CHAPITRE XIV
Samedi 23 novembre
Le train mugit et s’ébroua, abandonnant Victor sur un quai battu par la pluie. Les quelques passagers s’enfuirent, le diable aux trousses. Se rendre au Castel du Bois-Joli s’avéra difficile. Le chef de gare souleva sa casquette et, après s’être longuement gratté l’occiput, énonça :
— Le père Graffard.
Encore fallut-il patienter le temps qu’un gamin se hâte d’avertir le bonhomme :
— Un client maronne près du guichet, alors grouillez-vous un peu !
Enfin, un char à bancs qui avait dû transporter les Rois fainéants, attelé d’un canasson non moins chenu, se rangea près du quai. Le père Graffard, vieil homme proche du fossile mais plus gaillard qu’il n’y paraissait, écouta l’adresse d’une oreille indifférente et secoua son fouet d’un geste vague. Un ressort invisible actionna le cheval, qui opta pour un trot dont on ne l’eût pas soupçonné capable, et voilà Victor perdu dans une campagne déserte et liquéfiée. Il se félicita d’avoir prévu un parapluie, sinon, perché à côté du cocher, il se fût changé en gastéropode.
Vingt minutes plus tard, la charrette s’échoua face à des grilles non cadenassées.
— Ça f’ra vingt sous, articula le père Graffard, qui se révéla doté de la parole.
— Je vous loue pour la journée, si cela vous est possible. Votre prix sera le mien.
Après un débat muet avec lui-même, le conducteur avança la somme de cent sous. Victor opina.
— Attendez-moi ici, je ne sais quand je reviendrai, ensuite vous m’emmènerez à Saint-Leu-Taverny31 où j’attraperai le train du retour.
Il traversa un parc laissé en friche, à l’exception d’une allée bordée de plates-bandes et d’arbres fruitiers aux branches dégarnies. Sur la droite, à l’abri d’un muret troué d’une porte à vantail, se pressaient des enclos grillagés dont les locataires manifestèrent bruyamment leur excitation à l’approche d’un inconnu. Il grimpa sur une souche afin d’embrasser l’ensemble du chenil et fut étonné du nombre d’hôtes. Il aperçut un puits à margelle au pied duquel étaient empilées des gamelles vides.
Affronter l’invraisemblable bâtisse où résidait Hugo Malpeyre, amalgame de tourelles et de fenêtres digne d’avoir été conçu par le chapelier fou de Lewis Carroll, amplifiait la migraine taraudant Victor depuis l’aube. La nuit avait été peuplée de cauchemars jusqu’à ce que l’insomnie mît le siège. Sur le coup de huit heures, assoiffé de grand air, il appela Joseph à la librairie et l’informa qu’il avait décidé d’aller à Domont sur-le-champ, libre à lui de concevoir une histoire destinée à Kenji. L’intérêt du téléphone est qu’on peut couper court aux protestations de son interlocuteur, se dit-il en raccrochant illico.
Une femme d’une cinquantaine d’années aux épaules carrées et au visage disgracieux se montra après plusieurs coups de sonnette. Il devina en elle une de ces créatures qui, sous leur abord déplaisant, camouflent une grande générosité. Il se présenta comme un lointain parent de M. Malpeyre, avec qui il souhaitait s’entretenir d’affaires de famille.
— Bonjour, monsieur, je suis Mme Bonnefont, c’est moi qui m’occupe de la maison. Nor maît’ a déguerpi aux aurores. Henri a attelé deux chevaux à son landau et ils ont foncé chez un vétérinaire d’sa connaissance qui vit à Meudon. Si la pauv’ Pichette trépasse, sûr que ça lui brisera l’cœur !
— Est-ce un de ses chiens ?
— C’est sa chouchoute ! Elle a appartenu à la gamine d’un épicier du village, une pauv’petiote qu’a été fauchée par une balle perdue lors d’une partie de chasse. Son père a cédé l’chiot à m’sieu Malpeyre, surnommé dans l’pays « la Providence des cadors ». Elle devait déjà être trop grassouillette, not’Pichette, mais ça a empiré avec les années, vu qu’il la bourre de friandises, et il s’figure que j’suis pas au courant ! Brochant sur l’tout, elle a été mordue hier au soir par un putois, elle empestait, une infection ! La blessure est profonde, espérons que ça s’envenime pas ! Il est brave au naturel, M. Malpeyre, seulement quand il s’agit d’ses cabots, il frise le gâtisme !
— Il y a longtemps que vous êtes à son service ?
— Quatre ans. Y a du boulot et on manque de personnel, je gère pratiquement tout, mais j’ai que deux bras, alors pas moyen d’moyenner. Les pâtées, c’est Henri, le fils du palefrenier, qui s’charge de les distribuer parce que moi, préparer à becqueter pour trente et un bestiaux, ça m’bouffe les journées, surtout qu’j’ai le fricot des humains sur le râble !
— Hugo avait mentionné quelques chiens dans ses lettres, je découvre qu’il possède une véritable meute.
— Une meute de gueusards, ouiche ! C’est pas eux qui traquent les nuisibles, c’est les nuisibles qui les agressent ! Des errants, des vagabonds, des victimes du sort, pas mèche de les croiser, ça donnerait des monstres ! Vous imaginez, un corniaud mi-bouledogue mi-braque marié à Pichette, qu’est une épagneule guère catholique ? Mais je jase, je jase, et j’vous laisse poireauter dans l’humidité. Venez donc vous réchauffer un brin à la cuisine.
Ce fut avec une vive satisfaction que Victor se planta auprès d’un fourneau ronflant où mijotait une marmite contenant une mixture de légumes et de viande, ragougnasse dont il ignorait si elle était destinée à sustenter des bipèdes ou des quadrupèdes. Après l’avoir touillée quelques instants, Mme Bonnefont reprit :
— Si un scribouillard s’en donnait la peine, y aurait d’quoi noircir des pages et des pages avec l’histoire de not’maît’. Le premier cabot qu’il a recueilli, il l’a baptisé Émile, du nom d’une fréquentation à lui. Pis il a engrangé un braque affamé et une levrette à l’échine zébrée de meurtrissures. C’que les gens sont sauvages ! C’est alors qu’il a sacrifié une parcelle du parc à l’édification d’un chenil. Comme il désirait simplifier l’identité d’ses mendigots, il leur a attribué celles de héros antiques, ou de personnalités, et même de philosophes, enfin de tout un tas d’bonshommes qu’j’ai point dans l’habitude de côtoyer. J’ tiens nullement à m’engorger l’entendement.
Elle se pencha vers le faitout pour en humer le fumet que Victor s’employait à déloger de ses narines.
— Mais j’ai tout noté sur un papier que j’conserve dans ma poche, ça vaut son pesant d’moutarde. À chaque année a correspondu une lettre de l’alphabet. En 1873, y a eu Ajax et Ariane, en 74 Beaumarchais et Baucis, en 75 Descartes et Danaé… Au jour d’aujourd’hui, not’doyen, un griffon borgne, se prénomme Noël. Quant au dernier reçu, un cocker lunatique vaguant c’printemps sur la route des Fonds, j’vous donne en mille le sobriquet dont il l’a affublé ! Woland ! Si c’est pas ridicule !
— Quand estimez-vous que M. Malpeyre sera de retour ? hasarda Victor entre deux nausées.
— Bien malin celui qui vous répondrait ! Ce soir, demain, ou dans une semaine, il a de ces foucades ! Avec ça, en l’absence d’Henri j’vais avoir à m’coltiner la corvée des écuelles… Vous êtes donc tellement pressé d’lui causer ?
— J’ai un lot de questions à lui poser concernant ses relations.
— Les indésirables ?
D’un coup de reins, elle souleva la marmite et, en ayant lesté un dessous-de-plat, la recouvrit d’un torchon. Victor emplit brièvement ses poumons.
— Faites pas des yeux en boules de loto, vous m’avez comprise, c’est ainsi qu’il désigne lui-même ceux qui viennent se goberger à ses frais une fois l’an. Révérence parler, c’est rien qu’un vieil étourneau, il n’a qu’à leur fermer sa porte, à ces pique-assiettes, j’vous épargne le surcroît de travail pour ma pomme. Un truc est limpide : ce qui est arrivé en août lui a servi de leçon, ils sont pas près de jouer au revenez-y, ces envahisseurs !
— Que s’est-il passé ? s’enquit Victor qui reculait afin d’échapper à la pitance que Mme Bonnefont répartissait à présent dans divers récipients.
— C’était la nuit où cette chose a déboulé de là-haut. Un météore, à c’que j’ai lu dans les journaux. Moi, je persiste à soupçonner le metze d’avoir lancé un sort. C’est un drôle, depuis qu’il s’est installé dans la forêt, il ne cesse de remâcher des imprécations entre deux vins, pis quand on le rencontre, il vous poignarde du regard, y a belle lurette qu’les cognes auraient dû l’écrouer, c’bravache !
La bouche prête à bredouiller le mot « metze », Victor fut contraint de s’exiler vers une fenêtre qu’il entrebâilla, préférant le froid à l’asphyxie.
— La maison était comble, toute une brochette de facheux, poursuivit-elle. Not’maît’ avait engagé du personnel en extra, heureusement. Quand le ciel est devenu écrevisse et que le « boum » a éclaté, les Invités se sont mis à sautiller comme des puces, ils étaient parés à monter une expédition, c’était le moment ou jamais de glaner des cailloux, qu’ils garantissaient. J’ vous d’mande un peu, en pleine obscurité, dans les bois, avec ces étangs ! Finalement, ils se sont calmés, et pis j’ai préparé des paniers de pique-nique. J’y ai fourré les reliefs des repas.
Victor jeta un coup d’œil effaré à la pâtée des chiens.
— Trois jours, qu’ils se sont incrustés ! Jusqu’à ce qu’il y ait une tuile : tentez le démon, il vous happe le pied ! L’un d’eux, j’ai oublié lequel, s’est cassé la margoulette. Il est tombé d’un arbre, résultat : inapte à remuer, paralysé des orteils au plafond. M’sieu Malpeyre l’a embarqué dans sa voiture et l’a conduit chez lui, à Paris, escorté par trois autres. Ceux qui restaient se sont carapatés au petit bonheur la chance, bon débarras. J’en sais pas davantage.
— M. Malpeyre ne vous a pas avertie du décès de l’homme accidenté ? M. Donatien Vendel est mort il a un mois.
Ce fut au tour de Mme Bonnefont d’adopter une mine éberluée.
— Saperlotte ! J’en suis tout estomaquée !
— Et du décès de deux des importuns, Déodat Briquebec et Maxence Vigneux, étouffés dans des fiacres à cause de briquettes de chauffage, qu’en pense-t-il ?
— Vous m’en contez de jolies ! s’écria Mme Bonnefont, les mains plaquées au visage. Si m’sieu Malpeyre le sait, il a gardé ça par-devers lui, parole ! Moi, j’ suis rien qu’une paysanne, Paris, j’y suis allée qu’une fois, en 89, visiter l’Expo, j’ai pensé mourir du haut mal dans cette danse de Saint-Guy ! Des briquettes de chauffage, en voilà une invention ! Ça confirme mes inquiétudes : le metze ! Y a qu’un suppôt de Lucifer dans son genre pour infliger la désolation suprême aux innocents par l’entremise d’objets !
Pourquoi Donatien Vendel avait-il eu la fantaisie d’escalader un arbre ? Qu’était-ce donc que ce metze tant redouté de Mme Bonnefont ? Telles étaient les questions qui agitaient Victor pendant qu’il rejoignait son carrosse.
— Connaissez-vous un caboulot à Domont où manger à l’économie en savourant un cru du pays ?
L’idée de Victor était qu’un repaire de soiffards lui fournirait pléthore de commérages sur le fameux metze.
Le père Graffard ferma les paupières, en quête d’une vision intérieure.
— Les Trois Épis ! éructa-t-il, brandissant son fouet.
Une omelette baveuse, une miche de pain noir, une bouteille de médoc eurent tôt fait de s’aligner sur la nappe à carreaux. La patronne, une Méridionale rebondie aux yeux langoureux, déclara tout de go à Victor :
— Vous, on se doute que vous avez des manières. Pas comme ce ramassis de panés qui font rien que lever le coude, chantonna-t-elle de son accent ensoleillé.
— Hé ! Irma ! Arrête de te plaindre à ce pékin, c’est pas ton type de gonce, et puis sans la présence régulière des amoureux de la treille, ton bistrot, t’aurais plus qu’à en remiser la clé sous le paillasson ! graillonna un homme à grosse moustache et barbiche jaunes.
Les amateurs de vinasse cuvant en chœur approuvèrent à qui mieux mieux, le regard rivé aux formes voluptueuses sur lesquelles ils se sentaient des droits.
— La paix, les frise-à-plat ! tempêta Irma. On est en République, et je bavarde avec qui ça me plaît !
Ravi d’avoir conquis les faveurs de l’hôtesse, encore jeune et plutôt agréable à considérer, Victor s’empressa de tirer avantage de la situation.
— Délicieuse, votre omelette. On n’en dégusterait pas de meilleure au Café anglais.
— Les Engliches, c’est des emplâtres ! tonna Moustache jaune.
— Ta gueule, Justinien, ou tu dégages ! rétorqua Irma.
S’ensuivit un silence relatif dont profita Victor.
— En chemin, je me suis heurté à un individu assez patibulaire. On l’appelle le metze.
Cette fois, l’assistance se tint coite. Seule Irma osa riposter.
— Celui-là, méfiance, il a des pouvoirs, des mauvais autant que des bons. Ceux qui vont réclamer son aide la conscience nette ne sont pas désappointés. Les margoulins et les imposteurs, eux, qu’ils numérotent leurs abattis, Jéroboam Daragnac les perce à jour et invite Satan à leur sauter sur le casaquin.
— Pincez-moi, je rêve, v’là qu’elle s’est entichée d’un envoûteur ! clama Moustache jaune.
Sans lui prêter la moindre attention, Victor continua
— Où vit-il ?
— En forêt, il a une cabane aux environs du château de la Chasse. Mais prévoyez pas de le voir avant deux jours, c’est la pleine lune, il prépare ses potions dans un endroit secret. Personne n’a encore réussi à le situer.
— Est-il acoquiné avec le propriétaire du Castel du Bois-Joli, Hugo Malpeyre ?
— Ma foi, y aurait rien d’étonnant à ce que ces hurluberlus soient liés. Sauf que des deux, l’homme aux chiens est probablement le plus frappé et le plus solitaire. Ça m’est arrivé de le surprendre, lui et son troupeau d’éclopés, ils défilaient comme à la parade, lui devant, sanglé dans un uniforme à boutons, et chaussé de grosses bottes. Eux derrière à la queue leu leu, un escadron de roquets qui manœuvraient en exécutant parfois des charges. Drôle de bonhomme, il ne s’intéresse même pas aux femmes.
— T’as des regrets, Irma ? railla Moustache jaune.
— Certains voisins ont crié au scandale, mais comme personne n’a été mordu et que le chenil est très à l’écart, on a fichu la paix à la troupe. Dans le fond, c’est un chic type, il refuse de supprimer un seul des chiots quand il y a des naissances, et en plus il récolte d’autres pensionnaires.
— Ce tintouin, c’est grotesque ! Ça jappe pire qu’une escouade d’enragés, ça effraie les gosses, j ’te balancerais ces cocos à la flotte avec une pierre attachée au cou…
— Ce coup-ci, tu dépasses la mesure, Justinien. Ouste !
Furibond, mais filant doux face à Irma qui pointait l’index vers la rue, Moustache jaune obtempéra. Au grand dam de la patronne, Victor ne tarda pas à l’imiter, cependant il s’engagea avec prudence dans le sens opposé. Il emportait la bouteille à peine entamée et en fit cadeau au père Graffard toujours juché sur son siège. Le litre fut vidé à larges rasades, un clappement de langue exprima l’euphorie du vieillard. Le voyage à Saint-Leu s’effectua à une allure très soutenue. La pluie s’allouait une trêve, la traversée d’une campagne épargnée par l’hiver apaisa Victor. L’air vif le purifiait, et il était satisfait des informations obtenues, même si une seconde visite à Domont se révélait nécessaire faute d’avoir rencontré Hugo Malpeyre et Jéroboam Daragnac.
Lundi 25 novembre
Irrité, Joseph arpentait la réserve en écoutant les nouvelles de Victor. Il ne lui pardonnait pas sa désertion de l’avant-veille. Son beau-frère persistait à le traiter en quantité méprisable, le gredin ! Toutefois, quand il apprit que la prochaine opération au Castel du Bois-Joli lui serait confiée, il se rasséréna. Il acheva de s’épanouir en entendant son partenaire lui annoncer qu’une mission lui incombait le jour même : pousser une reconnaissance jusqu’au magasin des Ducoudray.
— Et Kenji, quelles salades va-t-on lui servir ?
— Le bouquiniste Horace Tenson a dans sa remise une montagne de reliés dépareillés dont il veut se défaire. Ce soir, vous ronchonnerez d’avoir été dérangé en pure perte, suggéra Victor, rarement à court de mensonges.
Joseph se hâta de fuir la place de la Bastille où la colonne de Juillet lui rappelait un souvenir déplaisant, son corps-à-corps avec un scélérat qui avait culbuté dans le vide trois ans plus tôt. Le grelot de la boutique Le Cheval à bascule tinta sans susciter la curiosité des nombreux badauds inspectant les jouets.
Mûre et avenante, nez retroussé et fossettes au menton, une femme potelée célébrait devant deux couples en extase le bébé parlant de M. Jumeau :
— Cette plaque percée de trous sur la poitrine et l’abdomen recouvre un petit phonographe à cylindre. Il suffit de tirer sur une tige pour provoquer un mouvement d’horlogerie qui déclenche l’appareil. Écoutez.
Une voix de jeune fille, claire et enfantine, débita ce discours :
« Je suis enchantée, maman m’a promis d’aller au théâtre, je vais à un spectacle. Ah ! Mon beau château, ma tante tire lire lire ! Ah ! Mon beau château, ma tante tire lire l’eau ! »
Il y eut des exclamations et Joseph lui-même ne put réprimer un sourire. Envahi d’une joie mélancolique, il fut transporté en 1879, sa main crochée à celle de sa mère, sur les Boulevards où des rangées de baraques avaient éclos durant le mois de décembre. Des camelots vantaient les nouveautés propres à séduire les passants en quête de modestes étrennes. Fasciné par les bonimenteurs, plus clochards que professionnels, secouant polichinelles, mirlitons et tambours, Joseph avait pris racine face à un étalage d’automates en fer-blanc. Particulièrement convoité, un fort des Halles poussait sa brouette.
— Combien ? avait marmonné Euphrosine au bout d’un moment de réflexion.
— Six sous, cracha le marchand.
Le porte-monnaie rechignait à se vider de ses pièces. Il en manquait deux.
— J’vous accorde une fleur, ma p’tite dame, parce que vous avez d’belles mirettes.
Sans croire à son bonheur, Joseph avait serré le jouet contre lui. Puis, une fois à la maison, il l’avait posé sur une caisse et s’était contenté de l’examiner des heures d’affilée. Euphrosine et son rejeton se nourrirent de pommes et de pain jusqu’à ce que le porte-monnaie consentît à grossir. Un jeu de loto et un masque en carton-pâte achetés par la suite constituèrent un trésor enfantin dont le fort des Halles était le joyau. Sans doute dormait-il, démantibulé, dans un coin de la remise, rue Visconti.
À présent, les automates étaient beaucoup plus perfectionnés. Des personnages agrémentés de vêtements reproduisaient des attitudes humaines, mus par des mécanismes à moteur. Joseph flâna auprès de joueurs de cartes, d’un couple échangeant des horions et d’une troupe de gymnastes.
Négligeant les guignols et les machines à coudre vendues au prix exorbitant de dix francs soixante-quinze, il s’intéressa à un cheval tricycle doté d’une queue en véritable crin et de sabots vernis. La selle de cuir rouge et les pédales fixées sur la roue lui donnaient envie de redevenir gamin. Mais le passé était révolu. C’était une sensation étrange que d’évoluer parmi ces merveilles. Offrirait-il à Daphné ces mignonnettes et ces ustensiles de cuisine réservés aux filles, ou bien chercherait-il à stimuler son intelligence grâce à un praxinoscope ?
— Un renseignement, monsieur ?
— Les jouets scientifiques, ça m’épate.
— Courses de dadas, matériels d’imprimerie, casse-tête, oracles, trajectoires pour culbuto subissent la concurrence des kaléidoscopes, gyroscopes, zootropes, énonça le marchand, la cinquantaine, le teint blafard, proche d’un somnambule avec ses paupières lourdes et ses gestes lents.
— Le contenu de cette boîte permettra à votre enfant de maîtriser mille et un tours de magie.
— Êtes-vous M. Ducoudray ? Lazare Ducoudray ? L’interpellé dévisagea son client.
— Réfléchissons. Serais-je celui dont les os sont dépourvus de moelle ?
— Quel est ce charabia ? bredouilla Joseph. Le temps d’un rire, le marchand s’éveilla.
— Je ne suis pas Ovide. Os vides. C’est une énigme, jeune homme, ma marotte. Si je vous dis : quatre demoiselles qui se poursuivent sans jamais se rattraper, la réponse est… ? Vous donnez votre langue au chat ? Les quatre roues d’un chariot ! Trêve de plaisanteries. Lazare, lève-toi et marche !
Incertain de la santé mentale de son interlocuteur, Joseph avait perdu son aplomb.
— Je… Euh… C’est un ami commun qui m’envoie, parvint-il à expliquer. Nous partageons une passion : les modèles réduits ferroviaires. M. Vendel. Il se fournit chez vous.
Tel un de ses pantins, Lazare Ducoudray battit des paupières jusqu’à les hausser au maximum.
— Ce vieux Donatien ! Comment se porte-t-il ? L’infortuné, se retrouver subitement paralysé, sans assurance de guérison, quel gâchis ! Il penche déjà vers le versant obscur. Et celle-là, vous la connaissez ? Aussi courte aux premiers instants qu’aux derniers, plutôt longue lorsque l’homme est dans la vigueur de son âge ? Bien sûr, vous l’avez deviné, c’est l’ombre, et non…
— M. Vendel a quitté ce monde, chuchota Joseph. Décontenancé, Lazare Ducoudray ferma à demi les yeux.
— Bigre de bigre ! s’exclama-t-il. Reine ! Arrive ! Écoute ça !
La femme au nez retroussé délaissa ses Bébés Jumeau.
— Bonjour madame. Oui, Donatien est mort le jour même de l’accident de la gare Montparnasse, précisa Joseph. Mme Pérochon m’a interdit de pénétrer dans la chambre mortuaire, mais j’ai entrevu son corps.
— Dieu a eu pitié, il lui a octroyé une locomotive qui l’a transporté au ciel, psalmodia Mme Ducoudray en guise d’oraison funèbre.
— Nous hésitions à lui rendre visite. Trop tard, grommela son mari. Nous n’avons reçu aucun faire-part, comment l’aurions-nous su ?
— C’était dans le journal. De même que la commémoration du décès.
Joseph leur montra une coupure liserée de noir. Lazare lut à mi-voix :
« Mme Bernadette Pérochon et son fils Éric remercient tous ceux qui ont eu la civilité d’assister à la messe célébrée en la cathédrale Notre-Dame le samedi 16 novembre, trois semaines après la disparition de leur frère et oncle, M. Donatien Vendel. »
— Ça me rappelle : noir le jour et blanc la nuit ? Vous séchez ? Le curé.
— Lazare, je t’en prie, siffla son épouse. De quel journal s’agit-il ?
— Le Figaro.
— Nous ne lisons que Le Temps, décréta Reine d’un ton acerbe, avant de s’adoucir et de susurrer :
— Vous le fréquentiez depuis longtemps ?
— Depuis mon emménagement dans son immeuble, 5, rue du Départ, voici presque deux ans, répondit spontanément Joseph.
— Il avait mentionné notre nom ?
— C’est évident, ma chérie, il vient de sa part, monsieur est amateur de chemins de fer miniatures.
— Vous étiez membre de son amicale, n’est-ce pas ? M. Vendel m’a narré en quelles circonstances avait été fondée l’association À cloche-pied. Je vous envie, j’ai toujours rêvé d’appartenir à une confrérie. Alors vous étiez près de lui quand il a subi ce terrible malheur ?
— Non, nous nous étions égaillés en forêt, nous ratissions les sous-bois dans l’espoir de dégoter des éclats de météores. Quand nous avons regagné le château de notre hôte, M. Malpeyre, il était déjà en route pour Paris avec le pauvre Donatien.
— Pourquoi était-il grimpé dans un arbre ?
— Voilà ce que nous aimerions comprendre, monsieur…
— Pigot, Jean Pigot. Mme Pérochon m’a confié qu’elle avait été bouleversée quand son frère lui a été ramené par des amis, elle a cité le nom d’Ida Bonneval.
— Elle s’est trompée, Ida clamait que les émotions avaient esquinté ses cordes vocales, elle s’est gargarisée une heure avec de l’eau de mélisse. Donc, monsieur Pigot, résumons-nous : vous comptez acquérir de nouvelles pièces de collection ?
L’intonation inflexible de Reine Ducoudray indiquait sans ambiguïté que la discussion était close et qu’elle envisageait à présent d’être dédommagée de son amabilité.
— Certes, certes. Mais j’ai une fillette de quatorze mois, les étrennes approchent et…
— J’ai ce qu’il vous faut !
Déjà, elle le remorquait vers le peuple des poupards, lorsqu’il avisa une arche de Noé garnie de sujets taillés à la serpe.
— Cela me convient. Où est-ce fabriqué ?
— À Saint-Claude, dans le Jura. Je vous emballe le tout ?
— Non, je vais me contenter d’un ours, d’une girafe et d’un éléphant.
La caisse avala d’un cling rageur les deux pièces que coûtaient les figurines de bois. Dépitée, Reine ne prit pas la peine de couper les étiquettes rédigées à la main ni de fournir un joli papier. Lazare raccompagna ce piètre client à la porte et lui marmonna :
— Quatre petites cuisses dans un lit et un zigzag au milieu ? Vous séchez ?…. La noix !
La librairie Elzévir ressemblait à une ruche. À quelques minutes de la fermeture, la comtesse Olympe de Salignac, Blanche de Cambrésis, Adalberte de Réauiville, et Mlle Helga Becker avaient investi le magasin, bientôt rejointes par Micheline Ballu toujours à l’affût des derniers potins.
Furieux du retard de Joseph, Victor s’était réfugié dans l’arrière-boutique, ce qui ne l’empêchait pas d’entendre.
— « France, à genoux ! Tu vas parler à Dieu. Airain sacré, résonne ! Et vous, nations, écoutez ! La France fait sa prière au Seigneur ! » C’est émouvant, à vous tirer les larmes ! s’écria Olympe de Salignac. Jamais je n’oublierai l’homélie du chanoine. Y étiez-vous, monsieur Mori ?
— Où ? demanda Kenji qui tentait de s’esquiver.
— Au sommet de la butte Montmartre, voyons ! C’était un grand jour pour la France catholique, n’est-ce pas, Adalberte ?
— Un jour mémorable, acquiesça énergiquement cette dernière, la moitié de la face tordue en un pénible rictus, séquelle d’une hémiplégie.
— Pourquoi ?
— Mademoiselle Becker, vous débarquez de la lune ? Le 20 novembre restera à jamais gravé dans nos esprits, on a porté sur les fonts baptismaux Françoise-Marguerite, la Savoyarde.
— Je n’ai pas l’honneur de connaître cette enfant, grommela Kenji.
— Vous vous moquez, monsieur Mori ! C’est une cloche, la plus grosse de France, un don des diocèses de Savoie à la basilique du Sacré-cœur. En attendant la fin des travaux de construction, elle occupe un emplacement spécial à droite du portail principal.
— Moi, j’y suis allée dimanche avec mon cousin Alphonse, intervint Mme Ballu, ça vaut le déplacement, c’est le paradis des vendeurs à la petite semaine. Faut se balader rue du Chevalier-de-La Barre, un vrai souk ! Mon cousin m’a dit qu’on se croirait à Marrakech. Les marchands d’objets de piété vendent des Savoyardes en réduction pour timbre d’appel de femmes de chambre, des plâtres de la Vierge, des Jeanne d’Arc en prière ou à cheval, des Saint-Joseph, des Saint-Antoine, j’m’en suis offert un, de Saint-Antoine, parce que j’égare le moindre objet. C’que j’ai préféré, c’est le sacré cœur de Jésus, avec des flammes autour, on le trouve sur les pelotes à épingles, les porte-plume, les foulards, les ronds de serviettes, les plumiers, les presse-papiers, les tasses, les assiettes, les…
— Ce sont des bibelots qui possèdent une haute valeur spirituelle, laissa tomber Kenji, pince-sans-rire.
— Tout à fait, monsieur Mori, tout à fait, approuva la comtesse de Salignac. Irez-vous admirez la cloche ?
— Chère madame de Salignac, vous l’avouerai-je . Depuis ma prime enfance je fuis la foule, sa vue me suggère l’idée d’une émeute ou d’une révolution…
Le Chevalier de La Barre ? Serait-ce ce jeune homme de dix-neuf ans supplicié et exécuté pour avoir eu le tort de ne pas saluer une procession ?
— Il y a plus de deux siècles, monsieur Mori, protesta la comtesse. L’amende honorable est tardive mais honnête !
Kenji consulta son chronomètre.
— Mesdames, excusez-moi, je me retire, c’est l’heure du coucher de ma petite-fille. Victor, soignez donc nos charmantes clientes.
Laissant son associé en otage, il se replia au premier étage. Il avait juste le temps d’endosser son costume d’apparat et de filer sur les Boulevards.
À contrecœur, Victor afficha un sourire affecté et quitta son havre.
— Ah ! monsieur Legris, j’espère que vous allez me satisfaire ! s’écria Olympe de Salignac. Je recherche une nouveauté de Paul Déroulède.
— Impossible, madame la comtesse, répliqua Victor d’un ton sec.
— Et pourquoi ?
— Cet auteur n’aura jamais sa place dans nos rayonnages, adressez-vous à la concurrence.
Outrée, la comtesse serra les lèvres, puis se dirigea d’un pas altier vers la sortie, suivie de son escorte. Mme Ballu jugea plus prudent de ne pas demeurer en tête à tête avec Victor.
Une queue s’étirait devant le théâtre de la rue Caumartin. Kenji marqua un temps d’arrêt sous un réverbère et relut l’article de la rubrique Spectacles.
« La femme moderne se plaît aux pâleurs et aux maigreurs distinguées, elle s’inspire des têtes préraphaélites, elle marche dans la vie un lis dans la main, les yeux levés au ciel. Mlle Fiammetta ne dépend pas de cette catégorie. Attention, Liane de Pougy n’a qu’à bien se tenir ! La devise de Mlle Fiammetta, Ad aperturam libri32, montre qu’elle ne saurait rien cacher. C’est plutôt une déesse romaine, elle nous donne le goût des plaisirs épicuriens et des réalités terrestres. Rien n’égale sa débordante splendeur. Le public s’en délecte. Elle atteint son but qui est de nous faire croquer la pomme sans fauter. Allez voir Le Petit Coucher de l’Infante, vous serez conquis. »
Kenji glissa le journal dans la poche de son pardessus. Il était surpris. D’habitude, en ce lieu, on représentait des féeries. Hué par ceux qui ne pouvaient accéder à la caisse, il déposa sa canne et son gibus au vestiaire, sourit en lisant la pancarte au seuil de la salle :
Les Dames ne sont admises
à l’Orchestre et au Parquet que
SANS CHAPEAU
De sa baignoire, il dominait la scène.
L’orchestre attaqua une valse lente dont le titre, Donne-toi toute, ne laissait planer aucune incertitude quant au spectacle qui allait suivre. Nombre de spectateurs en murmuraient les paroles, censurées par le sénateur René Bérenger quatre ans auparavant :
Donne-toi toute avec tes seins,
Fais bondir ton cœur et tes reins !
Va, goutte à goutte33.
Le rideau s’ouvrit sur une chambre à coucher. Un lit, une coiffeuse, un secrétaire, un fauteuil, deux chaises et, sur un chevalet, le portrait d’un fringant moustachu en uniforme.
Celle que tous attendaient fit son entrée, provoquant un vacarme assourdissant. Elle bombait la poitrine dans son corsage cintré et balançait les hanches sous l’épaisseur de sa jupe rouge. On eût dit un personnage de Goya.
Brune, le teint mat, les yeux sombres, Fifi Bas-Rhin dégageait un vif attrait érotique. Kenji savait pour l’avoir connue charnellement que sa science du désir lui permettrait d’exercer un ascendant absolu sur le cénacle presque exclusivement masculin qui se pressait à l’Eden-Théâtre. En dépit de son titre d’archiduchesse Maximova, elle dissimulait si peu ses ambitions de conquête qu’elle n’avait pas hésité à s’exposer sur les planches. Depuis cinq semaines la sale ne désemplissait pas.
Yeux mi-clos, lèvres entrouvertes, elle dégrafa son corsage. Une hystérie collective s’empara de l’auditoire. Dans cette atmosphère viciée par l’haleine des spectateurs et les fumées de cigarettes, Fiammetta exhiba le plantureux mystère de ses bas noirs. Elle se tourna vers le portrait de son mari, tendit les bras. Un fracas de cymbales coupa court aux murmures. Fiammetta se déhancha et ôta son premier jupon : la modeste, qui révéla le second nommé la friponne. D’un air absent, elle effleura de ses doigts aux ongles rouges les endroits de son corps qui troublaient les hommes tandis qu’elle faisait tournoyer ses dessous mousseux en découvrant l’amorce de ses cuisses. Tous retenaient leur souffle. Elle soupira, s’installa à une petite table et, tandis que l’orchestre jouait en sourdine, elle feignit d’écrire une lettre en déclamant d’une voix vibrante, à la façon de Sarah Bernhardt :
— Mon cher petit mari adoré. Depuis ton départ pour Cuba notre nid d’amour est devenu lugubre. Seule, je suis seule au lever, seule au coucher, seule la nuit dans ce grand lit glacé…
Elle se tamponna les paupières et se mit à onduler en une danse lascive, ce fut le délire. La modeste atterrit sur le dossier d’une chaise. À son tour, la friponne se retroussa sur le troisième jupon, la secrète, et rejoignit la modeste.
— Oh mon Pedro ! reprit-elle. Pourquoi Cuba ? Pourquoi la guerre, toujours la guerre ! Je sais, la perle des Antilles, c’est beau, c’est chaud, mais c’est si loin ! Tu me manques !
Fasciné, Kenji ne pouvait détacher les yeux de cette Vénus au buste moulé d’une chemisette à petits plis. Sa chair ressentait les effets des jeux voluptueux auxquels elle et lui s’étaient prêtés dans l’appartement de la rue d’Alger.
Au quatrième tableau, Fiammetta, terrassée par la douleur de la solitude, se dépouilla de ses bas et de son corset. Ce fut l’apothéose. Rien ne comptait plus que cet instant, où enfin elle apparut les seins libres, arborant une expression d’une chasteté mutine. Une dernière fois, elle exhorta son compagnon à revenir, puis se décida à se glisser sous les draps, seule.
Le rideau retomba, un tonnerre d’applaudissements explosa. Drapée dans un peignoir de soie, Fiammetta vint saluer. Elle avait envisagé toutes les nuances de son rôle. Trop froide, on l’eût conspuée, trop éprise, sa précipitation aurait déçu. Son regard croisa celui de Kenji. Il disait : « J’ai choisi le moyen terme, je me déshabille comme pour toi. » Elle se redressa et disparut dans les coulisses.
Kenji fut le dernier à sortir. Il réussit à se convaincre que Fifi avait su garder une mesure exquise dans une situation délicate et rester à la limite du bon goût et de la bienséance. Non, il n’irait pas la féliciter dans sa loge.
Il dut parcourir à pied la distance qui le séparait de la rue des Saints-Pères pour que ses ardeurs se dissipent. Il était heureux de pouvoir encore éprouver la flamme d’une sexualité dénuée de sentimentalité.
« Désirer sans aimer, c’est se rassasier sans cuisiner. »
Il se répéta plusieurs fois ce proverbe inédit, comblé de son à-propos.
Soudain, l’inquiétude le gagna. Il avait été imprudent de camoufler le carnet de photos dans la réserve, l’un de ses associés ou Siméon Delmas pouvaient le dénicher. Il fallait songer à le récupérer.