18.

Joshua se surprit à savourer son voyage en chemin de fer. Il s'était imaginé une locomotive à vapeur du XIXe siècle, à la cheminée crachant des panaches de fumée blanche et aux roues d'acier entraînées par des pistons cliquetants. La réalité consistait en une motrice à huit roues propulsée par des moteurs magnétiques à alimentation électronique et tractant six wagons.

Comme les Kavanagh lui avaient offert un billet de première classe, il se retrouva dans un compartiment privé, les pieds posés sur la banquette opposée, en train de contempler le défilé de vastes forêts et de hameaux pittoresques. Dahybi Yadev était assis à côté de lui, clignant lourdement des cils tandis qu'un programme de stimulation légère se diffusait dans ses naneu-roniques. En fin de compte, ils avaient décidé qu'Ashly Hanson serait plus à sa place aux commandes du VSM pendant que l'équipage déchargerait la cargaison de mayope. Dahybi s'était aussitôt porté volontaire pour le remplacer et, comme les nouds avaient parfaitement fonctionné durant le voyage vers Norfolk, Joshua avait accepté sa candidature.

Les autres astros avaient été affectés à des tâches de maintenance.

Sarha, qui était impatiente de débarquer sur la planète pour en explorer les charmes, s'était mise à bouder ferme.

Le haut-parleur du compartiment annonça que le train entrait en gare de Colsterworth. Joshua étira ses jambes et chargea un programme d'étiquette dans ses naneuroniques. Il l'avait déniché dans la banque de mémoire du Lady Macbeth ; son père avait dû visiter cette planète à un moment donné, quoiqu'il ne lui en eût jamais parlé. Ce programme risquait de lui être fort utile, les provinciaux de Norfolk s'annonçant comme encore plus coincés que les habitants de cette ville dynamique et cosmopolite qu'était Boston. Grimaçant à cette idée, Joshua secoua l'épaule de Dahybi Yadev.

- Désactive ton programme. Nous sommes arrivés. Le visage de Dahybi perdit son expression vacante, et il regarda par la fenêtre.

- C'est ici ?

- C'est ici.

- On dirait un pré avec deux bicoques.

- Abstiens-toi de ce genre de remarque, nom de Dieu. Tiens. (Il lui télétransmit une copie de son programme d'étiquette.) Conserve ce truc en mode primaire. Nous ne tenons pas à irriter notre bienfaiteur.

Dahybi parcourut certaines des règles sociales listées dans le programme.

- Bordel de merde, j'ai l'impression que le Lady Mac est arrivé ici en passant par une faille spatio-temporelle.

Joshua sonna le steward pour qu'il s'occupe de leurs bagages. À en croire le programme d'étiquette, il avait droit à un pourboire s'élevant à cinq pour cent du prix du billet et ne devant pas être inférieur à un shilling.

La gare de Colsterworth se réduisait à deux quais en pierre taillée, avec des édicules consistant en un toit de bois reposant sur des colonnes en fer forgé. La salle d'attente et le guichet étaient bâtis en brique, et des paniers de fleurs multicolores étaient accrochés à des anneaux métalliques fixés à leurs murs. Le chef de gare avait le souci des apparences ; les peintures, rouge et crème, étaient étincelantes tout le long de l'année, les cuivres étaient rutilants et le personnel toujours impeccable.

Ses efforts se voyaient aujourd'hui amplement récompensés. Il se tenait à côté de Louise Kavanagh, l'héritière du domaine de Cricklade, qui venait de le féliciter pour la beauté de sa gare.

Le train du matin en provenance de Boston s'avança le long du quai à vitesse réduite, et le chef de gare consulta sa montre.

- Trente secondes de retard.

Louise Kavanagh inclina gracieusement la tête en direction du petit homme. A ses côtés, William Elphinstone dansa d'un pied sur l'autre en signe d'impatience. Elle pria en silence pour qu'il ne commette aucun impair. Fort impétueux par moments, il semblait totalement déplacé dans son costume gris ; la salopette d'ouvrier agricole lui seyait bien davantage.

Quant à elle, elle avait sélectionné avec soin une robe couleur lavande aux manches bouffantes. Nounou l'avait aidée à réunir ses cheveux sur sa nuque en un motif complexe qui s'achevait sur une longue queue de cheval. L'ensemble, espérait-elle, lui conférerait l'allure distinguée requise par les circonstances.

Le train fit halte, ses trois premiers wagons occupant toute la longueur du quai. Les portières s'ouvrirent à grand bruit, et les passagers commencèrent à descendre. Elle se redressa afin de mieux voir ceux qui sortaient des compartiments de première classe.

- Les voilà, dit William Elphinstone.

Louise ne savait pas exactement à quoi elle s'attendait, même si elle était quasiment certaine que les capitaines d'astronef étaient des hommes sages, mûrs et responsables, un peu comme son père (quoique en moins colérique). Sinon, comment leur aurait-on confié une responsabilité aussi écrasante ? Jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n'aurait imaginé qu'un capitaine se présente sous l'aspect d'un jeune homme aux traits volontaires et réguliers, mesurant six pieds de haut, vêtu d'un élégant uniforme de style exotique qui soulignait sa carrure d'athlète. Mais il y avait cette étoile d'argent sur son épaule, visible aux yeux de tous.

Louise déglutit, tenta de se rappeler son petit discours de bienvenue, puis s'avança en affichant un sourire poli.

- Capitaine Calvert, je suis Louise Kavanagh ; mon père s'excuse de ne pas vous accueillir en personne, mais le domaine est en pleine activité ces temps-ci et nécessite son attention entière. Permettez-moi donc de vous souhaiter la bienvenue à Cricklade, et d'espérer que vous apprécierez votre séjour.

C'était quasiment le speech qu'elle avait appris par cour, mais elle avait oublié de lui demander s'il avait fait bon voyage. Oh, tant pis...

Joshua lui serra la main avec enthousiasme.

- C'est très aimable à vous, Louise. Et je dois dire que je me félicite de ce que votre père soit si occupé, car je ne saurais concevoir plus agréable façon d'être accueilli à Cricklade que par une jeune dame aussi belle que vous.

Louise sentit que ses joues viraient à l'écarlate et regretta de ne pas pouvoir disparaître dans un trou. Quelle réaction juvénile ! Il se montrait poli, tout simplement. Mais comme il était charmant ! Et il semblait sincère. Pensait-il vraiment ce qu'il disait ? Toute sa discipline l'avait désertée.

- Bonjour, dit-elle à Dahybi Yadev. Ce qui était terriblement gauche.

Sa rougeur s'accentua. Elle s'aperçut que Joshua n'avait pas lâché sa main.

- Mon officier d'astrogation, dit Joshua en s'inclinant.

Louise se ressaisit et présenta William Elphinstone comme étant un régisseur de domaine, négligeant de préciser qu'il n'en était qu'au stade de l'apprentissage. Il aurait dû lui en être reconnaissant, mais elle eut la nette impression que le capitaine d'astronef ne lui était guère sympathique.

- Une calèche vous attend pour vous conduire au manoir, dit William.

Il fit signe au cocher de récupérer les bagages de Joshua auprès du steward.

- Nous vous remercions de cette attention, dit Joshua à Louise.

Les joues de celles-ci s'ornèrent de fossettes.

- Par ici, dit-elle en indiquant la sortie.

Aux yeux de Joshua, la calèche ressemblait à un berceau surdimensionné et équipé de roues légères et modernes. Mais les deux chevaux qui la tiraient filaient à vive allure et, en dépit des ornières de la route, le trajet se déroula en douceur. Cols-terworth n'était guère plus qu'une bourgade, où se trouvaient un marché rural et quelques ateliers ; l'économie provinciale tournait exclusivement autour des fermes. La plupart des maisons étaient bâties dans une pierre teintée de bleu, provenant des carrières locales. Portes et fenêtres étaient presque toutes cintrées.

Lorsque la calèche descendit la grand-rue, les nombreux badauds la regardèrent passer en se donnant des coups de coude. Joshua crut tout d'abord que c'étaient Dahybi et lui-même qu'ils dévisageaient, puis il comprit que c'était Louise qui attirait leur attention.

La campagne environnante était un damier de petits champs séparés par des haies impeccablement taillées. Des ruisseaux sinuaient au fond des vallées aux pentes douces, tandis que des bosquets s'accrochaient aux crêtes et aux sommets des collines, il vit qu'on avait déjà moissonné le blé et l'orge. Quantité de meules constellaient le paysage, enveloppées dans des filets pour mieux résister à la bise. Des tracteurs retournaient la riche terre rouge en prévision d'une seconde récolte. Les plants auraient juste le temps de mûrir avant le début du long automne.

- Les tracteurs à moteur ne sont donc pas interdits ici ? demanda Joshua.

- Bien sûr que non, répliqua William Elphinstone. Notre société est stable, capitaine, pas arriérée. Nous utilisons tous les moyens appropriés pour maintenir le statu quo tout en garantissant à la population un niveau de vie décent. Il serait ridicule de n'employer que des chevaux pour le labour. Ce n'est pas la raison d'être de Norfolk. Nos ancêtres souhaitaient une vie pastorale qui puisse être appréciée de tous.

Joshua jugea son ton un tantinet hargneux, mais, d'un autre côté, il semblait tendu depuis qu'on les avait présentés.

- D'où vient votre énergie ? demanda Joshua.

- Les panneaux solaires suffisent à alimenter les maisons individuelles, mais quatre-vingt-dix pour cent de l'énergie affectée à l'industrie et à l'agriculture sont géothermiques. Nous achetons des fibres thermopotentielles à la Confédération et les enfouissons dans le manteau, à trois ou quatre miles de profondeur. La plupart des villes sont équipées de cinq ou six bouches de chaleur ; leur entretien est minimal, et les fibres peuvent durer jusqu'à deux siècles. Une solution bien plus élégante que celle consistant à construire des barrages et à engloutir des vallées un peu partout.

Joshua releva la façon dont il avait prononcé le mot " Confédération

", un peu comme si Norfolk n'en faisait pas partie.

- Tout ceci doit vous sembler bien peu pratique, je suppose, intervint Louise.

- Pas le moins du monde, répondit Joshua. Ce que j'ai vu jusqu'ici est admirable. Vous devriez visiter certains mondes prétendument avancés de ma connaissance. Le coût sociétal de la technologie y est parfois élevé, et le taux de criminalité carrément horrible. Certaines zones urbaines sont devenues franchement infréquentables.

- Trois personnes ont été assassinées à Kesteven l'année dernière, dit Louise.

William Elphinstone fronça les sourcils d'un air réprobateur, mais ne fit aucun commentaire.

- Je pense que vos ancêtres ont rédigé une Constitution presque parfaite, poursuivit Joshua.

- Mais plutôt dure pour les malades, fit remarquer Dahybi Yadev.

- Les maladies sont rares sur notre monde, dit William Elphinstone.

Notre mode de vie est garant d'une bonne santé. Et nos hôpitaux peuvent traiter la plupart des accidentés.

- Y compris le cousin Gideon, dit malicieusement Louise. Joshua réprima un sourire en voyant le regard féroce que lui jetait William Elphinstone. Cette fille n'était pas aussi effacée qu'il l'avait supposé de prime abord. Ils étaient assis l'un en face de l'autre, ce qui lui permettait de l'examiner à loisir. Il avait cru que William Casse-Pieds Elphinstone et elle formaient un couple mais, à en juger par la façon dont elle ignorait sa présence, cela ne lui semblait plus si probable.

Ledit

William

Elphinstone

paraissait

en

outre

froissé

par

l'indifférence de Louise à son égard.

- En fait, William n'est pas tout à fait honnête, poursuivit-elle. Si nous sommes invulnérables aux maladies, c'est parce que nos ancêtres ont subi des altérations génétiques avant de s'établir ici. Si votre planète exclut délibérément les traitements médicaux les plus avancés, il est aussi sage que raisonnable de vous protéger à l'avance. De ce point de vue, nous ne sommes donc pas entièrement conformes à l'idéal pastoral le plus simpliste. Sans doute une réussite comme celle de la société nor-folkoise aurait-elle été impossible avant l'avènement de la bio-ingénierie ; les gens auraient réclamé une recherche et une technologie médicales de pointe pour améliorer leur sort.

William Elphinstone tourna la tête de façon appuyée pour se plonger dans la contemplation du paysage.

- Voilà une idée fascinante, dit Joshua. La stabilité n'est possible qu'une fois que l'on a atteint un certain stade d'avancement technologique et, avant cela, le progrès est l'ordre naturel des choses. Allez-vous étudier les sciences politiques à l'université ?

Elle eut un infime pincement des lèvres.

- Je ne pense pas que je poursuivrai mes études. En règle générale, les femmes ne le font pas. Et, de toute façon, il n'y a pas beaucoup d'universités ici ; il n'existe aucun programme de recherche. Mais la plupart des membres de ma famille font des études d'agronomie.

- Et vous allez en faire autant ?

- Peut-être. Père n'a pas encore décidé. J'aimerais bien. Un jour, Cricklade sera à moi, voyez-vous. Je veux être mieux qu'une femme de paille.

- Je suis sûr que vous y parviendrez, Louise. Il m'est impossible de vous imaginer dans le rôle d'une femme de paille.

Joshua fut surpris de sa propre sincérité.

Louise baissa les yeux pour vérifier qu'elle n'était pas en train de se tordre les mains, attitude qui ne seyait guère à une dame. Pourquoi bredouillait-elle comme ça ?

- Sommes-nous entrés dans Cricklade ? demanda Joshua.

Les champs avaient laissé la place à de vastes prés bordés de bosquets. Des vaches et des moutons y broutaient placidement, ainsi que des pseudo-bovins xénos qui ressemblaient à des cerfs velus, montés sur d'épaisses pattes aux sabots hémisphériques.

- En fait, nous nous trouvons dans le domaine de Cricklade depuis que nous avons quitté le village, dit William Elphinstone avec hauteur.

Joshua lança à Louise un regard encourageant.

- Aussi loin que porte le regard, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Je comprends pourquoi vous aimez tant votre domaine. Si jamais je m'établis quelque part, je voudrais que ce soit dans un lieu comme celui-ci.

- Y a-t-il des chances pour que nous voyions quelques rosés ?

demanda Dahybi Yadev à voix haute.

- Oui, bien sûr, dit Louise en se ressaisissant. Je manque à tous mes devoirs. Le cousin Kenneth m'a pourtant dit que c'était votre première visite.

Elle se retourna et tapa sur l'épaule du cocher. Tous deux échangèrent quelques mots.

- Il y a une roseraie un peu plus loin, derrière la forêt, dit-elle. Nous y ferons une halte.

La roseraie occupait dix acres sur le versant nord d'une colline.

L'exposition aux soleils était meilleure, expliqua Louise. Elle était délimitée par un mur de pierres sèches où poussait en plaques une pseudo-mousse ornée de minuscules fleurs rosés. Les pierres elles-mêmes étaient érodées par le gel ; on n'avait guère tenté de réparer les dégâts, hormis dans les parties les plus atteintes. Dans un coin de la roseraie était bâtie une longue grange au toit de chaume ; la mousse s'était insinuée entre les tiges, élargissant les bouquets noircis par les ans. Des palettes flambant neuves, où s'empilaient plusieurs milliers de pots blancs de forme conique, étaient visibles à travers la porte ouverte de la grange.

L'air sec et immobile accentuait encore l'aspect paisible du lieu, d'où se dégageait une impression d'élégant abandon. N'eût été la présence des plants à l'alignement impeccable, Joshua aurait pu croire que cette roseraie était victime de négligence, que son propriétaire la considérait comme un hobby plutôt que comme une ressource vitale.

La rosé pleureuse de Norfolk était incontestablement la plante la plus célèbre de la Confédération. À l'état naturel, elle poussait dans des buissons touffus, sur des tiges sans épines, de préférence dans des sols secs et tourbeux. Mais lorsqu'on la cultivait, c'était sur des treillis de trois mètres de haut. Ses feuilles d'un vert de jade, de la taille d'une main, ressemblaient à celles de l'érable terrien, avec leurs profondes nervures et leurs pointes rouge terne.

Mais ce furent les fleurs que Joshua examina avec le plus d'attention

; elles étaient épanouies, d'une belle nuance dorée, larges de vingt-cinq centimètres, et l'épais écrin de leurs pétales froissés abritait un carpelle gros comme un oignon. Chaque plant avait produit de trente-cinq à quarante fleurs, fièrement dressées sur des tiges vertes et charnues de la largeur d'un pouce humain. La lumière impitoyable du Duc les nimbait d'une aura d'un jaune vif spectral.

Le petit groupe s'avança entre les plants, foulant un gazon entretenu avec soin. On avait élagué les plants afin que chaque fleur soit bien exposée aux soleils, sans qu'elles se fassent de l'ombre les unes aux autres.

Joshua enfonça la pointe de son soulier dans l'herbe, constatant que la terre était plutôt compacte.

- Il fait très sec, dit-il. Y aura-t-il assez d'eau pour les nourrir ?

- Il ne pleut jamais durant l'été, répondit Louise. Du moins sur les îles habitées. Sous l'effet de la convection, tous les nuages dérivent vers les pôles ; la calotte glaciaire fond en grande partie à cause du déluge, mais la température n'y dépasse pas deux degrés au-dessus du point de congélation. S'il pleut ne serait-ce que quelques gouttes pendant la semaine précédant l'Estivage, c'est considéré comme un mauvais présage. Les rosés amassent durant le printemps toute l'eau qui leur est nécessaire pour la fructification.

Il tendit le bras pour toucher l'une des grandes fleurs, surpris par la rigidité de sa tige.

- Je ne savais pas qu'elles étaient si impressionnantes.

- Cette roseraie est assez ancienne, dit-elle. Les rosés que vous voyez ont cinquante ans, et elles sont encore bonnes pour vingt ans d'exploitation. Chaque année, nous replantons plusieurs roseraies avec les fleurs cultivées dans les serres du domaine.

- Vous semblez extrêmement bien organisés. J'aimerais voir l'une de ces serres. Peut-être pourriez-vous m'en faire visiter une, vous me paraissez experte en matière de culture des rosés.

Louise rougit une nouvelle fois.

- Oui, bien sûr, bafouilla-t-elle. Je veux dire : oui, je vous en ferai visiter une.

- À moins que vous n'ayez d'autres obligations, bien entendu. Je n'ai nulle envie de m'imposer, conclut-il en souriant.

- Mais il n'en est rien, s'empressa-t-elle de lui assurer.

- Bien.

Elle se surprit à lui sourire sans raison particulière.

Joshua et Dahybi durent attendre la fin de l'après-midi pour être présentés à Grant Kavanagh et à Marjorie, son épouse. Joshua en profita pour visiter l'immense manoir et ses dépendances, toujours guidé par Louise. Le manoir ne manqua pas de l'impressionner ; une petite armée de domestiques discrets s'employait à conserver ses pièces dans un état impeccable, et on n'avait pas regardé à la dépense pour assurer le bon goût de la décoration. Naturellement, le style de celle-ci était fortement inspiré de l'école du xvnr siècle, principale référence historique de cette enclave miniature.

Heureusement, William Elphinstone les abandonna, prétextant qu'il avait du travail dans les roseraies. Cependant, ils se retrouvèrent flanqués de Geneviève Kavanagh dès que le fiacre fit halte devant les portes du manoir. La soeur cadette de Louise ne les quitta pas d'une semelle durant tout l'après-midi, ne cessant pas de glousser un seul instant. Joshua, qui n'avait pas l'habitude de fréquenter des enfants de son âge, vit en elle une petite fille trop gâtée qui aurait eu besoin d'une bonne fessée. N'eût été la présence de Louise, il se serait porté volontaire pour lui en donner une. Au lieu de cela, il souffrit en silence, dévorant des yeux le corps de Louise ondulant sous sa robe légère. Il n'y avait pas grand-chose d'autre pour retenir son attention.

Aux yeux d'un non-initié, le domaine qui entourait le manoir était presque désert.

Sur Norfolk, au moment de l'Estivage, la quasi-totalité des habitants de la campagne participaient à la récolte des rosés pleureuses. Les caravanes de nomades romanis étaient fortement demandées, les domaines et les producteurs indépendants se disputant leur force de travail. Même les congés scolaires (Norfolk n'utilisait pas l'imprégnation didactique par laser) étaient fixés en fonction des saisons, ce qui permettait aux enfants d'assister leurs parents, l'hiver étant la principale période dévolue à l'étude. Comme la récolte de Larmes ne durait en tout et pour tout que deux jours, les préparatifs étaient aussi ardus qu'épuisants.

Avec plus de deux cents roseraies dispersées sur son domaine (sans compter celles des métairies), Grant Kavanagh était durant l'été l'homme le plus occupé du comté de Stoke. Âgé de cinquante-six ans, il avait une carrure de colosse, fruit de modestes améliorations génétiques, des cheveux bruns et des favoris qui commençaient à virer au gris. Mais une vie consacrée à l'exercice et une alimentation équilibrée lui avaient conservé la vigueur d'un jeune homme. Il était donc en mesure de mener la vie dure à toute une flopée de régisseurs et d'apprentis. Ce qui, il le savait d'expérience, était la seule façon pour lui de réussir dans le comté de Stoke. Non seulement il devait superviser les équipes chargées de placer les coupes de collecte dans les roseraies, mais il était en outre responsable des chais du comté. Grant Kavanagh ne tolérait ni les imbéciles, ni les fainéants, ni les planqués, l'une ou l'autre de ces tares affligeant selon lui quatre-vingt-quinze pour cent de la population de Norfolk. Sur ses trois cents ans d'existence, le domaine de Cricklade en avait connu deux cent soixante-dix de rigueur et de prospérité, et, que Dieu lui en soit témoin, cet âge d'or ne prendrait pas fin avant sa mort.

Après avoir passé tout l'après-midi en selle, à inspecter certaines des roseraies les plus proches du manoir en compagnie du toujours résistant Mr Butterworth, il ne se sentait guère d'humeur à badiner avec des dandies dans le style de ce capitaine d'astronef en visite. Il fît irruption chez lui en époussetant violemment son pantalon, réclamant à grands cris un verre, un bon bain et un repas décent.

En voyant ce coq de village rougeaud traverser l'immense hall pour fondre sur lui, Joshua pensa à un sergent de Tranquillité - le charme et la beauté en moins.

- Un peu jeune pour commander un astronef, non ? dit Grant Kavanagh quand Louise eut fait les présentations. Je suis étonné que les banques vous aient accordé un prêt.

- J'ai hérité du Lady Mac, et mon équipage a gagné assez d'argent durant notre première année d'activité pour que nous venions commercer sur cette planète. C'est notre première visite ici, et votre famille s'est mise en quatre pour m'offrir trois mille casiers des meilleures Larmes de cette île. De quels critères avez-vous besoin pour juger de ma compétence ?

Louise ferma les yeux et regretta de ne pouvoir se faire très, très petite.

Grant Kavanagh fixa le visage déterminé du jeune homme qui avait osé lui répondre de si insolente façon dans sa propre demeure et éclata de rire.

- Par Dieu, voilà le genre d'attitude qui devrait être plus répandu dans le coin. Bien parlé, Joshua, je vous approuve totalement. Ne cédez jamais d'un pouce et rendez coup pour coup. (Il passa des bras protecteurs autour des épaules de ses filles.) Vous voyez, mes petites pestes ? C'est comme cela qu'il faut se conduire quand on dirige une entreprise commerciale ; peu importe qu'il s'agisse d'un domaine ou d'un astronef. Chaque fois qu'on ouvre la bouche, on doit montrer qui est le patron. (Il embrassa Louise sur le front et chatouilla Geneviève, qui se remit à glousser.) Enchanté de faire votre connaissance, Joshua. Ça me fait plaisir de constater que le jeune Kenneth est toujours aussi habile pour juger les hommes.

- Il est dur en affaires, dit Joshua d'une voix chagrinée.

- Oui, il le semble bien. Ce bois de mayope, est-il aussi fantastique qu'il le prétend ? Quand il m'a téléphoné, je ne suis pas arrivé à le faire taire.

- Oui, c'est assez impressionnant. Un peu comme un arbre d'acier.

J'en ai apporté quelques échantillons, bien entendu, vous pourrez en juger par vous-même.

- Nous en reparlerons tout à l'heure.

Le majordome fit son apparition, apportant à Grant un gin-tonic sur un plateau d'argent. Il prit le verre et en but une gorgée.

- Je suppose que cette satanée planète Lalonde va nous en demander une fortune quand elle saura à quel point il est précieux pour nous ? demanda-t-il en se renfrognant.

- Cela dépend, monsieur.

- Oh?

Grant Kavanagh écarquilla les yeux, réagissant avec intérêt au ton furtif adopté par Joshua. Il lâcha Geneviève et lui tapota le crâne avec amour.

- Va jouer, ma puce. Apparemment, le capitaine Calvert et moi avons des choses à nous dire.

- Oui, papa.

La petite fille s'éloigna, jetant un regard en coin à Joshua et se remettant à glousser.

Louise lui adressa un sourire complice avant de s'éloigner. C'était ainsi que procédaient ses camarades de classe quand elles souhaitaient aguicher les garçons.

- Vous vous joindrez à nous pour le dîner, n'est-ce pas, capitaine Calvert ? demanda-t-elle en prenant un air évaporé.

- Oui, sans doute.

- Je vais demander à la cuisinière de préparer du citron givré. Ce dessert vous plaira, c'est mon préféré.

- Alors je suis sûr que je l'adorerai.

- Et ne sois pas en retard, papa.

- Qui, moi ? rétorqua Grant Kavanagh, enchanté comme à son habitude par la malice de sa fille.

Elle les récompensa tous deux d'un sourire radieux, puis fila à l'autre bout du hall pour rattraper Geneviève.

Une heure plus tard, allongé sur son lit, Joshua méditait sur le système de communication de Norfolk. Sa chambre, située dans l'aile ouest, était vaste, équipée de sa propre salle de bains et décorée par une tapisserie aux riches motifs pourpre et or. Le lit à deux places avait une tête en bois sculpté et un matelas horriblement dur. Il n'avait pas besoin de faire beaucoup d'efforts pour y imaginer Louise Kavanagh étendue à ses côtés.

Un téléphone était posé sur la table de chevet, mais cette grotesque antiquité n'était même pas équipée d'un processeur standard ; il lui était impossible de télétransmettre quoi que ce soit à l'ordinateur du réseau de communication en utilisant ses naneuroniques. Ce gadget n'avait même pas de colonne AV, rien qu'un clavier, un holoécran et un micro. Il crut tout d'abord que Norfolk avait installé un programme de

Turing

fabuleusement

réaliste

dans

son

système

de

communication, afin que les requêtes puissent être traitées avec civilité, puis il finit par se rendre compte qu'il avait affaire à une opératrice humaine. Celle-ci le brancha sur le circuit des satellites-relais en orbite géostationnaire et ouvrit un canal vers le Lady Macbeth. Il réussit à ne pas penser à la somme qu'allait débourser Grant Kavanagh. Utiliser des humains pour effectuer une routine informatique des plus basiques, imaginez un peu !

- Nous avons déjà déchargé environ un tiers de la cargaison, dit Sarha. (La liaison était uniquement audio.) Ton nouvel ami Kenneth Kavanagh a recruté une demi-douzaine de spatiojets pour descendre le mayope sur la planète. À ce rythme, on aura fini demain.

- Formidable. Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, mais quand cette course sera finie, il y a de grandes chances pour que nous revenions ici pour conclure l'accord dont nous avons discuté précédemment.

- Tu as progressé, alors ?

- Absolument.

- À quoi ressemble Cricklade ?

- C'est stupéfiant, de quoi rendre jaloux un ploutocrate de Tranquillité. Tu aurais adoré.

- Merci, Joshua. Voilà qui me remonte le moral, Il sourit et but une nouvelle gorgée de Larmes de Norfolk, cadeau de son hôte si prévenant.

- Comment vous en tirez-vous avec les contrôles de maintenance, Warlow et vous ?

- Nous avons fini.

- Quoi ?

Il se redressa si brusquement qu'il faillit renverser quelques gouttes du précieux liquide.

- Nous avons fini. Il n'y a pas un système du vaisseau qui ne marche à la perfection.

- Bon Dieu, vous avez dû vous défoncer.

- Ça nous a pris cinq heures, en tout et pour tout. Et le plus long dans l'histoire, c'était d'attendre que les programmes de diagnostic aient fini de tourner. Il n'y a rien qui cloche à bord du Lady Mac, Joshua.

Son taux de performance est aussi bon que le jour où le ministère de l'Astronautique nous a accordé notre licence.

- C'est ridicule. On a eu tellement de pépins après avoir quitté Lalonde que seule la chance nous a permis d'arriver ici en un seul morceau.

- Tu penses que je suis incapable de charger un programme de diagnostic ? demanda-t-elle d'une voix soudain irritée.

- Tu connais ton boulot, je le sais, dit-il sur le ton de la conciliation.

Mais ça n'a aucun sens, voilà tout.

- Tu veux que je te télétransmette les résultats ?

- Non. De toute façon, tu ne le pourrais pas ; le réseau de cette planète n'est pas assez développé. Qu'en pense Warlow, est-ce que le Lady Mac survivrait à une inspection du ministère de l'Astronautique ?

- Il la passerait haut la main.

- D'accord, je vous laisse décider de ce qu'il faut faire.

- Les inspecteurs du ministère seront ici demain matin. De toute façon, le bureau de Norfolk ne procède qu'à des contrôles de stade D. Nos propres programmes de diagnostic sont bien plus stricts.

- Bien. Je vous rappelle demain pour avoir des nouvelles.

- Entendu. Au revoir, Joshua.

L'astéroïde Tehama était l'une des colonies industrielles les plus prospères du système de Nouvelle-Californie. C'était un rocher ferreux long de vingt-huit kilomètres et large de dix-huit, décrivant en cinquante jours une orbite irrégulière de type troyen autour de la plus grande géante gazeuse du système, pourvu de tous les éléments et de tous les minéraux nécessaires à la vie, sauf l'hydrogène et l'azote. Mais cette lacune était compensée grâce à un astéroïde riche en chondrites carbonées, une boule de neige d'un kilomètre de diamètre, qui, depuis 2283, tournait autour de Tehama à cinquante kilomètres de distance. On en extrayait du schiste argileux qui était alors raffiné ; l'hydrogène était ensuite combiné à l'oxygène pour produire de l'eau pure ; l'azote servait de base à des transformations plus complexes pour obtenir des nitrates utilisables ; les hydrocarbures étaient essentiels. Ces produits avaient tous été introduits dans les cavernes creusées dans le noyau métallique de Tehama, où l'on trouvait à présent une biosphère habitable capable d'accueillir une population sans cesse croissante. En 2611, il y avait deux cavernes à l'intérieur de Tehama ; et son compagnon n'était plus qu'un tas de sable large de deux cent cinquante mètres, auquel s'accrochait, telle une bernache, une raffinerie d'un blanc argenté presque aussi grosse que lui. Le Vengeance de Villeneuve apparut dans une zone d'émergence distante de cent vingt mille kilomètres et entama sa manoeuvre d'approche. Au bout de plusieurs mois passés à entretenu: les systèmes vétustés et faillibles de l'astronef, Erick Thakrar était ravi de cette pause. La vie à bord du vaisseau était des plus éprouvantes, et il ne savait plus combien de fois il avait trafiqué le carnet de bord pour échapper aux amendes du ministère de l'Astronautique, voire à la cale sèche. Aucun doute là-dessus, le Vengeance de Villeneuve était dangereusement proche de la faillite, sur le plan financier comme sur le plan mécanique. L'indépendance était un but de plus en plus lointain ; le capitaine Duchamp devait un million et demi de fusiodollars aux banques, et les affréteurs se faisaient rares.

Erick ne pouvait s'empêcher d'avoir un peu pitié de ce vieux briscard. Le commerce interstellaire était un univers quasiment fermé, un réseau serré de cartels et de monopoles qui prenait ombrage de l'existence même des cargos indépendants. Les astronefs comme le Vengeance de Villeneuve obligeaient les grandes flottes à baisser leurs prix et à réduire leurs profits. En guise de représailles, elles formaient des ententes plus ou moins légales dans le but de ruiner les petits astronefs.

Duchamp était un excellent capitaine, mais son sens des affaires était hautement contestable. Son équipage lui était cependant loyal, et Erick avait entendu suffisamment de récits d'expéditions passées pour conclure que ses membres n'avaient guère de scrupules quand il s'agissait de gagner un peu de fric. S'il l'avait souhaité, il aurait pu les faire arrêter moins de huit jours après avoir été engagé - les conversations enregistrées par naneuroniques étaient des preuves admises devant les tribunaux. Mais il traquait un plus gros gibier qu'un groupe d'astros minables à bord d'un vaisseau antique. Le Vengeance de Villeneuve représentait son code d'accès à toutes sortes d'opérations illégales. Et, apparemment, la partie allait s'engager sur Tehama.

Après que l'astronef eut accosté au spatioport non rotatif de l'astéroïde, quatre de ses occupants descendirent au bar Cata-lina, situé dans la caverne Los Olivos, la première à avoir été creusée, un cylindre de neuf kilomètres de long et cinq de diamètre. Le Catalina était l'un des bars à astros de Tehama, avec tables en aluminium et scène minuscule. À trois heures de l'après-midi, heure locale, l'endroit était quasiment mort.

Le Catalina occupait une grotte creusée dans la falaise verticale de la caverne, au milieu d'un bon millier d'autres grottes formant une cité troglodyte, un long ruban de baies vitrées et de balcons envahis par la végétation qui faisait tout le tour du cylindre. Comme dans les habitats édénistes, personne ne vivait sur le sol de la caverne proprement dit, qui était occupé par un parc communal et des terres arables. Mais la ressemblance s'arrêtait là.

Erick Thakrar prit place dans un box près de la baie vitrée, en compagnie de deux de ses équipiers, Bev Lennon et Des-mond Lafoe, et du capitaine André Duchamp. L'altitude relativement élevée du Catalina lui permettait de bénéficier d'une pesanteur de trois quarts de g et d'une bonne vue sur la caverne. Erick n'était guère impressionné par le spectacle. L'axe de symétrie du cylindre était occupé par une colonne métallique ajourée de cent mètres de diamètre, à l'intérieur de laquelle couraient les épais conduits noirs du système d'irrigation et d'arrosage. Elle était ceinturée tous les deux cent cinquante mètres par des tubes solaires en forme de tore qui émettaient une intense lueur blanc-bleu. Rien à voir avec la chaude incandescence du phototube axial d'un habitat édéniste, ce qu'attestaient les plantations de façon spectaculaire. Sur le sol de la caverne, l'herbe virait au jaune, tandis que les arbres et les buissons étaient étiques et quasiment effeuillés. Même les céréales semblaient anémiques (une des raisons pour lesquelles les mets d'importation étaient populaires et par conséquent sources de profit sur les astéroïdes). On aurait dit qu'un automne inattendu s'était imposé dans ce climat tropical.

L'ensemble formait un lieu surpeuplé, désagréable, une pâle copie des habitats bioteks si accueillants. Erick se surprit à avoir la nostalgie de Tranquillité.

- Le voilà, marmonna André Duchamp. Soyez aimables avec cet anglo, n'oubliez pas qu'on a besoin de lui.

Originaire de Carcassonne, le capitaine était un nationaliste français fanatique, qui blâmait les anglo-ethniques pour tout ce qui allait de travers dans la Confédération, des fibres optiques défaillantes de son ordinateur de vol à son découvert bancaire. Il était âgé de soixante-cinq ans, et son ADN altéré lui garantissait la sveltesse indispensable à un astro, ainsi qu'un visage tout en rondeurs. Quand André Duchamp s'esclaffait, tous ceux qui l'entouraient ne pouvaient s'empêcher de sourire tant sa bonne humeur était communicative ; il avait l'aspect sympathique d'un clown en tenue de scène.

Il adressa son sourire le plus accueillant à l'homme qui s'approchait de leur table en rasant les murs.

Lance Coulson était inspecteur en charge du contrôle à l'antenne locale du ministère de l'Astronautique ; proche de la soixantaine, il ne bénéficiait pas des appuis nécessaires pour passer à l'échelon supérieur. En conséquence, il s'occuperait du trafic et des communications inter-systerne jusqu'à ce que sonne pour lui l'heure de la retraite ; cela le rendait aigri et susceptible de fournir des informations à des gens comme André Duchamp - à condition que celui-ci y mette le prix. Il prit place à leur table et fixa longuement Erick Thakrar. - Je ne vous ai jamais vu auparavant. Erick enregistra ses impressions sensorielles dans une cellule mémorielle de ses naneuroniques et activa son moteur de recherche. Image : début d'obésité, teint bistre dû à une trop longue exposition aux tubes solaires de la caverne ; un costume gris au col haut qui pince le cou ; des cheveux châtain clair, revitalisés par un traitement biochimique des follicules. Son : souffle légèrement encombré, rythme cardiaque au-dessus de la normale. Odeur : sueur acre, accumulée sur le front haut et les mains potelées.

Lance Coulson rassemblait son courage. Un être timoré offensé par cette racaille d'astros.

- C'est parce que je ne suis jamais venu ici, répliqua Erick sans broncher.

Son fichier SRC lui rapporta un résultat nul : Lance Coulson n'était pas un criminel répertorié. Sans doute trop minable, se dit-il.

- Erick Thakrar, mon généraliste système, dit André Duchamp. C'est un excellent ingénieur. Vous n'allez quand même pas m'apprendre comment je dois recruter mon équipage, hein ?

Il y avait suffisamment de colère dans sa voix pour que Lance Coulson s'agite sur son siège.

- Bien sûr que non.

- Excellent !

André Duchamp était à nouveau tout sourires ; il donna à Lance Coulson une claque dans le dos, lui arrachant une grimace, et fit glisser sur la table éraflée un verre de brandy Mont-bard.

- Alors, qu'est-ce que vous m'avez trouvé ?

- Une cargaison de générateurs de microfusion, dit l'autre à voix basse.

- Ah bon ? Donnez-moi des détails

Le fonctionnaire fit glisser ses doigts sur son verre, s'abstenant de regarder son interlocuteur en face.

- Cent mille, dit-il en produisant son crédisque de la banque Francisco Finance.

- Vous plaisantez ! s'exclama André Duchamp, une lueur dangereuse dans les yeux.

- On... on m'a posé des questions la dernière fois. Je ne veux plus recommencer.

- Avec une offre comme celle-ci, vous ne recommencerez plus jamais. Si je disposais d'une telle somme, croyez-vous que je m'abaisserais à fréquenter une sangsue comme vous ?

Bev Lennon posa une main sur l'épaule de Duchamp.

- Du calme, susurra-t-il. Écoutez, si nous sommes tous ici, c'est parce que les rentrées d'argent se font rares, d'accord ? Nous pouvons vous payer d'avance un quart de cette somme.

Lance Coulson ramassa son crédisque et se leva.

- J'ai perdu mon temps, à ce que je vois.

- Merci pour l'information, dit Erick en élevant la voix. Lance Coulson lui jeta un regard terrifié.

- Hein ?

- Elle va nous être énormément utile. Comment souhaitez-vous être payé ? En liquide ou en nature ?

- Taisez-vous.

- Asseyez-vous et arrêtez vos conneries.

Il s'exécuta, parcourant la salle d'un regard inquiet.

- Nous voulons acheter, vous voulez vendre, reprit Erick. Alors laissons tomber ces tactiques d'histrion, supposons que vous nous avez fait la démonstration de vos talents de négociateur et que nous sommes tous en train de chier des briques. Alors, quel est votre prix

? Et soyez réaliste. Il y a d'autres inspecteurs du ministère dans le coin.

Il surmonta son agitation le temps de décocher à Erick un regard de haine pure.

- Trente mille.

- Tope là, dit aussitôt André Duchamp. Il tendit vers lui son crédisque de la Banque jovienne. Lance Coulson jeta un ultime regard apeuré sur les environs avant de tendre à son tour son crédisque à André.

- Merci*, Lance.

Le capitaine se fendit d'un sourire cruel en prenant connaissance du vecteur de vol qu'on lui télétransmettait.

Les quatre astros observèrent le départ furtif du fonctionnaire et éclatèrent de rire. Erick fut félicité pour la façon dont il avait réagi à son bluff, et Bev Lennon alla chercher une tournée de bière importée de Lûbeck.

- Tu m'as fichu une sacrée trouille ! protesta le spécialiste en fusion alors qu'il posait les pintes sur leur table. Erick but une gorgée de bière fraîche.

- J'avais une sacrée trouille, moi aussi.

Tout allait pour le mieux, il était intégré à l'équipage, et les réserves de certains de ses membres (il avait conscience de leur existence) s'estompaient peu à peu. Il était devenu l'un des leurs.

Erick passa les dix minutes suivantes à bavarder avec Bev Lennon et Desmond Lafoe, le spécialiste en nouds de l'astronef, un géant de deux mètres aux allures d'ours, pendant qu'André Duchamp, les yeux dans le vague, analysait l'information qu'il venait d'acquérir.

- Ça ne devrait pas nous poser de problème, annonça finalement le capitaine. Si nous effectuons notre saut à partir de

* En français dans le texte. (N.d.T.)

l'orbite de Sacramento, le rendez-vous pourra se faire à n'importe quel moment durant les six prochains jours. L'idéal serait dans cinquante-cinq heures car...

Il laissa sa phrase inachevée.

Erick se retourna pour suivre son regard. Cinq astros vêtus de survêtements monochromes venaient d'entrer dans le Cata-lina.

Hasan Rawand aperçut André Duchamp alors qu'il allait s'asseoir au comptoir. Il tapa sur le bras de Shane Brandes, l'ingénieur fusion du Dechal, et lui désigna du doigt le maître du Vengeance de Villeneuve.

Ses trois autres hommes d'équipage, lan O'Flaherty, Harry Levine et Stafford Charlton, remarquèrent son manège et se retournèrent.

Les deux groupes d'astros échangèrent des regards hostiles.

Hasan Rawand se dirigea vers le box, suivi de son équipage.

- André, dit-il avec une politesse feinte. Quel plaisir de te revoir.

J'espère que tu m'as apporté ce que tu me dois. Huit cent mille, c'est ça ? Sans compter les intérêts. Ça fait dix-sept mois, après tout.

André Duchamp regarda droit devant lui, serrant sa pinte de ses deux mains.

- Je ne te dois rien, dit-il d'une voix sombre.

- Je pense que si. Rappelle-toi ; tu transportais des initiateurs de plutonium de Sab Biyar au système d'Isolo. Nous t'avons attendu pendant trente-deux heures dans le nuage d'Oort de Sab Biyar, André. Trente-deux heures en mode furtif, avec un air gelé et de la bouffe congelée, obligés de pisser dans des tubes qui fuyaient, sans même pouvoir écouter un peu de FA de crainte que les Forces spatiales captent les émissions électroniques. Ce n'est pas sympa, André ; on se serait crus déportés sur une colonie pénitentiaire de la Confédération sans être passés par la case largage en orbite. Nous avons attendu trente-deux heures dans l'obscurité et dans la puanteur pour que tu te pointes et qu'on récupère ces initiateurs afin de faire le sale boulot à ta place en prenant tous les risques. Et quand on est revenus à Sab Biyar, qu'est-ce qu'on a appris ?

André Duchamp adressa un large sourire à ses hommes d'équipage, tentant de reprendre contenance.

- J'attends que tu me le dises, anglo.

- Tu étais allé à Nuristan pour vendre ces initiateurs à un chantier d'astro-ingénierie, enfoiré de Français ! Et c'est moi qui ai dû expliquer au Front de libération d'Isolo où étaient passées ses bombinettes et pourquoi sa minable révolution allait échouer faute d'une puissance de feu à la hauteur de ses revendications.

- Tu peux me montrer notre contrat ? demanda André Duchamp d'un air moqueur.

Hasan Rawand lui jeta un regard noir et plissa les lèvres en signe de colère.

- Donne-moi le fric. Un million, et on n'en parle plus.

- Va au diable, connard d'anglo. André Duchamp ne doit rien à personne.

Il se leva et tenta d'écarter de son chemin le capitaine du Dechal.

C'était ce geste qu'Erick Thakrar attendait et craignait à la fois.

Comme on aurait pu le prévoir, Hasan Rawand repoussa André Duchamp dans le box. Le genou du capitaine heurta une chaise, et il faillit perdre l'équilibre. Il se ressaisit et fonça sur Hasan Rawand, les poings levés.

Desmond Lafoe déplia sa carcasse, arrachant un hoquet à lan O'Flaherty lorsque celui-ci prit conscience de sa taille, de son poids et de sa force. Des mains grosses comme des battoirs l'empoignèrent par les épaules, et il se retrouva trente centimètres au-dessus du sol. Il se débattit avec violence, frappant Desmond Lafoe au genou de la pointe de sa botte. Le géant se contenta de pousser un grognement, puis le jeta à l'autre bout de la salle. Il atterrit sur une table en aluminium, en plein sur une épaule, avant de rebondir pour s'effondrer sur une paire de chaises.

Erick sentit une main se refermer sur le col de sa combi. Shane Brandes tentait de l'arracher à son siège ; âgé d'une quarantaine d'années, le crâne chauve et les oreilles ornées de petites boucles en or, il avait aux lèvres un sourire méchant. Le fichier Combat à mains nues des naneuroniques d'Erick passa en mode primaire. Ses routines mentales instinctives cédèrent la place à des processus logiques, lui permettant de calculer moment cinétique et force d'inertie avec une facilité surpassant celle d'un maître de kung-fu.

Ses implants nanoni-ques augmentèrent sa force musculaire dans des proportions considérables.

Shane Brandes fut surpris par l'aisance avec laquelle il empoignait son adversaire. Sa satisfaction vira à l'inquiétude lorsque celui-ci accompagna le mouvement. Shane dut reculer d'un pas pour ne pas perdre l'équilibre, ses propres naneuroniques prenant le contrôle de sa masse et de sa position. Il leva un poing dans l'intention de frapper Erick, mais ses nanoniques lui envoyèrent un signal d'alarme lorsque Erick leva son avant-bras à une vitesse stupéfiante. Son coup de poing fut paré sans peine, et son bras reçut une manchette douloureuse. Il voulut décocher à Erick un coup de pied au bas-ventre... et la riposte faillit lui fracturer le genou. Il vacilla sur le côté, heurtant Harry Levine et Bev Lennon en plein corps à corps.

Erick enfonça son coude dans le flanc de Shane et entendit quelques côtes se briser. L'autre poussa un gémissement de douleur.

À en croire le fichier Combat à mains nues, sa priorité était la vitesse, il devait éliminer son adversaire le plus rapidement possible. Ses naneuroniques analysèrent les mouvements de Shane, la torsion qu'il esquissait en se tenant les côtes. Projection de deux secondes dans le futur. Calcul des points d'interception. Une liste se matérialisa dans son esprit, et il sélectionna un coup qui entraînerait une élimination temporaire. Sa jambe droite jaillit dans les airs, la pointe de sa botte visant un point pour l'instant inoccupé. La tête de Shane s'écrasa dessus.

Une sous-routine d'évaluation du danger l'amena à se concentrer sur sa vision périphérique. André Duchamp et Hasan Rawand poursuivaient leur duel dans le box, coincés contre la table. L'espace était si réduit que leurs blessures étaient sans gravité.

Harry Levine avait emprisonné Bev Lennon dans un double nelson.

Couchés par terre, les deux hommes tournaient sur eux-mêmes tels des catcheurs de comédie, faisant voler les chaises autour d'eux.

Bev Lennon envoyait des salves de coups de coude dans le ventre de Harry Levine, comme s'il avait voulu lui enfoncer le nombril dans la colonne vertébrale.

De

toute

évidence,

Stafford

Charlton

avait

des

muscles

artificiellement gonflés. Debout devant Desmond Lafoe, il bourrait le géant de coups de poing, pompant du bras gauche avec une efficience programmée. Il était presque plié en deux par la douleur, et son bras droit pendait mollement à son épaule fracturée. Son nez cassé pissait le sang.

lan O'Flaherty se dressa derrière Desmond Lafoe, le visage déformé par une rage abjecte, sa main droite brandissant une thermolame de poche. Comme les rétines d'Erick étaient réglées sur l'amplification maximale, l'éclat jaune émis par la lame activée l'éblouit un instant.

La sous-routine d'évaluation du danger activa l'implant de défense nanonique de sa main gauche. Une grille de visée, toute en fines lignes bleues, apparut dans son champ visuel. Une section rectangulaire vira au rouge et enveloppa la silhouette de lan O'Flaherty, s'adaptant à ses mouvements tel un tissu élastique.

- Non ! hurla Erick Thakrar.

lan O'Flaherty levait déjà la lame au-dessus de sa tête lorsque retentit ce cri. Excité par son programme comme il devait l'être, il ne lui aurait sans doute pas obéi, même s'il l'avait entendu. Erick vit les muscles de son bras se contracter, la lame frémir avant de s'abattre.

Les naneuroniques d'Erick lui confirmèrent que, en dépit de ses muscles gonflés, il ne pourrait jamais atteindre lan O'Flaherty à temps. IL prit sa décision. Un petit morceau de peau se dilata sur l'index de sa main gauche, et l'implant cracha une fléchette de circuits nanoniques, à peine aussi grosse qu'un dard de guêpe. Elle toucha lan O'Flaherty à la gorge, pénétrant six millimètres sous son épidémie. La thermolame était déjà descendue de vingt centimètres vers le dos de Desmond Lafoe. Dès que la fléchette sentit qu'elle avait pénétré les chairs, et que son moment cinétique était nul, elle émit un bouquet de filaments microscopiques. Ceux-ci, se conformant à un protocole de recherche préprogrammé, partirent en quête du système nerveux, s'insinuant dans le dense réseau des cellules. Ils localisèrent les ganglions et traversèrent les fines membranes protégeant les nerfs. À ce moment-là, la lame était descendue de vingt-quatre centimètres. Les paupières droites d'Ian O'Flaherty battirent par réflexe sous l'effet de l'intrusion de la fléchette. Le processeur interne de celle-ci analysa les réactions électrochimiques qui parcouraient les nerfs ; il envoya son propre signal au cerveau. Les naneuroniques d'Erick détectèrent aussitôt ce signal, mais les circuits étaient incapables de l'aider, car ils pouvaient

seulement

contrer

les

impulsions

naturelles

en

provenance du cerveau.

lan O'Flaherty avait abaissé sa lame de trente-huit centimètres vers le dos de Desmond Lafoe lorsqu'il sentit un million de filets de lave déferler dans son organisme. La lame s'abaissa de quatre centimètres supplémentaires avant que ce déluge d'impulsions ne déclenche une série de spasmes dans ses muscles. Son système nerveux se consumait, saturé par le diabolique signal émis par la fléchette nanonique, qui déclenchait une décharge d'énergie massive et incontrôlée dans chacun de ses nerfs, une détonation chimique simultanée dans chacun de ses neurones.

Un hoquet s'échappa de sa bouche béante, ses yeux terrorisés parcoururent la salle en quête d'un sauveur. Sa peau vira à l'écarlate, comme sous l'effet d'un soudain coup de soleil. Ses muscles furent vidés de leur force, et il s'affala sur le sol. La thermolame tomba et rebondit, projetant des éclats de roc à chaque impact.

Plus personne ne se battait.

Desmond Lafoe tourna vers Erick des yeux éberlués où se lisait la souffrance.

- Que...

- Il t'aurait tué, dit Erick à voix basse. Il baissa son bras gauche. Tous les regards semblaient braqués sur ce membre monstrueux.

- Que lui avez-vous fait ? demanda un Harry Levine bouleversé.

Erick se contenta de hausser les épaules.

- Laisse tomber, graillonna André Duchamp. (Le sang coulait de sa narine gauche et son oeil enflait rapidement.) On y va.

- Vous ne pouvez pas partir comme ça ! s'écria Hasan Rawand. Vous l'avez tué.

André Duchamp aida Bev Lennon à se relever.

- C'était de la légitime défense. Ce salaud d'anglo a tenté de tuer l'un de mes hommes.

- Exact, gronda Desmond Lafoe. C'était une tentative de meurtre.

Il fit signe à Erick de le suivre vers la sortie.

- Je vais appeler les flics, dit Hasan Rawand.

- Oui, ça ne m'étonne pas de toi, ricana André Duchamp. C'est ce que font les gens de ton espèce, anglo. Ils pleurnichent et vont se réfugier dans les jupes de la loi. (Il lança un regard menaçant au barman blanc comme un linge, puis fit signe à ses hommes de sortir.) Pour quelle raison nous battions-nous, Hasan ? Pose-toi bien cette question. Les gendarmes* ne manqueront pas de se la poser, comptes-y.

Erick s'engagea dans le tunnel rocheux qui reliait le Catalina au réseau de corridors, d'ascenseurs et de halls de la cité verticale, soutenant un Desmond Lafoe encore secoué.

- Eh bien, cours te planquer, Duchamp, lança la voix de Hasan Rawand. Et toi aussi, assassin. Mais l'univers est petit. Ne l'oubliez pas.

En français dans le texte. (N.d.T.)

La pleine nuit, ce monde de ténèbres au firmament étoile, était venue et repartie au-dessus de Cricklade. Elle avait duré moins de huit minutes avant que ne règne à nouveau l'éclat rouge de la nuit-de-la-Duchesse, et l'obscurité n'avait guère été prononcée au cours de ces quelques minutes. L'anneau d'astronefs en orbite offrait un spectacle fantastique, dominant le ciel dégagé au nord de son éclat glacial. À

l'issue d'un plantureux dîner, Joshua était sorti sur le balcon pour contempler le pont céleste, accompagné de la famille Kavanagh.

Louise portait une robe couleur crème au corsage moulant ; la lumière cométaire l'avait parée d'une vive nuance bleu pâle. La prévenance dont elle avait fait preuve envers lui durant le repas était quasiment gênante, presque autant que l'hostilité affichée par William Elphinstone. Il lui tardait qu'elle lui fasse visiter le domaine le lendemain. Grant Kavanagh avait applaudi des deux mains lorsque cette idée avait été évoquée. Il aurait fallu que Joshua consulte ses naneuroniques pour savoir qui l'avait mise sur le tapis.

On frappa doucement à la porte de sa chambre, qui s'ouvrit avant qu'il ait eu le temps de réagir. Ne l'avait-il pas fermée à clé?

Il roula sur le lit, quittant des yeux l'holoécran et ses programmes de fiction d'une médiocrité désespérante. L'action se déroulait toujours sur Norfolk, où personne ne jurait, ne baisait ni ne déféquait ; même les infos qu'il avait regardées quelque temps plus tôt s'étaient révélées provinciales à l'extrême, l'arrivée massive des astronefs marchands y étant expédiée en deux ou trois phrases et l'actualité politique de la Confédération en étant purement et simplement absente.

Marjorie Kavanagh se glissa dans sa chambre. Elle agita en souriant un double de la clé.

- On a peur des créatures qui rôdent la nuit, Joshua ?

Il poussa un grognement de consternation et se laissa retomber sur sa couche.

Ils avaient fait connaissance juste avant le dîner, au cours d'un apéritif un tantinet guindé dans le grand salon. Si cette réplique n'avait pas été si antique et si usée, il lui aurait bien déclaré : " Louise ne m'avait pas dit qu'elle avait une grande sour. " Bien plus jeune que son époux, Marjorie Kavanagh avait de longs cheveux aile-de-corbeau et une silhouette à côté de laquelle celle de Louise ressemblait à une ébauche. Logiquement, il aurait dû deviner que la femme d'un aristocrate aussi riche que Grant Kavanagh était forcément jeune et belle, en particulier sur cette planète où le statut social passait avant tout. Mais Marjorie était également une allumeuse, ce que son mari semblait trouver des plus amusants, en particulier lorsqu'elle lâchait des sous-entendus en s'accrochant à son bras. Joshua s'était bien gardé de rire ; contrairement à Grant, il savait qu'elle ne plaisantait pas.

Marjorie s'immobilisa au bord du lit et le toisa. Elle était vêtue d'une robe de chambre en soie bleue, à la ceinture lâche. Les lourds rideaux protégeaient la pièce de l'éclat rougeoyant de la nuit-de-la-Duchesse, mais la vue que Joshua avait de son décolleté lui permit de constater qu'elle ne portait rien en dessous.

- Euh... fit-il.

- On ne dort pas ? Quelque chose vous travaille l'esprit, ou alors est-ce que ça se passe plus bas ? demanda sèchement Marjorie en fixant son bas-ventre.

- Mes ancêtres ont pas mal bénéficié de la génétique. Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil.

- Oh, parfait. J'ai de la chance.

- Mrs Kavanagh...

- N'insiste pas, Joshua. Jouer les innocents ne te sied guère. Elle s'assit au bord du lit. Il se redressa sur ses coudes.

- Et Grant ?

Elle passa ses doigts longilignes dans ses cheveux, les faisant retomber en cascade sur ses épaules.

- Grant ? C'est ce qu'on appelle un homme, un vrai. Il excelle dans ces domaines essentiellement masculins que sont la chasse, la boisson, les plaisanteries salaces, le jeu et les femmes. Au cas où tu ne l'aurais pas encore remarqué, Norfolk n'est pas exactement un modèle d'évolution sociale et d'émancipation féminine. Ce qui lui donne libre cours pour assouvir ses passions pendant que je reste à la maison à jouer mon rôle de mère de famille. Donc, le sachant parti retrouver deux jeunes Romanis qu'il a remarquées cet après-midi dans une roseraie, je me suis dit : Et puis merde, pourquoi ne m'amuserais-je pas moi aussi, pour une fois ?

- Ai-je le droit de donner mon avis ?

- Non, tu es trop parfait à mes yeux. Grand, fort, jeune, beau, et parti dans huit jours. Comment pourrais-je laisser passer une telle occasion ? En outre, je suis féroce comme une haxe quand il s'agit de protéger ma progéniture.

- Euh...

- Ha ha ! fit Marjorie en souriant. Tu rougis, Joshua. (Elle déboutonna sa chemise et glissa une main sur son ventre.) Grant se conduit en crétin quand il s'agit de ses filles. Il s'est amusé comme un petit fou en voyant les regards que te lançait Louise pendant le dîner. Il ne réfléchit pas, c'est là son problème. Tu vois, elles ne courent aucun danger avec les garçons de Norfolk, elles n'ont pas besoin qu'un chaperon les accompagne au bal ni qu'une vieille tante les suive chez leurs amies. Leur nom les protège. Mais tu n'es pas d'ici, et j'ai bien vu ce qui se passait dans ta cervelle irriguée de testostérone. Pas étonnant que vous vous entendiez si bien, Grant et toi, j'arrive à peine à vous distinguer l'un de l'autre.

Joshua sursauta légèrement comme elle lui caressait un endroit sensible au niveau des côtes.

- Je trouve Louise très gentille. C'est tout.

- Gentille, répéta Marjorie avec un sourire. J'avais tout juste dix-huit ans quand je lui ai donné le jour. Et je te prierais de ne pas calculer mon âge ! Alors, tu vois, je sais exactement ce qu'elle est en train de penser en ce moment. L'astro romantique descendu des étoiles. Sur Norfolk, les jeunes filles de ma classe sociale sont vierges à plus d'un titre. Je n'ai pas l'intention de laisser un étranger obsédé par le sexe gâcher son avenir, déjà que celui-ci a peu de chances d'être exaltant, avec les mariages arrangés et l'éducation minimale qui sont le lot des femmes sur cette planète, même au sein de notre classe. Et par-dessus le marché, je te rends un service.

- Ah bon ?

- Oui. Grant te tuerait si tu t'avisais de la toucher. Et, Joshua, je ne parle pas au sens figuré.

- Euh...

Il ne parvenait pas à croire cela ; même dans cette société arriérée.

- Si bien que je vais sacrifier ma vertu pour vous sauver tous les deux.

Elle dénoua sa ceinture et fit glisser la robe de chambre sur ses épaules. La lumière rouge tamisée souligna les galbes de son corps, en accentuant les charmes.

- N'est-ce pas terriblement noble de ma part ?

Les

dents-de-chien

commençaient

à

proliférer

de

façon

préoccupante autour des jetées le long de la Juliffe et de ses multiples affluents. Les plantes aux feuilles brun-roux envahissaient en rangs serrés les berges et les eaux peu profondes. Mais cela n'affectait guère la course de Ylsakore qui remontait la Zamjan en direction du comté de la Quallheim, avec son bruyant équipage composé de quatre marines des Forces spatiales de la Confédération et de trois agents de l'ASE de Kulu spécialisés dans les opérations tactiques. L'Isakore n'avait pas touché terre depuis son départ de Durringham. C'était un bateau de dix-huit mètres de long, à la coque de mayope, suffisamment robuste pour que ses propriétaires d'origine l'aient utilisé pour la pêche au gros dans les bouches de la Juliffe. Ralph Hiltch avait ordonné que sa chaudière à thermoconversion soit démontée et remplacée par le générateur à microfusion qui servait de réserve d'alimentation en énergie à l'ambassade de Kulu. Avec à son bord une bonbonne d'He, et de deutérium compressés, Ylsakore avait assez de carburant pour faire deux fois le tour du globe.

Jenny Marris était allongée sur son sac de couchage, abritée de la pluie fine qui tombait sur le fleuve par une bâche en plastique installée au niveau de la proue. Cette protection n'était guère efficace, et son short et son tee-shirt blancs étaient trempés. Après quatre jours passés à naviguer dans une humidité constante, elle en arrivait presque à croire qu'elle n'avait jamais été sèche de sa vie.

À ses côtés, assis sur leurs propres duvets, se trouvaient Louis Beith et Niels Regher, deux marines âgés de vingt ans à peine. Les yeux clos, absorbés par leurs baladeurs FA, ils tambourinaient le pont sur un rythme chaotique. Elle enviait leur optimisme et leur assurance.

Ils considéraient cette mission de reconnaissance avec un enthousiasme quasi enfantin ; certes, elle était bien obligée de l'admettre, ils étaient bien entraînés et physiquement plutôt impressionnants, en raison de leurs muscles gonflés. Témoignage de l'efficacité de Murphy Hewlett, leur lieutenant, qui savait maintenir le moral des troupes même sur un trou perdu comme Lalonde. Comme le lui avait confié Niels Regher, les marines avaient pris cette mission comme une récompense plutôt que comme une punition.

Son unité de communication lui signala un appel de Ralph Hiltch. Elle se leva et sortit de l'abri précaire pour ne pas déranger les deux marines. L'humidité de l'air n'en fut pas sensiblement augmentée.

Dean Folan, son adjoint, lui fit signe depuis la timonerie, située au milieu du bateau. Jenny lui rendit son salut, puis s'accouda au plat-bord et accepta la communication.

- C'est à propos des agents édénistes, télétransmit Ralph.

- Tu les as retrouvés ? demanda-t-elle.

Cela faisait vingt heures qu'ils ne répondaient plus.

- Malheureusement non. Et les images du satellite d'observation montrent que le village d'Ozark est en voie d'abandon. Ses habitants le quittent l'un après l'autre - pour se perdre dans la jungle, apparemment. Nous devons supposer qu'ils ont été asservis ou éliminés. Aucune trace de leur bateau, le Coogan, le satellite ne le repère nulle part sur le fleuve.

- Je vois.

- Malheureusement, les Édénistes savaient que vous les suiviez vers l'amont.

- Damnation !

- Exactement, donc s'ils ont été asservis, les envahisseurs vont être prêts à vous accueillir.

Jennifer se passa une main sur le crâne. On lui avait rasé ses cheveux roux, qui ne faisaient plus que cinq millimètres de long, ainsi que ceux de tous les autres passagers. C'était la procédure en vigueur pour les missions dans la jungle, qui assurait entre autres un meilleur contact du soldat avec son casque de combat.

Malheureusement, cela permettait à quiconque les apercevrait de les identifier instantanément.

- De toute façon, nous ne sommes pas précisément discrets, télétransmit-elle.

- Non, en effet.

- Est-ce que cela change la nature de notre mission ?

- Les ordres restent les mêmes. Kelven Solanki et moi tenons toujours à ce que l'un de ces colons asservis soit ramené à Durringham. Mais le timing, lui, a été modifié. Où vous trouvez-vous exactement ?

Elle télétransmit cette requête à son unité de guidage inertiel.

- À vingt-cinq kilomètres à l'ouest du village d'Oconto.

- Bien, alors accostez le plus vite possible. Les bateaux qui arrivent depuis les affluents de la Quallheim et de la Zamjan commencent à nous inquiéter. Quand nous avons examiné les images satellite, nous en avons compté vingt qui ont levé l'ancre vers l'aval durant la semaine écoulée, du navire à aubes à la coquille de noix. D'après nos observations, ils se dirigent tous vers Durringham et ils ne semblent pas vouloir s'arrêter en chemin.

- Tu veux dure qu'il y en a aussi derrière nous ? demanda Jenny, atterrée.

- Apparemment. Mais je n'ai pas l'habitude de laisser tomber mes gars, Jenny. Tu le sais. Je cherche une façon de vous récupérer par une voie autre que fluviale. Mais ne faites appel à moi qu'en cas de besoin. Le nombre de places sera limité, ajouta-t-il d'une voix appuyée.

Elle contempla la jungle impénétrable par-delà les eaux grises et jura en silence. Elle aimait bien les marines, et les deux groupes avaient appris à s'apprécier mutuellement au cours des quatre derniers jours ; il y avait des moments où l'ASE se laissait un peu trop aller à la duplicité et aux coups fourrés, même pour un service de renseignements.

- Oui, chef, je comprends.

- Bien. Maintenant, n'oublie pas ceci : quand vous aurez accosté, partez du principe que toutes les personnes que vous rencontrerez vous seront hostiles, et évitez tous les groupes d'indigènes. Solanki est convaincu que seule la supériorité numérique de l'ennemi a pu avoir raison des Édénistes. Et, Jenny, ne te laisse pas endormir par les préjugés : les agents édénistes ne sont pas des incapables.

- Entendu, monsieur.

Elle coupa la communication et se dirigea vers la petite cabine qui jouxtait la timonerie. On y avait mis les chevaux à l'abri sous une grande bâche gris-vert. Elle les entendit renifler doucement. Cela faisait si longtemps qu'ils étaient confinés dans ce minuscule enclos qu'ils étaient nerveux et agités. Murphy Hewlett faisait de son mieux pour les bichonner, mais elle se sentirait soulagée quand ils pourraient à nouveau galoper sur la terre ferme. Sans parler des hommes qui devaient jeter leur crottin par-dessus bord.

Murphy Hewlett s'était réfugié sous la bâche, sa veste de commando noire ouverte jusqu'à la taille révélant une chemisette vert foncé. Elle entreprit de lui expliquer le changement de plan.

- Ils veulent qu'on accoste tout de suite ? demanda-t-il. Âgé de quarante-deux ans, c'était un vétéran qui avait déjà plusieurs campagnes à son actif, stellaires et planétaires.

- Exact. Apparemment, les gens désertent les villages en masse. Ça ne devrait pas être trop dur d'en capturer un.

- Ouais, vous avez raison sur ce point. (Il secoua la tête.) Ça ne me plaît pas d'apprendre que nous sommes déjà derrière les lignes ennemies.

- Je n'ai pas demandé à mon chef quelle était la situation à Durringham mais, à mon avis, la planète tout entière est derrière les lignes ennemies.

Murphy Hewlett opina d'un air sombre.

- De graves ennuis se préparent par ici. On finit par le sentir au bout d'un certain temps, vous savez ? Le combat aiguise les sens, et je sais reconnaître une situation pourrie. Comme celle-ci, par exemple.

Prise d'un soudain sentiment de culpabilité, Jenny se demanda s'il était capable de deviner la teneur du message de Ralph Hiltch.

- Je vais demander à Dean de nous trouver un point d'accostage.

Elle n'avait pas atteint la timonerie que Dean Folan s'écriait :

- Bateau droit devant !

Ils retournèrent près du plat-bord et scrutèrent le rideau de bruine grise. Une silhouette apparut, se précisa, et tous deux la regardèrent passer avec des yeux écarquillés.

C'était un navire à aubes qui semblait tout droit sorti du Mississippi du XIXe siècle. De tels bâtiments avaient inspiré ceux qui naviguaient aujourd'hui sur les rivières de Lalonde. Mais alors que le Swithland et ses semblables n'étaient que des héritiers indirects, des bâtards ayant substitué la technologie à l'habileté artisanale, cette grande dame* aurait pu être un authentique modèle d'origine. Sa coque était peinte d'un blanc étincelant, ses cheminées noires exhalaient une épaisse fumée huileuse, ses pistons cliquetaient allègrement pour faire tourner ses lourdes roues à aubes. Sur ses ponts se pressait une foule de passagers joviaux, les hommes bien faits vêtus de vestes grises, de chemises blanches et de cravates en lacet, les femmes élégantes en longues robes à fanfreluches, une ombrelle reposant sur leurs épaules. Les enfants couraient dans tous les sens en poussant des cris de joie ; les garçons étaient en costume de marin et les filles avaient des rubans dans leurs cheveux.

- C'est un rêve, murmura Jenny pour elle-même. Je suis en train de vivre un rêve.

Les splendides passagers leur faisaient des signes de bienvenue.

L'écho de leurs rires et de leur bonheur résonnait au-dessus des eaux. Le mythique âge d'or de la Terre était revenu pour leur dispenser sa promesse suprême d'une contrée vierge et d'une ère simple. Le bateau à aubes emportait tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté vers un lieu où les soucis du présent n'avaient désormais plus cours.

Ce spectacle déchirait le coeur de tous les occupants de Ylsa-kore.

Pas un seul d'entre eux qui n'eût envie de sauter par-

* En français dans le texte. (N.d.T.)

dessus bord pour franchir ce gouffre à la nage. Le gouffre qui les séparait de la félicité, de l'éternelle joie du vin et des chants qui les attendait par-delà ce cruel abîme qu'était leur propre monde.

- Non, dit Murphy Hewlett.

L'euphorie de Jenny se fracassa comme du cristal au son de cette voix. La main de Murphy Hewlett tenait la sienne dans une étreinte douloureuse. Elle s'aperçut que ses bras étaient tendus, rigides, qu'elle était prête à plonger dans la rivière.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-elle.

Au plus profond d'elle-même, elle pleurait amèrement, bouleversée à l'idée d'être exclue de ce voyage vers un autre avenir ; désormais, elle ne saurait jamais si cette promesse était sincère...

- Vous ne comprenez pas ? dit-il. C'est eux, quoi qu'ils soient. Ils grandissent en puissance. Ils se fichent désormais que nous les voyions tels qu'ils sont, ils ne nous craignent plus.

Le mirage multicolore continua de voguer majestueusement sur la rivière, laissant derrière lui un sillage de joie pareil à une brume aurorale sur les eaux brunâtres. Jenny Harris resta un long moment accoudée au plat-bord, les yeux tournés vers l'ouest.

La roseraie était devenue une ruche bourdonnante d'activité. Plus de deux cents personnes s'affairaient parmi les plants, disposant les coupes autour des rosés pleureuses. Le jour-du-Duc venait de se lever ; la Duchesse avait disparu à l'horizon ouest, bariolant celui-ci d'une fine frange rosée. Les deux soleils conjugués avaient banni de l'air torride toute trace d'humidité. La plupart des hommes et des femmes qui s'occupaient des fleurs étaient légèrement vêtus. Les jeunes enfants se rendaient utiles, leur apportant régulièrement de nouvelles coupes ou des jarres de jus de fruit bien frais pour les désaltérer.

Quoique vêtu d'un jean noir et d'un tee-shirt sans manches couleur lie-de-vin, Joshua commençait à ressentir les effets de la chaleur.

Juché sur son cheval, il observait les ouvriers agricoles au travail.

Les coupes qu'ils installaient avec soin étaient des cônes de carton blanc, à la paroi intérieure vernie, d'un diamètre de trente centimètres à la base et s'achevant par une pointe scellée. On y avait collé un anneau pour les attacher aux treillis qui supportaient les rosés. Chacun des ouvriers avait passé à sa ceinture un gros rouleau de fil de fer. Il ne leur fallait pas plus de trente seconde pour fixer une coupe.

- Il faut donc une coupe pour chaque fleur ? demanda-t-il.

Louise était à ses côtés, montée sur son propre cheval, vêtue de jodhpurs et d'un chemisier blanc tout simple, ses cheveux maintenus par un bandeau retombant en cascade sur son dos. Elle avait été surprise lorsqu'il avait accepté de visiter le domaine à cheval plutôt que dans une calèche. Où un capitaine d'astronef aurait-il pu apprendre l'équitation ? Mais il se débrouillait fort bien. Pas aussi bien qu'elle, cependant, et elle était un peu excitée à l'idée de surpasser ainsi un homme. En particulier si cet homme était Joshua.

- Oui, dit-elle. Comment pourrions-nous faire autrement, à votre avis ?

Il considéra d'un air intrigué les empilements de cônes au bout de chaque rangée de plants.

- Je ne sais pas. Bon Dieu, il doit y en avoir plusieurs millions.

Louise avait fini par s'habituer à son langage. Cela l'avait choquée au début, mais les gens venus des étoiles avaient forcément des coutumes différentes des siennes. Les jurons qu'il lâchait lui semblaient exotiques plutôt que grossiers. Le plus surprenant, peut-

être, c'était la rapidité avec laquelle il passait de la franchise un peu crue à la politesse la plus châtiée.

- Il y a deux cents roseraies rien que dans le domaine de Cricklade, dit-elle. C'est pour ça que les ouvriers sont si nombreux. La récolte doit être menée à bien en l'espace d'une semaine, pendant que les rosés sont épanouies. Tous les habitants valides du comté sont mobilisés, mais cela nous permet tout juste de terminer dans les délais. Une équipe comme celle-ci met presque une journée pour s'occuper d'une roseraie.

Joshua se pencha sur sa selle pour examiner les ouvriers qui s'activaient. Leur tâche avait des allures de corvée, mais chacun d'eux semblait déterminé, voire empli de révérence. D'après ce que lui avait dit Grant Kavanagh, nombre d'entre eux travaillaient encore pendant la moitié de la nuit-de-la-Duchesse, car sinon la récolte ne serait jamais achevée à temps.

- Je commence à comprendre pourquoi une bouteille de Larmes de Norfolk coûte si cher. Ce n'est pas seulement une question de rareté, n'est-ce pas ?

- Non.

Elle tira sur sa bride et guida sa monture le long d'une rangée de plants, en direction du portail de la roseraie. Le contremaître porta une main à son chapeau à larges bords lorsqu'elle passa près de lui.

Elle lui adressa un sourire par réflexe.

Joshua se porta à son niveau quand ils furent sortis. L'enceinte de cèdres qui protégeait le manoir de Cricklade était visible par-delà les prés, à deux miles de là.

- Où allons-nous maintenant ?

Où que portât le regard, ce n'était que des parcs et des champs, des troupeaux de moutons rassemblés à l'ombre des arbres. L'herbe était constellée de fleurs blanches. Partout ce n'était qu'éclosion - les arbres, les buissons, les plantes.

- J'ai pensé que la forêt de Wardley vous plairait, vous verrez à quoi ressemble la nature sur Norfolk. (Louise désigna une masse d'arbres au feuillage vert foncé, qui s'étendait le long d'une vallée peu profonde distante d'un mile.) Geneviève et moi nous y promenons souvent. C'est un endroit charmant.

Elle baissa la tête. Comme s'il pouvait s'intéresser aux clairières emplies de fleurs multicolores et de parfums doucereux.

- Cela me paraît une bonne idée. J'aimerais m'abriter de ce soleil. Je ne comprends pas comment vous pouvez le supporter.

- En fait, je n'y fais pas attention.

Il donna un coup d'éperons à son cheval, qui se mit à trotter. Louise le dépassa sans peine, épousant le rythme de sa monture. Ils traversèrent un pré au galop, semant la panique chez les moutons somnolents, et Louise éclata d'un rire cristallin. Elle arriva bien avant lui à la lisière de la forêt, et sourit en le voyant tout pantelant.

- C'était très bien, dit-elle. Avec un peu d'entraînement, vous pourriez devenir un excellent cavalier. Elle mit pied à terre avec souplesse.

- Il y a quelques haras sur Tranquillité, dit-il en descendant de cheval à son tour. C'est là que j'ai appris, mais je n'y vais pas très souvent.

Un splendide miépine se dressait, solitaire, à quelques pas de la forêt, et le moindre de ses rameaux était orné en son extrémité de minuscules fleurs rouge sombre. Louise attacha son cheval à l'une de ses branches les plus basses et emprunta une sente qui lui était familière.

- J'ai entendu parler de Tranquillité. C'est là que demeure lone Saldana, le seigneur de Ruine. On ne parlait que d'elle l'année dernière ; comme elle est belle. J'ai voulu me faire couper les cheveux comme elle, mais mère a refusé. La connaissez-vous ?

- L'ennui, quand on connaît quelqu'un de célèbre, c'est que personne ne vous croit quand vous le dites. Elle se retourna, les yeux écarquillés.

- Vous la connaissez !

- Oui. Je la connaissais avant qu'elle n'hérite de son titre, nous avons grandi ensemble.

- Comment est-elle ? Dites-le-moi ! L'image d'Ione nue, luisante de sueur, penchée au-dessus d'une table pendant qu'il la baisait, apparut dans son esprit.

- Très sympa, dit-il.

La clairière où elle le conduisit se trouvait au fond de la vallée ; un ruisseau la traversait, formant cinq petites cascades sur les escarpements rocheux. Le sol était couvert de fleurs tabulaires, couleur lavande ou jaune citron, dont la tige atteignait la hauteur du genou, et qui diffusaient un parfum rappelant celui des fleurs d'oranger. Des arbres-monarques bordaient le courant sous les cascades, hauts de cinquante yards, et la brise agitait leurs longues branches couvertes de feuilles tombantes semblables à des frondes de fougère. Des volatiles tournaient autour de leur cime, des pseudo-chauves-souris d'un marron terne, pourvues de longues pattes antérieures fouisseuses. Des rosés pleureuses sauvages poussaient entre les rochers entourant deux des mares où se déversaient les cascades ; enveloppant des branches pétrifiées depuis des années, de nouvelles pousses vigoureuses dessinaient des buissons hémisphériques. Les fleurs se pressaient les unes contre les autres, luttant pour obtenir leur ration de lumière.

- Vous aviez raison, dit Joshua. Cet endroit est charmant.

- Merci. Geneviève et moi venons souvent nous baigner ici en été.

Il parut intéressé.

- Vraiment ?

- C'est un coin du monde qui n'appartient qu'à nous. Même les hax ne viennent jamais ici.

- Qu'est-ce qu'un hax ? J'ai déjà entendu ce mot-là.

- Père les appelle des pseudo-loups. Ils sont gros et féroces, et ils s'attaquent même aux humains. Les fermiers les chassent quand vient l'hiver, c'est un excellent sport. Mais il n'y en a quasiment plus à Cricklade.

- Est-ce que les chasseurs portent des vestes rouges et donnent la chasse à cheval, aidés par une meute de chiens ?

- Oui. Comment le savez-vous ?

- Un coup de chance.

- Je suppose que vous avez vu de véritables monstres dans l'espace.

J'ai vu des images des Tyrathcas sur l'holoécran. Ils sont horribles.

Je n'ai pas pu dormir pendant huit jours.

- Oui, les Tyrathcas ont l'air redoutables. Mais j'en ai rencontré quelques couples ; ce n'est pas ainsi qu'ils se voient eux-mêmes. À

leurs yeux, c'est nous qui sommes de cruels étrangers. Question de point de vue.

Louise rougit, baissa la tête et détourna les yeux.

- Excusez-moi. Vous devez me juger horriblement intolérante.

- Non. Vous n'avez pas l'habitude des xénos, voilà tout. (Il se tint derrière elle et lui posa les mains sur les épaules.) Un de ces jours, j'aimerais vous emmener loin d'ici et vous faire découvrir le reste de la Confédération. Certaines de ses parties sont vraiment spectaculaires. Et j'adorerais vous faire visiter Tranquillité. (Il contempla la clairière d'un air songeur.) Ça ressemble un peu à cet endroit, mais en plus grand. Je suis sûr que ça vous plairait.

Louise aurait voulu échapper à son étreinte, un homme ne devrait pas faire preuve d'une telle familiarité. Mais ses coutumes n'étaient pas celles de Norfolk, et il lui massait les épaules avec une telle douceur. Comme c'était agréable.

- J'ai toujours rêvé de voyager à bord d'un astronef.

- Un jour viendra où vous pourrez réaliser ce rêve. Quand vous serez la maîtresse de Cricklade, vous ferez tout ce que vous voudrez.

Joshua savourait leur proximité. Son esprit innocent, son corps superbe, l'interdiction qu'il se faisait de seulement penser à la baiser... tous ces éléments mêlés composaient un puissant aphrodisiaque.

- Je n'y avais jamais pensé, dit-elle en s'animant soudain. Pourrai-je affréter le Lady Macbeth ? Oh, mais cela n'arrivera pas avant des années. Je ne souhaite pas la mort de père, ce serait absolument horrible de ma part. Viendrez-vous encore sur Norfolk dans cinquante ans ?

- Bien sûr que oui. Désormais, il y a deux choses qui m'y obligent.

Mes affaires et toi.

- Moi ? glapit-elle, terrorisée.

IL la força à lui faire face et l'embrassa.

- Joshua !

Il lui posa deux doigts sur les lèvres.

- Chut. Plus un mot, rien que nous. Pour toujours.

Louise se figea tandis qu'il déboutonnait son chemisier, l'esprit en proie à toutes sortes d'émotions inconnues. Je devrais fuir. Je devrais l'arrêter.

La chaleur du soleil inonda son dos et ses épaules dénudés.

C'était là une sensation des plus étranges, une sorte de chaleur picotante. Et l'expression de Joshua la terrifia quand il se tourna vers lui : si affamée, et en même temps si inquiète.

- Joshua, murmura-t-elle, partagée entre l'anxiété et l'amusement.

Sans s'en rendre compte, elle s'était redressée.

Il ôta son tee-shirt. Ils échangèrent un nouveau baiser, et il l'étreignit.

Comme il semblait fort. En sentant sa peau frôler la sienne, elle fut prise au creux du ventre d'un tremblement que rien ne semblait pouvoir apaiser. Puis elle s'aperçut qu'il lui abaissait ses jodhpurs.

- Oh mon Dieu.

Il lui toucha le menton du bout du doigt.

- Tout va bien. Je vais te guider. Son sourire était au moins aussi chaud que le soleil. Elle enleva elle-même ses bottes de cuir noir, puis l'aida à la débarrasser de ses jodhpurs. Elle portait une culotte et un soutien-gorge en coton blanc. Joshua l'effeuilla lentement, savourant la vision de ce corps qui se révélait à lui.

Il étendit leurs vêtements sur l'herbe et la coucha dessus. Elle était horriblement tendue, se mordillait la lèvre inférieure, jetait des regards terrifiés sur son propre corps. Il fallut un long et agréable intervalle de caresses, de baisers, de murmures et de chatouillis avant qu'elle ne commence à réagir. Il lui arracha un gloussement, puis un autre, puis un rire et un gémissement. Elle explora alors son corps masculin, curieuse et soudain pleine d'audace, lui caressant doucement le ventre jusqu'à soupeser ses couilles. Il frissonna et, en retour, lui massa les cuisses. Une nouvelle période s'écoula, durant laquelle ils se découvrirent mutuellement des mains et de la bouche.

Puis il se glissa au-dessus d'elle, contemplant ses cheveux en bataille, ses yeux naufragés, ses mamelons sombres et durs, ses jambes écartées, Il entra en elle précautionneusement, et la moite chaleur qui étreignit sa bite était une splendeur érotique. Louise commença à se trémousser avec vigueur, et il adopta une cadence lente, provocante. Grâce à ses naneuroniques, il bloqua les réactions de son corps, maintenant son érection le plus longtemps possible, bien décidé à la voir parvenir à la jouissance, à lui offrir une première fois aussi parfaite qu'il le pouvait.

Au bout d'une éternité, il fut récompensé en la voyant perdre tout contrôle. Louise rejeta jusqu'à la dernière de ses inhibitions en sentant monter l'orgasme, hurlant à pleins poumons et s'arquant désespérément sous lui, jusqu'à le soulever de terre.

Ce fut seulement à ce moment-là qu'il s'autorisa à jouir, la rejoignant dans une plénitude absolue.

Leur langueur postcoïtale fut un nouvel intervalle de douceur, ponctué par de petits baisers, des caresses sur son visage en sueur, des murmures énamourés. Et il ne s'était pas trompé : les plus savoureux des fruits sont les fruits défendus.

- Je t'aime, Joshua, murmura-t-elle à son oreille.

- Et je t'aime, moi aussi.

- Ne t'en va pas.

- Ce n'est pas juste. Tu sais que je reviendrai.

- Pardon.

Elle le serra plus fort.

Il laissa remonter une main jusqu'à son seul gauche et le malaxa, lui arrachant un petit hoquet de surprise.

- Est-ce que tu as mal ?

- Un peu. Pas beaucoup.

- J'en suis ravi.

- Moi aussi.

- Veux-tu te baigner maintenant ? On s'amuse bien dans l'eau.

Elle lui adressa un sourire hésitant.

- On recommence ?

- Si tu le désires.

- Oui.

Marjorie Kavanagh revint faire un tour dans sa chambre durant la nuit-de-la-Duchesse. L'idée que Louise puisse traverser le manoir enténébré pour le rejoindre et le trouve en compagnie de sa mère pimentait encore la situation, et il laissa Marjorie aussi épuisée que ravie.

Le lendemain, Louise, les yeux luisants de désir, annonça au cours du petit déjeuner qu'elle allait faire visiter les chais du comté à Jonathan, afin qu'il voie de ses yeux les tonneaux destinés à la récolte de Larmes. Grant jugea que c'était là une excellente idée, réjoui de voir son petit chérubin en proie à ses premiers tourments amoureux.

Joshua se fendit d'un sourire neutre et la remercia de sa prévenance. Trois jours les séparaient encore de l'Estivage.

À Cricklade, ainsi que sur le reste de Norfolk, le jour de l'Estivage était célébré par une cérémonie toute simple. Les Kavanagh, le vicaire de Colsterworth, le personnel du manoir, les ouvriers agricoles les plus âgés et des représentants des équipes de cueilleurs se rassemblèrent à la fin du jour-du-Duc dans la roseraie la plus proche du manoir. Joshua et Dahybi, invités à les rejoindre, se placèrent devant le groupe qui se pressait à l'intérieur du mur d'enceinte.

Les rangées de rosés pleureuses s'étendaient devant eux ; les fleurs et les coupes se détachaient sur le ciel d'azur assombri, parfaitement immobiles dans la quiétude du soir. Le temps paraissait suspendu.

Le Duc sombrait à l'horizon ouest, éclat de vitrail orangé, emportant avec lui la lumière du monde. Le vicaire, vêtu d'une soutane toute simple, leva les bras pour ordonner le silence. Comme pour répondre à ce signal, une lueur d'un rosé aqueux se déploya à l'horizon.

Un soupir monta de l'assemblée.

Joshua lui-même était impressionné. La veille, il y avait eu environ deux minutes d'obscurité. Désormais, il n'y aurait plus de nuit pendant une journée sidérale, plus de solution de continuité entre la nuit-de-la-Duchesse et le jour-du-Duc. Les étoiles ne referaient leur apparition, l'espace d'une brève minute, qu'à l'issue de la prochaine nuit-de-la-Duchesse. Ensuite, les deux soleils seraient simultanément présents durant la soirée, et l'obscurité matinale se ferait de plus en plus longue, annonçant le retour de la nuit-de-la-Duchesse, jusqu'à ce que Norfolk atteigne le point de conjonction inférieur et que seul le Duc soit visible : l'Hivernage.

Le vicaire entama une brève cérémonie d'action de grâces. Toutes ses ouailles connaissaient par coeur les prières et les hymnes, et un chour de murmures monta dans la roseraie. Joshua se sentait un peu exclu. Ils conclurent en chantant AU Créatures Gréât and Small *.

Heureusement, ses naneuroniques avaient ce chant en mémoire ; il joignit sa voix à celles des autres, tout surpris du contentement qui l'emplissait.

Après la cérémonie, Grant Kavanagh, accompagné de sa famille et de ses amis, se promena entre les plants. Il palpa quelques rosés, les soupesant et pressant leurs pétales entre le pouce et l'index pour juger de leur texture.

* Hymne composé par Mrs C.F. Alexander (1818-1895): "Toutes choses brillantes et belles, /Toutes créatures grandes et petites,

/Toutes choses sages et merveilleuses, /Le Seigneur Dieu les a créées. /L'homme riche dans son château, /L'homme pauvre à sa porte, /Dieu les a créés, grands et petits, /Et a ordonné leurs biens. "

(N.d.T.)

- Sentez-moi ça, dit-il à Joshua en lui tendant un pétale qu'il venait d'arracher. La récolte s'annonce bien. Pas aussi bien qu'il y a cinq saisons. Mais très supérieure à la moyenne.

Joshua renifla. La senteur était faible mais reconnaissable, similaire à celle dégagée par le bouchon d'une bouteille de Larmes qu'on venait d'ouvrir.

- Vous pouvez le dire rien qu'en sentant un pétale ? demanda-t-il.

Grant rebroussa chemin, passant un bras autour des épaules de Louise.

- Je le puis. Mr Butterworth le peut. La moitié des ouvriers le peuvent.

Simple question d'expérience. Il suffit d'avoir passé beaucoup d'étés ici. (Il eut un large sourire.) Peut-être le pourrez-vous un jour, Joshua. Je suis sûr que Louise vous demandera de revenir, si personne d'autre ne le fait.

Geneviève éclata d'un rire de crécelle.

Louise piqua un fard.

- Papa ! protesta-t-elle en lui donnant une claque sur le bras.

Joshua s'obligea à sourire, puis détourna les yeux pour examiner un plant. Il se retrouva face à face avec Marjorie Kavanagh. Elle lui lança une oillade langoureuse. Ses naneuroniques firent tout leur possible pour bloquer l'afflux de sang à son visage.

L'inspection achevée, le personnel du manoir servit un buffet en plein air. Planté derrière l'une des tables montées sur tréteaux, Grant Kavanagh se mit à découper un quartier de bouf saignant, se glissant dans le rôle de l'hôte parfait et se faisant un point d'honneur de plaisanter avec tous les invités.

A mesure que progressait la nuit-de-la-Duchesse, les rosés commencèrent à s'incliner. Le processus était si lent qu'il était imperceptible mais, heure après heure, les tiges perdirent de leur raideur, et le poids des pétales et des carpelles rendit inévitable le triomphe de la gravité.

Lorsque se leva le jour-du-Duc, la plupart des fleurs avaient atteint la position horizontale. Leurs pétales séchaient et se flétrissaient.

Joshua et Louise allèrent à cheval dans une roseraie proche de la forêt de Wardley et errèrent parmi les plants effondrés. Il n'y avait plus que quelques ouvriers sur place, occupés à prendre soin des coupes et à les redresser de temps à autre. Ils lancèrent à Louise un salut craintif et poursuivirent leur tâche.

- La plupart des gens sont au lit, dit Louise. Le véritable travail recommencera demain.

Ils s'écartèrent pour laisser passer un homme tirant un chariot. Sur celui-ci reposait une grosse aiguière emmaillotée de cordes.

L'homme immobilisa le chariot à l'extrémité d'une rangée de plants et posa l'aiguière sur le sol. Des récipients semblables étaient déjà en position au bout d'un tiers des rangées.

- À quoi ça sert ? demanda Joshua.

- On y vide les coupes, expliqua Louise. Ensuite, les aiguières sont transportées aux chais du comté, où les Larmes sont mises en tonneau.

- Et elles y restent pendant un an.

- En effet.

- Pourquoi ?

- Pour qu'elles puissent passer un hiver sur Norfolk. Ce ne sont pas de véritables Larmes tant qu'elles n'ont pas subi le gel. On dit que ça renforce leur goût.

Sans parler de leur coût, pensa-t-il en lui-même.

Les fleurs étaient à présent quasiment fanées, et leurs tiges en forme de U. L'aura que leur avait conférée le Duc s'était estompée à mesure que les pétales noircissaient, et avec elle une bonne partie de leur mystère. Ce n'étaient plus à présent que des fleurs ordinaires.

- Comment les ouvriers savent-ils où attacher les coupes ? demanda-t-il. Regarde-les. Chaque fleur est penchée précisément au-dessus d'une coupe. (Il examina l'ensemble de la rangée.) Pas une qui soit mal placée.

Louise lui adressa un sourire suffisant.

- Quand on est né sur Norfolk, on sait placer une coupe.

Il n'y avait pas que les rosés pleureuses qui parvenaient à la fructification. Alors qu'ils trottaient vers la forêt de Wardley, Joshua vit sur les arbres et les buissons d'autres fleurs qui se refermaient, certaines d'entre elles plongeant vers le sol à l'instar des rosés.

Dans leur paisible clairière, les buissons de rosés sauvages bordant les mares semblaient flasques, comme s'ils se dégonflaient. Les fleurs basculaient les unes contre les autres, leurs pétales agglutinés formant une sorte de bouillie.

Louise laissa Joshua la déshabiller, comme toujours. Puis ils étalèrent une couverture sur les rochers, en dessous des rosés pleureuses, et s'étreignirent. Joshua en était arrivé au point où Louise frissonnait d'anticipation en sentant ses mains lui caresser le bas-ventre et l'intérieur des cuisses lorsqu'il sentit une goutte s'écraser sur son dos. IL ne lui prêta pas attention et embrassa le nombril de Louise. Une seconde eut raison de sa concentration. Ce n'était pas une averse, le ciel était vierge de tout nuage. Il se retourna.

- Que... ?

Les rosés de Norfolk s'étaient mises à pleurer. Du centre du pistil gouttait régulièrement un fluide translucide. Ce fluide allait couler pendant dix ou quinze heures, jusqu'à ce que la prochaine nuit-de-la-Duchesse soit bien entamée. Une fois vidé de son suc, le pistil s'ouvrirait en deux pour lâcher ses graines. La nature avait conçu ce fluide afin qu'il adoucisse un sol rendu aride par des semaines de sécheresse, les graines ayant de meilleures chances de germer dans la boue. Mais, en 2209, une femme du nom de Carys Thomas, assistante botaniste de la Mission d'évaluation écologique, agissant à rencontre du règlement (et du sens commun), avait laissé couler un peu de fluide sur son doigt et l'avait ensuite goûté. Ainsi avait pris fin l'ordre naturel de Norfolk.

Joshua cueillit une goutte sur sa peau et se lécha le doigt. Le liquide avait un goût plus âpre que les Larmes de Norfolk qu'il avait tant appréciées sur Tranquillité, mais leur parenté était indéniable. Une lueur malicieuse éclaira son regard.

- Hé, pas mal.

Étouffant un rire, Louise se laissa retourner jusqu'à se retrouver au-dessous des fleurs pendantes. Ils firent l'amour sous une ondée de gouttelettes étincelantes, dont chacune valait une rançon de roi.

Les ouvriers regagnèrent les roseraies lorsque s'acheva la nuit-de-la-Duchesse. Ils détachèrent les coupes, à présent lourdes de Larmes, et transférèrent leur précieux contenu dans les aiguières. Il leur faudrait cinq jours pleins pour accomplir cette tâche.

Ce fut Grant Kavanagh en personne qui conduisit Joshua et Dahybi aux chais du comté dans un puissant camion, un quatre-quatre aux roues si grandes qu'il aurait sans problème traversé un marécage peu profond. Les chais se trouvaient dans les faubourgs de Colsterworth et consistaient en un groupe de bâtiments en pierre aux murs couverts de lierre où les fenêtres étaient rares. Le sous-sol abritait un vaste labyrinthe de caves aux murs de brique où les tonneaux étaient entreposés durant leur année de maturation.

Lorsqu'il franchit le grand portail, les ouvriers s'affairaient déjà à sortir des tonneaux de l'année précédente.

- Un an jour pour jour, dit-il fièrement alors que les lourds cylindres cerclés de fer roulaient sur les pavés. Voici votre cargaison, jeune Joshua. Elle sera prête dans deux jours.

Il arrêta son véhicule devant le bâtiment affecté à la mise en bouteille. Le maître de chai se précipita à sa rencontre, le visage en sueur.

- Ne vous inquiétez pas pour nous, lui dit Grant d'un air suffisant. Je fais visiter les lieux à notre principal client. Nous ne vous gênerons pas.

Et cela dit, il franchit le seuil d'un pas impérial.

L'atelier d'embouteillage abritait le mécanisme le plus sophistiqué que Joshua ait vu sur cette planète, quoiqu'il ne fût équipé d'aucun système cybernétique digne de ce nom (il aperçut même des poulies en caoutchouc !). La longue salle, sous un toit d'une seule pièce, était emplie de conduits, de courroies et de cuves, tous étincelants.

D'innombrables bouteilles en forme de poire défilaient sur les chaînes sinueuses courant au-dessus de sa tête et tournoyaient autour des robinets, produisant un cliquetis continu qui rendait difficile toute conversation suivie.

Grant le guida dans ce dédale. Tout le nectar récolté dans le comté était mélangé dans les gigantesques cuves en acier inoxydable, expliqua-t-il. L'appellation "Comté de Stoke " était un bouquet homogène.

Aucune

roseraie

ne

bénéficiait

d'une

étiquette

individuelle, même pas les siennes.

Joshua contempla les bouteilles qui se remplissaient sous les cuves, puis étaient bouchées et étiquetées. Chaque phase de ce processus augmentait leur coût. Et le poids du verre réduisait la quantité de Larmes transportée par un astronef.

Seigneur, quel racket ! Je n'aurais pu faire mieux. Et le plus beau, dans l'histoire, c'est que nous sommes tous impatients de nous faire plumer, de faire encore monter les coûts.

En bout de chaîne, le caviste les attendait avec la première bouteille du cru. Il jeta un regard interrogateur à Grant, qui le pria de faire son office. La bouteille fut débouchée et son contenu versé dans quatre verres en cristal.

Grant en huma un, puis absorba une petite gorgée. Il inclina la tête sur le côté et prit un air pensif.

- Oui, dit-il. Ça ira. Stoke peut mettre son nom dessus. Joshua porta son verre à ses lèvres. Le liquide lui glaça tous les nerfs du gosier et lui incendia l'estomac.

- C'est assez bon pour vous, Joshua ? dit Grant en lui donnant une tape dans le dos.

Dahybi levait son verre à la lumière, les yeux luisants d'avidité.

- Oui, déclara Joshua, impassible. C'est assez bon.

Joshua et Dahybi se relayèrent pour superviser le conditionnement de leurs casiers. En prévision du voyage interstellaire, les bouteilles étaient hermétiquement scellées dans des conteneurs en matériau composite d'un mètre cube, rembourrés de mousse athermique (nouvelle surcharge) ; les chais avaient leur propre machine à emballer et à sceller (nouveau surcoût). Comme une voie ferrée reliait les chais à la gare, plusieurs cubes étaient expédiés quotidiennement à Boston.

Toute cette activité réduisait le temps que Joshua passait au manoir de Cricklade, au grand chagrin de Louise. Et elle n'avait plus de raison valable pour lui faire visiter le domaine à cheval.

Il s'arrangea en outre pour travailler aux chais le plus souvent possible durant la nuit-de-la-Duchesse, afin de mettre un terme à ses ébats avec Marjorie.

Le matin du jour de son départ, cependant, Louise réussit à le coincer aux écuries. Il se vit donc dans l'obligation de passer deux heures dans un grenier à foin obscur et poussiéreux, à satisfaire une adolescente de plus en plus audacieuse qui semblait avoir des réserves d'énergie illimitées. Elle resta un long moment accrochée à lui après leur troisième orgasme, tandis qu'il s'efforçait de la rassurer en lui murmurant qu'il reviendrait bientôt.

- Rien que pour faire des affaires avec papa ? demanda-t-elle d'un ton presque accusateur.

- Non. Pour toi. Les affaires sont une excuse, il serait difficile d'agir autrement sur cette planète. Tout est si foutrement réglementé ici.

- Ça m'est égal, désormais. Ça m'est égal si tout le monde est au courant.

Il changea de position, se débarrassa de quelques brins de paille.

- Eh bien, pas à moi ; je ne veux pas que tu sois traitée comme une paria. Alors sois un peu discrète, Louise. Émerveillée, elle lui caressa la joue du bout des doigts.

- Tu m'aimes vraiment, n'est-ce pas ?

- Bien sûr.

- Papa t'aime bien, dit-elle, hésitante. Le moment était sans doute mal choisi pour parler de l'avenir, de ce qu'ils feraient après son retour. Il devait avoir bien des soucis en tête, avec l'écrasante responsabilité du voyage interstellaire qui l'attendait. Mais l'approbation de son père était un peu comme un bon présage. Il y avait si peu de gens qui trouvaient grâce aux yeux de papa. Et Joshua avait dit qu'il adorait le comté de Stoke. Si jamais je m'établis quelque part, je voudrais que ce soit dans un lieu comme celui-ci : c'était ce qu'il avait dit, mot pour mot.

- J'aime bien ce vieux forban, moi aussi. Mais quel fichu caractère !

Louise gloussa dans les ténèbres. Au-dessous d'eux, les chevaux s'agitaient. Elle enfourcha Joshua, laissant retomber sa crinière entre leurs corps. Il posa les mains sur ses seins, les pétrit jusqu'à la faire gémir de désir. D'une voix rauque, il lui dit ce qu'elle devait faire. Elle dompta son corps pour lui plaire, tremblant de sa propre témérité. Il était si solide contre elle, si merveilleusement présent, l'encourageait et la louait.

- Dis-le-moi encore, murmura-t-elle. S'il te plaît, Joshua.

- Je t'aime, dit-il, lui soufflant son haleine chaude sur la nuque.

Même ses naneuroniques ne purent tout à fait chasser la honte qui l'envahissait comme il prononçait ces mots. En suis-je vraiment réduit à mentir à des adolescentes aveuglées par la confiance et désespérément provinciales ? C'est peut-être parce qu'elle est si belle, parce qu'elle est la jeune fille que nous désirons tous en dépit de nos tabous. Je ne peux pas m'en empêcher.

- Je t'aime, et je reviendrai pour toi. Elle gémit de délire quand il la pénétra. L'extase apporta sa lumière, bannissant les ténèbres de l'écurie.

Joshua réussit tout juste à gagner le grand hall du manoir pour saluer d'un baiser ou d'une poignée de main tous les membres de la famille et du personnel (William Elphinstone n'était pas du nombre) qui étaient venus lui souhaiter un bon voyage, ainsi qu'à Dahybi. La calèche les conduisit à la gare de Colsterworth, où ils prirent le train à destination de Boston en même temps que la dernière partie de leur cargaison.

Melvyn Ducharme, qui les attendait à la capitale, leur apprit que plus de la moitié des casiers étaient déjà à bord du Lady Macbeth.

Kenneth Kavanagh avait usé de son influence auprès des capitaines dont les spatiojets étaient réduits à l'oisiveté en raison d'une cargaison moins importante. Ils ne s'étaient pas exécutés sans rechigner, mais le chargement était plus avancé que prévu. Avec le seul spatiojet du Lady Macbeth, dont la capacité était plutôt réduite, il leur aurait fallu onze jours pour transporter tous les casiers à bord de l'astronef.

Ils regagnèrent tout de suite celui-ci. Lorsque Joshua entra en flottant dans sa cabine, Sarha l'attendait auprès de la cage d'apesanteur, un sourire avide aux lèvres.

- Pas question, bordel, lui dit-il, et il s'effondra sur son lit pour y dormir dix heures d'affilée.

Même s'il était resté éveillé, il n'aurait eu aucune raison de braquer les capteurs du Lady Macbeth sur les vaisseaux en partance. Et il n'aurait jamais constaté que, sur les vingt-sept mille huit cent quarante-six astronefs parqués en orbite autour de Norfolk, vingt-deux éprouvèrent une variété alarmante de dysfonctionnements mécaniques et électriques en repartant vers leurs planètes d'origine.