souverain ne peut donner avec des titres ce préjugé de noblesse, ce sentiment de noblesse qui me paraît être l'unique avantage de la noblesse. Supposé qu'ici l'homme ne l'acquît pas en se mariant, les enfants le prendraient de leur mère. Voilà bien assez de politique ou de rêverie.

Outre les deux hommes dont je vous ai parlé, Cécile a encore un amant dans la classe bourgeoise; mais il la ferait plutôt tomber avec lui qu'il ne s'élèverait avec elle. Il se bat, s'enivre et voit des filles comme les nobles allemands et quelques jeunes seigneurs anglais qu'il fréquente: il est d'ailleurs bien fait et assez aimable; mais ses moeurs m'effraieraient. Son oisiveté ennuie Cécile; et quoiqu'il ait du bien, à force d'imiter ceux qui en ont plus que lui, il pourra dans peu se trouver ruiné. Il y en a bien encore un autre. C'est un jeune homme sage, doux, aimable, qui a des talents et qui s'est voué au commerce. Ailleurs il pourrait y faire quelque chose, mais ici cela ne se peut pas. Si ma fille avait de la prédilection pour lui, et que ses oncles n'y missent pas obstacle, je consentirais à aller vivre avec eux à Genève, à Lyon, à Paris, partout où ils voudraient; mais le jeune homme n'aime peut-être pas assez Cécile pour quitter son sol natal, le plus agréable en effet qui existe, la vue de notre beau lac et sa riante rive. Vous voyez, ma chère amie, que, dans ces quatre amants, il n'y a pas un mari. Ce n'en est pas un non plus que je pusse proposer à Cécile, qu'un certain cousin fort noble, fort borné, qui habite un triste château où l'on ne lit, de père en fils, que la Bible et la gazette. Et le jeune lord? direz-vous. Que j'aurais de choses à vous répondre! Je les garde pour une autre lettre. Ma fille me presse d'aller faire un tour de promenade avec elle. Adieu.

LETTRE IV

Il y a huit jours que ma cousine (la mère du petit théologien) étant malade, nous allâmes lui tenir compagnie ma fille et moi. Le jeune lord, l'ayant appris, renonça à un pique-nique que faisaient ce jour-là tous les Anglais qui sont à Lausanne, et vint demander à être reçu chez ma cousine. Hors les heures des repas, on ne l'y avait pas vu depuis le soir des galoches. Il fut reçu d'abord un peu froidement; mais il marcha si discrètement sur la pointe des pieds, parla si bas, fut officieux de si bonne grâce, il apporta si joliment sa grammaire française à Cécile pour qu'elle lui apprît à prononcer, à dire les mots précisément comme elle, que ma cousine et ses soeurs se radoucirent bientôt; mais tout cela déplut au fils de la maison à proportion de ce que cela plaisait au reste de la compagnie, et il en a conservé une telle rancune, qu'à force de se plaindre du bruit que l'on faisait sur sa tête et qui interrompait tantôt ses études, tantôt son sommeil, il a engagé sa bonne et sotte mère à prier milord et son gouverneur de chercher un autre logement. Ils vinrent hier me le dire, et me demander si je voulais les prendre en pension. Je refusai bien nettement, sans attendre que Cécile eût pu avoir une idée ou former un souhait. Ensuite ils se retranchèrent à me demander un étage de ma maison qu'ils savaient être vide; je refusai encore. Mais seulement pour deux mois, dit le jeune homme, pour un mois, pour quinze jours, en attendant que nous ayons trouvé à nous loger ailleurs. Peut-être nous trouverez-vous si discrets qu'alors vous nous garderez. Je ne suis pas aussi bruyant que M. S. le dit; mais quand je le serais naturellement, je suis sûr, Madame, que vous et Mademoiselle votre fille ne m'entendrez pas marcher, et hors la faveur de venir quelquefois ici apprendre un peu de français, je ne demanderai rien avec importunité. — Je regardai Cécile; elle avait les yeux fixés sur moi. Je vis bien qu'il fallait refuser; mais en vérité je souffris presque autant que je faisais souffrir. Le gouverneur démêla mes motifs, et arrêta les instances du jeune homme, qui est venu ce matin me dire que n'ayant pu m'engager à le recevoir chez moi, il s'était logé le plus près de nous qu'il avait pu, et qu'il me demandait la permission de nous venir voir quelquefois. Je l'ai accordée. Il s'en allait. Après l'avoir conduit jusqu'à la porte, Cécile est venue m'embrasser. Vous me remerciez, lui ai-je dit. Elle a rougi: je l'ai tendrement embrassée. Des larmes ont coulé de mes yeux. Elle les a vues, et je suis sûre qu'elle y a lu une exhortation à être sage et prudente, plus persuasive que n'aurait été le plus éloquent discours. Voilà mon beau-frère et sa femme; je suis forcée de m'interrompre.

Tout se dit, tout se fait ici en un instant. Mon beau-frère a appris que j'avais refusé de louer à un prix fort haut un appartement qui ne me sert à rien. C'est le tuteur de ma fille. Il loue à des étrangers des appartements chez lui, quelquefois même toute sa maison. Alors il va à la campagne, ou il y reste. Il m'a donc trouvée très extraordinaire, et m'a beaucoup blâmée. J'ai dit pour toute raison que je n'avais pas jugé à propos de louer. Cette manière de répondre lui a paru d'une hauteur insupportable. Il commençait tout de bon à se fâcher, quand Cécile a dit que j'avais sans doute des raisons que je ne voulais pas dire; qu'il fallait les croire bonnes, et ne me pas presser davantage. Je l'ai embrassée pour la remercier: les larmes lui sont venues aux yeux à son tour. Mon beau-frère et ma belle-soeur se sont retirés sans savoir qu'imaginer de la mère ni de la fille. Je serai blâmée de toute la ville. Je n'aurai pour moi que Cécile, et peut-être le gouverneur du jeune lord. Vous ne comprenez rien sans doute à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère m'a témoigné. Connaissez-vous Plombières, ou Bourbonne, ou Barège? D'après ce que j'en ai entendu dire, Lausanne ressemble assez à tous ces endroits-là. La beauté de notre pays, notre Académie et M. Tissot nous amènent des étrangers de tous les pays, de tous les âges, de tous les caractères, mais non de toutes les fortunes. Il n'y a guère que les gens riches qui puissent vivre hors de chez eux. Nous avons donc, surtout, des seigneurs anglais, des financières françaises, et des princes allemands qui apportent de l'argent à nos aubergistes, aux paysans de nos environs, à nos petits marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des maisons à louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent tout le reste en renchérissant les denrées et la main-d'oeuvre, et en nous donnant le goût avec l'exemple d'un luxe peu fait pour nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières, de Spa, de Barège ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent pas leurs habitudes ni leurs moeurs. Mais nous, dont la société est plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois nous les formons, et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête à nos jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes qui conservent des moeurs simples un air gauche et plat; aux autres le ridicule d'être des singes et de ruiner souvent leur bourse et plus souvent leur santé. Les ménages, les mariages n'en vont pas mieux non plus, pour avoir dans nos coteries d'élégantes Françaises, de belles Anglaises, de jolis Anglais, d'aimables roués Français; et supposé que cela ne gâte pourtant pas beaucoup de mariages, cela en empêche beaucoup. Les jeunes filles trouvent leurs compatriotes peu élégants. Les jeunes hommes trouvent les filles trop coquettes. Tous craignent l'économie à laquelle le mariage les obligerait; et s'ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses, les autres à avoir des amants, rien n'est si naturel ni si raisonnable que cette appréhension d'une situation étroite et gênée. J'ai trouvé longtemps fort injuste qu'on jugeât plus sévèrement les moeurs d'une femme de marchand ou d'avocat que celles de la femme d'un fermier-général ou d'un duc. J'avais tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal que celle-ci à son mari: elle le rend plus ridicule, parce qu'elle lui rend sa maison désagréable, et qu'à moins de le tromper bien complètement, elle l'en bannit. Or, s'il s'en laisse bannir, il passe pour un benêt; s'il se laisse tromper, pour un sot: de manière ou d'autre il perd toute considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce qu'elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des grands, dans une maison vaste, personne n'est à plaindre. Le mari a des maîtresses s'il en veut avoir, et c'est presque toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de respect pour qu'il paraisse ridicule. La femme ne parait point odieuse et ne l'est point. Joignez à cela qu'elle traite bien ses domestiques, qu'elle peut faire élever ses enfants, qu'elle est charitable, qu'on danse et mange chez elle. Qui est-ce qui se plaint, et combien de gens n'ont pas à se louer? En vérité, pour ce monde, l'argent est bon à tout. Il achète jusqu'à la facilité de conserver des vertus dans le désordre, d'être vicieux avec le moins d'inconvénients possibles. Un temps vient, je l'avoue, où il n'achète plus rien de ce que l'on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps par son enivrante possession, trouvent affreux qu'il ne puisse leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur: mais combien de gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si cruellement sentir? Voici une bien longue lettre. Je suis fatiguée d'écrire. Adieu, ma chère amie.

Je m'aperçois que je n'ai parlé que des femmes infidèles riches ou pauvres; j'aurais la même chose à dire des maris. S'ils ne sont pas riches, ils donnent à une maîtresse le nécessaire de leurs femmes; s'ils sont riches, ce n'est que du superflu, et ils leur laissent mille amusements, mille ressources, mille consolations. Pour laisser épouser à ma fille un homme sans fortune, je veux qu'ils s'aiment passionnément: s'il est question d'un grand seigneur fort riche, j'y regarderai peut-être d'un peu moins près.

LETTRE V

Votre mari trouve donc ma législation bien absurde, et il s'est donné la peine de faire une liste des inconvénients de mon projet. Que ne me remercie-t-il, l'ingrat, d'avoir arrêté sa pensée sur mille objets intéressants, de l'avoir fait réfléchir en huit jours plus qu'il n'avait peut-être réfléchi en toute sa vie. Je vais répondre à quelques-unes de ses objections. "Les jeunes hommes mettraient trop d'application à plaire aux femmes qui pourraient les élever à une classe supérieure." Pas plus qu'ils n'en mettent aujourd'hui à séduire et à tromper les femmes de toutes les classes.

"Les maris, élevés par leurs femmes à une classe supérieure, leur auraient trop d'obligation." Outre que je ne verrais pas un grand inconvénient à cette reconnaissance, le nombre des obligés serait très petit, et il n'y aurait pas plus de mal à devoir à sa femme sa noblesse que sa fortune; obligation que nous voyons contracter tous les jours.

"Les filles feraient entrer dans la classe noble, non les gens de plus de mérite, mais les plus beaux." Les filles dépendraient de leurs parents comme aujourd'hui; et quand il arriverait qu'elles ennobliraient de temps en temps un homme qui n'aurait de mérite que sa figure, quel grand mal y aurait-il? Leurs enfants en seraient plus beaux, la noblesse se verrait rembellie. Un seigneur espagnol dit un jour à mon père: Si vous rencontrez à Madrid un homme bien laid, petit, faible, malsain, soyez sûr que c'est un grand d'Espagne. Une plaisanterie et une exagération ne sont pas un argument, mais votre mari conviendra bien qu'il y a par tout pays quelque fondement au discours de l'Espagnol. Revenons à sa liste d'inconvénients.

"Un gentilhomme aimerait une fille de la seconde classe, belle, vertueuse, et il ne pourrait l'épouser." Pardonnez-moi, il l'épouserait. "Mais il s'avilirait." Non, tout le monde applaudirait au sacrifice. Et ne pourrait-il pas remonter au-dessus même de sa propre classe, en se faisant nommer, à force de mérite, membre du conseil de la nation et du roi? Ne ferait-il pas rentrer par là ses enfants dans leur classe originaire? Et ses fils d'ailleurs n'y pourraient-ils pas rentrer par des mariages? "Et quelles seraient les fonctions de ce conseil de la nation? De quoi s'occuperait-il? Dans quelles affaires jugerait-il?" Ecoutez, mon cousin: la première fois qu'un souverain me demandera l'explication de mon projet, dans l'intention d'en faire quelque chose, je l'expliquerai, et le détaillerai de mon mieux; et s'il se trouve à l'examen aussi mal imaginé et aussi impraticable que vous le croyez, je l'abandonnerai courageusement. "Il est bien d'une femme", dites-vous: à la bonne heure, je suis une femme, et j'ai une fille. J'ai un préjugé pour l'ancienne noblesse; j'ai du faible pour mon sexe: il se peut que je ne sois que l'avocat de ma cause, au lieu d'être un juge équitable dans la cause générale de la société. Si cela est, ne me trouvez-vous pas bien excusable? Ne permettrez-vous pas aux Hollandais de sentir plus vivement les inconvénients qu'aurait pour eux la navigation libre de l'Escaut, que les arguments de leur adversaire en faveur du droit de toutes les nations sur toutes les rivières? Vous me faites souvenir que cette Cécile, pour qui je voudrais créer une monarchie d'une espèce toute nouvelle, ne serait que de la seconde classe, si cette monarchie avait été créée avant nous, puisque mon père serait devenu de la classe de sa femme, et mon mari de la mienne. Je vous remercie de m'avoir répondu si gravement. C'est plus d'honneur, je ne dirai pas que je ne mérite, mais que je n'espérais. Adieu mon cousin. Je retourne à votre femme.

Vous êtes enchantée de Cécile, et vous avez bien raison. Vous me demandez comment j'ai fait pour la rendre si robuste, pour la conserver si fraîche et si saine. Je l'ai toujours eue auprès de moi, elle a toujours couché dans ma chambre, et, quand il faisait froid, dans mon lit. Je l'aime uniquement: cela rend bien clairvoyante et bien attentive. Vous me demandez si elle n'a jamais été malade. Vous savez qu'elle a eu la petite vérole. Je voulais la faire inoculer, mais je fus prévenue par la maladie; elle fut longue et violente. Cécile est sujette à de grands maux de tête: elle a eu tous les hivers des engelures aux pieds qui la forcent quelquefois à garder le lit. J'ai encore mieux aimé cela que de l'empêcher de courir dans la neige, et de se chauffer ensuite quand elle avait bien froid. Pour ses mains, j'avais si peur de les voir devenir laides, que je suis venue à bout de les garantir. Vous demandez comment je l'ai élevée. Je n'ai jamais eu d'autre domestique qu'une fille élevée chez ma grand-mère, et qui a servi ma mère. C'est auprès d'elle, dans son village, chez sa nièce, que je la laissai quand je passai quinze jours avec vous à Lyon, et lorsque j'allai vous voir chez notre vieille tante. J'ai enseigné à lire et à écrire à ma fille dès qu'elle a pu prononcer et remuer les doigts; pensant, comme l'auteur de Séthos, que nous ne savons bien que ce que nous avons appris machinalement. Depuis l'âge de huit ans jusqu'à seize elle a pris tous les jours une leçon de latin et de religion de son cousin, le père du pédant et jaloux petit amant, et une de musique d'un vieux organiste fort habile. Je lui ai appris autant d'arithmétique qu'une femme a besoin d'en savoir. Je lui ai montré à coudre, à tricoter et à faire de la dentelle. J'ai laissé tout le reste au hasard. Elle a appris un peu de géographie en regardant des cartes qui pendent dans mon antichambre, elle a lu ce qu'elle a trouvé en son chemin quand cela l'amusait, elle a écouté ce qu'on disait quand elle en a été curieuse, et que son attention n'importunait pas. Je ne suis pas bien savante; ma fille l'est encore moins. Je ne me suis pas attachée à l'occuper toujours: je l'ai laissée s'ennuyer quand je n'ai pas su l'amuser. Je ne lui ai point donné de maîtres chers. Elle ne joue point de la harpe. Elle ne sait ni l'italien, ni l'anglais. Elle n'a eu que trois mois de leçons de danse. Vous voyez bien qu'elle n'est pas très merveilleuse; mais, en vérité, elle est si jolie, si bonne, si naturelle, que je ne pense pas que personne voulût y rien changer. Pourquoi, direz-vous, lui avez-vous fait apprendre le latin? Pour qu'elle sût le français sans que j'eusse la peine de la reprendre sans cesse, pour l'occuper, pour être débarrassée d'elle et me reposer une heure tous les jours; et cela ne nous coûtait rien. Mon cousin le professeur avait plus d'esprit que son fils et toute la simplicité qui lui manque. C'était un excellent homme. Il aimait Cécile, et, jusqu'à sa mort, les leçons qu'il lui donnait ont été aussi agréables pour lui que profitables pour elle. Elle l'a servi pendant sa dernière maladie, comme elle eût pu servir son père, et l'exemple de patience et de résignation qu'il lui a donné a été une dernière leçon plus importante que toutes les autres, et qui a rendu toutes les autres plus utiles. Quand elle a mal à la tête, quand ses engelures l'empêchent de faire ce qu'elle voudrait, quand on lui parle d'une maladie épidémique qui menace Lausanne (nous y sommes sujets aux épidémies), elle songe à son cousin le professeur, et elle ne se permet ni plainte, ni impatience, ni terreur excessive.

Vous êtes bien bonne de me remercier de mes lettres. C'est à moi à vous remercier de vouloir bien me donner le plaisir de les écrire.

LETTRE VI

N'y avait-il pas d'inconvénient, me dites-vous, à laisser lire, à laisser écouter? N'aurait-il pas mieux valu, etc.? J'abrège, je ne transcris pas toutes vos phrases, parce qu'elles m'ont fait de la peine. Peut-être aurait-il mieux valu faire apprendre plus ou moins, ou autre chose; peut-être y avait-il de l'inconvénient, etc. Mais songez que ma fille et moi ne sommes pas un roman comme Adèle et sa mère, ni une leçon, ni un exemple à citer. J'aimais ma fille uniquement; rien, à ce qu'il me semble, n'a partagé mon attention, ni balancé dans mon coeur son intérêt. Supposé qu'avec cela j'aie mal fait ou n'aie pas fait assez, prenez-vous en, si vous avez foi à l'éducation, prenez-vous en, en remontant d'enfants à pères et mères, à Noé ou Adam, qui, élevant mal leurs enfants, ont transmis de père en enfant une mauvaise éducation à Cécile. Si vous avez plus de foi à la nature, remontez plus haut encore, et pensez, quelque système qu'il vous plaise d'adopter, que je n'ai pu faire mieux que je n'ai fait. Après la réception de votre lettre, je me suis assise vis-à-vis de Cécile; je l'ai vue travailler avec adresse, activité et gaieté. L'esprit rempli de ce que vous m'avez écrit, les larmes me sont venues aux yeux; elle s'est mise à jouer du clavecin pour m'égayer. Je l'ai envoyée à l'autre extrémité de la ville; elle est allée et revenue sans souffrir, quoiqu'il fasse très froid. Des visites ennuyeuses sont venues; elle a été douce, obligeante et gaie. Le petit lord l'a priée d'accepter un billet de concert; son offre lui a fait plaisir, et, sur un regard de moi, elle a refusé de bonne grâce. Je vais me coucher tranquille. Je ne croirai point l'avoir mal élevée. Je ne me ferai point de reproches. L'impression de votre lettre est presque effacée. Si ma fille est malheureuse, je serai malheureuse; mais je n'accuserai point le coeur tendre d'une mère dévouée à son enfant. Je n'accuserai point non plus ma fille; j'accuserai la société, le sort; ou bien je n'accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai en silence avec patience et courage. Ne me faites point d'excuses de votre lettre, oublions-la. Je sais bien que vous n'avez pas voulu me faire de la peine: vous avez cru consulter un livre ou interroger un auteur. Demain je reprendrai celle-ci avec un esprit plus tranquille.

Votre mari ne veut pas que je me plaigne des étrangers qu'il y a à Lausanne, disant que le nombre des gens à qui ils font du bien est plus grand que celui des gens à qui ils nuisent. Cela se peut, et je ne me plains pas. Outre cette raison généreuse et réfléchie, l'habitude nous rend ce concours d'étrangers assez agréable. Cela est plus riant et plus gai. Il semble aussi que ce soit un hommage que l'univers rende à notre charmant pays; et, au lieu de lui, qui n'a point d'amour-propre, nous recevons cet hommage avec orgueil. D'ailleurs, qui sait si en secret toutes les filles ne voient pas un mari, toutes les mères un gendre dans chaque carrosse qui arrive? Cécile a un nouvel adorateur qui n'est point venu de Paris ni de Londres. C'est le fils de notre baillif, un beau jeune Bernois, couleur de rose et blanc, et le meilleur enfant du monde. Après nous avoir rencontrées deux ou trois fois, je ne sais où, il nous est venu voir avec assez d'assiduité, et ne m'a pas laissé ignorer que c'était en cachette, tant il trouve évident que des parents bernois devraient être fâchés de voir leur fils s'attacher à une sujette du Pays de Vaud. Qu'il vienne seulement, le pauvre garçon, en cachette ou autrement; il ne fera point de mal à Cécile, ni de tort à sa réputation; et M. le baillif, ni Madame la baillive n'auront point de séduction à nous reprocher. Le voilà qui vient avec le jeune lord. Je vous quitte pour les recevoir. Voilà aussi le petit ministre mort et le ministre en vie. J'attends le jeune faraud et le jeune négociant, et bien d'autres. Cécile a aujourd'hui une journée. Il nous viendra de jeunes filles, mais elles sont moins empressées aujourd'hui que les jeunes hommes. Cécile m'a priée de rester au logis, et de faire les honneurs de sa journée, tant parce qu'elle est plus à son aise quand je suis auprès d'elle, que parce qu'elle a trouvé l'air trop froid pour me laisser sortir.

LETTRE VII

Vous voudriez, dans votre enchantement de Cécile et dans votre fierté pour vos parentes, que je bannisse de chez moi le fils du baillif. Vous avez tort, vous êtes injuste. La fille la plus riche et la mieux née du Pays-de-Vaud est un mauvais parti pour un Bernois, qui en se mariant bien chez lui se donne plus que de la fortune; car il se donne de l'appui, de la facilité à entrer dans le gouvernement. Il se met dans la voie de se distinguer, de rendre ses talents utiles à lui-même, à ses parents et à sa patrie. Je loue les pères et mères de sentir tout cela et de garder leurs fils des filets qu'on pourrait leur tendre ici. D'ailleurs, une fille de Lausanne aurait beau devenir baillive, et même conseillère, elle regretterait à Berne le lac de Genève et ses rives charmantes. C'est comme si on menait une fille de Paris être princesse en Allemagne. Mais je voudrais que les Bernoises épousassent plus souvent des hommes du Pays-de-Vaud; qu'il s'établît entre Berne et nous plus d'égalité, plus d'honnêteté; que nous cessassions de nous plaindre, quelquefois injustement, de la morgue bernoise, et que les Bernois cessassent de donner une ombre de raison à nos plaintes. On dit que les rois de France ont été obligés, en bonne politique, de rendre les grands vassaux peu puissants, peu propres à donner de l'ombrage. Ils ont bien fait sans doute; il faut avant toute chose assurer la tranquillité d'un état: mais je sens que j'aurais été incapable de cette politique que j'approuve. J'aime si fort tout ce qui est beau, tout ce qui prospère, que je ne pourrais ébrancher un bel arbre, quand il n'appartiendrait à personne, pour donner plus de nourriture ou de soleil aux arbres que j'aurais plantés.

Tout va chez moi comme il allait en apparence; mais je crains que le coeur de ma fille ne se blesse chaque jour plus profondément. Le jeune Anglais ne lui parle pas d'amour: je ne sais s'il en a, mais toutes ses attentions sont pour elle. Elle reçoit un beau bouquet les jours de bal. Il l'a menée en traîneau. C'est avec elle qu'il voudrait toujours danser: c'est à elle ou à moi qu'il offre le bras quand nous sortons d'une assemblée. Elle ne me dit rien; mais je la vois contente ou rêveuse, selon qu'elle le voit ou ne le voit pas, selon que ses préférences sont plus ou moins marquées. Notre vieux organiste est mort. Elle m'a priée d'employer l'heure de cette leçon à lui enseigner l'anglais. J'y ai consenti. Elle le saura bien vite. Le jeune homme s'étonne de ses progrès, et ne pense pas que c'est à lui qu'ils sont dûs. On commençait à les faire jouer ensemble partout où ils se rencontraient: je n'ai pas voulu qu'elle jouât. J'ai dit qu'une fille qui joue aussi mal que la mienne a tort de jouer, et que je serais bien fâchée que de sitôt elle apprît à jouer. Là-dessus le jeune Anglais a fait faire le plus petit damier et les plus petites dames possibles, et les porte toujours dans sa poche. Le moyen d'empêcher ces enfants de jouer! Quand les dames ennuieront Cécile, il aura, dit-il, de petits échecs. Il ne voit pas combien il est peu à craindre qu'elle s'ennuie. On parle tant des illusions de l'amour-propre; cependant il est bien rare, quand on est véritablement aimé, qu'on croie l'être autant qu'on l'est. Un enfant ne voit pas combien il occupe continuellement sa mère. Un amant ne voit pas que sa maîtresse ne voit et n'entend partout que lui. Une maîtresse ne voit pas qu'elle ne dit pas un mot, qu'elle ne fait pas un geste qui ne fasse plaisir ou peine à son amant. Si on le savait, combien on s'observerait, par pitié, par générosité, par intérêt, pour ne pas perdre le bien inestimable et incompensable d'être tendrement aimé.

Le gouverneur du jeune lord, ou celui que j'ai appelé son gouverneur, est son parent d'une branche aînée, mais non titrée. Voilà ce que m'a dit le jeune homme. L'autre n'a pas beaucoup d'années de plus, et il y a dans sa physionomie, dans tout son extérieur, je ne sais quel charme que je n'ai vu qu'à lui. Il ne se moquerait pas, comme votre ami, de mes idées sur la noblesse. Peut-être les trouverait-il triviales, mais il ne les trouverait pas obscures. L'autre jour il disait: Un roi n'est pas toujours un gentilhomme; enfin, chimériques ou non, mes idées existent dans d'autres imaginations que la mienne.

Mon Dieu, que je suis occupée de ce qui se passe ici, et embarrassée de la conduite que je dois tenir! Le parent de Milord (je l'appelle Milord par excellence, quoiqu'il y en ait bien d'autres, parce que je ne veux pas le nommer, et je ne veux pas le nommer par la même raison qui fait que je ne me signe pas et que je ne nomme personne; les accidents qui peuvent arriver aux lettres me font toujours peur): le parent de Milord est triste. Je ne sais si c'est pour avoir éprouvé des malheurs, ou par une disposition naturelle. Il demeure à deux pas de chez moi: il se met à y venir tous les jours; et, assis au coin du feu, caressant mon chien, lisant la gazette ou quelque journal, il me laisse régler mon ménage, écrire mes lettres, diriger l'ouvrage de Cécile. Il corrigera, dit-il, ses thèmes quand elle en pourra faire, et lui fera lire la gazette anglaise pour l'accoutumer au langage vulgaire et familier. Faut-il le renvoyer? Ne m'est-il pas permis, en lui laissant voir ce que sont du matin au soir la fille et la mère, de l'engager à favoriser un établissement brillant et agréable pour ma fille, de l'obliger à dire du bien de nous au père et à la mère du jeune homme? Faut-il que j'écarte ce qui pourrait donner à Cécile l'homme qui lui plaît? je ne veux pas dire encore l'homme qu'elle aime. Elle aura bientôt dix-huit ans. La nature peut-être plus que le coeur…. Dira-t-on de la première femme, vers laquelle un jeune homme se sentira entraîné, qu'elle en soit aimée?

Vous voudriez que je fisse apprendre la chimie à Cécile, parce qu'en France toutes les jeunes filles l'apprennent. Cette raison ne me paraît pas concluante; mais Cécile, qui en entend parler autour d'elle assez souvent, lira là-dessus ce qu'elle voudra. Quant à moi, je n'aime pas la chimie. Je sais que nous devons aux chimistes beaucoup de découvertes et d'inventions utiles, et beaucoup de choses agréables; mais leurs opérations ne me font aucun plaisir. Je considère la nature en amant; ils l'étudient en anatomistes.

LETTRE VIII

Il arriva l'autre jour une chose qui me donna beaucoup d'émotion et d'alarme. Je travaillais, et mon Anglais regardait le feu sans rien dire, quand Cécile est revenue d'une visite qu'elle avait faite, pâle comme la mort. J'ai été très effrayée. Je lui ai demandé ce qu'elle avait, ce qui lui était arrivé. L'Anglais, presque aussi effrayé que moi, presqu'aussi pâle qu'elle, l'a suppliée de parler. Elle ne nous répondait pas un mot. Il a voulu sortir, disant que c'était lui sans doute qui l'empêchait de parler: elle l'a retenu par son habit, et s'est mise à pleurer, à sangloter, pour mieux dire. Je l'ai embrassée, je l'ai caressée, nous lui avons donné à boire: ses larmes coulaient toujours. Notre silence à tous a duré plus d'une demi-heure. Pour la laisser plus en repos, j'avais repris mon ouvrage, et il s'était remis à caresser le chien. Elle nous a dit enfin: Il me serait bien difficile de vous expliquer ce qui m'a tant affectée, et mon chagrin me fait plus de peine que la chose même qui le cause. Je ne sais pourquoi je m'afflige, et je suis fâchée surtout de m'affliger. Qu'est-ce que cela veut dire, maman? M'entendriez-vous quand je ne m'entends pas moi-même? Je suis pourtant assez tranquille dans ce moment pour vous dire ce que c'est. Je le dirai devant Monsieur. Il s'est donné trop de peine pour moi, il m'a montré trop de pitié, pour que je puisse lui montrer de la défiance. Moquez-vous tous deux de moi si vous le voulez: je me moquerai peut-être de moi avec vous; mais promettez-moi, Monsieur, de ne dire ce que je dirai à personne. — Je vous le promets, Mademoiselle, a-t-il dit. — Répétez à personne. — A personne. — Et vous, vous, maman, je vous prie de ne m'en parler à moi-même que quand j'en parlerai la première. J'ai vu Milord dans la boutique vis-à-vis d'ici. Il parlait à la femme de chambre de Madame de ***. Elle n'en a pas dit davantage. Nous ne lui avons rien répondu. Un instant après Milord est entré. Il lui a demandé si elle voulait faire un tour en traîneau. Elle lui a dit: Non, pas aujourd'hui, mais demain, s'il y a encore de la neige. Alors, s'étant approché d'elle, il a remarqué qu'elle était pâle et qu'elle avait les yeux gros. Il a demandé timidement ce qu'elle avait. Son parent lui a répondu d'un ton ferme qu'on ne pouvait pas le lui dire. Il n'a pas insisté. Il est resté rêveur; et, un quart d'heure après, quelques femmes étant entrées, ils s'en sont allés tous deux. Cécile s'est assez bien remise. Nous n'avons reparlé de rien. Seulement en se couchant elle m'a dit: Maman, en vérité, je ne sais pas si je souhaite que la neige se fonde, ou qu'elle reste. Je ne lui répondis pas. La neige se fondit; mais on s'est revu depuis comme auparavant. Cécile m'a paru cependant un peu plus sérieuse et réservée. La femme de chambre est jolie, et sa maîtresse aussi. Je ne sais laquelle des deux l'a inquiétée; mais, depuis ce moment-là, je crains que tout ceci ne devienne bien sérieux. Je n'ai pas le temps d'en dire davantage aujourd'hui; mais je vous écrirai bientôt.

Votre homme m'a donc enfin entendue, puisqu'il a dit: Si un roi peut n'être pas un gentilhomme, un manant pourra donc en être un. Soit; mais je suppose, en faveur des nobles de naissance, que la noblesse de sentiment se trouvera plus souvent parmi eux qu'ailleurs. Il veut que, dans mon royaume, le roi anoblisse les héros; un de Ruiter, un Tromp, un Fabert: à la bonne heure.

LETTRE IX

Ce latin vous tient bien au coeur, et vous vous en souvenez longtemps. Savez-vous le latin? dites-vous. Non; mais mon père m'a dit cent fois qu'il était fâché de ne me l'avoir pas fait apprendre. Il parlait très bien français. Lui et mon grand-père ne m'ont pas laissé parler très-mal, et voilà ce qui me rend plus difficile qu'une autre. Pour ma fille, on voit, quand elle écrit, qu'elle sait sa langue; mais elle parle fort incorrectement. Je la laisse dire. J'aime ses négligences, ou parce qu'elles sont d'elle, ou parce qu'en effet elles sont agréables. Elle est plus sévère: si elle me voit faire une faute d'orthographe, elle me reprend. Son style est beaucoup plus correct que le mien; aussi n'écrit-elle que le moins qu'elle peut: c'est trop de peine. Tant mieux. On ne fera pas aisément sortir un billet de ses mains. Vous demandez si ce latin ne la rend pas orgueilleuse. Mon Dieu, non. Ce que l'on apprend jeune ne nous paraît pas plus étrange, pas plus beau à savoir, que respirer et marcher. Vous demandez comment il se fait que je sache l'anglais. Ne vous souvient-il pas que nous avions, vous et moi, une tante qui s'était retirée en Angleterre pour cause de religion? Sa fille, ma tante à la mode de Bretagne, a passé trois ans chez mon père dans ma jeunesse, peu après mon voyage en Languedoc. C'était une personne d'esprit et de mérite. Je lui dois presque tout ce que je sais, et l'habitude de penser et de lire. Revenons à mon chapitre favori et à mes détails ordinaires.

La semaine dernière nous étions dans une assemblée où M. Tissot amena une Française d'une figure charmante, les plus beaux yeux qu'on puisse voir, toute la grâce que peut donner la hardiesse jointe à l'usage du monde. Elle était vêtue dans l'excès de la mode, sans être pour cela ridicule. Un immense cadogan descendait plus bas que ses épaules, et de grosses boucles flottaient sur sa gorge. Le petit Anglais et le Bernois étaient sans cesse autour d'elle, plutôt encore dans l'étonnement que dans l'admiration; du moins l'Anglais, que j'observais beaucoup. Tant de gens s'empressèrent autour de Cécile, que, si elle fut affectée de cette désertion, elle n'eut pas le temps de le laisser voir. Seulement, quand Milord voulut faire sa partie de dames, elle lui dit qu'ayant un peu mal à la tête, elle aimait mieux ne pas jouer. Tout le soir elle resta assise auprès de moi, et fit des découpures pour l'enfant de la maison. Je ne sais si le petit lord sentit ce qui se passait en elle; mais, ne sachant que dire à sa Parisienne, il s'en alla. Comme nous sortions de la salle, il se trouva à la porte parmi les domestiques. Je ne sais si Cécile aura un moment aussi agréable dans tout le reste de sa vie. Deux jours après il passait la soirée chez moi avec son parent, le Bernois et deux ou trois jeunes parentes de Cécile; on se mit à parler de la dame française. Les deux jeunes gens louèrent sans miséricorde ses yeux, sa taille, sa démarche, son habillement. Cécile ne disait rien; je disais peu de chose. Enfin, ils louèrent sa forêt de cheveux. — Ils sont faux, dit Cécile. — Ha, ha! Mademoiselle Cécile, dit le Bernois, les jeunes dames sont toujours jalouses les unes des autres! Avouez la dette! N'est-il pas vrai que c'est par envie? — Il me semblait que Milord souriait. Je me fâchai tout de bon: Ma fille ne sait ce que c'est que l'envie, leur dis-je. Elle loua hier, comme vous, les cheveux de l'étrangère chez une femme de ma connaissance que l'on était occupé à coiffer. Son coiffeur, qui sortait de chez la dame parisienne, nous dit que ce gros cadogan et ces grosses boucles étaient fausses. Si ma fille avait quelques années de plus, elle se serait tue; à son âge, et quand on a sur sa tête une véritable forêt, il est assez naturel de parler. Ne nous soutîntes-vous pas hier avec vivacité, continuai-je en m'adressant au Bernois, que vous aviez le plus grand chien du pays? Et vous, Milord, nous avez-vous permis de douter que votre cheval ne fût plus beau que celui de monsieur un tel et de milord un tel? Cécile, embarrassée, souriait et pleurait en même temps. Vous êtes bien bonne, maman, a-t-elle dit, de prendre si vivement mon parti. Mais dans le fond j'ai eu tort; il eût mieux valu me taire. J'étais encore de mauvaise humeur. Monsieur, ai-je dit au Bernois, toutes les fois qu'une femme paraîtra jalouse des louanges que vous donnerez à une autre, loin de le lui reprocher, remerciez-la dans votre coeur, et soyez bien flatté. — Je ne sais, a dit le parent de Milord, s'il y aurait lieu de l'être. Les femmes veulent plaire aux hommes, les hommes aux femmes, la nature l'a ainsi ordonné. Qu'on veuille profiter des dons qu'on en a reçus, et n'en pas laisser jouir à ses dépens un usurpateur, me paraît encore si naturel, que je ne vois pas comment on peut le trouver mauvais. Si on louait un autre auprès de ces dames d'une chose que j'aurais faite, assurément je dirais: C'est moi. Et puis, il y a un certain esprit de vérité qui, dans le premier instant, ne consulte ni les inconvénients, ni les avantages. Supposé que Mademoiselle eût de faux cheveux, et qu'on les eût admirés, je suis sûr qu'elle aurait aussi dit: Ils sont faux. — Sans doute, Monsieur, a dit Cécile, mais je vois bien pourtant qu'il ne sied pas de le dire de ceux d'une autre. Dans le moment, le hasard nous a amené une jeune femme, son mari et son frère. Cécile s'est mise à son clavecin; elle leur a joué des allemandes et des contredanses, et on a dansé. — Bonsoir, ma mère et ma protectrice, m'a dit Cécile en se couchant; bonsoir, mon Don Quichotte. J'ai ri. Cécile se forme, et devient tous les jours plus aimable. Puisse-t-elle n'acheter pas ses agréments trop cher!

LETTRE X

Je crains bien que Cécile n'ait fait une nouvelle conquête; et si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection pour son lord. Si ce n'est même qu'une prédilection, elle pourrait bien n'être pas une sauvegarde suffisante. L'homme en question est très aimable. C'est un gentilhomme de ce pays, capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n'avait point de fortune. Une parente éloignée du même nom, héritière d'une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille, a dit qu'elle l'épouserait plus volontiers qu'un autre. Ses parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante, parce qu'elle est vive, hardie, qu'elle parle beaucoup et vite, et qu'elle passait pour une petite espiègle. Il était à sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu'il avait compté ne se pas marier, mais qu'il ferait ce qu'on voudrait; et on a si bien arrangé les choses, qu'arrivé ici le premier octobre, il s'est trouvé marié le 20. Je crois que le 30 il aurait déjà voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse, altière. Ce qu'elle a d'esprit n'est qu'une sottise vive et à prétention. J'étais allée sans ma fille les féliciter il y a deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison; et, comme nous sommes un peu parents, c'est dans la mienne qu'il a cherché un refuge. La première fois qu'il y vint, il fut frappé de Cécile, qu'il n'avait vue qu'enfant, et me trouvant presque toujours seule avec elle, ou n'ayant que l'Anglais avec nous, il s'est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous deux ont de la délicatesse dans l'esprit, du discernement et du goût, de la politesse et de la douceur. Mon parent est indolent, paresseux: il n'est plus si triste d'être marié, parce qu'il oublie qu'il le soit. L'autre est doucement triste et rêveur. Dès le premier jour ils ont été ensemble comme s'ils s'étaient toujours vus; mais mon parent me semble chaque jour plus occupé de Cécile. Hier, pendant qu'ils parlaient de l'Amérique, de la guerre, Cécile me dit tout bas: Maman, l'un de ces hommes est amoureux de vous. — Et l'autre de vous, lui ai-je répondu. Là-dessus elle s'est mise à le considérer en souriant. Il est d'une figure si noble et si élégante, que sans le petit lord je serais bien fâchée d'avoir dit vrai. Je devrais ne pas laisser d'en être fâchée à présent; mais on ne saurait prendre vivement à coeur tant de choses. Mon parent et sa femme s'en tireront comme ils pourront. Il n'a pas remarqué le jeune lord, qui n'est pas établi ici comme son parent, tant s'en faut, mais qui, au retour de son collège et de ses leçons, quand il ne le trouve pas chez lui, vient le chercher chez moi. C'est ce qu'il fit avant-hier; et sachant que nous devions aller le soir chez cette parente chez qui il était en pension, il me supplia de l'y mener, disant qu'il ne pouvait souffrir, après les bontés qu'on avait eues pour lui dans cette maison, l'air à demi-brouillé qu'il y avait entr'eux. Je dis que je le voulais bien. Les deux piliers de ma cheminée vinrent aussi avec nous. Ma cousine la professeuse, persuadée que dans les jeux d'esprit son fils brillait toujours par-dessus tout le monde, a voulu qu'on remplît des bouts rimés, qu'on fît des discours sur huit mots, que chacun écrivît une question sur une carte. On mêle les cartes, chacun en tire une au hasard, et écrit une réponse sous la question. On remêle, on écrit jusqu'à ce que les cartes soient remplies. Ce fut moi qu'on chargea de lire. Il y avait des choses fort plates, et d'autres fort jolies. Il faut vous dire qu'on barbouille et griffonne de manière à rendre l'écriture méconnaissable. Sur une des cartes on avait écrit: A qui doit-on sa première éducation? A sa nourrice, était la réponse. Sous la réponse on avait écrit: Et la seconde? Réponse: Au hasard. Et la troisième? A l'amour. — C'est vous qui avez écrit cela, me dit quelqu'un de la compagnie. — Je consens, dis-je, qu'on le croie, car cela est joli. M. de *** regarda Cécile. — Celle qui l'a écrit, dit-il, doit déjà beaucoup à sa troisième éducation. Cécile rougit comme jamais elle n'avait rougi. — Je voudrais savoir qui c'est, dit le petit lord. — Ne serait-ce point vous-même? lui dis-je. Pourquoi veut-on que ce soit une femme? Les hommes n'ont-ils pas besoin de cette éducation tout comme nous? C'est peut-être mon cousin le ministre. — Dis donc, Jeannot, dit sa mère; je le croirais assez, puisque cela est si joli. — Oh non, dit Jeannot, j'ai fini mon éducation à Bâle. Cela fit rire, et le jeu en resta là. En rentrant chez moi, Cécile me dit: Ce n'est pas moi, maman, qui ai écrit la réponse. — Et pourquoi donc tant rougir? lui dis-je. — Parce que je pensais.. parce que, maman, parce que… Je n'en appris, ou du moins elle ne m'en dit pas davantage.

LETTRE XI

Vous voulez savoir si Cécile a deviné juste sur le compte de mon ami l'Anglais. Je ne le sais pas, je n'y pense pas, je n'ai pas le temps d'y prendre garde.

Nous fûmes hier dans une grande assemblée au château. Un neveu du baillif, arrivé la veille, fut présenté par lui aux femmes qu'on voulait distinguer. Je n'ai jamais vu un homme de meilleure mine. Il sert dans le même régiment que mon parent. Ils sont amis; et, le voyant causer avec Cécile et moi, il se joignit à la conversation. En vérité, j'en fus extrêmement contente. On ne saurait être plus poli, parler mieux, avoir un meilleur accent ni un meilleur air, ni des manières plus nobles. Cette fois le petit lord pouvait être en peine à son tour. Il ne paraissait plus qu'un joli enfant sans conséquence. Je ne sais s'il fut en peine, mais il se tenait bien près de nous. Dès qu'il fut question de se mettre au jeu, il me demanda s'il serait convenable de jouer aux dames chez M. le baillif comme ailleurs, et me supplia, supposé que je ne le trouvasse pas bon, de faire en sorte qu'il pût jouer au reversis avec Cécile. Il prétendit ne connaître qu'elle parmi tout ce monde, et jouer si mal qu'il ne ferait qu'ennuyer mortellement les femmes avec qui on le mettrait. A mesure que les deux hommes les plus remarquables de l'assemblée paraissaient plus occupés de ma fille, il paraissait plus ravi de sa liaison avec elle. Il faisait réellement plus de cas d'elle. Il me sembla qu'elle s'en apercevait; mais au lieu de se moquer de lui, comme il l'aurait mérité, elle m'en parut bien aise. Heureuse de faire une impression favorable sur son amant, elle en aimait la cause quelle qu'elle fût.

Vous êtes étonnée que Cécile sorte seule, et puisse recevoir sans moi de jeunes hommes et de jeunes femmes; je vois même que vous me blâmez à cet égard, mais vous avez tort. Pourquoi ne la pas laisser jouir d'une liberté que nos usages autorisent, et dont elle est si peu tentée d'abuser? car les circonstances l'ayant séparée des compagnes qu'elle eut dans son enfance, Cécile n'a d'amie intime que sa mère, et la quitte le moins qu'elle peut. Nous avons des mères qui, par prudence ou par vanité, élèvent leurs filles comme on élève les filles de qualité à Paris; mais je ne vois pas ce qu'elles y gagnent, et haïssant les entraves inutiles, haïssant l'orgueil, je n'ai garde de les imiter. Cécile est parente des parents de ma mère, aussi bien que des parents de mon mari, elle a des cousins et des cousines dans tous les quartiers de notre ville, et je trouve bon qu'elle vive avec tous, à la manière de tous, et qu'elle soit chère à tous (1) [(1) A Lausanne, il y a des quartiers où le beau monde ne se loge pas.]. En France, je ferais comme on fait en France: ici, vous feriez comme moi. Ah! mon Dieu, qu'une petite personne fière, dédaigneuse, qui mesure son abord, son ton, sa révérence sur le relief qui accompagne les gens qu'elle rencontre, me paraît odieuse et ridicule! Cette humble vanité, qui consiste à avoir si grande peur de se compromettre, qu'il semble qu'on avoue qu'un rien suffirait pour nous faire déchoir de notre rang, n'est pas rare dans nos petites villes; et j'en ai assez vu pour m'en bien dégoûter (2) [(2) Quelques personnes ont trouvé mauvais que ces Lettres ne donnassent pas une idée exacte des moeurs des gens les plus distingués de Lausanne; mais, outre que Madame de *** n'était pas une étrangère qui dût regarder ces moeurs comme un objet d'observation, en quoi pouvaient-elles intéresser sa cousine? Les gens de la première classe se ressemblent partout; et, si elle eût dit quelque chose qui fût particulier à ceux de Lausanne, nous pardonnerait-on de le publier? Quand on ne loue qu'autant qu'on le doit, on flatte peu, et même souvent on offense.].

LETTRE XII

Si vous ne me pressiez pas avec tant de bonté et d'instance de continuer mes lettres, j'hésiterais beaucoup aujourd'hui. Jusqu'ici j'avais du plaisir, et je me reposais en les écrivant. Aujourd'hui je crains que ce ne soit le contraire. D'ailleurs, pour faire une narration bien exacte, il faudrait une lettre que je ne pourrais écrire de tête… Ah! la voilà dans un coin de mon secrétaire. Cécile, qui est sortie, aura eu peur sans doute qu'elle ne tombât de ses poches. Je pourrai la copier, car je n'oserais vous l'envoyer. Peut-être voudra-t-elle un jour la relire. Cette fois-ci vous pourrez me remercier. Je m'impose une assez pénible tâche.

Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit qu'elle eût de l'humeur quelquefois, et qu'elle eût conservé des soupçons, soit qu'ayant vu plus clair dans son coeur elle se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait en me regardant jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le jeune homme s'était mis à lui apprendre la marche des échecs, l'autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien, j'entends l'officier de ***, jouaient ensemble au piquet. Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce soir-là avaient l'air d'enfants beaucoup plus qu'à l'ordinaire; car ma fille se méprenant sans cesse sur le nom et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord s'impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son impatience. Je tournai la tête. Je vis qu'ils boudaient l'un et l'autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était immobile sur l'échiquier. Sa tête était penchée en avant et baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la dévorer des yeux. C'était l'oubli de tout, l'extase, l'abandon. — Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais pourtant pas l'effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous? — A rien, dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me fatiguent. Depuis quelques moments, Milord, je les distingue encore moins qu'auparavant, et vous auriez toujours plus de sujet de vous plaindre de votre écolière; ainsi quittons-les. Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus seule. Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et, prenant mes deux mains, elle les mouilla de larmes. — Qu'est-ce, ma Cécile, lui dis-je, qu'est-ce? — C'est moi qui vous le demande, maman, me dit-elle. Qu'est-ce qui se passe en moi? Qu'est-ce que j'ai éprouvé? De quoi suis-je honteuse? De quoi est-ce que je pleure? — S'est-il aperçu de votre trouble? lui dis-je. — Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec laquelle je voulais relever un pion tombé. J'ai retiré ma main; mais je me suis sentie si contente de ce que notre bouderie ne durait plus! ses yeux m'ont paru si tendres! j'ai été si émue! Dans ce même moment vous avez dit doucement: Cécile, Cécile! Il aura peut-être cru que je boudais encore, car je ne le regardais pas. — Je le souhaite, lui dis-je. — Je le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le souhaitez-vous? — Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je, combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler des femmes! — Mais, dit Cécile, s'il y a ici de quoi penser et dire du mal, il ne pourrait m'accuser sans s'accuser encore plus lui-même. N'a-t-il pas baisé ma main, et n'a-t-il pas été aussi troublé que moi? — Peut-être, Cécile; mais il ne se souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne ne lui est pas nouvelle sans doute, et n'est pas d'une si grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image, s'il a rencontré dans la rue une fille facile… — Ah maman! — Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion: un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu'il n'a le plus souvent que pour l'espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n'est presque rien pour lui. — La grande affaire de notre vie! Quoi! il arrive à des femmes de s'occuper beaucoup d'un homme qui s'occupe peu d'elles! — Oui, cela arrive. Il arrive aussi à quelques femmes de s'occuper malgré elles des hommes en général. Soit qu'elles s'abandonnent, soit qu'elles résistent à leur penchant, c'est aussi la grande, la seule affaire de ces malheureuses femmes-là. Cécile, dans vos leçons de religion on vous a dit qu'il fallait être chaste et pure: aviez-vous attaché quelque sens à ces mots? — Non, maman. — Eh bien! le moment est venu de pratiquer une vertu, de vous abstenir d'un vice dont vous ne pouviez avoir aucune idée. Si cette vertu vient à vous paraître difficile, pensez aussi que c'est la seule que vous ayez à vous prescrire rigoureusement, à pratiquer avec vigilance, avec une attention scrupuleuse sur vous-même. — La seule! — Examinez-vous, et lisez le Décalogue. Aurez-vous besoin de veiller sur vous pour ne pas tuer, pour ne pas dérober, pour ne pas calomnier? Vous ne vous êtes sûrement jamais souvenue que tout cela vous fût défendu. Vous n'aurez pas besoin de vous en souvenir; et si vous avez jamais du penchant à convoiter quelque chose, ce sera aussi l'amant ou le mari d'une autre femme, ou bien les avantages qui peuvent donner à une autre le mari ou l'amant que vous désireriez pour vous. Ce qu'on appelle vertu chez les femmes sera presque la seule que vous puissiez ne pas avoir, la seule que vous pratiquiez en tant que vertu, et la seule dont vous puissiez dire en la pratiquant: J'obéis aux préceptes qu'on m'a dit être les lois de Dieu, et que j'ai reçues comme telles. — Mais, maman, les hommes n'ont-ils pas reçu les mêmes lois? pourquoi se permettent-ils d'y manquer, et de nous en rendre l'observation difficile? — Je ne saurais trop, Cécile, que vous répondre; mais cela ne nous regarde pas. Je n'ai point de fils. Je ne sais ce que je dirais à mon fils. Je n'ai pensé qu'à la fille que j'ai, et que j'aime par dessus toute chose. Ce que je puis vous dire, c'est que la société, qui dispense les hommes et ne dispense pas les femmes d'une loi que la religion paraît avoir donnée également à tous, impose aux hommes d'autres lois qui ne sont peut-être pas d'une observation plus facile. Elle exige d'eux, dans le désordre même, de la retenue, de la délicatesse, de la discrétion, du courage; et s'ils oublient ces lois, ils sont déshonorés, on les fuit, on craint leur approche, ils trouvent partout un accueil qui leur dit: On vous avait donné assez de privilèges, vous ne vous en êtes pas contentés; la société effraiera, par votre exemple, ceux qui seraient tentés de vous imiter, et qui, en vous imitant, troubleraient tout, renverseraient tout, ôteraient du monde toute sécurité, toute confiance. Et ces hommes, punis plus rigoureusement que ne le sont jamais les femmes, n'ont été coupables bien souvent que d'imprudence, de faiblesse ou d'un moment de frénésie; car les vicieux déterminés, les véritables méchants sont aussi rares que les hommes parfaits et les femmes parfaites. On ne voit guère tout cela que dans des fictions mal imaginées. Je ne trouve pas, je le répète, que la condition des hommes soit, même à cet égard, si extrêmement différente de celle des femmes. Et puis, combien d'autres obligations pénibles la société ne leur impose-t-elle pas! Croyez-vous, par exemple, que, si la guerre se déclare, il soit bien agréable à votre cousin de nous quitter au mois de mars pour aller s'exposer à être tué ou estropié, à prendre, couché sur la terre humide et vivant parmi des prisonniers malades, les germes d'une maladie dont il ne guérira peut-être jamais? — Mais, maman, c'est son devoir, c'est sa profession; il se l'est choisie. Il est payé pour tout ce que vous venez de dire; et, s'il se distingue, il acquiert de l'honneur, de la gloire même. Il sera avancé, on l'honorera partout où il ira, en Hollande, en France, en Suisse et chez les ennemis mêmes qu'il aura combattus. — Eh bien, Cécile, c'est le devoir, c'est la profession de toute femme que d'être sage. Elle ne se l'est pas choisie, mais la plupart des hommes n'ont pas choisi la leur. Leurs parents, les circonstances ont fait ce choix pour eux avant qu'ils fussent en âge de connaître et de choisir. Une femme aussi est payée de cela seul qu'elle est femme. Ne nous dispense-t-on pas presque partout des travaux pénibles? N'est-ce pas nous que les hommes garantissent du chaud, du froid, de la fatigue? En est-il d'assez peu honnêtes pour ne vous pas céder le meilleur pavé, le sentier le moins raboteux, la place la plus commode? Si une femme ne laisse porter aucune atteinte à ses moeurs ni à sa réputation, il faudrait qu'elle fût à d'autres égards bien odieuse, bien désagréable, pour ne pas trouver partout des égards; et puis, n'est-ce rien, après s'être attaché un honnête homme, de le fixer, de pouvoir être choisie par lui et par ses parents pour être sa compagne? Les filles peu sages plaisent encore plus que les autres; mais il est rare que le délire aille jusqu'à les épouser: encore plus rare qu'après les avoir épousées, un repentir humiliant ne les punisse pas d'avoir été trop séduisantes. Ma chère Cécile, un moment de cette sensibilité, à laquelle je voudrais que vous ne cédassiez plus, a souvent fait manquer à des filles aimables, et qui n'étaient pas vicieuses, un établissement avantageux, la main de l'homme qu'elles aimaient et qui les aimait. — Quoi! cette sensibilité qu'ils inspirent, qu'ils cherchent à inspirer, les éloigne? — Elle les effraie. Cécile; jusqu'au moment où il sera question du mariage, on voudra que sa maîtresse soit sensible, on se plaindra si elle ne l'est pas assez. Mais quand il est question de l'épouser, supposé que la tête n'ait pas tourné entièrement, on juge déjà comme si on était mari, et un mari est une chose si différente d'un amant, que l'un ne juge de rien comme en avait jugé l'autre. On se rappelle les refus avec plaisir; on se rappelle les faveurs avec inquiétude. La confiance qu'a témoignée une fille trop tendre ne paraît plus qu'une imprudence qu'elle peut avoir vis-à-vis de tous ceux qui l'y inviteront. L'impression trop vive qu'elle aura reçue des marques d'amour de son amant ne paraît plus qu'une disposition à aimer tous les hommes. Jugez du déplaisir, de la jalousie, du chagrin de son mari; car le désir d'une propriété exclusive est le sentiment le plus vif qui lui reste. Il se consolera d'être peu aimé, pourvu que personne ne puisse l'être. Il est jaloux encore lorsqu'il n'aime plus, et son inquiétude n'est pas aussi absurde, aussi injuste que vous pourriez à présent vous l'imaginer. Je trouve souvent les hommes odieux dans ce qu'ils exigent, et dans leur manière d'exiger des femmes; mais je ne trouve pas qu'ils se trompent si fort de craindre ce qu'ils craignent. Une fille imprudente est rarement une femme prudente et sage. Celle qui n'a pas résisté à son amant avant le mariage lui est rarement fidèle après. Souvent elle ne voit plus son amant dans son mari. L'un est aussi négligent que l'autre était empressé. L'un trouvait tout bien, l'autre trouve presque tout mal. A peine se croit-elle obligée de tenir au second ce qu'elle avait juré au premier. Son imagination aussi lui promettait des plaisirs qu'elle n'a pas trouvés, ou qu'elle ne trouve plus. Elle espère les trouver ailleurs que dans le mariage; et si elle n'a pas résisté à ses penchants étant fille, elle ne leur résistera pas étant femme. L'habitude de la faiblesse sera prise, le devoir et la pudeur sont déjà accoutumés à céder. Ce que je dis est si vrai, qu'on admire autant dans le monde la sagesse d'une belle femme courtisée par beaucoup d'hommes, que la retenue d'une fille qui est dans le même cas. On reconnaît que la tentation est à peu près la même et la résistance aussi difficile. J'ai vu des femmes se marier avec la plus violente passion, et avoir un amant deux ans après leur mariage, ensuite un autre, et puis encore un autre, jusqu'à ce que méprisées, avilies… — Ah! maman, s'écria Cécile en se levant, ai-je mérité tout cela? — Vous voulez dire: Ai-je besoin de tout cela? lui dis-je en l'asseyant sur mes genoux et en essuyant avec mon visage les larmes qui coulaient sur le sien. Non, Cécile, je ne crois pas que vous eussiez besoin d'un aussi effrayant tableau, et quand vous en auriez besoin, en seriez-vous plus coupable, en seriez-vous moins estimable, moins aimable? m'en seriez-vous moins chère ou moins précieuse? Mais allez vous coucher, ma fille; allez, songez que je ne vous ai blâmée de rien, et qu'il fallait bien vous avertir. Cette seule fois je vous aurai avertie. Allez — et elle s'en alla. Je m'approchai de mon bureau, et j'écrivis. "Ma Cécile, ma chère fille, je vous l'ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la sollicitude d'une mère qui vous aime plus que sa vie: ensuite, sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j'ai jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd'hui; mais je ne le lui répéterai jamais. Permettez donc que j'achève, Cécile, et soyez attentive jusqu'au bout. Je ne vous dirai pas ce que je dirais à tant d'autres: que, si vous manquez de sagesse, vous renoncerez à toutes les vertus; que, jalouse, dissimulée, coquette, inconstante, n'aimant bientôt que vous, vous ne serez plus ni fille, ni amie, ni amante. Je vous dirai au contraire que les qualités précieuses qui sont en vous, et que vous ne sauriez perdre, rendront la perte de celle-ci plus fâcheuse, en augmenteront le malheur et les inconvénients. Il est des femmes dont les défauts réparent en quelque sorte et couvrent les vices. Elles conservent dans le désordre un extérieur décent et imposant. Leur hypocrisie les sauve d'un mépris qui aurait rejailli sur leurs alentours. Impérieuses et fières, elles font peser sur les autres un joug qu'elles ont secoué. Elles établissent et maintiennent la règle; elles font trembler celles qui les imitent. A les entendre juger et médire, on ne peut se persuader qu'elles ne soient pas des Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies, les croient des Lucrèces; et leurs enfants, loin de rougir d'elles, les citent comme des exemples d'austérité. Mais vous, qu'oseriez-vous dire à vos enfants? Comment oseriez-vous réprimer vos domestiques? Qui oseriez-vous blâmer? Hésitant, vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence pour les fautes d'autrui décèlerait les vôtres. Sincère, humble, équitable, vous n'en déshonoreriez que plus sûrement ceux dont l'honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre s'établirait autour de vous. Si votre mari avait une maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits, et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage; vous vous exposeriez, en ne l'étant pas, à devenir trop malheureuse. Je ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins pas le regret d'avoir trop aimé ce qui méritait peu de l'être, le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses faiblesses, de s'étonner, en le voyant de sang-froid, qu'on ait pu devenir coupable pour lui. Mais j'en ai dit assez. J'ai fini, Cécile. Profitez, s'il est possible, de mes conseils; mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d'une mère qui vous adore. Que craindriez-vous? Des reproches? — Je ne vous en ferai point; ils m'affligeraient plus que vous. — La perte de mon attachement? — Je ne vous en aimerais peut-être que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous courriez risque d'être abandonnée de tout le monde. — De me faire mourir de chagrin? — Non, je vivrais, je tâcherais de vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la vôtre, et pour vous obliger à vous estimer vous-même malgré des faiblesses qui vous laisseraient mille vertus et à mes yeux mille charmes."

Cécile, en s'éveillant, lut ce que j'avais écrit. Je fis venir des ouvrières dont nous avions besoin. Je tâchai d'occuper et de distraire Cécile et moi, et j'y réussis. Mais après le dîner, comme nous travaillions ensemble et avec les ouvrières, elle interrompit le silence général. — Un mot, maman. Si les maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si peu de chose, serait-ce une grande perte?… — Oui, Cécile: vous voyez combien il est doux d'être mère. D'ailleurs il y a des exceptions, et chaque fille croyant que son amant et elle auraient été une exception, regrettera de n'avoir pu l'épouser, comme si c'était un grand malheur, quand même ce n'en serait pas un. Un mot, ma fille, à mon tour. Il y a une heure que je pense à ce que je vais vous dire. Vous avez entendu louer, et peut-être avait-on tort de les louer en votre présence, des femmes connues par leurs mauvaises moeurs; mais c'étaient des femmes qui n'auraient pu faire ce qu'on admire en elles si elles avaient été sages. La Le Couvreur n'aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses diamants si on ne les lui avait donnés, et elle n'aurait eu aucune relation avec lui si elle n'avait été sa maîtresse. Agnès Sorel n'aurait pas sauvé la France, si elle n'avait été celle de Charles VII. Mais ne serions-nous pas fâchées d'apprendre que la mère des Gracques, Octavie, femme d'Antoine, ou Porcie, fille de Caton, ait eu des amants? Mon érudition fit rire Cécile. — On voit bien, maman, dit-elle, que vous avez pensé d'avance à ce que vous venez de dire, et il vous a fallu remonter bien haut… — Il est vrai, interrompis-je, que je n'ai rien trouvé dans l'histoire moderne; mais nous mettrons, si vous voulez, à la place de ces Romaines madame Tr., Mlle des M. et Mlles de S.

Le jeune lord nous vint voir de meilleure heure que de coutume. Cécile leva à peine les yeux de dessus son ouvrage. Elle lui fit des excuses de son inattention de la veille, trouva fort naturel qu'il s'en fût impatienté, et se blâma d'avoir montré de l'humeur. Elle le pria, après m'en avoir demandé la permission, de revenir le lendemain lui donner une leçon dont elle profiterait sûrement beaucoup mieux. — Quoi! c'est de cela que vous vous souvenez! lui dit-il en s'approchant d'elle et faisant semblant de regarder son ouvrage. — Oui, dit-elle, c'est de cela. — Je me flatte, dit-il, que vous n'avez pas été en colère contre moi. — Point en colère du tout, lui répondit-elle. Il sortit désabusé, c'est-à-dire, abusé. Cécile écrivit sur une carte: "Je l'ai trompé, cela n'est pourtant pas bien agréable à faire." J'écrivis: "Non, mais cela était nécessaire, et vous avez bien fait. Je suis intéressée, Cécile. Je voudrais qu'il ne tînt qu'à vous d'épouser ce petit lord. Ses parents ne le trouveraient pas trop bon, mais comme ils auraient tort, peu m'importe. Pour cela, il faut tâcher de le tromper. Si vous réussissez à le tromper, il pourra dire: C'est une fille aimable, bonne, peu sensible de cette sensibilité à craindre pour un mari; elle sera sage, je l'aime, je l'épouserai. Si vous ne réussissez pas, s'il voit à travers de votre réserve, il peut dire: Elle sait se vaincre, elle est sage, je l'aime, je l'estime, je l'épouserai". Cécile me rendit les deux cartes en souriant. J'écrivis sur une troisième: "Au reste, je ne dis tromper que pour avoir plus tôt fait. Si je suis curieuse de lire une lettre qui m'est confiée, au point d'être tentée quelquefois de l'ouvrir, est-ce tromper que de ne l'ouvrir pas et de ne pas dire sans nécessité que j'en aie eu la tentation? Pourvu que je sois toujours discrète, la confiance des autres sera aussi méritée qu'avantageuse". — Maman, me dit Cécile, dites-moi tout ce que vous voudrez; mais, quant à me rappeler ce que vous m'avez dit ou écrit, il n'en est pas besoin: je ne puis l'oublier. Je n'ai pas tout compris, mais les paroles sont gravées dans ma tête. J'expliquerai ce que vous m'avez dit par les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j'ai déjà vues et lues, et ces choses-là je les expliquerai par celles que vous m'avez dites. Tout cela s'éclaircira mutuellement. Aidez-moi quelquefois, maman, à faire des applications comme autrefois quand vous me disiez: "Voyez cette petite fille, c'est cela qu'on appelle être propre et soigneuse; voyez celle-là, c'est cela qu'on appelle être négligente. Celle-ci est agréable à voir, l'autre déplaît et dégoûte." Faites-en autant sur ce nouveau chapitre. C'est tout ce dont je crois avoir besoin, et à présent je ne veux m'occuper que de mon ouvrage.

Le jeune lord est venu comme on l'en avait prié. La partie d'échecs est fort bien allée. Milord me dit une fois pendant la soirée: Vous me trouverez bien bizarre, Madame: je me plaignais avant-hier de ce que Mademoiselle était trop peu attentive, ce soir je trouve qu'elle l'est trop. A son tour, il était distrait et rêveur. Cécile a paru ne rien voir et ne rien entendre. Elle m'a priée de lui procurer Philidor. Si cela continue, je l'admirerai. Adieu; je répète ce que j'ai dit au commencement de ma lettre: cette fois-ci vous me devez des remerciements. J'ai rempli ma tâche encore plus exactement que je ne pensais; j'ai copié la lettre et les cartes. Je me suis rappelé ce qui s'est dit presque mot à mot.

LETTRE XIII

Tout va assez bien. Cécile s'observe avec un soin extrême. Le jeune homme la regarde quelquefois d'un air qui dit: Me serais-je trompé, et vous serais-je tout à fait indifférent? Il devient chaque jour plus attentif à lui plaire. Nous ne voyons plus le jeune ministre mon parent, ni son ami des montagnes. Le jeune Bernois, se sentant peut-être trop éclipsé par son cousin, ne nous honore plus de ses visites. Mais ce cousin vient nous voir très souvent, et me paraît toujours très aimable. Quant aux deux autres hommes, je les appelle mes pénates. Vos hommes m'ont bien fait rire. Celui qui est étonné qu'une hérétique sache ce que c'est que le Décalogue, me rappelle un Français qui disait à mon père: Monsieur, qu'on soit huguenot pendant le jour, je le comprends; on s'étourdit, on fait ses affaires, on ne pense à rien; mais le soir, en se couchant, dans son lit, dans l'obscurité, on doit être bien inquiet; car, au bout du compte, on pourrait mourir pendant la nuit; — et un autre qui lui disait: Je sais bien, Monsieur, que vous autres huguenots, vous croyez en Dieu; je l'ai toujours soutenu, je n'en doute pas; mais en Jésus-Christ?… Quant au président, qui ne comprend pas comment une femme qui a quelque instruction et quelque usage du monde ose encore parler des dix Commandements, et en général de la religion, il est encore plus plaisant ou plus pitoyable: il a voulu raisonner; il dit, comme tant d'autres, que sans la religion nous n'aurions pas moins de morale, et cite quelques athées honnêtes gens. Répondez-lui que, pour en juger, il faudrait trois ou quatre générations et un peuple entier d'athées; car, si j'ai eu un père, une mère, des maîtres chrétiens ou déistes, j'aurai contracté des habitudes de penser et d'agir qui ne se perdront pas le reste de ma vie, quelque système que j'adopte, et qui influeront sur mes enfants sans que je le veuille ou le sache. De sorte que Diderot, s'il était honnête homme, pouvait le devoir à une religion que, de bonne foi, il soutenait être fausse. Vous n'aviez pas besoin de m'assurer que vous ne disiez jamais rien de mes lettres qui pût avoir le plus petit inconvénient. Les écrirais-je si je n'en étais assurée? Je suis bien aise que vous soyez si contente de Cécile. Vous me trouvez extrêmement indulgente, et vous ne savez pas pourquoi; en vérité, ni moi non plus. Il n'y aurait eu, ce me semble, ni justice ni prudence dans une conduite plus rigoureuse. Comment se garantir d'une chose qu'on ne connaît et n'imagine point, qu'on ne peut ni prévoir ni craindre? Y a-t-il quelque loi naturelle ou révélée, humaine ou divine, qui dise: La première fois que ton amant te baisera la main, tu n'en seras point émue? Fallait-il la menacer des chaudières bouillantes Où l'on plonge à jamais les femmes mal-vivantes? Fallait-il, en la boudant, en lui montrant de l'éloignement, l'inviter à dire, comme Télémaque: O Milord! si maman m'abandonne, il ne me reste plus que vous. Supposé que quelqu'un fût assez fou pour me dire: Oui, il le fallait; je dirais que, n'ayant ni indignation, ni éloignement dans le coeur, cette conduite, qui ne m'aurait paru ni juste ni prudente, n'aurait pas non plus été possible

LETTRE XIV

Que direz-vous d'une scène qui nous bouleversa hier, ma fille et moi, au point que nous n'avons presque pas ouvert la bouche aujourd'hui, ne voulant pas en parler et ne pouvant parler d'autre chose? Voilà du moins ce qui me ferme la bouche, et je crois que c'est aussi ce qui la ferme à Cécile. Elle a l'air encore tout effrayée. Pour la première fois de sa vie elle a mal passé la nuit, et je la trouve très-pâle.

Hier, Milord et son parent dînant au château, je n'eus l'après-dîné que mon cousin du régiment de ***. Ma fille le pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un canif; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort tranchant. Il se coupa la main fort avant, et le sang coula avec une telle abondance que j'en fus effrayée. Je courus chercher du taffetas d'Angleterre, un bandage, de l'eau. C'est singulier, dit-il en riant, et ridicule; j'ai mal au coeur. Il était assis. Cécile dit qu'il pâlit extrêmement. Je criai de la porte: Ma fille, vous avez de l'eau de Cologne. Elle en mouilla vite son mouchoir; d'une main elle tenait ce mouchoir, qui lui cachait le visage de M. de ***; de l'autre, elle tâchait d'arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu'il la tirait à lui. Penchée, comme elle l'était, elle n'aurait pu résister; mais l'effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le crut fou; elle crut qu'une convulsion lui faisait faire un mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses idées furent rapides et confuses. Il lui disait: Chère Cécile! charmante Cécile! Au moment où il lui donnait avec transport un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève, et l'assied à sa place. Son sang coulait toujours. J'appelle Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je tenais, et sans dire un seul mot j'emmène ma fille. Plus morte que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire. — Mais, maman, disait-elle, comment n'ai-je pas eu la pensée de me jeter de côté, de détourner sa tête? J'avais deux mains; il n'en avait qu'une. Je n'ai pas fait le moindre effort pour me dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me tirait. J'ai toujours continué à tenir mon tablier autour de la main blessée. Qu'importait qu'elle saignât un peu plus! C'est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange! N'est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment où l'on en aurait le plus de besoin? Je ne répondais rien. Craignant également de graver dans son imagination d'une manière trop fâcheuse une chose qui lui faisait tant de peine, et de la lui faire envisager comme un évènement commun, ordinaire et auquel il ne fallait point mettre d'importance, je n'osais parler. Je n'osai même exprimer mon indignation contre M. de ***. Je ne disais rien du tout. Je fis dire à ma porte que Cécile était incommodée. Nous passâmes la soirée à lire de l'anglais. Elle entend passablement Robertson. L'histoire de la malheureuse reine Marie l'attacha un peu; mais de temps en temps elle disait: Mais, maman, cela n'est-il pas bien étrange? Etait-il donc fou? — Quelque chose d'approchant, lui répondais-je; mais lisez, ma fille, cela vous distrait et moi aussi. — Le voilà. Il ne s'est pas fait annoncer, de peur sans doute qu'on ne le renvoyât. Je ne sais comment lui parler, comment le regarder. Je continue d'écrire pour me dispenser de l'un et de l'autre. Je vois Cécile lui faire une grande révérence. Il est aussi pâle qu'elle, et ne parait pas avoir mieux dormi. Je ne puis pas écrire plus longtemps. Il ne faut pas laisser ma fille dans l'embarras.

Monsieur de *** s'est approché de moi quand il m'a vue poser la plume. — Me bannirez-vous de chez vous, Madame? m'a-t-il dit. Je ne sais moi-même si j'ai mérité une aussi cruelle punition. Je suis coupable, il est vrai, de l'oubli de moi-même le plus impardonnable, le plus inconcevable, mais non d'aucun mauvais dessein, d'aucun dessein. Ne savais-je pas que vous alliez rentrer? J'aime Cécile; je le dis aujourd'hui comme une excuse, et hier, en entrant chez vous, j'aurais cru ne pouvoir jamais le dire sans crime. J'aime Cécile, et je n'ai pu sentir sa main contre mon visage, ma main dans la sienne, sans perdre pour un instant la raison. Dites à présent, Madame, me bannissez-vous de chez vous? Mademoiselle, me bannissez-vous, ou me pardonnez-vous généreusement l'une et l'autre? Si vous ne me pardonnez pas, je quitte Lausanne dès ce soir. Je dirai qu'un de mes amis me prie de venir tenir sa place au régiment. Il me serait impossible de vivre ici si je ne pouvais venir chez vous, ou d'y venir si j'y étais reçu comme vous devez trouver que je le mérite. Je ne répondais pas. Cécile m'a demandé la permission de répondre. J'ai dit que je souscrivais d'avance à tout ce qu'elle dirait. — Je vous pardonne, Monsieur, a-t-elle dit, et je prie ma mère de vous pardonner. Au fond, c'est ma faute. J'aurais dû être plus circonspecte, vous donner mon mouchoir et ne le pas tenir, détacher mon tablier après en avoir enveloppé votre main. Je ne savais pas la conséquence de tout cela; me voici éclairée pour le reste de ma vie. Mais, puisque vous m'avez fait un aveu, je vous en ferai un aussi qui vous sera utile peut-être, et qui vous fera comprendre pourquoi je ne crains pas de continuer à vous voir. J'ai aussi de la préférence pour quelqu'un. — Quoi! s'écria-t-il, vous aimez! Cécile ne répondit pas. De ma vie je n'ai été aussi émue. Je le croyais; mais le savoir! savoir qu'elle aime assez pour le dire et de cette manière! pour sentir que c'est un préservatif, que les autres hommes ne sont point à craindre pour elle! M. de ***, sur qui je jetai les yeux, me fit pitié dans ce moment, et je lui pardonnai tout. — L'homme que vous aimez, Mademoiselle, lui dit-il d'une voix altérée, sait-il son bonheur? — Je me flatte qu'il n'a pas deviné mes sentiments, répondit Cécile avec le son de voix le plus doux et une expression dans l'accent la plus modeste qu'elle ait jamais eue. — Mais comment cela est-il possible? dit-il; car, vous aimant, il doit étudier vos moindres paroles, vos moindres actions, et alors ne doit-il pas démêler?… — Je ne sais pas s'il m'aime, interrompit Cécile, il ne me l'a pas dit, et il me semble que je le verrais par la raison que vous me dites. — Je voudrais savoir, reprit-il, quel est cet homme assez heureux pour vous plaire, assez aveugle pour l'ignorer. — Et pourquoi voudriez-vous le savoir? dit Cécile. — Il semble, dit-il, que je ne lui voudrais point de mal, et cela, parce que je ne le crois pas aussi amoureux que moi. Je lui parlerais tant de vous, avec tant de passion, qu'il ferait une plus grande attention à vous, qu'il vous en apprécierait mieux, et qu'il mettrait son sort entre vos mains; car je ne puis croire qu'il soit malheureusement lié comme moi. J'aurais eu au moins le bonheur de vous servir, et je trouverais quelque consolation à penser qu'un autre ne saura pas être heureux autant que je le serais à sa place. — Vous êtes généreux et aimable, lui dis-je; je vous pardonne aussi de tout mon coeur. Il pleura et moi aussi. Cécile baissait la tête, et reprit son ouvrage. — L'aviez-vous dit à votre mère? lui dit-il. — Non, lui dis-je, elle ne me l'avait pas dit. — Mais vous savez qui c'est. — Oui, je le devine. — Et si vous cessiez de l'aimer, Mademoiselle? — Ne le souhaitez pas, lui dis-je, vous êtes trop aimable pour qu'en ce cas-là je pusse ne vous pas bannir. Il me vint du monde, il se sauva. Je dis à Cécile de rester le dos tourné à la fenêtre, et je fis apporter du café que je la priai de me servir, quoiqu'il ne fût guère l'heure d'en prendre. Tout cela l'occupant et la cachant, elle essuya peu de questions sur sa pâleur et sur son indisposition de la veille. Il n'y eut que notre ami l'Anglais à qui rien n'échappa. — J'ai rencontré votre parent, me dit-il tout bas. Il m'aurait évité s'il l'avait pu. Quel air je lui ai trouvé! Dix jours de maladie ne l'auraient pas plus changé qu'il n'a changé depuis avant-hier. Vous me trouvez bien pâle, m'a-t-il dit. Figurez-vous, en me montrant sa main, qu'une piqûre, profonde à la vérité, m'a changé de la sorte. Je lui ai demandé où il s'était fait cette piqûre. Il m'a dit que c'était chez vous avec un canif, en taillant un crayon; qu'il avait perdu beaucoup de sang et s'était trouvé mal. Cela est si ridicule, a-t-il dit, que j'en rougis. En effet, il a rougi, et n'en a été le moment d'après que plus pâle. J'ai vu qu'il disait vrai, mais qu'il ne disait pas tout. En entrant ici je vous trouve un air d'émotion et d'attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue. Permettez-moi de vous demander ce qui s'est passé. — Parce que vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en souriant, vous voulez toujours l'être; mais il y a des choses que l'on ne peut dire, — et nous avons parlé d'autre chose. On a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme à l'ordinaire. La partie d'échecs a été fort grave. Le Bernois faisait jouer Cécile d'après Philidor que j'avais fait chercher. Milord, que cela n'amusait guère, lui a cédé sa place et demandé à faire un robber au whist. A la fin de la soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile: — Vous m'avez refusé tout l'hiver; Mademoiselle, une bourse ou un portefeuille. Il faudra bien pourtant, quand je partirai, que j'emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de vous en laisser un de moi. — Point du tout, Milord, répondit-elle; si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort bien de nous oublier. — Vous avez bien de la fermeté, Mademoiselle, dit-il, et vous prononcez ne nous jamais revoir comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j'ai dit: Il y a de la fermeté dans son expression; mais vous, Milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus beau. — Moi, Madame! — Oui, quand vous avez parlé de départ et de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation. — Cela est clair, a dit Cécile en s'efforçant pour la première fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement. Au reste, je crois que si le détachement n'était que dans l'air, la fierté était dans le coeur. Le ton dont il avait dit quand je partirai l'avait blessée. Il fut blessé à son tour. N'est-il pas étrange qu'on ne se soucie d'être aimé que quand on croit ne le pas être; qu'on sente tant la privation, et si peu la jouissance; qu'on se joue du bien qu'on a, et qu'on l'estime dès qu'on ne l'a plus; qu'on blesse sans réflexion, et qu'on s'offense et s'afflige de l'effet de la blessure; qu'on repousse ce qu'on voudrait ensuite retirer à soi? — Quelle journée! me dit Cécile dès que nous fûmes seules. M'est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous a le plus frappée? — Ce sont ces mots: J'ai aussi de la préférence pour quelqu'un. — Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en m'embrassant; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu'il n'y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la fermeté, et j'ai une envie si grande de ne pas vous donner de chagrins! Ce matin vous savez que nous n'avons presque point parlé. Eh bien! je me suis occupée pendant notre silence de la manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et bien triste pour moi; mais je sais que vous feriez des choses beaucoup plus difficiles. — Comment faudrait-il vivre, Cécile? — Il me semble qu'il faudrait moins rester chez nous, et que ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si agréable pour eux; vous êtes si aimable, maman; on est trop bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu'on veut. Il vaudra mieux, au risque de s'ennuyer, aller chercher le monde. Vous m'ordonnerez d'apprendre à jouer, il ne sera plus question d'échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et enfin le dire. Si on n'aime pas, cela se verra plus distinctement, et je ne pourrai plus m'y tromper. — Je la serrai dans mes bras. — Que vous êtes aimable! que vous êtes raisonnable! m'écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de vous! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez. Qu'on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement. Seriez-vous ce que vous êtes, si j'avais voulu que ma raison fût votre raison, et qu'au lieu d'avoir une âme à vous, vous n'eussiez que la mienne? Vous valez mieux que moi. Je vois en vous ce que je croyais presqu'impossible de réunir, autant de fermeté que de douceur, de discernement que de simplicité, de prudence que de droiture. Puisse cette passion, qui a développé des qualités si rares, ne vous pas faire payer trop cher le bien qu'elle vous a fait! Puisse-t-elle s'éteindre ou vous rendre heureuse! Cécile, qui était très fatiguée, me pria de la déshabiller, de l'aider à se coucher et de souper auprès de son lit. Au milieu de notre souper elle s'endormit. Il est onze heures, elle n'est pas encore levée. Dès ce soir je commencerai à exécuter le plan de Cécile, et je vous dirai dans peu de jours comment il nous réussit.

LETTRE XV

Nous vivons comme Cécile l'a demandé; et j'admire qu'on nous fasse accueil dans un monde que nous négligions beaucoup. Nous y sommes une sorte de nouveauté. Cécile, qui a pris de la contenance, assez d'aisance dans les manières, de la prévenance, de l'honnêteté, est assurément une nouveauté très agréable; et ce qui fait plus que tout cela, c'est que nous rendons à la société quatre hommes qu'on n'est pas fâché d'avoir. Les premières fois que Cécile a joué au whist, le Bernois voulut être son maître comme aux échecs, et l'assiduité qu'il a montrée auprès d'elle a un peu écarté le jeune lord. Les gens ont aussi perdu la pensée qu'il fallût le faire jouer constamment avec Cécile, comme ils l'avaient eue au commencement de l'hiver. Nous avons eu dans un même jour différentes scènes assez singulières, et des moments assez plaisants. Cécile avait dîné chez une parente malade, et j'étais seule à trois heures quand Milord et son parent entrèrent chez moi. — Il faut à présent venir de bien bonne heure pour avoir l'espérance de vous trouver, dit Milord. Il y a eu, avant ce changement, six semaines bien plus agréables que n'ont été ces derniers huit ou dix jours. Me serait-il permis de vous demander, Madame, qui, de vous ou de Mademoiselle Cécile, a souhaité qu'on se mît à sortir tous les jours? — C'est ma fille, ai-je répondu. — S'ennuyait-elle? dit Milord. — Je ne le crois pas, ai-je dit. — Mais pourquoi donc, a-t-il repris, quitter une façon de vivre si commode et si agréable, pour en prendre une pénible et insipide? Il me semble… — Il me semble à moi, a interrompu son parent, que Mademoiselle Cécile peut en avoir eu trois raisons, c'est-à-dire, une raison entre trois, qui chacune lui ferait honneur. — Et quelles trois raisons? a dit le jeune homme. — D'abord elle peut avoir craint qu'on ne trouvât à redire à la façon de vivre que nous regrettons, et que des femmes, fâchées de ne plus voir ces deux dames parmi elles, et leur enviant les empressements de tous les hommes qu'elles veulent bien souffrir, ne fissent quelque remarque injuste et maligne; or, une femme, et encore plus une jeune fille, ne peut prévenir avec trop de soin les mauvais propos et la disposition qui les fait tenir. — Et votre seconde raison? voyons, dit Milord, si je la trouverai meilleure que la première. — Mademoiselle Cécile peut avoir inspiré à quelqu'un de ceux qui venaient ici un sentiment auquel elle n'a pas cru qu'il lui convînt de répondre, et que, par conséquent, elle n'a pas voulu encourager. — Et la troisième? — Il n'est pas impossible qu'elle ne se soit senti elle-même un commencement de préférence auquel elle n'a pas voulu se livrer. — Les hommes vous remercieront de la première et de la dernière conjecture, a dit Milord. C'est dommage qu'elles soient si gratuites, et que nous ayons si peu de raisons de croire que nous attirions de l'envie sur ces dames, ou que nous donnions de l'amour. — Mais, Milord, a dit en souriant son parent, puisque vous voulez qu'on soit si modeste pour vous aussi bien que pour soi, permettez-moi de vous dire qu'il vient deux hommes ici qui sont plus aimables que nous. — Voici Mademoiselle Cécile, a dit Milord: je pense que vous ne seriez pas bien aise que je lui rendisse compte de vos conjectures, quelqu'honorables que vous les trouviez? — Comme vous voudrez, lui a-t-on répondu. Cécile était entrée. Le plaisir a brillé dans ses yeux. — Voulons-nous faire encore une pauvre partie d'échecs sans que personne s'en mêle? a dit Milord. — Je le voudrais, a répondu Cécile, mais cela n'est pas possible. Dans un quart-d'heure il faut que j'aille me coiffer et m'habiller pour l'assemblée de Madame de *** (c'était la femme de notre parent, chez qui nous avions été invitées), et j'aime mieux causer un moment que de jouer une demi-partie d'échecs. En effet, elle s'est mise à causer avec nous d'un air si tranquille, si réfléchi, si serein, que je ne l'avais jamais trouvée aussi aimable. Les deux Anglais sont restés pendant qu'elle faisait sa toilette. Elle est revenue simplement et agréablement vêtue; nous l'avons tous un peu admirée, et nous sommes sortis. A la porte de la maison où nous allions, le parent de Milord a dit qu'il ne fallait pas entrer avec nous, et a voulu faire encore une visite. — Enviera-t-on aussi à ces dames, a dit Milord, le bonheur d'avoir été accompagnées par nous? — Non, a dit son parent, mais on pourrait envier le nôtre, et je ne voudrais faire de la peine à personne. Nous sommes entrées, ma fille et moi. L'assemblée était nombreuse; Madame de *** avait mis beaucoup de soin à une parure qui devait avoir l'air négligé. Son mari n'est pas resté longtemps dans le salon, de sorte qu'il n'y était plus quand on a présenté deux jeunes Français, dont l'un avait l'air fort éveillé, l'autre fort taciturne. Je n'ai fait qu'entrevoir le premier; il était partout. L'autre est resté immobile à la place que le hasard lui avait d'abord donnée. Nos Anglais sont venus. Ils ont demandé à Madame de *** où était son mari. — Demandez à Mademoiselle, a-t-elle répondu d'un ton de plaisanterie en montrant ma fille: il n'a parlé qu'à elle, et content d'avoir eu ce bonheur, il s'en est allé aussitôt. Les Anglais se sont donc approchés de Cécile; elle a dit, sans se déconcerter, que son cousin s'étant plaint d'un grand mal de tête, il avait proposé au général d'A. de faire une partie de piquet dans un cabinet éloigné du bruit. Là-dessus, j'ai laissé Cécile sur sa bonne foi, et suis allée trouver mon cousin, à qui j'ai demandé s'il avait aussi mal à la tête que le prétendait Cécile, ou s'il avait trouvé sa situation dans le salon trop embarrassante. — Seriez-vous assez barbare pour me plaisanter? a-t-il dit (il faut vous dire en passant que le digne général d'A. est un peu sourd); mais n'importe, je vous ferai ma confession. J'avais mal à la tête, ma santé ne s'est pas remise de cette piqûre (il montrait sa main); cela ne m'aurait pourtant pas obligé à me retirer, mais j'ai senti que je serais très embarrassé; et puis, j'ai toujours trouvé qu'un homme avait mauvaise grâce chez lui dans une assemblée nombreuse, et j'ai eu la coquetterie de ne pas vouloir que vous me vissiez promener sottement ma figure de femme en femme, de table en table. Ces sortes d'assemblées étant au contraire le triomphe des maîtresses de maison, j'ai voulu laisser jouir Madame de *** de ses avantages, et ne pas courir le risque de gâter son plaisir en lui donnant de l'humeur. Je plaisantais de tout ce raffinement, quand l'un des Français est venu mettre sa tête dans le cabinet. Ouvrant tout-à-fait la porte dès qu'il m'a aperçue: Je parierais, Madame, a-t-il dit en me saluant, que vous êtes la soeur, la tante, ou la mère d'une jolie personne que je viens de voir là-dedans. — Laquelle? ai-je dit. — Ah! vous le savez bien, Madame, m'a-t-il répondu. J'ai dit: Eh bien! je suis sa mère; mais à quoi l'avez-vous deviné? — Ce n'est pas à ses traits, m'a-t-il dit, c'est à sa contenance et à sa physionomie; mais comment pouvez-vous la laisser en butte aux fureurs vengeresses de la maîtresse du logis? Je l'ai suppliée de ne pas boire une tasse de thé qu'elle lui donnait, et de dire qu'elle y avait vu tomber une araignée; mais Mademoiselle votre fille a haussé les épaules et a bu. Elle est courageuse, ou bien elle croit à la vertu comme Alexandre; mais moi je crois à la jalousie de Madame de ***. Certainement elle lui a enlevé son mari ou son amant; mais je pense que c'est son mari, car la dame a l'air plus vaine que tendre. Je voudrais bien le voir. Je suis sûr qu'il est très aimable et très amoureux. D'ailleurs, j'ai ouï dire ici, et dans la ville où son régiment est en garnison, qu'il était le plus aimable comme le plus brave cavalier du monde. Mais, Madame, ce n'est pas la seule situation intéressante que Mademoiselle votre fille donne lieu aux spectateurs de considérer. Elle a auprès d'elle deux Bernois, un Allemand et un lord anglais, qui est le seul à qui elle ne dise pas grand chose. Il a l'air d'en être consterné. Il n'est guère fin, à mon avis. Il me semble qu'à sa place j'en serais flatté. Cette distinction en vaut bien une autre. — Vos tableaux me paraissent être d'imagination, lui ai-je dit en souriant; mais j'étais au fond très peinée. Allons voir tout cela. J'ai fermé la porte du cabinet après en être sortie. — Savez-vous bien, Monsieur, ai-je dit, que vous avez parlé devant le maître de la maison, celui qui joue? — Quoi, lui! Je suis au désespoir. Je ne le croyais pas si jeune. Et r'ouvrant aussitôt la porte et me ramenant à la partie de piquet: Que faut-il, Monsieur, a-t-il dit à mon parent, que fasse un jeune écervelé vis-à-vis d'un galant homme qui a bien voulu faire semblant de ne pas entendre les sottises qui lui sont échappées? Ce que vous faites, Monsieur, a dit M. de *** en se levant. Et serrant de bonne grâce la main que lui présentait le jeune étranger, il a avancé une chaise, et nous a priés de nous asseoir. Ensuite il a demandé des nouvelles de plusieurs officiers de son régiment et d'autres personnes que le jeune homme avait vues après lui. A mon tour, je l'ai questionné. Il est parent de votre mari; il vous a vue et votre fille, mais seulement en passant, de sorte que je n'ai pu en tirer grand chose sur cet intéressant sujet. Il est plus proche parent de l'évêque de B., que nous avons vu ici encore abbé de Th., et il a un peu de sa fine et vive physionomie. Je lui ai demandé ce qu'était son frère. — Officier d'artillerie, m'a-t-il dit, rempli de talents et d'application; mais aussi il n'est que cela. — Et vous? lui ai-je dit. — Un étourdi, un espiègle, et je ne suis aussi que cela. J'avais cru que cette profession me suffirait jusqu'à vingt ans; mais, quoique je n'en aie que dix-sept, j'ai envie d'abdiquer tout de suite. Encore serait-ce trop tard d'un jour. — Et laquelle prendrez-vous à la place? — Je m'étais toujours promis, m'a-t-il répondu, d'être un héros en cessant d'être un fou. A vingt ans je veux être un héros. J'ai envie d'employer ces trois ans d'intervalle à me préparer à ce métier, mieux que je n'aurais pu faire si je n'avais quitté l'autre dès à présent. — Je vous remercie, lui ai-je dit, et suis très contente de vous et de vos réponses. Allons voir ce que fait ma fille. Je prie l'apprenti héros de penser que la loyauté, la prudence, la discrétion envers les dames faisaient partie de la profession de ses devanciers les plus célèbres, ceux dont les troubadours de son pays chantaient les amours et les exploits. Je le prie de ne pas dire un mot de ma fille qui ne soit digne du preux chevalier le plus discret. — Je vous le promets, non pas en plaisantant, mais tout de bon, m'a-t-il dit. Je ne saurais me taire trop scrupuleusement après l'extravagance avec laquelle j'ai parlé. Nous étions alors dans le salon. Ma fille jouait au whist avec des enfants, princes à la vérité, mais qui n'en étaient pas moins les petits ours les plus mal léchés du monde. — Voyez, m'a dit le Français; le lord anglais et le beau Bernois ont été placés à l'autre extrémité de la chambre. — Point de remarques, lui ai-je dit. — M'est-il donc permis de vous montrer mon frère qui, assis à la même place où nous l'avons laissé, bombarde et canonne encore la même ville; Gibraltar, par exemple? Cette table est la forteresse, ou bien c'est Maëstricht qu'il s'agit de défendre. Ce babil n'aurait jamais fini, ni je n'eusse prié qu'on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin est rentré dans le salon. Il s'est approché de moi. — Faut-il, m'a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que je n'ai su voir malgré toute mon application! Faut-il qu'il soit venu me tirer d'une incertitude dont à présent je connais tout le prix! Il s'assit tristement à mes côtés, n'osant s'approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s'approcher de sa femme ni de Milord. — Je vous laisse croire, lui dis-je; vous porteriez vos soupçons sur quelqu'autre, et ils seraient peut-être encore plus fâcheux; car cet enfant ne me paraît pas d'une figure ni d'un esprit bien distingués. Demandez-vous pourtant s'il est bien raisonnable d'ajouter tant de foi aux observations qu'a pu faire en un demi-quart d'heure un jeune étourdi. — Cet étourdi, m'a-t-il répondu, n'a-t-il pas deviné ma femme? Nous nous retirâmes: je laissai mon cousin plongé dans la tristesse. Les Anglais nous ramenèrent, et Milord me pria si instamment de permettre qu'on portât leur souper chez moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les mots piquants, les regards malveillants de notre parente. C'était l'explication de cette tasse de thé que le Français ne voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu'on lui avait fait faire. A tout cela Cécile ne disait pas un mot; et me tirant à part: Ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle, et ne nous moquons pas: à sa place, j'en ferais peut-être tout autant. — Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre. Le souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n'avoir point de Bernois, point de Français, point de concurrents autour de lui. En s'en allant, il me dit que cette fois-ci il adopterait les ménagements de son cousin, et ne dirait mot du souper, de peur de se faire porter envie. Je ne lui aurais pas demandé le secret, mais je ne suis pas fâchée que de lui-même il le garde. Mon cousin me fait tout de bon pitié. Les Français repartent demain. Ils ont fait grande sensation ici; mais, en admirant l'application et les talents de l'aîné, on regrettait qu'il ne parlât pas un peu plus, qu'il ne fût pas comme un autre; et, en admirant la vivacité d'esprit et la gentillesse du cadet, on aurait voulu qu'il parlât moins, qu'il fût circonspect et modeste, sans penser qu'il n'y aurait alors plus rien à admirer non plus qu'à critiquer chez aucun des deux. On ne voit point assez que, chez nous autres humains, le revers de la médaille est de son essence aussi bien que le beau côté. Changez quelque chose, vous changez tout. Dans l'équilibre des facultés vous trouverez la médiocrité comme la sagesse. Adieu. Je vous enverrai, par les parents de votre mari, la silhouette de ma fille.

LETTRE XVI

Je vais vite copier une lettre du Bernois que mon cousin vient de m'envoyer.

"Ta parente, Cécile de ***, est la première femme que j'aie jamais désiré d'appeler mienne. Elle et sa mère sont les premières femmes avec qui j'aie pu croire que je serais heureux de passer ma vie. Dis-moi, mon cher ami, toi qui les connais, si je me suis trompé dans le jugement parfaitement avantageux que j'ai porté d'elles? Dis-moi encore (car c'est une seconde question), dis, sans te croire obligé de détailler tes motifs, si tu me conseilles de m'attacher à Cécile et de la demander à sa mère?"

Plus bas, mon cousin a écrit: "A ta première question je réponds sans hésiter: oui, et cependant je réponds non à la seconde. Si ce qui me fait dire non vient à changer, ou si mon opinion à cet égard change, je t'en avertirai tout de suite."

Il a écrit dans l'enveloppe: "Faites-moi la grâce, Madame, de me faire savoir si vous et Mlle Cécile approuvez ma réponse. Supposé que vous ne l'approuviez pas, je garderai ceci, et ferai la réponse que vous me dicterez."

Cécile est sortie, je l'attends pour répondre.

Elle approuve la réponse. Je lui ai dit: Pensez-y bien, ma chère enfant! — J'y pense bien, m'a-t-elle répondu. — Ne te fâche pas de ma question, lui ai-je dit. Trouves-tu ton Anglais plus aimable? Elle m'a dit que non. — Le crois-tu plus honnête, plus tendre, plus doux? — Non. — Le trouves-tu d'une plus belle figure? — Non. — Tu vivrais, du moins en été, dans le Pays-de-Vaud. Aimerais-tu mieux vivre dans un pays inconnu? — J'aimerais cent fois mieux vivre ici, et j'aimerais mieux vivre à Berne qu'à Londres. — Te serait-il indifférent d'entrer dans une famille où l'on ne te verrait pas avec plaisir? — Non, cela me paraîtrait très fâcheux. S'il est des noeuds secrets, s'il est des sympathies, en est-il ici, ma chère enfant? — Non, maman. Je ne l'occupe tout au plus que quand il me voit, et je ne pense pas qu'il me préfère à son cheval, à ses bottes neuves, ni à son fouet anglais. Elle souriait tristement, et deux larmes brillaient dans ses yeux. — Ne vous paraît-il pas possible, ma fille, d'oublier un pareil amant? lui ai-je dit. — Cela me paraît possible; mais je ne sais si cela arrivera. — Est-il bien sûr que tu te consolasses de rester fille? — Cela n'est pas bien sûr, c'est encore une de ces choses dont il me semble qu'on ne peut juger d'avance. — Et cependant la réponse? — La réponse est bonne, maman, et je vous prie d'écrire à mon cousin de l'envoyer. — Ecris toi-même, ai-je dit. Elle a fait une enveloppe à la lettre et a écrit en dedans: "La réponse est bonne, Monsieur, et je vous en remercie. Cécile de *** ".

La lettre envoyée, ma fille m'a donné mon ouvrage et a pris le sien. — Vous m'avez demandé, maman, m'a-t-elle dit, si je me consolerais de ne pas me marier. Il me semble que ce serait selon le genre de vie que je pourrais mener. J'ai pensé déjà plusieurs fois que si je n'avais rien à faire que d'être une demoiselle, au milieu de gens qui auraient des maris, des amants, des femmes, des maîtresses, des enfants, je pourrais trouver cela bien triste, et convoiter quelquefois, comme vous disiez l'autre jour, le mari ou l'amant de mon prochain; mais si vous trouviez bon que nous allassions en Hollande ou en Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois qu'étant toujours avec vous et occupée, et n'ayant pas le temps d'aller dans le monde ni de lire des romans, je ne convoiterais et ne regretterais rien, et que ma vie pourrait être très douce. Ce qui manquerait à la réalité, je l'aurais en espérance. Je me flatterais de devenir assez riche pour acheter une maison entourée d'un champ, d'un verger, d'un jardin, entre Lausanne et Rolle, ou bien entre Vevey et Villeneuve, et d'y passer avec vous le reste de ma vie. — Cela serait bon, lui ai-je dit, si nous étions soeurs jumelles; mais, Cécile, je vous remercie: votre projet me plaît et me touche. S'il était encore plus raisonnable il me toucherait moins. — On meurt à tout âge, a-t-elle dit, et peut-être aurez-vous l'ennui de me survivre. — Oui, lui ai-je répondu; mais il est un âge où l'on ne peut plus vivre, et cet âge viendra dix-neuf ans plus tôt pour moi que pour vous… Nos paroles ont fini là, mais non pas nos pensées. Six heures ont sonné, et nous sommes sorties, car nous ne passons plus de soirées à la maison, à moins que nous n'ayons véritablement du monde, c'est-à-dire des femmes aussi bien que des hommes. Jamais je n'étais moins sortie de chez moi que pendant le mois passé, et jamais je ne suis tant sortie que ce mois-ci. La retraite était une affaire de hasard et de penchant; la dissipation est une tâche assez pénible. Si je n'étais pas la moitié du temps très inquiète dans le monde, je m'y ennuyerais mortellement. Les intervalles d'inquiétude sont remplis par l'ennui. Quelquefois je me repose et me remonte en faisant un tour de promenade avec ma fille, ou bien, comme aujourd'hui, en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, Auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire. Des lois auxquelles tient la conservation de l'univers font tomber cette neige, et luire ce soleil. En la fondant, il produira des torrents, des cascades, et il colorera ces cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où il n'y a point d'yeux pour les voir; mais, en même temps qu'elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété aussi est nécessaire; mais elle n'en est pas moins agréable, et n'en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et aimables de la nature, tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur!

LETTRE XVII

Ma chère amie, vous m'avez fait encore plus de plaisir que vous ne croyez, en me disant que la silhouette de Cécile vous plaisait si fort, et que les récits du chevalier de *** vous avaient donné tant d'envie de voir la fille et de revoir la mère. Eh bien, il ne tient qu'à vous de les voir. Ma fille perd sa gaieté dans la contrainte qu'elle s'impose. Si cela durait plus longtemps, je craindrais qu'elle ne perdît sa fraîcheur, peut-être sa santé. Depuis quelques jours je méditais sur les moyens de prévenir un malheur qu'il m'est affreux de craindre, et qu'il me serait impossible de supporter. On ne me félicitait plus sur sa bonne grâce, on ne me louait plus sur son éducation, sans me donner une envie de pleurer que je ne surmontais pas toujours, et tout le temps que j'étais seule, je le passais à imaginer un moyen de distraire ma fille, de lui rendre le bonheur, de lui conserver la santé et la vie; car mes craintes n'avaient point de bornes. Je ne trouvais rien qui me satisfît. Il est de trop bonne heure pour aller à la campagne. Si j'en avais loué une dans cette saison, et que j'y fusse allée, quel propos n'aurais-je pas fait tenir? Et même plus tard, si je l'avais prise près de Lausanne, outre que c'aurait été bien cher, cela n'aurait pas assez changé la scène; et plus loin, dans nos montagnes ou dans la vallée du lac de Joux, ma fille, n'étant plus sous les yeux du public, aurait été exposée aux conjectures les plus injustes et les plus affligeantes. Votre lettre est venue: toute incertitude a cessé. J'ai dit mon dessein à ma fille. Elle accepte courageusement. Nous irons donc vous voir, à moins que vous ne nous le défendiez; mais je suis si persuadée que vous ne nous le défendrez pas, que je vais annoncer notre départ, et louer ma maison à des étrangers qui en cherchent une. Le régiment de *** est dans votre voisinage. Je ne saurais en être fâchée pour mon cousin, parce que lui-même en sera très aise, et j'en suis bien aise à cause du Bernois. Si le jeune lord nous laisse partir sans rien dire; si du moins, après notre départ, sentant ce qu'il a perdu, il ne court pas sur nos pas, ne m'écrit point, ne demande point à ses parents la permission de leur donner Cécile pour belle fille, je me flatte que Cécile oubliera un enfant si peu digne de sa tendresse, et qu'elle rendra justice à un homme qui lui est supérieur à tous égards.

Fin de la première partie.

LETTRES ECRITES DE LAUSANNE

SECONDE PARTIE.

LETTRE XVIII

Nous attendons votre réponse dans une jolie maison, à trois quarts de lieue de Lausanne, que l'on m'a prêtée. Les étrangers qui demandaient à louer la mienne, et qui l'ont louée, étaient pressés d'y entrer. J'y ai laissé tous mes meubles, de sorte que nous n'avons eu ni fatigue ni embarras. Il serait possible que la neige ne se fondant pas, ou se fondant tout-à-coup, nous ne puissions partir aussitôt que nous le voudrions. A présent cela m'est assez égal; mais au moment où nous quittâmes Lausanne, j'aurais voulu avoir plus loin à aller, et des objets plus nouveaux à présenter aux yeux et à l'imagination de ma fille; quelque tendresse qu'on ait pour une mère, il me semblait que se trouver toute seule avec elle, au mois de mars, pouvait paraître un peu triste. C'eût été la première fois que j'aurais vu Cécile s'ennuyer avec moi, et désirer que notre tête-à-tête fût interrompu. Je vous avoue que, redoutant cette mortification, j'avais fait tout ce que j'avais pu pour me l'épargner. Un portefeuille d'estampes que m'avait prêté M. d'Ey**, les Mille et une Nuits, Gil Blas; les Contes d'Hamilton et Zadig avaient pris les devants avec un piano-forté et une provision d'ouvrage. D'autres choses qui n'étaient pas dues à mes soins ont plus fait que mes soins. Milord, son parent, un malheureux chien, un pauvre nègre… Mais je veux reprendre toute notre histoire de plus haut.

Après vous avoir écrit, je me disposai à aller dans une maison où je devais trouver tout le beau monde de Lausanne. Je conseillai à Cécile de n'y venir qu'une demi-heure après moi, quand j'aurais offert ma maison et annoncé notre départ; mais elle me dit qu'elle était intéressée à voir l'impression que je ferais. — Vous la verrez, lui dis-je; il n'y aura que la première surprise et les premières questions que mon arrangement vous épargnera. — Non, maman, dit-elle, laissez-moi voir l'impression tout entière; que j'en aie tout le plaisir ou tout le chagrin. A vos côtés, appuyée contre votre chaise, touchant votre bras, ou seulement votre robe, je me sentirai forte de la plus puissante comme de la plus aimable protection. Vous savez bien, maman, combien vous m'aimez, mais non pas combien je vous aime, et que vous ayant, vous, je pourrais supporter de tout perdre et renoncer à tout. Allons, maman, vous êtes trop poltronne, et vous me croyez bien plus faible que je ne suis. Est-il besoin, mon amie, de vous dire que j'embrassai Cécile, que je pleurai, que je la serrai contre mon sein; qu'en marchant dans la rue je m'appuyai sur son bras avec encore plus de plaisir et de tendresse qu'à l'ordinaire; qu'en entrant dans la salle, j'eus soin avant tout qu'une chaise fût placée pour elle un peu derrière la mienne? Ah! sans doute, vous imaginez, vous voyez tout cela; mais voyez-vous aussi mon pauvre cousin et son ami l'Anglais venir à nous d'un air inquiet, cherchant dans nos yeux l'explication de je ne sais quoi qu'ils y voient de nouveau et d'étrange? Mon cousin, surtout, me regardait, regardait Cécile, semblait désirer et craindre à la fois que je ne parlasse; et l'autre, qui voyait cette agitation, partageait son intérêt entre lui et nous, et tantôt passait machinalement le bras autour de M***, tantôt mettait la main sur son épaule, comme pour lui dire: Je deviens véritablement votre ami; si on vous apprend quelque chose de fâcheux, vous trouverez un ami dans un étranger chez qui vous n'avez vu jusqu'ici que de la sympathie, un certain rapport de caractère ou de circonstances. Moi, qui n'avais songé tout le jour à votre lettre et à ma réponse que relativement à ma fille, qui n'avais songé qu'à elle et à ses impressions, je fus si touchée de ce que je voyais de la passion de l'un de ces hommes, de la tendre compassion de l'autre, du sentiment et de l'habitude qui s'étaient établis entre eux et nous, et de l'espèce d'adieu qu'il fallait leur dire, que je me mis à pleurer. Jugez si cela les rassura, et si ma fille fut surprise!

Notre silence n'était plus supportable: l'inquiétude augmentait, mon parent pâlissait, Cécile pressait mon bras et me disait tout bas: Mais maman, qu'est-ce donc? qu'avez-vous? — Je suis folle, leur dis-je enfin. De quoi s'agit-il? d'un voyage qui ne nous mène pas hors du monde, pas même au bout du monde. Le Languedoc n'est pas bien loin. Vous, Monsieur, vous voyagez, je puis espérer de vous revoir; et vous, mon cousin, vous allez du même côté que moi. Nous avons envie d'aller voir une parente fort aimable et qui m'est fort chère. Cette parente a aussi envie de nous voir: rien ne s'y oppose, et je suis résolue à partir bientôt. Allez, mon cousin, dire à monsieur et madame *** que ma maison est à louer pour six mois.

Il le leur dit. L'Anglais s'assit. Les tuteurs de ma fille et leurs femmes accoururent: Milord, nous voyant occupées à leur répondre, s'appuya contre la cheminée, regardant de loin. Le Bernois vint nous témoigner sa joie de ce qu'il passerait l'été plus à portée de nous qu'il ne l'aurait cru. Ensuite vinrent les étrangers, qui louèrent sur le champ ma maison. Il ne restait que l'embarras de nous loger en attendant votre réponse. On nous offrit un logement dans une maison de campagne que des Anglais ont quittée en automne. J'acceptai avec empressement, de sorte que tout fut arrangé, et devint public en un quart d'heure; mais la surprise, les questions, les exclamations durèrent toute la soirée. Les plus intéressés à notre départ en parlèrent le moins. Milord se contenta de s'informer de la distance de l'habitation qu'on nous donnait, et nous assura que de longtemps la route de Lyon ne serait praticable pour des femmes: il demanda ensuite à son parent si, au lieu de commencer par Berne, Bâle, Strasbourg, Nanci, Metz, Paris, ils ne pourraient pas commencer leur tour de France par Lyon, Marseille et Toulouse. — Vous serait-il plus aisé alors, lui dit-on, de quitter Toulouse qu'à présent de n'y pas aller? — Je ne sais, dit Milord plus faiblement et d'un air moins signifiant que je n'aurais voulu. — Après avoir été six semaines à Paris, lui dit son parent, vous irez où vous voudrez.

Cécile me pria de l'associer à mon jeu, disant qu'elle avait son voyage dans la tête, de manière qu'elle ne jouerait rien qui vaille. Après le jeu, je demandai à M. d'Ey*** qu'il nous prêtât des estampes et des livres; mon parent m'offrit son piano-forté: je l'acceptai; sa femme n'est pas musicienne. Le Bernois, qui a ici son carrosse et ses chevaux, me pria de les prendre pour me conduire à la campagne, et de permettre que son cocher pût savoir tous les matins d'une laitière qui vient en ville si je voulais me servir de lui pendant la journée. — Ce sera moi, dit Milord, qui, toutes les fois qu'il fera un temps passable, irai demander les ordres de ces dames et qui vous les porterai. — Cela est juste, dit son parent: de pauvres étrangers n'ont à offrir que leur zèle. Le Bernois nous dit ensuite qu'il n'aurait pas longtemps le plaisir de nous être bon à quelque chose, puisqu'il allait à Berne pour tâcher de se faire élire du Deux-Cents, ayant obtenu pour cela une prolongation de semestre. Comme son père est mort et qu'il n'a point d'oncle qui soit conseiller, on lui demanda s'il épouserait une fille à baretly. Le Deux-Cents est le Conseil souverain de Berne; le baretly est le chapeau avec lequel on va en Deux-Cents, et on appelle fille à baretly celle dont le père peut donner une place dans le Deux-Cents à l'homme qu'elle épouse. — Non assurément, dit-il; je n'ai pas un coeur à donner en échange d'un baretly, et je ne voudrais pas recevoir sans donner. On parla des élections. On s'étonna que M. de *** eût déjà vingt-neuf ans. Il en a trente. Le baillif parla du sénat et des sénateurs de Berne. — Sénat, sénateurs, mon oncle! s'écria le neveu. Mais pourquoi non? On m'a dit que les bourgmestres d'Amsterdam étaient quelquefois appelés consuls par leurs clients et par eux-mêmes. Et vous, mon cher oncle, ne seriez-vous point le pro-consul d'Asie, résidant à Athènes? — Mon neveu, mon neveu, dit la baillive, qui a de l'esprit, avec ces plaisanteries-là, il vous faudrait épouser deux ou trois baretly pour être sûr de votre élection. Madame de ***, la femme de mon parent, voyant tout le monde autour de nous, s'approcha à la fin, et s'adressant à son mari: Et vous, Monsieur, puisque ces dames partent, vous pourrez enfin vous résoudre à partir; vous cesserez d'avoir tous les jours des lettres à écrire, des prétextes à imaginer. Il y a huit jours, a-t-elle ajouté en affectant de rire, que ses malles sont attachées sur sa voiture. Tout le monde se taisait. — Mais tout de bon, Monsieur, reprit-elle, quand partirez-vous? — Demain, Madame, ou ce soir, dit-il en pâlissant. Et, courant vers la porte, après avoir serré la main à son ami, il sortit de la salle et de la maison. En effet, il partit cette nuit même, éclairé par la lune et la neige.

Le lendemain, qui était lundi, et le surlendemain, je fus en affaire, et ne voulus voir personne; et mercredi dernier, à midi, nous étions en carrosse, Cécile, Fanchon, Philax et moi, sur le chemin de Renens. On avait bien donné l'ordre d'ouvrir notre appartement, de faire du feu dans la salle à manger, et nous comptions faire notre dîner d'une soupe au lait et de quelques oeufs. Mais, en approchant de la maison, nous fûmes surprises de voir du mouvement, un air de vie, toutes les fenêtres ouvertes, de grands feux dans toutes les chambres qui le disputaient au soleil pour sécher et réchauffer l'air et les meubles. Arrivées à la porte, Milord et son parent nous aidèrent à descendre de carrosse, et portèrent dans la maison les boîtes et les paquets. La table était mise, le piano-forté accordé, un air favori ouvert sur le pupitre; un coussin pour le chien auprès du feu, des fleurs dans des vases sur la cheminée: rien ne pouvait être plus galant ni mieux entendu. On nous servit le meilleur dîner; nous bûmes du punch; on nous laissa des provisions, un pâté, des citrons, du rhum, et on nous supplia de permettre qu'on vînt une fois ou deux chaque semaine dîner avec nous. — Quant à prendre le thé, Madame, dit Milord, je n'en demande pas la permission, vous ne refuseriez cela à personne. A cinq heures, on leur amena des chevaux; ils les laissèrent à leurs domestiques, et comme le temps était beau, quoique très froid, nous les reconduisîmes jusqu'au grand chemin. Au moment où ils allaient nous quitter, voilà un beau chien danois qui vient à nous rasant de son museau la terre couverte de neige; c'était un dernier effort, un monceau de neige l'arrête; il cherche d'un air inquiet, chancelle, et vient tomber aux pieds de Cécile. Elle se baisse. Milord s'écrie et veut la retenir; mais Cécile, lui soutenant que ce n'est pas un chien enragé, mais un chien qui a perdu son maître, un pauvre chien à moitié mort de fatigue, de faim et de froid, s'obstine à le caresser. Les laquais sont envoyés à la maison pour chercher du lait, du pain, tout ce qu'on pourra trouver. On apporte; le chien boit et mange, et lèche les mains de sa bienfaitrice. Cécile pleurait de plaisir et de pitié. Attentive, en le ramenant avec elle, à mesurer ses pas sur ceux de l'animal fatigué, à peine regarde-t-elle son amant qui s'éloigne; toute la soirée fut employée à réchauffer, à consoler cet hôte nouveau, à lui chercher un nom, à faire des conjectures sur ses malheurs, à prévenir le chagrin et la jalousie de Philax. En se couchant, ma fille lui fit un lit de tous les habits qu'elle ôtait, et cet infortuné est devenu le plus heureux chien de la terre. Au lieu de raisonner, au lieu de moraliser, donnez à aimer à quelqu'un qui aime; si aimer fait son danger, aimer sera sa sauvegarde; si aimer fait son malheur, aimer sera sa consolation; pour qui sait aimer, c'est la seule occupation, la seule distraction, le seul plaisir de la vie.

Voilà le mercredi passé; nous voilà établies dans notre retraite, et Cécile n'a pas l'air de pouvoir s'y ennuyer; elle n'a pas eu recours encore à la moitié de ses ressources: les livres, l'ouvrage, les estampes sont restés dans un tiroir.

Le jeudi vient; les fleurs, le chien, le piano, suffisent à sa matinée. L'après-dîner, elle va voir le fermier qui occupe une partie de la maison; elle caresse ses enfants, cause avec sa femme; elle voit porter du lait hors de la cuisine, et elle apprend que c'est à un malade qu'on le porte, à un nègre mourant de consomption, que des Anglais dont il était le domestique ont laissé dans cette maison. Ils l'ont beaucoup recommandé au fermier et à la fermière, et ont laissé à un banquier de Lausanne l'ordre de leur payer toutes les semaines, tant qu'il sera en vie, une pension plus que suffisante pour les mettre en état de le bien soigner. Cécile vint me trouver avec cette information, et me supplia d'aller avec elle auprès du nègre, de lui parler anglais, de savoir de lui si nous ne pouvions rien lui donner qui lui fût agréable. — On m'a dit, maman, qu'il ne savait pas le français; qui sait, dit-elle, si ces gens, malgré toute leur bonne volonté, devinent ses besoins? Nous y allâmes. Cécile lui dit les premiers mots d'anglais qu'elle eût jamais prononcés: ce que l'amour avait fait acquérir, l'humanité en fit usage. Il parut les entendre avec quelque plaisir. Il ne souffrait pas, mais il avait à peine quelque reste de vie. Doux, patient, tranquille, il ne paraissait pas qu'il souhaitât ou regrettât rien: il était jeune cependant. Cécile et Fanchon ne l'ont presque pas quitté. Nous lui donnions tantôt un peu de vin, tantôt un peu de soupe. J'étais assise auprès de lui avec ma fille, dimanche matin, quand il expira. Nous restâmes longtemps sans changer de place.

— C'est donc ainsi qu'on finit, maman, dit Cécile, et que ce qui sent et parle et se remue, cesse de sentir, d'entendre, de pouvoir se remuer? Quel étrange sort! naître en Guinée, être vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne! Nous avons répandu quelque douceur sur ses deniers jours. Je ne suis, maman, ni riche ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de bien; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort me conduira, assez seulement pour que moi et les autres puissions croire que c'est un bien plutôt qu'un mal que j'y sois venue! Ce pauvre nègre! mais pourquoi dire: ce pauvre nègre! Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps ou peu de temps, avoir eu un peu plus ou un peu moins de peine ou de plaisir, il vient un moment où cela est bien égal: le roi de France sera un jour comme ce nègre. — Et moi aussi, interrompis-je, et toi…. et Milord. — Oui, dit-elle, c'est vrai; mais sortons à présent d'ici. Je vois Fanchon qui revient de l'église, je le lui dirai. Elle alla à la rencontre de Fanchon, et l'embrassa, et pleura, et revint caresser ses chiens en pleurant. On enterre aujourd'hui le nègre. Nous avons vu dans cette occasion la mort toute seule, sans rien de plus: rien d'effrayant, rien de solennel, rien de pathétique. Point de parents, point de deuil, point de regrets feints ou sincères: aussi ma fille n'a-t-elle reçu aucune impression lugubre. Elle est retournée auprès du corps deux ou trois fois tous les jours; elle a obtenu qu'on le laissât couvert et dans son lit sans le toucher, et que l'on continuât à chauffer la chambre. Elle y a lu et travaillé, et il m'a fallu être aussi raisonnable qu'elle. Ah! que je suis contente de voir qu'elle n'a pas cette sensibilité qui fait qu'on fuit les morts, les mourants, les malheureux! Au reste, je ne lui vois pas non plus l'activité qui les cherche, et j'avoue que j'en suis bien aise aussi. Je ne l'aimerais que chez une Madeleine pénitente: les Madeleines pécheresses elles-mêmes ne devraient faire du bien qu'à petit bruit; autrement elles ont l'air d'acheter du monde comme de Dieu, non des pardons, mais des indulgences…. Je me tais! je me tais! et j'en ai déjà trop dit. Qu'importe aux pauvres qu'on soulage l'air qu'on a en les soulageant? Si quelqu'une des femmes dont je parle devait lire ceci, je dirais: Ne faites aucune attention à mes imprudentes paroles, ou donnez leur une attention entière; continuez à faire du bien, ne vous privez pas des bénédictions des malheureux, et n'attirez pas sur moi leurs malédictions, ni la condamnation de celui qui vous a dit que la charité couvre une multitude de péchés. Je vous ai exhortées à faire l'aumône en secret: c'est l'aumône secrète qui est la plus agréable à Dieu, et la plus satisfaisante pour notre coeur, parce que le motif en est plus simple, plus pur, plus doux, moins mêlé de cet amour-propre qui tourmente la vie; mais ici l'action est plus importante que le motif, et peut-être que la bonne action rendra les motifs meilleurs, parce que la vue du pauvre souffrant et affligé, la vue du pauvre soulagé et reconnaissant pourra attendrir votre coeur et le changer.

LETTRE XIX

Monsieur,

Vous paraissiez si triste hier, que je ne puis m'empêcher de vous demander quel sujet de chagrin vous avez. Vous refuserez peut-être de le dire, mais vous ne pourrez pas me savoir mauvais gré de l'avoir demandé: je n'ai depuis hier que votre image dans l'esprit. Milord vient nous voir presque tous les jours. Il est vrai qu'il ne reste d'ordinaire qu'un moment. Vous paraît-il qu'on y fasse attention à Lausanne, et qu'on puisse me blâmer de le recevoir? Vous le connaissez autant qu'un jeune homme est connaissable; vous connaissez ses parents, et leur façon de penser. Je ne doute pas que vous n'ayez lu dans le coeur de Cécile: dites-moi comment je dois me conduire. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

LETTRE XX

Madame,

Il est vrai que je suis fort triste. Je suis si éloigné de vous savoir mauvais gré de votre question, que j'avais déjà résolu de vous faire mon histoire; mais je l'écrirai: ce sera une sorte d'occupation et de distraction, et la seule dont je sois susceptible. Tout ce que je puis vous dire, Madame, touchant Milord, c'est que je ne lui connais aucun vice. Je ne sais s'il aime mademoiselle Cécile autant qu'elle le mérite; mais je suis presque sûr qu'il ne regarde aucune autre femme avec intérêt, et qu'il n'a aucune liaison d'une autre espèce. Il y a deux mois que j'écrivis à son père qu'il paraissait s'attacher à une fille sans fortune, mais dont la naissance, l'éducation, le caractère et la figure ne laissaient rien à désirer, et je lui demandais s'il voulait que, sous quelque prétexte, je fisse quitter Lausanne à son fils; car chercher à l'éloigner de vous, Madame, et de votre fille, c'eût été lui dire: Il y a quelque chose de mieux que la beauté, la bonté, les grâces et l'esprit. J'avais plus de raisons qu'un autre de ne me pas charger de cet odieux et absurde soin. Le père et la mère m'ont écrit tous deux que, pourvu que leur fils aimât et fût aimé, qu'il épousât par amour, non par honneur, après que l'amour serait passé, ils seraient très contents, et que de la façon dont je parlais de celle à laquelle il s'attachait, et de sa mère, il n'y avait rien de pareil à craindre. Ils avaient bien raison, sans doute; cependant j'ai peint au jeune homme la honte, le désespoir qu'on sentirait en se voyant obligé à acquitter de sang-froid un engagement qu'on aurait pris dans un moment d'ivresse totale; car, de manquer à un pareil engagement, je n'ai pas voulu supposer que cela fût possible.

Je ne crois pas, Madame, qu'on trouve rien d'étrange à ses visites; il les avait annoncées avant votre départ devant tout le monde. On le voit assidu à ses leçons, et presque tous les soirs en compagnie de femmes. J'ai reçu de Lyon des nouvelles de votre parent: il ne lui était rien arrivé de fâcheux, quoiqu'il fût allé nuit et jour, et que les chemins soient couverts de neige comme ils ne l'ont jamais été dans cette saison. Il n'est pas heureux.

Je me mettrai à écrire dès ce soir peut-être. J'ai l'honneur d'être, Madame, etc., etc., William ***.

LETTRE XXI

Mon histoire est romanesque, Madame, autant que triste, et vous allez être désagréablement surprise en voyant des circonstances à peine vraisemblables ne produire qu'un homme ordinaire.

Un frère que j'avais et moi naquîmes presqu'en même temps, et notre naissance donna la mort à ma mère. L'extrême affliction de mon père, et le trouble qui régna pendant quelques instants dans toute notre maison, fit confondre les deux enfants qui venaient de naître. On n'a jamais su lequel de nous deux était l'aîné. Une de nos parentes a toujours cru que c'était mon frère, mais sans en être sûre, et son témoignage, n'étant appuyé ni contredit par personne, a produit une sorte de présomption, et rien de plus; car l'opinion qu'on avait conçue s'évanouissait toutes les fois qu'on en voulait examiner le fondement. Elle fit une légère impression sur moi, mais n'en fit jamais aucune sur mon frère. Il se promit de n'avoir rien qu'en commun avec moi; de ne se point marier si je me mariais. Je me fis et à lui la même promesse; de sorte que n'ayant qu'une famille entre nous deux, ne pouvant avoir que les mêmes héritiers, jamais la loi n'aurait eu à décider sur nos droits ou nos prétentions.

Si le sort avait mis entre nous toute l'égalité possible, il n'avait fait en cela qu'imiter la nature; l'éducation vint encore augmenter et affermir ces rapports. Nous nous ressemblions pour la figure et pour l'humeur, nos goûts étaient les mêmes, nos occupations nous étaient communes ainsi que nos jeux; l'un ne faisait rien sans l'autre, et l'amitié entre nous était plutôt de notre nature que de notre choix, de sorte qu'à peine nous nous en apercevions; c'étaient les autres qui en parlaient, et nous ne la reconnûmes bien que quand il fut question de nous séparer. Mon frère fut destiné à avoir une place dans le parlement, et moi à servir dans l'armée: on voulut l'envoyer à Oxford, et me mettre en pension chez un ingénieur; mais, le moment de la séparation venu, notre tristesse et nos prières obtinrent que je le suivrais à l'université, et j'y partageai toutes ses études comme lui toutes les miennes. J'appris avec lui le droit et l'histoire, et il apprit avec moi les mathématiques et le génie; nous aimions tous deux la littérature et les beaux-arts. Ce fut alors que nous appréciâmes avec enthousiasme le sentiment qui nous liait; et si cet enthousiasme ne rendit pas notre amitié plus forte ni plus tendre, il la rendit plus productive d'actions, de sentiments, de pensées; de sorte qu'en étant plus occupés, nous en jouissions davantage. Castor et Pollux, Oreste et Pilade, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, David et Jonathan furent nos héros. Nous nous persuadâmes qu'on ne pouvait être lâche ni vicieux ayant un ami, car la faute d'un ami rejaillirait sur l'autre; il aurait à rougir, il souffrirait; et puis quel motif pourrait nous entraîner à une mauvaise action? Sûrs l'un de l'autre, quelles richesses, quelle ambition, quelle maîtresse pourraient nous tenter assez pour nous faire devenir coupables? Dans l'histoire, dans la fable, partout nous cherchions l'amitié, et elle nous paraissait la vertu et le bonheur.

Trois ans s'étaient écoulés; la guerre avait commencé en Amérique: on y envoya le régiment dont je portais depuis longtemps l'uniforme. Mon frère vint me l'apprendre, et, parlant du départ et du voyage, je fus surpris de lui entendre dire nous au lieu de toi; je le regardai. — Avais-tu cru que je te laisserais partir seul? me dit-il. Et voyant que je voulais parler: Ne m'objecte rien, s'écria-t-il, ce serait le premier chagrin que tu m'aurais fait, épargne-le-moi. Nous allâmes passer quelques jours chez mon père, qui, de concert avec tous nos parents, pressa mon frère de quitter son bizarre projet. Il fut inébranlable, et nous partîmes. La première campagne n'eut rien que d'agréable et d'honorable pour nous. Un sous-lieutenant de la compagnie où je servais ayant été tué, mon frère demanda et obtint sa place. Habillés de même, de même taille, ayant presque les mêmes cheveux et les mêmes traits, on nous confondait sans cesse, quoiqu'on nous vît toujours à côté l'un de l'autre. Pendant l'hiver, nous trouvâmes le moyen de continuer nos études, de lever des plans, de dessiner des cartes, de jouer de la harpe, du luth et du violon, tandis que nos camarades perdaient leur temps au jeu et avec des filles. Je ne les condamne pas: qui est-ce qui peut ne rien faire et n'être avec personne?

Au commencement de la seconde campagne…. Mais à quoi bon vous détailler ce qui amena pour moi le plus affreux des malheurs? Il fut blessé à mes côtés: Pauvre William, dit-il, pendant que nous l'emportions, que deviendrez-vous? Trois jours je vécus entre la crainte et l'espérance; trois jours je fus témoin des douleurs les plus vives et les plus patiemment souffertes. Enfin, le soir du troisième jour, voyant son état empirer de moment en moment: Fais un miracle, ô Dieu, rends-le moi! m'écriai-je. — Daigne toi-même le consoler, dit mon frère d'une voix presque éteinte. Il me serre faiblement la main et expire.

Je ne me souviens pas distinctement de ce qui se passa dans le temps qui suivit sa mort. Je me retrouvai en Angleterre; on me mena à Bristol et à Bath. J'étais une ombre errante, et j'attirais des regards de surprise et de compassion sur cette pauvre, inutile moitié d'existence qui me restait. Un jour, j'étais assis sur l'un des bancs de la promenade, tantôt ouvrant un livre que j'avais apporté, tantôt le reposant à côté de moi. Une femme, que je me souvins d'avoir déjà vue, vint s'asseoir à l'autre extrémité du même banc; nous restâmes longtemps sans rien dire, je la remarquais à peine; je tournai enfin les yeux de son côté, et je répondis à quelques questions qu'elle m'adressa d'une voix douce et discrète. Je crus ne la ramener chez elle, quelques moments après, que par reconnaissance et politesse; mais le lendemain et les jours suivants je cherchai à la revoir, et sa douce conversation, ses attentions caressantes me la firent bientôt préférer à mes tristes rêveries, qui étaient pourtant mon seul plaisir. Caliste (c'est le nom qui lui était resté du rôle qu'elle avait joué avec le plus grand applaudissement la première et unique fois qu'elle avait paru sur le théâtre), Caliste était d'une extraction honnête, et tenait à des gens riches; mais une mère dépravée et tombée dans la misère, voulant tirer parti de sa figure, de ses talents et du plus beau son de voix qui ait jamais frappé une oreille sensible, l'avait vouée de bonne heure au métier de comédienne, et on la fit débuter par le rôle de Caliste, dans The fair penitent. Au sortir de la comédie, un homme considérable l'alla demander à sa mère, l'acheta pour ainsi dire, et dès le lendemain partit avec elle pour le continent. Elle fut mise à Paris, malgré sa religion, dans une abbaye distinguée, sous le seul nom de Caliste, fille de condition, mais dont on cachait le nom de famille par des raisons importantes.

Elle fut adorée des religieuses et de ses compagnes, et le ton qu'elle aurait pu contracter avec sa mère la décelait si peu, qu'on la crut fille du feu duc de Cumberland, et cousine par conséquent de notre roi; et, quand on lui en parlait, la rougeur que lui donnait le sentiment de son véritable état fortifiait le soupçon au lieu de le détruire. Elle fit bientôt tous les ouvrages de femme avec une adresse étonnante. Elle commença à dessiner et à peindre; elle dansait déjà assez bien pour que sa mère eût pensé à en faire une danseuse; elle se perfectionna dans cet art si séduisant; elle prit aussi des leçons de chant et de clavecin. J'ai toujours trouvé qu'elle jouait et chantait comme on parle où comme on devrait parler, et comme elle parlait elle-même: je veux dire qu'elle jouait et chantait, tantôt de génie, tantôt de souvenir, tout ce qu'on lui demandait, tout ce qu'on lui présentait, se laissant interrompre et recommençant mille fois, se livrant rarement à ses propres impressions, et prenant surtout plaisir à faire briller le talent des autres. Jamais il ne fut une plus aimable musicienne, jamais talent ne para tant la personne. Mais ce degré de perfection et de facilité, ce ne fut pas à Paris qu'elle l'acquit, ce fut en Italie, où son amant passa deux mois avec elle, uniquement occupé d'elle, de son instruction et de son plaisir. Après quatre ans de voyages, il la ramena en Angleterre, et demeurant avec elle, tantôt chez lui à la campagne, tantôt à Londres chez le général D**, son oncle, il eut encore quatre ans de vie et de bonheur; mais le bonheur et l'amour ne fléchissent pas la mort: une inflammation de poitrine l'emporta. — Je ne lui laisse rien, dit-il à son oncle un moment avant de mourir, parce que je n'ai plus rien; mais vous vivez, vous êtes riche, et ce qu'elle tiendra de vous lui sera plus honorable que ce qu'elle tiendrait de moi: à cet égard je ne regrette rien, et je meurs tranquille.

L'oncle, au bout de quelques mois, lui donna, avec une rente de quatre cent pièces, cette maison à Bath, où je la voyais. Il y venait passer quelques semaines toutes les années, et, quand il avait la goutte, il la faisait venir chez lui. Elle vous ressemble, Madame, ou elle vous ressemblait, je ne sais lequel des deux il faut dire. Dans ses pensées, dans ses jugements, dans ses manières, elle avait comme vous je ne sais quoi qui négligeait les petites considérations pour aller droit aux grands intérêts, à ce qui caractérise les gens et les choses. Son âme et ses discours, son ton et sa pensée étaient toujours d'accord; ce qui n'était qu'ingénieux ne l'intéressait point, la prudence seule ne la détermina jamais, et elle disait ne savoir pas bien ce que c'était que la raison; mais elle devenait ingénieuse pour obliger, prudente pour épargner du chagrin aux autres, et elle paraissait la raison même quand il fallait amortir des impressions fâcheuses et ramener le calme dans un coeur tourmenté ou dans un esprit qui s'égarait. Vous êtes souvent gaie et quelquefois impétueuse; elle n'était jamais ni l'un ni l'autre. Dépendante, quoique adorée, dédaignée par les uns tandis qu'elle était servie à genoux par d'autres, elle avait contracté je ne sais quelle réserve triste qui tenait tout ensemble de la fierté et de l'effroi; et, si elle eût été moins aimante, elle eût pu paraître sauvage et farouche. Un jour, la voyant s'éloigner de gens qui l'avaient abordée avec empressement, et la considéraient avec admiration, je lui en demandai la raison. — Rapprochons-nous d'eux, me dit-elle; ils ont demandé qui je suis, vous verrez de quel air ils me regarderont! Nous fîmes l'essai: elle n'avait deviné que trop juste, une larme accompagna le sourire et le regard par lequel elle me le fit remarquer. — Que vous importe? lui dis-je. — Un jour peut-être cela m'importera, me dit-elle en rougissant. Je ne l'entendis que longtemps après. Je me souviens qu'une autre fois, invitée chez une femme chez qui je devais aller, elle refusa. — Mais pourquoi? lui dis-je. Cette femme, et tous ceux que vous verrez chez elle, ont de l'esprit et vous admirent. — Ah! dit-elle, ce ne sont pas les dédains marqués que je crains le plus, j'ai trop dans mon coeur et dans ceux qui me dédaignent de quoi me mettre à leur niveau; c'est la complaisance, le soin de ne pas parler d'une comédienne, d'une fille entretenue, de Milord, de son oncle. Quand je vois la bonté et le mérite souffrir pour moi, et obligés de se contraindre ou de s'étourdir, je souffre moi-même. Du vivant de Milord, la reconnaissance me rendait plus sociable; je tâchais de gagner les coeurs pour qu'on n'affligeât pas le sien. Si ses domestiques ne m'eussent pas respectée, si ses parents ou ses amis m'avaient repoussée, ou que je les eusse fuis, il se serait brouillé avec tout le monde. Les gens qui venaient chez lui s'étaient si bien accoutumés à moi, que souvent, sans y penser, ils disaient devant moi les choses les plus offensantes. Mille fois j'ai fait signe à Milord en souriant de les laisser dire; tantôt j'étais bien aise qu'on oubliât ce que j'étais, tantôt flattée qu'on me regardât comme une exception parmi celles de ma sorte, et en effet ce qu'on disait de leur effronterie, de leur manège, de leur avidité, ne me regardait assurément pas. — Pourquoi ne vous a-t-il pas épousée? lui demandai-je. — Il ne m'en a parlé qu'une seule fois, me répondit-elle; alors il me dit: Le mariage entre nous ne serait qu'une vaine cérémonie qui n'ajouterait rien à mon respect pour vous, ni à l'inviolable attachement que je vous ai voué; cependant, si j'avais un trône à vous donner ou seulement une fortune passable, je n'hésiterais pas; mais je suis presque ruiné, vous êtes beaucoup plus jeune que moi; que servirait de vous laisser une veuve titrée sans bien? Ou je connais mal le public, ou celle qui n'a rien gagné à être ma compagne que le plaisir de rendre l'homme qui l'adorait le plus heureux de mortels, en sera plus respectée que celle à qui on laisserait un nom et un titre (1) [(1) Il connaissait mal le public et raisonnait mal.].

Vous êtes étonnée peut-être, Madame, de l'exactitude de ma mémoire, ou peut-être me soupçonnerez-vous de suppléer et d'embellir. Ah! quand j'aurai achevé de vous faire connaître celle de qui je rapporte les paroles, vous ne le croirez pas, et vous ne serez pas surprise non plus que je me souvienne si bien des premières conversations que nous avons eues ensemble. Depuis quelque temps surtout elles me reviennent avec un détail étonnant; je vois l'endroit où elle parlait, et je crois l'entendre encore. Je reviens, pour vous la peindre mieux, aux comparaisons que je n'ai cessé de faire depuis le premier moment où j'ai eu le bonheur de vous voir. Plus silencieuse que vous avec les indifférents, aussi aimante que vous, et n'ayant pas une Cécile, elle était plus caressante, plus attentive, plus insinuante encore avec les gens qu'elle aimait; son esprit n'était pas aussi hardi que le vôtre, mais il était plus adroit; son expression était moins vive, mais plus douce. Dans un pays où les arts tiennent lieu d'une nature pittoresque, qui frappe les sens et parle au coeur, elle avait la même sensibilité pour les uns que vous pour l'autre. Votre maison est simple et noble, on est chez une femme de condition peu riche; la sienne était ornée avec goût et avec économie; elle épargnait tout ce quelle pouvait de son revenu pour de pauvres filles qu'elle faisait élever; mais elle travaillait comme les fées, et chaque jour ses amis trouvaient chez elle quelque chose de nouveau à admirer, ou dont on jouissait. Tantôt c'était un meuble commode qu'elle avait fait elle-même; tantôt un vase dont elle avait donné le dessin, et qui faisait la fortune de l'ouvrier. Elle copiait des portraits pour ses amis, pour elle même des tableaux des meilleurs maîtres. Quel talent, quel moyen de plaire cette aimable fille n'avait-elle pas!

Soigné, amusé par elle, ma santé revint; la vie ne me parut plus un fardeau si pesant, si insipide à porter; je pleurai enfin mon frère, je pus enfin parler de lui; j'en parlais sans cesse. Je pleurais et je la faisais pleurer. — Je vois, dit-elle un jour, pourquoi vous êtes tendre, doux, et pourtant un homme. La plupart des hommes qui n'ont eu que des camarades ordinaires et de leur sexe, ont peu de délicatesse et d'aménité, et ceux qui ont beaucoup vécu avec des femmes, plus aimables d'abord que les autres, mais moins adroits, moins hardis aux exercices des hommes, deviennent sédentaires, et avec le temps pusillanimes, exigeants, égoïstes et vaporeux comme nous. Vos courses, vos jeux, vos exercices avec votre frère vous ont rendu robuste et adroit, et avec lui votre coeur naturellement sensible est devenu délicat et tendre. Qu'il était heureux, s'écria-t-elle un jour que, le coeur plein de mon frère, j'en avais longtemps parlé; heureuse la femme qui remplacera ce frère chéri! — Et qui m'aimerait comme il m'aimait? lui dis-je. — Ce n'est pas cela qu'il serait difficile de trouver, me répondit-elle en rougissant. Vous n'aimerez pas une femme autant que vous l'aimiez; mais si vous aviez seulement cette tendresse que vous pouvez encore avoir, si on se croyait ce que vous aimez le mieux à présent que vous n'avez plus votre frère… Je la regarde, des larmes coulaient de ses yeux. Je me mets à ses pieds, je baise ses mains. — N'aviez-vous point vu, dit-elle, que je vous aimais? — Non, lui dis-je, et vous êtes la première femme qui me fasse entendre ces mots si doux. — Je me suis dédommagée, dit-elle en m'obligeant à m'asseoir, d'une longue contrainte et du chagrin de n'être pas devinée; je vous ai aimé dès le premier moment que je vous ai vu; avant vous, j'avais connu la reconnaissance et non point l'amour; je le connais à présent qu'il est trop tard. Quelle situation que la mienne! moins je mérite d'être respectée, plus j'ai besoin de l'être. Je verrais une insulte dans ce qui aurait été des marques d'amour; au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée, humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j'ai été, ce qui me rend indigne de vous à mes yeux et sans doute aux vôtres, ce que je ne veux, ce que je ne dois jamais redevenir. Ah! je n'ai connu le prix d'une vie et d'une réputation sans tache que depuis que je vous connais. Combien de fois j'ai pleuré en voyant une fille, la fille la plus pauvre, mais chaste, ou seulement encore innocente! A sa place, je me serais allée donner à vous, je vous aurais consacré ma vie, je vous aurais servi à tel titre, à telle condition que vous auriez voulu; je n'aurais été connue que de vous, vous auriez pu vous marier, j'aurais servi votre femme et vos enfants, et je me serais enorgueillie d'être si complètement votre esclave, de tout faire et de tout souffrir pour vous. Mais moi, que puis-je faire? que puis-je offrir? Connue et avilie, je ne puis devenir ni votre égale, ni votre servante. Vous voyez que j'ai pensé à tout; depuis si longtemps je ne pense qu'à vous aimer, au malheur et au plaisir de vous aimer. Mille fois j'ai voulu me soustraire à tous les maux que je prévois; mais qui peut échapper à sa destinée? Du moins, en vous disant combien je vous aime, me suis-je donné un moment de bonheur. — Ne prévoyons point de maux, lui dis-je, pour moi je ne prévois rien; je vous vois, vous m'aimez. Le présent est trop délicieux pour que je puisse me tourmenter de l'avenir. Et, en lui parlant, je la serrais dans mes bras. Elle s'en arracha. — Je ne parlerai donc plus de l'avenir, dit-elle: je ne saurais me résoudre à tourmenter ce que j'aime. Allez à présent, laissez-moi reprendre mes esprits; et vous, réfléchissez à vous et à moi: peut-être serez-vous plus sage que moi, et ne voudrez-vous pas vous engager dans une liaison qui promet si peu de bonheur. Croire que vous pourrez toujours me quitter et ne pas être malheureux, ce serait vous tromper vous-même; mais aujourd'hui vous pouvez me quitter sans être cruel. Je ne m'en consolerai point, mais vous n'aurez aucun reproche à vous faire. Votre santé est rétablie, vous pouvez quitter cet endroit. Si vous revenez demain, ce sera me dire que vous avez accepté mon coeur, et vous ne pourrez plus, sans éprouver des remords, me rendre tout-à-fait malheureuse. Pensez-y, dit-elle en me serrant la main, encore une fois vous pouvez partir, votre santé est rétablie. — Oui, dis-je, mais c'est à vous que je la dois. Et je m'en allai.

Je ne délibérai, ni ne balançai, ni ne combattis, et cependant, comme si quelque chose m'avait retenu, je ne sortis de chez moi que fort tard le lendemain. Le soir fort tard je me retrouvai à la porte de Caliste, sans que je puisse dire que j'eusse pris le parti d'y retourner. Ciel! quelle joie je vis briller dans ses yeux! — Vous revenez, vous revenez! s'écria-t-elle. — Qui pourrait, lui dis-je, se dérober à tant de félicité! Après une longue nuit, l'aurore du bonheur se remontre à peine; pourrai-je m'y dérober et me replonger dans cette nuit lugubre! Elle me regardait, et assise vis-à-vis de moi, levant les yeux au ciel, joignant les mains, pleurant et souriant à la fois avec une expression céleste, elle répétait: Il est revenu! Ah! il est revenu! la fin, dit-elle, ne sera pas heureuse. Je n'ose au moins l'espérer, mais elle est éloignée peut-être. Peut-être mourrai-je avant de devenir misérable. Ne me promettez rien, mais recevez le serment que je fais de vous aimer toujours. Je suis sûre de vous aimer toujours; quand même vous ne m'aimeriez plus, je ne cesserais pas de vous aimer. Que le moment où vous aurez à vous plaindre de mon coeur soit le dernier de ma vie! Venez avec moi, venez vous asseoir sur ce même banc où je vous parlai pour la première fois. Vingt fois déjà je m'étais approchée de vous; je n'avais osé vous parler. Ce jour-là je fus plus hardie. Béni soit ce jour! bénie soit ma hardiesse! béni soit le banc et l'endroit où il fut posé! J'y planterai un rosier, du chèvrefeuille et du jasmin. En effet, elle les y planta. Ils croissent, ils prospèrent, c'est tout ce qui reste d'heureux de cette liaison si douce.

Que ne puis-je, Madame, vous peindre toute sa douceur, et le charme inexprimable de cette aimable fille! Que ne puis-je vous peindre avec quelle tendresse, quelle délicatesse, quelle adresse elle opposa si longtemps l'amour à l'amour; maîtrisant les sens par le coeur, mettant des plaisirs plus doux à la place de plaisirs plus vifs, me faisant oublier sa personne à force de me faire admirer ses grâces, son esprit et ses talents! Quelquefois je me plaignais de sa retenue, que j'appelais dureté et indifférence: alors elle me disait que mon père me permettrait peut-être de l'épouser; et quand je voulais partir pour demander le consentement de mon père: Tant que vous ne l'avez pas demandé, disait-elle, nous avons le plaisir de croire qu'on vous l'accorderait. Bercé par l'amour et l'espérance, je vivais aussi heureux qu'on peut l'être hors du calme, et quand tout notre coeur est rempli d'une passion qu'on avait longtemps regardée comme indigne d'occuper le coeur d'un homme. — O mon frère! mon frère! que diriez-vous? m'écriais-je quelquefois; mais je ne vous ai plus, et qui était plus digne qu'elle de vous remplacer?

Mes jours ne s'écoulaient pourtant pas dans une oisiveté entière. Le régiment où je servais ayant été enveloppé dans la disgrâce de Saratoga, il eût fallu, si on eût voulu me renvoyer en Amérique, me faire entrer dans un autre corps; mais mon père, d'autant plus désolé d'y avoir perdu un fils qu'il n'approuvait pas cette guerre, jura que l'autre n'y retournerait jamais, et, profitant de cette circonstance de la capitulation de Saratoga, il prétendit que, ma mauvaise santé seule m'ayant séparé de mon régiment, je devais être regardé comme appartenant encore à une armée qui ne pouvait plus servir contre les Américains; de sorte qu'ayant en quelque façon quitté le service, quoique je n'eusse pas encore quitté l'uniforme ni rendu mon brevet, je me préparais à la carrière du parlement et des emplois, et, pour y jouer un rôle honorable, je résolus, en même temps que j'étudierais les lois et l'histoire de mon pays, d'apprendre à me bien exprimer dans ma langue. Je définissais l'éloquence le pouvoir d'entraîner quand on ne peut pas convaincre, et ce pouvoir me paraissait nécessaire avec tant de gens, et dans tant d'occasions, que je crus ne pouvoir pas me donner trop de peine pour l'acquérir. A l'exemple du fameux lord Chatham, je me mis à traduire Cicéron et surtout Démosthène, brûlant ma traduction et la recommençant mille fois. Caliste m'aidait à trouver les mots et les tournures, quoiqu'elle n'entendît ni le grec ni le latin; mais, après lui avoir traduit littéralement mon auteur, je lui voyais saisir sa pensée souvent beaucoup mieux que moi, et quand je traduisais Pascal ou Bossuet, elle m'était encore d'un plus grand secours.

De peur de négliger les occupations que je m'étais prescrites, nous avions réglé l'emploi de ma journée, et quand, m'oubliant auprès d'elle, j'en avais passé une dont je ne devais pas être content, elle me faisait payer une amende au profit de ses pauvres protégées. J'étais matineux: deux heures de ma matinée étaient consacrées à me promener avec Caliste. Heures trop courtes, promenades délicieuses où tout s'embellissait et s'animait pour deux coeurs à l'unisson, pour deux coeurs à la fois tranquilles et charmés; car la nature est un tiers que des amants peuvent aimer, et qui partage leur admiration sans les refroidir l'un pour l'autre! Le reste de mon temps jusqu'au dîner était employé à l'étude. Je dînais chez moi, mais j'allais prendre le café chez elle. Je la trouvais habillée; je lui montrais ce que j'avais fait, et quand j'en étais un peu content, après l'avoir corrigé avec elle, je le copiais sous sa dictée. Ensuite, je lui lisais les nouveautés qui avaient quelque réputation, ou, quand rien de nouveau n'excitait notre curiosité, je lui lisais Rousseau, Voltaire, Fénelon, Buffon, tout ce que votre langue a de meilleur et de plus agréable. J'allais ensuite à la salle publique, de peur, disait-elle, qu'on ne crût que, pour me garder mieux, elle ne m'eût enterré. Après y avoir passé une heure ou deux, il m'était permis de revenir et de ne la plus quitter. Alors, selon la saison, nous nous promenions ou nous causions, et nous faisions nonchalamment de la musique jusqu'au souper, excepté deux jours dans la semaine, où nous avions un véritable concert. J'y ai entendu les plus habiles musiciens anglais et étrangers déployer tout leur art et se livrer à tout leur génie. L'attention et la sensibilité de Caliste excitaient leur émulation plus que l'or des grands. Elle n'y invitait jamais personne, mais quelquefois des hommes de nos premières familles obtenaient la permission d'y venir. Une fois, des femmes firent demander la même permission; elle les refusa. Une autre fois, de jeunes gens, entendant de la musique, s'avisèrent d'entrer. Caliste leur dit qu'ils s'étaient mépris sans doute, qu'ils pouvaient rester, pourvu qu'ils observassent le plus grand silence, mais qu'elle les priait de ne pas revenir sans l'en avoir prévenue. Vous voyez, Madame, qu'elle savait se faire respecter, et son amant même n'était que le plus soumis comme le plus enchanté de ses admirateurs. O femmes! femmes! que vous êtes malheureuses, quand celui que vous aimez se fait de votre amour un droit de vous tyranniser, quand, au lieu de vous placer assez haut pour s'honorer de votre préférence, il met son honneur à se faire craindre et à vous voir ramper à ses pieds!

Après le concert, nous donnions un souper à nos musiciens et à nos amateurs. Il m'était permis de faire les frais de ces soupers, et c'était la seule permission de ce genre que j'eusse. Jamais il n'y en eut de plus gais. Anglais, Allemands, Italiens, tous nos virtuoses y mêlaient bizarrement leur langage, leurs prétentions, leurs préjugés, leurs habitudes, leurs saillies. Avec une autre que Caliste, ces soupers eussent été froids, ou auraient dégénéré en orgies; avec elle, ils étaient décents, gais, charmants.

Caliste, ayant trouvé que l'heure qui suivait le souper était, quand nous étions seuls, la plus difficile à passer, à moins que le clair de lune ne nous invitât à nous promener, ou quelque livre bien piquant à en achever la lecture, imagina de faire venir dans ces occasions-là un petit violoncelle, ivrogne, crasseux, mais très habile. Un signe imperceptible fait à son laquais évoquait ce petit gnome. Au moment où je le voyais sortir comme de dessous terre, je commençais par le maudire et je faisais mine de m'en aller; mais un regard ou un sourire m'arrêtait, et souvent le chapeau sur la tête, et appuyé contre la porte, je restais immobile à écouter les choses charmantes que produisaient la voix et le clavecin de Caliste avec l'instrument de mon mauvais génie. D'autres fois je prenais en grondant ma harpe ou mon violon, et je jouais jusqu'à ce que Caliste nous renvoyât l'un et l'autre. Ainsi se passèrent des semaines, des mois, plus d'une année; et vous voyez que le seul souvenir de ce temps délicieux a fait briller encore une étincelle de gaieté dans un coeur navré de tristesse.

A la fin, je reçus une lettre de mon père: on lui avait dit que ma santé, parfaitement remise, ne demandait plus le séjour de Bath; il me parlait de revenir chez lui et d'épouser une jeune personne, dont la fortune, la naissance et l'éducation étaient telles qu'on ne pouvait rien demander de mieux. Je répondis qu'effectivement ma santé était remise, et après avoir parlé de celle à qui j'en avais l'obligation, et que j'appelai sans détour la maîtresse de feu lord L**, je lui dis que je ne me marierais point à moins qu'il ne me permît de l'épouser; et le suppliant de n'écouter pas un préjugé confus qui pourrait faire rejeter ma demande, je le conjurai aussi de s'informer à Londres, à Bath, partout, du caractère et des moeurs de celle que je voulais lui donner pour fille. Oui, de ses moeurs, répétais-je, et si vous apprenez qu'avant la mort de son amant elle ait jamais manqué à la décence, ou qu'après sa mort elle ait jamais donné lieu à la moindre témérité, si vous entendez sortir d'aucune bouche autre chose qu'un éloge ou une bénédiction, je renonce à mon espérance la plus chère, au seul bien qui me fasse regarder comme un bonheur de vivre, et d'avoir conservé ou recouvré la raison. Voici la réponse que je reçus de mon père.

"Vous êtes majeur, mon fils, et vous pouvez vous marier sans mon consentement: quant à mon approbation, vous ne l'aurez jamais pour le mariage dont vous me parlez, et, si vous le contractez, je ne vous reverrai jamais. Je n'ai point désiré d'illustration, et vous savez que j'ai laissé la branche cadette de notre famille solliciter et obtenir un titre, sans faire la moindre tentative pour en procurer un à la mienne; mais l'honneur m'est plus cher qu'à personne, et jamais de mon consentement on ne portera atteinte à mon honneur ni à celui de ma famille. Je frémis à l'idée d'une belle-fille devant qui on n'oserait parler de chasteté, aux enfants de laquelle je ne pourrais recommander la chasteté sans faire rougir leur mère. Et ne rougiriez-vous pas aussi quand je les exhorterais à préférer l'honneur à leurs passions, à ne pas se laisser vaincre et subjuguer par leurs passions? Non, mon fils, je ne donnerai pas la place d'une femme que j'adorais à cette belle-fille. Vous pourrez lui donner son nom, et peut-être me ferez-vous mourir de chagrin en le lui donnant, car mon sang frémit à la seule idée; mais, tant que je vivrai, elle ne s'asseyera pas à la place de votre mère. Vous savez que la naissance de mes enfants m'a coûté leur mère; vous savez que l'amitié de mes fils l'un pour l'autre m'a coûté l'un des deux; c'est à vous à voir si vous voulez que le seul qui me reste me soit ôté par une folle passion, car je n'aurai plus de fils, si ce fils peut se donner une pareille femme."

Caliste, me voyant revenir chez elle plus tard qu'à l'ordinaire, et avec un air triste et défait, devina tout de suite la lettre; m'ayant forcé à la lui donner, elle la lut, et je vis chaque mot entrer dans son coeur comme un poignard. — Ne désespérons pas encore tout-à-fait, me dit-elle, permettez-moi de lui écrire demain; à présent je ne pourrais. Et s'étant assise sur le canapé, à côté de moi, elle se pencha sur moi, et elle me caressait en pleurant avec un abandon qu'elle n'avait jamais eu. Elle savait bien que j'étais trop affligé pour en abuser. J'ai traduit de mon mieux la lettre de Caliste; et je vais la transcrire.

"Souffrez, Monsieur, qu'une malheureuse femme en appelle de votre jugement à vous-même, et ose plaider sa cause devant vous. Je ne sens que trop la force de vos raisons; mais daignez considérer, Monsieur, s'il n'y en point aussi qui soient en ma faveur, et qu'on puisse opposer aux considérations qui me réprouvent. Voyez d'abord si le dévouement le plus entier, la tendresse la plus vive, la reconnaissance la mieux sentie, ne pèsent rien dans la balance que je voudrais que vous daignassiez encore tenir et consulter dans cette occasion. Daignez vous demander si votre fils pourrait attendre d'aucune femme ces sentiments au degré où je les ai et les aurai toujours, et que votre imagination vous peigne, s'il se peut, tout ce qu'ils me feraient faire et supporter: considérez ensuite d'autres mariages, les mariages qui paraissaient les mieux assortis et les plus avantageux, et, supposé que vous voyiez dans presque tous des inconvénients et des chagrins encore plus grands et plus sensibles que ceux que vous redoutez dans celui que votre fils désire, n'en supporterez-vous pas avec plus d'indulgence la pensée de celui-ci, et n'en désirerez-vous pas moins vivement un autre? Ah! s'il ne fallait qu'une naissance honorable, une vie pure, une réputation intacte pour rendre votre fils heureux; si avoir été sage était tout; si l'aimer passionnément, uniquement, n'était rien, croyez que je serais assez généreuse, ou plutôt que je l'aimerais assez pour faire taire à jamais le seul désir, la seule ambition de mon coeur.

Vous me trouvez surtout indigne d'être la mère de vos petits-enfants. Je me soumets en gémissant à votre opinion, fondée sans doute sur celle du public. Si vous ne consultiez que votre propre jugement, si vous daigniez me voir, me connaître, votre arrêt serait peut-être moins sévère; vous verriez avec quelle docilité je serais capable de leur répéter vos leçons, des leçons que je n'ai pas suivies, mais qu'on ne m'avait pas données; et, supposé qu'en passant par ma bouche elles perdissent de leur force, vous verriez du moins que ma conduite constante offrirait l'exemple de l'honnêteté. Tout avilie que je vous parais, croyez, Monsieur, qu'aucune femme de quelque rang, de quelqu'état qu'elle puisse être, n'a été plus à l'abri que moi de rien voir ou entendre de licencieux. Ah! Monsieur, vous serait-il difficile de vous former une idée un peu avantageuse de celle qui a su s'attacher à votre fils d'un amour si tendre? Je finis en vous jurant de ne consentir jamais à rien que vous condamniez, quand même votre fils pourrait en avoir la pensée; mais il ne peut l'avoir, il n'oubliera pas un instant le respect qu'il vous doit. Daignez permettre, Monsieur, que je partage au moins ce sentiment avec lui, et n'en rejetez pas de ma part l'humble et sincère assurance."

En attendant la réponse de mon père, toutes nos conversations roulèrent sur les parents de Caliste, son éducation, ses voyages, son histoire en un mot. Je lui fis des questions que je ne lui avais jamais faites. J'avais écarté des souvenirs qui pouvaient lui être fâcheux; elle m'ôta mes craintes et mes ménagements. Je voulus tout approfondir, et, comme si cela eût dû favoriser notre dessein, je me plaisais à voir combien elle gagnait à être plus parfaitement connue. Hélas! ce n'était pas moi qu'il fallait persuader. Elle me dit que, par un effet de l'extrême délicatesse de son amant, personne, ni homme ni femme, dans aucun pays, ne pouvait affirmer qu'elle eût été sa maîtresse. Elle me dit n'avoir pas essuyé de sa part un seul refus, un seul instant d'humeur ou de mécontentement, ou même de négligence. Quelle femme que celle qu'un homme, son amant, son bienfaiteur, son maître pour ainsi dire, peut traiter pendant huit ans comme une divinité! Je lui demandai un jour si jamais elle n'avait eu la pensée de le quitter. — Oui, dit-elle, je l'ai eue une fois, mais je fus si frappée de l'ingratitude d'un pareil dessein, que je ne voulus pas y voir de la sagesse: je me crus la dupe d'un fantôme qui s'appelait la vertu, et qui était le vice, et je le repoussai avec horreur.

Pendant trois jours que tarda la lettre de mon père, j'eus la permission de laisser là mes livres et le public. Je venais chez elle le matin; le chagrin nous avait rendus plus familiers sans nous rendre moins sages. Le quatrième jour, Caliste reçut cette réponse. Au lieu de la transcrire ou de la traduire, Madame, je vous l'envoie, vous la traduirez, si vous voulez que votre parent la lise un jour: je n'aurais pas la force de la traduire.

Madame,

"Je suis fâché d'être forcé de dire des choses désagréables à une personne de votre sexe, et j'ajouterai de votre mérite; car, sans prendre des informations sur votre compte, ce qui serait inutile, ne pouvant être déterminé par les choses que j'apprendrais, j'ai entendu dire beaucoup de bien de vous. Encore une fois, je suis fâché d'être obligé de vous dire des choses désagréables; mais laisser votre lettre sans réponse serait encore plus désobligeant que la réfuter. C'est donc ce dernier parti que je me vois forcé de prendre. D'abord, Madame, je pourrais vous dire que je n'ai d'autre preuve de votre attachement pour mon fils que ce que vous en dites vous-même, et une liaison qui ne prouve pas toujours un bien grand attachement; mais, en le supposant aussi grand que vous le dites, et j'avoue que je suis porté à vous en croire, pourquoi ne penserais-je pas qu'une autre femme pourrait aimer mon fils autant que vous l'aimez, et, supposé même qu'une autre femme qu'il épouserait ne l'aimât pas avec la même tendresse ni avec un si grand dévouement, est-il bien sûr que ce degré d'attachement fût un grand bien pour lui, et trouvez-vous apparent qu'il ait jamais besoin de fort grands sacrifices de la part d'une femme? Mais je suppose que ce soit un grand bien: est-ce tout que cet attachement? Vous me parlez des chagrins qu'on voit dans la plupart des ménages; mais serait-ce une bien bonne manière de raisonner que de se résoudre à souffrir des inconvénients certains, parce qu'ailleurs il y en a de vraisemblables? de passer par-dessus des inconvénients qu'on voit distinctement, pour en éviter d'autres qu'on ne peut encore prévoir, et de prendre un parti décidément mauvais, parce qu'il y en aurait peut-être de pires? Vous me demandez s'il me serait difficile de prendre bonne opinion de celle qui aime mon fils; vous pouviez ajouter: et qui en est aimée. Non, sans doute, et j'ai si bonne opinion de vous, que je crois qu'en effet vous donneriez un bon exemple à vos enfants, et que, loin de contredire les leçons qu'on pourrait leur donner, vous leur donneriez les mêmes leçons, et peut-être avec plus de zèle et de soins qu'une autre. Mais pensez-vous que dans mille occasions je ne croirais pas que vous souffrez de ce qu'on dirait ou ne dirait pas à vos enfants et touchant vos enfants, et sur mille autres sujets? Et ne pensez-vous pas aussi que plus vous m'intéresseriez par votre bonté, votre honnêteté et vos qualités aimables, plus je souffrirais de voir, d'imaginer que vous souffrez, et que vous n'êtes pas aussi heureuse, aussi considérée que vous mériteriez à beaucoup d'égards de l'être? En vérité, Madame, je me saurais mauvais gré à moi-même de n'avoir pas pour vous toute la considération et la tendresse imaginables, et pourtant il me serait impossible de les avoir, si ce n'est peut-être pour quelques moments, quand je ne me souviendrais pas que cette femme belle, aimable et bonne est ma belle-fille; mais, aussitôt que je vous entendrais nommer comme j'entendais nommer ma femme et ma mère, pardonnez ma sincérité, Madame, mon coeur se tournerait contre vous, et je vous haïrais peut-être d'avoir été si aimable que mon fils n'eût voulu aimer et épouser que vous; et, si dans ce moment je croyais voir quelqu'un parler de mon fils ou de ses enfants, je supposerais qu'on dit: C'est le mari d'une telle, ce sont les enfants d'une telle. En vérité, Madame, cela serait insupportable, car, à présent que cela n'a rien de réel, l'idée m'en est insupportable. Ne croyez pourtant pas que j'aie aucun mépris pour votre personne; il serait très injuste d'en avoir, et je suis disposé à un sentiment tout contraire. Je vous ai obligation, et c'est sans rougir de vous avoir obligation, de la promesse que vous me faites à la fin de votre lettre. Sans bien savoir pourquoi, j'y ai une foi entière. Pour vous payer de votre honnêteté et du respect que vous avez pour le sentiment qui lie un fils à son père, je vous promets, ainsi qu'à mon fils, de ne rien tenter pour vous séparer, et de ne lui jamais reparler le premier d'aucun mariage, quand on me proposerait une princesse pour belle-fille, mais à condition qu'il ne me reparle jamais non plus que vous du mariage en question. Si je me laissais fléchir, je sens que j'en aurais le regret le plus amer, et si je résistais à de vives sollicitations, comme je ferais sûrement, outre le déplaisir d'affliger un fils que j'aime tendrement et qui le mérite, je me préparerais peut-être des regrets pour l'avenir; car un père tendre se reproche quelquefois contre toute raison de n'avoir pas cédé aux instances les plus déraisonnables de son enfant. Croyez, Madame, que ce n'est déjà pas sans douleur que je vous afflige aujourd'hui l'un et l'autre."

Je trouvai Caliste assise à terre, la tête appuyée contre le marbre de sa cheminée. — C'est la vingtième place que j'ai depuis une heure, me dit-elle; je m'en tiens à celle-ci parce que ma tête brûle. Elle me montra du doigt la lettre de mon père qui était ouverte sur le canapé. Je m'assis, et pendant que je lisais, s'étant un peu tournée, elle appuya sa tête contre mes genoux. Absorbé dans mes pensées, regrettant le passé, déplorant l'avenir, et ne sachant comment disposer du présent, je ne la voyais et ne la sentais presque pas. A la fin je la soulevai et je la fis asseoir. Nos larmes se confondirent. — Soyons au moins l'un à l'autre autant que nous y pouvons être, lui dis-je fort bas, et comme si j'avais craint qu'elle ne m'entendît. Je pus douter qu'elle m'eût entendu; je pus croire qu'elle consentait, elle ne me répondit point, et ses yeux étaient fermés. — Changeons, ma Caliste, lui dis-je, ce moment si triste en un moment de bonheur. — Ah! dit-elle en rouvrant les yeux et jetant sur moi des regards de douleur et d'effroi, il faut donc redevenir ce que j'étais. — Non, lui dis-je après quelques moments de silence, il ne faut rien, j'avais cru que vous m'aimiez. — Et je ne vous aime donc pas, dit-elle en passant à son tour ses bras autour de moi, je ne vous aime donc pas! Peignez-vous, s'il se peut, Madame, ce qui se passait dans mon coeur. A la fin je me mis à ses pieds, j'embrassai ses genoux; je lui demandai pardon de mon impétuosité. — Je sais que vous m'aimez, lui dis-je, je vous respecte, je vous adore, vous ne serez pour moi que ce que vous voudrez. — Ah! dit-elle, il faut, je le vois bien, redevenir ce qu'il me serait affreux d'être, ou vous perdre, ce qui serait mille fois plus affreux. — Non, dis-je, vous vous trompez, vous m'offensez: vous ne me perdrez point, je vous aimerai toujours. — Vous m'aimerez peut-être, reprit-elle, mais je ne vous en perdrai pas moins. Et quel droit aurais-je de vous conserver! Je vous perdrai, j'en suis sûre. Et ses larmes étaient prêtes à la suffoquer; mais, de peur que je n'appelasse du secours, de peur de n'être plus seule avec moi, elle me promit de faire tous ses efforts pour se calmer, et à la fin elle réussit. Depuis ce moment, Caliste ne fut plus la même; inquiète quand elle ne me voyait pas, frémissant quand je la quittais, comme si elle eût craint de ne me jamais revoir; transportée de joie en me revoyant; craignant toujours de me déplaire, et pleurant de plaisir quand quelque chose de sa part m'avait plu, elle fut quelquefois bien plus aimable, plus attendrissante, plus ravissante qu'elle n'avait encore été; mais elle perdit cette sérénité, cette égalité, cet à-propos dans toutes ses actions qui auparavant ne la quittait pas, et qui l'avait si fort distinguée. Elle cherchait bien à faire les mêmes choses, et c'étaient bien en effet les mêmes choses qu'elle faisait; mais, faites tantôt avec distraction, tantôt avec passion, tantôt avec ennui, toujours beaucoup mieux ou moins bien qu'auparavant, elles ne produisaient plus le même effet sur elle ni sur les autres. Ah ciel! combien je la voyais tourmentée et combattue! Emue de mes moindres caresses qu'elle cherchait plutôt qu'elle ne les évitait, et toujours en garde contre son émotion, m'attirant par une sorte de politique, et, de peur que je ne lui échappasse tout à fait, se reprochant de m'avoir attiré, et me repoussant doucement, fâchée le moment d'après de m'avoir repoussé; l'effroi et la tendresse, la passion et la retenue se succédaient dans ses mouvements et dans ses regards avec tant de rapidité, qu'on croyait les y voir ensemble. Et moi, tour à tour embrasé et glacé, irrité, charmé, attendri, le dépit, l'admiration, la pitié m'émouvant tour à tour, me laissaient dans un trouble inconcevable. — Finissons, lui dis-je un jour, transporté à la fois d'amour et de colère, en fermant sa porte à la clef, et l'emportant de devant son clavecin. — Vous ne me ferez pas violence, me dit-elle doucement, car vous êtes le maître. Cette voix, ce discours m'ôtèrent tout mon emportement, et je ne pus plus que l'asseoir doucement sur mes genoux, appuyer sa tête contre mon épaule, et mouiller de larmes ses belles mains en lui demandant mille fois pardon; et elle me remercia autant de fois d'une manière qui me prouva combien elle avait réellement eu peur; et pourtant elle m'aimait passionnément et souffrait autant que moi, et pourtant elle aurait voulu être ma maîtresse. Un jour je lui dis: Vous ne pouvez vous résoudre à vous donner, et vous voudriez vous être donnée. — Cela est vrai, dit-elle. Et cet aveu ne me fit rien obtenir ni même rien entreprendre. Ne croyez pourtant pas, Madame, que tous nos moments fussent cruels, et que notre situation n'eût encore des charmes; elle en avait qu'elle tirait de sa bizarrerie même et de nos privations. Les plus petites marques d'amour conservèrent leur prix. Jamais nous ne nous rendîmes qu'avec transport le plus léger service. En demander un était le moyen d'expier une offense, de faire oublier une querelle; nous y avions toujours recours, et ce ne fut jamais inutilement. Ses caresses, à la vérité, me faisaient plus de peur que de plaisir, mais la familiarité qu'il y avait entre nous était délicieuse pour l'un et pour l'autre. Traité quelquefois comme un frère, ou plutôt comme une soeur, cette faveur m'était précieuse et chère.

Caliste devint sujette, et cela ne vous surprendra pas, à des insomnies cruelles. Je m'opposai à ce qu'elle prît des remèdes qui eussent pu déranger entièrement sa santé, et je voulus que tour à tour sa femme de chambre et moi nous lui procurassions le sommeil en lui faisant quelque lecture. Quand nous la voyions endormie, moi, tout aussi scrupuleusement que Fanny, je me retirais le plus doucement possible, et le lendemain, pour récompense, j'avais la permission de me coucher à ses pieds, ayant pour chevet ses genoux, et de m'y endormir quand je le pouvais. Une nuit je m'endormis en lisant à côté de son lit, et Fanny, apportant comme à l'ordinaire le déjeûner de sa maîtresse à la pointe du jour, — on abrégeait les nuits le plus qu'on le pouvait, — s'avança doucement et ne me réveilla pas tout de suite. Le jour devenu plus grand, j'ouvre enfin les yeux, et je les vois me sourire. — Vous voyez, dis-je à Fanny, tout est bien resté comme vous l'avez laissé, la table, la lampe, le livre tombé de ma main sur mes genoux. — Oui, c'est bien, me dit-elle, et, me voyant embarrassé de sortir de la maison: Allez seulement, Monsieur, et, quand même les voisins vous verraient, ne vous mettez pas en peine. Ils savent que madame est malade, nous leur avons tant dit que vous viviez comme frère et soeur, qu'à présent nous aurions beau leur dire le contraire, ils ne nous croiraient pas. — Et ne se moquent-ils pas de moi? lui dis-je. — Oh! non, Monsieur, ils s'étonnent, et voilà tout. Vous êtes aimés et respectés l'un et l'autre. — Ils s'étonnent, Fanny, repris-je; ils ont vraiment raison! Et quand nous les étonnerions moins, cesseraient-ils pour cela de nous aimer? — Ah! Monsieur, cela deviendrait tout différent. — Je ne puis le croire, Fanny, lui dis-je, mais en tout cas, s'ils l'ignoraient… — Ces choses-là, Monsieur, me dit-elle naïvement, pour être bien cachées… ne doivent pas être. — Mais. — Il n'y a point de mais, Monsieur; vous ne pourriez vous cacher si bien de James et de moi que nous ne vous devinassions. James ne dirait rien, mais il ne servirait plus madame comme il la sert, comme la première duchesse du royaume, ce prouve toujours qu'on respecte sa maîtresse, et moi, je ne dirais rien, mais je ne pourrais rester avec madame, car je penserais: si on le sait un jour, cela me sera reproché tout le reste de ma vie; alors les autres domestiques, qui m'ont toujours entendue louer madame, soupçonneraient quelque chose, et les voisins, qui savent combien madame est bonne et aimable, soupçonneraient aussi, et puis il viendrait une autre femme de chambre qui n'aimerait pas madame autant que je l'aime, et bientôt on parlerait. Il y a tant de langues qui ne demandent qu'à parler! Qu'elles louent ou blâment, c'est tout un, pourvu qu'elles parlent. Il me semble que je les entends. Vous voyez, diraient-ils. Et puis fiez-vous aux apparences. C'était une si belle réforme! Elle donnait aux pauvres, elle allait à l'église. Ce qu'on admire à présent serait peut-être alors traité d'hypocrisie; mais, Monsieur, on vous pardonnerait encore moins qu'à madame; car, voyant combien elle vous aime, on trouve que vous devriez l'épouser, et l'on dirait toujours: Que ne l'épousait-il! — Ah! Fanny, Fanny, s'écria douloureusement Caliste, vous ne dites que trop bien. Qu'ai-je fait? dit-elle en français. Pourquoi lui ai-je laissé vous prouver que je ne puis plus changer de conduite, quand même je le voudrais! Je voulus répondre, mais elle me conjura de sortir.

Un marchand du voisinage, plus matineux que les autres, ouvrait déjà sa boutique. Je passai devant lui tout exprès pour n'avoir pas l'air de me sauver. — Comment se porte madame? me dit-il. — Elle ne dort toujours presque point, lui répondis-je. Nous lisons tous les soirs, Fanny et moi, pendant une heure ou deux avant de pouvoir l'endormir, et elle se réveille avec l'aurore. Cette nuit j'ai lu si longtemps que je me suis endormi moi-même. — Et avez-vous déjeûné, Monsieur? me dit-il. — Non, lui répondis-je. Je comptais me jeter sur mon lit pour essayer d'y dormir une heure ou deux. — Ce serait presque dommage, Monsieur, me dit-il. Il fait si beau temps, et vous n'avez point l'air fatigué ni assoupi. Venez plutôt déjeûner avec moi dans mon jardin. J'acceptai la proposition, me flattant que cet homme-là serait le dernier de tous les voisins à médire de Caliste, et il me parla d'elle, de tout le bien qu'elle faisait et qu'elle me laissait ignorer, avec tant de plaisir et d'admiration, que je fus bien payé de ma complaisance. Ce jour-là même, Caliste reçut une lettre de l'oncle de son amant, qui la priait de venir incessamment à Londres. Je résolus de passer chez mon père le temps de son absence, et nous partîmes en même temps. — Vous reverrai-je? me dit-elle. Est-il sûr que je vous revoie? — Oui, lui dis-je, et tout aussitôt que vous le souhaiterez, à moins que je ne sois mort. Nous nous promîmes de nous écrire au moins deux fois par semaine, et jamais promesse ne fut mieux tenue. L'un ne pensant et ne voyant rien qu'il n'eût voulu le dire ou le montrer à l'autre, nous avions de la peine à ne pas nous écrire encore plus souvent.

Mon père m'aurait peut-être mal reçu, s'il n'eût été très satisfait de la manière dont j'avais employé mon temps. Il en était instruit par d'autres que par moi, et heureusement il se trouva chez lui des gens capables, selon lui, de me juger, et dont je gagnai le suffrage. On trouva que j'avais acquis des connaissances et de la facilité à m'exprimer, et on me prédit des succès qui flattèrent d'avance ce père tendre et disposé pour moi à une partialité favorable. Je fis connaissance avec la maison paternelle, que je n'avais revue qu'un moment depuis mon départ pour l'Amérique, et dans un temps où je ne faisais attention à rien. Je fis connaissance avec les amis et les voisins de mon père. Je chassai et je courus avec eux, et j'eus le bonheur de ne leur être pas désagréable. — Je vous ai vu à votre retour d'Amérique, me dit un des plus anciens amis de notre famille; si votre père doit à une femme le plaisir de vous revoir tel que vous êtes à présent, il devrait bien par reconnaissance vous la laisser épouser. Les femmes que j'eus occasion de voir me firent un accueil flatteur. Combien il était plus aisé de réussir auprès de quelques unes de celles que mon père honorait le plus, qu'auprès de cette fille si dédaignée! Je l'avouerai, mon âme avait un si grand besoin de repos que, dans certains moments, toute manière de m'en procurer m'eût paru bonne, et Caliste s'était montrée si peu disposée à la jalousie, que l'idée que je pourrais la chagriner ne me serait peut-être pas venue. Je ne sentais pas que toute distraction est une infidélité; et, ne voyant rien qui lui fût comparable, il ne me vint jamais dans l'esprit que je pusse lui devenir véritablement infidèle; mais je dirai aussi que toutes les autres manières de me distraire me paraissaient préférables à celles que m'offraient les femmes. Il me tardait quelquefois de faire de mes facultés un plus noble et plus utile usage que je n'avais fait jusqu'alors. Je ne sentais pas encore que le projet du bien public n'est qu'une noble chimère; que la fortune, les circonstances, des événements que personne ne prévoit et n'amène, changent les nations sans les améliorer ni les empirer, et que les intentions du citoyen le plus vertueux n'ont presque jamais influé sur le bien-être de sa patrie; je ne voyais pas que l'esclave de l'ambition est encore plus puéril et plus malheureux que l'esclave d'une femme. Mon père exigea que je me présentasse pour une place dans le parlement à la première élection, et, charmé de pouvoir une fois lui complaire, j'y consentis avec joie. Caliste m'écrivait:

"Si je suis pour quelque chose dans vos projets, comme j'ose encore m'en flatter, vous n'en pouvez pas moins entrer dans un arrangement qui vous obligerait à vivre à Londres. Un oncle de mon père, qui a voulu me voir, vient de me dire que je lui avais donné plus de plaisir en huit jours que tous ses collatéraux et leurs enfants en vingt ans, et qu'il me laisserait sa maison et son bien; que je saurais réparer et embellir l'une et faire un bon usage de l'autre, au lieu que le reste de sa parenté ne ferait que démolir et dissiper platement, ou épargner vilainement. Je vous rapporte tout cela pour que vous ne me blâmiez pas de ne m'être point opposée à sa bonne volonté; j'ai d'ailleurs autant de droit que personne à cet héritage, et ceux qu'il pourrait regarder ne sont pas dans le besoin. Mon parent est riche et fort vieux; sa maison est très bien située près de Whitehall. Je vous avoue que l'idée de vous y recevoir ou de vous la prêter m'a fait grand plaisir. S'il vous venait quelque fantaisie dispendieuse, si vous aviez envie d'un très beau cheval ou de quelque tableau, je vous prie de la satisfaire, car le testament est fait, et le testateur si opiniâtre qu'il n'en reviendra sûrement pas: de sorte que je me compte pour riche dès à présent, et je voudrais bien devenir votre créancière."

Dans une autre lettre elle me disait:

"Tandis que je m'ennuie loin de vous, que tout ce que je fais me paraît inutile et insipide, à moins que je ne puisse le rapporter à vous d'une manière ou d'une autre, je vois que vous vous reposez loin de moi. D'un côté, impatience et ennui; de l'autre, satisfaction et repos, quelle différence! Je ne me plains pas, cependant. Si je m'affligeais, je n'oserais le dire. Supposé que je visse une femme entre vous et moi, je m'affligerais bien plus, et cependant je ne devrais et n'oserais jamais le dire."

Dans une autre lettre encore elle disait:

"Je crois avoir vu votre père. Frappée de ses traits, qui me rappelaient les vôtres, je suis restée immobile à le considérer. C'est sûrement lui, et il m'a aussi regardée."

En effet, mon père, comme il me l'a dit depuis, l'avait vue par hasard dans une course qu'il avait faite à Londres. Je ne sais où il la rencontra, mais il demanda qui était cette belle femme. — Quoi! lui dit quelqu'un, vous ne connaissez pas la Caliste de lord L. et de votre fils! — Sans ce premier nom, me dit-il,… et il s'arrêta. Malheureux, pourquoi le prononçâtes-vous?

Je commençais à être en peine de la manière dont je pourrais retourner à Bath. Ma santé n'était plus une raison ni un prétexte, et, quoique je n'eusse rien à faire ailleurs, il devenait bizarre d'y commencer un nouveau séjour. Caliste le sentit elle-même, et, dans la lettre par laquelle elle m'annonça son départ de Londres, elle me témoigna son inquiétude là-dessus. Dans cette même lettre, elle me parlait de quelques nouvelles connaissances qu'elle avait faites chez l'oncle de milord L. et qui toutes parlaient d'aller à Bath. — Il serait affreux, ajouta-t-elle, d'y voir tout le monde, excepté la seule personne du monde que je souhaite de voir. Heureusement (alors du moins je croyais pouvoir dire que c'était heureusement), mon père, curieux peut-être dans le fond de l'âme de connaître celle qu'il rejetait, d'entendre parler d'elle avec certitude et avec quelque détail, peut-être aussi pour continuer à vivre avec moi sans qu'il m'en coûtât aucun sacrifice, peut-être aussi pour rendre mon séjour à Bath moins étrange, car tant de motifs peuvent se réunir dans une seule intention, mon père, dis-je, annonça qu'il passerait quelques mois à Bath. J'eus peine à lui cacher mon extrême joie. Ah ciel! disais-je en moi-même, si je pouvais tout réunir, mon père, mes devoirs, Caliste, son bonheur et le mien! Mais à peine le projet de mon père fut-il connu, qu'une femme, veuve depuis dix-huit mois d'un de nos parents, lui écrivit que, désirant d'aller à Bath avec son fils, enfant de neuf à dix ans, elle le priait de prendre une maison où ils pussent demeurer ensemble. Les idées de mon père me parurent dérangées par cette proposition, sans que je pusse démêler si elle lui était agréable ou désagréable. Quoi qu'il en soit, il ne pouvait que l'accepter, et je fus envoyé à Bath pour arranger un logement pour mon père, pour cette cousine que je ne connaissais pas, pour son fils et pour moi. Caliste y était déjà revenue. Charmée de faire quelque chose avec moi, elle dirigea et partagea mes soins avec un zèle digne d'un autre objet, et, quand mon père et lady Betty B. arrivèrent, ils admirèrent dans tout ce qu'ils voyaient autour d'eux une élégance, un goût qu'ils n'avaient vu, disaient-ils, nulle part, et me témoignèrent une reconnaissance qui ne m'était pas due. Caliste, dans cette occasion, avait travaillé contre elle; car certainement lady Betty, dès ce premier moment, me supposa des vues que sa fortune, sa figure et son âge auraient rendues fort naturelles. Elle s'était mariée très jeune, et n'avait pas dix-sept ans lors de la naissance de sir Harry B. son fils. Je ne lui reproche donc point les idées qu'elle se forma, ni la conduite qui en fut la conséquence. Ce qui m'étonne, c'est l'impression que me fit sa bonne volonté. Je n'en fus pas bien flatté, mais j'en fus moins sensible à l'attachement de Caliste. Elle m'en devint moins précieuse. Je crus que toutes les femmes aimaient, et que le hasard, plus qu'aucune autre chose, déterminait l'objet d'une passion à laquelle toutes étaient disposées d'avance. Caliste ne tarda pas à voir que j'étais changé… Changé! non, je ne l'étais pas. Ce mot dit trop, et rien de ce que je viens d'exprimer n'était distinctement dans ma pensée ni dans mon coeur. Pourquoi, êtres mobiles et inconséquents que nous sommes, essayons-nous de rendre compte de nous-mêmes? Je ne m'aperçus point alors que j'eusse changé, et aujourd'hui, pour expliquer mes distractions, ma sécurité, ma molle et faible conduite, j'assigne une cause à un changement que je ne sentais pas.

Le fils de lady Betty, ce petit garçon d'environ dix ans, était un enfant charmant, et il ressemblait à mon frère. Il me le rappelait si vivement quelquefois, et les jeux de notre enfance, que mes yeux se remplissaient de larmes en le regardant. Il devint mon élève, mon camarade; je ne me promenais plus sans lui, et je le menais presque tous les jours chez Caliste.

Un jour que j'y étais allé seul, je trouvai chez elle un gentilhomme campagnard de très bonne mine qui la regardait dessiner. Je cachai ma surprise et mon déplaisir. Je voulus rester après lui, mais cela fut impossible: il lui demanda à souper. A onze heures, je prétendis que rien ne l'incommodait tant que de se coucher tard, et j'obligeai mon rival, oui, c'était mon rival, à se retirer aussi bien que moi. Pour la première fois les heures m'avaient paru bien longues chez Caliste. Le nom de cet homme ne m'était pas inconnu: c'était un nom que personne de ceux qui l'avaient porté n'avait rendu brillant; mais sa famille était ancienne et considérée depuis longtemps dans une province du nord de l'Angleterre. Connaissant l'oncle de lord L**, et ayant vu Caliste avec lui à l'opéra, il avait souhaité de lui être présenté, et avait demandé la permission de lui rendre visite. Il fut chez elle deux ou trois fois, et crut voir en réalité les muses et les grâces qu'il n'avait vues que dans ses livres classiques. Après sa troisième visite, il vint demander au général des informations sur Caliste, sa fortune et sa famille. On lui répondit avec toute la vérité possible. — Vous êtes un honnête homme, Monsieur, dit alors l'admirateur de Caliste: me conseillez-vous de l'épouser? — Sans doute, lui fut-il répondu, si vous pouvez l'obtenir. Je donnerais le même conseil à mon fils, au fils de mon meilleur ami. Il y a un imbécile qui l'aime depuis longtemps, et qui n'ose l'épouser, parce que son père, qui n'ose la voir de peur de se laisser gagner, ne veut pas y consentir. Ils s'en repentiront toute leur vie; mais dépêchez-vous, car ils pourraient changer.

Voilà l'homme que j'avais trouvé chez Caliste. Le lendemain je fus chez elle de très bonne heure; je lui exprimai mon déplaisir et mon impatience de la veille. — Quoi! dit-elle, cela vous fait quelque peine? Autrefois je voyais bien que vous ne pouviez souffrir de trouver qui que ce soit avec moi, pas même un artisan ni une femme; mais depuis quelque temps vous ne cessez de mener avec vous le petit chevalier, j'ai cru que c'était exprès pour que nous ne fussions pas seuls ensemble. — Mais, dis-je, c'est un enfant. — Il voit et entend comme un autre, dit-elle. — Et si je ne l'amène plus, repris-je, cesserez-vous de recevoir l'homme qui m'importuna hier? — Vous pouvez l'amener toujours, dit-elle, mais moi je ne puis renvoyer l'autre, tant que personne n'aura sur moi des droits plus grands que n'en a mon bienfaiteur, qui m'a fait faire connaissance avec lui, et m'a priée de le bien recevoir. — Il est amoureux de vous, lui dis-je après m'être promené quelque temps à grands pas dans la chambre, il n'a point de père, il pourra…. Je ne pus achever. Caliste ne me répondit rien; on annonça l'homme qui me tourmentait, et je sortis. Peu après je revins. Je résolus de m'accoutumer à lui plutôt que de me laisser bannir de chez moi, car c'était chez moi. J'y venais encore plus souvent qu'à l'ordinaire, et j'y restais moins longtemps. Quelquefois elle était seule, et c'était une bonne fortune dont tout mon être était réjoui. Je n'amenais plus le petit garçon, qui au bout de quelques jours s'en plaignit amèrement. Un jour, en présence de lady Betty, il adressa ses plaintes à mon père, et le supplia de le mener chez mistriss Calista, puisque je ne l'y menais plus. Ce nom, la manière de le dire, firent sourire mon père avec un mélange de bienveillance et d'embarras. — Je n'y vais pas moi-même, dit-il à sir Harry. — Est-ce que votre fils ne veut pas vous y mener? reprit l'enfant. Ah! si vous y aviez été quelquefois, vous y retourneriez tous les jours comme lui. Voyant mon père ému et attendri, je fus sur le point de me jeter à ses pieds; mais la présence de lady Betty ou ma mauvaise étoile, ou plutôt ma maudite faiblesse, me retint. Oh! Caliste, combien vous auriez été plus courageuse que moi! Vous auriez profité de cette occasion précieuse; vous auriez tenté et réussi, et nous aurions passé ensemble une vie que nous n'avons pu apprendre à passer l'un sans l'autre. Pendant qu'incertain, irrésolu, je laissais échapper ce moment unique, on vint de la part de Caliste, à qui j'avais dit les plaintes de sir Harry, demander à milady que son fils pût dîner chez elle. Le petit garçon n'attendit pas la réponse, il courut se jeter au cou de James et le pria de l'emmener. Le soir, le lendemain, les jours suivants, il parla tant de ma maîtresse, qu'il impatienta lady Betty et commença tout de bon à intéresser mon père. Qui sait ce que n'aurait pas pu produire cette espèce d'intercession? Mais mon père fut obligé d'aller passer quelques jours chez lui pour des affaires pressantes, et ce mouvement de bonne volonté une fois interrompu ne put plus être redonné.