", avait dit Tao Chi'en. Il lui avait expliqué les leçons d'Ebanizer Hobbs, qui avait l'habitude des blessés de guerre, et lui avait appris comment s'y prendre. Heureusement, ce sont seulement des doigts, en conclut Eliza.

La Brisetout satura le patient d'alcool jusqu'à le laisser inconscient, tandis qu'Eliza désinfectait le couteau en le chauffant au rouge. Elle fit asseoir Jack sur une chaise, lui trempa la main dans une bassine remplie de whisky et la posa sur le rebord de la table avec les doigts morts séparés.

Elle murmura les prières magiques de Marna Fresia et, une fois prête, elle fit signe aux femmes de maintenir le patient. Elle appuya le couteau sur les doigts et donna un coup de marteau précis, enfonçant la lame qui coupa proprement les os et resta plantée dans la table. Jack poussa un hurlement du fond de ses entrailles. Mais il était tellement imbibé d'alcool qu'il ne se rendit pas

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Fille du destin

compte qu'elle le recousait et qu'Esther le bandait. Le supplice avait duré

à peine quelques minutes. Eliza resta les yeux cloués sur les doigts amputés en essayant de dominer des haut-le-cúur, tandis que les femmes couchaient Jack sur une des nattes. Babalu le Mauvais, qui était resté le plus loin possible du spectacle, s'approcha timidement, avec son bonnet de bébé à la main.

- Tu es un vrai homme, petit Chilien, murmura-t-il, admiratif.

En mars, Eliza eut silencieusement dix-huit ans. Elle espérait que tôt ou tard son Joaquin apparaîtrait sur le pas de la porte, comme le ferait tout homme à cent milles à la ronde, selon Babalu. Jack, le Mexicain, se remit en quelques jours et s'éclipsa de nuit sans prendre congé de personne, avant que ses doigts eussent cicatrisé. C'était un type sinistre et tous se réjouirent de son départ. Peu bavard, il était toujours énervé et sur ses gardes, prêt à attaquer au moindre soupçon d'une provocation imaginaire. Il ne manifesta aucune reconnaissance pour les faveurs reçues, au contraire ; lorsqu'il se réveilla de son état comateux et apprit qu'on lui avait amputé

les doigts qui lui servaient à actionner la détente, il se lança dans une litanie d'injures et de menaces, jurant que le fils de chien qui lui avait abîmé la main le paierait de sa vie. Alors Babalu finit par perdre patience. Il le saisit comme un pantin, le souleva à sa hauteur, le regarda fixement dans les yeux et lui dit, avec la voix douce qu'il utilisait quand il était sur le point d'exploser :

- C'est moi : Babalu le Mauvais. Y a un problème ?

Dès que la fièvre baissa, Jack voulut se payer du bon temps avec les colombes, mais elles le repoussèrent en chúur : elles n'avaient aucunement l'intention de lui donner quoi que ce f˚t gratuitement, et il avait les poches vides, comme elles avaient pu le

Colombes souillées

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constater en le déshabillant pour le mettre dans la baignoire, la nuit qu'il était arrivé gelé. Joe Brisetout prit la peine de lui expliquer que si on -ne lui avait pas coupé les doigts, il aurait perdu le bras ou la vie, et qu'il devait remercier le ciel d'être tombé sous son toit. Eliza interdisait à Tom-Sans-Tribu de s'approcher de l'individu, elle-même le faisait uniquement pour lui tendre une assiette et changer ses bandages, parce que l'odeur de méchanceté la gênait comme une présence tangible.

Babalu ne le supportait pas et, tant qu'il resta à la maison, il s'abstint de lui adresser la parole. Il considérait ces femmes comme ses súurs et il devenait terrible quand Jack distillait ses commentaires obscènes. Même dans les cas extrêmes, il ne lui serait jamais venu à l'idée d'utiliser les services professionnels de ses compagnes, c'était pour lui comme commettre un inceste. quand la nature réclamait, il allait chez la concurrence, et il avait conseillé au petit Chilien d'en faire autant, dans le cas improbable o˘ il serait guéri de ses mauvais penchants.

Tendant une assiette à Jack, Eliza s'enhardit finalement à le questionner sur Joaquin Andieta.

- Murieta ? fit-il, avec méfiance.

- Andieta.

- Je ne le connais pas.

- Il s'agit peut-être du même, suggéra Eliza.

- qu'est-ce que tu lui veux ?

- C'est mon frère. Je suis venu du Chili pour le retrouver.

- Comment est ton frère ?

- Pas très grand, cheveux et yeux noirs, la peau blanche, comme moi, mais nous ne nous ressemblons pas. Il est mince, musclé, courageux et passionné.

quand il parle, tout le monde se tait.

- Joaquin Murieta est comme ça, mais il n'est pas chilien, il est mexicain.

- Tu es s˚r ?

- Je ne suis s˚r de rien, mais si je vois Murieta, je lui dirai que tu le cherches.

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Fille du destin

Le lendemain soir, il s'en fut et on n'eut plus aucune nouvelle de lui, mais deux semaines plus tard, ils trouvèrent devant la porte de la baraque un sac contenant deux livres de café. Peu après, Eliza l'ouvrit pour préparer le petit déjeuner et vit que ce n'était pas du café, mais de la poudre d'or. Selon Joe Brisetout, cela pouvait venir de n'importe quel mineur malade qu'elles avaient soigné pendant cette période, mais Eliza eut le pressentiment que celui-ci avait été déposé par Jack comme une forme de paiement. Cet homme ne voulait rien devoir à personne. Le dimanche, ils apprirent que le shérif organisait une battue avec la police montée pour rechercher l'assassin d'un mineur : on l'avait trouvé dans sa cabane, o˘ il passait l'hiver seul, avec neuf coups de poignard dans la poitrine et les yeux crevés. Il n'y avait plus trace de son or et, vu la brutalité du crime, on accusa les Indiens. Ne voulant pas se voir mêlée à des histoires, Joe Brisetout enterra les deux livres d'or sous un chêne et donna ordre à

sa troupe de ne rien dire et de ne pas mentionner, même en plaisantant, le Mexicain aux doigts coupés, ni le sac de café. Les deux mois suivants, les gardes tuèrent une demi-douzaine d'Indiens, puis oublièrent l'affaire parce qu'ils avaient d'autres problèmes plus urgents sur les bras, et quand le chef de la tribu vint dignement demander des explications, on le tua aussi.

Les Indiens, les Chinois, les Noirs ou les mul‚tres ne pouvaient témoigner dans un jugement contre un Blanc. James Morton et les trois autres quakers du village furent les seuls à oser affronter la foule prête au lynchage.

Ils se plantèrent en cercle autour du condamné, sans armes, récitant de mémoire les passages de la Bible qui évoquaient l'interdiction de tuer un semblable, mais la foule les écarta rudement.

Personne n'était au courant de l'anniversaire d'Eliza et celui-ci ne fut donc pas célébré ; nonobstant, cette nuit du 15 mars fut mémorable pour elle et pour les autres. Les clients avaient repris le chemin de la baraque, les colombes étaient toujours

Colombes souillées

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occupées, le petit Chilien tapait sur son piano avec un enthousiasme non feint et Joe faisait des comptes optimistes. L'hiver n'avait pas été si mauvais, après tout, le pire de l'épidémie était passé et plus aucun malade n'était allongé sur les nattes. Cette nuit-là, il y avait une douzaine de mineurs qui buvaient consciencieusement, alors que dehors le vent arrachait violemment les branches des pins. Vers onze heures, l'enfer commença.

Personne ne put s'expliquer comment l'incendie s'était déclaré, mais Joe soupçonna toujours l'autre tenancière. Les éléments en bois prirent feu comme des pétards et, en un instant les rideaux, ch‚les en soie, le linge, tout se mit à br˚ler. Tous purent s'enfuir sans dommage, certains eurent même le temps de jeter une couverture sur leurs épaules, et Eliza saisit au vol la boîte en fer qui contenait ses précieuses lettres. Les flammes et la fumée encerclèrent rapidement la cabane et en moins de dix minutes, elle br˚lait comme une torche, tandis que les femmes, à moitié nues, à côté de leurs clients un peu éméchés, observaient le spectacle, totalement impuissantes. Alors Eliza jeta un regard circulaire pour compter les personnes présentes et constata, horrifiée, qu'il manquait Tom-Sans-Tribu.

Le petit dormait dans le lit qu'ils partageaient. Elle arracha à la volée une couverture des épaules d'Esther, s'en couvrit la tête et courut en traversant d'un saut la mince cloison en bois qui br˚lait, suivie par Babalu, qui essayait de la retenir à grands cris, sans comprendre la raison de son geste. Elle trouva le garçon debout au milieu de la fumée, les yeux apeurés., mais parfaitement serein. Elle lui jeta la couverture et essaya de le prendre dans ses bras, mais il était très lourd et un accès de toux la brisa en deux. Elle tomba à genoux en poussant Tom pour qu'il coure vers la sortie, mais celui-ci ne bougea pas et tous deux auraient été réduits en cendres si Babalu n'était apparu à cet instant. Il les prit chacun sous un bras, comme deux paquets, et ressortit

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Fille du destin

en courant au milieu des ovations de l'assistance rassemblée dehors.

- Gamin de malheur ! qu'est-ce que tu faisais là-dedans ! reprochait Joe au petit Indien, tout en l'enlaçant, l'embrassant et lui donnant des claques pour le faire respirer.

La baraque se trouvant isolée, l'incendie épargna le village, comme le fit remarquer plus tard le shérif, qui avait l'expérience des incendies parce qu'ils éclataient avec une fréquence anormale dans ce coin. Apercevant la forte lueur, une dizaine de volontaires accoururent derrière le forgeron pour combattre les flammes, mais il était trop tard. Ils purent seulement sauver le cheval d'Eliza, dont personne ne s'était souvenu dans la confusion des premières minutes et qui était encore attaché dans son hangar, fou de terreur. Joe Brisetout perdit cette nuit-là tout ce qu'elle possédait au monde et, pour la première fois, on la vit fléchir. L'enfant dans les bras, elle assista à la destruction sans pouvoir contenir ses larmes, et quand il ne resta plus que des tisons fumants, elle plongea son visage dans l'énorme poitrine de Babalu, dont les cils et les sourcils avaient br˚lé. Voyant ainsi faiblir cette matrone, qu'elles croyaient invulnérable, les quatre femmes en chúur fondirent en larmes, formant une grappe de jupons, de chevelures ébouriffées et de chairs frissonnantes.

Cependant le réseau de solidarité commença à fonctionner avant même que les flammes se fussent éteintes et, en moins d'une heure, il y avait un logement disponible pour tout le monde dans plusieurs maisons du village, et l'un des mineurs, que Joe avait sauvé de la dysenterie, improvisa une collecte. Le petit Chilien, Babalu et l'enfant - les trois hommes de- la troupe - passèrent la nuit dans la forge. James Morton installa deux matelas avec de grosses couvertures contre la forge toujours chaude et offrit un copieux petit déjeuner à ses hôtes, préparé avec soin par l'épouse du prédicateur qui, le dimanche, dénonçait d'une Colombes souillées

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voix tonitruante l'exercice effronté du vice, comme il appelait l'activité

dans les bordels.

- Ce n'est pas le moment de faire des manières, ces pauvres ‚mes tremblent de froid, dit l'épouse du révérend en se présentant dans la forge avec un rago˚t de lièvre, une jarre de chocolat et des biscuits à la cannelle.

Cette même femme arpenta le village pour demander des vêtements destinés aux colombes qui étaient toujours en jupons, et la réponse des autres femmes fut généreuse. Elles évitaient de passer devant le local de l'autre tenancière, mais elles avaient d˚ entrer en relation avec Joe Brisetout pendant l'épidémie et elles la respectaient. C'est ainsi que, pendant un bon moment, les quatre filles furent habillées en femmes modestes, couvertes de la tête aux pieds, en attendant de pouvoir remplacer leurs accoutrements voyants. La nuit de l'incendie, l'épouse du pasteur voulut emmener Tom-Sans-Tribu chez elle, mais l'enfant s'accrocha au cou de Babalu et il fut totalement impossible de l'en arracher. Le géant avait passé des heures sans dormir, avec le petit Chilien recroquevillé dans un bras et l'enfant dans l'autre, plutôt scandalisé par les regards surpris du forgeron.

- N'allez pas imaginer des choses, l'ami. Je ne suis pas pédéraste, bafouilla-t-il indigné, sans l‚cher les deux dormeurs.

La collecte des mineurs et le sac de café enterré sous le chêne servirent à

loger les sinistrés dans une maison si commode et si décente que Joe Brisetout pensa renoncer à sa compagnie itinérante pour s'y installer.

Tandis que d'autres villages disparaissaient quand les mineurs se déplaçaient vers d'autres laveries, celui-là grandissait, s'affirmait, et on envisageait même de changer son nom par un autre plus digne. quand l'hiver serait fini, de nouvelles vagues d'aventuriers recommenceraient à

monter vers les versants de la montagne et l'autre tenancière se préparait.

Joe Brisetout ne comptait plus que sur trois filles, car il 352

Fille du destin

semblait évident que le forgeron pensait lui ravir Esther ; le moment venu elle aviserait. Elle avait gagné une certaine considération avec ses úuvres charitables et ne voulait pas la perdre : pour la première fois dans sa vie agitée, elle se sentait acceptée au sein d'une communauté. C'était beaucoup plus que ce qu'elle avait jamais eu chez les Hollandais de Pennsylvanie, et à son ‚ge, l'idée de prendre racine n'était pas idiote. Apprenant ses projets, Eliza décida que si Joaquin Andieta - ou Murieta - n'apparaissait pas au printemps, il lui faudrait prendre congé de ses amis et continuer à

le chercher.

Désillusions

A la fin de l'automne, Tao Chi'en reçut la dernière lettre d'Eliza qui était passée de main en main pendant plusieurs mois, suivant sa trace jusqu'à San Francisco. Il avait quitté Sacramento en avril. L'hiver dans cette ville lui avait semblé interminable, seules les lettres d'Eliza, qui lui arrivaient de façon spora-dique, le retenaient, et l'espoir que l'esprit de Lin le retrouve, ainsi que son amitié pour l'autre zhong yi.

S'étant procuré des livres de médecine occidentale, il s'attelait avec un réel plaisir au travail patient de les traduire mot à mot à son ami, ainsi assimilaient-ils en même temps ces connaissances si différentes des leurs.

Ils apprirent qu'en Occident on savait peu de choses des plantes fondamentales, de la prévention des maladies ou du qi, l'énergie du corps n'était mentionnée dans aucun de ces textes ; mais les Occidentaux étaient beaucoup plus avancés dans d'autres domaines. Il passait des journées entières avec son ami à comparer et à discuter, mais l'étude n'était pas une consolation suffisante. L'isolement et la solitude lui pesaient tellement qu'il abandonna sa masure de planches et son jardin aux plantes médicinales, et s'en alla vivre dans un hôtel pour Chinois, o˘ au moins il entendait parler sa langue et mangeait à son go˚t. Bien que ses clients fussent très pauvres et qu'il les soign‚t souvent gratuitement, il avait économisé quelque argent. Si Eliza revenait, ils s'installeraient dans une vraie maison, pensait-il, mais tant qu'il

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Fille du destin

était seul, l'hôtel lui suffisait. L'autre zhong yi pensait se procurer une jeune épouse en Chine et s'installer définitivement aux Etats-Unis parce que, en dépit de sa condition d'étranger, il y vivrait mieux que dans son pays. Tao Chi'en le mit en garde contre la vanité des lys dorés, spécialement en Amérique, o˘ l'on marchait beaucoup et o˘ les fan giiey se moquaient des femmes aux pieds de poupée. " Demandez à l'agent de vous faire venir une épouse souriante et en bonne santé, tout le reste est sans importance ", lui conseilla-t-il en pensant au bref passage sur terre de son inoubliable Lin, et se disant qu'il aurait été cent fois plus heureux si elle avait eu les pieds et les poumons solides d'Eliza. Sa femme s'était égarée, elle ne savait pas se repérer sur ces terres étrangères. Il l'invoquait à ses heures de méditation et dans ses poésies, mais elle ne revint plus, pas même dans ses rêves. La dernière fois qu'il s'était trouvé

en sa présence, c'était dans la cale du bateau, quand elle avait surgi, avec sa robe en soie verte et ses pivoines dans les cheveux, pour lui demander de sauver Eliza, mais cela s'était passé à la hauteur du Pérou et, depuis lors, tant d'eau, de terre et de temps étaient passés que Lin devait errer en pleine confusion. Il imaginait le doux esprit en train de le chercher dans ce vaste continent inconnu, sans pouvoir le situer. Sur la suggestion du zhong yi, il fit exécuter son portrait par un artiste récemment arrivé de Shanghai, un vrai génie du tatouage et du dessin, qui suivit ses instructions à la lettre, mais le résultat ne rendait pas justice à la transparente beauté de Lin. Tao Chi'en monta un petit autel autour du tableau, en face duquel il prenait place pour l'invoquer. Il ne comprenait pas pourquoi la solitude, qu'il considérait jadis comme une bénédiction et un luxe, lui devenait maintenant intolérable. L'inconvénient majeur de ses années de marin avait été le manque d'un espace privé o˘

trouver le calme et le silence, mais maintenant qu'il avait tout cela, il recherchait la compagnie. Cependant, l'idée de faire venir une fiancée lui paraissait inconDésillusions

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grue. Une fois déjà, les esprits de ses ancêtres lui avaient trouvé une épouse parfaite, mais derrière cette bonne fortune apparente se cachait une malédiction occulte. Il connaissait l'amour partagé et plus jamais le temps de l'innocence ne reviendrait : le temps o˘ une femme avec des petits pieds et un bon caractère lui semblait une chose suffisante. Il se croyait condamné à vivre du souvenir de Lin, car aucune autre femme ne pourrait occuper sa place dignement. Il ne souhaitait pas la présence d'une servante ou d'une concubine. Le besoin d'avoir des enfants, qui honoreraient sa mémoire et s'occuperaient de sa tombe, ne lui servait pas même de stimulant. Il t‚cha de l'expliquer à son ami, mais s'emmêlant dans ses phrases, il ne put trouver les mots pour exprimer ce tourment. La femme est une créature nécessaire pour le travail, la maternité et le plaisir, mais aucun homme cultivé et intelligent n'aurait la prétention de s'en faire une compagne, lui avait dit son ami, l'unique fois o˘ ce dernier lui avait confié ses sentiments. En Chine, il suffisait de regarder autour de soi pour comprendre ce raisonnement, mais en Amérique les relations entre mari et femme semblaient différentes. Tout d'abord, personne n'avait de concubine, du moins ouvertement. Les rares familles de fan gtiey que Tao Chi'en avait connues dans ces contrées d'hommes seuls lui paraissaient impénétrables. Il avait du mal à s'imaginer comment ils vivaient dans l'intimité car, apparemment, les maris considéraient leurs femmes comme des égales. C'était un mystère qu'il e˚t aimé explorer, comme tant d'autres dans ce pays extraordinaire.

Les premières lettres d'Eliza arrivèrent au restaurant et, comme la communauté chinoise connaissait Tao Chi'en, elles lui furent remises sans tarder. Ces longues lettres, pleines de détails, étaient sa meilleure compagnie. En pensant à Eliza, il était surpris de sa propre nostalgie, parce qu'il n'aurait jamais imaginé que l'amitié avec une femme f˚t pos-356

Fille du destin

sible, et encore moins avec une femme d'une autre culture. Il l'avait presque toujours vue habillée en homme, mais il la trouvait tout à fait féminine et s'étonnait de voir que tous acceptaient son allure sans poser de questions. " Les hommes ne regardent pas les autres hommes et les femmes croient que je suis un garçon efféminé ", lui avait-elle écrit dans une lettre. Pour lui, en revanche, c'était la jeune fille habillée en blanc à

qui il avait enlevé son corset dans une cabane de pêcheur à Valparaiso, la malade qui s'était livrée sans retenue à ses soins dans la cale du bateau, le corps tiède collé au sien les nuits glacées sous un toit de toile, chantonnant gaiement tout en cuisinant, et l'expression grave de son visage quand elle l'aidait à soigner les blessés. Il ne la voyait plus comme une jeune fille, mais comme une femme, malgré son ossature de rien du tout et son visage enfantin. Il constatait combien elle avait changé en se coupant les cheveux et regrettait de n'avoir pas conservé sa tresse, idée qui lui était venue alors, mais qu'il avait chassée comme une forme honteuse de sentimentalisme. Au moins pourrait-il l'avoir maintenant dans ses mains pour invoquer la présence de cette singulière amie. Lorsqu'il pratiquait la méditation, il ne manquait jamais de lui envoyer de l'énergie protectrice, pour l'aider à survivre à toutes les morts et à tous les malheurs possibles qu'il t‚chait de ne pas formuler, parce qu'il savait que celui qui se complaît à penser au mal finit par le provoquer. Parfois, il rêvait à elle et se réveillait en nage, alors il tentait sa chance avec les baguettes du I Chin, afin de voir l'invisible. Dans ses messages ambigus, Eliza apparaissait toujours en marche vers la montagne, cela le rassurait un peu.

En septembre 1850, il participa à une bruyante célébration patriotique, quand la Californie devint un nouvel …tat de l'Union. La nation américaine s'étendait maintenant sur tout le continent, de l'Atlantique au Pacifique.

A cette époque, la fièvre de l'or se transformait en une immense désillusion col-Désillusions

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lective et Tao pouvait voir ces masses de mineurs affaiblis et pauvres, attendant leur tour d'embarquer pour retourner chez eux. Les journaux estimaient à plus de quatre-vingt-dix mille ceux qui repartaient. Les marins ne désertaient plus, au contraire, les bateaux n'étaient pas suffisants pour emmener tous les candidats au départ. Un mineur sur cinq était mort, noyé dans les cours d'eau, de maladie ou de froid ; beaucoup mouraient assassinés ou se logeaient une balle dans la tête. Les étrangers continuaient à arriver, embarqués des mois auparavant, mais l'or n'était plus à la portée du premier audacieux muni d'une b‚tée, d'une pelle et d'une paire de bottes. L'époque des héros solitaires était révolue, l'heure était aux puissantes compagnies pourvues de machines capables de découper les montagnes gr‚ce à des jets d'eau. Les mineurs travaillaient pour un salaire, et les seuls à s'enrichir étaient les entrepreneurs, aussi avides de fortune facile que les aventuriers de 49, mais beaucoup plus futés, comme ce tailleur juif dénommé Levy qui fabriquait des pantalons en grosse toile à double couture et rivets métalliques, uniforme obligé des travailleurs. Tandis que beaucoup partaient, les Chinois, eux, continuaient à arriver comme des fourmis silencieuses. Tao Chi'en traduisait souvent les journaux en anglais pour son ami, le zhongyi, qui appréciait tout particulièrement les articles d'un certain Jacob Freemont, parce qu'ils correspondaient à ses propres opinions :

" Des milliers d'argonautes retournent chez eux, la queue entre les jambes, car ils n'ont pas trouvé la Toison d'Or, leur Odyssée s'est transformée en tragédie ; beaucoup d'autres, même pauvres, restent parce qu'ils ne peuvent plus vivre ailleurs. Deux années dans ces régions sauvages et superbes vous transforment un homme. Les dangers, l'aventure, le bien-être et la force de vie que l'on peut ressentir en Californie ne se trouvent nulle part ailleurs. L'or a fait son travail : il a attiré les hommes qui sont en train de conquérir ce territoire pour le transformer en 358

Fille du destin

Terre Promise. C'est irrévocable... ", écrivait Free-mont.

Pour Tao Chi'en, cependant, ils vivaient dans un paradis de gens cupides, matérialistes et impatients dont l'obsession était de s'enrichir le plus rapidement possible. Il n'y avait aucune nourriture pour l'esprit ; en revanche, la violence et l'ignorance prospéraient. De ces deux maux dérivaient tous les autres, il en était convaincu. Il avait vu beaucoup de choses en vingt-sept ans de vie et ne pensait pas être un intolérant, mais il était choqué par la déb‚cle des coutumes et l'impunité du crime. Un tel endroit était destiné à succomber dans le gouffre de ses propres vices, maintenait-il. Il avait perdu l'espoir de trouver en Amérique la paix tant espérée, ce n'était définitivement pas l'endroit idéal pour quelqu'un qui aspirait à la sagesse. Pourquoi donc ce pays l'attirait-il ainsi ? Tao devait éviter qu'il l'ensorcelle, comme cela arrivait avec tous ceux qui y posaient le pied. Son souhait était de retourner à Hong Kong ou de rendre visite à son ami Ebanizer Hobbs en Angleterre pour étudier et travailler à

son côté. Durant les années écoulées depuis son rapt sur le Liberty, il avait écrit plusieurs lettres au médecin anglais, mais naviguant, il n'avait jamais eu de réponse. Jusqu'à ce jour de février 1849, à

Valparaiso, o˘ le capitaine John Som-mers lui remit une lettre de lui. Son ami lui racontait qu'à Londres, il se consacrait à la chirurgie, bien que sa véritable vocation f˚t toujours les maladies mentales, un champ nouveau à peine exploré par le milieu scientifique.

A Dai Fao, la " grande ville ", comme les Chinois appelaient San Francisco, il pensait travailler un certain temps, puis s'embarquer pour la Chine, si Ebanizer Hobbs ne répondait pas rapidement à sa dernière lettre. Il fut étonné de voir combien San Francisco avait changé en l'espace d'une année.

A la place du campement bruyant de masures et de tentes qu'il avait connu, il vit une ville avec des rues bien tracées et des b‚timents de plusieurs étages, organi-Désillusions

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sée et prospère, o˘ de toutes parts s'élevaient de nouveaux logements. Un monstrueux incendie avait ravagé plusieurs p‚tés de maisons trois mois auparavant. On voyait encore des restes de b‚timents calcinés, mais les braises étaient encore chaudes que déjà, un marteau à la main, tous s'attelaient à la reconstruction. Il y avait des hôtels de luxe avec vérandas et balcons, des casinos, des bars et des restaurants, des voitures élégantes et une foule cosmopolite, mal fagotée et de mauvaise mine, au-dessus de laquelle surnageaient les chapeaux hauts de forme de quelques rares dandys. Le reste était composé de types barbus et boueux, à l'allure de truands, mais personne n'était ce qu'il paraissait, l'arrimeur du quai pouvait être un aristocrate latino-américain et le cocher un avocat de New York. En discutant quelques minutes avec un de ces types patibulaires, on pouvait découvrir un homme bien élevé et fin, qui au moindre prétexte vous sortait une lettre de sa femme cent fois tripotée, l'exhibant les larmes aux yeux. Le contraire arrivait aussi : l'individu tiré à quatre épingles cachait un malfrat sous son costume bien coupé. Il ne remarqua aucune école sur son chemin vers le centre ; en revanche, il vit des enfants qui travaillaient comme des adultes à creuser des trous, transporter des briques, conduire des mules et cirer des chaussures. Mais dès que le vent du large soufflait, ils couraient jouer avec leurs cerfs-volants. Par la suite il apprit qu'ils étaient pour la plupart orphelins, errant dans les rues en bandes, chapardant de la nourriture pour survivre. Les femmes étaient encore peu nombreuses et, quand l'une d'elles mettait un pied dans la rue, le trafic s'arrêtait pour la laisser passer. Au pied de la colline Telegraph, o˘ se trouvait un phare planté de drapeaux indiquant la provenance des bateaux qui pénétraient dans la baie, s'étendait un quartier de plusieurs rues o˘ les femmes abondaient : c'était le quartier chaud, contrôlé par les escrocs australiens, tasmaniens et néo-zélandais. Tao Chi'en en avait entendu parler et

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Fille du destin

il savait que ce n'était pas un endroit o˘ un Chinois pouvait s'aventurer seul après le coucher du soleil. En jetant un coup d'úil sur les magasins, il vit qu'on y vendait les mêmes produits qu'à Londres. Tout arrivait par mer, même les cargaisons de chats pour combattre les rats, qui se vendaient un à un, comme des articles de luxe. La forêt de m‚ts des bateaux abandonnés dans la baie était réduite à un dixième, car beaucoup avaient été coulés en vue d'un remblai, base de futures constructions, ou étaient devenus des hôtels, des entrepôts, des prisons, et même un asile de fous, o˘ allaient mourir les malheureux qui s'égaraient dans les délires irrémédiables de l'alcool. C'était devenu indispensable ; avant cela, on attachait les fous aux arbres.

Tao Chi'en gagna le quartier chinois et constata que les rumeurs étaient fondées : ses compatriotes avaient construit une vraie ville au cúur de San Francisco, o˘ l'on parlait le mandarin et le canto-nais. Les réclames étaient écrites en chinois et les Chinois étaient partout : l'illusion de se trouver dans l'Empire Céleste était parfaite. Il s'installa dans un bon hôtel et se disposa à pratiquer son office de médecin le temps qu'il faudrait pour amasser une certaine somme d'argent, car il avait un long voyage devant lui. Une chose advint cependant, qui devait perturber ses plans et le retenir dans cette ville. " Mon karma n'était pas de trouver la paix dans un monastère de montagne, comme je l'ai rêvé parfois, mais de mener une guerre sans fin et sans merci ", conclut-il plusieurs années plus tard, lorsqu'il put jeter un regard sur son passé et voir avec netteté les chemins parcourus, et ceux qui restaient à parcourir. quelques mois plus tard, il reçut la dernière lettre d'Eliza dans une enveloppe extrêmement froissée.

Paulina Rodriguez de Santa Cruz descendit du Fortuna comme une impératrice, entourée de sa suite et suivie de ses quatre-vingt-treize malles. Le Désillusions

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troisième voyage du capitaine John Sommers avec la glace avait été un véritable calvaire pour lui, le reste des passagers et l'équipage. Paulina avait fait savoir à tout le monde que le bateau lui appartenait et, pour le prouver, elle contredisait le capitaine et donnait des ordres arbitraires aux marins. Ils n'eurent même pas la consolation de la voir malade, parce que son estomac d'éléphant supporta la navigation sans autre conséquence qu'un appétit redoublé. Ses enfants se perdaient souvent dans les recoins du bateau, les gouvernantes ne les quittaient pourtant pas des yeux, et quand cela arrivait, les alarmes de bord retentissaient et il fallait stopper le bateau parce que la mère désespérée criait qu'ils étaient tombés à l'eau. Le capitaine essayait de lui expliquer, avec le plus de délicatesse possible, que dans ce cas il fallait se résigner, que le Pacifique les aurait engloutis, mais elle faisait mettre des canots de sauvetage à la mer. Les enfants réapparaissaient tôt ou tard et, après quelques heures de tragédie, ils pouvaient poursuivre le voyage. En revanche, son antipathique chien de manchon glissa un jour et tomba dans l'océan devant plusieurs témoins qui ne dirent mot. Sur le quai de San Francisco l'attendaient son mari et son beau-frère, ainsi qu'une file de voitures et de charrettes pour le transport de la famille et des malles. La nouvelle résidence construite à son intention, une élégante demeure victorienne, était arrivée dans des caisses d'Angleterre, en pièces numérotées, avec un plan pour la monter. Ils avaient également importé le papier mural, les meubles, la harpe, le piano, les lampes et même les figurines en porcelaine et quelques tableaux bucoliques destinés à la décoration. Tout cela ne fut pas du go˚t de Paulina. Comparée à sa maison en marbre du Chili, on aurait dit une maison de poupée qui menaçait de s'effondrer si l'on s'appuyait contre le mur, mais pour le moment il fallait s'en contenter. Il lui suffit de jeter un coup d'úil sur la ville effervescente pour évaluer les possibilités qui s'y cachaient.

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Fille du destin

-r- Nous allons nous installer ici, Feliciano. Les premiers arrivés deviennent des aristocrates après quelques années.

- Tu as déjà cela au Chili, voyons.

- Moi oui, mais pas toi. Crois-moi, ce sera la ville la plus importante du Pacifique.

- Composée de canailles et de putains !

- Exactement. Ce sont les personnes les plus désireuses de respectabilité.

Il n'y aura personne de plus respectable que la famille Cross. Dommage que les gringos ne puissent pas prononcer ton vrai nom. Cross est un nom de fabricant de fromages. Mais enfin, je suppose qu'on ne peut pas tout avoir...

Le capitaine John Sommers se dirigea vers le meilleur restaurant de la ville, bien disposé à manger et boire pour oublier les cinq semaines passées auprès de cette femme. Il amenait plusieurs caisses contenant les nouvelles éditions illustrées de livres érotiques. Le succès des livres précédents avait été formidable et il espérait que sa súur Rosé

retrouverait l'envie d'écrire. Depuis la disparition d'Eliza, elle s'était enfoncée dans la tristesse et n'avait plus repris sa plume. Son humeur à

lui aussi avait changé. Je commence à me faire vieux, nom de Dieu, disait-il, lorsqu'il se surprenait à des nostalgies inutiles. Il n'avait pas eu le temps de profiter de sa fille, de l'emmener en Angleterre, comme il en avait eu le souhait ; il n'avait jamais eu le temps de lui dire non plus qu'il était son père. Il était fatigué des mensonges et des mystères. Le négoce des livres était un autre des secrets familiaux. quinze ans auparavant, quand sa súur lui avait confessé qu'en cachette de Jeremy, elle écrivait des histoires impudiques pour ne pas mourir d'ennui, il eut l'idée de les publier à Londres, o˘ le marché de l'érotisme avait progressé, en même temps que la prostitution et les clubs de flagellants, à mesure que s'imposait la très rigide morale victorienne. Dans une lointaine province du Chili, assise devant un coquet secrétaire de bois clair, sans autre source d'inspiration que les souvenirs

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mille fois amplifiés et perfectionnés d'un unique amour, sa súur produisait un roman après l'autre, tous écrits par " une dame anonyme ". qui aurait cru que ces ardentes histoires, certaines avec une touche évocatrice du Marquis de Sade, classiques dans leur facture, étaient écrites par une femme ? Sa t‚che à lui était de porter les manuscrits à l'éditeur, de surveiller les comptes, de toucher les dividendes et de déposer l'argent dans une banque de Londres au nom de sa súur. C'était une façon de payer le service qu'elle lui avait rendu en s'occupant de sa fille, et en ne disant rien. Eliza... Il ne se souvenait pas de sa mère, pourtant elle avait d˚

hériter de ses traits physiques ; de lui, elle tenait sans doute le go˚t de l'aventure. O˘ pouvait-elle bien être ? Avec qui ? Rosé répétait qu'elle était partie en Californie derrière son amant, mais plus le temps passait, moins il y croyait. Son ami Jacob Todd - Freemont maintenant -, qui avait fait de la recherche d'Eliza une affaire personnelle, assurait qu'elle n'avait jamais posé le pied à San Francisco.

Freemont retrouva le capitaine pour dîner, puis il l'invita à un spectacle frivole dans un café dansant du quartier chaud. Il lui raconta que Ah Toy, la Chinoise, qu'ils avaient aperçue à travers les trous du mur, possédait maintenant une chaîne de bordels et un " salon " très élégant, o˘ l'on trouvait les plus belles filles orientales, certaines à peine ‚gées de onze ans, entraînées pour satisfaire tous les caprices. Ce n'était pas là qu'ils iraient, mais voir les danseuses d'un harem turc, dit-il. Peu après, ils fumaient et buvaient dans un b‚timent de deux étages, meublé de lourdes tables de marbre, décoré de bronzes et de tableaux de nymphes mythologiques poursuivies par des faunes. Des femmes de races différentes s'occupaient de la clientèle, de l'alcool et des tables de jeu, sous l'úil vigilant de quelques maquereaux armés et habillés de façon voyante. De chaque côté du salon principal, dans des cabinets privés, on pariait fort. Là se réunissaient les tigres du jeu qui risquaient des 364

Fille du destin

milliards en une nuit : des politiciens, juges, commerçants, avocats et criminels, tous nivelés par la même passion. Le spectacle oriental fut un fiasco pour le capitaine qui avait vu l'authentique danse du ventre à

Istanbul, ces jeunes filles maladroites, se dit-il, appartenaient certainement à la dernière fournée de prostituées arrivées de Chicago. La clientèle, composée dans sa majorité de pauvres mineurs incapables de situer la Turquie sur une carte, délirait d'enthousiasme devant ces odalisques à peine couvertes de jupettes en perles. Pour se désennuyer, le capitaine se dirigea vers une table de jeu o˘ une femme distribuait, avec une incroyable adresse, les cartes pour le monte. Une autre s'approcha et lui saisit le bras en lui soufflant une invitation à l'oreille. Il se retourna pour la regarder. C'était une Sud-Américaine rondouillette et quelconque, mais avec une expression de franche gaieté. Il allait la renvoyer, parce qu'il avait l'intention de passer le reste de la soirée dans l'un des salons co˚teux o˘ il se rendait à chacune de ses visites à

San Francisco, lorsque ses yeux se fixèrent sur son corsage. Entre les deux seins elle portait une broche en or sertie de turquoises.

- O˘ tu as pris ça ! cria-t-il en la saisissant par les épaules de deux mains de fer.

- C'est à moi ! Je l'ai achetée, balbutia-t-elle atterrée.

- O˘ ? fit-il en continuant à la secouer, jusqu'à ce que l'un des tueurs s'approche.

- Vous avez un problème, mister ? dit l'homme, menaçant.

Le capitaine fit signe qu'il voulait la femme et il l'emmena pratiquement au vol dans l'un des cabinets du deuxième étage. Il tira le rideau et d'une gifle l'envoya rouler sur le lit.

- Tu vas me dire o˘ tu as pris cette broche ou je te brise toutes les dents, c'est bien compris ?

- Je ne l'ai pas volée, monsieur, je le jure. On me l'a donnée !

- qui te l'a donnée ?

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- Vous n'allez pas me croire si je vous dis...

- qui!

- Une jeune fille, il y a longtemps, sur un bateau...

Et Azucena Placeres n'eut d'autre choix que de raconter à cet énergumène que la broche lui avait été donnée par un cuisinier chinois, en échange de quoi elle avait d˚ s'occuper d'une pauvre fille qui se mourait à la suite d'un avortement dans la cale d'un bateau, au milieu de l'océan Pacifique. A mesure qu'elle parlait, la colère du capitaine se transformait en horreur.

- que lui est-il arrivé ? demanda John Sommers, la tête entre les mains, anéanti.

- Je ne sais pas, monsieur.

- Je t'en conjure, dis-moi ce qui lui est arrivé, supplia-t-il, posant sur sa jupe une liasse de billets.

- qui êtes-vous ?

- Je suis son père.

- Elle est morte en perdant son sang et nous avons jeté son corps dans la mer. Je vous le jure, répondit Azucena Placeres sans hésiter, car elle pensa que si cette malheureuse avait traversé la moitié du monde cachée dans un trou comme un chien, ce serait une impardonnable vilenie de sa part de lancer son père sur ses traces.

Eliza passa l'été dans le village car, entre une chose et une autre, elle était toujours occupée. Babalu le Mauvais fut le premier à avoir une attaque fulgurante de dysenterie, qui provoqua la panique parce que l'on supposait l'épidémie contrôlée. Depuis des mois, aucun cas n'avait été

signalé, à part le décès d'un enfant de deux ans, le premier qui naissait et mourait dans ce lieu de passage pour arrivistes et aventuriers. L'enfant mit un sceau d'authenticité au village, qui n'était plus un campement fantôme avec un gibet comme unique droit à figurer sur les cartes, il possédait maintenant un cimetière chrétien et la 366

Fille du destin

petite tombe d'un être dont la vie s'était déroulée là même. Tant que la baraque avait fait office d'hôpital, ils furent miraculeusement épargnés par la maladie parce que Joe ne croyait pas à la contagion, elle disait que tout était une question de chance : le monde est plein de maladies contagieuses, certains les attrapent, les autres pas. De ce fait, elle ne prenait aucune précaution, elle s'offrait le luxe d'ignorer les avertissements judicieux du médecin et, à contrecúur, elle faisait bouillir l'eau avant de la boire. En déménageant dans une vraie maison, tout le monde se sentit en sécurité ; s'ils n'avaient pas été atteints jusque-là, il y avait encore moins de risque maintenant. Peu après Babalu, ce fut le tour de la Brisetout, des filles du Missouri et de la belle Mexicaine. Tous avaient une diarrhée répugnante, des températures extrêmement élevées et des frissons incontrôlables qui, dans le cas de Babalu, faisaient trembler la maison. C'est alors que se présenta James Morton, en habits du dimanche, pour demander officiellement la main d'Esther.

- Ah, mon petit, tu n'aurais pas pu choisir plus mauvais moment, soupira la Brisetout, mais trop malade pour refuser, elle donna son consentement entre deux lamentations.

Esther distribua ses affaires entre ses compagnes parce qu'elle ne voulait rien emporter dans sa nouvelle vie, et se maria le jour même sans formalités, escortée par Tom-Sans-Tribu et Eliza, les seuls encore sains de la compagnie. Une double rangée de ses anciens clients se forma de chaque côté de la rue au passage du couple, on tira des coups de feu en l'air, on lança des cris de joie. Elle s'installa dans la forge, décidée à en faire son foyer et à oublier le passé, mais elle tenait à rendre visite quotidiennement à Joe, apportant des plats chauds et du linge propre pour les malades. C'est sur Eliza et Tom-Sans-Tribu que retomba la t‚che ingrate de s'occuper des autres occupants de la maison. Le docteur du village, un jeune de Philadelphie qui clamait

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depuis des mois que l'eau était contaminée avec les déchets des mineurs en amont, et que personne n'écoutait, déclara le périmètre de Joe en quarantaine. Les finances s'en allèrent à vau-l'eau et s'ils ne souffrirent pas de la faim, ce fut gr‚ce à Esther et aux dons anonymes qui apparaissaient mystérieusement sur le seuil de la porte : un sac de haricots noirs, quelques livres de sucre, du tabac, des petits sacs de poudre d'or, quelques dollars en argent. Pour aider ses amis, Eliza fit appel à ce qu'elle avait appris auprès de Marna Fresia dans son enfance, et de Tao Chi'en à Sacramento. Finalement, l'un après l'autre, ils recouvrèrent la santé, même s'ils restèrent hésitants et vacillants pendant un certain temps. Babalu le Mauvais souffrit plus que les autres, son gros corps de cyclope n'étant pas habitué à la maladie. Il maigrit, ses chairs devinrent flasques et ses tatouages se déformèrent.

A cette époque, le journal local donna une brève information concernant un bandit chilien ou mexicain, on n'était pas s˚r, appelé Joaquin Murieta, qui commençait à acquérir une certaine renommée dans la région de la Veine Mère. Il régnait alors une grande violence sur le territoire de l'or. Déçus quand ils comprirent que la fortune facile, tel un miracle de pacotille, n'avait touché qu'un petit nombre, les Américains se mirent à accuser les étrangers de cupidité, et de vouloir s'enrichir sans contribuer à la prospérité du pays. L'alcool les excitait et l'impunité, dont ils bénéficiaient au moment d'appliquer des ch‚timents comme bon leur semblait, leur procurait une sensation irréelle de pouvoir. On ne condamnait jamais un Yankee pour des crimes commis contre d'autres races, pis encore, souvent un bandit blanc pouvait choisir son propre juré. L'hostilité raciale se transforma en haine aveugle. Les Mexicains n'admettaient pas la perte de leur territoire à l'issue de la guerre, et n'acceptaient pas de se voir expulsés de leurs ranchs ou de leurs mines. Les Chinois supportaient en silence les abus, ils ne partaient pas et

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ï Fille du destin

continuaient à exploiter l'or avec des bénéfices minimes, mais avec une telle ténacité que, gramme à gramme, ils amassaient d'énormes richesses.

Des centaines de milliers de Chiliens et de Péruviens, qui avaient été les premiers à arriver au moment de la fièvre de l'or, décidèrent de retourner chez eux : poursuivre leurs rêves dans de telles conditions était inutile.

En cette année 1850, l'assemblée législative de la Californie créa un impôt sur la mine pour protéger les Blancs. Noirs et Indiens étaient exclus des règlements, à moins qu'ils ne travaillent comme esclaves, et les étrangers devaient payer vingt dollars et renouveler le registre de leurs biens tous les mois, ce qui était impossible dans la pratique. Ils ne pouvaient abandonner les gisements pendant des semaines pour gagner les villes afin de se conformer à la loi. S'ils ne le faisaient pas, le shérif occupait la mine et la donnait à un Américain. Ceux qui étaient chargés de faire appliquer ces mesures étaient désignés par le gouverneur et ils tiraient leur salaire de l'impôt et des amendes, méthode parfaite pour stimuler la corruption. La loi ne s'appliquait qu'à l'encontre des étrangers à la peau sombre, bien que les Mexicains eussent droit à la citoyenneté américaine, d'après le traité qui avait mis fin à la guerre en 1848. Un autre décret finit de les achever : la propriété de leur ranch, o˘ ils avaient vécu pendant des générations, devait être ratifiée par un tribunal de San Francisco. La procédure durait des années et co˚tait une fortune ; de plus, les juges et les gendarmes étaient souvent ceux qui avaient fait main basse sur les terres. Voyant que la justice ne les défendait pas, certains s'en éloignèrent et devinrent de parfaits malfaiteurs. Ceux qui se contentaient auparavant de voler du bétail se mirent à attaquer des mineurs et des voyageurs solitaires. Certaines bandes se rendirent célèbres par leur cruauté. Non seulement ils volaient leurs victimes, mais ils s'amusaient aussi à les torturer avant de les assassiner. On parlait d'un bandit particulièrement sanguinaire

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auquel on attribuait, entre autres délits, la mort épouvantable de deux jeunes Américains. On trouva leurs corps attachés à un arbre : ils avaient été utilisés comme cibles pour le lancer du couteau. On leur avait également coupé la langue, crevé les yeux et arraché la peau, avant de les abandonner vivants pour qu'ils meurent lentement. Le criminel était connu sous le nom de Jack Trois-Doigts qui était, disait-on, le bras droit de Joaquin Murieta.

Cependant, tout n'était pas que sauvagerie, les villes se développaient et de nouveaux villages surgissaient, des familles s'installaient. On voyait naître des journaux, des compagnies thé‚trales et des orchestres ; on construisait des banques, des écoles, des églises et des temples ; on traçait des chemins et améliorait les communications. Il existait un service de diligences et le courrier était distribué avec régularité. Les femmes arrivant peu à peu, on voyait fleurir une société avec des aspirations d'ordre et de morale. Ce n'était plus la déb‚cle d'hommes seuls et de prostituées du début, on essayait d'instaurer des lois et de revenir à la civilisation, oubliée dans la folie de l'or facile. Le village fut baptisé d'un nom attrayant lors d'une cérémonie solennelle, avec orchestre et défilé, à laquelle assista Joe Brisetout habillée en femme, pour la première fois, et suivie par toute la compagnie. Les épouses fraîchement arrivées faisaient la grimace en voyant les " maquillées ", mais comme Joe et ses filles avaient sauvé la vie de nombre d'hommes durant l'épidémie, elles fermaient les yeux sur leurs activités. En revanche, contre l'autre bordel elles déclenchèrent une guerre inutile puisqu'il y avait toujours une femme pour neuf hommes. A la fin de l'année, James Morton souhaita la bienvenue à cinq familles de quakers qui avaient traversé le continent dans des wagons tirés par des búufs. Ils ne venaient pas pour l'or, mais attirés par l'immensité de ces terres vierges.

Eliza ne savait plus quelle piste suivre. Joaquin Andieta s'était égaré

dans la confusion de cette

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Fille du destin

époque et, à sa place, commençait à se profiler un bandit qui lui ressemblait physiquement et qui possédait un nom voisin, mais pour elle, il était impossible de le rapprocher du noble jeune homme qu'elle aimait.

L'auteur des lettres passionnées qu'elle conservait comme son unique trésor ne pouvait être le même auquel on attribuait des crimes si féroces. L'homme de ses amours ne s'était jamais associé à un monstre comme Jack Trois-Doigts, croyait-elle, mais sa certitude s'évanouissait la nuit, quand Joaquin lui apparaissait sous mille masques différents, porteur de messages contradictoires. Elle se réveillait en tremblant, traquée par les spectres délirants de ses cauchemars. Et elle ne pouvait pas entrer dans ses rêves et en sortir à volonté, comme le lui avait enseigné Marna Fresia, ni déchiffrer les visions et les symboles qui trottaient dans sa tête, dans un concert de pierres roulées par la rivière. Elle écrivait sans rel‚che dans son Journal, avec l'espoir qu'ainsi les images acquerraient un sens. Elle relisait les lettres d'amour mot à mot, y cherchant des signes, mais le résultat était une confusion encore plus grande. Ces lettres étaient la seule preuve de l'existence de son amant et elle s'y raccrochait pour ne pas perdre complètement la tête. La tentation de plonger dans l'apathie, comme échappatoire au tourment de cette recherche sans fin, était devenue irrésistible. Elle doutait de tout : des étreintes dans la pièce aux armoires, des mois passés dans la cale du bateau, de l'enfant qu'elle avait perdu avec son sang.

Les problèmes économiques, consécutifs au mariage d'Esther avec le forgeron, qui priva d'un seul coup la compagnie d'un quart de ses revenus, et aux semaines non productives pendant lesquelles les autres membres étaient restés prostrés par la dysenterie, furent tels que Joe faillit perdre sa petite maison. Mais la seule idée de voir ses colombes travailler pour la concurrence lui donnait des forces pour Désillusions

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continuer à lutter contre l'adversité. Elles avaient vécu l'enfer et elle ne pouvait pas les plonger à nouveau dans cette vie car, bien malgré elle, Joe s'était prise d'affection pour ces filles. Elle s'était toujours considérée comme une erreur de Dieu, un homme introduit de force dans un corps de femme, et, pour cette raison, elle ne comprenait pas cette espèce d'instinct maternel qui avait surgi à un moment tout à fait inopportun.

Elle s'occupait de Tom-Sans-Tribu jalousement, mais répétait à qui voulait l'entendre qu'elle le faisait " comme un sergent ". Foin des c‚li-neries, ce n'était pas dans son caractère, de plus l'enfant devait être fort comme ses aÔeux. Les cajoleries ne faisaient que ramollir la virilité, disait-elle à Eliza quand elle trouvait cette dernière avec le petit dans les bras en train de lui raconter des contes chiliens. Cette tendresse nouvelle pour ses colombes était un sérieux inconvénient et, le pire, c'était que, s'en rendant compte, celles-ci commençaient à l'appeler " mère ". Ce mot la révulsait, elle le leur avait interdit, mais elles faisaient la sourde oreille. " Nous avons des rapports commerciaux, nom de Dieu. Je ne peux pas être plus claire : tant que vous travaillerez, vous aurez des revenus, un toit, nourriture et protection, mais le jour o˘ vous tomberez malades, deviendrez flasques, aurez des rides et des cheveux blancs, adieu ! Rien de plus facile que de vous remplacer, le monde est plein de filles légères ", marmonnait-elle. Et alors, subitement, ce sentiment doucereux se mêlait à

son existence, ce qu'aucune maquerelle saine d'esprit ne pouvait se permettre. " Tout cela t'arrive pour avoir été trop bonne ", se moquait Babalu le Mauvais. Et c'était vrai, tandis qu'elle avait passé un temps précieux à soigner des malades, dont elle ne connaissait pas même le nom, l'autre maquerelle du village avait interdit l'accès de son local aux hommes contagieux. Joe était de plus en plus pauvre, alors que l'autre avait grossi, s'était fait teindre en blonde et avait un amant russe de dix ans plus jeune qu'elle, avec des muscles d'athlète et 372

Fille du destin

un diamant incrusté dans une dent. Elle avait agrandi son affaire et, les fins de semaine, on pouvait voir les mineurs s'aligner devant sa porte, l'argent dans une main et le chapeau dans l'autre, car nulle femme, si bas qu'elle f˚t tombée, ne tolérait qu'un homme rest‚t couvert. Il n'y avait définitivement aucun avenir dans cette profession, maintenait Joe : la loi ne les protégeait pas, Dieu les avait oubliées, et devant elles, il n'y avait que vieillesse, pauvreté et solitude. L'idée de laver du linge, confectionner et vendre des tartes, en conservant néanmoins les tables de jeu et les livres cochons, lui passa par la tête, mais les filles n'étaient pas disposées à gagner leur vie avec des t‚ches si rudes et si mal payées.

- C'est un métier de merde, les filles. Mariez-vous, étudiez pour devenir institutrices, faites quelque chose de vos vies et ne venez plus me casser les pieds ! soupirait-elle tristement.

Babalu le Mauvais, lui aussi, était fatigué de jouer les maquereaux et les gardes du corps. La vie sédentaire l'ennuyait et la Brisetout avait tellement changé que continuer à travailler à ses côtés n'avait plus aucun sens. Si elle avait perdu son enthousiasme pour la profession, que lui restait-il ? Dans les moments de désespoir, il reprenait confiance auprès du petit Chilien. Ils passaient leur temps à faire des projets fantastiques en vue de s'émanciper : ils allaient monter un spectacle ambulant, parlaient d'acheter un ours, de l'entraîner à la boxe et d'aller de village en village pour lancer des défis aux courageux, afin de les inciter à se battre à coups de poing avec l'animal. Babalu recherchait l'aventure, et Eliza se disait que c'était un bon prétexte pour ne pas suivre seule les traces de Joaquin Andieta. En dehors de cuisiner et jouer du piano, il n'y avait guère d'occupations chez la Brisetout, l'oisiveté la mettait elle aussi de mauvaise humeur. Elle souhaitait retrouver la liberté immense des chemins, mais s'étant prise d'affection pour ces gens, l'idée de se Désillusions

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séparer de Tom-Sans-Tribu lui brisait le cúur. L'enfant lisait couramment maintenant et écrivait avec application parce que Eliza l'avait convaincu que, plus tard, il devrait embrasser la carrière d'avocat pour défendre les droits des Indiens, au lieu de venger les morts à coups de fusil, comme le voulait Joe. " Comme ça tu seras un guerrier beaucoup plus puissant et les gringos auront peur de toi ", lui disait-elle. Il ne riait toujours pas, mais à deux ou trois reprises, s'installant à son côté pour qu'elle lui gratte la tête, l'ombre d'un sourire s'était dessinée sur son visage d'Indien en colère.

Tao Chi'en se présenta chez Joe Brisetout à trois heures de l'après-midi d'un mercredi de décembre. Tom-Sans-Tribu ouvrit la porte, le fit passer dans le salon, inoccupé à cette heure, et s'en fut appeler les colombes.

Peu après, la belle Mexicaine entra dans la cuisine o˘ le petit Chilien pétrissait la p‚te pour le pain et lui annonça qu'un Chinois demandait à

voir Elias Andieta. Mais elle était tellement concentrée sur son travail et sur ses rêves de la nuit passée, o˘ se confondaient tables de jeu et yeux crevés, qu'elle ne prêta pas attention à ses paroles.

- Je te dis qu'il y a un Chinois qui t'attend, répéta la Mexicaine et alors Eliza sentit son cúur exploser dans sa poitrine.

- Tao ! cria-t-elle en sortant comme une flèche.

Mais en entrant dans le salon, elle se trouva devant un homme si différent de son souvenir qu'elle mit quelques secondes à reconnaître son ami. Il n'avait plus sa tresse, ses cheveux étaient courts, gominés et coiffés en arrière, il portait des lunettes rondes à monture métallique, un costume sombre à veste croisée, un gilet à trois boutons et des pantalons fuseaux.

Il tenait dans un bras un manteau et un parapluie, et dans l'autre, un chapeau haut de forme.

- Mon Dieu, Tao ! que t'est-il arrivé ?

- En Amérique il faut s'habiller comme les Américains, dit-il en souriant.

A San Francisco, il avait été attaqué par trois 374

Fille du destin

voyous et avant qu'il ait eu le temps de tirer son couteau de sa ceinture, ils l'avaient assommé d'un coup sur la tête pour le seul plaisir de s'amuser aux dépens d'un " céleste ". En revenant à lui, il s'était retrouvé dans une impasse, barbouillé d'immondices, sa tresse mutilée autour du cou. Il avait alors pris la décision de garder les cheveux courts et de s'habiller comme les fan giiey. Sa nouvelle allure détonnait dans la foule du quartier chinois, mais il constata qu'il était bien mieux accepté

au-dehors et que les portes qui jadis lui étaient fermées s'ouvraient maintenant. C'était sans doute le seul Chinois habillé de la sorte en ville. La tresse était considérée comme sacrée et la décision de la couper prouvait son désir de ne plus retourner en Chine, et de s'installer définitivement en Amérique, une impardonnable trahison envers l'empereur, la patrie et les ancêtres. Cependant, ses habits et sa coiffure avaient quelque chose de magique, car cela montrait qu'il avait accès au monde des Américains. Eliza gardait les yeux rivés sur lui : c'était un inconnu avec qui il lui faudrait renouer des liens en recommençant à zéro. Tao Chi'en s'inclina plusieurs fois selon son habitude ; pour sa part, elle n'osa pas obéir à son impulsion de l'étreindre qui lui br˚lait la peau. Elle avait dormi contre lui bien des fois, mais jamais ils ne s'étaient touchés sans l'excuse du sommeil.

- Je crois que tu me plaisais davantage quand tu étais chinois de haut en bas, Tao. Maintenant je ne te reconnais plus. Laisse-moi te sentir, lui demanda-t-elle.

Il ne bougea pas, troublé, tandis qu'elle le flairait comme un chien sa proie, reconnaissant finalement le léger parfum de mer, la même odeur réconfortante du passé. La coupe de cheveux et les vêtements sévères le vieillissaient, il avait perdu cet air de spontanéité juvénile d'antan. Il avait maigri et paraissait plus grand, les pommettes ressortaient sur son visage lisse. Eliza observa sa bouche avec plaisir, elle se souvenait très bien de son sourire contagieux et

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de ses dents parfaites, mais pas de la forme voluptueuse de ses lèvres.

Notant une expression sombre dans son regard, elle se dit que cela venait des lunettes.

- quel plaisir de te voir, Tao !

Et ses yeux se remplirent de larmes.

- Je n'ai pas pu venir avant, je n'avais pas ton adresse.

- Maintenant tu me plais aussi. Tu ressembles à un croque-mort, mais un beau.

- C'est ce que je fais pour le moment, croque-mort, fit-il en souriant.

quand j'ai appris que tu vivais dans ce coin, je me suis dit que les pronostics d'Azucena Placeres s'étaient révélés exacts. Celle-ci disait que tôt ou tard tu finirais comme elle.

- Comme je te l'ai expliqué dans ma lettre, je gagne ma vie en jouant du piano.

- Incroyable !

- Pourquoi ? Tu ne m'as jamais entendue, je ne joue pas si mal. Et si j'ai pu passer pour un Chinois sourd-muet, je peux aussi bien passer pour un pianiste chilien.

Tao Chi'en éclata de rire, surpris, car c'était la première fois qu'il se sentait heureux depuis des mois.

- Tu as retrouvé ton amoureux ?

- Non. Je ne sais plus o˘ le chercher.

- Il vaut peut-être mieux que tu ne le retrouves pas. Viens avec moi à San Francisco.

- Je n'ai rien à faire à San Francisco...

- Et ici ? L'hiver vient de commencer, dans deux semaines les chemins seront impraticables et ce village se trouvera isolé.

- C'est très ennuyeux d'être ton petit frère idiot, Tao.

- Il y a beaucoup de choses à faire à San Francisco, tu verras, et tu ne seras plus obligée de t'habiller en homme, on voit des femmes partout maintenant.

- Et tes projets de retourner en Chine ?

- Retardés. Je ne peux pas partir encore.

Sing song girls

L'été 1851, Jacob Freemont décida d'interviewer Joaqufn Murieta. Les bandits et les incendies étaient les deux sujets à la mode en Californie, ils maintenaient les gens en état d'excitation et la presse avait de quoi s'occuper. Les crimes fleurissaient et la corruption de la police, composée dans sa majorité de malfaiteurs plus soucieux de protéger leurs compagnons que la population, était bien connue. Après un nouvel incendie très violent, qui détruisit une bonne partie de San Francisco, un Comité de Vigiles fut créé ; composé de citoyens en colère, il obéissait aux ordres de l'ineffable Sam Brannan, le mormon qui en 1848 avait répandu la nouvelle de la découverte de l'or. Les compagnies de pompiers couraient en tirant les voitures à eau avec des cordes, en haut et en bas des collines, mais avant d'avoir atteint le b‚timent en feu, le vent avait poussé les flammes vers un autre b‚timent. Le feu s'était déclaré après la visite effectuée par des lévriers australiens dans le magasin d'un commerçant qui avait refusé leur protection contre paiement : ils avaient arrosé le local de kérosène et jeté une torche. Voyant l'indifférence des autorités, le Comité

avait décidé d'agir de son côté. Les journaux titraient alors : " COMBIEN

DE CRIMES ONT …T… COMMIS DANS CETTE VILLE EN UNE ANN…E ? ET qUI A …T… PENDU

OU CH¬TI… POUR DE TELS ACTES ? PERSONNE ! COMBIEN D'HOMMES ONT …T… TU…S PAR

BALLE OU POIGNARD…S, ASSOMM…S OU FRAPP…S SANS qUE LES

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Fille du destin

AUTEURS SOIENT CONDAMN…S ' NOUS D…SAPPROUVONS LE LYNCHAGE, MAIS qUI PEUT

DIRE CE qUE FERA LA POPULATION INDIGN…E POUR SE PROT…GER ? " Lynchage, telle fut justement la solution de la population. Les Vigiles se mirent aussitôt au travail et pendirent le premier suspect. Les membres du Comité

augmentaient de jour en jour et agissaient avec tant d'enthousiasme et de frénésie que, pour la première fois, les hors-la-loi se gardèrent d'agir en plein jour. Dans ce climat de violence et de vengeance, le personnage de Joaquin Murieta était en passe de devenir un symbole. Jacob Freemont se chargeait d'attiser le feu de sa célébrité ; ses articles à sensation avaient créé un héros pour les Hispano-Américains et un démon pour les Yankees. Il lui attribuait une bande nombreuse et le talent d'un génie militaire, il disait que le bandit pratiquait une guerre d'escarmouches contre laquelle les autorités étaient impuissantes. Il attaquait avec astuce et rapidité, tombant sur ses victimes comme une malédiction et disparaissant aussitôt sans laisser de traces, pour resurgir peu après, à

cent milles de là, dans une autre action si audacieuse qu'on ne pouvait se l'expliquer que par un tour de magie. Pour Freemont, il existait plusieurs individus et non un seul, mais il se gardait bien de le dire pour ne pas détruire la légende. En revanche, il fut inspiré en l'appelant " le Robin des Bois de la Californie ", ce qui engendra aussitôt une controverse d'ordre racial. Pour les Yankees, Murieta incarnait ce qu'il y avait de plus détestable chez les crasseux ; les Mexicains le cachaient, supposait-on, lui donnaient des armes et l'approvisionnaient, car il volait les Yankees pour aider ceux de sa race. A l'issue de la guerre, ils avaient perdu les territoires du Texas, de l'Arizona, du Nouveau-Mexique, du Nevada, de l'Utah, la moitié du Colorado et la Californie. Pour eux, tout attentat contre les gringos était un acte de patriotisme. Le gouverneur avait mis en garde le journal contre le danger de transformer un criminel en héros, mais son nom avait déjà

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enflammé l'imagination des lecteurs. Freemont recevait des lettres par dizaines, celle d'une jeune fille de Washington, par exemple, prête à

traverser la moitié de la planète pour épouser le bandit. Les gens l'arrêtaient dans la rue pour lui demander des détails sur le célèbre Joaquin Murieta. Sans l'avoir jamais vu, le journaliste le décrivait comme un jeune homme d'allure virile, ayant les traits d'un noble espagnol et le courage d'un torero. Il était tombé par hasard sur une mine plus productive que beaucoup d'autres le long de la Veine Mère. Il décida d'interviewer ledit Joaquin, si ce dernier existait vraiment, pour écrire sa biographie, et si c'était une légende, le sujet pouvait faire l'objet d'un roman. Son travail comme auteur consisterait à écrire ce roman sur un ton héroÔque pour satisfaire le petit peuple. La Californie avait besoin de mythes et de légendes propres, affirmait Freemont, c'était un Etat nouveau pour les Américains, dont le souhait était d'effacer d'un coup de plume l'histoire antérieure des Indiens, des Mexicains et des premiers Californiens. Pour ce territoire aux espaces infinis et aux hommes solitaires, terre ouverte à la conquête et à la violation, quel meilleur héros qu'un bandit ? Il mit l'indispensable dans une valise, emporta une bonne provision de cahiers et de crayons et s'en fut à la recherche de son personnage. Il ignora les risques. Avec cette double arrogance de l'Anglais et du journaliste, il se croyait prémuni contre le mal. D'autre part, on voyageait désormais avec une certaine commodité, il existait des chemins et des services réguliers de diligences reliant les villages o˘ il pensait mener ses recherches. Ce n'était pas comme avant, lorsqu'il avait commencé son travail de reporter, quand il se déplaçait à dos de mule et se frayait un chemin dans l'incertitude des collines et des forêts, sans autre guide que des cartes fantaisistes avec lesquelles on pouvait tourner en rond indéfiniment. En chemin, il put constater les changements intervenus dans la région. Ils étaient rares à s'être enrichis avec l'or, mais gr‚ce aux aventuriers 380

Fille du destin

arrivés par centaines de milliers, la Californie se civilisait. " Sans la fièvre de l'or, la conquête de l'Ouest aurait été retardée de deux siècles

", nota le journaliste dans son cahier.

Les sujets ne manquaient pas, comme l'histoire de ce jeune mineur, un garçon de dix-huit ans, qui après avoir vécu dans l'indigence pendant une longue année, avait réussi à amasser dix mille dollars dont il avait besoin pour retourner en Oklahoma et acheter une ferme à ses parents. Comme il descendait vers Sacramento sur les flancs de la sierra Nevada par une journée radieuse, avec le sac de son trésor dans le dos, il fut surpris par un groupe de Mexicains ou de Chiliens sans foi ni loi. On n'était pas s˚r de leur nationalité, on savait seulement que ces individus parlaient espagnol parce qu'ils avaient eu l'audace de laisser une pancarte dans cette langue, sur laquelle, tracé au couteau sur un morceau de bois, on pouvait lire : MORT AUX YANKEES. Ils ne s'étaient pas contentés de le frapper et de le voler, ils l'avaient attaché nu à un arbre et badigeonné

de miel. Deux jours plus tard, quand il fut découvert par une patrouille, il délirait. Les moustiques lui avaient dévoré la peau.

Freemont mit son talent de journaliste morbide à l'épreuve en relatant la fin tragique de Josefa, une belle Mexicaine employée dans un salon de danse. Il entra dans le village de Downieville le Jour de l'Indépendance et se retrouva en pleine célébration, menée par un candidat au siège de sénateur ; l'alcool coulait à flots. Un mineur ivre s'était introduit de force dans la chambre de Josefa, laquelle l'avait repoussé en lui plantant son couteau de montagne en plein cúur. quand arriva Jacob Freemont, son corps gisait sur une table, recouvert d'un drapeau américain, et une foule de deux mille fanatiques excités par la haine raciale exigeait la corde pour Josefa. Impassible, la femme fumait son petit cigare comme si les cris ne la concernaient pas, vêtue de sa blouse blanche tachée de sang, dévisageant les hommes

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avec un profond mépris, consciente du mélange détonnant d'agression et de désir sexuel qu'elle provoquait chez eux. Un médecin s'enhardit à parler en sa faveur, expliquant qu'elle avait agi en état de légitime défense et qu'en la mettant à mort, ils tueraient aussi l'enfant qu'elle portait dans son ventre, mais la foule le fit taire en le menaçant de pendaison. Trois docteurs terrorisés furent dépêchés de force pour examiner Josefa et tous trois confirmèrent qu'elle n'était pas enceinte, au vu de quoi le tribunal improvisé se réunit pendant quelques minutes et la condamna. " Tuer ces crasseux à coups de feu n'est pas correct, ils doivent faire l'objet d'un jugement juste et être pendus avec toute la majesté de la loi ", dit l'un des membres du jury. Freemont n'avait pas eu l'occasion de voir un lynchage de près et il put décrire avec des phrases exaltées comment, à quatre heures de l'après-midi, on avait voulu traîner Josefa vers le pont, o˘ le rituel de l'exécution était prêt, et comment elle avait fièrement repoussé

ses gardes et gagné toute seule le gibet. La belle était montée sans se faire aider, avait attaché ses jupes autour de ses chevilles, mis la corde autour de son cou, remonté ses tresses noires et pris congé d'un vaillant "

adieu messieurs ! " qui laissa le journaliste perplexe et les autres tout honteux. " Josefa n'est pas morte parce qu'elle était coupable, mais parce qu'elle était mexicaine. C'est la première fois qu'on lynche une femme en Californie. quel g‚chis, alors qu'elles sont si peu nombreuses ! " écrivit Freemont dans son article.

Suivant les traces de Joaquin Murieta, il découvrit de vrais villages, avec école, bibliothèque, église et cimetière ; d'autres sans autre signe culturel qu'un bordel et une prison. Partout il y avait des saloons, qui étaient le centre de la vie sociale. C'était là que s'installait Jacob Freemont pour faire ses recherches, ainsi reconstruisit-il peu à peu, à

l'aide de quelques vérités et beaucoup de mensonges, la trajectoire - ou la légende - de Joaquin Murieta. Les taver-niers le dépeignaient comme un Espagnol maudit,

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habillé de cuir et de velours noir, avec de grands éperons en argent et un poignard à la ceinture, monté sur l'alezan le plus majestueux jamais vu.

Ils disaient qu'il entrait sans être inquiété, dans un concert d'éperons, accompagné de sa troupe de bandits, posait ses dollars en argent sur le comptoir et commandait une tournée pour tous les clients. Nul n'osait refuser le verre, même les hommes les plus courageux buvaient en silence sous le regard incendiaire de l'individu. Pour les gardes mobiles, en revanche, le personnage n'avait rien d'extraordinaire, c'était un vulgaire assassin capable des pires atrocités, qui avait réussi à échapper à la justice gr‚ce à la protection des crasseux. Les Chiliens croyaient qu'il était un des leurs, né dans un lieu appelé quillota. Selon eux, il était loyal avec ses amis et n'oubliait jamais de rendre un service par un autre, de sorte qu'il était de bonne politique de l'aider. Les Mexicains juraient qu'il était originaire de l'Etat de Sonora, que c'était un jeune homme bien élevé, d'une ancienne famille noble, devenu malfaiteur par vengeance. Les joueurs le considéraient comme un expert au monte, mais ils l'évitaient parce qu'il avait une chance folle aux cartes et un poignard alerte qui, à

la moindre provocation, surgissait dans sa main. Les prostituées blanches mouraient de curiosité, car on murmurait que ce jeune homme, beau et généreux, possédait une verge de mulet infatigable. Les filles hispano-américaines, elles, ne l'attendaient pas : Joaquin Murieta leur donnait des pourboires immérités, car il n'utilisait jamais leurs services, il demeurait fidèle à sa fiancée, disait-on. On le décrivait de taille moyenne, cheveux noirs et yeux brillants comme des tisons, adoré par sa bande, irréductible devant l'adversité, féroce avec ses ennemis et gentil avec les femmes. D'autres soutenaient qu'il avait l'allure grossière d'un criminel-né, et une cicatrice effrayante en travers du visage : il n'avait rien d'un beau gosse, d'un gentleman ou d'un homme élégant. Jacob Freemont sélectionna les opi-Sing song girls

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nions qui s'ajustaient le mieux à l'image qu'il se faisait du bandit et ainsi le transcrivit-il dans ses articles, toujours avec suffisamment d'ambiguÔté pour se rétracter au cas o˘ il tomberait un jour, nez à nez, sur son protagoniste II arpenta la région de haut en bas pendant les quatre mois d'été sans le trouver nulle part, mais avec les différentes versions, il construisit une fantastique et héroÔque biographie. Ne voulant pas se considérer vaincu, dans ses articles il inventait de brèves réunions à des heures indues, dans des grottes de montagne et des clairières. De toute façon, qui allait le contredire ? Des hommes masqués le conduisaient à

cheval, les yeux bandés, il ne pouvait les identifier mais ils parlaient espagnol, disait-il. La même fervente éloquence dont il faisait preuve quelques années auparavant au Chili pour décrire des Indiens Patagons en Terre de Feu, o˘ il n'avait jamais mis les pieds, lui servait maintenant pour tirer de sa manche un bandit imaginaire. Il se prit d'affection pour son personnage et finit par se convaincre qu'il le connaissait, que les rencontres clandestines dans les grottes étaient bel et bien réelles, et que le fugitif en personne l'avait chargé d'écrire ses prouesses, parce qu'il se considérait le vengeur des Espagnols opprimés, et quelqu'un devait assumer la t‚che de lui donner, à lui ainsi qu'à sa cause, la place correspondante dans l'histoire naissante de la Californie. Il y avait peu de journalisme là-dedans, mais suffisamment de littérature pour le roman que Jacob Freemont avait l'intention d'écrire le prochain hiver.

En arrivant à San Francisco, un an auparavant, Tao Chi'en avait noué tous les contacts nécessaires pour exercer son métier de zhong yi durant quelques mois. Il avait un peu d'argent, mais pensait en tripler rapidement la somme. A Sacramento, la communauté chinoise comptait quelque sept cents hommes et neuf ou dix prostituées ; à San Francisco, il y avait 384

Fille du destin

des milliers de clients potentiels. De plus, il y avait tellement de bateaux qui traversaient l'océan que certains envoyaient laver leurs chemises à HawaÔ ou en Chine, car il n'y avait pas d'eau courante en ville.

Cela lui permettait de commander facilement ses herbes et ses remèdes à

Canton. Il ne serait pas aussi isolé qu'à Sacramento, plusieurs médecins chinois exerçaient, avec qui il pourrait partager patients et connaissances. Il ne pensait pas ouvrir un cabinet, parce que son intention était d'économiser, mais il pouvait s'associer avec un autre zhong yi ayant pignon sur rue. Une fois installé dans un hôtel, il s'en fut arpenter le quartier, qui s'était étendu dans toutes les directions comme une pieuvre.

Maintenant c'était une ville avec des b‚timents en dur, des hôtels, des restaurants, des buanderies, des fumeries d'opium, des bordels, des marchés et des fabriques. Là o˘ jadis on ne proposait que des articles de pacotille, s'élevaient des magasins o˘ l'on vendait antiquités orientales, porcelaines, émaux, bijoux, soieries et objets en ivoire. Y venaient les riches commerçants, pas seulement chinois, mais aussi américains, qui achetaient pour revendre dans d'autres villes. La marchandise y était exhibée dans un désordre bigarré, cependant les meilleurs articles, dignes des amateurs et des collectionneurs, n'étaient pas exposés mais remisés dans l'arrière-boutique et réservés aux seuls clients sérieux. Dans certains locaux, des pièces aveugles servaient de tripots o˘ se réunissaient des joueurs chevronnés. Sur ces tables réservées, loin de la curiosité du public et des autorités, on misait des sommes extravagantes, on traitait des affaires louches, on exerçait son pouvoir. Le gouvernement américain n'avait aucun contrôle sur les Chinois, qui vivaient dans leur propre monde, avec leur langue, leurs coutumes et leurs lois ancestrales.

Les " célestes " étaient partout indésirables, les gringos les considéraient comme les plus abjects parmi les étrangers malvenus qui envahissaient la Californie, ils ne leur pardonnaient pas leur prospérité.

Ils les

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exploitaient de toutes les façons possibles, les agressaient dans la rue, les volaient, br˚laient leurs magasins et leurs maisons, les assassinaient impunément, mais rien ne faisait peur aux Chinois. Cinq longs se partageaient la population. Tout Chinois qui arrivait intégrait une de ces confréries, seul moyen d'être protégé, de trouver du travail et de s'assurer qu'après sa mort, son corps serait rapatrié en Chine. Tao Chi'en, qui n'avait jamais voulu s'associer à un tong, dut s'y résoudre et il choisit le plus important, o˘ s'affiliaient la majorité des Cantonais. Mis aussitôt en contact avec d'autres zhong yi, on lui révéla les règles du jeu. Avant tout, silence et loyauté : ce qui se passait dans le quartier restait confiné dans ses rues. Pas question de recourir à la police, même dans les cas extrêmes ; les conflits se réglaient au sein de la communauté, les tongs étaient là pour ça. L'ennemi commun était toujours la communauté

des fan g˘ey. Tao Chi'en se retrouva à nouveau prisonnier des coutumes, des hiérarchies et des restrictions qu'il avait connues à Canton. Deux jours après, tout le monde connaissait son nom et les clients commencèrent à

affluer, en si grand nombre qu'il ne pouvait tous les accueillir. Il n'avait pas besoin de chercher un associé, décida-t-il alors, il pouvait ouvrir son propre cabinet et gagner de l'argent plus rapidement qu'il ne l'avait imaginé. Il loua deux pièces dans les combles d'un restaurant, une pour vivre, l'autre pour travailler, accrocha une pancarte à la fenêtre et engagea un jeune assistant pour faire l'annonce de ses services et accueillir les patients. Il décida d'utiliser le système du docteur Ebanizer Hobbs pour suivre les malades. Jusqu'alors, il faisait confiance à

sa mémoire et à son intuition, mais vu le nombre croissant des clients, il dut mettre en place un fichier pour noter le traitement de chacun d'eux.

Un après-midi, au début de l'automne, son assistant lui tendit une adresse notée sur un bout de papier, o˘ il devait se présenter au plus vite. Il s'occupa des derniers patients de la journée et s'en 386

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fut. Le b‚timent en bois, de deux étages, décoré de dragons et de lanternes en papier, se trouvait en plein centre du quartier. Il reconnut tout de suite un bordel. De chaque côté il y avait des petites fenêtres grillagées, derrière lesquelles se trouvaient des visages enfantins qui s'exprimaient en cantonais : " Entrez et faites ce qui vous plaira avec une fille chinoise très jolie. " Et elles répétaient dans un anglais impossible, pour les visiteurs blancs et les marins de toutes les races : " deux pour regarder, quatre pour toucher, six pour le faire ", tout en exhibant des petites poitrines de rien du tout et sollicitant les passants avec des gestes obscènes qui, venant de ces enfants, avaient un air de pantomime tragique. Tao Chi'en les avait souvent vues, car il passait quotidiennement dans cette rue, et les miaulements des sing song girls le poursuivaient : ils lui faisaient penser à sa súur. qu'était-elle devenue ? Elle aurait vingt-trois ans, dans le cas improbable o˘ elle serait encore en vie, pensait-il. Les prostituées les plus pauvres parmi les pauvres commençaient très jeunes et atteignaient rarement les dix-huit ans ; à vingt ans, si elles avaient la malchance de survivre, c'étaient des vieilles. Le souvenir de cette súur perdue l'empêchait de recourir aux établissements chinois ; si le désir le tenaillait, il allait voir les filles d'autres races. La porte s'ouvrit sur une vieille femme sinistre, les cheveux noircis et les sourcils peints avec deux traits de charbon, qui le salua en cantonais.

Après avoir vérifié qu'ils appartenaient au même long, elle le fit entrer.

Le long d'un couloir qui sentait mauvais, il vit les cagibis des filles.

Certaines étaient attachées au lit avec des chaînes passées aux chevilles.

Dans la pénombre du couloir, il croisa deux hommes qui sortaient en remontant leur pantalon. La femme l'entraîna dans un labyrinthe de passages et d'escaliers, ils traversèrent tout le p‚té de maisons et descendirent quelques marches pourries et se retrouvèrent dans le noir. Elle lui fit signe d'attendre et, pendant un moment qui lui sembla interminable, il Sing song girls

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attendit dans ce trou sombre, écoutant en sourdine le bruit de la rue proche. Il entendit un léger cri et sentit quelque chose lui frôler la cheville ; en lui donnant un coup de pied, il eut la sensation de frapper un animal, sans doute un rat. La vieille revint avec une bougie et le guida à travers des couloirs tortueux jusqu'à une porte fermée par un cadenas.

Elle tira une clé de sa poche et força sur la porte. Levant la bougie, elle éclaira une pièce aveugle, o˘ pour tout mobilier il y avait une couche faite de planches à quelques centimètres du sol. Une odeur fétide leur sautant au visage, ils durent se couvrir le nez et la bouche pour entrer.

Sur la couche se trouvaient un petit corps recroquevillé, un bol vide et une lampe à huile éteinte.

- Auscultez-la, ordonna la femme.

Tao Chi'en retourna le corps et constata qu'il était rigide. C'était une fillette d'environ treize ans, avec deux plaques rouges sur les pommettes, les bras et les jambes pleines de cicatrices. Pour tout vêtement elle portait une chemise légère. Elle avait la peau sur les os, mais elle n'était pas morte de faim ou de maladie.

- Poison, détermina-t-il sans hésiter.

- Sans blague ! dit la femme en riant, comme si elle venait d'entendre une chose extrêmement amusante.

Tao Chi'en dut signer un papier déclarant que la mort était due à des causes naturelles. La vieille sortit dans le couloir, donna quelques coups sur un petit gong et bientôt surgit un homme. Après avoir mis le cadavre dans un sac, il l'emporta sur son épaule sans dire un mot, tandis que la maquerelle mettait vingt dollars dans la main du zhong yi. Puis elle l'entraîna dans d'autres labyrinthes et le laissa finalement devant une porte. Tao Chi'en se retrouva dans une rue inconnue et mit un certain temps pour retrouver son chemin.

Le lendemain, il retourna à la même adresse. Elles se trouvaient à nouveau là les fillettes, avec leur

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visage grimé et leurs yeux déments, hélant les clients en deux langues. Dix ans auparavant, à Canton, il avait commencé sa pratique de la médecine avec des prostituées, il les avait utilisées comme chair d'emprunt et d'expérimentation pour les aiguilles en or de son maître d'acupuncture, mais jamais il n'avait songé à leur ‚me. Il les considérait comme un des malheurs inévitables de l'univers, une des nombreuses erreurs de la Création, êtres ignominieux qui souffraient pour expier les fautes de vies antérieures et laver leur karma. Il avait pitié d'elles, mais il n'avait jamais songé que leur sort p˚t être différent. Elles attendaient le malheur dans leurs cagibis, sans choix possible, comme les poules le faisaient dans leurs cages sur le marché, c'était leur destin. Tel était le désordre du monde. Il avait arpenté cette rue des milliers de fois sans prêter attention aux petites fenêtres, aux visages derrière les barreaux, aux mains qui pendaient au-dehors. Il avait une notion vague de leur condition d'esclaves, mais en Chine les femmes l'étaient toutes plus ou moins, les plus chanceuses l'étaient de leur père, de leur mari ou leur amant, les autres de patrons qu'elles servaient du lever au coucher du soleil ; beaucoup étaient comme ces filles. Ce matin-là, cependant, il ne les vit pas avec la même indifférence car quelque chose avait changé en lui.

La nuit précédente, il n'avait pas essayé de dormir. En sortant du bordel, il s'était dirigé vers.les bains publics, o˘ il était resté un long moment pour se débarrasser de l'énergie négative de ses malades et du terrible chagrin qui le tenaillait. Une fois chez lui, il avait renvoyé son assistant et préparé du thé au jasmin pour se purifier. Il n'avait pas mangé depuis plusieurs heures, mais ce n'était pas le moment de le faire.

Il s'était déshabillé, avait allumé de l'encens et une bougie, s'était agenouillé, le front contre le sol, et avait récité une prière pour l'‚me de la fillette morte. Puis il s'était assis pour méditer pendant quelques heures dans une totale immobilité, jusqu'à

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échapper au brouhaha de la rue et aux odeurs du restaurant, pour s'immerger dans le vide et le silence de son esprit. Il ne sut combien de temps il resta ainsi à appeler Lin sans rel‚che, jusqu'à ce que le délicat fantôme l'entende dans la mystérieuse immensité qu'il habitait, et trouve peu à peu le chemin, s'approchant avec la légèreté d'un soupir, d'abord quasi imperceptible, puis de plus en plus présent. Tao finit par sentir nettement sa présence. Il ne perçut pas la présence de Lin dans les murs de la chambre, mais dans sa poitrine, installée au centre même de son cúur paisible. Tao Chi'en n'ouvrit pas les yeux et ne bougea pas. Pendant des heures il demeura dans la même position, séparé de son corps, flottant dans un espace lumineux en parfaite communication avec elle. A l'aube, une fois que tous deux furent assurés qu'ils ne se perdraient plus de vue, Lin prit congé avec douceur. Alors surgit le maître d'acupuncture, souriant et ironique, comme dans ses meilleures années, avant d'être atteint par les affres de la sénilité ; il resta auprès de lui, l'accompagnant et répondant à ses questions. Puis le soleil apparut, réveilla le quartier, et l'assistant frappa quelques coups discrets.

- Fermez le cabinet. Je ne recevrai pas de patients aujourd'hui, j'ai autre chose à faire, lui annonça-t-il.

Ce jour-là, les recherches de Tao Chi'en changèrent le cours de son destin.

Les filles derrière les barreaux venaient de Chine, ramassées dans la rue ou vendues par leurs propres parents avec la promesse qu'elles se marieraient sur la Montagne Dorée. Les agents les sélectionnaient parmi les plus fortes et les meilleur marché, non parmi les plus belles, sauf s'il s'agissait de commandes spéciales de clients riches, qui en faisaient l'acquisition comme concubines. Ah Toy, la femme maligne qui avait inventé

le spectacle des trous dans le mur, était devenue la plus grande 390

Fille du destin

importatrice de chair fraîche de la ville. Pour sa chaîne d'établissements, elle achetait des filles pubères, car il était plus facile de les dompter et, de toute façon, elles ne duraient pas longtemps. Ah Toy était devenue célèbre et très riche, ses coffres étaient pleins et elle venait d'acheter un palais en Chine pour se retirer quand elle serait vieille. Elle était fière d'être la maquerelle orientale la plus en vue, non seulement parmi les Chinois, mais aussi parmi les Américains influents. Elle entraînait ses filles à soutirer des informations afin de connaître les secrets des uns et des autres, les manúuvres politiques et les travers des hommes au pouvoir.

quand elle ne parvenait pas à ses fins par la corruption, elle avait recours au chantage. Nul n'osait se mesurer à elle car tous, jusqu'au gouverneur, avaient un toit en verre. Les cargaisons d'esclaves débarquaient sur les quais de San Francisco impunément et en plein jour.

Elle n'était pas la seule trafiquante, cependant, le vice était une des affaires les plus rentables et les plus s˚res de Californie, autant que les mines d'or. Les frais étaient minimes, les filles co˚taient peu cher et voyageaient à fond de cale, dans de grandes caisses capitonnées. Ainsi survivaient-elles pendant des semaines, sans savoir o˘ elles allaient ni pourquoi, revoyant la lumière du jour seulement lorsque leur tour était venu de recevoir des instructions concernant leur métier. Durant la traversée, les marins se chargeaient de les entraîner, et en débarquant à

San Francisco, elles avaient perdu toute trace d'innocence. Certaines mouraient de dysenterie, de choléra ou de déshydratation ; d'autres réussissaient à sauter par-dessus bord quand on les montait sur le pont pour les laver à l'eau de mer. Ne parlant pas anglais, ne connaissant pas le nouveau pays, n'ayant personne à qui s'adresser, les rescapées restaient prisonnières. Les agents de l'immigration recevaient des pots-de-vin, fermaient les yeux sur la condition physique des filles et apposaient un cachet sur les faux papiers d'adoption ou de mariage, sans les lire. Sur Sing song girls

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le quai, elles étaient prises en charge par une ancienne prostituée, dont le métier avait laissé une pierre noire à la place du cúur. Elle les conduisait en les aiguillonnant avec une baguette, comme du bétail, en pleine ville, à la vue de tous. A peine avaient-elles franchi le seuil du quartier chinois qu'elles disparaissaient pour toujours dans le labyrinthe souterrain de chambres obscures, de faux couloirs, d'escaliers tordus, de portes dissimulées et de doubles parois o˘ les policiers ne s'aventuraient jamais, car tout ce qui se passait là-dedans était l'" affaire des jaunes

", une race de pervertis qu'il valait mieux éviter, disaient-ils.

Dans une immense pièce en sous-sol, appelée ironiquement " Salon de la Reine ", les filles affrontaient leur sort. On les laissait se reposer une nuit, on les baignait, leur donnait à manger et parfois on les obligeait à

avaler un verre d'alcool pour les étourdir un peu. Pour la vente aux enchères, on les amenait nues dans une pièce o˘ s'entassaient les acheteurs de tous poils, qui les t‚taient, inspectaient leurs dents, mettaient les doigts o˘ ils voulaient avant de faire une offre. Certaines étaient achetées pour les bordels de grande catégorie ou pour les harems des riches. Les plus fortes allaient finir généralement entre les mains des fabricants, des mineurs ou des paysans chinois pour qui elles travailleraient jusqu'à la fin de leur brève vie ; la plupart restaient dans les cellules du quartier chinois. Les vieilles leur enseignaient le métier : elles devaient apprendre à distinguer l'or du bronze pour éviter les abus lors du paiement, à attirer les clients et à leur complaire sans se plaindre, quelque humiliantes ou douloureuses que fussent leurs exigences. Afin de donner à la transaction un air de légalité, elles signaient un contrat qu'elles ne pouvaient pas lire, se vendant pour cinq ans, mais tout était calculé pour qu'elles ne puissent jamais recouvrer leur liberté. Pour chaque jour de maladie, deux semaines étaient rajoutées à leur temps de service, et si elles essayaient de s'échapper, 392

Fille du destin

elles devenaient esclaves pour toujours. Elles vivaient recluses dans des pièces aveugles, séparées les unes des autres par un épais rideau, travaillant comme des galériens jusqu'à la mort. C'est là que se dirigea Tao Chi'en ce matin-là, accompagné par les esprits de Lin et de son maître d'acupuncture. Une adolescente vêtue d'une simple blouse l'entraîna par la main derrière le rideau, o˘ se trouvait une paillasse immonde. Elle allongea la main et lui dit de payer d'abord. Elle prit les six dollars, s'allongea sur le dos et écarta les jambes, les yeux fixés au plafond. La fille avait les pupilles mortes et respirait avec difficulté ; il comprit qu'elle était droguée. Il s'assit à son côté, tira sur sa chemise et voulut lui caresser la tête, mais elle poussa un cri et se recroquevilla en montrant les dents, prête à mordre. Tao Chi'en s'écarta, lui parla longuement en cantonais, sans la toucher, jusqu'à ce que la litanie de sa voix finisse par la calmer. Il avait observé en même temps les meurtrissures fraîches sur son corps. Puis elle commença à répondre à ses questions avec plus de gestes que de mots, comme si elle avait perdu l'usage de la parole, et ainsi apprit-il certains détails sur sa captivité.

La fille fut incapable de lui dire depuis combien de temps elle se trouvait en ce lieu, ce calcul lui paraissant un exercice inutile, mais il n'était sans doute pas très long parce qu'elle se souvenait de sa famille en Chine avec une précision douloureuse. quand Tao Chi'en vit que les minutes de son tour derrière le rideau étaient écoulées, il se retira. A la porte se trouvait la même vieille qui lui avait ouvert la veille au soir, mais elle fit mine de ne pas le reconnaître. De là il s'en fut poser quelques questions dans les tavernes, les salles de jeu, les fumeries d'opium et, pour finir, il alla rendre visite aux autres médecins du quartier, afin de rassembler les pièces de ce puzzle. Lorsque les petites sing song girls étaient trop malades pour continuer à faire leur travail, on les conduisait à l'" hôpital ", comme on appelait les pièces secrètes o˘ il s'était rendu la veille, et là on

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leur laissait un verre d'eau, un peu de riz et une lampe à huile pour un petit nombre d'heures. La porte s'ouvrait à nouveau quelques jours plus tard, lorsqu'on entrait pour constater la mort. Si on les trouvait vivantes, on se chargeait de les expédier : aucune ne revoyait la lumière du jour. On avait fait appel à Tao Chi'en parce que le zhong yi de service était absent.

L'idée d'aider les jeunes filles ne venait pas de lui, dirait-il quelques mois plus tard à Eliza, mais de Lin et de son maître d'acupuncture.

- La Californie est un Etat libre, Tao, il n'y a pas d'esclaves. Va voir les autorités américaines.

- La liberté ne peut toucher tout le monde. Les Américains sont aveugles et sourds, Eliza. Ces filles sont invisibles, comme les fous, les mendiants et les chiens.

- Et les Chinois aussi s'en moquent ?

- Certains, comme moi, non. Mais personne n'est disposé à risquer sa vie en s'opposant aux organisations criminelles. La majorité considère que si pendant des siècles cela a été pratiqué en Chine, il n'y a aucune raison de critiquer ce qui se passe ici.

- que ces gens sont cruels !

- Ce n'est pas de la cruauté. Simplement la vie humaine n'a pas de valeur dans mon pays. Il y a une forte population et il naît beaucoup plus d'enfants qu'on ne peut en nourrir.

- Mais pour toi, ces filles ne sont pas des objets méprisables, Tao...

- Non. Lin et toi m'avez beaucoup appris sur les femmes.

- que vas-tu faire ?

- J'aurais d˚ t'écouter quand tu me disais de chercher de l'or, tu te souviens ? Si j'étais riche, je les rachèterais.

- Mais tu ne l'es pas. De plus, tout l'or de la Californie ne suffirait pas à les racheter toutes. Il faut interdire ce trafic.

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- C'est impossible, mais si tu m'aides je peux en sauver quelques-unes...

Il lui raconta que durant les derniers mois il était parvenu à faire sortir onze filles, mais deux seulement avaient survécu. Sa méthode était risquée et peu efficace, mais aucune autre ne lui venait à l'esprit. Il offrait ses services pour s'occuper de ces filles gratuitement quand elles étaient malades ou enceintes, en échange de quoi on lui cédait les filles agonisantes. Il soudoyait les maquerelles pour qu'elles l'appellent quand une sing song girl devait être envoyée à l'" hôpital " ; se présentant alors avec son assistant, ils mettaient la moribonde sur un brancard et l'emportaient. " Pour expérimentation ", expliquait Tao Chi'en, mais on lui posait rarement des questions. La fille ne valait plus rien et l'extravagante perversion de ce docteur les soulageait du souci de s'en débarrasser. La transaction était au bénéfice des deux parties. Avant d'emmener la malade, Tao Chi'en remettait un certificat de décès et exigeait qu'on lui rende le contrat de service signé par la fille, pour éviter les réclamations. Dans neuf cas, aucun soin n'avait pu soulager les filles et son rôle avait simplement consisté à les assister pendant les dernières heures, mais deux d'entre elles avaient survécu.

- qu'en as-tu fait ? demanda Eliza.

- Les filles sont chez moi. Elles sont encore faibles et l'une semble à

moitié folle, mais elles guériront. Mon assistant est resté auprès d'elles pendant que je venais te chercher.

- Je vois.

- Je ne peux pas les garder plus longtemps enfermées.

- Nous pourrions peut-être les renvoyer dans leur famille en Chine...

- Non ! Elles retrouveraient l'esclavage. Dans ce pays-ci, elles peuvent être sauvées, mais je ne sais pas comment.

- Si les autorités ne leur viennent pas en aide, les Sing song girls

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personnes bienveillantes s'en chargeront. Nous ferons appel aux églises et aux missionnaires.

- Je ne crois pas que les chrétiens s'intéressent à ces petites Chinoises.

- Tu fais bien peu confiance au cúur humain, Tao !

Laissant son ami prendre un thé avec la Brisetout, Eliza enveloppa un pain à peine sorti du four et s'en fut voir le forgeron. Elle trouva James Morton le torse nu, un tablier en cuir et un linge autour de la tête, transpirant devant la forge. A l'intérieur il faisait une chaleur insupportable ; ça sentait la fumée et le métal chaud. C'était un hangar en bois avec un sol en terre et une porte à deux battants, qui restait ouverte durant les heures de travail, été comme hiver. En face se trouvait un grand comptoir pour accueillir la clientèle et, derrière, la forge. Des murs et des poutres du plafond pendaient instruments et outils de travail, ainsi que des objets métalliques fabriqués par Morton. Dans la partie arrière, un escalier menait à l'étage qui faisait office de chambre, protégé des regards indiscrets par un rideau d'osnabourg ciré. En bas, le mobilier consistait en une bassine pour les bains, une table et deux chaises.

L'unique décoration se réduisait à un drapeau américain sur le mur et trois fleurs sylvestres dans un verre, posé sur la table. Esther repassait une montagne de linge en promenant un énorme ventre et transpirant à grosses gouttes, mais elle soulevait les lourds fers à charbon en chantonnant.

L'amour et sa grossesse l'avaient embellie et un air de paix l'illuminait comme un halo. Elle lavait du linge pour les autres, travail aussi pénible que celui de son mari avec l'enclume et le marteau. Trois fois la semaine, elle se rendait à la rivière et passait une bonne partie de la journée à

genoux à savonner et frotter. S'il faisait soleil, elle séchait le linge sur les pierres, mais le plus souvent elle revenait avec le tout mouillé, venait alors le travail d'amidonnage et de repassage. James Morton n'avait pas réussi à lui faire changer

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Fille du destin

d'avis, elle ne voulait pas que son bébé naisse dans cet endroit et elle économisait sou à sou pour déménager dans une maison du village.

- Petit Chilien ! s'exclama-t-elle en accueillant Eliza d'une forte accolade. Il y a longtemps que tu ne viens plus me voir.

- que tu es belle, Esther ! En fait je viens voir James, dit-elle en lui tendant le pain.

L'homme l‚cha ses instruments, épongea sa transpiration avec un chiffon et entraîna Eliza dans la cour, o˘ Esther les rejoignit avec trois verres de limonade. La soirée était fraîche et le ciel nuageux, mais l'hiver ne s'annonçait pas encore. L'air sentait la paille fraîchement coupée et la terre humide.

Joaquin

Durant l'hiver 1852 les habitants du nord de la Californie mangèrent des pêches, des abricots, du raisin, du maÔs tendre, des pastèques et des melons, tandis qu'à New York, à Washington, à Boston et dans d'autres villes américaines importantes, les gens se résignaient à la pénurie propre à cette saison. Les bateaux de Paulina apportaient du Chili les délices estivaux de l'hémisphère Sud, qui arrivaient intacts sur leur lit de glace bleue. Ce négoce devenait beaucoup plus rentable que l'or de son mari et de son beau-frère, même si plus personne ne payait trois dollars pour une pêche, ou dix pour une douzaine d'úufs. Les travailleurs chiliens amenés par les frères Rodriguez de Santa Cruz sur les gisements d'or avaient été

décimés par les gringos. Ces derniers s'étaient emparés de leur production de plusieurs mois, avaient pendu les contremaîtres, fouetté certains et coupé les oreilles de quelques autres, puis expulsé le reste des chercheurs d'or. Cette histoire parut dans les journaux, mais les détails hallucinants furent racontés par un enfant de huit ans, fils d'un des contremaîtres qui assista au supplice et à la mort de son père. Les bateaux de Paulina transportaient aussi des compagnies de thé‚tre de Londres, d'opéra de Milan et de zarzuelas de Madrid, qui, après une courte halte à Valparaiso, poursuivaient leur périple vers le Nord. Les billets étaient vendus des mois à l'avance et, les jours de spectacle, la meilleure société

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Fille du destin

de San Francisco, exhibant ses habits de gala, se retrouvait dans les thé

‚tres, o˘ elle devait s'asseoir coude à coude avec les rustres mineurs en tenue de travail. Les bateaux ne retournaient pas à vide : ils emportaient au Chili de la farine américaine et des voyageurs guéris de la fantaisie de l'or, qui rentraient aussi pauvres qu'ils étaient arrivés.

A San Francisco, on ne voyait pas de vieux ; la population était jeune, forte, bruyante et en bonne santé. L'or avait attiré une légion de jeunes aventuriers, mais la fièvre passée, comme l'avait prédit Paulina, la ville n'était pas redevenue un hameau. Au contraire, elle croissait avec des aspirations au raffinement et à la culture. Paulina était à son aise dans cette ambiance, elle aimait la franchise, la liberté et l'ostentation de cette société naissante, diamétralement opposée à l'hypocrisie du Chili.

Elle pensait avec délectation à la colère de son père s'il avait d˚

s'asseoir à la table d'un parvenu corrompu, devenu juge, et d'une Française à la morale douteuse, attifée comme une impératrice. Elle avait grandi derrière les larges murs en pisé et les fenêtres grillagées de la maison paternelle, tournée vers le passé, attentive à l'opinion d'autrui et aux ch

‚timents divins. En Californie, le passé ne comptait pas plus que les scrupules, l'excentricité était bienvenue et la faute inexistante, si on en occultait la cause. Elle écrivait des lettres à ses súurs, sans grand espoir de les voir épargnées par la censure de leur père, pour leur raconter ce pays extraordinaire, o˘ l'on pouvait inventer une nouvelle vie, devenir millionnaire ou mendiant en un clin d'úil. C'était le pays des opportunités, ouvert et généreux. Par la Golden G‚te entraient des masses d'êtres qui fuyaient la misère ou la violence, prêts à faire une croix sur le passé et à se lancer dans le travail. Ce n'était pas facile, mais leurs descendants seraient américains. Le merveilleux de ce pays, c'était que tous croyaient que leurs enfants vivraient mieux. " L'agriculture, bien plus que l'or, est le véritable trésor de la Californie. On voit à perte de vue

Joaquin

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des champs cultivés, tout pousse facilement sur ce sol béni. San Francisco est devenue une ville formidable, mais n'a pas perdu son caractère de poste frontière qui, moi, m'enchante. Elle est toujours un berceau de libres penseurs, de visionnaires, de héros et de canailles. Les gens viennent des quatre coins du monde, dans la rue on entend parler cent langues, on hume la nourriture de cinq continents, on voit toutes les races ", écrivait-elle. Ce n'était plus un campement d'hommes célibataires, les femmes étaient arrivées et, avec elles, la société avait changé. Elles étaient aussi indomptables que les aventuriers venus chercher de l'or ; pour traverser le continent dans des wagons tirés par des búufs, il fallait un caractère fort et ces pionnières le possédaient. Rien à voir avec les chichiteuses comme sa mère et ses súurs ; là, c'étaient les amazones comme elle qui prévalaient. Jour après jour elles montraient leur tempérament, se mesurant inlassablement et avec ténacité aux plus courageux. Nul ne les qualifiait de sexe faible, les hommes les respectaient comme leurs égales.

Elles travaillaient à des t‚ches interdites ailleurs à leur sexe : chercheuses d'or, cow-boys, meneuses de mules, elles pourchassaient les bandits pour la prime, avaient la charge de tripots, de restaurants, de buanderies et d'hôtels. " Ici, les femmes peuvent être propriétaires de leurs terres, acheter et vendre un bien, divorcer si ça leur chante.

Feliciano devrait faire très attention, parce qu'à la première incartade, je l'abandonne à sa pauvreté ", se moquait Paulina dans ses lettres. Et elle ajoutait que la Californie avait le meilleur du pire : rats, puces, armes et vices.

" On vient dans l'Ouest pour fuir son passé et recommencer à zéro, mais nos obsessions nous poursuivent, comme le vent ", écrivait Jacob Freemont dans le journal. Il en était un bon exemple car changer de nom ne lui avait pas servi à grand-chose, ni devenir reporter et s'habiller comme un yankee : il était toujours le même. L'escroquerie des missions à

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Fille du destin

Valparaiso était du passé, mais maintenant qu'il en forgeait une nouvelle, il se sentait, comme jadis, dévoré par sa création, laquelle venait se rajouter irrévocablement à ses propres faiblesses. Ses articles sur JoaquÔn Murieta étaient devenus l'obsession de la presse. Tous les jours de nouveaux témoignages venaient confirmer ses articles. Des dizaines d'individus affirmaient l'avoir vu et le personnage qu'ils décrivaient ressemblait à celui de son invention. Freemont n'était plus s˚r de rien. Il aurait souhaité ne jamais avoir écrit ces histoires et, par moments, il était tenté de se rétracter publiquement, de confesser ses mensonges et disparaître, avant que toute l'affaire n'éclate et ne lui retombe dessus comme un raz de marée, à l'image de ce qui lui était arrivé au Chili. Mais il n'en avait pas le courage. Le prestige lui était monté à la tête, il se sentait grisé par la célébrité.

L'histoire que Jacob Freemont avait élaborée peu à peu possédait toutes les caractéristiques d'un roman-fleuve. Elle racontait que Joaquin Murieta avait été un jeune homme noble et droit, qu'il travaillait honnêtement dans les mines d'or de Stanis-lau en compagnie de sa fiancée. Mis au fait de sa prospérité, quelques Américains l'avaient attaqué, frappé, et après lui avoir volé son or, ils avaient violé sa fiancée sous ses yeux. Il n'était resté au couple d'autre issue que la fuite et ils étaient partis vers le Nord, loin des laveries d'or. Ils s'étaient installés comme fermiers pour cultiver un idyllique lopin de terre, entouré de bois et traversé par un ruisseau limpide, disait Freemont, mais là aussi la paix avait été de courte durée, parce que les Yankees étaient revenus pour s'accaparer leurs biens et il leur fallut chercher un autre moyen de subsistance. Peu après, Joaquin Murieta surgit à Calaveras transformé en joueur de monte, tandis que sa fiancée préparait la fête de mariage chez ses parents à Sonora.

Cependant, il était écrit que le jeune homme n'aurait de paix nulle part.

Accusé d'avoir volé un cheval, sans

Joaquin

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autre forme de procès quelques gringos l'avaient attaché à un arbre et fouetté de façon barbare au milieu de la place. L'affront public fut plus que le jeune homme orgueilleux n'en pouvait supporter, son sang ne fit qu'un tour. Peu après on trouva un Yankee découpé en morceaux, comme un poulet prêt à cuire ; une fois les restes rassemblés, on reconnut l'un des hommes qui avaient fouetté Murieta. Les semaines suivantes, l'un après l'autre, tous les participants tombèrent, torturés et assassinés, chacun d'une manière inédite. Comme le disait Jacob Freemont dans ses articles : on n'avait jamais vu tant de cruauté sur ces terres o˘ les gens étaient si cruels de nature. Pendant les deux années suivantes, on vit le nom du bandit partout. Sa bande volait du bétail et des chevaux, attaquait des diligences, agressait des mineurs dans les laveries d'or et des voyageurs sur les chemins, bravait les gardes mobiles, tuait tous les Américains solitaires et narguait impunément la justice. On attribuait à Murieta toutes les horreurs et tous les crimes restés impunis de la Californie. Le terrain se prêtait à la dissimulation, le poisson et le gibier abondaient dans les forêts immenses, les collines et les ravins ; il y avait de hauts p‚turages o˘ un cavalier pouvait chevaucher pendant des heures sans laisser de trace, des grottes profondes pour se cacher, des passages secrets dans les montagnes pour égarer les poursuivants. Les chasseurs de têtes qui partaient à la recherche des malfaiteurs revenaient bredouilles, ou périssaient en chemin. Jacob Freemont racontait tout cela, mêlé à sa rhétorique, et personne ne songeait à exiger des dates, des noms de personnes ou de lieux.

Eliza Sommers travaillait depuis deux ans à San Francisco avec Tao Chi'en.

Durant ce laps de temps, elle s'en fut à deux reprises, pendant l'été, à la recherche de Joaquin Andieta, utilisant la méthode rodée antérieurement : elle se joignait à d'autres

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Fille du destin

voyageurs. La première fois, elle partit avec l'idée de voyager jusqu'à le retrouver, ou jusqu'au début de l'hiver, mais elle revint au bout de quatre mois, exténuée et malade. L'été 1852 elle repartit, mais après avoir parcouru le même trajet et rendu visite à Joe Brisetout, installée définitivement dans son rôle de grand-mère de Tom-Sans-Tribu, ainsi qu'à

James et Esther, qui attendaient leur deuxième enfant, elle revint cinq semaines plus tard, ne pouvant supporter l'angoisse de se sentir loin de Tao Chi'en. Ils se trouvaient bien dans leur routine, proches dans leur travail et en esprit, comme un vieux couple. Elle collectionnait tout ce qui se publiait sur Joaquîn Murieta et le mémorisait, comme elle le faisait dans son enfance avec les poésies de Miss Rosé, cependant elle préférait ignorer les références à la fiancée du bandit. " On a inventé cette fille pour vendre des journaux, tu sais comme les lecteurs sont fascinés par le romanesque ", expliquait-elle à Tao Chi'en. Sur une carte qui tombait en morceaux, elle suivait les pas de Murieta avec la détermination d'un navigateur, mais les informations étaient vagues et contradictoires, les routes se croisaient comme la toile d'une araignée folle, sans mener nulle part. Au début, elle avait repoussé l'éventualité que son Joaquîn p˚t être celui des attaques terrifiantes, mais bientôt elle vit que le personnage correspondait parfaitement au jeune homme de ses souvenirs. Lui aussi se révoltait contre les abus et avait l'obsession d'aider les plus démunis. Ce n'était peut-être pas Joa-quin Murieta qui torturait ses victimes, mais ses acolytes, comme ce Jack Trois-Doigts, que l'on pensait capable des pires atrocités.

Eliza continuait à s'habiller en homme afin de passer inaperçue, ce qui était fort utile dans sa mission insensée auprès des sing song girls, à

laquelle Tao Chi'en l'avait associée. Cela faisait trois ans et demi qu'elle ne mettait plus de robe. N'ayant aucune nouvelle de Miss Rosé, de Marna Fresia ou de son oncle John, elle avait l'impression de poursuivre, depuis

Joaquîn

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mille ans, une chimère chaque fois plus improbable. L'époque des étreintes furtives avec son amant était loin derrière, elle n'était plus s˚re de ses sentiments, et ignorait si elle continuait à l'attendre par amour ou par orgueil. Parfois elle passait des semaines sans se souvenir de lui, toute à

son travail, puis soudain la mémoire lui donnait un coup de griffe et la laissait pantelante. Eliza regardait alors autour d'elle, déconcertée, sans se situer dans ce monde o˘ elle avait atterri. que faisait-elle en pantalon et entourée de Chinois ? Elle devait faire un effort pour sortir de cette confusion et se dire que l'intransigeance de l'amour était responsable de tout. Sa mission ne consistait nullement à seconder Tao Chi'en, pensait-elle, mais à rechercher Joaquîn, elle était venue de très loin pour cela et elle y parviendrait, même si c'était juste pour lui dire en face qu'il était un maudit fuyard, et qu'il avait g‚ché sa jeunesse. Voilà pourquoi elle était partie à trois reprises. Pourtant elle n'avait plus la volonté

de recommencer. Il lui arrivait de se planter d'un air résolu devant Tao Chi'en pour lui annoncer sa détermination de poursuivre sa pérégrination, mais les mots s'emmêlaient comme du sable dans sa bouche. Elle ne pouvait plus abandonner cet étrange compagnon que le sort lui avait donné.

- qu'est-ce que tu feras si tu le retrouves ? lui avait demandé un jour Tao Chi'en.

- En le voyant, je saurai si je l'aime encore.

- Et si tu ne le retrouves jamais ?

- Je vivrai dans le doute, je suppose.

Eliza avait noté quelques cheveux blancs prématurés sur les tempes de son ami. Parfois, la tentation d'enfoncer les doigts dans ses cheveux épais et sombres, ou le nez dans son cou pour sentir de près son léger parfum d'océan, devenait insupportable. Mais n'ayant plus l'excuse de dormir par terre, enroulés dans une couverture, les opportunités de se toucher avaient disparu. Tao travaillait et étudiait trop. Il devait être bien fatigué, se disait-elle, cela ne

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Fille du destin

l'empêchait pas d'être toujours bien mis et de garder son calme même aux moments les plus critiques. Tao vacillait seulement quand il revenait d'une vente aux enchères, tenant par le bras une fille terrorisée. Il l'examinait pour voir dans quel état elle se trouvait et la lui remettait avec les instructions d'usage, puis il allait s'enfermer pendant des heures. " II est avec Lin ", concluait Eliza, et une douleur inexplicable la transperçait dans un coin caché de son cúur. Il était effectivement avec elle. Dans le silence de la méditation, Tao Chi'en t‚chait de retrouver l'équilibre perdu et d'éloigner de lui la tentation de la haine et de la colère. Il se dépouillait peu à peu de ses souvenirs, de ses désirs et de ses pensées, jusqu'à ce que son corps se dissolve dans le néant. Il cessait d'exister pour un moment, et réapparaissait transformé en aigle, volant très haut sans effort, soutenu par un air froid et limpide qui l'élevait au-dessus des plus hautes montagnes. De là, il pouvait voir de vastes prairies, des forêts à perte de vue et des fleuves argentés. Il atteignait alors l'harmonie parfaite et entrait en résonance avec le ciel et la terre, tel un instrument subtil. Il flottait dans des nuages laiteux à l'aide de ses superbes ailes déployées et, tout à coup, il la sentait auprès de lui.

Lin se matérialisait à son côté : un autre aigle splendide suspendu dans le ciel infini.

- O˘ est ta gaieté, Tao ? lui demandait-elle.

- Le monde est rempli de souffrance. Lin.

- La souffrance a un but spirituel.

- Cette douleur-là est inutile.

- Souviens-toi que le sage est toujours gai parce qu'il accepte la réalité.

- Et la méchanceté, il faut l'accepter aussi ?

- Le seul antidote est l'amour. A propos, quand vas-tu te remarier ?

- Je suis marié avec toi.

- Je suis un fantôme, je ne pourrai pas te rendre visite toute ta vie, Tao.

C'est un effort énorme de venir chaque fois que tu m'appelles, je n'appartiens

Joaquin

405

plus à ton monde. Marie-toi ou tu deviendras un vieillard avant l'heure. De plus, si tu ne pratiques pas les deux cent vingt-deux positions de l'amour, tu les oublieras, se moquait-elle avec son inoubliable rire cristallin.

Les ventes aux enchères étaient bien pires que ses visites à l'" hôpital ".

Il y avait si peu d'espoir de sauver les filles agonisantes qu'un succès était pour lui un cadeau miraculeux. En revanche, il savait que, pour chaque fille achetée lors de la vente, il en restait des dizaines livrées à

l'infamie. Il se torturait en imaginant combien il pourrait en acheter s'il était riche, alors Eliza lui rappelait toutes celles qu'il parvenait à

sauver. Ils étaient unis par un délicat tissu d'affinités et de secrets partagés, mais séparés aussi par des obsessions. Si le fantôme de Joaquin Andieta s'éloignait lentement, celui de Lin était perceptible comme la brise ou le bruit des vagues sur la plage. Il suffisait à Tao Chi'en de l'invoquer pour qu'elle apparaisse, toujours souriante, comme lorsqu'elle était en vie. Cependant, loin d'être une rivale pour Eliza, elle était devenue son alliée, même si la jeune fille ne le savait pas. Lin fut la première à comprendre que cette amitié ressemblait à de l'amour et, quand son mari lui renvoya l'argument que, ni en Chine ni au Chili ni ailleurs, il n'y avait de place pour ce genre de couple, elle se mit à rire.

- Ne dis pas de bêtises, le monde est vaste et la vie est longue. Tout est une question d'audace.

- Tu ne peux pas t'imaginer ce qu'est le racisme, Lin, tu as toujours vécu parmi les tiens. Ici, tout le monde se fiche de savoir ce que je fais ou ce que je sais ; pour les Américains, je ne suis qu'un sale Chinois paÔen et Eliza, une crasseuse. A Chinatown, je suis un renégat sans tresse et habillé comme un Yankee. Je ne suis ni d'un côté ni de l'autre.

- Le racisme n'est pas une nouveauté, en Chine toi et moi nous pensions que les fan gtiey étaient tous des sauvages.

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Fille du destin

- Ici on ne respecte que l'argent et, visiblement, je n'en aurai jamais suffisamment.

- Tu te trompes. On respecte aussi celui qui sait se faire respecter.

Regarde-les dans les yeux.

- Si je suis ton conseil, je me retrouverai avec une balle dans la tête.

- Cela vaut la peine d'essayer. Tu te plains trop souvent, Tao, je ne te reconnais plus. O˘ est l'homme courageux que j'aime ?

Tao Chi'en devait admettre qu'il se sentait lié à Eliza par une infinité de liens ténus, faciles à couper un à un, mais tellement entrelacés qu'ils formaient un ensemble à toute épreuve. Ils se connaissaient depuis peu d'années, mais ils pouvaient déjà regarder en arrière et voir le long chemin semé d'obstacles parcouru ensemble. Les similitudes avaient peu à

peu effacé les différences de race. " Tu as un visage de jolie Chinoise ", lui avait-il dit dans un moment de distraction. " Tu as un visage de beau Chilien ", avait-elle répondu sur-le-champ. Ils formaient un étrange couple dans le quartier : un Chinois grand et élégant, accompagné d'un insignifiant garçon espagnol. En dehors de Chinatown, cependant, ils passaient pratiquement inaperçus dans la foule bigarrée de San Francisco.

- Tu ne peux pas attendre cet homme toute ta vie, Eliza. C'est une folie aussi grande que celle de la fièvre de l'or. Tu devrais te donner un délai, lui dit Tao un jour.

- Et qu'est-ce que je ferai de ma vie une fois le délai passé ?

- Tu pourras retourner dans ton pays.

- Au Chili, une femme comme moi est pire qu'une de tes sing song girls. Tu retournerais en Chine, toi ?

- C'était mon seul but, mais l'Amérique commence à me plaire. Là-bas, je redeviendrais le quatrième Fils ; ici, je me sens plus à l'aise.

- Moi aussi. Si je ne retrouve pas Joaquin, je reste et j'ouvre un restaurant. J'ai ce qu'il faut pour

Joaquin

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cela : une bonne mémoire pour les recettes, de l'affection pour les ingrédients, le sens du go˚t et du doigté, un instinct pour les assaisonnements...

- Et de la modestie, fit Tao Chi'en en riant.

- Pourquoi serais-je modeste avec le talent que j'ai ? De plus, je possède un flair de chien. Ce bon nez doit bien me servir à quelque chose : il suffit que je sente un plat pour savoir ce qu'il contient et le refaire en mieux.

- La cuisine chinoise ne te réussit pas...

- Vous mangez des choses si curieuses, Tao ! Ce serait un restaurant français, le meilleur de la ville.

- Je te propose un marché, Eliza. Si dans un an tu ne retrouves pas Joaquin, tu m'épouses, dit Tao Chi'en, et ils rirent.

Après cette conversation, quelque chose changea entre eux. Se trouvant seuls, ils se sentaient mal à l'aise, et à contrecúur ils commencèrent à

s'éviter. Le désir de la suivre quand elle se retirait dans sa chambre torturait souvent Tao Chi'en, mais un mélange de timidité et de respect le retenait. Tant qu'elle serait attachée au souvenir de son ancien amant, il ne devait pas l'approcher, calculait-il, mais il ne pouvait pas non plus continuer indéfiniment cet exercice d'équilibre sur une corde raide. Il l'imaginait dans son lit, comptant les heures dans le silence de la nuit, elle aussi éperdue d'amour, pas pour lui, pour un autre. Il connaissait si bien son corps qu'il pouvait le dessiner avec tous les détails, jusqu'au grain de beauté le plus secret, bien qu'il ne l'e˚t pas revue nue depuis les soins prodigués sur le bateau. Si elle tombait malade, il aurait un prétexte pour la toucher, se disait-il, mais ensuite il se sentait honteux d'avoir eu une telle pensée. Le rire spontané et la discrète tendresse qui jaillissaient jadis entre eux à chaque instant furent remplacés par une tension exacerbée. Si d'aventure ils se frôlaient, ils s'écartaient l'un de l'autre, troublés. Ils étaient conscients de la présence ou de l'absence de l'autre ; l'air semblait chargé de présages et d'anticipations. Au lieu de 408

Fille du destin

s'asseoir pour lire ou écrire en une douce complicité, ils prenaient congé

dès que le travail était terminé dans la salle de consultation. Tao Chi'en partait rendre visite à certains malades prostrés dans leur lit, retrouvait d'autres zhong yi pour discuter diagnostics et traitements, ou il allait s'enfermer et étudier des textes de médecine occidentale. Il avait l'ambition d'obtenir un permis lui permettant d'exercer la médecine légalement en Californie, projet qu'il ne partageait qu'avec Eliza, les esprits de Lin et de son maître d'acupuncture. En Chine, un zhong yi commençait comme apprenti puis il continuait seul, raison pour laquelle la médecine restait immuable pendant des siècles, utilisant toujours les mêmes méthodes et les mêmes remèdes. La différence entre un bon praticien et un médiocre résidait dans le fait que le premier possédait de l'intuition pour le diagnostic, ainsi que le don de soulager la douleur avec ses mains. Les médecins occidentaux, cependant, faisaient des études très exigeantes, gardaient le contact entre eux et se tenaient au courant des nouveautés, disposaient de laboratoires et de morgues pour effectuer leurs expériences et, de plus, ils se soumettaient à la concurrence. La science le fascinait, mais son enthousiasme ne trouvait aucun écho dans sa communauté, tout attachée aux traditions. Attentif aux avancées récentes, il achetait tous les livres et toutes les revues s'y rapportant qui lui tombaient sous la main. Il avait une telle curiosité pour tout ce qui était moderne qu'il écrivit sur le mur le précepte de son vénérable maître : " La connaissance sans sagesse n'est pas d'une grande utilité, et il n'est pas de sagesse sans spiritualité. " Tout n'est pas science, se répétait-il, pour ne pas l'oublier. Toujours est-il qu'il avait besoin de la nationalité américaine, très difficile à obtenir pour quelqu'un de sa race. C'était pourtant le seul moyen de pouvoir rester dans ce pays sans vivre comme un marginal, et il lui fallait un diplôme, ainsi pourrait-il faire beaucoup de bien, pensait-il. Les fan gtiey ne connaissaient rien à

Joaquin

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l'acupuncture, ni aux herbes utilisées en Asie depuis des siècles. On le considérait, lui, comme une sorte de guérisseur sorcier. Le mépris pour les autres races était tel que les propriétaires d'esclaves, dans les plantations du Sud, appelaient un vétérinaire quand un Noir tombait malade.

Leur opinion sur les Chinois n'était pas différente, mais il existait quelques docteurs visionnaires qui avaient voyagé ou lu des ouvrages sur d'autres cultures, et qui s'intéressaient aux techniques et aux mille drogues de la pharmacopée orientale. Il restait en contact avec Ebanizer Hobbs en Angleterre et, dans leurs lettres, ils se lamentaient de la distance qui les séparait. " Venez à Londres, docteur Chi'en, et faites une démonstration d'acupuncture devant la Royal Médical Society, vous les laisserez bouche bée, je vous assure ", lui écrivait Hobbs. Comme il disait, en combinant leurs connaissances ils pourraient ressusciter les morts.

Un couple insolite

Les gelées hivernales tuèrent de pneumonie plusieurs sing song girls dans le quartier chinois, Tao Chi'en ne put les sauver. A deux reprises on fit appel à lui lorsqu'elles étaient en vie, il les avait emmenées, mais elles étaient mortes dans ses bras, délirant de fièvre quelques heures plus tard.

A l'époque, les discrets tentacules de sa compassion s'étendaient tout au long de l'Amérique du Nord, de San Francisco jusqu'à New York, du Rio Grande jusqu'au Canada, mais cet énorme effort n'était qu'un grain de sable dans cet océan de malheur. Dans sa pratique de la médecine, il s'en sortait bien et ce qu'il parvenait à économiser, ou qu'il obtenait charitablement de certains clients riches, il le destinait à acheter les filles les plus jeunes lors des ventes aux enchères. Dans ce sous-monde, on le connaissait : il avait une réputation de dégénéré. On n'avait jamais vu ressortir vivante aucune fille dont il faisait l'acquisition " pour ses expériences ", comme il disait, mais on se désintéressait de ce qui se passait derrière sa porte. Comme zhong yi, il était le meilleur, et tant qu'il ne faisait pas de scandale et limitait son activité à ces filles, que l'on considérait de toute façon comme des animaux, on lui fichait la paix.

Lorsqu'on posait des questions empreintes de curiosité à son loyal assistant, le seul à pouvoir fournir une réponse, ce dernier se contentait d'expliquer que les connaissances extraordinaires de son patron, si utiles pour ses

412

Fille du destin

patients, étaient la conséquence de ses mystérieuses expériences. Tao Chi'en avait déménagé dans une maison confortable, entre deux b‚timents à

la limite de Chinatown, à quelques rues de la place de l'Union, o˘ se trouvait sa clinique, et o˘ il vendait ses remèdes et cachait les filles jusqu'à ce qu'elles puissent voyager. Eliza avait appris des rudiments de chinois qui lui permettaient de communiquer à un niveau primaire, elle improvisait le reste avec des pantomimes, des dessins et quelques mots d'anglais. L'effort en valait la peine, c'était beaucoup mieux que de se faire passer pour le frère sourd-muet du docteur. Elle ne pouvait ni lire ni écrire le chinois, mais elle reconnaissait les préparations à l'odeur et, pour plus de sécurité, elle marquait les flacons avec un code de son invention. Il y avait toujours un bon nombre de patients qui attendaient leur tour pour les aiguilles en or, les herbes miraculeuses et la voix apaisante de Tao Chi'en. Beaucoup se demandaient si cet homme sage et affable pouvait être le même qui collectionnait les cadavres et les concubines enfants, mais comme on ne savait pas au juste en quoi consistaient ses vices, la communauté le respectait. Il n'avait pas d'amis, c'est vrai, mais pas d'ennemis non plus. Son nom passait les frontières de Chinatown et certains docteurs américains venaient le consulter lorsque leurs connaissances se révélaient inefficaces, toujours avec grande prudence, car c'aurait été une humiliation publique d'admettre qu'un "

céleste " e˚t quelque chose à leur apprendre. Ainsi put-il s'occuper de certains personnages en vue de la ville et rencontrer la célèbre Ah Toy.

Apprenant qu'il avait soigné l'épouse d'un juge, la femme le fit appeler.

Elle avait une sonnerie de castagnettes dans les poumons qui, par moments, menaçait de l'asphyxier. La première impulsion de Tao Chi'en fut de refuser, mais la curiosité de la voir de près et de vérifier par lui-même la légende qui l'entourait le gagna. A ses yeux, c'était une vipère, son ennemie personnelle. Sachant ce que Ah Toy

Un couple insolite

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signifiait pour lui, Eliza mit dans sa mallette une dose d'arsenic suffisante pour tuer une paire de búufs.

- Au cas o˘... expliqua-t-elle.

- Au cas o˘ quoi ?

- Imagine qu'elle soit très malade. Tu ne voudras pas la voir souffrir, n'est-ce pas ? Parfois il faut aider à mourir...

Tao Chi'en rit volontiers, mais il ne retira pas le flacon de sa mallette.

Ah Toy le reçut dans l'un de ses " pensionnats " de luxe, o˘ les clients payaient mille dollars la séance, mais en repartaient toujours satisfaits.

De plus, elle avait pris l'habitude de dire : " Si vous ressentez le besoin de demander le prix, cet endroit n'est pas pour vous. " Une domestique noire en uniforme amidonné lui ouvrit la porte et le conduisit à travers plusieurs salons o˘ déambulaient de belles jeunes filles vêtues de soie.

Comparées à leurs súurs moins chanceuses, elles vivaient comme des princesses, mangeaient trois fois par jour et se baignaient quotidiennement. La maison, un véritable musée d'antiquités orientales et de nouveautés américaines, sentait le tabac, le parfum rance et la poussière. Il était trois heures de l'après-midi, mais les gros rideaux restaient tirés ; dans ces pièces, la brise fraîche n'entrait jamais. Ah Toy le reçut dans un petit cabinet encombré de meubles et de cages à

oiseaux. Elle était en fait plus petite, plus jeune et plus belle qu'il ne l'avait imaginée. Elle était maquillée avec soin, mais ne portait pas de bijoux, elle était habillée avec simplicité et n'avait pas d'ongles longs, marque de richesse et d'oisiveté. Il fixa ses pieds minuscules engoncés dans des espadrilles blanches. Elle avait un regard pénétrant et dur, mais parlait d'une voix caressante qui lui rappela celle de Lin. Maudite soit-elle, soupira Tao Chi'en, vaincu dès les premiers mots. Il l'examina, impassible, sans montrer de répugnance ou de trouble, sans savoir que lui dire, car lui reprocher son trafic n'était pas seulement inutile, mais dange-414

Fille du destin

reux, car cela pouvait attirer l'attention sur ses propres activités. Il lui prescrivit du mahuang contre son asthme et d'autres remèdes pour refroidir son foie, l'avertissant sèchement que, tant qu'elle vivrait enfermée derrière ces rideaux à fumer du tabac et de l'opium, ses poumons continueraient à se plaindre. La tentation de lui laisser le poison, avec la recommandation d'en prendre une petite cuiller tous les jours, le caressa comme un papillon nocturne et il frémit, confondu devant cet instant de doute car, jusqu'alors, il pensait que sa colère ne serait jamais assez intense pour tuer quelqu'un. Il sortit rapidement, certain que la femme, au vu de ses manières rudes, ne ferait plus appel à lui.

- Alors ? demanda Eliza en le voyant revenir.

- Rien.

- Comment rien ! Elle n'a même pas une petite tuberculose ? Elle ne va pas mourir ?

- Nous mourrons tous. Et elle, mourra de vieillesse. Elle est forte comme un buffle.

- Ainsi sont les mauvaises gens.

De son côté, Eliza savait que, se trouvant à la croisée des chemins, la direction qu'elle prendrait déterminerait le reste de sa vie. Tao Chi'en avait raison : elle devait se fixer un délai. Elle ne pouvait plus ignorer le fait qu'elle était tombée amoureuse de l'amour et se trouvait attrapée dans l'ouragan d'une passion de légende, sans aucune prise sur la réalité.

Elle essayait de se souvenir des sentiments qui l'avaient poussée à

s'embarquer dans cette terrible aventure, mais n'y parvenait pas. La femme qu'elle était devenue avait peu de chose à voir avec la fillette excitée d'antan. Valparaiso et la pièce aux armoires appartenaient à une autre époque, à un monde qui disparaissait peu à peu dans le brouillard. Eliza ne cessait de se demander pour quelle raison elle avait tellement souhaité

appartenir corps et ‚me à Joaquin Andieta, alors qu'en vérité, jamais elle ne s'était sentie véritablement heureuse dans ses bras. La seule Un couple insolite

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explication était qu'il avait été son premier amour. quand il était apparu pour décharger les ballots chez elle, Eliza était prête, le reste avait été

une question d'instinct. Elle avait simplement obéi à un appel puissant et ancestral, mais cela remontait à une éternité, à mille lieues de là. qui était-elle alors et qu'avait-elle vu chez lui, elle ne pouvait le dire, mais elle savait que son cúur maintenant prenait une autre voie. D'un côté, elle était fatiguée de le rechercher, préférant au fond ne pas le trouver, de l'autre, elle ne pouvait continuer à s'étourdir dans le doute. Il lui fallait conclure cette étape pour recommencer un nouvel amour.

A la fin novembre, ne supportant plus l'angoisse, et sans rien dire à Tao Chi'en, elle se rendit au journal pour s'entretenir avec le célèbre Jacob Freemont. On la fit entrer dans la salle de rédaction, o˘ plusieurs journalistes travaillaient à leur table, entourés d'un désordre effrayant.

On lui indiqua un petit bureau derrière une porte vitrée o˘ elle se dirigea. Elle resta debout devant la table, attendant que ce gringo aux favoris roux lève les yeux de ses papiers. C'était un individu de taille moyenne, à la peau tachetée et au doux parfum de bougie. Il écrivait de la main gauche, le front appuyé sur la droite, dissimulant son visage, mais sous son parfum de cire d'abeille, elle perçut une odeur connue qui lui fit se souvenir d'une chose lointaine et imprécise de son enfance. Elle se pencha légèrement sur lui, le flairant subrepticement, au moment même o˘ le journaliste relevait la tête. Surpris, ils se regardèrent à une distance incommode, puis se rejetèrent en arrière. Elle le reconnut à son odeur, malgré les années, ses lunettes, ses favoris et ses vêtements de Yankee.

C'était l'éternel prétendant de Miss Rosé, le même Anglais qui venait ponctuellement aux soirées du mercredi à Valparaiso. Paralysée, elle ne put s'enfuir.

- que puis-je faire pour toi, mon garçon ? demanda Jacob Todd en retirant ses lunettes pour les essuyer avec son mouchoir.

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Fille du destin

La petite tirade qu'Eliza avait préparée se volatilisa. Elle resta la bouche ouverte et le chapeau à la main, persuadée que si elle l'avait reconnu, lui aussi la reconnaîtrait. Mais l'homme chaussa soigneusement ses lunettes et répéta sa question sans la regarder.

- C'est au sujet de Joaquin Murieta balbutia-t-elle d'une voix plus aiguÎ

que d'habitude.

- Tu as des informations sur le bandit ? demanda aussitôt le journaliste, l'air intéressé.

- Non, non... Au contraire, je viens vous demander de ses nouvelles. Il faut que je le voie.

- Ton visage me dit quelque chose, petit... Nous nous connaissons ?

- Je ne crois pas, monsieur.

- Tu es chilien ?

- Oui.

- J'ai vécu au Chili il y a quelques années. Beau pays. Pourquoi veux-tu voir Murieta ?

- C'est très important.

- Je crains de ne pouvoir t'aider. Personne ne sait o˘ il se trouve.

- Mais vous avez parlé avec lui !

- Seulement quand Murieta m'appelle. Il se met en contact avec moi quand il veut qu'une de ses prouesses paraisse dans le journal. Il n'a rien d'un modeste, il aime la célébrité.

- En quelle langue vous vous parlez ?

- Mon espagnol est meilleur que son anglais.

- Dites-moi, monsieur, il a l'accent chilien ou mexicain ?

- Je ne saurais le dire. Je te répète, mon garçon, que je ne peux pas t'aider, répliqua le journaliste en se levant pour mettre fin à cet interrogatoire qui commençait à le mettre mal à l'aise.

Eliza prit congé brièvement et lui resta pensif, l'air perplexe en la voyant s'éloigner dans le vacarme de la salle de rédaction. Ce jeune garçon ne lui était pas inconnu, mais il n'arrivait pas à le situer. quelques minutes plus tard, lorsque son visiteur fut parti, il se Un couple insolite

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souvint du service que le capitaine John Sommers lui avait demandé, et l'image de la petite Eliza passa avec fugacité dans son esprit. Il fit alors la relation entre le nom du bandit et celui de Joaquin Andieta et il comprit pourquoi elle le cherchait. Il étouffa un cri et sortit en courant, mais dans la rue la jeune fille avait disparu.

Le travail le plus important de Tao Chi'en et d'Eliza Sommers commençait la nuit. Dans l'obscurité ils s'occupaient des corps des malheureuses qu'ils n'avaient pas pu sauver, et emmenaient les autres à l'extrémité de la ville, chez leurs amis quakers. L'une après l'autre, les fillettes sortaient de l'enfer pour se lancer à l'aveuglette dans une aventure sans retour. Elles perdaient tout espoir de retourner en Chine ou de retrouver leur famille, certaines ne reparlaient plus leur langue et ne revoyaient plus aucun visage de leur race, elles devaient apprendre un métier et travailler durement pour le restant de leurs jours, mais tout était un paradis comparé à leur vie passée. Celles que Tao parvenait à acheter s'adaptaient plus facilement. Elles avaient voyagé dans des caisses et subi la lascivité et la brutalité des marins, mais elles n'étaient pas encore totalement brisées et gardaient quelque espoir de salut. Les autres, sauvées in extremis de la mort à l'" hôpital ", ne pouvaient oublier la peur qui, telle une maladie sanguine, les consumerait de l'intérieur jusqu'au dernier jour. Tao Chi'en espérait qu'avec le temps elles apprendraient au moins à sourire, parfois. Après avoir récupéré leurs forces et compris qu'elles n'auraient plus à se soumettre à un homme par obligation, mais seraient toujours des fugitives, on les conduisait chez leurs amis abolitionnistes, qui faisaient partie de l'underground railroad, comme on appelait l'organisation clandestine qui se consacrait à aider les esclaves évadés, à laquelle appartenaient également le forgeron James Morton et ses frères. Ils accueillaient les réfu-418

Fille du destin

giés venant des Etats esclavagistes et les aidaient à s'installer en Californie. Mais dans ce cas, ils devaient opérer en sens contraire, sortant les petites chinoises de Californie pour les emmener loin des trafiquants et des bandes criminelles, leur chercher un foyer et un moyen de subsistance. Les quakers en assumaient les risques avec une ferveur religieuse : pour eux, il s'agissait d'innocentes souillées par la méchanceté humaine, que Dieu avait placées sur leur chemin pour les mettre à l'épreuve. Ils les accueillaient avec une telle passion qu'elles réagissaient parfois avec violence ou terreur ; elles ne savaient pas recevoir de l'affection, mais la patience de ces bonnes gens venait peu à

peu à bout de leur résistance. Ils leur enseignaient quelques phrases indispensables d'anglais, leur donnaient une idée des coutumes américaines, leur montraient une carte pour qu'elles puissent se situer, et t‚chaient de leur apprendre un métier, en attendant que Babalu le Mauvais vienne les chercher.

Le géant avait finalement trouvé une bonne façon d'utiliser ses talents : c'était un voyageur infatigable qui ne dormait pas la nuit et aimait l'aventure. En le voyant surgir, les sing song girls, épouvantées, couraient se cacher et il fallait beaucoup de persuasion de la part de leur protecteur pour les apaiser. Babalu avait appris une chanson en chinois et trois tours d'acrobate, qu'il utilisait pour les amadouer et atténuer la frayeur de la première rencontre, mais il n'aurait renoncé pour rien au monde à ses peaux de loup, à son cr‚ne rasé, à ses anneaux de flibustier, à

son armement formidable. Il restait deux ou trois jours, le temps de convaincre ses protégées qu'il n'était pas un diable et n'avait pas l'intention de les dévorer, après quoi il les emmenait de nuit. Les distances étaient bien calculées pour arriver à l'aube dans un refuge, o˘

ils se reposaient durant la journée. Ils se déplaçaient à cheval. Une voiture aurait été inutile, parce qu'une bonne partie du trajet se faisait à travers champs, afin d'éviter les chemins. Il Un couple insolite

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avait constaté qu'il était beaucoup plus s˚r de voyager dans l'obscurité, si l'on savait se repérer, parce que les ours, les couleuvres, les hors-la-loi et les Indiens dormaient, comme tout le monde. Babalu les laissait saines et sauves entre les mains d'autres membres du vaste réseau de la liberté. Elles terminaient dans des fermes en Oregon, des buanderies au Canada, des ateliers d'artisanat au Mexique ; d'autres étaient employées dans des familles, et certaines se mariaient. Tao Chi'en recevait de temps à autre des nouvelles par l'intermédiaire de James Morton, qui suivait la piste de chaque fugitif sauvé par son organisation. Il leur arrivait de recevoir une enveloppe venant d'une lointaine contrée et, l'ouvrant, ils trouvaient un bout de papier avec un nom griffonné, quelques fleurs séchées ou un dessin, alors ils se félicitaient de ce qu'une nouvelle sing song girl e˚t été sauvée.

Parfois, Eliza partageait sa chambre, pour quelques jours, avec une fille qui venait d'être sauvée, mais elle ne révélait pas davantage sa condition de femme, que seul Tao connaissait. Elle disposait de la meilleure pièce de la maison, au fond du logement de son ami. C'était une vaste pièce avec deux fenêtres donnant sur une petite cour intérieure, o˘ ils cultivaient des plantes médicinales pour son métier, et des herbes aromatiques pour la cuisine. Il leur arrivait de songer à déménager dans une maison plus grande entourée d'un vrai jardin, non seulement à des fins pratiques, mais aussi pour le plaisir de la vue et de la mémoire, un endroit o˘ pousseraient les plus belles plantes de Chine et du Chili ; il y aurait une tonnelle o˘

prendre le thé l'après-midi et admirer le lever du soleil sur la baie. Tao Chi'en avait remarqué chez Eliza un désir de transformer la maison en un vrai foyer, il voyait le soin avec lequel elle nettoyait et mettait de l'ordre, sa patience pour disposer de discrets bouquets de fleurs fraîches dans chaque pièce. Il n'avait jamais eu, par le passé, l'occasion d'apprécier de tels raffinements. Il avait grandi dans 420

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une pauvreté totale, dans la maison du maître d'acupuncture il manquait la main d'une femme pour en faire un foyer, et Lin était si fragile qu'elle n'avait pas la force de s'occuper des t‚ches domestiques. En revanche, Eliza avait l'instinct de l'oiseau pour faire son nid. Elle dépensait, pour arranger la maison, une partie de ce qu'elle gagnait en jouant du piano deux soirs par semaine dans un saloon, et en vendant des empanadas et des tartes dans le quartier chilien. Ainsi avait-elle pu acheter des rideaux, une nappe damassée, des ustensiles de cuisine, des assiettes et des verres en porcelaine. Selon elle, les bonnes manières apprises durant son enfance étaient essentielles, elle faisait du seul repas qu'ils partageaient une cérémonie, présentait les plats avec délicatesse et rougissait de satisfaction quand il la félicitait. Les problèmes quotidiens semblaient se résoudre tout seuls, comme si pendant la nuit des esprits généreux nettoyaient le cabinet, mettaient les dossiers à jour, entraient discrètement dans la chambre de Tao Chi'en pour laver son linge, recoudre ses boutons, brosser ses vêtements et changer l'eau des rosés sur sa table.

- Ne me pourris pas d'attentions, Eliza.

- Tu disais que les Chinois attendent d'être servis par les femmes.

- En Chine, oui, mais moi je n'ai jamais eu cette chance... Tu me donnes de mauvaises habitudes.

- C'est bien de cela qu'il s'agit. Miss Rosé disait que pour dominer un homme, il faut l'habituer à vivre bien, et quand il se comporte mal, le ch

‚timent consiste à supprimer les attentions.

- Miss Rosé n'est-elle pas restée vieille fille ?

- Par décision propre, non par manque d'opportunités.

- Je n'ai pas l'intention de mal me conduire, mais à l'avenir, comment pourrais-je vivre seul ?

- Tu ne vivras jamais seul. Tu n'es pas tout à fait laid, et il y aura toujours une femme aux grands

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pieds et à mauvais caractère prête à t'épouser, répliqua-t-elle, et lui éclata d'un rire joyeux.

Tao avait acheté des meubles délicats pour la chambre d'Eliza, la seule de la maison décorée avec un certain luxe. Se promenant ensemble dans Chinatown, elle avait souvent admiré le style des meubles traditionnels chinois. " Ils sont très beaux, mais lourds. L'erreur est d'en mettre trop

", avait-il dit. Il lui offrit un lit et une armoire en bois sombre marquetée, puis elle-même choisit une table, des chaises et un paravent en bambou. Elle ne voulut pas d'un couvre-lit en soie, comme on les utilisait en Chine, mais en choisit un de style européen, en lin blanc brodé, et de grands oreillers de la même étoffe.

- Tu es s˚r de vouloir faire ces frais, Tao ?

- Tu penses aux sing song girls...

- Oui.

- Tu as dit toi-même que tout l'or de la Californie ne suffirait pas à les acheter toutes. Ne t'en fais pas, nous en avons assez.

Eliza rendait la pareille de mille façons subtiles : discrétion pour respecter son silence et ses heures d'étude, bonne volonté pour le seconder dans son cabinet, courage au moment de sauver les filles. Cependant, pour Tao Chi'en le meilleur cadeau était l'invincible optimisme de son amie, qui l'obligeait à réagir quand les ombres menaçaient de le dévorer totalement.

" Si tu es triste, tu perds des forces et tu ne peux aider personne. Allons faire un tour, j'ai besoin de sentir la forêt. Chinatown sent la sauce de soja. " Et il l'emmenait en voiture dans les environs. Ils passaient la journée au grand air, en courant comme des gamins. Ces nuits-là, il dormait comme un bienheureux et se réveillait plein de vigueur et de gaieté.

Le capitaine John Sommers mouilla dans le port de Valparaiso le 15 mars 1853, épuisé par le voyage et par les exigences de sa patronne, dont le dernier

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caprice consistait à remorquer derrière le bateau, depuis le sud du Chili, un morceau de glacier grand comme un baleinier. Elle avait dans l'idée de fabriquer et de vendre des sorbets et des glaces, car le prix des légumes et des fruits avait beaucoup chuté depuis que l'agriculture avait commencé

à prospérer en Californie. L'or avait attiré un quart de million d'immigrants en quatre ans, mais la belle époque avait vécu. Nonobstant, Paulina RodrÔguez de Santa Cruz ne pensait plus quitter San Francisco. Elle avait adopté dans son cúur fier cette ville de parvenus héroÔques, o˘ les classes sociales n'existaient plus. Elle supervisait en personne la construction de ses futurs appartements, une demeure située au sommet d'une colline avec vue imprenable sur la baie, mais elle attendait son quatrième enfant et voulait l'avoir à Valparaiso, o˘ sa mère et ses súurs le cajoleraient jusqu'au vice. Son père avait eu une apoplexie fort opportune, qui l'avait laissé à demi paralysé, avec le cerveau ramolli. L'invalidité

n'avait pas modifié le caractère d'Agustin del Valle mais lui avait insufflé la peur de la mort et, naturellement, de l'enfer. Partir dans l'autre monde avec une masse de péchés mortels sur le dos n'était pas une bonne idée, lui avait répété à satiété son parent, l'évêque. Il ne restait rien du coureur de jupons et de l'homme emporté, non par repentir, mais parce que son corps affaibli ne suivait plus. Il assistait quotidiennement à la messe dans la chapelle de sa maison et supportait stoÔquement la lecture des Evangiles et les interminables rosaires récités par sa femme.

Rien de tout cela, cependant, n'adoucit ses rapports avec ses paysans et ses employés. Il continuait à traiter sa famille et le reste du monde comme un despote, mais une partie de sa conversion fut un soudain et inexplicable amour pour Paulina, la fille absente. Il oublia qu'il l'avait répudiée après qu'elle se fut échappée d'un couvent, pour épouser ce fils de juifs, dont il ne pouvait se rappeler le nom de famille, inconnu dans son milieu.

Il lui écrivit en l'appelant sa favorite,

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l'héritière qui possédait le même caractère et la même vision des affaires que lui, la suppliant de revenir à la maison, parce que son pauvre père souhaitait l'embrasser avant de mourir. C'est vrai que le vieux va très mal ? demanda Paulina, pleine d'espoir, dans une lettre adressée à ses súurs. Mais il n'allait pas si mal et vivrait sans doute encore bien des années, rendant la vie impossible autour de son fauteuil de paralysé.

Toujours est-il que, durant ce voyage, le capitaine Sommers fut bien obligé

d'emmener sa patronne et sa progéniture mal élevée, les servantes irrémédiablement malades, le chargement de malles, deux vaches pour le lait des enfants et trois chiens de manchon avec des rubans aux oreilles, comme ceux des courtisanes françaises, en remplacement du chien noyé en haute mer lors du premier voyage. La traversée fut interminable pour le capitaine, et il songeait avec horreur que dans peu de temps il lui faudrait ramener Paulina, et tout son cirque, à San Francisco. Pour la première fois de sa longue vie de navigateur, il songea à se retirer pour passer, sur la terre ferme, le temps qui lui restait à vivre. Son frère Jeremy l'attendait sur le quai. Il le conduisit à la maison, s'excusant de l'absence de Rosé qui avait la migraine.

- Comme tu sais, elle est toujours malade pour l'anniversaire d'Eliza. Elle ne s'est pas remise de la mort de la petite, expliqua-t-il.

- Je veux justement vous parler de cette histoire, répliqua le capitaine.

Miss Rosé sut combien elle aimait Eliza le jour o˘ elle disparut, sentant alors que la certitude de son amour maternel arrivait trop tard. Elle s'accusait pour les années durant lesquelles elle l'avait aimée à demi, avec une affection arbitraire et chaotique : elle oubliait son existence, trop occupée à ses frivolités, puis s'en souvenant tout à coup, constatait que la petite avait passé la semaine dans la cour avec les poules. Eliza avait été un peu comme la fille qu'elle n'aurait jamais ; pendant presque dix-sept ans elle

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avait été son amie, sa compagne de jeux, la seule personne au monde à

pouvoir la toucher. Miss Rosé sentait son corps meurtri de pure et simple solitude. Elle regrettait les bains avec la fillette, quand elles clapotaient heureuses dans l'eau parfumée de feuilles de menthe et de romarin. Elle pensait aux petites mains habiles d'Eliza lui lavant les cheveux, lui massant la nuque, lui nettoyant les ongles avec une peau de chamois, l'aidant à se coiffer. Le soir, elle attendait, attentive aux pas de la fillette qui lui apportait son petit verre de liqueur anisée. Elle aurait voulu sentir une fois encore son baiser de bonne nuit sur le front.

Miss Rosé n'écrivait plus. Elle avait mis fin définitivement aux soirées musicales qui constituaient jadis le noyau de sa vie sociale. Oubliant aussi sa coquetterie, elle se résignait à vieillir sans gr‚ce, " à mon ‚ge, tout ce que l'on attend d'une femme, c'est qu'elle garde sa dignité et sente bon ", disait-elle. Aucune robe nouvelle ne sortit de ses mains pendant ces années-là, elle mettait toujours les mêmes vêtements et ne se rendait même pas compte qu'ils étaient passés de mode. La petite salle de couture était abandonnée, et même sa collection de bonnets et de chapeaux languissait dans des boîtes, parce qu'elle avait opté pour le ch‚le noir des Chiliennes quand elle sortait. Elle passait ses journées à relire les classiques et à jouer des pièces mélancoliques au piano. Elle s'ennuyait avec méthode et détermination, comme si c'était un ch‚timent. L'absence d'Eliza devint un bon prétexte pour porter le deuil de ses peines et de ses quarante ans de vie perdue, surtout par manque d'amour. Elle ressentait cela comme une épine sous l'ongle, une douleur constante et sourde. Elle se repentait de l'avoir élevée dans le mensonge, ne pouvant comprendre pourquoi elle avait inventé cette histoire du panier aux draps de batiste, l'improbable histoire du vison et des pièces en or, alors que la vérité

aurait été beaucoup plus réconfortante. Eliza avait le droit de savoir que son oncle John adoré était en réalité son père, que Jeremy était son oncle et elle

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sa tante, qu'elle appartenait à la famille Sommers et n'était pas une orpheline recueillie par charité. Elle se rappelait avec horreur le jour o˘

elle l'avait traînée jusqu'à l'orphelinat pour lui faire peur. quel ‚ge avait-elle alors ? Huit ou dix ans, une enfant. Si elle pouvait tout recommencer, elle serait une mère très différente... Tout d'abord, la sachant amoureuse, elle l'aurait soutenue, au lieu de lui déclarer la guerre ; maintenant, Eliza serait vivante, soupirait-elle, c'était sa faute si elle avait trouvé la mort en prenant la fuite. Elle aurait d˚ se souvenir de sa propre expérience et comprendre que, dans sa famille, les femmes étaient la proie de leur premier amour. Le plus triste était de n'avoir personne avec qui parler d'elle, car Marna Fresia aussi avait disparu, et son frère Jeremy serrait les lèvres et quittait la pièce quand elle prononçait son nom. Son humeur sombre contaminait tout son entourage.

Depuis quatre ans, la maison avait un air dense de mausolée. Elle avait perdu l'appétit et ne se nourrissait plus que de thé et de biscuits anglais. Elle n'avait pas pu trouver de cuisinière correcte, il est vrai qu'elle n'avait pas mis beaucoup d'entrain dans ses recherches. La propreté

et l'ordre la laissaient indifférente. Il manquait des fleurs dans les pots et la moitié des plantes du jardin languissaient par manque de soins.

quatre hivers durant, les rideaux fleuris de l'été décorèrent le salon sans que nul se donne la peine de les changer en fin de saison.

Jeremy ne faisait aucun reproche à sa súur, il mangeait tout ce qu'on lui mettait sous le nez, il ne disait rien lorsque ses chemises étaient mal repassées et ses costumes pas brossés. Il avait lu que les femmes célibataires souffraient généralement de dangereuses perturbations. En Angleterre, on avait trouvé un remède miraculeux contre l'hystérie, qui consistait à cautériser avec des fers rouges certains points, mais ces nouveautés n'étaient pas arrivées au Chili, o˘ l'on utilisait encore de l'eau bénite contre de tels maux. Ce n'en était pas moins une affaire déli-426

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cate, difficile à évoquer devant Rosé. Il ne savait pas comment la consoler, l'habitude de discrétion et de silence qui régnait entre eux était très ancienne. Il pensait lui faire plaisir avec des cadeaux de contrebande achetés sur certains bateaux, mais, ne connaissant rien aux femmes, il revenait avec des objets horribles qui disparaissaient très vite au fond des armoires. Il ne soupçonnait pas combien de fois sa súur s'était approchée de lui, lorsqu'il fumait sa pipe dans son fauteuil, prête à

tomber à ses pieds, à poser sa tête sur ses genoux et pleurer tout son so˚l. Au dernier moment, elle reculait, effrayée, parce que, entre eux, toute parole d'affection avait une résonance ironique ou de sentimentalisme impardonnable. Droite et triste, Rosé gardait les apparences par discipline, avec la sensation que seul son corset la soutenait et qu'elle tomberait en morceaux si jamais elle l'enlevait. De son entrain et ses espiègleries, il ne restait rien ; rien non plus de ses opinions audacieuses, de ses attitudes de rébellion ou de son impertinente curiosité. Elle était devenue ce qu'elle redoutait par-dessus tout : une vieille fille victorienne. " C'est le changement, à cet ‚ge les femmes perdent leur équilibre ", dit l'apothicaire allemand en lui donnant de la valériane pour les nerfs et de l'huile de foie de morue contre le teint p

‚le.

Le capitaine John Sommers fit venir son frère et sa súur dans la bibliothèque pour leur apprendre la nouvelle.

- Vous vous souvenez de Jacob Todd ?

- Le type qui nous a escroqués avec cette histoire de missions en Terre de Feu ? demanda Jeremy Sommers.

- Lui-même.

- Il était amoureux de Rosé, si je me souviens bien, sourit Jeremy, se disant qu'au moins ils avaient évité d'avoir ce menteur pour beau-frère.

- Il a changé de nom. Maintenant il s'appelle Jacob Freemont, il est devenu journaliste à San Francisco.

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- Fichtre ! Ainsi c'est vrai qu'aux Etats-Unis n'importe quel truand peut recommencer à zéro.

- Jacob Todd a suffisamment payé pour ses fautes. qu'un pays offre une deuxième chance aux individus, cela me semble magnifique.

- Et l'honneur ne compte pas ?

- L'honneur n'est pas tout, Jeremy.

- Il existe autre chose ?

- que nous importe Jacob Todd ? Je suppose que tu ne nous as pas réunis pour nous parler de lui, John, balbutia Rosé derrière son mouchoir parfumé

à la vanille.

- J'ai rencontré Jacob Todd, Freemont plutôt, avant d'embarquer. Il m'a affirmé avoir vu Eliza à San Francisco.

Miss Rosé crut qu'elle allait s'évanouir pour la première fois de sa vie.

Elle sentit son cúur battre à tout rompre, ses tempes sur le point d'exploser et une bouffée de sang lui monter au visage. Suffoquée, elle ne put articuler une seule parole.

- On ne peut pas croire cet homme-là ! Tu ne nous as pas dit qu'une femme avait juré avoir connu Eliza à bord d'un bateau, en 1849, et que tu étais persuadé qu'elle était morte ? dit Jeremy Sommers en se promenant à grandes enjambées dans la bibliothèque.

- C'est vrai, mais c'était une prostituée et elle avait la broche aux turquoises que j'avais offerte à Eliza. Elle a pu la voler et mentir pour se protéger. quelle raison aurait eue Jacob Freemont de me tromper ?

- Aucune, si ce n'est qu'il est fabulateur par nature.

- Suffit, s'il vous plaît, supplia Rosé, faisant un effort colossal pour se faire entendre. La seule chose qui importe, c'est qu'on ait vu Eliza, qu'elle n'est pas morte, que nous pouvons la retrouver.

- Ne te fais pas d'illusions, va. Tu ne vois pas que c'est une histoire à

dormir debout ? Le coup sera ter-

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rible lorsque tu apprendras que c'est une fausse nouvelle, la prévint Jeremy.

John leur donna les détails de la rencontre entre Jacob Freemont et Eliza, sans omettre que la jeune fille était habillée en homme, et si à l'aise dans ses vêtements que le journaliste ne douta pas un seul instant qu'il s'agissait d'un garçon. Il ajouta qu'ils étaient allés ensemble dans le quartier chilien pour recueillir des informations, mais nul ne connaissait le nom qu'elle utilisait et il leur fut impossible d'obtenir son adresse.

Il expliqua qu'Eliza était sans doute allée en Californie pour rejoindre son amoureux, mais quelque chose avait mal tourné et ils ne s'étaient pas retrouvés, car le but de sa visite à Jacob Freemont était de se renseigner sur un bandit armé dont le nom ressemblait à celui de son amoureux.

- Ce doit être lui. Joaquin Andieta est un voleur. Il est parti du Chili en fuyant la justice, marmonna Jeremy Sommers.

Il avait été impossible de lui cacher l'identité de l'amoureux d'Eliza.

Miss Rosé dut également lui avouer qu'elle rendait régulièrement visite à

la mère de Joaquin Andieta pour prendre des nouvelles, et que la malheureuse femme, de plus en plus pauvre et malade, était convaincue que son fils était mort. Il n'y avait d'autre explication à son long silence, disait-elle. Elle avait reçu une lettre de Californie, datée de février 1849, une semaine après son arrivée, dans laquelle il lui annonçait son intention de partir vers les gisements d'or et lui renouvelait sa promesse de lui écrire tous les quinze jours. Puis plus rien : il avait disparu sans laisser de traces.

- Vous ne trouvez pas curieux que Jacob Todd reconnaisse Eliza en dehors de son contexte et habillée en homme ? demanda Jeremy Sommers. quand il l'a rencontrée, c'était une gamine. Cela fait combien d'années ? Au moins six ou sept ans. Comment pouvait-il imaginer qu'Eliza se trouvait en Californie ? Tout cela est absurde.

- Il y a trois ans, je lui ai raconté ce qui était Un couple insolite

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arrivé et il m'a promis de faire des recherches. Je la lui ai décrite en détail, Jeremy. De plus, Eliza n'a pas beaucoup changé de visage ; quand elle est partie, c'était encore une enfant. Jacob Freemont l'a cherchée pendant un certain temps, jusqu'à ce que je lui apprenne sa mort.

Maintenant il m'a promis de reprendre ses recherches, il pense même engager un détective. J'espère vous rapporter des nouvelles plus concrètes lors de mon prochain voyage.

- Pourquoi n'oublions-nous pas cette affaire une fois pour toutes ? soupira Jeremy.

- Parce qu'il s'agit de ma fille, nom de Dieu ! s'exclama le capitaine.

- Moi j'irai en Californie chercher Eliza ! l'interrompit Miss Rosé, en se levant.

- Toi tu n'iras nulle part ! s'exclama son frère aîné.

Mais elle avait déjà quitté la pièce. La nouvelle fut une injection de sang nouveau pour Miss Rosé. Elle avait la certitude absolue qu'elle retrouverait sa fille adoptive et, pour la première fois en quatre ans, resurgissait une raison de continuer à vivre. Elle découvrit avec admiration que ses anciennes forces étaient intactes, seulement repliées dans un lieu secret de son cúur, prêtes à la servir comme elles l'avaient servie jadis. Sa migraine disparut comme par enchantement, elle transpirait et ses pommettes étaient rouges d'euphorie lorsqu'elle appela les femmes de service et leur demanda de l'accompagner dans la pièce aux armoires chercher des valises.

En mai 1853, Eliza lut dans le journal que Joaquin Murieta et son acolyte, Jack Trois-Doigts, avaient attaqué un campement de six Chinois pacifiques.

Après les avoir attachés avec leurs tresses et égorgés, ils avaient laissé

les têtes pendues à un arbre, comme une grappe de melons. Les chemins étaient la proie des bandits, personne n'était en s˚reté dans cette région, il fallait se déplacer par groupes nombreux

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et bien armés. Ils assassinaient des mineurs américains, des aventuriers français, des joueurs juifs et des voyageurs de n'importe quelle race, mais, d'une façon générale, ils n'attaquaient ni les Indiens ni les Mexicains, les gringos s'en chargeaient. Les gens terrorisés fermaient leurs portes et leurs fenêtres à double tour, les hommes ouvraient l'úil avec des fusils chargés à portée de main et les femmes se cachaient, parce que aucune ne voulait tomber entre les mains de Jack Trois-Doigts. En revanche, Murieta ne maltraitait jamais une femme, disait-on, et, plusieurs fois, il avait empêché une jeune fille d'être violée par les scélérats de sa bande. Les auberges refusaient d'accueillir des étrangers par crainte que l'un d'eux f˚t Murieta. Personne ne l'avait jamais vu de ses propres yeux et les descriptions se contredisaient, même si les articles de Freemont avaient fini par créer une image romantique du bandit que la plupart des lecteurs acceptaient comme authentique. Le premier groupe de volontaires prêts à faire la chasse à la bande se constitua à Jackson.

Bientôt on vit apparaître des compagnies de vengeurs dans chaque village, et commença alors une chasse à l'homme sans précédent. quiconque parlait espagnol était la proie des soupçons. En quelques semaines, il y eut plus de lynchages expéditifs que durant les quatre années écoulées. Il suffisait de parler espagnol pour devenir un ennemi public et se mettre à dos les shérifs et les gardes mobiles. La bande de Murieta, fuyant un jour une troupe de soldats américains qui était sur ses talons, dévia légèrement sa route pour attaquer un campement de Chinois. Les soldats furent ridiculisés car, arrivant quelques secondes plus tard sur les lieux, ils trouvèrent plusieurs hommes morts et d'autres en train d'agoniser. On disait que Joaquin Murieta s'en prenait aux Asiatiques parce qu'ils se défendaient rarement, même s'ils étaient armés ; les " célestes " en avaient tellement peur que son seul nom provoquait chez eux des mouvements de panique.

Cependant, selon la rumeur, le bandit était

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en train de monter une armée et, avec la complicité des riches propriétaires terriens mexicains de la région, il pensait déclencher une révolte, soulever la population hispanique, massacrer les Américains et rendre la Californie au Mexique ou la transformer en république indépendante.

Attentif à la clameur populaire, le gouverneur signa un décret autorisant le capitaine Harry Love, et un groupe de vingt volontaires, à partir sur les traces de Joaquin Murieta pour une durée de trois mois. Il fut assigné

un salaire de cent cinquante dollars par mois à chacun des hommes, ce qui n'était pas beaucoup, étant donné qu'ils devaient prendre en charge leur monture, leurs armes et leurs provisions. En moins d'une semaine pourtant, la compagnie était prête à se mettre en chemin. Une récompense de mille dollars était offerte pour la tête de Joaquin Murieta. Comme le signala Jacob Freemont dans le journal, on condamnait un homme à mort sans connaître son identité, sans avoir prouvé ses crimes, et sans l'avoir jugé ; la mission du capitaine Love équivalait à un lynchage. Eliza ressentit un mélange de terreur et de soulagement qu'elle ne sut s'expliquer. Elle ne souhaitait pas que ces hommes tuent Joaquin, mais peut-être étaient-ils les seuls capables de le retrouver. Fatiguée de t

‚tonner dans l'obscurité, elle ne souhaitait plus que sortir de son incertitude. De toute façon, il était peu probable que le capitaine Love réussisse là o˘ tant d'autres avaient échoué : Joaquin Murieta semblait invincible. On disait que seule une balle en argent pouvait le tuer, car on avait vidé deux chargeurs sur lui à bout portant et il continuait à galoper dans la région de Cala-veras.

- Si cet animal est ton amoureux, il vaut mieux que tu ne le retrouves jamais, dit Tao Chi'en quand elle lui montra les coupures de journaux collectionnées pendant plus d'un an.

- Je ne crois pas que c'est lui...

- Comment le sais-tu ?

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En rêve, elle voyait son ancien amant portant ses vêtements usés et ses chemises rapiécées, mais propres et bien repassés, comme à l'époque de leurs amours à Valparaiso. Il surgissait avec un air tragique, le regard intense, avec son odeur de savon et de transpiration fraîche, il prenait ses mains sous les siennes comme jadis et lui parlait avec flamme de la démocratie. Parfois ils étaient étendus sur le tas de rideaux dans la pièce aux armoires, côte à côte, sans se toucher, tout habillés, alors qu'autour d'eux craquaient les bois fouettés par le vent marin. Et chaque fois, dans chacun de ses rêves, Joaquin avait une étoile lumineuse sur le front.

- Et que cela signifie-t-il ? voulut savoir Tao Chi'en.

- Aucun homme mauvais n'a d'étoile sur le front.

- Ce n'est qu'un rêve, Eliza.

- Pas un seul rêve, Tao, mais plusieurs...

- Alors ce n'est pas l'homme que tu recherches.

- Peut-être, mais je n'ai pas perdu mon temps, répliqua-t-elle, sans donner d'autre explication.

Pour la première fois en quatre ans, elle reprenait conscience de son corps, relégué dans un endroit insignifiant depuis la minute o˘ Joaquin Andieta lui avait dit adieu au Chili, ce funeste 22 décembre 1848. Dans son obsession de retrouver cet homme, elle avait renoncé à tout, même à sa féminité. Elle craignait d'avoir perdu en chemin sa condition de femme pour devenir une curieuse entité asexuée. Parfois, chevauchant à travers les collines et les bois, exposée à l'inclémence des vents, elle se rappelait les conseils de Miss Rosé qui se lavait avec du lait et jamais n'acceptait un rayon de soleil sur sa peau de porcelaine ; mais elle ne pouvait s'arrêter à de telles considérations. Elle supportait l'effort et le ch

‚timent parce qu'elle n'avait pas d'alternative. Elle considérait son corps, ainsi que ses pensées, sa mémoire ou son odorat, comme une partie inséparable de son être. Auparavant, Eliza ne comprenait pas à quoi Miss Rosé faisait référence lorsque cette

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dernière parlait de l'‚me, car elle ne parvenait pas à la différencier de l'unité qu'elle était. Maintenant, elle commençait à percevoir sa nature : l'‚me était la partie immuable d'elle-même. Le corps, en revanche, était cet animal redoutable qui, après des années à hiberner, se réveillait indompté et plein d'exigences. Il venait lui rappeler l'ardeur du désir qu'elle était parvenue à savourer brièvement dans la pièce aux armoires.

Depuis lors, elle n'avait pas ressenti une véritable urgence de l'amour ou du plaisir physique, comme si cette partie d'elle-même était restée profondément endormie. Elle lui attribua la douleur d'avoir été abandonnée par son amant, la panique de se voir enceinte, sa promenade à travers les labyrinthes de la mort dans le bateau, le traumatisme de l'avortement. Elle avait été tellement triturée que la terreur de se retrouver dans la même situation avait été plus forte que l'élan de la jeunesse. Elle estimait que, pour l'amour, le prix à payer était trop élevé, et qu'il était préférable d'en faire l'impasse, mais quelque chose avait chaviré en son for intérieur durant les dernières années vécues près de Tao Chi'en.

Soudain, l'amour ainsi que le désir lui semblaient inévitables. La nécessité de s'habiller en homme commençait à lui peser comme une charge.

Elle se rappelait la petite salle de couture o˘ Miss Rosé devait, en ce moment même, confectionner une de ses jolies robes, et une bouffée de nostalgie pour ces délicats après-midi de son enfance s'emparait d'elle, au souvenir du thé à cinq heures servi dans les tasses que Miss Rosé avait héritées de sa mère, des sorties pour acheter des frivolités de contrebande sur les bateaux. Et qu'en était-il de Marna Fresia ? Elle la voyait grogner dans la cuisine, grosse et tiède, sentant le thym, toujours une grande cuiller dans la main et une marmite fumante sur le réchaud, telle une sorcière affable. Elle regrettait terriblement cette absence de complicité

féminine d'antan ; un désir puissant de se sentir à nouveau femme s'emparait d'elle. Dans sa chambre, il n'y

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avait pas un seul grand miroir pour observer ce petit bout de femme qui luttait pour s'imposer. Elle voulait se voir nue. Parfois, elle se réveillait à l'aube, fiévreuse à cause de ses rêves impétueux o˘, à l'image de Joaqum Andieta avec son étoile sur le front, venaient se superposer d'autres visions surgies des livres érotiques qu'elle lisait jadis à haute voix aux colombes de la Brisetout. Elle faisait alors cela avec une indifférence notoire, parce que ces descriptions ne lui évoquaient rien, mais maintenant elles venaient la hanter dans ses rêves comme des spectres lubriques. Seule dans ses beaux appartements aux meubles chinois, elle profitait de la lumière de l'aube qui filtrait faiblement à travers les fenêtres pour se consacrer à l'exploration détaillée d'elle-même. Elle retirait son pyjama, regardait avec curiosité les parties de son corps qu'elle parvenait à voir, et parcourait à t‚tons les autres, comme à

l'époque o˘ elle découvrait l'amour. Eliza constatait qu'elle avait peu changé. Elle était très maigre, mais paraissait aussi plus forte. Ses mains étaient tannées par le soleil et le travail, mais le reste était clair et lisse comme elle se le rappelait. Elle se réjouissait de voir, après tant d'années aplatis sous une bande, les mêmes seins qu'avant, petits et fermes, avec des mamelons comme des pois chiches. Libérant ses cheveux, qu'elle n'avait pas coupés depuis quatre mois, elle se les peignait en une queue de cheval serrée, fermait les yeux et agitait la tête avec plaisir devant le poids et la consistance d'animal vivant de sa chevelure. Elle était surprise de voir cette jeune fille inconnue, avec des cuisses et des hanches rebondies, avec une taille fine et des poils frisés et rêches au pubis, si différents des cheveux lisses et élastiques de la tête. Elle levait un bras pour mesurer son extension, apprécier sa forme, voir de loin ses ongles ; avec l'autre main elle palpait son flanc, le relief des côtes, la cavité de l'aisselle, le contour du bras. Elle s'arrêtait aux points les plus sensibles du poignet et du coude, se demandant si Tao sentirait les mêmes chatouilles aux

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mêmes endroits. Elle t‚tait son cou, dessinait ses oreilles, l'arrondi de ses sourcils, la ligne de ses lèvres ; parcourait du doigt l'intérieur de sa bouche et ensuite le portait aux mamelons qui se dressaient au contact de la salive chaude. Elle passait avec fermeté les mains sur ses fesses pour apprendre leur forme, puis avec légèreté, pour sentir sa peau tendue.

Elle s'asseyait sur son lit et se palpait des pieds jusqu'aux aisselles, surprise de l'imperceptible toison dorée qui était apparue sur ses jambes.

Elle écartait les cuisses et touchait la mystérieuse cicatrice de son sexe, douce et humide ; cherchait la tête du clitoris, centre même de ses désirs et de ses confusions, et dans le frôlement, surgissait sur-le-champ l'image inattendue de Tao Chi'en. Ce n'était pas Joaqum Andieta, dont elle pouvait à peine se remémorer le visage, mais son fidèle ami qui venait nourrir ses fébriles fantaisies, avec un mélange irrésistible d'ardentes étreintes, de suave tendresse et de rires partagés. Puis elle respirait ses mains, émerveillée de ce puissant arôme de sel et de fruit m˚r qui émanait de son corps.

Trois jours après que le gouverneur eut mis à prix la tête de JoaquÔn Murieta, le vapeur Northener mouilla dans le port de San Francisco avec, à

son bord, deux cent soixante-quinze sacs de courrier et Lola Montez, la courtisane la plus célèbre d'Europe ; Tao Chi'en et Eliza n'en avaient jamais entendu parler. Ils se trouvaient sur le quai par hasard, pour réceptionner une boîte de potions chinoises apportée par un marin de Shanghai. Ils pensaient que la cause de ce tumulte de carnaval se devait au courrier, car jamais on n'avait reçu un chargement aussi imposant, mais les pétards de la fête les tirèrent de leur erreur. Dans cette ville, habituée à toutes sortes de prodiges, s'était rassemblée une foule d'hommes curieux de voir l'incomparable Lola Montez qui avait fait le voyage par l'isthme de Panama, précédée par

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les roulements de tambour de sa renommée. Elle descendit du bateau portée par deux marins chanceux qui la déposèrent sur la terre ferme avec des révérences dignes d'une reine. Telle était exactement l'attitude de cette célèbre amazone alors qu'elle recevait les vivats de ses admirateurs. Le brouhaha surprit Eliza et Tao Chi'en qui n'avaient aucune idée du renom entourant la belle, mais très vite les spectateurs les mirent au courant.

Il s'agissait d'une Irlandaise, roturière et b‚tarde qui se faisait passer pour une actrice et pour une noble danseuse espagnole. Elle dansait comme une oie, et de l'actrice elle n'avait que l'orgueil immodéré, cependant son nom évoquait des images licencieuses de grande séductrice, de Dalila à

Cléop‚tre, et c'est pourquoi des foules délirantes venaient l'applaudir. On ne venait pas pour son talent, mais pour vérifier de près sa malignité

troublante, sa légendaire beauté et son tempérament fier. Sans autre talent que son sans-gêne et son audace, elle remplissait les thé‚tres, dépensait autant qu'une armée, collectionnait les bijoux et les amants', piquait des colères homériques, avait déclaré la guerre aux jésuites et avait été

expulsée de plusieurs villes, et sa plus grande prouesse avait été d'avoir brisé le cúur d'un roi. Ludwig Ier de Bavière fut un homme bon, avare et prudent pendant les soixante premières années de sa vie, jusqu'à ce que Lola croise son chemin, le retournant comme une crêpe et le transformant en pantin. Le monarque perdit l'esprit, la santé et son honneur tandis qu'elle puisait dans les coffres royaux de son petit royaume. L'amoureux Ludwig lui offrit tout ce qu'elle réclama, même le titre de comtesse, mais il ne put la faire accepter par ses sujets. Ses mauvaises manières et les caprices extravagants de cette femme provoquèrent la haine des citoyens de Munich, qui finirent par descendre dans la rue pour exiger l'expulsion de la chérie du roi. Au lieu de disparaître silencieusement, Lola affronta la foule, armée d'un fouet pour chevaux, et ils en auraient fait de la charpie si ses Un couple insolite

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fidèles serviteurs ne l'avaient mise de force dans une voiture qui gagna la frontière. Désespéré, Ludwig Ier abdiqua et voulut la suivre dans son exil ; mais sans couronne, sans pouvoir et sans compte en banque, le beau monsieur ne lui servait plus à grand-chose et la beauté le planta là, tout simplement.

- En fait, elle n'a d'autre mérite que celui de la mauvaise réputation, dit Tao Chi'en.

quelques Irlandais détachèrent les chevaux de la voiture de Lola, prirent leur place et la traînèrent jusqu'à son hôtel par des rues tapissées de pétales de fleurs. Eliza et Tao Chi'en la virent passer en une glorieuse procession.

- Il ne manquait plus que ça dans ce pays de fous, soupira le Chinois sans un second regard pour la belle.

Eliza suivit le carnaval sur quelques rues, mi-amu-sée, mi-admirative, tandis qu'autour d'elle éclataient pétards et coups de feu tirés en l'air.

Lola Montez avait les cheveux noirs partagés par le milieu avec des boucles sur les oreilles et des yeux fous couleur bleu nuit. Elle tenait son chapeau à la main, portait une jupe en velours cramoisi, une blouse ornée de dentelles au col et aux poignets, et une petite veste de torero sertie de verroteries. Elle affichait une attitude moqueuse et pleine de défi, tout à fait consciente d'incarner les désirs et les secrets les plus primitifs de l'homme, et symbolisait à elle seule ce que craignaient le plus les défenseurs de la morale. C'était une idole perverse et le rôle l'enchantait. Dans l'enthousiasme du moment, quelqu'un lui lança une poignée de poudre d'or, qui resta fixée à ses cheveux et ses vêtements comme une pluie d'étoiles dorées. La vision de cette jeune femme, l'air triomphant et ne connaissant pas la peur, secoua Eliza. La jeune fille pensa à Miss Rosé, comme elle le faisait de plus en plus souvent, et sentit pour cette dernière une vague de compassion et de tendresse. Elle la revoyait comprimée dans son corset, le dos rigide, la taille étranglée, transpirant sous ses cinq jupons,

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" assieds-toi les jambes serrées, marche droit, ne te presse pas, parle à

voix basse, souris, ne fais pas de grimace, sinon tu auras des rides, tais-toi et feins l'intérêt, les hommes aiment que les femmes les écoutent ".

Miss Rosé avec son odeur de vanille, toujours complaisante... Mais elle se la rappela aussi dans la baignoire, à peine couverte d'une chemise mouillée, les yeux rieurs, les cheveux en bataille, les joues rouges, libre et contente, chuchotant avec elle, " une femme peut faire ce qu'elle veut, Eliza, à condition que ce soit avec discrétion ". Lola Montez, elle, agissait sans la moindre prudence. Ayant vécu plus de vies que l'aventurier le plus brave, elle agissait avec l'arrogance d'une femme s˚re d'elle. Ce soir-là, Eliza entra dans sa chambre, l'air pensif, et ouvrit discrètement la valise contenant ses vêtements, comme qui commet une faute. Elle l'avait laissée à Sacramento lorsqu'elle s'était lancée à la poursuite de son amant la première fois, Tao Chi'en l'avait gardée avec l'idée qu'un jour le contenu pourrait lui servir. En l'ouvrant, quelque chose tomba par terre et, à sa grande surprise, elle vit le collier de perles, prix qu'elle avait payé à Tao Chi'en pour la faire pénétrer dans le bateau. Elle resta un long moment avec les perles à la main, émue. Elle secoua ses vêtements et les posa sur son lit ; ils étaient froissés et sentaient le renfermé. Le lendemain, elle les porta dans la meilleure blanchisserie de Chinatown.

- Je vais écrire une lettre à Miss Rosé, Tao, annonça-t-elle.

- Pourquoi ?

- Elle est comme ma mère. Si moi je l'aime tant, c'est s˚r qu'elle m'aime aussi beaucoup. Ce sont quatre années sans nouvelles, elle doit croire que je suis morte.

- Tu aimerais la revoir ?

- Bien s˚r, mais c'est impossible. Je vais écrire seulement pour la tranquilliser, mais il serait bon qu'elle puisse me répondre, ça ne te fait rien que je lui donne cette adresse ?

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- Tu veux que ta famille te retrouve... dit-il, et sa voix se brisa.

Le regardant à cet instant, Eliza comprit qu'elle n'avait jamais été aussi proche de quelqu'un, dans ce monde, qu'en ce moment de Tao Chi'en. Elle sentit cet homme dans sa propre chair, avec une certitude si ancienne et si féroce qu'elle s'émerveilla de tout le temps passé à son côté. Elle le regrettait, même si elle le voyait tous les jours. Elle regrettait l'époque sans préoccupations o˘ ils étaient bons amis, alors tout semblait facile, mais elle ne voulait pas non plus revenir en arrière. Maintenant il y avait quelque chose entre eux, une chose beaucoup plus complexe et fascinante que leur ancienne amitié.

Ses robes et ses jupons étaient revenus de la blanchisserie et se trouvaient sur son lit, enveloppés dans du papier. Elle ouvrit sa valise et en tira ses bas blancs et ses bottines, mais laissa le corset. Elle sourit à l'idée qu'elle ne s'était jamais habillée seule, puis elle passa ses jupons et essaya une à une les robes afin de choisir la plus appropriée pour l'occasion. Elle se sentait étrangère dans ces vêtements, elle s'emmêla dans les rubans, les dentelles et les boutons. Il lui fallut plusieurs minutes pour nouer ses bottines et trouver l'équilibre sous tant de jupons, mais à chaque vêtement enfilé, ses doutes s'éloignaient et son désir de redevenir une femme s'affirmait. Marna Fresia l'avait prévenue contre le calembour de la féminité, " ton corps changera, tes idées se troubleront et n'importe quel homme fera de toi ce qu'il voudra ", disait-elle, mais de tels risques ne l'effrayaient plus.

Tao Chi'en avait fini de s'occuper du dernier malade de la journée. Il était en bras de chemise et avait retiré sa cravate, qu'il mettait toujours par respect pour ses patients, suivant en cela les conseils de son maître d'acupuncture. Il transpirait parce que le soleil n'était pas encore couché, c'avait été une des

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rares journées chaudes du mois de juillet. Il pensait ne jamais pouvoir s'habituer aux caprices climatiques de San Francisco, o˘ l'été conservait quelque chose de l'hiver. Un soleil radieux apparaissait à l'aube et, quelques heures plus tard, le Golden G‚te était recouvert d'un épais brouillard, ou balayé par un vent marin. Il était en train de plonger les aiguilles dans l'alcool et de ranger ses flacons quand Eliza fit son entrée. L'assistant était parti et ils n'avaient aucune sing song girl à

charge ; ils étaient seuls dans la maison.

- J'ai quelque chose pour toi, Tao, fit-elle.

Alors il leva les yeux et, de surprise, laissa tomber le flacon qu'il tenait à la main. Eliza portait une élégante robe sombre avec des dentelles autour du cou. Il l'avait vue seulement deux fois habillée en femme, quand il avait fait sa connaissance à Valparaiso, mais il n'avait pas oublié son allure.

- «a te plaît ?

- Tu me plais toujours, dit-il en souriant, enlevant ses lunettes pour l'admirer de loin.

- C'est ma robe du dimanche. Je l'ai mise parce que je veux me faire faire un portrait. Tiens, c'est pour toi, ajouta-t-elle en lui tendant une bourse. Ce sont mes économies... pour que tu achètes une autre fille, Tao.

Je pensais aller chercher JoaquÔn cet été, mais je n'irai pas. Je sais maintenant que je ne le retrouverai pas.

- Il semble que nous soyons tous venus chercher une chose, et que nous en ayons trouvé une autre.

- qu'est-ce que tu cherchais, toi ?

- Des connaissances, du savoir, que sais-je ? En revanche, j'ai trouvé les sing song girls, et regarde dans quel pétrin je me suis mis.

- que tu es peu romantique, mon Dieu ! Par galanterie tu pourrais dire que tu m'as trouvée, moi aussi.

- Je t'aurais trouvée de toute façon, c'était écrit.

- Ne recommence pas avec tes histoires de réincarnation...

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- Exact. Dans chaque réincarnation nous nous retrouverons jusqu'à résoudre notre karma.

- C'est épouvantable. De toute façon, je ne retournerai pas au Chili, mais je ne me cacherai pas non plus, Tao. Je veux être moi-même.

- Tu as toujours été toi.

- Ma vie est ici. Bon, si tu veux que je t'aide...

- Et Joaquin Andieta ?

- Peut-être que l'étoile sur le front signifie qu'il est mort. Imagine !

J'ai fait ce terrible voyage en vain.

- Rien ne se fait en vain. Dans la vie on n'arrive nulle part, Eliza, on marche, c'est tout.

- Le chemin que nous avons suivi ensemble est conséquent. Accompagne-moi, je vais me faire faire un portrait pour l'envoyer à Miss Rosé.

- Tu peux en faire un autre pour moi ?

Ils s'en furent à pied, la main dans la main, jusqu'à la place de l'Union, o˘ s'étaient installés plusieurs photographes, et ils choisirent la boutique la plus en vue. On pouvait voir une collection d'images des aventuriers de 49 exposées dans la vitrine : un jeune homme à la barbe blonde et à l'expression décidée, le pic et la pelle dans les bras ; un groupe de mineurs en bras de chemise, le regard fixé sur la caméra, très sérieux ; des Chinois sur les berges d'une rivière ; des Indiens lavant de l'or avec des paniers de fin tissu ; des familles de pionniers près de leurs wagons. Les daguerréotypes étaient à la mode, ils étaient le lien avec les êtres lointains, la preuve qu'ils avaient bien vécu l'aventure de l'or. On disait que, dans les villes de l'Est, des hommes qui n'avaient jamais mis les pieds en Californie se faisaient photographier avec des outils de mineur. Eliza était convaincue que l'extraordinaire invention de la photographie avait détrôné définitivement les peintres, lesquels ne parvenaient jamais à la ressemblance.

- Miss Rosé possède un portrait d'elle avec trois mains, Tao. Il a été

exécuté par un peintre célèbre, dont je ne me souviens plus le nom.

- Avec trois mains ?

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- C'est-à-dire que le peintre lui en a mis deux, mais elle en a ajouté une troisième. Son frère Jeremy a failli tomber à la renverse en le voyant.

Elle voulait mettre son daguerréotype dans un cadre fin en métal doré, sur un fond de velours rouge, pour le bureau de Miss Rosé. Elle apportait les lettres de Joaquin Andieta pour les faire vivre à travers la photographie avant de les détruire. A l'intérieur, la boutique ressemblait aux décors d'un petit thé‚tre, il y avait des rideaux figurant des tonnelles fleuries et quelques cygnes sur un lac, des colonnes grecques en carton, des guirlandes de rosés et même un ours naturalisé. Le photographe était un petit homme pressé qui parlait par à-coups et marchait à petits pas de crapaud pour éviter les nombreux objets encombrant son studio. Une fois les détails précisés, il installa Eliza devant une table avec ses lettres d'amour à la main et lui plaça une barre métallique dans le dos avec un support pour le cou, assez semblable à celle que lui mettait Miss Rosé pour ses leçons de piano.

- C'est pour que vous ne bougiez pas. Regardez la boîte et ne respirez plus.

Le petit homme disparut derrière un tissu noir. Peu après une fumée blanche l'aveugla et une odeur de br˚lé la fit éternuer. Pour le second portrait, elle mit les lettres de côté et demanda à Tao Chi'en de l'aider à passer son collier de perles.

Le lendemain, Tao Chi'en sortit très tôt pour acheter le journal, comme il le faisait toujours avant d'ouvrir le cabinet, et vit les titres sur six colonnes : Joaquin Murieta avait été tué. Il regagna la maison, le journal serré contre la poitrine, pensant à la façon dont il allait annoncer la nouvelle à Eliza, et se demandant comment elle l'accueillerait.

A l'aube du 24 juillet, après avoir passé trois mois à chevaucher dans toute la Californie, donnant des coups dans le vide, le capitaine Harry Love et ses

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vingt mercenaires atteignirent la vallée de Tulare. Ils en avaient plus qu'assez de poursuivre des fantômes et de courir vers de fausses pistes. La chaleur et les moustiques les mettaient de très mauvaise humeur et ils commençaient à se haÔr les uns les autres. Trois mois d'été à chevaucher à

la dérive dans ces collines, sous un soleil de plomb, était un grand sacrifice pour un si maigre salaire. Dans les villages ils avaient vu les avis portant l'offre de mille dollars de récompense pour la capture du bandit. Plusieurs d'entre eux portaient, gribouillée, cette phrase : " Moi je paie cinq mille dollars ", signée Joaquin Murieta. Ils se rendaient ridicules et il ne restait que trois jours avant l'expiration du délai ; s'ils revenaient les mains vides, ils ne verraient pas un centime des mille dollars du gouverneur. Mais ce devait être leur jour de chance car, au moment o˘ ils avaient perdu tout espoir, ils étaient tombés sur un groupe de sept Mexicains qui campaient tranquillement sous les arbres.

Plus tard, le capitaine dirait qu'ils portaient des habits et des montures de grand luxe et avaient des coursiers très fins, ce qui avait éveillé leur curiosité, raison pour laquelle il s'était approché pour les prier de se présenter. Au lieu d'obtempérer, les suspects avaient couru à toutes jambes vers leurs chevaux, mais avant d'avoir pu les enfourcher, ils avaient été

encerclés par les gardes de Love. Le seul à ignorer de façon olympienne les attaquants et à avancer vers son cheval, comme s'il n'avait pas entendu l'avertissement, était vraisemblablement le chef. Il ne portait qu'un couteau de montagne à la ceinture. Ses armes étaient accrochées à sa monture, mais il ne put les atteindre car le capitaine lui avait posé son pistolet sur la tempe. A quelques pas de là, les autres Mexicains observaient, attentifs, prêts à voler au secours de leur chef à la première inattention des gardes, dirait Love dans sa déposition. Ils avaient effectué une tentative de fuite désespérée, peut-être avec l'intention de distraire les gardes, tandis que leur chef enfourchait un superbe alezan d'un formidable

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saut et prenait la fuite. Il n'était pas allé bien loin, un coup de feu avait blessé l'animal qui avait roulé à terre en vomissant son sang. Alors le cavalier, qui n'était autre que le célèbre Joaquin Murieta, soutint le capitaine Love, s'était mis à courir comme un lapin et il avait d˚ vider son chargeur dans la poitrine du bandit.

- Ne tirez plus, vous avez fait votre travail, dit-il avant de s'effondrer lentement, rendant son dernier souffle.

C'était la version dramatisée de la presse et il n'était resté aucun Mexicain vivant pour raconter sa propre version des faits. Le vaillant capitaine Harry Love fit couper d'un coup de sabre la tête du supposé

Murieta. Un garde remarqua qu'une des victimes avait une main déformée et ils décidèrent sur-le-champ qu'il s'agissait de Jack Trois-Doigts, de sorte qu'ils le décapitèrent aussi et, en passant, lui coupèrent la main mutilée.

Les vingt gardes partirent au galop jusqu'au premier village, qui se trouvait à plusieurs milles de distance, mais il faisait une chaleur infernale et la tête de Jack Trois-Doigts était tellement criblée de balles qu'elle commençait à se décomposer, et ils durent la jeter en chemin.

Poursuivis par les mouches et les mauvaises odeurs, le capitaine Harry Love se dit qu'il devait préserver les dépouilles, sinon, une fois à San Francisco, il ne pourrait pas toucher sa récompense bien méritée. Il les mit donc dans deux flacons de genièvre. Le capitaine fut accueilli comme un héros : il avait libéré la Californie du pire bandit de toute son histoire.

Mais l'affaire n'était pas claire, signala Jacob Freemont dans son reportage, l'histoire sentait la supercherie. Pour commencer, nul ne pouvait prouver que les faits s'étaient déroulés comme le disaient Harry Love et ses hommes, et il était plus que suspect qu'après trois mois de recherche infructueuse, sept Mexicains tombent au moment o˘ le capitaine en avait justement besoin. Ensuite, personne n'était en mesure d'identifier JoaquÔn Murieta. Jacob Todd se présenta

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pour voir la tête et il ne put affirmer que c'était celle du bandit qu'il avait connu, même s'il existait une certaine ressemblance.

Pendant des semaines, furent exposées, à San Francisco, les dépouilles du présumé Joaquin Murieta, ainsi que la main de son abominable acolyte Jack Trois-Doigts, avant qu'elles ne fassent en triomphe le tour de la Californie. Les files de curieux se déployaient tout autour du p‚té de maisons, tout le monde voulait voir de près ces sinistres trophées. Eliza fut une des premières à se présenter et Tao Chi'en l'accompagna, parce qu'il ne voulait pas la laisser traverser seule cette terrible épreuve, même si elle avait accueilli la nouvelle avec un grand calme. Après une attente interminable sous le soleil, vint leur tour d'entrer dans le b

‚timent. Eliza serra la main de Tao Chi'en et avança d'un pas décidé, indifférente aux flots de transpiration qui trempaient sa robe et aux frissons qui l'agitaient de la tête aux pieds. Ils se retrouvèrent dans une salle sombre, mal éclairée par des cierges jaunes qui diffusaient un halo sépulcral. Des tissus noirs couvraient les murs et, dans un coin, un pianiste plaquait des accords funèbres avec davantage de résignation que de vrai sentiment. Sur une table, également couverte de linges noirs, on avait installé les deux bocaux en verre. Eliza ferma les yeux et se laissa conduire par Tao Chi'en, persuadée que les coups de tambour de son cúur couvraient les accords du piano. Ils s'immobilisèrent. Elle sentit la pression de la main de son ami dans la sienne, aspira une bouffée d'air et ouvrit les yeux. Elle regarda la tête l'espace de quelques secondes et se laissa aussitôt entraîner à ,1'extérieur.

- C'était lui ? demanda Tao Chi'en.

- Je suis enfin libre... répliqua-t-elle sans l‚cher sa main.