ISABEL ALLENDE

Fille du destin

PREMI»RE PARTIE

1843-1848

Valparaiso

Tout le monde vient au monde avec un talent particulier, et Eliza Sommers découvrit très tôt qu'elle en possédait deux : un bon odorat et une bonne mémoire. Le premier lui permit de gagner sa vie et le second de s'en souvenir, si ce n'est avec précision, du moins avec une poétique imprécision d'astrologue. L'événement que l'on oublie semble n'être jamais arrivé, mais ses souvenirs réels ou supposés étaient si nombreux qu'elle eut l'impression de vivre deux fois. Elle avait coutume de dire à son fidèle ami, le sage Tao Chi'en, que sa mémoire était comme le ventre du navire dans lequel ils s'étaient connus, vaste et sombre, remplie de caisses, de barils et de sacs o˘ s'accumulaient les événements de toute son existence. En état de veille, il n'était pas aisé de trouver quelque chose dans ce très grand désordre, mais elle pouvait toujours y parvenir endormie, comme le lui avait enseigné Marna Fresia au cours des douces nuits de son enfance, quand les contours de la réalité n'étaient qu'un mince trait d'encre p‚le. Elle entrait dans l'espace des rêves par un chemin maintes fois parcouru, et en revenait avec d'infinies précautions pour ne pas détruire ses fragiles visions à la rude lumière de la conscience. Elle y mettait toute sa confiance, comme d'autres la mettent dans les chiffres, et approfondit si bien l'art du souvenir qu'elle pouvait voir Miss Rosé penchée sur la caisse

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de savons de Marseille, qui avait été son premier berceau.

- C'est impossible que tu te souviennes de cela, Eliza. Les nouveau-nés sont comme "les chats, ils n'ont ni sentiments ni mémoire, soutenait Miss Rosé lors des rares occasions o˘ elles évoquèrent le sujet.

Cependant, cette femme qui la regardait d'en haut, avec sa robe couleur topaze et les mèches échappées de son chignon et agitées par le vent, était gravée dans la mémoire d'Eliza, et jamais elle ne put accepter l'autre explication concernant ses origines.

- Tu as du sang anglais, comme nous, lui assura Miss Rosé quand elle fut en

‚ge de comprendre. Seul un membre de la colonie britannique aurait eu l'idée de te déposer dans un panier, devant la porte de la Compagnie Britannique d'Import-Export. Il devait sans doute connaître le bon cúur de mon frère Jeremy, et il savait que ce dernier te recueillerait. A cette époque, j'étais obsédée par l'idée d'avoir un enfant, et tu es tombée dans mes bras envoyée par le Seigneur, afin d'être éduquée selon les stricts principes de la foi protestante et de la langue anglaise.

- Anglaise, toi ? Ne te fais pas d'illusions, ma petite, tu as des cheveux d'Indienne, comme moi, réfutait Marna Fresia dans le dos de sa maîtresse.

La naissance d'Eliza était un sujet tabou dans cette maison, et la fillette s'habitua au mystère. Elle n'évoquait pas ce délicat sujet, pas plus que d'autres, devant Rosé et Jeremy Sommers ; elle en discutait à voix basse dans la cuisine avec Marna Fresia, laquelle maintint invariablement sa description de la caisse de savons, tandis que la version de Miss Rosé

s'embellit au fil des ans, jusqu'à devenir un conte de fées. Selon cette dernière, le panier trouvé devant les bureaux était fabriqué avec le roseau le plus fin et doublé de batiste, sa chemise était brodée au point d'abeille et les draps ajourés avec de la dentelle de Bruxelles ; de plus, elle était enveloppée dans une petite couverture en peau de vison, extravagance

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inconnue au Chili. Avec les années, vinrent s'ajouter six pièces d'or dans un mouchoir en soie, et une note rédigée en anglais expliquant que l'enfant, bien qu'illégitime, était d'excellente famille, mais Eliza ne vit jamais rien de tout cela. Le vison, les pièces de monnaie et la note disparurent fort à propos et, de sa naissance, il ne resta aucune trace.

L'explication de Marna Fresia était, malgré tout, plus proche de ses souvenirs : en ouvrant la porte de la maison un matin, à la fin de l'été, on avait trouvé un nouveau-né de sexe féminin nu dans une caisse.

- Petite couverture de vison et pièces d'or ? rien de tout ça. J'étais là, moi, et je m'en souviens très bien. Tu tremblais dans un chandail d'homme, tu n'avais même pas de lange, et tu étais toute sale. Tu étais un bébé

rouge comme une langouste cuite, avec quelques poils de maÔs sur le cr‚ne.

Voilà comment tu étais. Ne te fais pas d'illusions, tu n'es pas née pour devenir princesse, et si tu avais eu les cheveux aussi noirs que tu les as maintenant, les patrons auraient jeté la caisse dans la poubelle, soutenait la femme.

Tout le monde était au moins d'accord pour dire que la fillette avait fait son entrée dans leur existence le 15 mars 1832, un an et demi après l'arrivée des Sommers au Chili, et c'était pour cela que l'on avait fixé

son anniversaire à cette date. Le reste ne fut qu'une suite de contradictions, et Eliza finit par en conclure qu'il était inutile de gaspiller de l'énergie à tourner tout ça dans sa tête, car quelle que f˚t la vérité, on n'y pouvait rien. Ce qui est important, c'est ce que l'on fait ici-bas, non comment on y parvient, avait-elle pris l'habitude de répéter à Tao Chi'en au cours des longues années de leur splendide amitié, mais lui n'était pas d'accord. Il lui était impossible d'imaginer sa propre existence séparée de la longue chaîne de ses ancêtres, qui avaient non seulement contribué à lui donner leurs caractéristiques physiques et mentales, mais qui lui avaient également légué leur karma. Sa destinée, croyait-il, était déterminée par les faits et gestes des divers membres de sa famille qui l'avaient précédé, raison pour laquelle il fallait les honorer avec des prières quotidiennes, et les craindre lorsqu'ils apparaissaient dans leurs habits spectraux pour réclamer leurs droits. Tao Chi'en pouvait réciter le nom de tous ses ancêtres, jusqu'aux plus lointains et vénérables, morts plus d'un siècle auparavant. Sa plus grande préoccupation, lors de la ruée vers l'or, était de pouvoir retourner dans son village, en Chine, pour y mourir et y être enterré auprès des siens ; sans cela son ‚me errerait pour l'éternité à la dérive en terre étrangère. Eliza penchait naturellement pour l'histoire du joli panier - toute personne saine d'esprit refuse l'idée d'apparaître dans une caisse de savons ordinaires -, mais pour faire honneur à la vérité, elle ne pouvait pas l'admettre. Son odorat de chien de chasse se souvenait parfaitement de la première odeur de son existence, qui ne fut pas celle des draps de batiste propres, mais une odeur de laine, de transpiration, d'homme et de tabac. La deuxième fut une puanteur de chèvre des montagnes.

Eliza grandit en regardant le Pacifique depuis le balcon de la résidence de ses parents adoptifs. Plantée sur les flancs d'une colline du port de Valparaiso, la maison avait la prétention d'imiter le style en vogue alors à Londres, mais vu les exigences du terrain, le climat et le style de vie mené au Chili, on avait été obligé d'y apporter des modifications importantes, et le résultat était on ne peut plus extravagant. Au fond de la cour avaient peu à peu surgi, telles des tumeurs organiques, plusieurs pièces sans fenêtre, fermées par des portes de cachot, dans lesquelles Jeremy Sommers remisait les cargaisons les plus précieuses de la Compagnie qui, dans les entrepôts du port, disparaissaient.

- Nous vivons dans un pays de voleurs, nulle part ailleurs la Société ne dépense autant d'argent pour assurer la marchandise. On vole tout, et ce que l'on arrive à sauver des souris est inondé en hiver, br˚lé

en été ou détruit par un tremblement de terre, répétait-il chaque fois que les mules apportaient de nouvelles caisses, qui étaient déposées dans la cour de sa maison.

A force de rester assise devant sa fenêtre face à la mer, pour compter les bateaux et les baleines à l'horizon, Eliza finit par se convaincre qu'elle était la fille d'un naufrage et non d'une mère dénaturée, capable de l'abandonner nue dans l'incertitude d'un jour de mars. Elle écrivit dans son Journal qu'un pêcheur l'avait trouvée sur la plage parmi les restes d'un bateau éventré et, après l'avoir enveloppée dans son chandail, l'avait déposée devant la plus grosse maison du quartier des Anglais. Les années passant, elle finit par se dire que cette histoire n'était pas mal du tout : il y a de la poésie et du mystère dans ce que la mer rejette. Si l'océan se retirait, le sable serait un vaste désert humide semé de sirènes et de poissons agonisants, disait John Sommers, frère de Jeremy et de Rosé, lequel avait navigué sur toutes les mers du globe et décrivait de façon très vivante comment l'eau s'éloignait dans un silence de mort, pour revenir en une seule vague énorme, emportant tout sur son passage.

Horrible, affirmait-il, mais du moins cela laissait-il le temps de fuir vers les collines ; en revanche, quand la terre se mettait à trembler, les cloches des églises retentissaient pour annoncer la catastrophe alors que tout le monde fuyait d'entre les décombres.

A l'époque o˘ l'enfant fit son apparition, Jeremy Sommers avait trente ans et il commençait à se forger un brillant avenir dans la Compagnie Britannique d'Import-Export. Dans les cercles commerciaux et bancaires, il jouissait d'une réputation de personne honnête : sa parole et une poignée de main faisaient office de contrat signé, cela était indispensable pour toute transaction, car les lettres de crédit mettaient des mois à traverser les océans. Pour lui, qui ne possédait pas de fortune, son nom était plus important que sa vie. Il avait atteint, à force de sacrifices, une 12

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position stable dans le lointain port de Valparaiso, et la dernière chose qu'il souhaitait dans son existence organisée, c'était un nouveau-né qui viendrait perturber sa routine. Mais quand Eliza fit irruption dans la maison, il fut bien obligé de l'accueillir car, en voyant sa súur Rosé

accrochée à la petite comme une mère, sa volonté chancela.

Rosé avait alors juste vingt ans, mais c'était déjà une femme avec un passé, et ses chances de faire un bon mariage étaient à vrai dire minimes.

D'autre part, elle avait fait ses comptes et décidé que le mariage était, même dans le meilleur des cas, une très mauvaise affaire pour elle ; auprès de son frère Jeremy, elle jouissait d'une indépendance qu'elle n'aurait jamais avec un mari. Elle avait organisé sa vie et le stigmate de la vieille fille ne lui faisait pas peur ; au contraire, elle était bien décidée à susciter la jalousie des épouses, malgré la théorie en vogue selon laquelle les femmes qui s'écartent de leur rôle de mère et d'épouse se voient pousser des moustaches, comme les suffragettes. Ce qui leur manquait, c'étaient des enfants, et là résidait le seul problème dont l'exercice discipliné de l'imagination ne pourrait triompher. Parfois elle rêvait aux murs de sa chambre couverts de sang, sang répandu sur le tapis, sang qui giclait jusqu'au plafond, et elle au milieu, nue et échevelée comme une folle de la lune, mettant au monde une salamandre. Elle se réveillait en criant et passait le reste de la journée les yeux exorbités, sans pouvoir se débarrasser de son cauchemar. Jeremy l'observait, préoccupé

par l'état de ses nerfs, et se sentait coupable de l'avoir entraînée si loin de l'Angleterre ; il éprouvait cependant une certaine satisfaction égoÔste en pensant à l'arrangement conclu entre eux. Comme l'idée du mariage ne lui avait jamais traversé le cúur, la présence de Rosé servait à

régler les problèmes domestiques et sociaux, deux aspects importants de sa carrière. Sa súur était un complément à sa nature introvertie et solitaire, raison pour laquelle il supportait sans ani-Valparaiso

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mosité ses sautes d'humeur et ses dépenses inutiles. quand Eliza apparut et que Rosé insista pour la garder, Jeremy n'osa pas s'y opposer ou exprimer des doutes mesquins, il perdit avec galanterie toutes les batailles pour maintenir le bébé à distance, à commencer par la première, lorsqu'il fut question de lui donner un nom.

- Elle s'appellera Eliza, comme notre mère, et portera notre nom de famille, décida Rosé juste après l'avoir nourrie, baignée et enveloppée dans sa propre mantille.

- En aucune façon, Rosé ! que vont dire les gens ?

- Je m'en charge. Les gens diront que tu es un saint d'avoir recueilli cette pauvre orpheline, Jeremy. Il n'est de pire sort que d'être sans famille. qu'en serait-il de moi sans un frère comme toi ? répliqua-t-elle, consciente de la frayeur que ressentait son frère devant le moindre assaut de sentimentalisme.

Il fut impossible d'éviter les ragots, et Jeremy Som-mers dut s'y résoudre, de même qu'il accepta que la fillette reçoive le nom de sa mère, dorme les premières années dans la chambre de sa súur et s'impose bruyamment dans la maison. Rosé propagea l'histoire invraisemblable du luxueux panier déposé

par des mains anonymes devant les bureaux de la Compagnie Britannique d'Import-Export, et personne n'y crut, mais comme on ne put l'accuser d'un faux pas, parce que tous les dimanches, sans exception, elle chantait durant le service anglican et que sa fine taille était un défi aux lois de l'anatomie, on en conclut que le bébé était le fruit d'une relation entre son frère et quelque prostituée, raison pour laquelle elle était élevée comme une fille de la famille. Jeremy ne se donna même pas la peine de démentir les rumeurs malveillantes. L'irrationalité des enfants le déconcertait, mais Eliza s'arrangea pour faire sa conquête. Sans vouloir l'admettre, il aimait la voir jouer à ses pieds, le soir, lorsqu'il s'installait dans son fauteuil pour lire le journal. Il n'exis-14

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. tait aucune démonstration d'affection entre eux, il se raidissait avant même de serrer la main de quelqu'un ; l'idée d'un contact plus intime le paniquait.

quand le nouveau-né surgit dans la maison des Sommers, le 15 mars, Marna Fresia, qui faisait office de cuisinière et de gouvernante, fut de l'avis qu'ils devaient s'en débarrasser.

- Si sa propre mère l'a abandonnée, c'est parce qu'elle est maudite et le mieux est de ne pas la toucher, dit-elle, mais rien ne put infléchir la détermination de sa maîtresse.

A peine Miss Rosé l'eut-elle pris dans ses bras que l'enfant se mit à

pleurer à pleins poumons, faisant trembler les murs de la maison et martyrisant les nerfs de ses occupants. Ne parvenant pas à la faire taire, Miss Rosé improvisa un berceau dans un tiroir de sa commode et l'enveloppa dans des couvertures, puis elle parut en courant chercher une nourrice.

Elle revint bientôt, accompagnée d'une femme trouvée sur le marché, mais elle n'avait pas eu l'idée de l'examiner de près, il lui avait suffi de voir ses gros seins éclatant sous sa blouse pour l'engager sur-le-champ.

C'est une femme de la campagne un peu attardée qui entra dans la maison avec son bébé, un pauvre enfant aussi dégo˚tant qu'elle. Il fallut le laver longuement dans l'eau tiède pour le débarrasser de la saleté qui avait adhéré à son derrière, et baigner la femme dans une bassine avec de l'eau de Javel pour faire fuir les poux. Les deux enfants, Eliza et celui de la nourrice, avaient une colique bilieuse face à laquelle le médecin de la famille et l'apothicaire allemand affichèrent leur incompétence. Touchée par les pleurs des enfants, dont la faim n'était pas seule responsable, mais aussi la douleur et la tristesse, Miss Rosé se mit à pleurer à son tour. Finalement, au troisième jour, à contrecúur, Marna Fresia mit son grain de sel.

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- Vous ne voyez pas que cette femme a les mamelles pourries ? Achetez une chèvre pour nourrir la petite et donnez-lui de la tisane de cannelle, parce que sinon elle va mourir avant vendredi, grogna-t-elle.

A cette époque, Miss Rosé maîtrisait encore mal l'espagnol, mais elle comprit le mot chèvre et elle envoya aussitôt le cocher en acheter une, puis mit la nourrice à la porte. quand l'animal se trouva dans la maison, l'Indienne installa Eliza directement sous ses pis gonflés, devant le regard horrifié de Miss Rosé qui n'avait jamais vu de spectacle aussi affreux. Gr‚ce au lait tiède et aux infusions de cannelle, la situation prit rapidement un autre tour ; l'enfant cessa de pleurer, dormit sept heures d'affilée et se réveilla en suçant l'air avec frénésie. quelques jours plus tard, elle avait cette expression placide des bébés bien-portants, et grossissait à vue d'úil. Miss Rosé acheta un biberon lorsqu'elle comprit que, si la chèvre bêlait dans la cour, Eliza commençait à renifler en cherchant le mamelon. Elle refusa de voir grandir la petite avec l'idée inconcevable que cet animal p˚t être sa mère. Ces coliques furent un des rares ennuis de santé qu'eut à supporter Eliza durant son enfance, les autres furent circonscrits dès les premiers symptômes gr‚ce aux herbes et aux invocations de Marna Fresia, même la féroce épidémie de rougeole africaine apportée par un marin grec à Valparaiso. Marna Fresia plaça pendant la nuit un morceau de viande crue sur le nombril d'Eliza, et l'attacha fortement avec un linge de laine rouge, secret ancestral pour prévenir la contagion.

Les années passant. Miss Rosé fit d'Eliza son jouet. Elle passait des heures à lui apprendre à chanter et à danser, lui récitait des vers que la fillette retenait sans effort, nattait ses cheveux et l'habillait avec soin, mais dès que surgissait une autre distraction, ou qu'elle avait mal à

la tête, elle l'envoyait dans la cuisine auprès de Marna Fresia. La fillette grandit entre

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la petite salle de couture et les cours intérieures, parlant anglais dans une partie de la maison et un mélange d'espagnol et de mapuche - le parler indigène de sa gouvernante - dans l'autre, habillée et chaussée comme une princesse certains jours, et d'autres, jouant avec les poules et les chiens, pieds nus et couverte d'un simple tablier d'orpheline. Miss Rosé la présentait aux invités lors de ses soirées musicales, l'emmenait en voiture pour aller boire un chocolat dans la meilleure p‚tisserie, faire des courses ou visiter les bateaux sur le quai, mais elle pouvait aussi bien passer plusieurs jours à écrire dans ses mystérieux cahiers ou à lire un roman, sans aucunement penser à sa protégée. quand elle y repensait, elle s'en voulait et courait à sa rencontre, la couvrait de baisers, la gavait de friandises et lui passait ses habits de poupée pour l'emmener en promenade. Elle s'employa à lui donner la meilleure éducation possible, sans oublier les belles manières propres à une demoiselle. A l'issue d'une crise d'humeur d'Eliza à propos de ses exercices de piano, elle la prit par le bras et, sans attendre le cocher, l'entraîna douze rues plus bas, jusqu'à un couvent. Sur un mur de pisé, au-dessus d'une lourde porte en chêne barrée de ferrures, on pouvait lire, avec des lettres à moitié

effacées par le vent salin : HOSPICE DES ENFANTS TROUV…S.

- Tu devrais nous remercier, mon frère et moi, de nous être occupés de toi.

Ici viennent finir les b‚tards et les enfants abandonnés. C'est cela que tu veux ?

Muette, l'enfant nia avec la tête.

- Alors il vaut mieux que tu apprennes à jouer du piano comme une fille de bonne famille. Tu m'as comprise ?

Eliza apprit à jouer sans talent ni noblesse, mais à force de discipline elle parvint, à l'‚ge de douze ans, à accompagner Miss Rosé lors des soirées musicales. Elle conserva toujours son adresse, malgré les longues périodes sans pratique et, plusieurs années plus tard, cela lui permit de gagner sa vie dans un

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bordel ambulant, éventualité qui n'était jamais venue à l'esprit de Miss Rosé quand celle-ci s'évertuait à lui apprendre l'art sublime de la musique.

Bien des années plus tard, au cours d'une de ces paisibles soirées o˘, buvant un thé de Chine, elle conversait avec son ami Tao Chi'en dans le jardin délicat qu'ils cultivaient ensemble, Eliza en conclut que cette Anglaise hiératique avait été une très bonne mère, et elle lui était reconnaissante pour les grands espaces de liberté intérieure que cette dernière lui avait donnés. Marna Fresia avait été le deuxième pilier de son enfance. Elle s'accrochait à ses amples jupes noires, l'accompagnait dans ses besognes et, en passant, la rendait folle avec ses questions. C'est ainsi qu'elle apprit des légendes et des mythes indigènes, à déchiffrer les signes laissés par les animaux et par la mer, à reconnaître les habitudes des revenants et les messages des rêves, et aussi à cuisiner. Avec son odorat infaillible, elle était capable d'identifier des ingrédients, des herbes et des épices les yeux fermés et, de même qu'elle mémorisait des poésies, elle se rappelait comment les utiliser. Très vite, les plats typiques et compliqués de Marna Fresia, et la délicate p‚tisserie de Miss Rosé, n'eurent plus aucun secret pour elle. Elle possédait une rare vocation culinaire. A sept ans, elle pouvait sans répugnance tirer la peau d'une langue de búuf ou vider une poule, préparer la p‚te pour vingt empanadas sans la moindre fatigue et passer ses heures perdues à égrener des haricots noirs, tout en écoutant bouche bée les cruelles légendes indigènes de Marna Fresia, et ses versions colorées sur la vie des saints.

Rosé et son frère John avaient été inséparables dans leur enfance. Elle passait ses hivers à tricoter des chandails et des chaussettes pour le capitaine, et de son côté, il s'évertuait à lui rapporter, de chacun de ses voyages, des valises pleines de cadeaux et de lourdes caisses de livres, dont beaucoup allaient finir sous clé dans l'armoire de Rosé. Jeremy, en tant que maître de maison et chef de famille, se sentait tenu 18

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d'ouvrir le courrier de sa súur, de lire son journal privé et d'exiger une copie de ses clés de meuble, mais jamais il ne ressentit le désir de le faire. Jeremy et Rosé avaient une relation domestique basée sur le sérieux.

Ils avaient peu de chose en commun, excepté la mutuelle dépendance qui, par moments, leur apparaissait comme une forme secrète de haine. Jeremy subvenait aux besoins de Rosé, mais il ne finançait pas ses caprices et ne demandait pas d'o˘ elle tirait l'argent pour ses petits plaisirs ; il se doutait qu'il venait de John. En échange, elle s'occupait de la maison avec efficacité et style, en ayant toujours des comptes clairs, mais ne le dérangeant pas avec des détails inutiles. Elle possédait un go˚t très affirmé et une gr‚ce naturelle, elle mettait de l'éclat dans leur vie, et par sa présence, elle allait à l'encontre de la croyance, très répandue dans ces contrées, selon laquelle un homme sans famille est un scélérat en puissance.

- La nature de l'homme est sauvage ; le destin de la femme est de préserver les valeurs morales et la bonne conduite, soutenait Jeremy Sommers.

- Ah, petit frère ! Nous savons toi et moi que ma nature est plus sauvage que la tienne, se moquait Rosé.

Jacob Todd, un rouquin charismatique, possédant la plus belle voix de prédicateur que l'on entendît jamais dans ces régions, débarqua à

Valparaiso en 1843, avec un chargement de trois cents exemplaires de la Bible en espagnol. Personne ne s'étonna en le voyant arriver : c'était l'un de ces nombreux missionnaires qui allaient d'un endroit à l'autre pour prêcher la foi protestante. Dans son cas, cependant, le voyage était le fruit de sa curiosité d'aventurier et non de sa ferveur religieuse. Lors d'une fanfaronnade de bon vivant, avec force bière dans le ventre, il avait parié sur une table de jeu, dans son club londonien, qu'il pouvait vendre des bibles dans n'importe quel

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endroit de la planète. Ses amis lui avaient bandé les yeux, avaient fait tourner un globe terrestre et son doigt était tombé sur une colonie du Royaume d'Espagne, perdue dans la partie inférieure du monde, o˘ aucun de ses joyeux compagnons ne soupçonnait qu'il y e˚t de la vie. Il découvrit très vite que sa carte était vieille. La colonie était devenue indépendante trente ans auparavant, c'était l'orgueilleuse République du Chili, un pays catholique o˘ les idées protestantes n'avaient pas leur entrée, mais le pari avait été lancé et il ne pouvait plus faire machine arrière. Il était célibataire, sans liens affectifs ou professionnels, et l'extravagance d'un tel voyage l'attira immédiatement. Considérant les trois mois pour l'aller et les trois autres mois pour le retour à naviguer sur deux océans, le projet était de longue haleine. Salué par ses amis qui lui prédisaient une fin tragique aux mains des papistes de ce pays inconnu et barbare, et gr‚ce au soutien financier de la Société Biblique Britannique et Etrangère, qui avait mis les livres à sa disposition et offert le billet, il commença une longue traversée en bateau vers le port de Valparaiso. Le pari était de vendre les bibles et revenir un an plus tard avec un reçu pour chacune d'elles. Dans les Archives de la Bibliothèque il lut la correspondance d'hommes illustres, de marins et de commerçants qui avaient séjourné au Chili et qui décrivaient un pays métissé d'un peu plus d'un million d'‚mes, et une curieuse géographie avec des montagnes impressionnantes, des côtes abruptes, des vallées fertiles, des forêts anciennes et des glaces éternelles. Ce pays avait la réputation d'être le plus intolérant en matière religieuse de tout le continent américain, aux dires de ceux qui l'avaient visité. Malgré tout, de vertueux missionnaires avaient essayé de propager la religion protestante, et sans parler un mot d'espagnol ou d'une quelconque langue indigène, ils étaient parvenus jusqu'au sud, o˘ la terre ferme s'égrenait en un rosaire d'îles. Beaucoup moururent de faim, de froid 20

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ou, soupçonnait-on, dévorés par leurs propres fidèles. Dans les villes, leur sort ne fut guère plus heureux. Le sens de l'hospitalité, sacré pour les Chiliens, l'emporta sur l'intolérance religieuse ; par courtoisie, on les autorisait à faire leurs prêches, mais on les écoutait d'une oreille distraite. Si les gens assistaient aux prédications des quelques rares pasteurs protestants, c'était avec l'attitude de qui va au spectacle, amusé

par le fait étrange de se trouver en face d'un hérétique. Rien de tout cela ne réussit à décourager Jacob Todd, car il n'y allait pas comme missionnaire, mais comme vendeur de bibles.

Dans les Archives de la Bibliothèque, il apprit que, depuis son indépendance en 1810, le Chili avait ouvert ses portes aux émigrants, qui étaient arrivés par centaines, et qui s'étaient installés sur le long et étroit territoire baigné de haut en bas par l'océan Pacifique. Les Anglais avaient rapidement fait fortune comme armateurs et commerçants ; beaucoup étaient venus avec leur famille et s'y étaient fixés. Ils avaient formé une petite nation à l'intérieur du pays, avec leurs coutumes, leurs cultes, leurs journaux, leurs clubs, leurs écoles et leurs hôpitaux, mais ils l'avaient fait avec de si belles manières que, loin de provoquer des critiques, ils étaient pour tous l'exemple même de la civilité. Ils avaient fixé leurs escouades à Valparaiso pour contrôler le trafic maritime du Pacifique et c'est de cette façon que, d'un pauvre village sans avenir au début de la République, Valparaiso était devenu, en moins de vingt ans, un port important, o˘ mouillaient les voiliers venus de l'Atlantique à travers le cap Horn et, plus tard, les bateaux à vapeur qui passaient par le détroit de Magellan.

Ce fut une surprise pour le voyageur fatigué de voir Valparaiso surgir devant ses yeux. Il y avait plus d'une centaine de navires arborant des drapeaux de la moitié du monde. Les montagnes aux cimes enneigées paraissaient si proches qu'elles donnaient l'impression de surgir directement d'une mer

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d'encre, d'o˘ émanait un parfum impossible de sirènes. Jacob Todd ne soupçonna jamais que, sous cette apparence de paix profonde, il y avait une ville complète de voiliers espagnols coulés, et des squelettes de patriotes, avec une grosse pierre attachée aux chevilles, jetés par les soldats du Capitaine Général. Le bateau jeta l'ancre dans la baie, parmi des milliers de mouettes qui traversaient le ciel de leurs terribles ailes et de leurs cris gourmands. D'innombrables bateaux de pêche luttaient contre les vagues, certains avec un chargement de congres et de bars énormes encore vivants, qui se débattaient désespérément dans l'air.

Valparaiso était, lui dit-on, le noyau commercial du Pacifique ; dans ses entrepôts étaient emmagasinés métaux, laine de mouton et d'alpaga, céréales et cuirs destinés au marché mondial. Plusieurs canots transportèrent passagers et chargements du voilier jusqu'à la terre ferme. En descendant sur le quai, au milieu des marins, des arrimeurs, des passagers, des ‚nes et des charrettes, il se retrouva dans une ville encaissée au centre d'un amphithé‚tre de collines pentues, aussi peuplée et sale que bien des villes dans nombre de pays européens. Elle lui apparut comme un fouillis architectural de maisons de pisé et de bois élevées dans des rues étroites, que le moindre incendie pouvait réduire en cendres en l'espace de quelques heures. Une carriole tirée par deux chevaux fatigués le conduisit, avec son équipage de valises et de caisses, jusqu'à l'Hôtel Anglais. En passant, il vit des édifices bien b‚tis autour d'une place, des églises plutôt délabrées et des résidences à un étage entourées de vastes jardins et de vergers. Il calcula une centaine de p‚tés de maisons, mais il apprit très vite que la ville recelait un dédale de ruelles et de passages. Il aperçut au loin un quartier de pêcheurs, avec des cabanes exposées au vent marin et des filets qui pendaient comme d'immenses toiles d'araignée, et, au-delà, des champs fertiles plantés de légumes et d'arbres fruitiers. On voyait circuler des voitures aussi modernes

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qu'à Londres, victorias, fiacres et calèches, et aussi des troupeaux de mules escortés par des enfants en guenilles, et des charrettes tirées par des búufs dans le centre même de la ville. Au coin des rues, moines et nonnes mendiaient pour les pauvres parmi des nuées de chiens errants et de poules courant dans tous les sens. Il remarqua des femmes chargées de sacs et de paniers, avec leurs enfants à la traîne, les pieds nus et des ch‚les noirs sur la tête, et beaucoup d'hommes à chapeau conique assis sur le seuil des maisons ou discutant en groupes, toujours oisifs.

Une heure après être descendu de bateau, Jacob Todd se trouvait assis dans l'élégant salon de l'Hôtel Anglais, fumant des cigares noirs importés du Caire et feuilletant une revue britannique assez ancienne. Il poussa un soupir de soulagement : à première vue, il n'aurait aucun problème d'adaptation, et en administrant bien ses revenus, il pourrait vivre dans cette ville presque aussi commodément qu'à Londres. Il attendait que l'on s'occupe de lui - apparemment personne n'était pressé sous ces latitudes -

lorsque John Sommers, le capitaine du voilier sur lequel il avait voyagé, s'approcha. C'était un homme à forte carrure, cheveux noirs et peau br˚lée comme du cuir de chaussure, qui faisait étalage de son état de bon buveur, de coureur de jupons et d'infatigable joueur de cartes et de dominos. Ils s'étaient liés d'amitié et le jeu les avait occupés durant les interminables nuits de navigation en haute mer, et tout au long des journées tumultueuses et glacées aux abords du cap Horn, au sud du monde.

John Sommers était accompagné d'un homme p‚le, à la barbe bien taillée et habillé de noir de la tête aux pieds, qu'il présenta comme son frère Jeremy. Il était difficile de trouver deux types humains aussi différents.

John était l'image même de la santé et de la force, franc, bruyant et aimable, tandis que l'autre avait l'air d'un spectre attrapé dans un hiver éternel. Il était de ces hommes qui ne sont jamais tout à fait présents et dont on a du mal à se souvenir, parce qu'il leur Vàlparaiso

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manque des contours précis, conclut Jacob Todd. Sans attendre une invitation, les deux hommes prirent place autour de sa table avec la familiarité qu'ont les compatriotes en terre étrangère. Une serveuse finit par apparaître et le capitaine John Sommers commanda une bouteille de whisky, tandis que son frère demandait du thé dans le jargon inventé par les Britanniques pour se faire comprendre du personnel.

- Comment vont les choses chez nous ? s'enquit Jeremy. Il parlait à voix basse, presque en un murmure, remuant à peine les lèvres et avec un accent légèrement affecté.

- Depuis trois cents ans il ne se passe rien en Angleterre, dit le capitaine.

- Excusez ma curiosité, Mr. Todd, mais je vous ai vu entrer dans l'hôtel et j'ai remarqué votre équipage. Il me semble avoir aperçu plusieurs caisses marquées du mot Bible... Je me trompe ? demanda Jeremy Sommers.

- Il s'agit effectivement de bibles.

- Personne ne nous a avertis de l'arrivée d'un nouveau pasteur...

- Nous avons navigué pendant trois mois côte à côte et à aucun moment je n'ai soupçonné que vous étiez pasteur, Mr. Todd ! s'exclama le capitaine.

- En réalité, je ne le suis pas, répliqua Jacob Todd, dissimulant une rougeur subite derrière une bouffée de son cigare.

- Missionnaire alors. Vous pensez aller en Terre de Feu, je suppose. Les Indiens de Patagonie sont prêts pour l'évangélisation. Il faut oublier les Arau-cans, les catholiques s'en sont déjà occupés, argumenta Jeremy Sommers.

- Il ne doit rester qu'une poignée d'Araucans. Ces gens ont la manie de se laisser massacrer, nota son frère.

- C'étaient les Indiens les plus sauvages d'Amérique, Mr. Todd. La plupart sont morts en se battant contre les Espagnols. C'étaient des cannibales.

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Fille du destin

- Ils coupaient des morceaux de chair sur des prisonniers vivants : ils préféraient un repas frais, ajouta le capitaine. Vous et moi ferions la même chose si on tuait votre famille, incendiait votre village et volait votre terre.

- Parfait, John, maintenant tu défends le cannibalisme ! répliqua son frère, d'un air dégo˚té. En tout cas, Mr. Todd, je tiens à vous avertir : il ne faut pas vous mesurer aux catholiques. Nous ne devons pas provoquer les natifs. Ces gens sont très superstitieux.

- Les croyances des autres sont des superstitions, Mr. Todd. Les nôtres s'appellent religions. Les Indiens de la Terre de Feu, les Patagons, sont très différents des Araucans.

- Tout aussi sauvages. Ils vivent nus dans un climat horrible, dit Jeremy.

- Amenez-leur votre religion, Mr. Todd, pour voir s'ils apprennent à

utiliser des caleçons, dit le capitaine.

Todd n'avait pas entendu parler de ces Indiens, et la dernière chose qu'il souhaitait c'était de prêcher quand il ne croyait pas lui-même, mais il n'osa pas leur confesser que son voyage était le fruit d'un pari entre ivrognes. Il répondit vaguement qu'il pensait monter une expédition missionnaire, mais il devait encore étudier le moyen de la financer.

- Si j'avais su que vous veniez prêcher en faveur d'un dieu tyrannique auprès de ces braves gens, je vous aurais jeté par-dessus bord au milieu de l'Atlantique, Mr. Todd.

La serveuse les interrompit en apportant le whisky et le thé. C'était une adolescente toute fraîche, engoncée dans une robe noire avec coiffe et tablier amidonnés. En se penchant avec son plateau, elle laissa dans l'air un parfum persistant de fleurs écrasées et de fer à repasser au charbon.

Jacob Todd n'avait pas vu de femme ces dernières semaines et il resta à la regarder avec une moue de solitude. John Sommers attendit que la jeune fille s'éloign‚t.

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- Faites attention, l'ami, les Chiliennes sont des femmes fatales, fit-il.

- Elles ne me font pas cette impression. Elles sont petites, larges de hanches et parlent d'une voix désagréable, dit Jeremy en redressant sa tasse de thé.

- Les marins désertent les navires pour elles ! s'exclama le capitaine.

- J'admets que je ne suis pas une autorité en matière de femmes. Je n'ai pas de temps pour ça. Je dois m'occuper de mes affaires et de notre súur, tu l'as oublié ?

- Aucunement, tu ne manques jamais de me le rappeler. Vous voyez, Mr. Todd, je suis la brebis galeuse de la famille, une tête br˚lée. S'il n'y avait le bon Jeremy...

- Cette jeune fille a un type espagnol, l'interrompit Jacob Todd en suivant la serveuse des yeux, laquelle s'était arrêtée à une autre table. J'ai vécu deux mois à Madrid et j'en ai vu beaucoup comme elle.

- Ici tout le monde est métis, même dans les classes élevées. Ils ne l'admettent pas, bien s˚r. On cache le sang indigène comme une plaie. Je ne leur en veux pas, les Indiens ont la réputation d'être sales, portés sur la boisson et paresseux. Le gouvernement essaie d'améliorer la race en faisant venir des immigrants européens. Dans le Sud, on offre des terres aux colons.

- Leur sport favori est de tuer les Indiens afin de s'approprier leurs terres.

- Tu exagères, John.

- Il n'est pas toujours nécessaire de les éliminer avec des balles, il suffit de les pousser à la boisson. Mais les tuer est beaucoup plus amusant, bien entendu. De toute façon, les Britanniques ne participent pas à ce passe-temps, Mr. Todd. La terre ne nous intéresse pas. Pourquoi planter des pommes de terre si nous pouvons faire fortune sans retirer nos gants ?

- Ici, les opportunités ne manquent pas pour un 26

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homme entreprenant. Dans ce pays, tout est à faire. Si vous voulez prospérer, allez dans le Nord. Il y a de l'argent, du cuivre, du salpêtre, le guano...

- Guano ?

- De la merde d'oiseau, précisa le marin.

- Je n'entends rien à tout cela, Mr. Sommers.

- Faire fortune n'intéresse pas Mr. Todd, Jeremy. Son affaire, c'est la foi chrétienne, n'est-ce pas ?

- La colonie protestante est nombreuse et prospère, elle vous aidera. Venez demain chez moi. Ma súur Rosé organise une soirée musicale le mercredi et ce sera une bonne occasion pour vous faire des amis. J'enverrai la voiture vous chercher à cinq heures. Vous vous amuserez, dit Jeremy Sommers en prenant congé.

Le lendemain, frais et dispos après une nuit sans rêves et un long bain pour se débarrasser du sel qui adhérait à son ‚me, mais encore avec le pas hésitant de qui a longtemps navigué, Jacob Todd sortit faire un tour dans le port. Il parcourut sans se presser la rue principale, parallèle à la mer et si proche de la côte qu'elle était aspergée par les vagues. Il but quelques verres dans un troquet et mangea dans une gargote du marché. Il avait quitté l'Angleterre en février par un hiver glacial et, après avoir traversé un interminable désert d'eau et d'étoiles, o˘ il perdit jusqu'au compte de ses amours passées, il avait atteint l'hémisphère Sud au début d'un autre hiver terrible. Avant de partir, il ne lui était pas venu à

l'esprit de se renseigner sur le climat. Il s'était imaginé le Chili chaud et humide comme l'Inde, car c'était ainsi qu'il voyait les pays pauvres.

Mais il se trouva à la merci d'un vent glacé qui lui limait les os et qui soulevait des tourbillons de poussière et de saletés. Il se perdit à

plusieurs reprises dans des rues tortueuses, tournait et retournait pour revenir à l'endroit d'o˘ il était parti. Il remontait le long des escaliers interminables de ruelles torturées et bordées de maisons absurdes accrochées à rien, essayant discrètement de ne pas s'immiscer dans l'intimité des foyers en regardant par les fenêtres. Il tomba sur des places romantiques d'allure européenne, entourées de kiosques, o˘ des fanfares militaires jouaient de la musique pour amoureux, et il parcourut de timides jardins foulés par des ‚nes. De superbes arbres poussaient de chaque côté des artères principales, nourris par les eaux fétides qui coulaient des collines à gros bouillons. Dans la zone commerciale, la présence des Britanniques était si évidente que l'on y respirait un air illusoire d'autres latitudes. Les annonces de nombreux magasins étaient rédigées en anglais, et ses compatriotes déambulaient comme à Londres, avec les mêmes parapluies noirs de croque-mort. A peine s'était-il éloigné des rues centrales que la pauvreté le frappa avec la violence d'une gifle. Les gens étaient à moitié nus, somnolents ; il vit des soldats à l'uniforme r

‚pé et des miséreux à la porte des églises. A midi, toutes les cloches carillonnèrent à l'unisson et le vacarme cessa, les passants s'arrêtèrent, les hommes retirèrent leur chapeau, les rares femmes s'agenouillèrent et tous se signèrent. La vision se prolongea durant les douze coups de cloche et, aussitôt après, l'activité reprit dans la rue comme si de rien n'était.

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La voiture envoyée par Sommers arriva à l'hôtel avec une demi-heure de retard. Le cocher était bien imbibé d'alcool, et Jacob Todd dut se résigner à son sort. L'homme prit la direction du sud. Il avait plu deux ou trois heures et les rues étaient devenues impraticables par endroits, les flaques d'eau et la boue dissimulaient les pièges fatals de trous capables d'engloutir un cheval distrait. Sur les bas-côtés se tenaient des enfants accompagnés de paires de búufs, prêts à porter secours aux voitures embourbées en échange d'une pièce. Malgré sa vue trouble d'homme ivre, le cocher parvint à éviter les trous et, bientôt, la voiture se mit à gravir une colline. Sur le Cerro Alegre, o˘ vivait la majeure partie de la colonie étrangère, l'aspect de la ville changeait totalement, on ne voyait ni masures ni cabanes. La voiture s'immobilisa devant une maison aux vastes proportions, mais d'aspect chaotique, ensemble de tourelles prétentieuses et d'escaliers inutiles ; plantée sur un terrain accidenté, elle était éclairée par une telle quantité de torches que la nuit semblait moins noire. Un domestique indigène, vêtu d'une livrée trop grande pour lui, vint ouvrir la porte ; il prit le manteau et le chapeau de Jacob, puis le conduisit dans un salon spacieux décoré de meubles de bonne facture et de rideaux un peu thé‚traux en velours vert, encombré d'ornements, sans un centimètre de vide pour reposer le regard. Il se dit qu'au Chili, comme 30

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en Europe, on considérait les murs nus comme un signe de pauvreté, mais il comprit son erreur bien plus tard, lorsqu'il visita les sobres maisons des Chiliens. Les tableaux étaient inclinés pour pouvoir être admirés d'en bas et le regard se perdait dans la pénombre des hauts plafonds. La grande cheminée, o˘ br˚laient de grosses b˚ches, et plusieurs braseros au charbon donnaient une chaleur inégale qui vous laissait les pieds glacés et la tête en feu. Il y avait une quinzaine de personnes habillées à la mode européenne et plusieurs servantes en uniforme faisant circuler des plateaux. Jeremy et John Sommers s'avancèrent pour le saluer.

- Je vais vous présenter ma súur Rosé, dit Jeremy en le conduisant au fond du salon.

C'est alors que Jacob Todd vit, assise à droite de la cheminée, la femme qui allait ruiner la paix de son ‚me. Rosé Sommers l'éblouit sur-le-champ, non pas tant par sa beauté que par son assurance et sa gaieté. Elle n'avait rien de la grossière exubérance du capitaine ni de la fastidieuse solennité

de son frère Jeremy, c'était une femme à l'expression pétillante qui paraissait toujours prête à éclater d'un rire coquet. quand elle éclatait de rire, un réseau de fines rides se formait autour de ses yeux et, pour une raison inconnue, c'est ce qui attira le plus Jacob Todd. Il fut incapable de calculer son ‚ge, entre vingt et trente ans, mais il se dit que dans dix ans elle serait la même, parce qu'elle avait une bonne ossature et un port de reine. Elle était habillée d'une robe de taffetas couleur pêche et ne portait aucun bijou, à l'exception de simples boucles d'oreilles en corail. La politesse la plus élémentaire aurait été de se limiter à suggérer un baiser sur sa main, sans la toucher des lèvres, mais son esprit se troubla et, sans le vouloir, il y déposa un baiser. Ce geste fut si peu approprié que, l'espace d'un instant qui sembla interminable, ils demeurèrent suspendus dans l'incertitude, lui maintenant sa main comme qui brandit une épée et elle regardant le reste de salive sans oser l'essuyer

pour ne pas offenser le visiteur, jusqu'à ce qu'une petite fille habillée comme une princesse vienne les interrompre. Sorti de sa torpeur, Todd se redressa et put entrevoir un sourire moqueur échangé par les frères Sommers. Pour sortir de son embarras, il se tourna vers la fillette avec une attention exagérée, disposé à la conquérir.

- Voici Eliza, notre protégée, dit Jeremy Sommers.

Jacob Todd commit sa deuxième gaffe.

- Comment cela, votre protégée ? s'enquit-il.

- Il veut dire que je n'appartiens pas à cette famille, expliqua Eliza patiemment, sur le ton de qui parle à un imbécile.

- Non?

- Si je me tiens mal, on m'enverra chez les súurs papistes.

- que dis-tu, Eliza ! Ne faites pas attention, Mr. Todd. Les enfants ont de ces idées ! Bien s˚r qu'Eliza appartient à notre famille, dit Miss Rosé en se levant.

Eliza avait passé sa journée avec Marna Fresia pour préparer le dîner. La cuisine se trouvait dans la cour, mais Miss Rosé l'avait reliée à la maison par un portique pour ne plus avoir à servir des plats froids ou souillés par des crottes de pigeon. Cette pièce noircie par la graisse et la suie du fourneau était le royaume exclusif de Marna Fresia. Chats, chiens, oies et poules se promenaient à leur guise sur le sol en briques rustiques non cirées ; ruminait là tout l'hiver la chèvre qui avait allaité Eliza, très vieille maintenant, que personne n'avait osé sacrifier, car c'aurait été

comme assassiner une mère. La fillette aimait l'odeur du pain cru dans les moules, quand la levure réalisait, avec des soupirs, le mystérieux travail de faire gonfler la p‚te ; celle du sucre de caramel battu pour décorer les g‚teaux ; celle du chocolat en morceaux qui se décomposait dans le lait.

Lors des mercredis musicaux, les femmes de chambre - deux adolescentes indigènes, qui vivaient dans la

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maison et travaillaient pour se nourrir - nettoyaient l'argenterie, repassaient les nappes et faisaient briller les vitres. A midi, on envoyait le cocher acheter, à la p‚tisserie, des friandises préparées suivant des recettes jalousement gardées depuis l'époque coloniale. Marna Fresia en profitait pour accrocher à un harnais des chevaux un sac en cuir avec du lait frais, qui dans le trottinement de l'aller et du retour, se transformait en beurre.

A trois heures de l'après-midi, Miss Rosé appelait Eliza dans sa chambre, o˘ le cocher et le valet installaient une baignoire en bronze avec des pattes de lion, que les femmes de chambre tapissaient d'un drap et remplissaient d'eau chaude, parfumée avec des feuilles de menthe et des branches de romarin. Rosé et Eliza barbotaient dans le bain comme deux enfants jusqu'à ce que l'eau refroidisse, alors les servantes revenaient les bras chargés de linge. Elles les aidaient à passer bas et bottines, caleçons jusqu'à mi-jambe, chemise de batiste, puis une jupe avec rembourrage aux hanches pour accentuer la sveltesse de la taille, trois jupons amidonnés et enfin la robe, qui les couvrait entièrement, ne laissant à l'air que la tête et les mains. Miss Rosé mettait aussi un corset tendu par des baleines, et si serré qu'elle ne pouvait pas respirer à fond, ni lever les bras au-dessus de ses épaules ; elle ne pouvait pas davantage s'habiller toute seule ni se pencher parce que les baleines se cassaient et pénétraient dans sa chair comme des aiguilles. C'était l'unique bain de la semaine, une cérémonie comparable à celle qui consistait à se laver les cheveux le samedi, et qui pouvait être suspendue sous n'importe quel prétexte, car considérée comme dangereuse pour la santé. Durant la semaine, Miss Rosé utilisait le savon avec parcimonie, elle préférait se frictionner avec une éponge trempée dans du lait et se rafraîchir avec de l'eau de toilette parfumée à la vanille, comme elle avait appris que c'était la mode en France du temps de Madame de Pompadour.

Eliza pouvait la reconnaître

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les yeux fermés dans la foule à son odeur de dessert si particulière. A trente ans passés, elle conservait cette peau transparente et fragile de certaines jeunes filles anglaises avant que la lumière du monde, et leur propre arrogance, les transforment en parchemin. Elle prenait soin de son corps avec de l'eau de rosé et utilisait du citron pour s'éclaircir la peau, du miel d'hamamélis pour l'adoucir, de la camomille pour donner du brillant à ses cheveux, et une collection de baumes exotiques et de lotions rapportés par son frère John d'Extrême-Orient, o˘ se trouvaient selon lui les femmes les plus belles de l'univers. Elle inventait des robes, en s'inspirant de certaines revues londoniennes, qu'elle confectionnait ellemême dans sa petite salle de couture. Gr‚ce à son intuition et à son adresse, elle modifiait sa garde-robe en utilisant les mêmes rubans, les mêmes fleurs et les mêmes plumes qui servaient ainsi des années sans être démodés. Elle ne portait pas, comme les Chiliennes, un ch‚le noir sur la tête quand elle sortait, habitude qui lui paraissait une aberration ; elle préférait les capes courtes et sa collection de chapeaux, bien que dans la rue on la regard‚t comme si elle était une courtisane.

Ravie de voir un nouveau visage dans sa réunion hebdomadaire, Miss Rosé

pardonna le baiser impertinent de Jacob Todd et, le prenant par le bras, elle l'entraîna vers une table ronde située dans un coin du salon. Elle lui fit choisir entre plusieurs liqueurs, insistant pour qu'il go˚te son mistela, un étrange breuvage fait à base de cannelle, .d'eau-de-vie et de sucre, qu'il lui fut impossible d'avaler et qu'il vida négligemment dans un pot de fleur. Puis elle le présenta aux convives : Mr. Appelgren, fabricant de meubles, accompagné de sa fille, une demoiselle p‚le et timide ; Madame Colbert, directrice d'un collège anglais pour jeunes filles ; Mr. Ebeling, propriétaire de la meilleure chapellerie pour messieurs et sa femme, laquelle se jeta sur Todd pour lui demander des nouvelles de la famille royale anglaise, comme

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s'il s'agissait de parents à elle. Il fit également la connaissance des chirurgiens Page et Poett.

- Les docteurs opèrent avec du chloroforme, précisa d'un air admiratif Miss Rosé.

- Ici c'est encore une nouveauté, mais en Europe cela a révolutionné la pratique de la médecine, expliqua l'un des chirurgiens.

- Je crois savoir qu'en Angleterre l'utilisation est fréquente en obstétrique. La reine Victoria n'en a-t-elle pas fait usage ? ajouta Todd pour dire quelque chose, car il ne connaissait rien au problème.

- Ici, les catholiques s'y opposent avec fermeté. Selon la malédiction biblique pesant sur la femme celle-ci doit enfanter dans la douleur, Mr.

Todd.

- Cela ne vous semble-t-il pas injuste, messieurs ? La malédiction de l'homme est de travailler à la sueur de son front, mais dans ce salon, sans aller plus loin, les hommes gagnent leur vie avec la sueur du front des autres, répliqua Miss Rosé en rougissant violemment.

Les chirurgiens sourirent, gênés, mais Todd l'observa d'un air captivé. Il serait resté à son côté la nuit entière, même si dans une réunion londonienne le plus correct était, d'après les souvenirs de Jacob Todd, de partir dans la demi-heure. Il constata que, dans cette réunion, les gens semblaient disposés à rester et se dit que le cercle social devait être très restreint, et que la seule réunion hebdomadaire était peut-être celle des Sommers. Il était plongé dans de telles pensées quand Miss Rosé annonça le divertissement musical. Les domestiques apportèrent d'autres candélabres, illuminant le salon comme en plein jour, disposèrent des chaises autour d'un piano, d'une vihuela et d'une harpe. Les femmes s'assirent en demi-cercle et les hommes restèrent debout derrière elles. Un homme joufflu s'installa au piano et, de ses mains d'assassin, surgit une mélodie enchanteresse, tandis que la fille du fabricant de meubles interprétait une ballade écossaise d'une voix si belle que Todd oublia complètement son allure de souris apeurée. La directrice de l'école pour demoiselles récita un poème héroÔque, d'une inutile longueur ; Rosé interpréta deux chansons coquines en duo avec son frère John, sous l'úil d'évidente désapprobation de Jeremy Sommers. A la suite de quoi, elle insista pour que Jacob Todd les régale de quelque chose de son répertoire.

Cela donna l'occasion au visiteur de montrer sa belle voix.

- Vous êtes une vraie trouvaille, Mr. Todd ! Nous ne vous l‚cherons pas.

Vous êtes condamné à venir tous les mercredis ! s'exclama-t-elle lorsque les applaudissements eurent cessé, sans prêter attention à l'expression hébétée avec laquelle le visiteur l'observait.

Todd sentait ses dents collées par le sucre, et sa tête lui tournait, il se demandait si seule l'admiration pour Rosé Sommers en était la cause, ou si cela venait aussi des liqueurs et du gros cigare cubain fumé en compagnie du capitaine Sommers. Dans cette maison, on ne pouvait refuser un verre ou un plat sans offenser les hôtes. Il découvrirait bientôt que c'était une caractéristique nationale au Chili, o˘ l'on manifestait son hospitalité en obligeant les invités à boire et manger au-delà de toute résistance humaine. A neuf heures, le dîner fut annoncé et les convives passèrent en procession dans la salle à manger, o˘ les attendaient une nouvelle série de plats généreux et maints desserts. Vers minuit, les femmes se levèrent de table et continuèrent à bavarder dans le salon, tandis que les hommes buvaient du brandy et fumaient dans la salle à manger. Finalement, comme Todd était sur le point de s'évanouir, les invités commencèrent à réclamer leur manteau et leur voiture. Les Ebeling, vivement intéressés par la supposée mission d'évangélisation en Terre de Feu, s'offrirent de le raccompagner à son hôtel, ce qu'il accepta aussitôt, effrayé à l'idée de retourner dans l'obscurité, par des rues cauchemardesques, avec le cocher ivre des Sommers. Le trajet lui sembla inter-36

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minable, il était incapable de suivre la conversation, sa tête tournait et il sentait son estomac barbouillé.

- Ma femme est née en Afrique, elle est la fille de missionnaires qui enseignent là-bas la vraie foi ; nous savons les sacrifices que cela signifie, Mr. Todd. Nous espérons que vous nous concéderez le privilège de vous aider dans votre noble t‚che auprès des indigènes, dit Mr. Ebeling avec solennité au moment de prendre congé.

Cette nuit-là, Jacob Todd ne parvint pas à trouver le sommeil, la vision de Rosé Sommers l'aiguillonnait cruellement, et avant le lever du jour, il prit la décision de lui faire officiellement la cour. Il ne savait rien à

son sujet, mais peu lui importait, son destin était peut-être de perdre un pari et de venir jusqu'au Chili uniquement pour rencontrer sa future épouse. Il l'aurait fait dès le lendemain si, saisi de violentes coliques, il ne s'était retrouvé cloué dans son lit, incapable de se lever. Il resta donc ainsi un jour et une nuit, inconscient par moments et agonisant à

d'autres, jusqu'à ce qu'il récupère suffisamment de forces pour atteindre la porte et demander de l'aide. Sur ses indications, le gérant de l'hôtel fit avertir les Sommers, les seules personnes qu'il connaissait en ville, puis il demanda que l'on vienne nettoyer la chambre qui empestait. Jeremy Sommers se présenta à l'hôtel à midi, accompagné par le saigneur le plus connu de Valparaiso, lequel possédait quelques notions d'anglais. Après l'avoir saigné aux jambes et aux bras jusqu'à le laisser exsangue, il lui expliqua que tous les étrangers qui venaient au Chili pour la première fois tombaient malade.

- Il n'y a aucune raison de s'inquiéter car, que je sache, très peu en meurent, le rassura-t-il.

Il lui donna de la quinine sur des feuilles de papier de riz, mais pris de nausées, Todd fut incapable de les avaler. Ayant séjourné en Inde, il connaissait les symptômes de la malaria et autres maladies tropi-Les Anglais

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cales que l'on soignait avec de la quinine, mais le mal dont il souffrait ne ressemblait à rien de tout ça. Le saigneur parti, un employé vint emporter le linge sale et laver à nouveau la chambre. Jeremy Sommers avait laissé les coordonnées des docteurs Page et Poett, mais il n'eut pas le temps de les avertir car, deux heures plus tard, une forte femme se présenta à l'hôtel en exigeant de voir le malade. Elle tenait par la main une fillette habillée d'une robe de velours bleu, chaussée de bottines blanches et coiffée d'un bonnet brodé de fleurs, un vrai personnage de conte. C'étaient Marna Fresia et Eliza, envoyées par Rosé Sommers, qui n'avait qu'une confiance relative dans les saignées. Elles firent irruption dans la chambre avec une telle assurance que le pauvre Jacob Todd n'osa pas protester. La première venait en qualité de guérisseuse et la seconde comme traductrice.

- Mamita dit qu'elle va vous enlever le pyjama. Je ne vais pas regarder, expliqua la fillette, et elle se retourna contre le mur tandis que l'Indienne le déshabillait à toute allure et se mettait à le frictionner des pieds à la tête avec de l'eau-de-vie.

Elles mirent des briques chaudes dans son lit, l'enveloppèrent dans des couvertures et lui firent boire, à petites cuillerées, une infusion d'herbes amères sucrées au miel pour apaiser les douleurs de l'indigestion.

- Maintenant Mamita va mélodier la maladie, dit la fillette.

- qu'est-ce que c'est ça ?

- N'ayez pas peur, ça ne fait pas mal.

Marna Fresia ferma les yeux et commença à passer ses mains sur son torse et son ventre, tout en murmurant des paroles incantatoires en langue mapuche.

Jacob Todd se sentit envahi par une langueur insupportable, et avant même que la femme e˚t fini, il dormait à poings fermés et jamais il ne sut à

quel moment ses deux infirmières avaient disparu. Il dormit dix-huit heures d'affilée et se réveilla en nage. Le lendemain matin, Marna Fresia et Eliza 38

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revinrent pour lui administrer une nouvelle friction vigoureuse et lui donner un bol de bouillon de poule.

- Mamita dit que vous ne devez plus boire d'eau. Buvez seulement du thé

bien chaud et ne mangez pas de fruit, sinon vous aurez à nouveau envie de mourir, traduisit la fillette.

Une semaine plus tard, quand il parvint à se mettre debout et qu'il se regarda dans la glace, il comprit qu'il ne pouvait pas se présenter avec cette tête devant Miss Rosé. Il avait perdu plusieurs kilos, son visage était émacié et il ne pouvait faire deux pas sans s'effondrer sur une chaise en haletant. Lorsqu'il fut en état de lui envoyer un mot, pour la remercier de lui avoir sauvé la vie, et remercier Marna Fresia et Eliza avec des chocolats, il apprit que la jeune femme était partie avec une amie et sa femme de chambre à Santiago, dans un voyage risqué, vu les mauvaises conditions du chemin et du temps. Miss Rosé effectuait le trajet de trente-quatre lieues une fois l'an, toujours au début de l'automne ou au milieu du printemps, pour aller au thé‚tre, écouter de la bonne musique et faire ses emplettes annuelles dans le Grand Magasin Japonais, parfumé au jasmin et éclairé par des lampes à gaz avec des globes en verre rosé, o˘ elle faisait l'acquisition des bagatelles difficiles à trouver dans le port. Cette fois, cependant, elle avait une sérieuse raison d'y aller en hiver : elle allait poser pour un portrait. Le célèbre peintre français Monvoisin venait d'arriver dans le pays, invité par le gouvernement pour faire école auprès des artistes locaux. Le maître ne peignait que la tête, le reste était le travail de ses aides, et pour gagner du temps, la dentelle était collée directement sur la toile. Malgré ces procédés étranges, il n'y avait rien de plus prestigieux qu'un portrait peint par lui. Jeremy Sommers insista pour en avoir un de sa súur qui présiderait dans le salon. Le tableau co˚tait six onces d'or et une once supplémentaire pour chaque main, mais il n'était pas question d'économiser pour une telle occasion. L'opportunité

d'avoir une úuvre

authentique du grand Monvoisin ne se présentait pas deux fois dans la vie, comme disaient ses clients.

- Si la dépense n'est pas un problème, je veux qu'il me peigne avec trois mains. Ce sera son tableau le plus célèbre et il finira accroché dans un musée, au lieu de rester au-dessus de notre cheminée, dit Miss Rosé.

Ce fut l'année des inondations, qui restèrent consignées dans les textes scolaires et dans la mémoire des anciens. Le déluge dévasta des centaines d'habitations, et quand il se calma et que les eaux commencèrent à baisser, une série de petits tremblements de terre, qui furent ressentis comme un signe de Dieu, finirent par détruire tout ce qui avait été endommagé par les pluies. Des vauriens parcouraient les décombres et profitaient de la confusion pour voler dans les maisons. Les soldats reçurent l'ordre d'abattre sans sommation quiconque serait surpris à perpétrer de telles exactions, mais enivrés par leur propre cruauté, ils se mirent à donner des coups de sabre pour le seul plaisir d'entendre les plaintes, et il fallut révoquer l'ordre pris, avant qu'ils en finissent aussi avec les innocents.

Jacob Todd, cloîtré dans son hôtel pour soigner une grippe, et encore faible après sa semaine de coliques, passait des heures de désespoir à

écouter le carillon incessant des cloches appelant à la pénitence, à lire de vieux journaux et à chercher de la compagnie pour jouer aux cartes. Il fit une sortie jusqu'à l'officine afin de se procurer un tonique pour son estomac, mais il ne trouva qu'un réduit chaotique, encombré de flacons de verre poussiéreux bleus et verts, o˘ un employé allemand lui offrit de l'huile de scorpion et de l'esprit de ver de terre. Pour la première fois il regretta de se trouver si loin de Londres.

La nuit, il avait du mal à dormir à cause du vacarme et des disputes entre ivrognes, à cause aussi des enterrements qui s'effectuaient entre minuit et 40

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trois heures du matin. Le cimetière tout neuf se trouvait au sommet d'une colline, il surplombait la ville. Le mauvais temps avait ouvert des crevasses et quelques tombes avaient glissé sur les flancs de la colline dans une confusion d'os qui avait réuni tous les morts dans une même indignité. Ils étaient nombreux à dire que les morts étaient mieux lotis dix ans auparavant, quand les gens riches étaient enterrés dans les églises, les pauvres dans les ravins et les étrangers sur la plage. Ce pays est extravagant, conclut Todd, avec un mouchoir sur le nez car le vent transportait l'air nauséabond du malheur, que les autorités combattirent avec de grands brasiers d'eucalyptus. A peine se sentit-il mieux qu'il alla jusqu'à la fenêtre pour voir les processions. D'une façon générale, elles n'attiraient pas l'attention, car tous les ans elles se répétaient durant les sept jours de la Semaine Sainte et lors d'autres fêtes religieuses, mais à cette occasion, elles donnèrent lieu à des rassemblements massifs afin de réclamer au ciel la fin du mauvais temps. De longues files de fidèles sortaient des églises, suivaient des confréries d'hommes vêtus de noir, portant sur des brancards des statues de saints qui arboraient de magnifiques habits brodés d'or et de pierres précieuses. Une colonne transportait un Christ cloué sur la croix avec sa couronne d'épines autour du cou. On lui expliqua qu'il s'agissait du Christ de Mai, amené

spécialement de Santiago pour l'occasion, car c'était l'image la plus miraculeuse du monde, la seule capable de modifier le climat. Deux cents ans auparavant, un terrible tremblement de terre avait rasé la capitale, et l'église de San Agustin avait été entièrement détruite, à l'exception de l'autel o˘ se trouvait ledit Christ. La couronne avait glissé le long de sa tête jusqu'au cou o˘ elle était restée, car chaque fois qu'on avait voulu la remettre à sa place, la terre avait tremblé. Les processions rassemblaient une multitude de moines et de nonnes, de bigotes livides d'avoir beaucoup je˚né, rmi nriaient et chantaient à tue-tête, Les Anglais

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de pénitents vêtus de tuniques rustiques, et de flagellants qui se fouettaient le dos avec des lanières de cuir terminées par des tiges métalliques et pointues. quand l'un d'eux perdait connaissance, il était secouru par des femmes qui nettoyaient ses blessures et lui offraient à

boire, mais à peine avait-il repris ses esprits qu'elles le poussaient à

nouveau vers la procession. On voyait passer des files d'Indiens qui se martyrisaient avec une ferveur démente et des bandes de musiciens jouant des hymnes religieux. La rumeur de prières plaintives était comme un torrent d'eau tumultueuse, et l'air humide puait l'encens et la transpiration. Il y avait des processions d'aristocrates vêtus avec luxe, mais tout en noir et sans bijoux, et d'autres de gens du peuple, les pieds nus et en haillons, qui se croisaient sur la place sans se toucher, ni se mélanger. A mesure qu'ils avançaient, la clameur s'amplifiait et les marques de piété s'intensifiaient ; les fidèles hurlaient pour réclamer le pardon de leurs péchés, persuadés que le mauvais temps était un ch‚timent divin pour les punir de leurs fautes. Les repentis venaient en masse, les églises regorgeaient de monde, et une rangée de prêtres s'installa sous des tentes et des parapluies pour organiser les confessions. L'Anglais fut fasciné par ce spectacle. Dans aucun de ses voyages il n'avait assisté à

quelque chose d'aussi exotique et d'aussi lugubre. Habitué à la sobriété

protestante, il lui semblait être revenu en plein Moyen Age ; jamais ses amis de Londres ne le croiraient. Même à une distance prudente, il pouvait percevoir les soubresauts de bête primitive et souffrante qui parcouraient par vagues la masse humaine. Il parvint à se hisser non sans mal sur le socle d'un monument qui occupait la petite place, en face de l'église de la Matrice, d'o˘ il put avoir une vue panoramique sur la foule. Soudain il se sentit tiré par le pantalon, il baissa les yeux et vit une fillette apeurée, un ch‚le sur la tête et le visage couvert de sang et de larmes. Il s'écarta brusquement, mais il

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était trop tard, elle avait sali son pantalon. Il l‚cha un juron et essaya de l'écarter avec des gestes, ne pouvant se souvenir des mots adéquats pour s'exprimer en espagnol, mais à sa grande surprise, elle lui dit dans un anglais parfait qu'elle était perdue et qu'il pouvait peut-être la ramener chez elle. Il la regarda alors avec plus d'attention.

- Je suis Eliza Sommers. Vous vous souvenez de moi ? murmura la fillette.

Profitant de ce que Miss Rosé se trouvait à Santiago, posant pour son portrait, et que Jeremy Sommers ne faisait que de rares apparitions à la maison ces jours-là, parce que les entrepôts de la Société avaient été

inondés, elle s'était mis dans la tête d'aller à la procession, et elle avait si bien embêté Marna Fresia que cette dernière avait fini par céder.

Ses maîtres lui avaient défendu de mentionner les rites catholiques ou indiens devant la fillette, et encore moins de les lui laisser voir, mais elle aussi mourait d'envie de voir le Christ de Mai une fois au moins dans sa vie. Les frères Sommers n'en sauraient jamais rien, conclut-elle. De sorte qu'elles étaient sorties de la maison sans faire de bruit, avaient descendu la colline à pied, étaient montées dans une carriole qui les avait laissées près de la place, puis elles s'étaient mêlées à une colonne d'Indiens pénitents. Tout se serait déroulé selon les plans imaginés si, dans le tumulte et la ferveur de cette journée, Eliza n'avait l‚ché la main de Marna Fresia qui, emportée par l'hystérie collective, ne s'en rendit pas compte tout de suite. Elle s'était mise à crier, mais sa voix s'était perdue dans le vacarme des prières et des tambours tristes des confréries.

Elle avait couru pour retrouver sa gouvernante, mais toutes les femmes se ressemblaient sous leurs ch‚les noirs et elle glissait sur le pavé couvert de boue, de cire de bougie et de sang. Puis les diverses colonnes s'étaient réunies en une seule foule qui se traînait tel un animal blessé, tandis que les cloches carillonnaient à toute volée et aue. dans le oort, les sirènes de bateaux hurlaient.

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Elle ignorait combien de temps elle était restée paralysée de terreur. Mais peu à peu elle avait repris ses esprits. Entre-temps, la procession s'était calmée, tout le monde était à genoux et, sur une estrade située en face de l'église, l'évêque en personne célébrait une messe chantée. Eliza avait songé partir en direction du Cerro Alegre, mais elle avait eu peur d'être prise par l'obscurité avant d'avoir atteint sa maison ; elle n'était jamais sortie seule et ne savait pas s'orienter. Elle avait décidé de ne pas bouger et d'attendre que la foule se disperse, peut-être alors Marna Fresia la retrouverait-elle. Puis ses yeux étaient tombés sur un grand rouquin accroché au monument de la place et elle avait reconnu le malade qu'elle avait soigné avec sa gouvernante. Sans hésiter elle s'était frayé un chemin jusqu'à lui.

- qu'est-ce que tu fais là ? Tu es blessée ? s'exclama l'homme.

- Je suis perdue ; vous pouvez me ramener chez moi ?

Jacob Todd lui essuya le visage avec son mouchoir et l'inspecta brièvement pour voir si elle n'avait aucune blessure apparente. Il en conclut que le sang devait venir des flagellants.

- Je vais te conduire au bureau de Mr. Som-

mers.

Mais elle le supplia de n'en rien faire parce que si son protecteur apprenait qu'elle avait suivi la procession, il renverrait Marna Fresia.

Todd partit à la recherche d'une voiture de location, difficile à trouver à

ce moment-là, tandis que la fillette marchait en silence sans lui l‚cher la main. L'Anglais sentit, pour la -première fois dans sa vie, un frisson de tendresse au contact de cette main tiède et menue accrochée à la sienne. De temps en temps il la regardait en coin, ému par ce visage enfantin aux yeux noirs en amande. Ils finirent par trouver une charrette tirée par deux mules, et l'homme qui la conduisait accepta de les mener au sommet de la colline pour le double du tarif habituel. Ils firent le trajet en silence et, une

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heure plus tard, Todd laissait Eliza en face de chez elle. Elle s'en alla en le remerciant, mais sans l'inviter à entrer. Il la vit s'éloigner, frêle et fragile, couverte jusqu'aux pieds par son ch‚le noir. La fillette fit subitement demi-tour, courut dans sa direction, lui jeta les bras autour du cou et lui administra un baiser sur la joue. Merci, dit-elle, une fois encore. Jacob Todd revint à son hôtel dans la même charrette. De temps en temps il se touchait la joue, surpris par ce sentiment doux et triste que lui inspirait la petite.

Les processions servirent à renforcer le repentir collectif et aussi, comme put le constater personnellement Jacob Todd, à interrompre les pluies, justifiant une fois encore l'excellente réputation du Christ de Mai. En moins de quarante-huit heures, le ciel se dégagea et un soleil timide fit son apparition, mettant une note optimiste dans le concert de tous ces malheurs. Pour cause de mauvais temps et d'épidémies, neuf semaines passèrent avant que les Sommets ne décident de reprendre leurs soirées du mercredi, et d'autres encore avant que Jacob Todd trouve le courage de dévoiler ses sentiments à Miss Rosé. quand il s'y résolut finalement, elle feignit ne pas l'avoir entendu, mais devant son insistance elle eut une réponse effrayante.

- La seule bonne chose du mariage, c'est le deuil, dit-elle.

- Un mari, pour bête qu'il soit, en impose toujours, répliqua-t-il sans perdre sa bonne humeur.

- Pas dans mon cas. Un mari serait une gêne et il ne pourrait rien me donner que je n'aie déjà.

- Des enfants, peut-être ?

- Mais quel ‚ge croyez-vous que j'ai, Mr. Todd ?

- Pas plus de dix-sept ans !

- Ne vous moquez pas. Heureusement j'ai Eliza.

- Je suis têtu, Miss Rosé, je ne m'estime jamais vaincu.

- Je vous en suis reconnaissante, Mr. Todd. Ce Les Anglais

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qui en impose, ce n'est pas un mari, mais plusieurs prétendants.

En tout cas, Rosé fut la raison qui décida Jacob Todd à rester au Chili beaucoup plus longtemps que les trois mois prévus pour vendre ses bibles.

Les Sommers furent le contact social idéal gr‚ce auquel s'ouvrirent, de part en part, les portes de la prospère colonie étrangère, disposée à

l'aider dans sa supposée mission religieuse en Terre de Feu. Il décida de s'informer sur les Indiens de Patagonie, mais après avoir jeté un coup d'úil distrait sur quelques vieux livres de la bibliothèque, il comprit que cela revenait au même de savoir ou de ne pas savoir, car l'ignorance en la matière était générale. Il suffisait de dire ce que les gens souhaitaient entendre, et pour cela il comptait sur sa langue en or. Pour placer son chargement de bibles entre les mains d'éventuels clients chiliens, il lui fallut améliorer son espagnol précaire. Avec ses deux mois passés en Espagne et sa bonne oreille, il réussit à apprendre plus vite et mieux que bien des Britanniques arrivés dans le pays vingt ans auparavant. Au début, il occulta ses idées politiques trop libérales, mais il constata que dans chaque réunion on le pressait de questions et qu'il était toujours entouré

d'un groupe d'auditeurs ahuris. Ses discours abolitionnistes, égalitaires et démocratiques secouaient l'apathie de ces bonnes gens. Ils donnaient lieu à d'interminables discussions chez les hommes et à des exclamations horrifiées chez les dames d'‚ge m˚r, mais ils attiraient irrémédiablement les plus jeunes. D'une façon générale, on le prenait pour un cinglé et ses idées incendiaires avaient quelque chose d'amusant ; en revanche, ses plaisanteries sur la famille royale britannique furent très mal reçues parmi les membres de la colonie anglaise, pour qui la reine Victoria, comme Dieu et l'Empire, était intouchable. Ses rentes modestes, mais non négligeables, lui permettaient de vivre avec une certaine aisance sans jamais être obligé de travailler sérieusement, ce qui le plaçait dans la caté-46

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gorie des gentlemen. Lorsqu'on apprit qu'il n'avait aucune liaison, les jeunes filles en ‚ge de se marier s'ingénièrent à lui mettre la main dessus, mais après avoir connu Rosé Sommers, lui n'avait d'yeux que pour cette dernière. Il se demandait à longueur de journée pour quelle raison la jeune femme restait célibataire, et la seule réponse qui venait à l'esprit de cet agnostique rationaliste, c'était que le Ciel la lui avait destinée.

- Jusqu'à quand me tourmenterez-vous, Miss Rosé ? Ne craignez-vous pas que je me fatigue de vous poursuivre ? plaisantait-il.

- Vous ne vous fatiguerez pas, Mr. Todd. Poursuivre le chat est beaucoup plus amusant que l'attraper, répliquait-elle.

L'éloquence du faux missionnaire fut une nouveauté dans ce milieu, et quand le bruit courut qu'il avait consciencieusement étudié les Saintes Ecritures, on lui offrit la parole. Il existait un petit temple anglican, mal vu par l'autorité catholique, mais la communauté protestante se réunissait aussi dans des maisons particulières. " qu'est-ce que ça veut dire une église sans vierges ni diables ? Les gringos sont tous des hérétiques, ils ne croient pas au Pape, ne savent pas prier, ils passent leur temps à chanter et ne communient même pas ", marmonnait Marna Fresia, scandalisée quand arrivait le moment d'organiser le service dominical chez les Sommers. Todd se prépara à lire brièvement un texte sur la sortie des Hébreux d'Egypte, souhaitant se référer aussitôt après à la situation des immigrants qui, comme les Juifs de la Bible, devaient s'adapter en terre étrangère. Mais Jeremy Sommers, le présentant aux personnes présentes comme un missionnaire, le pria de parler des Indiens en Terre de Feu. Jacob Todd ne savait pas o˘ se trouvait cette région et pourquoi elle portait ce nom si suggestif, mais il réussit à émouvoir son auditoire jusqu'aux larmes avec l'histoire de trois sauvages, chassés par un capitaine anglais et emmenés en Angleterre. En moins de trois ans, ces Les Anglais

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malheureux, qui vivaient nus dans un froid glacial et pratiquaient le cannibalisme, dit-il, étaient habillés correctement, étaient devenus de bons chrétiens et avaient appris les coutumes de la civilisation ; ils toléraient même la nourriture anglaise. Il ne précisa pas, cependant, qu'à

peine rapatriés ils avaient immédiatement retrouvé leurs anciennes habitudes, comme si jamais ils n'avaient été touchés par l'Angleterre ou par la parole de Jésus. A la demande de Jeremy Sommers, une collecte fut organisée sur-le-champ pour favoriser la divulgation de la foi ; elle obtint de si bons résultats que, le lendemain, Jacob Todd put ouvrir un compte dans la succursale de la Banque de Londres à Valparaiso. Le compte était alimenté chaque semaine avec les contributions des protestants et augmentait malgré les retraits fréquents effectués par Todd pour ses frais personnels, lorsque ses rentes n'y suffisaient pas. Plus l'argent rentrait, plus les obstacles et les prétextes se multipliaient pour repousser la mission d'évangélisation. Deux ans passèrent ainsi.

Jacob Todd finit par se sentir aussi à l'aise à Valparaiso que s'il y était né. Les Chiliens et les Anglais avaient plusieurs traits de caractère en commun : ils réglaient tout à travers des syndics et des avocats ; ils avaient un attachement absurde pour la tradition, les symboles patriotiques et la routine ; ils affichaient leur individualisme et leur horreur de l'ostentation, qu'ils méprisaient comme un signe d'arrivisme social ; ils étaient aimables et s˚rs d'eux, mais pouvaient être extrêmement cruels.

Cependant, à la différence des Anglais, les Chiliens avaient horreur de l'excentricité et ils ne craignaient rien tant que le ridicule. Si je parlais correctement l'espagnol, se dit Jacob Todd, je serais ici comme chez moi. Il avait pris pension chez une veuve anglaise qui hébergeait des chats et confectionnait les plus célèbres tartes du port. Il dormait avec quatre félidés sur son

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lit, mieux accompagné qu'il ne le fut jamais, et pour son petit déjeuner il mangeait les tartes alléchantes de son amphitryon. Il se fit des relations parmi des Chiliens de tous les milieux, des plus humbles, qu'il rencontrait lors de ses promenades dans les bas quartiers du port, aux plus huppés.

Jeremy Sommers le présenta au Club de l'Union, o˘ il fut accepté en tant que membre invité. Seuls les étrangers dont l'importance sociale était reconnue pouvaient s'enorgueillir d'un tel privilège, car il s'agissait d'une enclave de propriétaires terriens et de politiciens conservateurs, o˘

la valeur des membres se mesurait au nom qu'ils portaient. Les portes s'ouvrirent devant lui gr‚ce à son adresse aux cartes et aux dés ; il perdait avec une telle élégance que l'on se rendait à peine compte des fortes sommes qu'il gagnait. Là, il se lia d'amitié avec Agustin del Valle, propriétaire de terres agricoles dans cette région et de troupeaux de moutons dans le Sud, o˘ il n'avait jamais mis les pieds ; il y avait installé des contremaîtres écossais. Cette nouvelle amitié lui donna l'occasion de visiter les austères maisons des familles aristocratiques chiliennes, b‚tisses carrées et sombres aux grandes pièces presque vides, décorées sans raffinement, avec des meubles lourds, des candélabres funèbres et une quantité de crucifix sanguinolents, de vierges en stuc et de saints habillés comme d'anciens nobles espagnols. C'étaient des maisons tournées vers l'intérieur, fermées à la rue, avec de hautes grilles, incommodes et rustiques, mais possédant de frais corridors et des cours intérieures o˘ poussaient jasmin, orangers et rosiers.

Au début du printemps, Agustin del Valle invita les Sommers et Jacob Todd dans une de ses propriétés. Le trajet fut un cauchemar. Un homme à cheval mettait entre quatre et cinq heures, mais la caravane avec toute la famille et ses hôtes, partie à l'aube, n'arriva à destination qu'à la nuit tombée.

Les del Valle se déplaçaient dans des charrettes tirées par des búufs, dans lesquelles ils installaient des tables

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et des divans en tissu-éponge. Suivait un troupeau de mules avec l'équipage et des hommes à cheval, armés d'espingoles primitives pour se défendre des bandits, qui avaient l'habitude d'attendre au détour d'une colline. A l'énervante lenteur des animaux venaient s'ajouter les trous du chemin, o˘

s'enfonçaient les charrettes, et les haltes fréquentes durant lesquelles les serviteurs offraient, dans une nuée de mouches, les victuailles contenues dans les paniers. Todd ne connaissait rien à l'agriculture, mais il suffisait d'un regard pour comprendre que, sur cette terre fertile, tout poussait avec abondance ; les fruits tombaient des arbres et pourrissaient par terre sans que personne se donne la peine de les ramasser. Dans la propriété, il trouva le même style de vie qu'il avait observé quelques années auparavant en Espagne : une famille nombreuse unie par des liens de sang compliqués et un code de l'honneur inflexible. L'amphitryon était un patriarche puissant et féodal qui dirigeait d'une main de fer le destin de ses descendants et qui arborait, avec arrogance, une lignée remontant aux premiers conquistadores espagnols. Mes arrière-arrière-grands-parents, racontait-il, ont marché plus de mille kilomètres, engoncés dans de lourdes armures en acier, ont traversé des montagnes, des fleuves et le désert le plus aride du monde pour fonder la ville de Santiago. Dans sa famille, il était un symbole d'autorité et de bonne éducation ; loin des siens, il était reconnu pour être un tyran. Il avait une flopée de b‚tards et la mauvaise réputation de s'être débarrassé de plusieurs paysans lors d'une de ses légendaires sautes d'humeur, mais ces morts-là, comme tant d'autres péchés, ne remontaient jamais à la surface. Sa femme avait la quarantaine ; on aurait dit une vieille, flétrie, la tête baissée, toujours habillée en noir à cause de ses enfants morts en bas ‚ge et étouffant sous le poids de son corset, de la religion et de ce mari que le sort lui avait donné. Les enfants m‚les partageaient leur oisive existence entre messes, promenades, siestes, jeux et fêtes, tan-50

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dis que les filles flottaient comme des nymphes mystérieuses dans la maison et les jardins, dans des crissements de jupons, toujours sous l'úil vigilant de leurs duègnes. On les avait préparées depuis l'enfance à une existence de vertu, de foi et d'abnégation ; leur destin était le mariage de convenance et la maternité.

Ils assistèrent à une corrida de taureaux qui ne ressemblait en rien au brillant spectacle de courage et de mort typique de l'Espagne ; pas d'habits de lumière, pas de fanfare, pas de passion ni de gloire, seuls quelques hommes ivres et bravaches tourmentant l'animal avec des lances et des insultes, jetés à terre par des coups de corne au milieu des injures et des éclats de rire. Le plus dangereux, dans cette corrida, ce fut de faire sortir de l'arène la bête furieuse et mal en point, mais vivante. Todd fut satisfait de voir que l'on épargnait au taureau l'indignité ultime d'une exécution publique, car son bon cúur d'Anglais préférait voir le torero mort plutôt que l'animal. Le soir, les hommes jouaient à l'hombre et au rocambor, servis comme des princes par une véritable escouade de serviteurs humbles et sévères, dont le regard ne s'élevait jamais au-delà du sol et dont la voix ne dépassait pas le murmure. Ce n'était pas de l'esclavage, mais cela y ressemblait. Ils travaillaient en échange de protection, d'un toit et d'une partie des récoltes. En théorie ils étaient libres, mais ils restaient avec le patron, bien que ce dernier f˚t un despote et malgré les dures conditions de vie, parce qu'ils ne savaient pas o˘ aller. L'esclavage avait été aboli une dizaine d'années auparavant sans faire beaucoup d'éclat. Le trafic d'Africains ne fut jamais rentable sous ces latitudes o˘

il n'existait pas de vastes plantations, mais personne ne mentionnait le sort des Indiens, dépouillés de leurs terres et réduits à la misère, ni des paysans que l'on vendait et dont on héritait avec les propriétés, comme les animaux. On ne parlait pas non plus des cargaisons de Chinois et de Polynésiens destinés aux exploitations de guano dans les ^ îles Chincha. Tant qu'ils ne débarquaient pas, il n'y avait aucun problème : la loi interdirait l'esclavage sur la terre ferme, mais elle ne disait rien de la mer. Pendant que les hommes jouaient aux cartes, Miss Rosé s'ennuyait discrètement en compagnie de madame del Valle et de ses nombreuses filles. Eliza, en revanche, galopait dans la campagne avec Paulina, la seule fille d'Agustin del Valle qui échapp‚t au modèle languissant des femmes de cette famille. Elle avait quelques années de plus qu'Eliza, mais ce jour-là, elles s'amusèrent comme si elles avaient le même

‚ge, les cheveux au vent et le visage tourné vers le soleil, fustigeant leurs montures.

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Eliza Sommers était une fillette de petite taille et menue, aux traits délicats, tel un dessin exécuté à la plume. En 1845, lorsqu'elle eut treize ans et que poitrine et taille commencèrent à prendre forme, c'était encore une gamine, même si l'on devinait déjà la gr‚ce de tous ses gestes qui deviendrait son meilleur atout de beauté. L'implacable surveillance de Miss Rosé donna à son corps la rigidité d'une lance : elle l'obligeait à se tenir droite au moyen d'une tige métallique attachée le long du dos, lors des interminables heures d'exercices de piano et de broderie. Elle ne grandit guère et conserva la même allure enfantine, si trompeuse, qui plus d'une fois lui sauva la vie. Elle était dans le fond tellement gamine que, la puberté venue, elle continuait à dormir recroquevillée dans son lit d'enfant, entourée de ses poupées et suçant son pouce. Elle imitait l'attitude nonchalante de Jeremy Sommers car c'était, selon elle, un signe de force intérieure. Avec le temps, elle se fati-Igua de feindre l'ennui, mais l'entraînement lui avait servi à dominer son caractère. Elle participait aux t‚ches des domestiques : un jour pour faire le pain, un autre pour moudre le maÔs, un jour pour aérer les matelas et l'autre pour faire bouillir le linge blanc. Elle passait des heures blottie derrière le rideau du salon à dévorer une à une les úuvres classiques de la bibliothèque de Jeremy Sommers, les romans d'amour de Miss Rosé, les vieux journaux et toutes

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les lectures à portée de main, pour ennuyeuses qu'elles fussent. Elle se fit offrir par Jacob Todd une Bible en espagnol et t‚chait de la déchiffrer avec une infinie patience, car sa scolarité s'était déroulée en anglais.

Elle s'immergeait dans l'Ancien Testament, avec une fascination morbide pour les passions et les vices de ces rois qui séduisaient les épouses des autres, de ces prophètes qui punissaient à coups d'éclairs terribles, et de ces pères qui engendraient avec leurs propres filles. Dans la pièce de débarras, o˘ s'accumulaient toutes sortes de vieilleries, elle trouva des cartes, des livres de voyage et des,documents de navigation appartenant à

son oncle John, qui lui servirent pour préciser les contours du monde. Les précepteurs engagés par Miss Rosé lui apprirent le français, l'écriture, l'histoire, la géographie et un peu de latin, bien plus que ce que l'on inculquait dans les meilleurs collèges pour jeunes filles de la capitale, o˘ finalement la seule chose que l'on apprenait c'était quelques prières et les bonnes manières. Ses lectures désordonnées, aussi bien que les récits du capitaine Sommers, enflammèrent son imagination. Cet oncle navigateur apparaissait dans la maison avec sa cargaison de cadeaux, et mettait sa fantaisie en ébullition avec ses histoires incroyables d'empereurs noirs assis sur des trônes en or massif, de pirates malais qui collectionnaient des yeux humains dans des petites boîtes en coquilles d'huître, de princesses br˚lées sur la tombe funéraire de leur mari défunt.

A chacune de ses visites, tout était remis à plus tard, études scolaires et classes de piano. L'année se passait à l'attendre et à planter des aiguilles sur la carte en imaginant les latitudes de haute mer o˘ croisait son voilier. Eliza avait peu de contacts avec d'autres enfants de son ‚ge, elle vivait dans le monde clos de la maison de ses bienfaiteurs, dans l'éternelle illusion de n'être pas là, mais en Angleterre. Jeremy Sommers commandait tout par i catalogue, depuis le savon jusqu'aux chaussures, il t s'habillait avec des vêtements légers en hiver et portait un manteau en été parce qu'il s'en tenait au calendrier de l'hémisphère Nord. La petite écoutait et observait attentivement. D'un tempérament gai et indépendant, elle ne demandait jamais de l'aide et possédait le rare don de se rendre invisible à volonté, se fondant dans les meubles, les rideaux et les fleurs du papier mural. Le jour o˘ elle se réveilla avec sa chemise de nuit tachée par une substance rouge‚tre, elle s'en fut dire à Miss Rosé qu'elle saignait par en bas.

- N'en parle à personne, c'est une chose très privée. Tu es une femme maintenant et il faudra te comporter comme telle ; finis les enfantillages.

Le moment est venu d'aller au collège pour jeunes filles de Madame Colbert.

Ce fut toute l'explication de sa mère adoptive, donnée d'une seule traite et sans la regarder, tandis qu'elle tirait de l'armoire une douzaine de petites serviettes ourlées par ses soins.

- Tu es perdue, ma petite, ton corps va changer, tes idées vont s'embrouiller et n'importe quel homme pourra faire de toi ce qu'il voudra, l'avertit peu après Marna Fresia, à qui Eliza n'avait pas pu cacher le fait nouveau.

L'Indienne connaissait des plantes capables d'interrompre pour toujours le flux menstruel, mais elle s'abstint de les lui donner par crainte de ses patrons. Eliza prit cet avertissement au sérieux et décida de rester vigilante pour empêcher que cela arrive. Elle se banda fortement le torse avec une lanière en soie, persuadée que si cette méthode avait fonctionné

pendant des siècles pour empêcher les pieds des Chinoises de se développer, comme le disait son oncle John, il n'y avait aucune raison pour que cela ne fonctionne pas pour aplatir les seins. Elle décida aussi de se mettre à

écrire. Pendant des années elle avait vu Miss Rosé écrire dans ses cahiers et se dit que cette dernière faisait cela pour combattre la malédiction des idées embrouillées. quant à la dernière partie de la prophétie - n'importe quel

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homme pourrait faire d'elle ce qu'il voudrait -, elle lui accorda moins d'importance, pour la simple raison qu'elle ne put se mettre dans l'idée qu'il p˚t exister des hommes dans sa vie future. C'étaient tous des vieux qui avaient au moins vingt ans ; le monde était dépourvu d'êtres de sexe masculin de sa génération. Les seuls qu'elle aurait acceptés pour mari, le capitaine John Sommers et Jacob Todd, étaient hors de sa portée, car le premier était son oncle et le second était amoureux de Miss Rosé, comme le savait tout

Valparaiso.

Des années plus tard, se rappelant son enfance et sa jeunesse, Eliza pensa que Miss Rosé et Mr. Todd auraient fait un beau couple ; elle aurait adouci les aspérités de Todd, et lui l'aurait tirée de sa torpeur, mais les choses prirent un autre tour. Les années passant, alors que leurs têtes s'ornaient de cheveux blancs et qu'ils avaient fait de la solitude une longue habitude, ils se retrouveraient en Californie dans d'étranges circonstances. Il la courtiserait à nouveau avec la même intensité et elle le repousserait avec la même fermeté. Mais tout cela advint beaucoup plus tard.

Jacob Todd ne perdait pas une occasion de se rapprocher des Sommers. Il n'y eut de visiteur plus assidu et ponctuel à leurs soirées, plus attentif lorsque Miss Rosé chantait avec ses trilles impétueuses, ni aussi bien disposé à célébrer ses colères, y compris celles un peu cruelles dont il faisait souvent les frais. C'était une personne pleine de contradictions, mais ne l'était-il pas aussi ? N'était-il pas un athée qui vendait des bibles et abusait des gens avec cette histoire de supposée mission d'évangélisation ? Il se demandait pourquoi, étant si séduisante, elle ne s'était pas mariée ; une femme célibataire à cet ‚ge n'avait aucun avenir et aucune place dans la société. Au sein de la colonie étrangère, on parlait à mots rouverts d'un certain scandale survenu en Angle-Demoiselles

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terre, quelques années auparavant, ce qui expliquerait sa présence au Chili, transformée en gouvernante de son frère, mais il ne souhaita pas connaître les détails, préférant le mystère à la certitude d'une chose qu'il n'aurait peut-être pas tolérée. Il se répétait que le passé n'avait pas une grande importance. Il suffisait d'une indiscrétion ou d'une erreur de calcul pour ternir la réputation d'une femme, ou pour l'empêcher de réaliser un bon mariage. Il aurait donné des années de sa vie pour voir son amour partagé, mais elle ne montrait aucune velléité de céder devant son siège, elle n'essayait pas non plus de le décourager. Elle s'amusait au jeu qui consistait à l‚cher la bride pour la tirer ensuite d'un coup sec.

- Mr. Todd est un oiseau de mauvais augure avec des idées curieuses, des dents de cheval et des mains moites. Jamais je ne l'épouserais, même s'il était le dernier célibataire de l'univers, confessa en riant Miss Rosé à

Eliza.

Ce commentaire ne fit pas rire la petite. Elle était en dette envers Jacob Todd, non seulement parce qu'il l'avait sauvée lors de la procession du Christ de Mai, mais aussi parce qu'à aucun moment il n'avait mentionné

l'incident, comme si ce dernier n'avait jamais eu lieu. Cet allié étrange lui plaisait : il sentait le chien de chasse, comme son oncle John. La bonne impression qu'elle en avait se transforma en loyale affection quand, cachée derrière le pesant rideau de velours vert du salon, elle l'écouta parler avec Jeremy Sommers.

- Il faut que je prenne une décision concernant Eliza, Jacob. Elle n'a pas la moindre idée de sa place dans la société. Les gens commencent à jaser, et Eliza doit sans doute rêver à un avenir qui ne lui correspond pas. Il n'y a rien de plus dangereux que le démon de la fantaisie dissimulé dans l'‚me féminine.

- N'exagérez pas, mon ami. Eliza est encore une petite fille, mais elle est intelligente et elle trouvera sa place, c'est certain.

- L'intelligence est une gêne pour la femme. Rosé

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veut l'envoyer à l'école pour jeunes filles de Madame Colbert, mais moi je ne suis pas partisan de donner trop d'éducation aux filles, elles deviennent ingouvernables. Chacun à sa place, c'est ma devise.

- Le monde est en train de changer, Jeremy. Aux Etats-Unis, les hommes libres sont égaux devant la loi. Les classes sociales ont été abolies.

- Nous parlons des femmes, pas des hommes. Pour le reste, les Etats-Unis sont un pays de commerçants et de pionniers, sans traditions ni sens de l'histoire. L'égalité n'existe nulle part, pas même parmi les animaux, et encore moins au Chili.

- Nous sommes des étrangers, Jeremy, nous parlons à peine l'espagnol. que nous importent les classes sociales chiliennes ? Nous n'appartiendrons jamais à ce pays...

- Nous devons donner le bon exemple. Si nous, les Britanniques, sommes incapables de garder notre maison en ordre, que peut-on attendre des autres ?

- Eliza a été élevée dans cette famille. Je ne pense pas que Miss Rosé

acceptera de la mettre à l'écart pour la seule raison qu'elle est en train de grandir.

C'est effectivement ce qui se passa. Rosé provoqua son frère avec le répertoire complet de ses maux. Ce furent d'abord des coliques, puis une migraine foudroyante qui, du jour au lendemain, la rendit aveugle.

Pendant plusieurs jours, la maison fut plongée dans le silence : on tira les rideaux, on marcha sur la pointe des pieds, on chuchota. On ne cuisinait plus parce que les odeurs de nourriture augmentaient les symptômes. Jeremy Sommers mangeait dans son Club et revenait chez lui avec cet air déconcerté et timide de qui visite un hôpital. L'étrange cécité et autres multiples indispositions de Rosé, ainsi que le silence timoré du personnel de la maison, eurent rapidement raison de sa fermeté. Pour couronner le tout, Marna Fresia, mise mystérieusement au courant des discussions privées entre les deux frères, devint une formidable alliée de sa patronne.

Demoiselles

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Jeremy Sommers se considérait comme un homme cultivé et pragmatique, invulnérable à l'intimidation d'une sorcière superstitieuse comme Marna Fresia, mais quand l'Indienne alluma des bougies noires et répandit de la fumée de sauge partout sous prétexte d'éloigner les moustiques, il s'enferma dans la bibliothèque, mi-effrayé, mi-furieux. La nuit, il l'entendait traîner ses pieds nus de l'autre côté de la porte, et chantonner à mi-voix des incantations et des malédictions. Le mercredi, il trouva un lézard mort dans sa bouteille de brandy et décida qu'il était temps d'agir. Il frappa pour la première fois à la porte de la chambre de sa súur et fut admis dans ce sanctuaire des mystères féminins qu'il préférait ignorer, de même qu'il ignorait la petite salle de couture, la cuisine, la buanderie, les chambrettes sombres de la soupente o˘ dormaient les servantes, et la masure de Marna Fresia, au fond de la cour. Son monde à lui, c'étaient les salons, la bibliothèque aux étagères en acajou verni avec sa collection de gravures de chasse, la salle de billard et sa magnifique table sculptée, sa chambre meublée avec une simplicité Spartiate et une petite pièce garnie de carreaux italiens pour sa toilette, o˘ un jour il pensait installer une salle de bains moderne, comme celles aperçues dans les catalogues envoyés de New York, parce qu'il avait lu que récupérer les excréments humains dans des pots pour les utiliser comme fertilisant était source d'épidémies. Il dut attendre que ses yeux s'habituent à la pénombre, respirant à contrecúur un mélange d'odeurs pharmaceutiques et de fort parfum vanillé. Rosé était à peine visible. Les traits tirés et souffrante, elle reposait, sur le dos, dans son lit sans oreiller, les bras croisés sur la poitrine comme pour une répétition de sa propre mort. A son côté, Eliza serrait un linge imbibé de thé vert qu'elle était sur le point de lui poser sur les yeux.

- Laisse-nous seuls, petite, dit Jeremy Sommers, en s'asseyant sur une chaise, contre le lit.

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Eliza fit un salut discret et sortit, mais elle connaissait par cúur les points faibles de la maison et, l'oreille collée à la mince cloison de la chambre, elle put entendre la conversation, qu'elle répéta ensuite à Marna Fresia et nota dans son Journal.

- C'est bon, Rosé. Nous ne pouvons plus continuer à nous faire la guerre.

Mettons-nous d'accord. qu'est-ce que tu veux ? demanda Jeremy, vaincu d'avance.

- Rien, Jeremy... soupira-t-elle d'une voix à peine audible.

- Jamais Eliza ne sera acceptée dans le collège de Madame Colbert. N'y vont que les jeunes filles de la haute société, issues de familles normales.

Tout le monde sait qu'Eliza est une enfant adoptée.

- Je ferai en sorte qu'on l'accepte, moi ! s'exclama-t-elle avec une passion inattendue pour une agonisante.

- Ecoute-moi, Rosé, Eliza a reçu une éducation suffisante. Elle doit apprendre un métier pour gagner sa vie. qu'adviendra-t-il quand toi et moi nous ne serons plus là pour la protéger ?

- Si elle a une bonne éducation, elle fera un bon mariage, dit Rosé, lançant la compresse de thé par terre et se redressant dans son lit.

- Eliza n'est pas précisément une beauté, Rosé.

- Tu ne l'as pas bien regardée, Jeremy. Elle s'améliore de jour en jour, elle sera jolie, je peux te l'assurer. Les prétendants ne manqueront pas !

- Orpheline et sans dot ?

- Elle aura une dot, répliqua Miss Rosé, sortant de son lit en titubant et faisant des petits pas d'aveugle, nu-pieds et les cheveux en bataille.

- Comment cela ? Nous n'avions jamais parlé de ça...

- Parce que le moment n'était pas encore venu, Jeremy. Une jeune fille à

marier a besoin de bijoux, d'une garde-robe avec suffisamment de linge pour plusieurs années et de tout l'indispensable pour la Demoiselles

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maison, outre une jolie somme d'argent pour permettre au couple de monter une affaire.

- Et puis-je savoir quelle est la contribution de l'époux ?

- La maison, et il lui faudra aussi entretenir sa femme pour le restant de ses jours. De toute façon, Eliza a encore des années devant elle avant d'être en ‚ge de se marier et, le moment venu, elle aura une dot. John et moi nous chargerons de la lui donner, nous ne te demanderons pas un centime, mais il est inutile de perdre notre temps à parler de tout cela maintenant. Tu dois considérer Eliza comme si elle était ta fille.

- Elle ne l'est pas. Rosé.

- Alors traite-la comme si elle était ma fille. Es-tu au moins d'accord là-dessus ?

- Oui, je le suis, céda Jeremy Sommers.

Les infusions de thé firent des miracles. La malade guérit complètement et quarante-huit heures plus tard, elle avait récupéré la vue et paraissait radieuse. Elle s'occupa de son frère avec une sollicitude charmante ; jamais elle n'avait été si douce et enjouée à son égard. La maison retrouva son rythme normal et, dans la salle à manger, surgirent à nouveau les délicieux plats typiques de Marna Fresia, les pains odorants préparés par Eliza et les g‚teaux délicats qui avaient contribué au renom de la table des Sommers. Dès lors, Miss Rosé modifia de façon drastique son comportement hiératique envers Eliza et elle se consacra, avec un élan maternel jamais montré auparavant, à la préparer pour le collège, tandis qu'elle commençait en même temps à faire le siège soutenu de Madame Colbert. Elle avait décidé qu'Eliza ferait des études, aurait une dot et une réputation de belle fille, même si elle ne l'était pas, parce que la beauté, selon elle, était une question de style. Toute femme qui se comporte avec la souveraine assurance d'une beauté finit par convaincre tout le monde qu'elle en est une, soutenait-elle. Le premier pas pour émanciper Eliza serait un bon mariage,

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Fille du destin

dans la mesure o˘ la petite n'avait pas de frère aîné pour lui servir de faire-valoir, comme dans son propre cas. Elle-même ne voyait pas les avantages du mariage, une épouse était la propriété du mari, avec moins de droits qu'un domestique ou un enfant. D'autre part, une femme seule et sans fortune était à la merci des pires abus. Avec de l'astuce, une femme mariée pouvait manúuvrer son mari et, avec un peu de chance, elle pouvait être veuve rapidement...

- Moi je donnerais volontiers la moitié de ma vie pour disposer de la même liberté qu'un homme, Eliza. Mais nous sommes des femmes et nous sommes fichues. La seule chose que nous puissions faire, c'est tirer profit du peu que nous avons.

Miss Rosé s'abstint de lui dire que la seule fois o˘ elle avait essayé de voler de ses propres ailes, elle s'était cogné le nez contre la réalité : elle ne voulait pas inculquer des idées subversives dans l'esprit de la fillette. Elle était décidée à lui offrir un destin meilleur que le sien, et l'entraînerait à l'art de la simulation, de la manipulation et de la ruse, car cela était plus utile que la naÔveté, elle en était persuadée.

Elle s'enfermait avec Eliza trois heures le matin et trois autres heures l'après-midi, pour étudier les textes scolaires venus d'Angleterre. Elle intensifia l'enseignement du français avec un professeur, car une demoiselle bien élevée ne pouvait ignorer cette langue. Le reste du temps, elle supervisait personnellement chaque point d'aiguille effectué par Eliza pour son trousseau ; draps, serviettes, nappes et linge intérieur brodé

avec soin étaient rangés par la suite dans des coffres, le tout enveloppé

dans des linges et parfumé à la lavande. Tous les trois mois, elles sortaient le contenu des coffres et retendaient au soleil, évitant ainsi la dévastation de l'humidité et des mites pendant les années précédant le mariage. Elle acheta un coffret pour les bijoux de la dot et chargea son frère John de le remplir avec les cadeaux rapportés de ses voyages. S'y entassèrent des saphirs

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de l'Inde, des émeraudes et des améthystes du Brésil, des colliers et des bracelets en or de Venise et même un petit pendentif en diamants. Jeremy Som-mers ne sut rien des détails et de la façon dont son frère et sa súur finançaient de telles extravagances. Les classes de piano - maintenant données par un professeur venu de Belgique, qui utilisait une baguette pour frapper les doigts maladroits de ses élèves - devinrent un martyre quotidien pour Eliza. Elle suivait aussi des cours dans une Académie de danse de salon et, sur les suggestions du maître de danse. Miss Rosé

l'obligeait à marcher pendant des heures avec un livre en équilibre sur la tête, afin qu'elle grandisse droit. Elle étudiait, faisait ses exercices de piano et marchait droit comme un I, même quand elle ne portait pas de livre sur la tête, mais le soir elle se glissait, pieds nus, jusqu'à la cour des domestiques et il arrivait que l'aube la surprît dormant sur une paillasse, enlacée à Marna Fresia.

Deux ans après les inondations, la chance tourna et, dans le pays, tout ne fut que temps clément, calme politique et bien-être économique. Les Chiliens étaient sur leurs gardes. Ils s'étaient habitués aux catastrophes naturelles et tant de bonnes choses pouvaient être l'annonce d'un gros cataclysme. On découvrit, d'autre part, de riches gisements d'or et d'argent dans le Nord. Durant la Conquête, quand les Espagnols arpentaient l'Amérique à la recherche de métaux précieux, emportant tout ce qu'ils trouvaient sur leur passage, le Chili était considéré comme un trou perdu car, comparé aux riches contrées du reste du continent, il avait très peu à

offrir. Dans leur marche forcée à travers les énormes montagnes et le désert lunaire du Nord, l'avidité s'épuisait dans le cúur de ces conquistadores, et s'il en restait quelque chose, les Indiens sauvages se chargeaient de la transformer en repentir. Les capitaines, épuisés et pauvres, maudissaient cette terre o˘ il ne leur restait 64

Fille du destin

d'autre solution que de planter leurs bannières et se laisser mourir, car revenir sans gloire était pis encore. Trois cents ans plus tard, ces mines, invisibles aux yeux des ambitieux soldats espagnols, exhumées tout d'un coup comme par enchantement, furent un cadeau inespéré pour leurs descendants. De nouvelles fortunes naquirent, auxquelles vinrent s'ajouter celles de l'industrie et du commerce. L'ancienne aristocratie de la terre, qui avait toujours tenu la poêle par le manche, se sentit menacée dans ses privilèges, et le mépris pour les nouveaux riches devint un signe de ralliement.

L'un de ces nouveaux riches tomba amoureux de Paulina, la fille aînée d'AgustÔn del Valle. Il s'agissait de Feliciano Rodriguez de Santa Cruz, qui s'était enrichi en quelques années gr‚ce à une mine d'or exploitée en commun avec son frère. On ne connaissait pas grand-chose de ses origines, on le soupçonnait quand même d'avoir des ancêtres juifs convertis et d'avoir adopté ce nom chrétien si ronflant pour échapper à l'Inquisition, raison amplement suffisante pour se voir rejeté par les orgueilleux del Valle. Des cinq filles d'AgustÔn, Paulina se distinguait, selon Jacob Todd, parce que son caractère audacieux et gai lui rappelait celui de Miss Rosé.

La jeune fille avait un rire sincère qui contrastait avec les sourires voilés derrière les éventails et les mantilles de ses súurs. Mis au courant de l'intention de son père de l'enfermer dans un couvent pour mettre un terme à ses amours, Jacob Todd décida, contre toute prudence, de lui venir en aide. Avant qu'elle ne soit emmenée, il se débrouilla pour échanger quelques mots seul à seul avec elle, profitant d'une inattention de sa duègne. Sachant que le temps pour des explications était compté, Paulina tira de son corsage un billet, tant de fois plié et replié qu'on aurait dit un rocher, et le pria de remettre ce dernier à son amoureux. Le lendemain, la jeune fille s'en fut, séquestrée par son père, pour un voyage de plusieurs jours par des chemins impossibles vers Concepcfon, une ville du Sud

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proche des réserves d'Indiens, o˘ les religieuses auraient la t‚che de lui remettre les idées en place à travers prières et je˚ne. Pour éviter qu'elle ait l'idée saugrenue de se rebeller ou de s'échapper, le père donna l'ordre de lui raser la tête. La mère récupéra les tresses, les enveloppa dans un linge de batiste brodé et porta celui-ci, comme présent, aux dévotes de l'église de la Matrice pour la confection de chevelures de saints. Entre-temps, Todd, non seulement réussit à remettre la missive, mais il vérifia aussi auprès des frères de la jeune fille l'emplacement exact du couvent et passa le renseignement à un Feliciano Rodriguez de Santa Cruz fort affligé.

Reconnaissant, le prétendant tira sa montre de gousset avec sa chaîne en or massif, et insista pour l'offrir au messager béni de ses amours, mais ce dernier la refusa, offensé.

- Je ne sais comment vous payer pour ce que vous avez fait, murmura Feliciano, troublé.

- Vous ne me devez rien.

Jacob Todd n'eut aucune nouvelle du malheureux couple pendant un certain temps, mais deux mois plus tard, la savoureuse nouvelle de la fuite de la jeune fille était la risée de toutes les réunions, et le fier Augustin del Valle dut supporter le récit des nombreux détails piquants, qui le couvrirent de ridicule. La version, relatée par Paulina à Jacob Todd quelques mois plus tard, fut qu'un soir de juin, une de ces soirées hivernales de pluie fine et de prompte obscurité, elle était parvenue à

déjouer la surveillance et s'était enfuie du couvent en habit de novice, emportant les candélabres en argent du maître-autel. Informé par Jacob Todd, Feliciano Rodriguez de Santa Cruz avait gagné le Sud et s'était maintenu secrètement en contact avec elle depuis le début, attendant le moment de la retrouver. Ce soir-là, il l'attendait à proximité du couvent, et quand elle se trouva devant lui, il lui fallut quelques secondes pour reconnaître cette novice à moitié chauve qui s'effondra dans ses bras sans l‚cher les candélabres.

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- Ne me regarde pas comme ça, enfin, les cheveux repoussent, dit-elle en l'embrassant à pleine bouche.

Feliciano la ramena à Valparaiso dans une voiture fermée et l'installa temporairement dans la maison de sa mère veuve, la cachette la plus respectable qu'il p˚t trouver, bien décidé à protéger au mieux leur honneur, même s'ils ne pouvaient éviter que le scandale les éclabousse. La première impulsion d'Agustin fut d'affronter en duel le séducteur de sa fille, mais le moment venu, il apprit que ce dernier était en voyage d'affaires à Santiago. Il résolut alors de retrouver Paulina, avec l'aide de ses fils et neveux d˚ment armés et bien décidés à venger l'honneur de la famille, tandis que la mère et les súurs récitaient en chúur le rosaire pour la fille égarée. L'oncle évêque, qui avait conseillé d'envoyer Paulina chez les súurs, tenta de ramener les esprits à la raison, mais ces protomachos n'avaient que faire de ses sermons de bon chrétien. Le voyage de Feliciano faisait partie de la stratégie imaginée entre son frère et Jacob Todd. Il s'en fut tranquillement à la capitale tandis que les deux autres mettaient en úuvre le plan d'action à Valparaiso : ils publièrent dans un journal libéral la disparition de mademoiselle Paulina del Valle, nouvelle que la famille s'était bien gardée de divulguer. La vie des deux amoureux fut ainsi sauvée.

AgustÔn del Valle finit par accepter de ne pas braver la loi et de sauver son honneur avec des noces publiques, plutôt qu'avec un double assassinat.

Les bases d'une paix forcée furent établies et, une semaine plus tard, lorsque tout fut prêt, Feliciano s'en revint. Les fugitifs se présentèrent dans la résidence des del Valle accompagnés par le frère du fiancé, un avocat et l'évêque. Jacob Todd resta discrètement absent. Paulina apparut vêtue d'une robe très simple, mais en enlevant son ch‚le, tout le monde put voir qu'elle portait, tel un défi, un diadème de reine. Elle avança au bras de sa future belle-Demoiselles

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mère, laquelle était prête à répondre de sa vertu, mais on ne lui en laissa pas l'occasion. Comme la dernière chose que la famille souhaitait, c'était un nouvel entrefilet dans la presse, Agustin del Valle n'eut d'autre solution que d'accueillir la fille rebelle et son indésirable prétendant.

Il le fit, entouré de ses fils et de ses neveux, dans la salle à manger, transformée en tribunal pour l'occasion, tandis que les femmes de la famille, recluses à l'autre extrémité de la maison, apprenaient les détails par les servantes, qui écoutaient derrière les portes et couraient pour rapporter chaque mot prononcé. Selon elles, la jeune fille se présenta avec tous ces diamants qui brillaient dans ses cheveux dressés sur sa tête de teigneuse, et affronta son père sans faire montre de modestie ou de crainte, annonçant que les candélabres étaient encore en sa possession, et qu'en réalité elle les avait pris uniquement pour faire la nique aux religieuses. AgustÔn del Valle leva son fouet à chevaux, mais le fiancé

s'interposa pour recevoir le ch‚timent. Alors l'évêque, très fatigué, mais à l'autorité intacte, intervint avec l'argument irréfutable qu'il ne pouvait y avoir de noces publiques, visant à faire taire les cancans, si les fiancés portaient des marques sur le visage.

- que l'on nous serve une tasse de chocolat, Agustin, et asseyons-nous pour discuter comme des gens bien élevés, proposa le dignitaire de l'Eglise.

Ce qui fut fait. Ils demandèrent à la jeune fille et à la veuve Rodriguez de Santa Cruz d'aller attendre dehors, car c'était là une affaire d'hommes, et après avoir consommé plusieurs jarres d'un chocolat mousseux, ils parvinrent à un accord. Ils rédigèrent un document dans lequel les termes économiques furent clairement définis et l'honneur des deux parties demeura sain et sauf, ils signèrent devant notaire et commencèrent à mettre au point les détails de la noce. Un mois plus tard, Jacob Todd assista à une fête inoubliable o˘ l'hospitalité de la famille del Valle fut d'une prodigalité jamais vue. Il y eut bal, récital 68 Fille du destin

et un formidable repas qui se prolongea jusqu'au lendemain. Les invités s'en furent en commentant la beauté de la mariée, le bonheur du marié et la chance des beaux-parents, qui mariaient leur fille avec une solide, bien que récente, fortune. Les mariés partirent aussitôt vers le nord du pays.

Mauvaise réputation

Jacob Todd regretta le départ de Feliciano et de Paulina, il s'était lié

d'amitié avec le millionnaire des mines et sa sémillante épouse. Il se sentait de plus en plus à son aise avec les jeunes chefs d'entreprise, et de moins en moins bien avec les membres du Club de l'Union. Comme lui, les nouveaux chefs d'industrie avaient la tête pleine d'idées européennes, ils étaient modernes et libéraux, à la différence de l'ancienne oligarchie de la terre, qui avait un demi-siècle de retard. Il lui restait encore cent soixante-dix bibles remisées sous son lit, dont il ne se souvenait plus, parce que le pari était perdu depuis longtemps. Il était parvenu à dominer suffisamment l'espagnol pour se débrouiller tout seul et, bien que n'étant pas payé de retour, il était toujours amoureux de Rosé Sommers, deux bonnes raisons pour rester au Chili. Les vexations répétées de la jeune femme étaient devenues une douce habitude et il n'en ressentait plus d'humiliation. Il apprit à les accepter avec ironie et à lui rendre la pareille sans malice, comme un jeu de balle dont les règles mystérieuses n'étaient connues que d'eux seuls. Il entra en relation avec certains intellectuels et passait des nuits entières à parler des philosophes français et allemands, ainsi que des découvertes scientifiques qui ouvraient de nouveaux horizons dans la connaissance de l'homme. Il disposait de longues heures pour penser, lire et discuter. Il en avait tiré

quelques idées qu'il notait dans

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un gros cahier écorné par l'usage et il dépensait une bonne partie de son argent dans l'achat de livres, les uns commandés à Londres, les autres trouvés dans la librairie Santos Tornero, dans le quartier El Almendral o˘

vivaient les Français et o˘ était situé le plus fameux bordel de Valparaiso. La librairie était le lieu de réunion des intellectuels et des apprentis écrivains. Todd passait des journées entières à lire ; après quoi, il donnait les livres à ses camarades qui s'ingéniaient à les traduire et à en publier des extraits dans de modestes pamphlets qui circulaient de main en main.

Du groupe d'intellectuels, le plus jeune était Joaquin Andieta, à peine ‚gé

de dix-huit ans, mais qui compensait son manque d'expérience par une nette vocation de leader. Sa personnalité électrisante éclatait avec d'autant plus de force qu'il était jeune et pauvre. Ce JoaquÔn n'était pas quelqu'un de très bavard. Aimant l'action, il était un des rares à avoir des idées claires et suffisamment de courage pour transformer en menées révolutionnaires les idées contenues dans les livres, alors que les autres préféraient en discuter interminablement autour d'une bouteille dans l'arrière-boutique de la librairie. Todd remarqua Andieta tout de suite, ce jeune homme avait quelque chose d'inquiétant et de pathétique qui l'attirait. Il avait noté sa mallette cabossée et ses vêtements r‚pés, transparents et cassants comme peau d'oignon. Pour cacher les trous aux semelles de ses bottes, il ne s'asseyait jamais en levant la jambe ; il ne retirait pas non plus sa veste parce que, supposait Todd, sa chemise devait être pleine de trous et de ravaudages. Il ne possédait pas de vrai manteau, mais en hiver il était le premier à se lever à l'aube pour aller distribuer des pamphlets et coller des pancartes appelant les travailleurs à la rébellion contre les abus des patrons, ou les marins à s'opposer aux capitaines et aux compagnies navales, t‚che souvent inutile car les destinataires étaient, pour la plupart.

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analphabètes. Leurs appels à la justice étaient la proie du vent et de l'indifférence humaine.

Gr‚ce à des recherches discrètes, Jacob Todd découvrit que son ami était employé par la Compagnie Britannique d'Import-Export. En échange d'un salaire misérable et d'un horaire épuisant, il enregistrait les articles qui passaient par les bureaux du port. Il lui était également exigé de porter un col dur et des souliers cirés. Son existence se déroulait dans une salle non ventilée et mal éclairée o˘ les tables s'alignaient, l'une derrière l'autre, jusqu'à l'infini, et sur lesquelles s'empilaient des dossiers et des livres de compte poussiéreux qui restaient des années sans être consultés. Todd se renseigna auprès de Jeremy Sommers, mais ce dernier ne put l'éclairer. Il le voyait sans doute tous les jours, dit-il, mais il n'avait pas de rapports personnels avec ses subordonnés, et il était rare qu'il p˚t les identifier par leur nom. Par d'autres sources, il apprit qu'Andieta vivait avec sa mère ; sur le père, il n'eut aucun renseignement.

Ce devait être un marin de passage, se dit-il, et la mère, une de ces pauvres femmes qui n'appartiennent à aucune catégorie sociale, b‚tarde peut-être ou répudiée par sa famille. Joaquin Andieta avait les traits d'un Andalou et la gr‚ce virile d'un jeune torero. Tout chez lui suggérait fermeté, élasticité, maîtrise de soi ; ses mouvements étaient précis, son regard intense et son orgueil émouvant. Aux idées utopiques de Todd, il opposait une vision terre à terre de la réalité. Todd prêchait pour la création d'une société communautaire, sans curés ni policiers, gouvernée démocratiquement par une loi morale unique et sans appel.

- Vous vivez dans la lune, Mr. Todd. Nous avons beaucoup à faire, il est inutile de perdre notre temps à discuter de choses fantaisistes, l'interrompait Joaquin Andieta.

- Mais si nous ne commençons pas par imaginer la société parfaite, comment allons-nous la créer ? répliquait l'autre en agitant son cahier, tous les jours nlus énais. auauel il avait aiouté des plans de villes 72

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idéales o˘ chaque habitant cultivait son jardin, et o˘ les enfants grandissaient sains et heureux, élevés par la communauté : puisqu'il n'existait pas de propriété privée, on ne pouvait pas non plus réclamer la possession des enfants.

- Nous devons améliorer la vie désastreuse que nous menons ici'. La première chose, c'est d'incorporer les travailleurs, les pauvres et les Indiens, de donner la terre aux paysans et de retirer le pouvoir aux curés.

Il est nécessaire de changer la Constitution, Mr. Todd. Ici, seuls les propriétaires votent, ce sont donc les riches qui commandent. Les pauvres ne comptent pas.

Au début, Jacob Todd cherchait des moyens détournés pour aider son ami, mais il lui fallut bientôt y renoncer parce que ses initiatives l'offensaient. Il lui commandait des menus travaux pour avoir le prétexte de lui donner de l'argent, mais Andieta s'exécutait consciencieusement et refusait ensuite catégoriquement toute forme de paiement. Si Todd lui offrait du tabac, un verre de brandy ou son parapluie les nuits d'orage, Andieta réagissait avec une arrogance glacée, laissant l'autre déconcerté

et parfois offensé. Le jeune homme n'évoquait jamais sa vie privée ou son passé. Il avait l'air de prendre chair de brefs instants, le temps de passer quelques heures de conversation révolutionnaire ou de lectures enflammées dans la librairie, avant de redevenir fumée au terme de ces soirées. Il n'avait pas d'argent pour aller dans une taverne avec les autres et il n'acceptait aucune invitation.

Un soir, Todd, ne pouvant supporter plus longtemps cette incertitude, le suivit à travers le labyrinthe des rues du port, o˘ il pouvait se cacher dans l'ombre des porches et dans les courbes de ces absurdes ruelles qui, disait-on, étaient tortueuses exprès pour éviter que le Diable ne s'y mette. Il vit Joaqufn Andieta retrousser ses pantalons, retirer ses chaussures, les envelopper dans une feuille de journal et les mettre précautionneusement dans sa vieille

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mallette d'o˘ il tira des sandales de paysan qu'il chaussa. A cette heure tardive, il n'y avait que quelques ‚mes perdues et des chats errants fouillant dans les poubelles. Todd se sentait comme un voleur, il avançait dans l'obscurité presque sur les talons de son ami. Il pouvait entendre sa respiration agitée et l'incessant frottement de ses mains pour combattre les assauts du vent glacé. Ses pas le conduisirent vers un quartier auquel on accédait par une de ces ruelles étroites et typiques de la ville. Une odeur fétide d'urine et d'excréments lui sauta au visage ; dans ces quartiers, les hommes chargés du nettoyage, avec leurs longues perches pour déboucher les égouts, passaient rarement. Il comprit la précaution d'Andieta d'enlever son unique paire de chaussures : il ne savait pas sur quoi il marchait, ses pieds s'enfonçaient dans une substance pestilentielle. Dans la nuit sans lune, de p‚les lumières filtraient à

travers les volets déglingués de fenêtres sans vitres, bouchées par du carton ou des lattes de bois. A travers les fentes, on pouvait voir l'intérieur de pièces misérables éclairées à la bougie. Le léger brouillard donnait à la scène un air irréel. Il vit Joaqufn Andieta craquer une allumette, la protéger de la bise avec son corps, tirer une clé et ouvrir la porte à la lueur tremblante de la flamme. C'est toi, fils ? Il entendit clairement une voix de femme, plus claire et plus jeune qu'il n'imaginait.

La porte se referma aussitôt. Todd resta un long moment dans l'obscurité à

observer la masure avec un très fort désir de frapper à la porte, désir qui n'était pas seulement de la curiosité, mais une affection débordante pour son ami. Nom de Dieu, je deviens complètement idiot, marmonna-t-il finalement. Il fit demi-tour et se dirigea vers le Club de l'Union pour prendre un verre et lire le journal, mais il revint sur sa décision, incapable d'affronter le contraste entre la pauvreté qu'il venait de laisser derrière lui et les salons encombrés de meubles en cuir et de lustres en cristal. Il gagna sa chambre, enflammé par un feu de compassion assez semblable

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à cette fièvre qui avait bien failli l'emporter lors de sa première semaine au Chili.

Les choses en étaient là, fin 1845, lorsque la flotte commerciale maritime de Grande-Bretagne affecta, à Valparaiso, un aumônier pour répondre aux besoins spirituels des protestants. L'homme arriva avec l'idée d'affronter les catholiques, de construire un temple anglican solide et de redorer le blason de sa congrégation. Son premier geste officiel fut d'examiner les comptes concernant le projet de mission en Terre de Feu, dont les résultats n'étaient visibles nulle part. Jacob Todd se fit inviter à la campagne par Agustin del Valle afin de donner le temps au nouveau pasteur d'épuiser son énergie, mais quand il revint, deux semaines plus tard, il constata que l'aumônier n'avait pas oublié l'affaire. Todd trouva cependant de nouveaux prétextes pour l'éviter, mais il dut finalement se présenter devant un auditeur, puis devant une commission de l'Eglise Anglicane. Il s'embrouilla dans des explications qui devinrent de plus en plus fantaisistes à mesure que les chiffres apportaient la preuve irréfutable de l'escroquerie. Il rendit l'argent qui restait sur son compte, mais sa réputation souffrit un irrémédiable revers. Il lui fallut faire une croix sur les soirées du mercredi chez les Sommers, et plus personne, dans la colonie étrangère, ne le réinvita. On l'évitait dans la rue, et ceux qui avaient avec lui une affaire en cours y mirent un terme. La nouvelle de l'escroquerie parvint aux oreilles de ses amis chiliens qui lui suggérèrent discrètement, mais fermement, de ne plus mettre les pieds au Club de l'Union, s'il voulait s'épargner la honte de s'en voir expulsé. Il ne fut plus accepté aux parties de cricket, ni au bar de l'Hôtel Anglais, et se trouva bientôt isolé car même ses amis libéraux lui tournèrent le dos. La famille del Valle coupa tout contact avec lui, à l'exception de Paulina avec qui Todd entretenait une sporadique relation épistolaire.

Dans le Nord, Paulina avait mis au monde son premier enfant et, dans ses lettres, elle semblait satisfaite de sa vie de femme mariée. Feliciano Rodriguez de Santa Cruz, chaque fois plus riche, selon les dires, s'était révélé être un mari peu conventionnel. Il était convaincu que l'audace dont avait fait preuve Paulina, en s'enfuyant du couvent et en manúuvrant sa famille pour l'épouser, ne devait pas être gaspillée dans des t‚ches domestiques, mais mise à profit. Sa femme, éduquée comme une demoiselle, savait juste lire et compter, mais elle avait développé une véritable passion pour les affaires. Surpris au début par son désir de connaître tous les détails du processus d'extraction et du transport des minerais, ainsi que des fluctuations de la Bourse du Commerce, Feliciano apprit très vite à

respecter l'extraordinaire intuition de sa femme. Suivant ses conseils, sept mois après leur mariage, il engrangea de gros bénéfices en spéculant sur le sucre. Reconnaissant, il lui offrit un service à thé en argent fabriqué au Pérou, qui pesait dix-neuf kilos. Paulina, qui pouvait à peine remuer à cause du poids de son premier enfant, refusa le cadeau sans lever les yeux des chaussons qu'elle était en train de tricoter.

- Je préfère que tu ouvres un compte à mon nom dans une banque de Londres et que, dorénavant, tu y déposes les vingt pour cent des bénéfices que j'obtiendrai pour toi.

- Pourquoi ? Je ne te donne pas tout ce dont tu as besoin ? demanda Feliciano, offensé.

- La vie est longue et pleine d'aléas. Je ne veux pas être une veuve pauvre, encore moins avec des enfants, expliqua-t-elle en soupesant son ventre.

Feliciano sortit en claquant la porte, mais son sens inné de la justice fut plus fort que sa mauvaise humeur de mari piqué au vif. De plus, ces vingt pour cent seraient un puissant stimulant pour Paulina, décida-t-il. Il fit ce qu'elle lui demandait, bien qu'il n'e˚t jamais entendu dire qu'une femme mariée p˚t disposer d'argent propre. Si une épouse ne pouvait 76

Fille du destin

se déplacer seule, signer des documents légaux, faire appel à la justice, vendre ou acheter sans l'autorisation de son mari, elle pouvait encore moins posséder un compte en banque et l'utiliser à discrétion. Il ne serait pas aisé d'expliquer cela à la banque et aux associés.

- Venez dans le Nord avec nous, l'avenir est dans les mines, et là, vous pourrez repartir à zéro, suggéra Paulina à Jacob Todd, lorsqu'elle apprit, lors d'un bref passage à Valparaiso, qu'il était tombé en disgr‚ce.

- qu'y ferais-je, mon amie ? murmura-t-il.

- Vendre vos bibles, se moqua Paulina, mais émue en voyant sa tristesse abyssale, elle lui offrit sa maison, son amitié et du travail dans les sociétés de son mari.

Todd était tellement découragé par le mauvais sort et la honte publique qu'il ne trouva pas la force de recommencer une aventure dans le Nord. La curiosité et l'inquiétude qui le poussaient jadis avaient cédé la place à

l'obsession de redonner quelque brillant à son nom.

- J'ai le nez dans la boue, madame, vous ne le voyez pas ? Un homme sans honneur est un homme mort.

- Les temps ont changé, le consola Paulina. Jadis, l'honneur entaché d'une femme ne se lavait que dans le sang. Mais vous voyez, Mr. Todd, dans mon cas, il a été lavé avec une jarre de chocolat. L'honneur des hommes est beaucoup plus résistant que le nôtre. Ne désespérez pas.

Feliciano Rodriguez de Santa Cruz, qui n'avait pas oublié son intervention lors de ses amours frustrées avec Paulina, voulut lui prêter de l'argent pour qu'il rembourse jusqu'au dernier centime, mais Todd décida qu'entre en devoir à un ami et à un aumônier protestant, il préférait la deuxième solution, dans la mesure o˘ sa réputation était de toute façon déjà bien entachée. Peu après, il lui fallut prendre congé des chats et des tartes, car la veuve anglaise de la

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pension l'expulsa avec une liste interminable de reproches. Cette bonne personne avait redoublé d'efforts dans sa cuisine pour financer la propagation de sa foi dans ces régions aux hivers éternels, o˘ un vent spectral hululait jour et nuit, comme disait Jacob Todd, ivre d'éloquence.

quand elle apprit le destin de ses économies, fondues entre les mains du faux missionnaire, elle s'enflamma d'une juste colère et le mit à la porte.

Gr‚ce à l'aide de Joaqufn Andieta, qui lui chercha un autre logement, il déménagea dans une chambre exiguÎ, mais avec vue sur la mer, dans un quartier modeste du port. La maison appartenait à une famille chilienne et n'avait pas les prétentions européennes de la précédente. C'était une construction ancienne, en pisé blanchi à la chaux et au toit de tuiles rouges, composée d'un hall d'entrée, d'une grande pièce quasiment sans meubles qui faisait office de salon, d'une salle à manger et d'une chambre à coucher pour les parents, d'une plus petite sans fenêtre o˘ dormaient tous les enfants, et d'une autre au fond qu'ils louaient. Le propriétaire était maître d'école, et sa femme améliorait l'ordinaire avec une industrie artisanale de bougies fabriquées dans la cuisine. L'odeur de la cire imprégnait toute la maison. Todd sentait cette odeur douce‚tre dans ses livres, son linge, ses cheveux et même dans son ‚me ; elle avait si bien pénétré dans sa peau que, bien des années plus tard, de l'autre côté du monde, il continuerait à sentir la bougie. Il ne fréquentait que les bas quartiers du port, o˘ la mauvaise réputation d'un gringo aux cheveux roux importait peu. Il mangeait dans des estaminets de pauvres et passait des journées entières avec les pêcheurs, occupé aux filets et aux barques.

L'exercice physique lui faisait du bien et, l'espace de quelques heures, il oubliait son orgueil blessé. Seul JoaquÔn Andieta continuait à lui rendre visite. Ils s'enfermaient pour discuter de politique et pour échanger des textes de philosophes français, tandis que de l'autre côté de la porte, les enfants du maître d'école couraient et que,

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Fille du destin

tel un fil d'or fondu, s'infiltrait la cire des bougies. JoaquÔn Andieta ne fit jamais aucune allusion à l'argent des missions, il ne pouvait cependant l'ignorer, puisque le scandale s'était ébruité au fil des semaines. Lorsque Todd voulut lui expliquer que ses intentions n'avaient jamais été

d'escroquer les gens, que tout cela venait de ce qu'il était f‚ché avec les chiffres, et aussi de son désordre proverbial et de sa malchance, Joaquin Andieta mit un doigt sur ses lèvres dans le geste universel de faire silence. Dans une impulsion de honte et d'affection, Jacob Todd l'étreignit maladroitement et l'autre le serra contre lui, mais il se dégagea aussitôt avec brusquerie, rouge jusqu'aux oreilles. Les deux reculèrent simultanément, étourdis, sans comprendre comment ils avaient pu violer la règle élémentaire de conduite qui exclut tout contact physique entre hommes, excepté dans les batailles ou les sports violents.

Les mois s'écoulaient et l'Anglais perdait peu à peu les pédales, il négligeait son apparence, errait avec une barbe de plusieurs jours, sentait la bougie et l'alcool. quand il buvait trop de genièvre, il pestait comme un possédé, sans pause ni répit, contre les gouvernements, la famille royale anglaise, les militaires et les policiers, le système de privilèges de classe, qu'il comparait aux castes en Inde, la religion en général et le christianisme en particulier.

- Il faut partir d'ici, Mr. Todd, vous perdez la tête, s'enhardit à lui dire JoaquÔn Andieta un jour qu'il réussit à l'entraîner hors d'une place, au moment o˘ la police allait l'emmener.

C'est exactement dans cet état, prêchant dans la rue comme un possédé, que l'avait vu le capitaine John Sommers, qui avait débarqué de sa goélette quelques semaines auparavant. Son navire avait tellement souffert pendant la traversée du cap Horn qu'il avait d˚ le soumettre à de longues réparations. John'Sommers avait passé un mois entier dans la maison de son frère Jeremy et de sa súur Rosé. Cela le décida à chercher du travail sur un de ces bateaux

Mauvaise réputation

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modernes à vapeur dès son retour en Angleterre, car il n'était pas disposé

à renouveler l'expérience de captivité dans la prison familiale. Il aimait sa famille, mais il préférait la savoir loin. Il avait résisté jusqu'alors à prendre en compte les bateaux à vapeur car il ne concevait pas l'aventure en mer sans le défi des voiles et du temps, qui éprouvaient l'adresse d'un capitaine, mais il dut admettre finalement que l'avenir se trouvait dans les nouvelles embarcations, plus grandes, plus s˚res et plus rapides.

Constatant qu'il perdait ses cheveux, il en rendit bien évidemment responsable la vie sédentaire. L'ennui commença à lui peser comme une armure et il s'échappait de la maison pour aller se promener dans le port avec l'impatience d'un fauve en cage. En reconnaissant le capitaine, Jacob Todd abaissa le rebord de son chapeau et feignit de ne pas le voir pour éviter l'humiliation d'une nouvelle déconvenue, mais le marin s'arrêta tout net et le salua avec d'affectueuses tapes sur l'épaule.

- Allons boire un verre, l'ami ! dit-il en l'entraînant dans un troquet voisin.

C'était un de ces endroits du port connus des gens du quartier pour la qualité de leurs boissons, o˘ de plus on offrait un plat unique à la renommée bien méritée : congre frit accompagné de pommes de terre et salade d'oignons crus. Todd, qui oubliait de manger à cette époque par manque d'argent, sentit la délicieuse odeur de nourriture et crut s'évanouir. Une bouffée de reconnaissance et de plaisir lui tira des larmes. Par politesse, John Sommers détourna la tête pendant qu'il dévorait son assiette jusqu'à

la dernière bouchée.

- Je n'ai jamais pensé que cette histoire de mission chez les Indiens était une bonne idée, dit-il, alors que Todd commençait justement à se demander si le capitaine était au courant du scandale financier. Ces pauvres gens ne méritent pas la punition d'être évangélisés. que pensez-vous faire maintenant ?

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Fille du destin

- J'ai rendu l'argent qui restait sur le compte, mais je dois encore une belle somme.

- Et vous n'avez pas de quoi la payer, n'est-ce pas ?

- Pour le moment, non, mais...

- Mais rien du tout, allez ! Vous avez donné à ces bons chrétiens un prétexte de se sentir vertueux et maintenant vous leur avez offert un motif de scandale pour un bon bout de temps. La diversion ne leur a pas co˚té

cher. quand je vous demandais ce que vous pensiez faire, je pensais à votre avenir, pas à vos dettes.

- Je n'ai aucun projet.

- Revenez avec moi en Angleterre. Cet endroit n'est pas pour vous. Combien y a-t-il d'étrangers dans ce port ? quatre chats et ils se connaissent tous. Croyez-moi, ils ne vous ficheront pas la paix. En Angleterre, au moins, vous pourrez vous fondre dans la foule.

Jacob Todd fixa le fond de son verre avec une expression si désespérée que le capitaine éclata de rire.

- Ne me dites pas que vous restez ici pour ma súur Rosé !

Et pourtant oui. La répudiation générale aurait été plus supportable pour Todd si Miss Rosé avait montré à son égard un minimum de loyauté ou de compréhension, mais elle avait refusé de le recevoir et lui avait renvoyé, sans les ouvrir, les lettres dans lesquelles il avait essayé de redorer son blason. Jamais il ne sut que ses missives n'étaient pas parvenues entre les mains de leur destinataire parce que Jeremy Sommers, violant l'accord de respect mutuel passé avec sa súur, avait décidé de la protéger de son bon cúur et de l'empêcher de commettre une nouvelle bêtise irréparable. Le capitaine ne le savait pas non plus, mais il devina les précautions de Jeremy et en conclut qu'il aurait sans doute fait la même chose dans des circonstances identiques. L'idée de voir le pathétique vendeur de bibles transformé en soupi-Mauvaise réputation

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rant de sa súur Rosé lui semblait désastreuse : pour une fois, il était totalement d'accord avec Jeremy.

- Mes intentions vis-à-vis de Miss Rosé étaient-elles si évidentes ?

demanda Jacob Todd, troublé.

- Disons qu'elles ne sont pas un mystère, mon ami.

- Je crains de n'avoir jamais le moindre espoir qu'un jour elle m'accepte...

- Je le crains aussi.

- Me feriez-vous l'immense faveur d'intercéder pour moi, capitaine ? Si Miss Rosé consentait à me recevoir une fois, je pourrais lui expliquer...

- Ne comptez pas sur moi pour jouer les entremetteurs, Todd. Si Rosé avait pour vous les sentiments que vous-même avez pour elle, vous le sauriez. Ma súur n'est pas timide, je peux vous l'assurer. Je vous le répète, allez, la seule chose qui vous reste à faire, c'est quitter ce maudit port ; ici, vous finirez mendiant. Mon bateau part dans trois jours vers Honk Kong, puis vers l'Angleterre. La traversée sera longue, mais vous n'êtes pas pressé. L'air frais et le travail dur sont des remèdes infaillibles contre la stupidité de l'amour. Je parle en connaissance de cause, moi qui tombe amoureux dans chaque port et qui guéris dès que je reprends la mer.

- Je n'ai pas d'argent pour le billet.

- Il vous faudra travailler comme marin et, le soir, jouer aux cartes avec moi. Si vous n'avez pas oublié les trucs de tricheur que vous connaissiez quand je vous ai amené au Chili il y a trois ans, vous me plumerez durant le trajet, c'est s˚r.

Trois jours plus tard, Jacob Todd s'embarqua, beaucoup plus pauvre qu'il n'était arrivé. Le seul qui l'accompagna jusqu'au quai fut Joaquin Andieta.

Le sombre jeune homme avait demandé la permission de s'absenter une heure de son travail. Il prit congé de Jacob Todd avec une forte poignée de main.

- Nous nous reverrons, l'ami, dit l'Anglais.

- Je ne crois pas, répliqua le Chilien, qui avait une intuition plus nette du destin.

Les prétendants

Deux ans après le départ de Jacob Todd, Eliza Sommers effectua sa métamorphose définitive. L'insecte anguleux qu'elle avait été dans son enfance se transforma en une jeune fille aux contours suaves et au visage délicat. Sous la tutelle de Miss Rosé, elle passa ses ingrates années de puberté à se balancer, un livre sur la tête, et à étudier le piano. Elle cultivait en même temps toutes sortes d'herbes dans le potager de Marna Fresia et apprenait les vieilles recettes pour guérir les maladies connues et inconnues : la moutarde contre l'indifférence des choses quotidiennes, la feuille d'hortensia pour faire m˚rir les tumeurs et retrouver le rire, la violette pour supporter la solitude, et la verveine, avec laquelle elle assaisonnait la soupe de Miss Rosé, parce que cette plante noble était censée soigner les sautes d'humeur. Miss Rosé ne parvint pas à

désintéresser sa protégée de la cuisine et elle finit par se résigner à la voir perdre des heures précieuses à manipuler les marmites noires de Marna Fresia. Elle considérait les connaissances culinaires comme un simple agrément dans l'éducation d'une jeune fille, parce qu'elles vous donnaient de l'assurance pour diriger le personnel, elle en savait quelque chose, mais de là à se salir avec des poêles et des casseroles, la marge était grande. Une dame ne pouvait pas sentir l'ail et l'oignon. Mais Eliza préférait la pratique à la théorie et recueillait auprès de ses amies des recettes

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Fille du destin

qu'elle copiait dans un cahier et qu'elle améliorait ensuite au moment de se mettre aux fourneaux. Elle pouvait passer des journées entières à moudre des épices et des noix pour faire des g‚teaux, ou du maÔs pour confectionner des plats typiques, nettoyer des tourterelles pour la marinade et des fruits pour les conserves. ¿ quatorze ans, elle avait dépassé la timide p‚tisserie de Miss Rosé et appris tout le répertoire de Marna Fresia. A quinze ans, elle s'occupait du festin pour les soirées du mercredi, et quand les plats chiliens ne furent plus un défi, elle s'intéressa à la cuisine raffinée, française, que lui enseigna Madame Colbert, et aux épices exotiques des Indes que son oncle John ramenait et que, ignorant leur nom, elle identifiait à l'odeur. quand le cocher laissait un message chez certains amis des Sommers, il présentait l'enveloppe accompagnée d'une friandise juste sortie des mains d'Eliza, qui avait élevé l'habitude locale d'échanger plats et desserts au niveau d'un art. Elle s'y employait si bien que Jeremy Sommers finit par l'imaginer propriétaire de son propre salon de thé, projet qui, comme tous ceux de son frère concernant la jeune fille, fut écarté par Miss Rosé sans la moindre considération. Une femme qui gagne sa vie descend de catégorie sociale, aussi respectable que soit son travail, affirmait-elle. Elle envisageait, en revanche, un bon mari pour sa protégée et s'était fixé un délai de deux ans pour le trouver au Chili, à la suite de quoi elle emmènerait Eliza en Angleterre. Elle ne pouvait pas lui faire courir le risque de se retrouver, à vingt ans, sans mari et de rester vieille fille. Le candidat devait être capable d'ignorer ses origines obscures et de s'enthousiasmer pour ses qualités. Parmi les Chiliens, c'était impensable, l'aristocratie se mariait entre elle et la classe moyenne ne l'intéressait pas. Elle ne souhaitait pas voir Eliza aux prises avec des soucis d'argent. Elle avait des contacts sporadiques avec des hommes d'affaires ou des exploitants miniers qui entretenaient des relations commer-Les prétendants

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ciales avec son frère Jeremy, mais ceux-là couraient derrière les noms et les blasons de l'oligarchie. Il était peu probable qu'ils remarquent Eliza, son physique n'avait pas de quoi enflammer les passions : elle était de petite taille et menue, et ne possédait pas la p‚leur laiteuse ou l'opulence du buste et des hanches à la mode. En la regardant de plus près, on découvrait sa beauté discrète, la gr‚ce de ses gestes et l'expression intense de ses yeux ; elle ressemblait à une poupée de porcelaine que le capitaine John Sommers avait rapportée de Chine. Miss Rosé cherchait un prétendant qui serait en mesure d'apprécier le grand discernement de sa protégée, ainsi que la fermeté de son caractère et son habileté pour retourner les situations en sa faveur, ce que Marna Fresia appelait chance et qu'elle préférait appeler intelligence. Un homme économiquement solvable et pourvu d'un bon caractère, qui lui offrirait sécurité et respect, mais qu'Eliza pourrait manúuvrer à sa guise. Elle pensait lui apprendre en temps voulu la subtile discipline des attentions quotidiennes qui alimentent chez l'homme l'habitude de la vie domestique ; le système de caresses audacieuses pour le récompenser et le silence profond pour le punir ; les secrets pour lui ôter la volonté, qu'elle n'avait elle-même pas eu le loisir de pratiquer, et aussi l'art millénaire de l'amour physique. Elle n'aurait jamais osé aborder ce sujet avec Eliza, mais elle possédait plusieurs livres enfermés à double tour dans son armoire, qu'elle lui prêterait au moment opportun. On peut tout dire par écrit, telle était sa théorie, et en matière de théorie elle en savait plus que quiconque. Miss Rosé aurait pu donner un cours magistral sur toutes les manières possibles et impossibles de faire l'amour.

- Tu dois adopter Eliza légalement pour qu'elle porte notre nom, exigea-t-elle de son frère Jeremy.

- Elle le porte depuis des années, que veux-tu de plus, Rosé ?

- qu'elle puisse se marier la tête haute.

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Fille du destin

- Se marier avec qui ?

Miss Rosé ne lui dit rien à cette occasion, mais elle avait déjà quelqu'un en vue. Il s'agissait de Michael Steward, ‚gé de vingt-huit ans, officier de la flotte navale anglaise cantonnée dans le port de Valpa-raiso. Elle s'était fait confirmer par son frère John que le marin appartenait à une ancienne famille. Ils ne verraient pas d'un bon úil le fils aîné, et unique héritier, épouser une inconnue sans fortune venant d'un pays dont ils n'avaient jamais entendu parler. Il était indispensable qu'Eliza e˚t une dot alléchante et que Jeremy l'adopt‚t, ainsi au moins la question de ses origines ne serait pas un obstacle.

Michael Steward avait un port d'athlète et un regard innocent derrière ses pupilles bleues, des moustaches et des favoris blonds, de bonnes dents et un nez aristocratique. Le menton fuyant lui enlevait de la prestance et Miss Rosé attendait d'être en confiance pour lui suggérer de le dissimuler sous une barbe. Selon le capitaine Sommers, le jeune homme était un exemple de moralité, et sa feuille de service impeccable lui garantissait une brillante carrière dans la marine. Aux yeux de Miss Rosé, le fait de passer tant de temps à naviguer était un avantage énorme pour qui l'épouserait.

Plus elle y pensait, plus elle était convaincue d'avoir découvert l'homme idéal, mais Eliza avait son caractère et elle ne l'accepterait pas seulement par convenance, elle devait en tomber amoureuse. Il y avait un espoir : l'homme était beau dans son uniforme et personne ne l'avait encore vu sans.

- Steward n'est qu'un idiot affublé de bonnes manières. Eliza mourrait d'ennui si elle l'épousait, dit le capitaine John Sommers lorsqu'elle lui raconta ses projets.

- Tous les maris sont ennuyeux, John. Aucune femme avec deux doigts de jugeote ne se marie pour être divertie, mais pour être entretenue.

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Eliza avait encore l'air d'une enfant, mais elle avait terminé son éducation et serait bientôt en ‚ge de se marier. Elle avait du temps devant elle, conclut Miss Rosé, mais il lui fallait agir avec fermeté pour empêcher qu'entre-temps une fille plus maligne ne lui vole son candidat Une fois la décision prise, elle s'employa à attirer l'officier en usant de tous les prétextes qu'elle fut capable d'imaginer. Elle organisa ses soirées musicales pour les faire coÔncider avec les jours o˘ Michael Steward descendait à quai, sans se préoccuper des autres convives, qui des années durant avaient réservé leur mercredi pour ce moment sacré. Piqués, certains cessèrent de venir. C'était justement ce que Miss Rosé souhaitait, ainsi put-elle transformer les paisibles soirées musicales en joyeuses fêtes et renouveler la liste des invités, conviant des jeunes gens célibataires et des jeunes filles à marier de la colonie étrangère, au lieu des ennuyeux Ebeling, Scott et Appelgren, qui devenaient de vrais fossiles.

Les récitals de poésie et de chant cédèrent le pas à des jeux de salon, à

des bals informels, à des épreuves d'intelligence et des cha-rades. Elle organisait des repas champêtres fort compliqués et des promenades sur la plage. Ils partaient dans plusieurs voitures, précédés à l'aube par de lourdes charrettes à plancher de cuir et toit de paille, emportant les domestiques chargés d'installer les innombrables paniers du déjeuner sous des tentes et des parasols. Devant eux s'étendaient les vallées fertiles plantées d'arbres fruitiers, de vignes, des champs de blé et de maÔs, des côtes abruptes o˘ l'océan Pacifique éclatait en nuées d'écume et, au loin, la silhouette majestueuse de la cordillère enneigée. Miss Rosé s'arrangeait toujours pour qu'Eliza et Steward voyagent dans la même voiture, qu'ils soient assis l'un à côté de l'autre et fassent la paire pour les jeux de balle et de pantomime, mais pour les cartes et les dominos, elle les séparait car Eliza refusait catégoriquement de le laisser gagner.

- Tu dois faire en sorte que l'homme se sente 88

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supérieur, ma petite, lui expliqua patiemment Miss Rosé.

- Cela demande beaucoup de travail, répliqua Eliza sans s'émouvoir.

Jeremy Sommers ne put s'opposer aux énormes frais engagés par sa súur. Miss Rosé achetait des tissus en gros et entretenait deux filles de service à

coudre toute la journée des robes copiées dans des revues. Elle s'endettait de façon peu raisonnable vis-à-vis des marins qui faisaient de la contrebande pour ne jamais manquer de parfums, de carmin de Turquie, de belladone et de khôl pour le mystère des yeux, de crème de perles vivantes pour éclaircir la peau. Pour la première fois, elle n'avait plus le temps d'écrire. L'officier anglais faisait l'objet de toutes ses attentions : biscuits et conserves à emporter en haute mer, par exemple, le tout confectionné à la maison et présenté dans de superbes pots.

- Eliza a préparé ceci pour vous, mais elle est trop timide pour vous le remettre personnellement, lui disait-elle, sans préciser qu'Eliza cuisinait tout ce qu'on lui demandait sans s'informer du destinataire, et elle était donc surprise lorsqu'il la remerciait.

Michael Steward ne resta pas indifférent à la campagne de séduction. Peu bavard, il manifestait sa reconnaissance par des lettres brèves et formelles, sur un papier portant l'en-te te de la marine, et il avait pris l'habitude quand il descendait à terre, de se présenter avec un bouquet de fleurs. Il avait étudié le langage des fleurs, mais cette délicatesse tombait à plat car Miss Rosé, comme tout le monde dans ces contrées si lointaines de l'Angleterre, n'avait jamais entendu parler de la différence entre une rosé et un úillet, et encore moins soupçonnait-elle la signification à donner à la couleur du ruban. Les efforts de Steward pour trouver des fleurs qui montent graduellement de ton, du rosé p‚le en passant par toutes les variétés de rouge jusqu'à l'incarnat le plus vif, comme indice de sa passion croissante, tombèrent complètement à l'eau. Avec le temps, l'officier parvint

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à dominer sa timidité, et du silence pénible, qui le caractérisait au début, il passa à une loquacité incommodante pour l'assemblée. Il exposait avec euphorie ses opinions morales sur des niaiseries et se perdait dans des explications inutiles à propos de courants marins et de cartes de navigation. Là o˘ il se mettait vraiment en valeur, c'était dans les sports violents qui faisaient ressortir son courage et sa musculature. Miss Rosé

le poussait à effectuer des démonstrations acrobatiques, suspendu à une branche du jardin, et elle obtint même, après une certaine insistance, qu'il les régale avec les coups de talon, les flexions et les sauts de la mort d'une danse ukrainienne apprise auprès d'un autre marin. Miss Rosé

applaudissait à tout avec un enthousiasme exagéré, tandis qu'Eliza observait, sérieuse et en silence, sans donner son opinion. Plusieurs semaines passèrent ainsi. Pesant et calculant les conséquences du pas qu'il voulait franchir, Michael Steward échangeait des lettres avec son père pour discuter de ses projets. Les retards inévitables du courrier prolongèrent l'incertitude de plusieurs mois. Il s'agissait de la décision la plus grave de sa vie et il lui fallait beaucoup plus de courage pour l'affronter que pour combattre les ennemis potentiels de l'Empire britannique dans le Pacifique. Finalement, lors d'une soirée musicale, après cent essais devant le miroir, retrouvant son courage, qui avait tendance à s'estomper, et assurant sa voix, que la peur rendait aiguÎ, il réussit à coincer Miss Rosé

dans le couloir.

- Je dois vous parler en privé, lui murmura-t-il.

Elle le conduisit dans la petite salle de couture. Bien que pressentant ce qu'elle allait entendre, elle fut néanmoins surprise de sa propre émotion : ses pommettes s'enflammèrent et son cúur se mit à battre très fort. Elle remonta une mèche qui s'était échappée de son chignon et sécha discrètement son front baigné de sueur. Michael Steward se dit qu'il ne l'avait jamais vue si belle.

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Fille du destin

- Je pense que vous avez deviné ce que j'ai à vous dire, Miss Rosé.

- Deviner est dangereux, Mr. Steward. Je vous écoute...

- Il s'agit de mes sentiments. Vous savez sans doute ce que je veux dire.

Je tiens à vous assurer que mes intentions sont du plus irréprochable sérieux.

- Je n'en attends pas moins d'une personne comme vous. Croyez-vous que vos sentiments sont partagés ?

- Vous seule pouvez me répondre, dit en bégayant le jeune officier.

Ils restèrent à se regarder, elle les sourcils levés dans un geste d'attente et lui craignant que le plafond ne s'effondre sur sa tête. Décidé

à agir avant que la magie du moment ne se transforme en cendres, l'amoureux la saisit par les épaules et se pencha pour l'embrasser. Pétrifiée par la surprise, Miss Rosé ne put faire un geste. Elle sentit les lèvres humides et les moustaches de l'officier sur sa bouche, sans comprendre ce qui n'avait pas fonctionné, et quand, finalement, elle fut en état de réagir, elle l'écarta violemment.

- que faites-vous ! Vous ne voyez pas que je suis beaucoup plus ‚gée que vous ! s'exclama-t-elle en se séchant la bouche du revers de la main.

- qu'importé l'‚ge ? balbutia l'officier déconcerté, parce qu'en réalité il avait calculé que Miss Rosé n'avait pas plus de vingt-sept ans.

- Comment osez-vous ! Avez-vous perdu la raison ?

- Mais vous... vous m'avez laissé entendre... je ne peux pas me tromper à

ce point ! murmura le pauvre homme, étourdi de honte.

- Je vous veux pour Eliza, pas pour moi ! s'exclama Miss Rosé effrayée, et elle sortit en courant s'enfermer dans sa chambre, tandis que le malheureux prétendant demandait sa cape et sa casquette et s'en allait sans prendre congé de quiconque, pour ne olus jamais revenir dans cette maison.

Les prétendants

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D'un angle du couloir, Eliza avait tout entendu à travers la porte entrouverte de la petite salle de couture. Elle non plus n'avait pas bien compris le sens de ses attentions envers l'officier. Miss Rosé avait toujours démontré une telle indifférence pour ses prétendants qu'elle s'était habituée à la considérer comme une vieille. Ce n'est que dans les derniers mois, la voyant se consacrer corps et ‚me aux jeux de la séduction, qu'elle avait remarqué son port magnifique et sa peau lumineuse.

Elle la crut éperdue d'amour pour Michael Steward et il ne lui était pas venu à l'esprit que les repas bucoliques à la campagne sous des parasols japonais, et les biscuits au beurre pour soulager les indispositions de la navigation, fussent une stratégie de sa protectrice pour mettre la main sur l'officier et le lui offrir sur un plateau. Cette découverte la frappa comme un coup de poing dans l'estomac et lui coupa le souffle, car la dernière chose qu'elle souhaitait ici-bas, c'était un mariage arrangé dans son dos. Elle était prise dans l'ouragan récent-de son premier amour et avait juré, avec une irrévocable certitude, qu'elle n'épouserait personne d'autre que lui.

Eliza Sommers vit Joaquin Andieta pour la première fois un vendredi de mai 1848, quand celui-ci, menant une charrette tirée par plusieurs mules, et entièrement couverte de ballots de la Compagnie Britannique d'Import-Export, s'arrêta devant la maison. Ils contenaient des tapis persans, des lustres en cristal et une collection de figurines en ivoire, commande de Feliciano Rodriguez de Santa Cruz pour meubler la demeure qu'il s'était fait construire dans le Nord, une de ces précieuses cargaisons qui, dans le port, couraient un risque certain, et qu'il était plus prudent d'entreposer chez les Sommers en attendant de les envoyer vers leur destination finale.

Si le reste du voyage s'effectuait par terre, Jeremy engageait des gardes armés pour protéger la marchandise, mais

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Fille du destin

Les prétendants

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dans ce cas elle devait être envoyée dans une goélette chilienne qui prenait la mer la semaine suivante. Andieta portait ses uniques vêtements, passés de mode, sombres et usés ; il n'avait ni chapeau ni parapluie. Sa p

‚leur funèbre contrastait avec ses yeux pétillants, et ses cheveux noirs brillaient dans l'humidité d'une des premières pluies de l'automne. Miss Rosé alla à sa rencontre et Marna Fresia, qui portait toujours le trousseau de clés de la maison accroché à sa ceinture, le conduisit jusqu'à la dernière cour o˘ se trouvait l'entrepôt. Le jeune homme disposa les employés sur une file et ils se passèrent les ballots de main en main, traversant le terrain accidenté, les escaliers tordus, les terrasses superposées et les tonnelles inutiles. Tandis qu'il comptait, marquait et annotait dans son cahier, Eliza usa de sa faculté de se rendre invisible pour l'observer à sa guise. Elle avait eu seize ans deux mois auparavant et se sentait prête pour l'amour. Voyant les mains aux longs doigts tachés d'encre de Joaquin Andieta et entendant sa voix profonde et en même temps claire et fraîche comme le murmure d'une rivière donnant des ordres secs aux employés, elle se sentit émue jusqu'aux entrailles et un violent désir de se rapprocher et de le flairer l'obligea à quitter sa cachette derrière les palmes d'un gros pot de fleurs. Marna Fresia, rouspétant parce que les mules avaient sali l'entrée, et tout occupée à ses clés, ne remarqua rien, mais Miss Rosé parvint à voir du coin de l'úil la rougeur de la jeune fille. Elle n'y accorda aucune importance, l'employé de son frère lui fit l'effet d'un pauvre diable insignifiant, juste une ombre parmi les nombreuses ombres de cette journée nuageuse. Eliza disparut vers la cuisine et réapparut quelques minutes plus tard avec des verres et une jarre contenant du jus d'orange adouci au miel. Pour la première fois dans sa vie, elle, qui avait passé des années à porter un livre en équilibre sur la tête sans penser à ce qu'elle faisait, prit conscience de ses pas, de l'ondulation de ses hanches, du balancement de son corps, de l'angle de ses bras, de la distance entre ses épaules et son menton.

Elle aurait voulu être aussi belle que Miss Rosé quand celle-ci était la jeune fille splendide qui l'avait recueillie dans son berceau improvisé

dans une caisse de savons de Marseille ; elle aurait voulu chanter avec la voix de rossignol avec laquelle mademoiselle Appelgren interprétait ses mélodies écossaises ; elle aurait voulu danser avec l'impossible légèreté

de son professeur de danse et elle aurait voulu mourir là même, touchée par un sentiment tranchant et indompté comme une épée, qui lui aurait rempli la bouche d'un sang chaud et qui, bien avant de pouvoir le formuler, l'oppressait du poids terrible de l'amour idéalisé. Bien des années plus tard, devant une tête humaine conservée dans un flacon de genièvre, Eliza se souviendrait de cette première rencontre avec Joaquin Andieta et sentirait à nouveau cette insupportable angoisse. Elle se demanderait cent et cent fois tout au long de son parcours si elle aurait pu fuir cette passion dévorante qui allait briser sa vie, si durant ces brefs instants elle aurait pu faire demi-tour et se sauver, mais chaque fois qu'elle avait formulé cette question, elle était arrivée à la conclusion que son destin était tracé dès l'origine des temps. Et quand le sage Tao Chi'en l'introduisit dans la poétique possibilité de la réincarnation, elle fut convaincue que dans chacune de ses vies le même drame se répétait : si elle était née mille fois auparavant et devait naître mille autres fois dans le futur, elle viendrait toujours au monde avec la mission d'aimer cet homme de la même façon. Pour elle, il n'y avait pas d'échappatoire. Tao Chi'en lui enseigna alors les formules magiques pour dénouer les núuds du karma et éviter de toujours répéter la même déchirante incertitude amoureuse.

Ce jour de mai, Eliza posa le plateau sur un banc et offrit le rafraîchissement d'abord aux travailleurs, pour gagner du temps pendant qu'elle affermissait ses genoux et dominait la rigidité de mule rusée qui, lui paralysant la poitrine, l'empêchait de respirer, et 94

Fille du destin

ensuite à Joaquin Andieta qui était toujours absorbé dans son travail et qui leva à peine les yeux quand elle lui tendit le verre. En faisant ce geste, Eliza se rapprocha le plus possible de lui, calculant la direction de la brise pour que cette dernière lui apporte l'odeur de l'homme qui, c'était décidé, serait à elle. Les yeux à demi clos, elle respira son odeur de linge humide, de savon ordinaire et de transpiration fraîche. Un fleuve de lave ardente lui parcourut les entrailles, elle se sentit faiblir et, dans un instant de panique, crut réellement être en train de mourir. Ces quelques secondes furent d'une telle intensité que Joaquin Andieta laissa tomber son cahier comme si une force incontrôlable le lui avait ravi, tandis qu'une chaleur de brasier l'atteignait lui aussi, le br˚lant de son reflet. Il regarda Eliza sans la voir, le visage de la jeune fille était un miroir p‚le o˘ il crut apercevoir sa propre image. Il eut une idée vague de la taille de son corps et de l'auréole sombre de ses cheveux, mais ce n'est qu'à la seconde rencontre, quelques jours plus tard, qu'il parviendrait enfin à se perdre dans ses yeux noirs et dans la gr‚ce aquatique de ses gestes. Ils se penchèrent en même temps pour ramasser le cahier, leurs épaules s'entrechoquèrent et le contenu du verre se répandit sur la robe d'Eliza.

- Regarde ce que tu fais, Eliza ! s'exclama Miss Rosé, inquiète, car l'impact de cet amour subit l'avait également frappée. Va te changer et fais tremper cette robe dans de l'eau froide, pour voir si cette tache part, ajouta-t-elle sèchement.

Mais Eliza ne bougea pas, accrochée aux yeux de Joaquin Andieta, tremblante, les narines dilatées, flairant sans retenue, jusqu'à ce que Miss Rosé la prenne par le bras et l'entraîne dans la maison.

- Je te l'avais dit, petite : n'importe quel homme, pour misérable qu'il soit, peut faire avec toi ce qu'il voudra, lui rappela l'Indienne ce soir-là.

- Je ne sais pas de quoi tu me parles, Marna Fre-sia, répliqua Eliza.

Les prétendants

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En rencontrant Joaquin Andieta ce matin d'automne dans la cour de chez elle, Eliza crut trouver son destin : elle serait son esclave pour toujours. Elle n'avait pas encore suffisamment vécu pour comprendre ce qui s'était passé, exprimer en paroles le tumulte qui l'étouffait, ou élaborer un projet, mais elle expérimenta l'intuition de l'inévitable. De manière vague mais douloureuse, elle comprit qu'elle était attrapée, et eut une réaction physique similaire à la peste. Pendant une semaine, jusqu'à ce qu'elle le revoie, elle souffrit de coliques spasmo-diques sans trouver de soulagement dans les herbes magiques de Marna Fresia, ni dans les poudres d'arsenic dilué dans de la liqueur de cerise de l'apothicaire allemand.

Elle perdit du poids et ses os devinrent aussi légers que ceux d'une tourterelle, à la grande frayeur de Marna Fresia qui fermait les fenêtres pour éviter qu'un vent marin n'emport‚t la jeune fille vers l'horizon.

L'Indienne lui administra plusieurs mixtures et prononça certaines exhortations de son vaste répertoire, et quand elle comprit que rien n'avait d'effet, elle s'en remit aux saints catholiques. Elle tira du fond de son coffre quelques misérables économies, acheta douze bougies et s'en fut négocier avec le curé. Après les avoir fait bénir lors de la grand-messe dominicale, elle en alluma une devant chaque saint des chapelles latérales de l'église, huit au total, et en mit trois devant l'image de saint Antoine, patron des jeunes filles célibataires sans espoir, des épouses malheureuses et autres causes perdues. Elle emporta la dernière, avec une mèche de cheveux et une chemise d'Eliza à la machi la plus connue des environs. C'était une mapuche ‚gée et aveugle de naissance, sorcière en magie blanche, célèbre pour ses prédictions sans appel et son bon jugement pour soigner les maux du corps et les angoisses de l'‚me. Marna Fresia avait passé ses années d'adolescence à servir d'apprentie et de servante à

cette femme, mais elle n'avait pas pu suivre

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Fille du destin

ses pas, comme elle l'aurait souhaité, parce qu'elle n'avait pas le don. Il n'y avait rien à faire : on naît avec le don ou sans le don. Un jour, elle voulut expliquer cela à Eliza et la seule chose qui lui vint à l'esprit, c'était que le don était la faculté de voir ce qu'il y avait derrière les miroirs. A défaut de ce mystérieux talent, Marna Fresia avait d˚ renoncer à

ses aspirations de guérisseuse et entrer au service des Anglais.

La machi vivait seule au fond d'un ravin, entre deux collines, dans une cabane en pisé et au toit de paille, prête à s'effondrer. Tout autour de la maison régnait un désordre de pierres, de b˚ches, de plantes en pot, de chiens faméliques et d'oiseaux noirs qui fouillaient en vain la terre à la recherche de quelque nourriture. Sur le sentier d'accès se dressait une petite forêt d'amulettes et de présents plantés par des clients satisfaits, pour indiquer les faveurs reçues. La femme sentait un peu toutes les décoctions qu'elle avait préparées durant sa vie, elle portait un ch‚le couleur terre sèche, était nu-pieds et très sale, mais arborait une profusion de colliers en argent de mauvaise qualité. Son visage sombre et ridé était comme un masque, avec juste deux dents et des yeux éteints. Elle accueillit son ancienne disciple sans sembler la reconnaître, accepta les présents de nourriture et la bouteille d'anis, puis lui fit signe de prendre place en face d'elle et resta silencieuse, attendant. quelques b˚ches vacillantes br˚laient au milieu de la cabane, la fumée s'échappait par un orifice du toit. Aux murs noircis de suie pendaient des récipients en terre cuite et en fer-blanc, des plantes et une collection de reptiles sèches. L'odeur dense d'herbes sèches et de décoctions médicinales se mélangeait à la puanteur des animaux morts. Elles parlèrent en mapudungo, la langue des mapuches. Pendant un long moment la magicienne écouta l'histoire d'Eliza, depuis son apparition dans une caisse de savons de Marseille jusqu'à la récente crise, puis elle prit une bougie, les cheveux et la chemise et renvoya sa visiteuse en lui

Les prétendants

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disant de revenir quand elle aurait complété ses incantations et ses rites de divination.

- On sait qu'il n'y a pas de remède pour ça, annonça-t-elle, à peine Marna Fresia eut-elle franchi le pas de sa porte deux jours plus tard.

- Est-ce que ma petite va mourir ?

- Je ne peux pas le dire, mais qu'elle va souffrir beaucoup, ça ne fait pas de doute.

- qu'est-ce qu'il lui arrive ?

- Obstination dans l'amour. C'est un mal très profond. Elle a certainement laissé sa fenêtre ouverte par une nuit claire et le mal a pénétré dans son corps pendant son sommeil. Il n'y a pas de conjurations contre ça.

Marna Fresia s'en retourna résignée : si l'art de cette machi si savante ne parvenait pas à changer le sort d'Eliza, ses pauvres connaissances ou les bougies offertes aux saints serviraient encore moins.

Miss Rosé

Miss Rosé observait Eliza avec davantage de curiosité que de compassion, car elle connaissait bien les symptômes et, d'après son expérience, le temps et les contrariétés venaient apaiser les pires feux de l'amour. Elle avait à peine dix-sept ans lorsqu'elle était tombée éperdument amoureuse d'un ténor viennois. Elle vivait alors en Angleterre et rêvait de devenir une diva, malgré la ferme opposition de sa mère et de son frère Jeremy, chef de famille depuis la mort du père. Ils ne considéraient pas le chant lyrique comme une occupation souhaitable pour une jeune fille, principalement parce qu'il se pratiquait dans les thé‚tres, la nuit, avec des robes décolletées. Elle n'avait pas non plus l'appui de son frère John, qui s'était engagé dans la marine marchande et qui faisait de rares apparitions, toujours en coup de vent. Il bouleversait la routine de la petite famille, exubérant et br˚lé par le soleil d'autres contrées, arborant chaque fois un nouveau tatouage ou une nouvelle cicatrice. Il distribuait des cadeaux, les abreuvait d'histoires exotiques et disparaissait aussitôt vers le quartier des prostituées, o˘ il demeurait jusqu'au moment de reprendre la mer. Les Sommers étaient des gentilshommes de province sans grandes ambitions. Ils avaient possédé des terres pendant plusieurs générations, mais le père, fatigué des moutons et des maigres récoltes, préféra tenter sa chance à Londres. Il aimait tellement les livres qu'il était

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capable d'affamer sa famille et de s'endetter pour acquérir des premières éditions signées par ses auteurs préférés, mais il n'avait pas la cupidité

des vrais collectionneurs. Après d'infructueuses tentatives dans le commerce, il décida de donner libre cours à sa véritable vocation et finit par ouvrir une boutique o˘ il vendait des vieux livres, et d'autres édités par ses soins. Dans l'arrière-boutique, il installa une machine à imprimer qu'il manipulait avec l'aide de deux collaborateurs et, dans un grenier du même local, son affaire de livres rares prospérait à pas de tortue. De ses trois enfants, seule Rosé s'intéressait à son travail. Elle grandit avec la passion de la musique et de la lecture, et quand elle n'était pas assise devant le piano ou occupée à ses exercices de vocalises, on pouvait la trouver dans un coin en train de lire. Le père regrettait qu'elle f˚t la seule à aimer ainsi les livres, et non Jeremy ou John qui auraient pu hériter de son affaire. A sa mort, les deux fils liquidèrent l'imprimerie et la librairie, John prit la mer et Jeremy s'occupa de sa mère veuve et de sa súur. Il disposait d'un salaire modeste comme employé à la Compagnie Britannique d'Import-Export et d'une petite rente laissée par le père, outre les contributions sporadiques de son frère John, qui n'arrivaient pas toujours en espèces sonnantes et trébuchantes mais sous forme de contrebande. Scandalisé, Jeremy gardait dans la remise, sans les ouvrir, ces caisses de perdition jusqu'au retour de son frère qui se chargeait de vendre leur contenu. La famille emménagea dans un appartement petit et cher pour leur budget, mais bien placé, dans le cúur de Londres, car ils considéraient cela comme un investissement. Il fallait marier convenablement Rosé.

A dix-sept ans, la beauté de la jeune fille commençait à s'épanouir et les prétendants, nantis d'une bonne situation et prêts à mourir d'amour, ne manquaient pas, mais pendant que ses amies se démenaient pour trouver un mari, Rosé cherchait un orofesseur de chant. C'est ainsi qu'elle fit la connais-Miss Rosé

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sance de Karl Bretzner, un ténor viennois venu à Londres pour chanter dans plusieurs opéras de Mozart, dont l'apothéose aurait lieu lors d'une nuit étoilée avec Les Noces de Figaro, en présence de la famille royale. Son allure ne révélait rien de son immense talent : on aurait dit un boucher.

Son corps, gros ventre et jambes maigrichonnes, manquait d'élégance, et son visage sanguin, couronné de touffes de cheveux décolorés, était plutôt vulgaire ; cependant, quand il ouvrait la bouche pour offrir au monde le torrent de sa voix, il devenait quelqu'un d'autre, il grandissait, sa panse disparaissait dans la largeur de sa poitrine et son visage rouge de teuton s'emplissait d'une lumière olympienne. Du moins, c'est ainsi que le voyait Rosé Sommers qui s'arrangea pour trouver des billets pour chacune des représentations. Elle arrivait au thé‚tre bien avant l'ouverture des portes et, soutenant les regards scandalisés des passants peu habitués à voir une jeune fille de sa condition toute seule dans la rue, elle attendait devant l'entrée des artistes des heures durant afin d'apercevoir le maître à sa descente de voiture. Le dimanche soir, l'homme remarqua la beauté postée dans la rue et s'approcha pour lui parler. Tremblante, elle répondit à ses questions et confessa son admiration pour lui et son désir de suivre ses pas sur le sentier ardu mais divin du bel canto, selon ses propres paroles.

- Venez dans ma loge après la représentation et nous verrons ce que je peux faire pour vous, dit-il avec sa superbe voix et un fort accent autrichien.

Ce qu'elle fit, transportée vers la gloire. A l'issue de l'ovation offerte par le public debout, un huissier envoyé par Karl Bretzner la conduisit dans les coulisses. Elle n'avait jamais vu les entrailles d'un thé‚tre, mais ne perdit pas son temps à admirer les ingénieuses machines à produire les tempêtes et les paysages peints sur toiles, son seul propos était de rencontrer son idole. Elle le trouva en peignoir de velours bleu roi à

bordure d'or, le visage encore

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Fille du destin

capable d'affamer sa famille et de s'endetter pour acquérir des premières éditions signées par ses auteurs préférés, mais il n'avait pas la cupidité

des vrais collectionneurs. Après d'infructueuses tentatives dans le commerce, il décida de donner libre cours à sa véritable vocation et finit par ouvrir une boutique o˘ il vendait des vieux livres, et d'autres édités par ses soins. Dans l'arrière-boutique, il installa une machine à imprimer qu'il manipulait avec l'aide de deux collaborateurs et, dans un grenier du même local, son affaire de livres rares prospérait à pas de tortue. De ses trois enfants, seule Rosé s'intéressait à son travail. Elle grandit avec la passion de la musique et de la lecture, et quand elle n'était pas assise devant le piano ou occupée à ses exercices de vocalises, on pouvait la trouver dans un coin en train de lire. Le père regrettait qu'elle f˚t la seule à aimer ainsi les livres, et non Jeremy ou John qui auraient pu hériter de son affaire. A sa mort, les deux fils liquidèrent l'imprimerie et la librairie, John prit la mer et Jeremy s'occupa de sa mère veuve et de sa súur. Il disposait d'un salaire modeste comme employé à la Compagnie Britannique d'Import-Export et d'une petite rente laissée par le père, outre les contributions sporadiques de son frère John, qui n'arrivaient pas toujours en espèces sonnantes et trébuchantes mais sous forme de contrebande. Scandalisé, Jeremy gardait dans la remise, sans les ouvrir, ces caisses de perdition jusqu'au retour de son frère qui se chargeait de vendre leur contenu. La famille emménagea dans un appartement petit et cher pour leur budget, mais bien placé, dans le cúur de Londres, car ils considéraient cela comme un investissement. Il fallait marier convenablement Rosé.

A dix-sept ans, la beauté de la jeune fille commençait à s'épanouir et les prétendants, nantis d'une bonne situation et prêts à mourir d'amour, ne manquaient pas, mais pendant que ses amies se démenaient pour trouver un mari, Rosé cherchait un professeur de chant. C'est ainsi qu'elle fit la connais-Miss Rosé

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sance de Karl Bretzner, un ténor viennois venu à Londres pour chanter dans plusieurs opéras de Mozart, dont l'apothéose aurait lieu lors d'une nuit étoilée avec Les Noces de Figaro, en présence de la famille royale. Son allure ne révélait rien de son immense talent : on aurait dit un boucher.

Son corps, gros ventre et jambes maigrichonnes, manquait d'élégance, et son visage sanguin, couronné de touffes de cheveux décolorés, était plutôt vulgaire ; cependant, quand il ouvrait la bouche pour offrir au monde le torrent de sa voix, il devenait quelqu'un d'autre, il grandissait, sa panse disparaissait dans la largeur de sa poitrine et son visage rouge de teuton s'emplissait d'une lumière olympienne. Du moins, c'est ainsi que le voyait Rosé Sommers qui s'arrangea pour trouver des billets pour chacune des représentations. Elle arrivait au thé‚tre bien avant l'ouverture des portes et, soutenant les regards scandalisés des passants peu habitués à voir une jeune fille de sa condition toute seule dans la rue, elle attendait devant l'entrée des artistes des heures durant afin d'apercevoir le maître à sa descente de voiture. Le dimanche soir, l'homme remarqua la beauté postée dans la rue et s'approcha pour lui parler. Tremblante, elle répondit à ses questions et confessa son admiration pour lui et son désir de suivre ses pas sur le sentier ardu mais divin du bel canto, selon ses propres paroles.

- Venez dans ma loge après la représentation et nous verrons ce que je peux faire pour vous, dit-il avec sa superbe voix et un fort accent autrichien.

Ce qu'elle fit, transportée vers la gloire. A l'issue de l'ovation offerte par le public debout, un huissier envoyé par Karl Bretzner la conduisit dans les coulisses. Elle n'avait jamais vu les entrailles d'un thé‚tre, mais ne perdit pas son temps à admirer les ingénieuses machines à produire les tempêtes et les paysages peints sur toiles, son seul propos était de rencontrer son idole. Elle le trouva en peignoir de velours bleu roi à

bordure d'or, le visage encore

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Fille du destin

maquillé et portant une belle perruque aux boucles blanches. L'huissier les laissa seuls et referma la porte. La pièce, encombrée de miroirs, de meubles et de rideaux, sentait le tabac, les pommades et le moisi. Dans un coin, un paravent peint montrait des scènes de femmes rubicondes dans un harem turc et, accrochés à des perches fixées aux murs, pendaient les vêtements de l'opéra. En voyant son idole de près, l'enthousiasme de Rosé

retomba un instant, mais très vite il récupéra le terrain perdu. Il saisit ses deux mains entre les siennes, les porta à ses lèvres et les baisa longuement, puis il lança un do de poitrine qui fit trembler le paravent aux odalisques. Les dernières barrières de Rosé s'effondrèrent, comme les murailles de Jéricho, dans une nuée de poussière qui s'échappa de la perruque quand l'artiste l'enleva dans un geste passionné et viril, l'envoyant sur un divan o˘ elle resta inerte, tel un lapin mort. Il avait les cheveux aplatis sous un épais filet qui, ajouté au maquillage, lui donnait un air de courtisane décatie. Sur le même divan o˘ était tombée la perruque, Rosé lui offrirait sa virginité deux jours plus tard, précisément à trois heures et quart de l'après-midi. Le ténor viennois lui avait donné

rendez-vous, sous prétexte de lui montrer le thé‚tre ce mardi o˘ il n'y avait pas de représentation. Ils s'étaient rencontrés secrètement dans une p‚tisserie, o˘ il avait savouré avec délicatesse cinq éclairs à la crème et deux tasses de chocolat, tandis qu'elle tournait sa cuiller dans sa tasse de thé, sans pouvoir, par peur et appréhension, en avaler une gorgée. Puis ils avaient gagné le thé‚tre. A cette heure-là, il y avait seulement deux femmes en train de nettoyer la salle et un éclairagiste qui préparait les lampes à huile, les torches et les bougies pour le lendemain. Karl Bretzner, expert en conquêtes amoureuses, trouva par un tour de magie une bouteille de Champagne. Il en servit deux coupes qu'ils burent cul sec en l'honneur de Mozart et de Rossini. Puis il installa la jeune fille dans le fauteuil imoérial en velours réservé à l'usage exclusif du roi, Miss Rosé

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orné de haut en bas avec des amours joufflus et des rosés en stuc, après quoi il se dirigea vers la scène. Debout sur un fragment de colonne en carton peint, éclairé par les torches nouvellement allumées, il chanta pour elle seulement une aria du Barbier de Séville, déployant toute son aisance vocale et le suave délire de sa voix dans d'interminables fioritures. Morte la dernière note de son hommage, il entendit les sanglots lointains de Rosé

Sommers, courut jusqu'à elle avec une agilité inattendue, traversa la salle et, en deux sauts, se retrouva à ses pieds sur le balcon. Hors d'haleine, il posa sa grosse tête sur la jupe de la jeune fille, enfouit son visage entre les plis de sa jupe de soie vert tendre. Il pleurait également car, sans le vouloir, lui aussi était tombé amoureux ; ce qui avait commencé

comme une conquête passagère de plus était devenu, en quelques heures, une passion enflammée.

Rosé et Karl se levèrent et, appuyés l'un sur l'autre, titubant et atterrés devant l'inexorable, arpentèrent à l'aveuglette un long couloir sombre, montèrent quelques marches et atteignirent la zone des loges. Le nom du ténor apparaissait en italique sur l'une des portes. Ils entrèrent dans la pièce encombrée de meubles et de linge de luxe, poussiéreux et dégageant une odeur de transpiration, o˘ deux jours auparavant ils s'étaient trouvés seuls pour la première fois. Elle était dépourvue de fenêtre et, dans un premier temps, ils se réfugièrent dans l'obscurité, o˘ ils parvinrent à

récupérer l'air perdu dans les sanglots et les premiers soupirs, puis il craqua une allumette et alluma les cinq bougies d'un candélabre. A la lumière jaune et tremblante des flammes ils se dévisagèrent, confondus et maladroits, avec un torrent d'émotions à exprimer, et sans pouvoir articuler un seul mot. Rosé ne put soutenir les regards qui la transperçaient et elle cacha son visage dans ses mains, mais lui les écarta avec la même délicatesse utilisée peu avant pour émietter ses g‚teaux à la crème. Ils commencèrent par échanger des petits baisers mouillés 104

Fille du destin

sur le visage, comme des picotements de pigeon, qui se transformèrent tout naturellement en vrais baisers. Rosé avait eu des relations tendres, hésitantes et fuyantes, avec certains de ses prétendants et, si quelques-uns avaient réussi à lui frôler la joue de leurs lèvres, elle n'aurait jamais imaginé qu'on pouvait parvenir à un tel degré d'intimité, que la langue d'un autre p˚t s'enrouler autour de la sienne comme une couleuvre espiègle, et que sa salive p˚t la mouiller de l'extérieur et l'envahir de l'intérieur ; cependant la répugnance initiale fut bientôt vaincue par les élans de sa jeunesse et son enthousiasme pour l'art lyrique. Non seulement elle rendit les caresses avec la même intensité, mais elle prit l'initiative de retirer son chapeau et l'étole d'astrakan gris qyi lui couvrait les épaules. De là à se laisser déboutonner la petite veste et ensuite la blouse ne fut qu'une question de deux-trois gestes. La jeune fille sut suivre pas à pas la danse copulative, guidée par l'instinct et les chaudes lectures interdites qu'elle soustrayait précautionneusement des étagères de son père. Ce fut le jour le plus mémorable de son existence et elle s'en souviendrait jusque dans ses plus infimes détails, ornementés et exagérés dans les années qui suivirent. Ce serait là son unique expérience, sa seule source de connaissances et son unique motif d'inspiration pour nourrir ses fantaisies et créer, des années plus tard, l'art qui la rendrait célèbre dans certains cercles très fermés. Ce jour merveilleux était seulement comparable en intensité à cet autre jour de mars, deux années plus tard à Val-paraiso, o˘ Eliza, à peine née, tomberait dans ses bras, comme une consolation pour les enfants qu'elle n'aurait pas, pour les hommes qu'elle ne pourrait pas aimer et pour le foyer qu'elle ne posséderait jamais.

Le ténor viennois était un amant raffiné. Aimant et connaissant parfaitement les femmes, il parvint à rie sa mémoire les amours dispersées dans le

Miss Rosé

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passé, la souffrance des multiples adieux, les jalousies, les excès et les tromperies d'autres relations pour se consacrer, avec une totale innocence, à sa brève passion pour Rosé Sommers. Son expérience ne venait pas d'accouplements pathétiques avec des putains faméliques. Bretzner se vantait de n'avoir jamais d˚ payer pour le plaisir, parce que les femmes de tous poils, des humbles femmes de chambre jusqu'aux superbes comtesses, se donnaient à lui sans conditions après l'avoir entendu chanter. Il avait appris l'art de l'amour en même temps que celui du chant. Il avait dix ans quand celle qui allait devenir son mentor, une Française aux yeux de tigre et aux seins d'alb‚tre pur, qui aurait pu être sa mère, s'enticha de lui.

De son côté, elle avait été initiée à l'‚ge de treize ans, en France, par Donatien Alphonse François de Sade. Fille d'un geôlier de la Bastille, elle avait connu le célèbre marquis dans une cellule immonde, o˘ il écrivait ses histoires perverses à la lueur d'une chandelle. Elle allait l'observer à

travers les barreaux par simple curiosité d'enfant, sans savoir que son père l'avait vendue au prisonnier en échange d'une montre en or, dernière possession du noble tombé dans l'indigence. Un matin o˘ elle regardait par le judas, son père prit son trousseau de grosses clés accroché à sa ceinture, ouvrit la porte et poussa la fillette dans la cellule, comme qui donne à manger aux lions. que se passa-t-il là, elle ne pouvait s'en souvenir, le fait est qu'elle demeura auprès de Sade, le suivant de la prison à la pire misère qu'est la liberté, et apprenant tout ce qu'il pouvait lui enseigner. quand, en 1802, le marquis fut interné à l'asile de Charenton, elle se retrouva à la rue et sans le sou, mais elle était détentrice d'une vaste science amoureuse qui lui permit de s'offrir un mari de cinquante-deux ans plus ‚gé qu'elle et très riche. L'homme mourut peu après, épuisé par les excès de sa jeune épouse, et elle fut enfin libre, avec suffisamment d'argent pour vivre à sa guise. A trente-quatre ans, elle avait survécu à son brutal apprentissage auorès 106

Fille du destin

du marquis, à la pauvreté des cro˚tons de pain de sa jeunesse, à la tourmente de la Révolution française, à la peur engendrée par les guerres napoléoniennes, et maintenant, il lui fallait supporter la répression dictatoriale de l'Empire. Elle était lasse et son esprit demandait gr‚ce.

Elle décida de chercher un endroit s˚r o˘ passer le restant de ses jours en paix et opta pour Vienne. A ce moment de son existence, elle fit la connaissance de Karl Bretzner, fils de ses voisins, alors ‚gé d'à peine dix ans, mais qui chantait déjà comme un rossignol dans le chúur de la cathédrale. Gr‚ce à elle, devenue entre-temps l'amie et la confidente des Bretzner, le petit ne fut pas ch‚tré cette année-là pour préserver sa voix de chérubin, comme l'avait suggéré le chef de chúur.

- Ne le touchez pas et, d'ici peu, il sera le ténor le mieux payé d'Europe, pronostiqua la belle, avec raison.

Malgré l'énorme différence d'‚ge, fleurit entre elle et le petit Karl une relation particulière. Elle admirait chez l'enfant sa pureté de sentiments et sa passion pour la musique ; lui avait trouvé en elle la muse qui non seulement avait sauvé sa virilité, mais lui avait appris à l'utiliser. A l'époque o˘ sa voix mua définitivement et qu'il commença à se raser, il développait l'habileté proverbiale des eunuques pour satisfaire une femme par des méthodes non prévues par la nature et la coutume. Mais avec Rosé

Som-mers il ne courut aucun risque. Pas question de l'attaquer avec un débordement fougueux de caresses trop audacieuses, car il ne s'agissait pas de la choquer par des pratiques de sérail, décida-t-il, sans s'imaginer qu'en moins de trois leçons, son élève serait plus inventive que lui.

C'était un homme soucieux des détails et qui connaissait le pouvoir hallucinant du mot précis dans l'acte amoureux. De la main gauche il défit, un à un, les petits boutons de perle dans son dos, alors que de la droite il enlevait les épingles de ses cheveux, sans perdre le rythme des baisers entrecoupés par une litanie de cajoleries.

Miss Rosé

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II lui parla de sa taille fine, du blanc pur de sa peau, de la rondeur classique de son cou et ses épaules, qui provoquaient chez lui un embrasement, une excitation incontrôlable.

- Tu me rends fou... Je ne sais pas ce qui m'arrive, je n'ai jamais aimé et n'aimerai jamais personne autant que toi. Cette rencontre est voulue par les dieux, nous sommes destinés à nous aimer, murmurait-il.

Il lui récita son répertoire complet, mais le fit sans malice, profondément convaincu de sa propre honnêteté et fasciné par Rosé. Il dénoua les lanières de son corset et enleva, un à un, ses jupons jusqu'à la laisser vêtue de ses caleçons en batiste et d'une chemisette de rien du tout qui révélait les fraises de ses tétons. Il ne lui retira pas ses bottines en cuir aux talons tordus, ni ses bas blancs maintenus aux genoux par des rubans brodés. Parvenu à ce stade, il s'interrompit, haletant, avec une éruption tellu-rique dans la poitrine, convaincu que Rosé Sommers était la femme la plus belle de l'univers, un ange, et que son cúur allait exploser s'il ne se calmait pas. Il la souleva dans ses bras sans le moindre effort, traversa la pièce et la déposa, debout, devant le grand miroir à cadre doré. La lumière vacillante des bougies et les costumes de thé‚tre qui pendaient des murs, dans une profusion de brocarts, de plumes, de velours et de dentelles jaunies, donnaient à la scène un air irréel.

Inerte, ivre d'émotion. Rosé se regarda dans le miroir et ne reconnut pas cette femme en petite tenue, les cheveux emmêlés et les joues en feu, et cet homme qui l'embrassait dans le cou et lui caressait les seins à pleines mains. Cette pause prometteuse lui permit de retrouver son souffle et un peu de sa lucidité perdue durant les premières approches. Il commença à se dévêtir devant le miroir, sans pudeur et, disons-le, il était bien mieux nu qu'habillé. Il lui faut un bon tailleur, pensa Rosé qui n'avait jamais vu d'homme nu, pas même ses frères dans son enfance ; 108

Fille du destin

ses connaissances provenaient des descriptions exagérées tirées des livres coquins et des estampes japonaises qu'elle avait découverts dans les affaires de John, o˘ les organes génitaux avaient des proportions franchement optimistes. Le-toton rosé et raide qui apparut sous ses yeux ne lui fit pas peur, comme l'avait craint Karl Bretzner, il provoqua chez elle un incontrôlable et joyeux fou rire. Cela donna le ton à ce qui suivit. Au lieu de la solennelle et douloureuse cérémonie qu'est habituellement la défloration, ils s'amusèrent à des contorsions joyeuses, se poursuivirent à

travers la pièce en sautant comme des enfants par-dessus les meubles, finirent le cham-pagne et ouvrirent une deuxième bouteille pour s'en asperger avec des jets mousseux, se dirent des saletés entre rires et promesses d'amour murmurées, se mordirent et se léchèrent et fouillèrent à

perdre haleine dans le marais sans fond de l'amour nouvellement étrenné, durant tout l'après-midi et jusqu'à tard le soir, sans penser le moins du monde à l'heure et au reste de l'univers. Eux seuls existaient. Le ténor viennois conduisit Rosé vers des sommets épiques et elle, élève appliquée, le suivit sans hésiter ; une fois sur la cime, elle vola de ses propres ailes avec un talent naturel surprenant, se laissant guider par des indices et s'informant sur ce qu'elle ne pouvait deviner, fascinant le maître et, pour finir, le dépassant par son adresse improvisée et par le don écrasant de son amour. quand ils se séparèrent finalement et redescendirent sur terre, la montre marquait dix heures. Le thé‚tre était vide, dehors tout était obscur et une brume épaisse comme une meringue s'était installée.

Commença entre les amants un échange frénétique de missives, de fleurs, de bonbons, de vers recopiés et de petites reliques sentimentales, tant que dura la saison lyrique londonienne. Ils se retrouvaient o˘ ils pouvaient, la passion leur fit perdre toute prudence. Pour gagner du temps, ils cherchaient des chambres d'hôtel proches du thé‚tre, au risque d'être reconnus. Rosé s'échappait de la mai-Miss Rosé

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son avec des excuses ridicules, et sa mère, atterrée, ne disait rien de ses soupçons à Jeremy, priant pour que le dévergondage de sa fille f˚t passager et dispar˚t sans laisser de traces. Karl Bretzner arrivait en retard aux répétitions et à force de se dévêtir à n'importe quelle heure, il prit froid et ne put chanter deux soirées de suite, mais loin de s'en plaindre, il en profita pour faire l'amour, exalté par les frissons provoqués par la fièvre. Il se présentait dans la chambre avec des fleurs pour Rosé, du Champagne pour boire et s'asperger, des g‚teaux à la crème, des poèmes écrits à la volée à lire dans le lit, des huiles aromatiques pour s'en frotter certains endroits jusqu'alors scellés, des livres érotiques qu'ils feuilletaient en cherchant les scènes les plus inspirées, des plumes d'autruche pour se faire des chatouilles et une infinité d'autres accessoires destinés à leurs jeux. La jeune fille sentit qu'elle s'ouvrait comme une fleur carnivore, exhalant des parfums de perdition afin d'attirer l'homme comme un insecte, le triturer, l'avaler, le digérer et finalement recracher ses os réduits en esquilles. Dominée par une énergie insupportable, elle étouffait, ne pouvait rester tranquille un instant, dévorée d'impatience. Entre-temps, Karl Bretzner pataugeait dans la confusion, parfois exalté jusqu'au délire et parfois exsangue, s'efforçant d'honorer ses obligations musicales, mais il se détériorait à vue d'úil et les critiques, implacables, dirent que Mozart devait se retourner dans sa tombe en entendant le ténor viennois exécuter, littéralement, ses úuvres.

Voyant approcher avec panique le moment de la séparation, les amants entrèrent dans la phase de l'amour contrarié. Ils pensèrent s'enfuir au Brésil ou se suicider ensemble, mais jamais ils n'évoquèrent la possibilité

de se marier. Finalement, l'amour de la vie fut plus fort que la tentation du tragique et, après la dernière représentation, ils prirent une voiture et

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Fille du destin

partirent en vacances au nord de l'Angleterre, dans une hostellerie de campagne. Ils avaient décidé de profiter de ces derniers jours d'anonymat, avant que Karl Bretzner ne parte pour l'Italie o˘ il avait d'autres engagements. Rosé le rejoindrait à Vienne, une fois qu'il aurait trouvé un logement approprié, se serait organisé et lui aurait envoyé l'argent du voyage.

Comme ils prenaient leur petit déjeuner sous un auvent, à la terrasse du petit hôtel, les jambes sous une couverture en laine, car l'air de la côte était coupant et froid, ils furent interrompus par Jeremy Sommers, indigné

et solennel comme un prophète. Rosé avait laissé une telle quantité de pistes que son frère aîné n'avait eu aucun mal à retrouver sa trace et à la suivre jusqu'à cette lointaine station balnéaire. En le voyant elle poussa un cri de surprise, plus que de frayeur, car la passion amoureuse lui donnait du courage. A cet instant, elle prit conscience, pour la première fois, de ce qu'elle avait fait, et le poids des conséquences se révéla dans toute son ampleur. Elle se leva, résolue à défendre son droit à vivre selon son bon vouloir, mais son frère ne lui laissa pas le temps de poursuivre et se dirigea directement vers le ténor.

- Vous devez une explication à ma súur. Je suppose que vous ne lui avez pas dit que vous êtes marié et que vous avez deux enfants, envoya-t-il à

l'adresse du séducteur.

C'était la seule chose qu'il avait omis de raconter à Rosé. Ils avaient parlé à satiété, il lui avait même livré certains détails intimes de ses amours passées, sans oublier les extravagances du Marquis de Sade que lui avait rapportées son mentor, la Française aux yeux de tigre, parce qu'elle montrait une curiosité morbide de savoir quand, avec qui et particulièrement comment il avait fait l'amour, depuis l'‚ge de dix ans jusqu'au jour qui avait précédé leur rencontre. Et il lui avait raconté

tout cela sans scrupules, voyant combien elle aimait l'écouter et comment elle l'intégrait à ses théories et ses pratiques Miss Rosé

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personnelles. Mais il n'avait rien dit de sa femme et de ses enfants par compassion envers cette belle vierge qui s'était offerte à lui sans conditions. Il ne voulait pas détruire la magie de cette rencontre : Rosé

Sommers méritait de profiter pleinement de son premier amour.

- Vous me devez réparation, lui lança Jeremy Sommers en le giflant de son gant.

Karl Bretzner était un homme du monde et il n'allait pas faire la bêtise de se battre en duel. Il comprit que le moment était venu de se retirer et regretta de ne pas disposer de quelques instants en privé pour donner des explications à Rosé. Il ne voulait pas la laisser avec le cúur brisé et l'idée qu'il l'avait séduite consciemment pour l'abandonner ensuite. Il avait besoin de lui dire une fois encore combien il l'aimait et de lui exprimer ses regrets de n'être pas libre pour réaliser leurs rêves communs, mais il lut sur le visage de Jeremy Sommers que ce dernier ne lui en laisserait pas le loisir. Jeremy saisit par le bras sa súur, abasourdie, et l'entraîna vers la voiture, sans lui laisser le temps de prendre son maigre équipage. Il la conduisit chez une tante en Ecosse, o˘ elle resterait jusqu'à ce que l'on connaisse son état. Si le pire des malheurs arrivait, comme Jeremy appelait la grossesse, la vie et l'honneur de la famille seraient compromis pour toujours.

- Pas un mot de tout cela à quiconque, pas même à maman ou à John, tu m'as entendu ? furent les seules paroles qu'il prononça durant le trajet.

Rosé passa quelques semaines d'incertitude, pour apprendre finalement qu'elle n'était pas enceinte. Cette nouvelle fut pour elle un immense soulagement, c'était comme si le ciel l'avait absoute. Elle passa trois autres mois de punition à coudre pour les pauvres, à lire et à écrire en cachette, sans verser une seule larme. Pendant tout ce temps, elle réfléchit à son destin, et quelque chose se modifia en son for intérieur, car le temps de claustration chez sa tante terminé, elle avait changé. Elle fut la seule à s'en

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rendre compte. En reparaissant à Londres, elle était comme auparavant, souriante, calme, s'intéressant au chant et à la lecture, sans un mot de rancúur contre Jeremy pour l'avoir arrachée aux bras de son amant ou de nostalgie envers l'homme qui l'avait abusée, olympienne dans sa façon d'ignorer la médisance d'autrui et les têtes d'enterrement de sa famille.

En surface, elle était la même jeune fille qu'avant, et sa mère ne put trouver de faille dans son attitude parfaite, qui lui aurait permis d'émettre un reproche ou un conseil. D'autre part, la veuve n'était pas en condition d'aider sa fille ou de la protéger ; un cancer la rongeait à

grande vitesse. La seule modification dans le comportement de Rosé fut ce caprice de passer des heures à écrire, enfermée dans sa chambre. Elle remplissait d'une écriture minuscule des dizaines de cahiers qu'elle gardait sous clé. Comme elle n'avait jamais essayé d'envoyer une lettre, Jeremy Sommers, qui ne craignait rien tant que de devoir sévir, cessa de s'en faire pour ce vice de l'écriture et se dit que sa súur avait eu la bonne idée d'oublier le néfaste ténor viennois. Mais elle, non seulement ne l'avait pas oublié, mais elle se rappelait avec une parfaite clarté chaque détail de ce qui s'était passé et chaque mot prononcé à voix haute ou murmuré. La seule chose qu'elle effaça de son esprit fut la déception d'avoir été trompée. La femme et les enfants de Karl Bretzner disparurent purement et simplement car ils n'avaient jamais eu leur place dans l'immense fresque de ses souvenirs amoureux. Sa retraite chez la tante d'Ecosse ne parvint pas à éviter que le scandale éclate, mais comme les rumeurs ne purent être confirmées, nul n'osa faire un affront direct à la famille. Les nombreux prétendants qui tournaient autour de Rosé revinrent l'un après l'autre ; elle les repoussa, prenant la maladie de sa mère pour prétexte. La chose que l'on tait est comme si elle n'avait jamais existé, soutenait Jeremy Sommers, bien disposé à tuer par le silence tout vestige de cette affaire. La sulfureuse escapade de Rosé

Miss Rosé

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resta suspendue dans les limbes des choses non dites, même si parfois les deux frères y faisaient des allusions détournées qui maintenaient toute fraîche la rancúur, mais qui les unissaient aussi dans le secret partagé.

Des années plus tard, quand plus personne ne se souciait de l'aventure, Rosé s'enhardit à tout raconter à son frère John, devant qui elle avait toujours joué le rôle d'enfant g‚tée et innocente. Peu après la mort de la mère, Jeremy Sommers se vit offrir la direction de la Compagnie Britannique d'Import-Export au Chili. Il s'en fut avec sa súur Rosé, emportant avec lui le secret intact à l'autre bout du monde.

Ils arrivèrent à la fin de l'hiver 1830, alors que Val-paraiso n'était encore qu'un village, mais o˘ étaient déjà installées quelques compagnies et des familles européennes. Rosé considéra le Chili comme sa pénitence et l'assuma stoÔquement, résignée à payer sa faute dans cet exil irrévocable, sans permettre à quiconque, encore moins à son frère Jeremy, de deviner le désespoir qui l'habitait. La discipline à laquelle Rosé s'astreignait pour ne pas se plaindre et ne jamais parler, pas même en rêve, de l'amant perdu, lui permit de tenir quand elle se voyait submergée par les soucis. Dans l'hôtel, elle s'installa du mieux qu'elle put, bien disposée à s'abriter du vent et de l'humidité, car une épidémie de diphtérie venait d'éclater, que les barbiers locaux combattaient avec de cruelles et inutiles opérations chirurgicales pratiquées à coups de scalpel. Le printemps, puis l'été, tempérèrent un peu sa mauvaise impression du pays. Elle décida d'oublier Londres et de tirer parti de sa nouvelle situation, malgré l'ambiance provinciale et le vent de la mer qui lui glaçait les os, même les jours de soleil. Elle convainquit son frère, et lui sa Société, de la nécessité

d'acquérir une maison décente au nom de la Compagnie, et de faire venir des meubles d'Angleterre. Elle présenta cela comme une question d'autorité et de prestige : il était inconcevable que le représentant d'une Compagnie si importante f˚t logé

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Fille du destin

dans cet hôtel minable. Dix-huit mois plus tard, quand la petite Eliza entra dans leurs vies, le frère et la súur vivaient dans une grande maison sur le Cerro Alegre. Miss Rosé avait relégué son ancien amant dans un compartiment scellé de sa mémoire, et se consacrait entièrement à la conquête d'une place privilégiée dans la société o˘ elle évoluait. Les années suivantes, Valparaiso grandit et se modernisa aussi rapidement qu'elle-même avait laissé son passé derrière elle, et elle devint la femme exubérante, et apparemment heureuse, qui ferait l'objet des attentions de Jacob Todd onze ans plus tard. Le faux missionnaire ne fut pas le seul à se voir éconduit ; elle ne voulait pas se marier. Rosé avait découvert une formule extraordinaire pour préserver son idylle amoureuse avec Karl Bretzner : elle revivait chacun des moments de sa passion incendiaire et autres délires inventés dans le silence de ses nuits de célibataire.

L'amour

Miss Rosé pouvait, mieux que quiconque, savoir ce qui se passait dans l'‚me malade d'amour d'Eliza. Elle devina immédiatement l'identité de l'homme, car seul un aveugle n'aurait pas fait la relation entre les humeurs de la jeune fille et les visites de l'employé de son frère, avec les caisses du trésor destiné à Feli-ciano Rodriguez de Santa Cruz. Sa première réaction fut d'écarter le jeune homme d'un coup de plume, pour son insignifiance et sa pauvreté, mais ayant aussi senti sa dangereuse attirance, elle ne parvenait pas à se débarrasser de son image. Bien s˚r, elle avait d'abord remarqué ses vêtements rapiécés et sa p‚leur lugubre, mais un second regard lui avait suffi pour apprécier son aura tragique de poète maudit. Tout en brodant furieusement dans la petite salle de couture, elle tournait et retournait dans sa tête ce revers du sort qui bouleversait ses plans : trouver pour Eliza un mari complaisant et fortuné. Ses pensées étaient une suite de pièges destinés à détruire cet amour avant qu'il ne commence, envoyer Eliza en Angleterre dans une pension pour demoiselles, ou en Ecosse chez sa vieille tante, jusqu'à dire toute la vérité à son frère pour qu'il se débarrasse de son employé. Cependant, dans le fond de son cúur germait, bien malgré elle, le désir secret qu'Eliza vive sa passion jusqu'à

épuisement, pour compenser le terrible vide que le ténor avait laissé dix-huit ans auparavant dans sa propre existence.

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Fille du destin

Entre-temps, pour Eliza, les heures passaient avec une effrayante lenteur, dans un tourbillon de sentiments confus. Elle ne savait s'il faisait jour ou nuit, si c'était mardi ou vendredi, s'il s'était écoulé quelques heures ou plusieurs années depuis qu'elle avait rencontré ce jeune homme. Elle sentait subitement que son sang se transformait en écume et que sa peau se couvrait de cro˚tes, qui disparaissaient aussi vite et de façon aussi inexplicable qu'elles étaient apparues. Elle voyait l'aimé partout : dans les ombres des recoins, dans la forme des nuages, dans sa tasse de thé, et surtout en rêve. Elle ne savait pas son nom et n'osait le demander à Jeremy Sommers car elle craignait de soulever des soupçons, mais elle passait des heures à imaginer un nom approprié pour lui. Elle avait désespérément besoin de parler avec quelqu'un de son amour, d'analyser chaque détail de la brève visite du jeune homme, de spéculer sur ce qui ne s'était pas dit, sur ce qu'ils auraient d˚ se dire et ce qu'ils s'étaient transmis à travers leurs regards, leurs rougeurs subites et leurs intentions, mais il n'y avait personne à qui se confier. Elle aurait souhaité une visite de John Sommers, cet oncle à vocation de flibustier qui avait été le personnage le plus fascinant de son enfance, le seul capable de la comprendre et de l'aider dans un moment comme celui-là. Elle savait parfaitement que s'il venait à l'apprendre, Jeremy Sommers déclarerait une guerre sans merci au modeste employé de sa Société, et elle ne pouvait prévoir quelle serait l'attitude de Miss Rosé. Elle décida que moins on en saurait à la maison, plus elle et son futur fiancé auraient de liberté d'action. Jamais elle n'envisagea de n'être pas payée de retour, et avec la même intensité de sentiments, car il lui semblait tout simplement impossible qu'un tel amour ne f˚t pas partagé. Il e˚t été totalement logique et juste que, quelque part en ville, lui souffre le même délicieux tourment.

Eliza se cachait pour toucher son corps, en des endroits secrets jamais explorés auparavant. Elle fer-L'amour

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mait les yeux et c'était alors sa main à lui qui la caressait avec une délicatesse d'oiseau, c'étaient ses lèvres qu'elle embrassait dans le miroir, sa taille qu'elle enlaçait sur l'oreiller, ses murmures d'amour qui lui étaient apportés par le vent. Même ses rêves ne purent échapper au pouvoir de Joaquin Andieta. Elle le voyait apparaître comme une ombre immense qui se balançait sur elle pour la dévorer de mille manières folles et troublantes. Amoureux, démon, archange, elle ne savait pas. Elle aurait voulu ne jamais se réveiller, pratiquant avec une détermination fanatique la faculté apprise auprès de Marna Fresia d'entrer dans les rêves et d'en sortir à volonté. Eliza était parvenue à si bien dominer cet art que son amant illusoire apparaissait en chair et en os, elle pouvait le toucher, le flairer et entendre sa voix parfaitement nette et proche. Plongée éternellement dans le sommeil, elle n'aurait eu besoin de rien d'autre : elle aurait pu continuer à l'aimer de sa chambre, pour toujours. Eliza aurait péri dans l'égarement de cette passion si Joaquin Andieta ne s'était pas présenté une semaine plus tard, pour récupérer les ballots du trésor afin de les expédier dans le Nord.

Eliza apprit la nuit précédente qu'il viendrait, non par instinct ou prémonition, comme elle l'insinuerait des années plus tard, quand elle raconterait l'histoire à Tao Chi'en, mais parce que, au dîner, elle entendit Jeremy Sommers donner des instructions à sa súur et à Marna Fresia.

- L'employé de l'autre jour va venir chercher le chargement, ajouta-t-il en passant, sans soupçonner l'ouragan d'émotions que ses paroles allaient, pour différentes raisons, provoquer chez les trois femmes.

La jeune fille passa la matinée sur la terrasse à scruter le chemin qui montait jusqu'à la maison. Aux environs de midi, elle vit venir la charrette tirée par six mules et suivie par des cavaliers en armes. Elle se sentit envahie d'une paix glacée, comme si elle était morte, sans se douter que Miss Rosé et Marna Fresia l'observaient de la maison.

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Fille du destin

- Tant d'efforts pour l'éduquer et la voilà qui s'amourache du premier traîne-savates qui croise son chemin ! marmonna Miss Rosé entre ses dents.

Elle avait décidé de faire son possible pour éviter le désastre, sans trop de conviction, car elle savait bien ce qu'était l'entêtement du premier amour.

- Je vais m'occuper du chargement. Dis à Eliza d'entrer dans la maison et ne la laisse sortir sous aucun prétexte, ordonna-t-elle.

- Et comment voulez-vous que je fasse ? demanda Marna Fresia de mauvaise humeur.

- Enferme-la si nécessaire.

- Enfermez-la vous-même, si vous pouvez. Ne me mêlez pas à ça, répliqua-t-elle en traînant les pieds vers la porte.

On ne put empêcher la jeune fille de s'approcher de Joaquin Andieta et de lui remettre une lettre. Elle le fit ouvertement, le regardant dans les yeux et avec une telle féroce détermination que Miss Rosé n'eut pas le courage de l'intercepter, ni Marna Fresia celui de s'interposer. Les deux femmes comprirent alors que l'ensorcellement était beaucoup plus profond qu'elles l'avaient imaginé, et qu'aucune porte fermée à clé, aucune bougie bénie n'était en mesure de le conjurer. Le jeune homme avait passé, lui aussi, la semaine dans l'obsession du souvenir de la jeune fille, qu'il croyait être la fille de son patron, Jeremy Sommers, et de ce fait totalement inaccessible. Il ne soupçonnait pas l'impression qu'il avait provoquée chez elle, et il ne lui était pas venu à l'esprit qu'en lui offrant ce mémorable verre de jus d'orange, lors de la visite précédente, elle lui déclarait son amour. Ainsi fut-il saisi d'une incroyable frayeur quand elle lui remit une lettre cachetée. Déconcerté, il la mit dans sa poche et continua à surveiller le chargement des ballots dans la charrette, tandis que ses oreilles s'enflammaient, que ses vêtements se trempaient de sueur et que des frissons lui parcouraient le dos. Droite, immobile et silencieuse, Eliza l'observait fixement à quelques pas de là, sans vouloir remar-L'amour

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quer l'expression furieuse de Miss Rosé, et celle affligée de Marna Fresia.

quand la dernière caisse fut attachée dans la charrette et que les mules eurent fait demi-tour pour entreprendre la descente, Joaquîn Andieta s'excusa auprès de Miss Rosé pour le dérangement, salua Eliza d'une brève inclinaison de tête et s'en fut aussi vite qu'il put.

Le mot d'Eliza contenait seulement deux lignes pour lui indiquer o˘ et comment se retrouver. Le stratagème était d'une simplicité et d'une audace telles que quiconque l'aurait prise pour une experte en friponneries : Joaquin devait se présenter dans trois jours, à neuf heures du soir, dans l'ermitage de la Vierge du Perpétuel Secours, une chapelle qui se dressait sur le Cerro Alegre et servait d'abri aux marcheurs, à une courte distance de la maison des Sommers. Eliza avait choisi cet endroit parce qu'il était proche, et la date parce que c'était un mercredi. Miss Rosé, Marna Fresia et les domestiques seraient occupés au dîner et nul ne remarquerait sa courte absence. Depuis le départ du malheureux Michael Steward, il n'y avait aucune raison d'organiser des bals, et l'hiver prématuré n'y invitait pas non plus, mais Miss Rosé maintenait l'habitude pour faire taire les cancans qui circulaient sur elle et l'officier de marine. Suspendre les soirées musicales en l'absence de Steward, c'était confesser qu'il était l'unique raison de leur existence.

A sept heures, Joaquîn Andieta était déjà sur place, dans une attente impatiente. De loin il vit la maison illuminée, le défilé des voitures amenant les invités, et les lanternes des cochers qui attendaient sur le chemin. Il dut se cacher à deux reprises en voyant approcher les veilleurs de nuit qui s'occupaient des lampes de l'ermitage, que le vent éteignait.

C'était une petite construction rectangulaire en pisé, couronnée d'une croix en bois peint, à peine plus grande qu'un confessionnal, qui abritait une statue en pl‚tre

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de la Vierge. Il y avait un plateau avec des rangées de cierges votifs éteints et une amphore emplie de fleurs mortes. C'était une nuit de pleine lune, mais le ciel était strié de gros nuages qui, par moments, occultaient complètement la clarté lunaire. A neuf heures juste, il sentit la présence de la jeune fille et perçut sa silhouette enveloppée de la tête aux pieds dans un ch‚le sombre.

- Je vous attendais, mademoiselle, furent les seules paroles qu'il parvint à bégayer, se sentant comme un idiot.

- Moi je t'attends depuis toujours, répliqua-t-elle sans la moindre hésitation.

Eliza enleva son ch‚le et Joaquin vit qu'elle était en habits de fête. La robe relevée, chaussée de sandales, elle tenait à la main ses bas blancs et ses escarpins en daim pour ne pas les salir en chemin. Ses cheveux noirs, séparés par le milieu, étaient ramassés de chaque côté de la tête en tresses serties de rubans en satin. Ils s'assirent au fond de l'ermitage, sur le ch‚le qu'elle posa par terre, cachés derrière la statue, en silence, très près l'un de l'autre mais sans se toucher. Pendant un long moment ils n'osèrent se regarder dans la douce pénombre, étourdis par la proximité, respirant le même air, le corps en feu malgré les rafales de vent qui menaçaient de les plonger dans l'obscurité.

- Je m'appelle Eliza Sommers, finit-elle par dire.

- Et moi Joaquin Andieta, répondit-il en écho.

- Je pensais que tu t'appelais Sébastien.

- Pourquoi ?

- Parce que tu ressembles à saint Sébastien, le martyr. Je ne vais pas à

l'église papiste, je suis protestante, mais Marna Fresia m'a emmenée quelquefois pour respecter ses promesses.

La conversation prit fin parce qu'ils ne surent quoi se dire d'autre ; ils se lançaient des regards en coin et rougissaient au même moment. Eliza percevait son odeur de savon et de transpiration, mais elle n'osait nas annrocher son nez. comme elle l'aurait

L'amour

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souhaité. Dans l'ermitage on n'entendait que le murmure du vent et celui de leur respiration précipitée. Passé quelques minutes, elle annonça qu'elle devait rentrer, avant qu'on ne constate son absence, et ils se séparèrent en se serrant la main. Ainsi devaient-ils se rencontrer les mercredis suivants, à des heures différentes et pour de courts instants. A chacune de ces rencontres tourmentées, ils avançaient à pas de géant dans les délires et les tourments de l'amour. Ils se racontèrent juste l'indispensable car les paroles semblaient être une perte de temps, et bien vite ils se prirent par la main et continuèrent à parler, leurs corps de plus en plus proches à

mesure que leurs ‚mes se rapprochaient. Finalement, le cinquième mercredi, ils s'embrassèrent sur la bouche, d'abord en t‚tonnant, ensuite en explorant et finalement en s'abandonnant au plaisir, jusqu'à libérer complètement la ferveur qui les consumait. Ils avaient alors déjà échangé

des résumés importants sur les seize ans d'Eliza et les vingt et un ans de Joaquin. Ils discutèrent de l'improbable panier aux draps de batiste et à