CHAPITRE X
Mercredi 20 novembre
— Ma poupoule, c’est pas une infirmière que vous êtes, c’est un ange gardien ! De telles prunelles, on jurerait deux volcans, aïe, vous m’avez touché au cœur avec vos jets de lave, je crame, je vais mourir ! Si vous ne m’affirmez pas tout de suite que je suis aussi beau que l’Arc de Triomphe, je me balance par la fenêtre !
En bannière, les mollets et les pieds nus, un homme au teint rubicond talonnait une jeune fille effarouchée à travers une salle où les malades allongés sur leurs lits se divertissaient de ce galop. Un médecin jaillit, stéthoscope au cou et thermomètre dressé.
— Monsieur Sernin, je vous somme de vous étendre, vous êtes loin d’être guéri !
— Vous allez encore m’entonner du laudanum, j’en ai ma claque ! J’ai un restaurant en souffrance, moi, je pressens que les cuistots vont cochonner mon commerce !
— Et vos reins, y songez-vous ? Si nous ne dissolvons pas vos calculs, vous subirez des crises tellement atroces que cela vous fera passer à jamais le goût du bœuf en daube.
— Mes calculs, mes calculs ! Ils sont simples, mes calculs ! Une journée chez vous équivaut à cinquante clients insatisfaits. À deux francs en moyenne le repas, elle est sévère, la douloureuse !
— Vous êtes un patient trop difficile, je renonce à vous soigner. La prochaine fois, choisissez donc l’hôpital !
— Eh ! Envoyez-moi Simone, elle seule a le chic de me rassasier. J’ai toujours eu un faible envers les brunettes.
Le médecin haussa les épaules et alla examiner un vieillard. Virgile Sernin se recoucha en bougonnant. La mesure était comble. Quelque jours de plus dans ce foutoir et il traînerait ses guêtres chez lui, rétabli ou non. Il s’inquiétait surtout des cages vitrées où vivaient ses hôtes chéris. La grosse Marinette avait promis de s’en occuper, mais il était conscient de la répugnance que lui inspiraient ses reptiles et ses batraciens. Les serpents l’effrayaient tant qu’elle osait à peine les regarder. Les lézards et les salamandres lui étaient moins odieux, cependant les sustenter de leur ration quotidienne de vers, de mouches et d’insectes était un supplice qui lui soulevait le cœur. Mais le pire, c’étaient les couleuvres à collier qui réclamaient exclusivement des poissons, des crapauds, des grenouilles, des têtards et qui dégageaient une odeur alliacée. Et, bien qu’elles fussent inoffensives, elle appréhendait d’être mordue.
Du vivant de sa femme, Lucie, Virgile n’avait pas à se soucier des soins à prodiguer à ces créatures qu’elle affectionnait autant que lui. Désormais, c’était différent. Il avait été obligé de taire l’adresse de la clinique où il se rendait, de peur que ses deux maîtresses, qui ignoraient l’existence l’une de l’autre, ne viennent s’y crêper le chignon. À Yvonne, il avait écrit un mot lui expliquant qu’il partait se reposer dans la Nièvre auprès de sa tante. Mélanie l’imaginait à Bordeaux où il s’était inventé un cousin négociant en cordes. Ces fables lui avaient permis de suivre son traitement sans encombre, mais le privait d’être informé de ce qui se tramait au Miroton des Ternes, son établissement de la rue Poncelet.
Il s’était conduit en mariole. L’unique personne sur qui il aurait pu s’appuyer, il avait négligé de l’alerter. Reine Ducoudray était une femme remarquable, une de ces perles qu’on a tort de laisser décamper quand on lui a tapé dans l’œil. Ils avaient vécu des heures chaudes sans que ni Lucie ni Lazare ne les soupçonnent. Ils avaient été à deux doigts de lâcher leurs conjoints respectifs afin de convoler. Mais il n’avait su résister à cette gazelle aux nattes sombres embauchée pour remplacer une serveuse estropiée par un tramway. Reine les avait surpris dans la cave. Que son mari la trompât, elle l’eût supporté, mais que son amant lui fût infidèle, pas mèche. Depuis, il avait accumulé les aventures, sans toutefois rencontrer une compagne qui égalât cette rareté, une femme à la fois désirable, piquante et douée pour le business. Penser qu’elle vécût avec ce fieffé imbécile de Lazare, quel gaspillage !
Timidement, l’infirmière s’approcha, poussant un chariot couvert de médicaments et de bassins émaillés.
— Mais c’est mon adorable Vésuve à roulettes qui se radine, je redoute une éruption maousse. Aux abris !
Il s’enterra sous son drap et simula un violent tremblement.
— Voyons, monsieur Virgile, soyez raisonnable, si vous n’ingurgitez pas votre potion, je vais être enguirlandée par le Dr Garrot !
— Garrot, ça convient au poil à un écorcheur de son espèce qui saboule ses patients et son personnel ! D’accord, je me soumets. À une condition : soufflez-moi votre adresse à l’oreille. Je vous hypnotise, fixez mes pupilles, je suis un cobra royal…
Cramoisie, la jeune fille se baissa lentement.
Pendant des mois, Victor s’était évertué à exercer avec constance son sacerdoce de libraire. Après délibérations avec ses deux associés, il avait alterné jours de présence ou d’achats et moments consacrés à la photographie. À la première occasion, voilà qu’il replongeait sans remords dans une double vie nécessitant la combinaison de fariboles.
Ce mercredi-là, il téléphona donc à Kenji qu’un client l’avait contacté en vue d’une expertise, et qu’il ne viendrait qu’en début d’après-midi. Puis, guilleret de démarrer une investigation, il débita de semblables balivernes à une Tasha quelque peu alanguie suite à une nuit mouvementée. Il partit à pied, faute de bicyclette, et appareilla presque aussitôt dans un fiacre.
Le cocher refusa de dépasser la gare de Lyon, assiégée par d’interminables rangées de voitures. Victor se laissa emporter dans la marée des voyageurs qui se résorba aux abords de l’avenue Daumesnil, une de ces larges rivières où le bien-être bourgeois étalait ses commerces prospères et ses immeubles prétentieux face au viaduc du chemin de fer de Vincennes. L’ambiance eût été paisible, sans un bâtiment d’aspect revêche dont la façade courait sur deux cents mètres. La Maison d’arrêt cellulaire, plus communément dénommée prison de Mazas, était ceinte de hautes murailles et de chemins de ronde. Elle se composait d’un édifice réservé aux archives, au greffe, au logement du directeur, et d’un pavillon central, moyeu d’où s’étiraient six ailes séparées par des cours et comportant chacune trois étages de cachots.
Victor se demanda si, au fond de ces alvéoles, croupissaient les assassins qu’il avait épinglés. Il lui arrivait de percevoir l’écho d’une culpabilité liée à son rôle de limier amateur. Parfois, il endurait un cauchemar où l’une de ses proies se vengeait. Pourtant, aucun de ces criminels ne méritait sa compassion. De surcroît, s’ils étaient restés libres, ils auraient commis de nouveaux forfaits. C’était un paradoxe : en bon chasseur, il raffolait de la battue, en immoraliste, il exécrait l’hallali.
Près du vantail du numéro 26 ter, une plaque de cuivre signalait :
MME JULIENNE SORBIER
Leçons de danses de salon,
Valse, polka, scottish, mazurka,
R.D.C. gauche.
Il sonna à une porte vitrée derrière laquelle se découpa une silhouette hésitante. Une femme aux cheveux gris et aux traits lourds, vêtue d’une robe en lainage, se résolut à l’affronter.
— Excusez-moi de vous déranger, je sollicite un entretien avec Mme Sorbier.
— C’est moi-même. Ma camériste est en retard. Venez-vous vous inscrire ? Nous n’avons que très peu de messieurs, toutefois…
— Non, je voulais simplement vous parler de votre époux.
— Ernest ? Cela fait sept ans qu’il nous a quittés !
— Puis-je entrer un instant ? Je me nomme Victor Legris, je suis libraire. Votre mari a été l’ami de mon oncle Émile.
Ces précisions s’insinuèrent en elle et ne parurent pas l’émouvoir puis, tels des ronds dans l’eau, provoquèrent un froncement de sourcils et une contraction des lèvres. Elle tira d’une poche des lunettes à verres épais à travers lesquelles elle contempla son interlocuteur.
— Nous serons plus à l’aise à l’intérieur…
Il s’avança le long d’un vestibule envahi de potiches qui débouchait dans une vaste pièce vide, à l’exception de tapis, d’un piano droit, de barres placées aux murs et de glaces réfléchissant ce décor à l’infini. Quelques chaises se morfondaient dans un coin, ils en prirent deux et s’assirent.
— Il est exact que votre oncle a beaucoup compté pour Ernest. Quand sa maladie de cœur s’est déclarée, dans les années 72-73, c’est Émile qui a insisté afin que mon époux consulte un spécialiste qu’on lui avait vanté. Les remèdes étaient efficaces mais onéreux, et sans l’aide matérielle d’Émile, jamais nous n’aurions eu les moyens de nous les procurer, car à cette époque nous n’enseignions encore qu’à quelques élèves, juste de quoi surnager…
Elle soupira et lissa sa jupe beige ornée de velours brun.
— Un noble personnage que votre oncle. Il avait croisé la route d’Ernest parce qu’ils étaient les habitués d’un bouchon au Quartier latin où, entre deux discussions passionnées sur Charles Fourier et deux verres de cidre, ils se défiaient au piquet. D’où le pseudonyme qu’Émile lui avait forgé en apprenant qu’il était professeur de danse.
— Vous avez expédié un faire-part de décès à mon oncle, en 1888, ne saviez-vous donc pas qu’il était mort depuis dix ans ?
Elle poussa une exclamation.
— Personne ne nous a avertis !
— Vous soutenez qu’Ernest et Émile se rencontraient régulièrement !
— Oui, avant la querelle qui les a séparés. Mon mari était un être charmant, mais il avait quelquefois un caractère de chien. Et il était despotique. Il a exigé de moi que je coupe les ponts avec votre oncle.
— Pour quels motifs, cette brouille ?
— Ernest avait perdu la foi à l’âge de quinze ans. Cela ne m’empêchait pas de l’aimer, en dépit du fait que je suis fervente catholique. En 1875, mon mari a vécu une expérience mystique qui l’a bouleversé au point que le christianisme a pris le pas sur toutes ses opinions. Cette vision a infléchi ses options politiques. Votre oncle et lui étaient en désaccord sur tout.
— Émile n’était pas athée.
— Il se proclamait agnostique, ce qui scandalisait Ernest. Il professait des idées sociales incompatibles avec les nôtres. De controverse en bisbille, ils ont fini par sortir de leurs gonds. Si Ernest en a été affligé, il s’est néanmoins buté, d’où cette rupture non seulement avec Émile, mais aussi avec d’autres relations. C’est pourquoi lorsque mon mari a été foudroyé par un infarctus, je n’ai pas envoyé de faire-part, sauf à votre oncle. Après tout, il nous avait manifesté assez de gentillesse pour que je me résigne à cette concession. N’ayant pas eu le plaisir – si j’ose m’exprimer ainsi – de le voir aux obsèques, j’en ai déduit qu’il ne nous pardonnait pas et je n’ai plus essayé de le joindre. De quoi est-il mort ?
— De consomption. Tuberculose pulmonaire. Je l’ai accompagné dans ses derniers moments. Il a été d’un stoïcisme exemplaire. Il m’a adjuré de conserver ses papiers et ses gravures concernant le fouriérisme.
Victor guettait le moindre signe prouvant que Mme Sorbier connaissait l’existence de ces documents. Elle ne tiqua pas.
— L’état de votre époux avait empiré ?
— Nous redoutions une défaillance de son cœur, le coup fut porté par une artère. Mon Dieu, ce fut terrible pour moi et les garçons ! J’ai dû assumer seule ces leçons, avec le secours de mon fils aîné, Jean, qui s’est sacrifié de sorte que son cadet achève son droit. Mais je ne regrette rien, je suis assurée qu’Ernest, là où il est, loue notre ténacité. Ah ! Si vous l’aviez fréquenté… Ses devoirs religieux n’entravaient nullement son allégresse, il dansait à la perfection, il fallait le voir exécuter une polka piquée !
Ses pieds s’activaient sur le tapis sans que le haut de son corps bougeât.
— Jean a hérité de ce don. Moi, je joue du piano. Zoé, ma belle-fille, nous seconde en rectifiant les pas et les attitudes. Mais je m’inquiète, les modes évoluent. J’ai ouï dire qu’un abominable déhanchement originaire d’Argentine a séduit, malgré sa vulgarité, des gens sans éducation. On le nomme tango. Et quant à ce cancan des bals de barrière…
Victor se leva, peu désireux d’être entraîné dans un chapitre inconnu de lui qui, en fait de chorégraphie, préférait celle des ballets classiques. Encore que, quand Fifi Bas-Rhin s’était produite au Moulin-Rouge, il eût été sujet à des émotions qui n’avaient rien d’esthétique.
Kenji fut soulagé de passer le relais à son fils adoptif. Salarié à mi-temps, Siméon Delmas disposait de ses après-midi. De son côté, Joseph avait été obligé de livrer Les Évangiles du comte Léon Tolstoï à Salomé de Flavignol. La relève de Victor allait l’autoriser à courir plus tôt que prévu rue de l’Échelle, où il commanderait chez un traiteur un repas fin destiné à éblouir Djina qu’il avait conviée à dîner à l’improviste.
Profitant de ce que Kenji allait embrasser Iris et Daphné, Victor descendit à la réserve consulter le journal où Joseph avait puisé des tuyaux relatifs à Déodat Briquebec et à Maxence Vigneux. Satisfait d’avoir repéré leurs adresses, il examina la rubrique nécrologique, comme cela lui arrivait parfois. Une annonce encadrée de noir éveilla son intérêt.
« Mme Bernadette Pérochon et son fils Éric remercient tous ceux qui ont eu la civilité d’assister à la messe célébrée en la cathédrale Notre-Dame le samedi 16 novembre, trois semaines après la disparition de leur frère et oncle, M. Donatien Vendel. »
— Donatien Vendel… Donatien… Bon sang, lui aussi est sur la liste d’À cloche-pied ! clama Victor, empli d’une jubilation à la limite de l’ivresse.
Il abandonna le quotidien sur la table, et se rua au rez-de-chaussée.
— En v’là un tintouin ! Y a une anicroche ? interrogea Euphrosine, plantée au sommet de l’escalier.
— Non.
— C’est malin, à cause de vous, j’ai raté ma mayonnaise. Ah, j’la porte, ma croix !