17.
La proue endommagée du Coogan chevauchait les fortes vaguelettes que la Zamjan, affluent de la Juliffe, précipitait le long de la coque.
Lori sentait chaque bond amplifié par la longueur du bateau marchand, allégé de toute cargaison, avançant contre le courant.
Après quatre jours et demi de navigation, plus rien ne l'inquiétait concernant le Coogan ; il craquait continuellement, la vibration des moteurs se répercutait dans chaque membrure, il y faisait chaud et sombre, on y manquait d'air et de confort. Mais la routine imposée par les circonstances avait rendu tout cela sans importance. Du reste, Lori passait beaucoup de temps étendue immobile sur sa couchette à observer les images que lui transmettaient les aigles Abraham et Catlin.
En ce moment précis, les oiseaux se trouvaient à six kilomètres en avant du Coogan, planant à cinq cents mètres au-dessus de l'eau avec seulement, de temps à autre, le petit coup d'aile nonchalant nécessaire pour se maintenir en vol. La jungle de chaque côté de la rivière en crue était étouffée par la nappe de brouillard installée par la pluie qui venait juste de tomber, des volutes blanches comme du duvet de cygne s'accrochaient aux arbres d'un vert miroitant telles des lianes vivantes. Il était impossible d'embrasser l'immensité de la jungle, songeait Lori. Les vues qu'elle en avait par l'entremise des aigles révélaient combien était infime la marque qu'avaient laissée les colons sur le bassin de la Juliffe en vingt-cinq ans. Les timides villages blottis le long des rives constituaient un exemple désolant de ce qu'était la condition humaine, de microscopiques parasites de la flore et la faune de la jungle plutôt que de hardis aventuriers résolus à soumettre un monde vierge.
Abraham distingua une traînée de fumée qui s'effilochait dans le ciel devant eux. Une fosse pour la cuisson des aliments, à en juger par la forme et la couleur : Lori avait acquis assez d'expérience au cours des derniers jours pour en reconnaître une. Elle consulta son bloc-processeur biotek, et l'image de la Zamjan éclipsa celle qui lui venait des aigles. Long de ses quatre cents kilomètres, le large affluent était la rivière où se jetait la Quallheim. Les coordonnées de guidage inertiel défilèrent. Le village s'appelait Oconto, établi trois ans auparavant. Ils y avaient un agent infiltré, un type du nom de Quentin Montrose.
Lori, appela Darcy, je crois qu'il y en a un autre, tu ferais mieux de venir jeter un oil.
Le processeur biotek absorba l'image.
J'arrive.
Lori ouvrit les yeux et regarda à travers la fente la plus proche du mur délabré de la cabine. Tout ce qu'elle voyait, c'était l'eau grise battue par le vent. Des gouttelettes tièdes couraient le long de l'intérieur du toit, défiant la gravité avant de tomber sur les couchettes où elle et Darcy avaient déployé leurs sacs de couchage.
Il y avait davantage de place maintenant qu'un tiers des bûches avait été enfourné dans la trémie insatiable, mais Lori dut quand même user de contorsions pour traverser la cabine des Buchannan et la cambuse.
Gail était assise à une table sur un des tabourets faits spécialement pour supporter son poids. Des sachets de nourriture lyophilisée étaient éparpillés devant elle sur le bois graisseux.
- Qu'aimeriez-vous manger ce soir ? demanda-t-elle comme Lori passait d'un pas pressé.
- Peu importe.
- Ah ! voilà bien l'insouciance des gens ! Comment suis-je censée préparer un repas adéquat pour des gens qui ne veulent pas aider ?
Vous ne l'auriez pas volé si je ne vous faisais rien que du riz bouilli. Et après vous iriez râler et vous plaindre sans que je puisse avoir la paix.
Lori lui lança un sourire mi-figue, mi-raisin et baissa la tête pour franchir l'ouverture qui donnait sur le pont. La grosse femme la dégoûtait, pas seulement par sa taille, mais aussi par ses manières.
Gail Buchannan représentait assurément l'antithèse de l'édénisme, tout dans sa culture et son éducation contribuait à les éloigner l'une de l'autre, elles étaient aussi différentes que pouvaient l'être des humains.
Une pluie battante arrosait le panneau solaire formant le toit de la petite timonerie. Darcy et Len Buchannan se tenaient à l'intérieur, les épaules voûtées sous les gouttes qui passaient à travers les côtés ouverts. Lori courut sur les quatre mètres qui la séparaient de la porte latérale, non sans tremper au passage sa veste grise flottante.
- Il sera là dans une minute, dit Darcy. Dans le ciel, le bord des nuages plombés dessinait un bandeau de gaze lumineux au-dessus de la rivière et de la jungle.
- Où est le bateau ? demanda-t-elle en plissant les yeux sous la pluie qui lui cinglait le visage.
- Là, répondit Len en levant une main du gouvernail et en pointant son index vers l'avant.
C'était un des grands bateaux à aubes qui servaient au transport des colons en amont ; il se dirigeait vers eux, fendant l'eau avec une force irrésistible. À la différence du Coogan, il ne tanguait pas, son poids plus important le maintenait à niveau tandis que les vaguelettes se brisaient contre son flanc et sa poupe. La fumée sortait presque à l'horizontale de ses cheminées jumelles.
- Il va dangereusement vite, je trouve, dit Len. Surtout pour ces eaux.
Il y a plein de tortilles par ici ; qu'il en attrape une touffe dans la roue et il va sérieusement endommager ses aubes. D'autant qu'on va vers la saison des dents-de-chien, quand elles se collent ensemble elles sont aussi mauvaises que la tortille.
Lori hocha brièvement la tête d'un air entendu. Len avait montré du doigt les feuilles minces comme des brins d'herbe qui proliféraient dans les eaux peu profondes le long des berges et dont les cosses grosses comme des poings commençaient à émerger au-dessus de la surface. Les dents-de-chien fleurissaient deux fois par année Lalonde. Elles étaient magnifiques, mais causaient bien des dégâts aux bateaux.
En fait, Len Buchannan s'était considérablement ouvert depuis le début du voyage. Quoiqu'il n'aimât toujours pas l'idée de voir Lori et Darcy barrer son précieux bateau, il avait fini bon gré mal gré par admettre qu'ils pouvaient s'en tirer presque aussi bien que lui. Il semblait apprécier d'avoir d'autres interlocuteurs que sa femme ; elle et lui n'avaient pas échangé dix mots depuis qu'ils avaient largué les amarres à Durringham. Sa conversation tournait principalement autour de sa connaissance des rivières et de la façon dont Lalonde s'était développée, la Confédération ne l'intéressait pas. Certaines des informations qu'il leur donnait furent utiles à Lori quand elle prit le gouvernail et il parut surprit qu'elle pût se souvenir de tout ça. La seule fois où il s'était renfrogné devant elle, c'était quand elle lui avait dit son âge, il croyait que c'était une plaisanterie de mauvais goût ; elle faisait deux fois moins vieille que lui.
Tous les trois regardèrent le bateau à aubes passer devant eux à vive allure. Len tourna le gouvernail de deux degrés pour lui laisser un large passage. Darcy monta ses implants rétiniens à la résolution maximale pour observer le pont. Il y avait environ trente-cinq personnes entassées sur le pont avant ; le genre fermiers, les hommes avec d'épaisses barbes, les femmes avec des visages mûris par le soleil, tous en vêtements taillés dans le tissu local. Ils n'accordèrent guère d'attention au Coogan, les yeux apparemment fixés sur la rivière en avant du bateau.
Len secoua la tête, la mine perplexe.
- Ce n'est pas normal. Le Broadmoor devrait se trouver dans un convoi, trois ou plus. C'est toujours comme ça que voyagent les bateaux à aubes. Et le capitaine ne nous a pas non plus appelés sur sa radio. (Il tapa sur le bloc-radio à courte portée à côté du sondeur avant.) Les bateaux communiquent toujours à cet endroit, le trafic n'est pas si dense que nous puissions faire semblant de ne pas nous voir.
- Et ce n'étaient pas des colons sur le pont, dit Darcy.
Le nez du Coogan monta très haut au moment où la proue rencontra la première vague que l'arrogant Broadmoor laissait dans son sillage.
- Pas descendant la rivière, non, confirma Len.
- Des réfugiés ? suggéra Lori.
- Possible, dit Darcy. Mais si la situation est si mauvaise que ça, pourquoi n'y en avait-il pas plus ?
Il repassa l'image du bateau dans son esprit. C'était le troisième qu'ils croisaient en vingt heures ; les deux autres étaient passés de nuit. Ce qui le tracassait, c'était l'attitude des passagers sur le pont.
Ils étaient là, sans parler, pas du tout regroupés comme l'étaient habituellement les gens quand ils cherchaient de la compagnie. Ils semblaient même indifférents à la pluie.
Penses-tu la même chose que moi ? demanda Lori.
Elle appela une image des êtres reptiliens dont avait parlé Laton et la superposa au pont du Broadmoor : la pluie glissait sur leur peau verte sans la mouiller.
Oui, dit-il. C'est possible. Probable, en fait. À l'évidence, on a affaire à une sorte d'asservissement de la personnalité! Ces gens à bord ne se comportaient pas normalement.
Si des bateaux transportent les asservis en aval, cela voudrait dire que le détachement du Swithland a été débordé. Je n'ai jamais imaginé qu'ils aient pu être autre chose qu'un semblant d'armée, et plutôt pathétique en plus. S'il s'agit d'une invasion xéno, alors il ne fait pas de doute qu'ils voudront soumettre toute la planète. Les affluents de la Juliffe sont les seules voies de tranport possibles. Il va de soi qu'ils utiliseraient les bateaux qui parcourent le fleuve. Je ne peux pas croire que quiconque possédant la technologie du voyage interstellaire se trouverait ensuite réduit à utiliser des bateaux en bois pour se déplacer sur une planète.
Les colons humains le font bien. Darcy projeta une moue ironique.
Oui, des colons qui ne peuvent s'offrir rien de mieux. Mais une force d'invasion militaire ?
Un point pour toi. Sauf qu'il y a des tas de choses qui nous échappent dans la situation présente. Pour commencer, pourquoi envahir Lalonde ?
C'est vrai. Mais pour en revenir aux choses plus urgentes, si nous avons déjà pénétré la ligne de front des envahisseurs, devons-nous poursuivre plus avant ? Je ne sais pas. Il nous faut davantage d'informations. Nous avons un agent dans le prochain village. Je suggère que nous nous y arrêtions pour voir ce qu'il sait.
Bonne idée. Et il faudra informer Solanki du trafic anormal sur le fleuve.
Lori laissa Darcy pour aller alimenter la chaudière, avant de retourner à l'espace qu'ils partageaient dans la cabine. Elle tira son sac à dos de dessous la couchette et retrouva au milieu de ses vêtements le bloc émetteur gris ardoise de la grandeur de sa paume.
Il fallut deux secondes pour que le satellite ELINT des Forces spatiales de la Confédération accroche le canal brouillé. Le visage fatigué de Kelven Solanki apparut sur le mince écran rectangulaire.
- Nous avons peut-être un problème, dit-elle.
- Un de plus, ça ne fera pas grande différence.
- Celui-ci, ça se pourrait. Nous pensons que la présence dont nous a avertis Laton est en train de se déployer en aval en empruntant les bateaux. En d'autres termes, elle ne peut pas être circonscrite par le détachement.
- Bordel de merde ! Candace Elford a affirmé la nuit dernière que le comté de Kristo était lui aussi occupé, c'est à mi-chemin sur la Zamjan à partir du confluent de la Quallheim. Et après avoir visionné les images satellite, je ne peux que confirmer. Elle a renforcé le détachement avec des BK133. Ils ont un nouveau point d'atterrissage, Ozark, dans le comté de Mayhew, à cinquante kilomètres de Kristo. À l'heure qu'il est, les BK133 sont en route avec des hommes et des armes. Le Swithland devrait les atteindre tôt demain matin, ils ne peuvent pas être bien en avant de vous.
- En ce moment nous approchons du village d'Oconto.
- Environ trente kilomètres, alors. Qu'est-ce que vous comptez faire ?
- Nous n'avons pas encore pris de décision. Quel que soit le résultat, il nous faudra descendre à terre.
- Eh bien, soyez prudents, ce truc s'avère être encore plus gros que le pire de mes scénarios.
- Nous n'avons pas l'intention de nous exposer au danger.
- Bien. Votre microcartel a été expédié à votre ambassade sur Avon, avec le mien à l'amiral et un de Ralph Hiltch à son ambassade.
Rexrew en a également envoyé un au bureau de la SEL.
- Merci. Espérons que les Forces spatiales de la Confédération vont réagir vite.
- Oui. Je pense que vous devriez être mis au courant, Hiltch et moi avons expédié en amont une équipe de reconnaissance mixte. Si vous voulez les attendre à Oconto et vous joindre à eux, vous êtes les bienvenus. Ils avancent vite, selon moi ils devraient être avec vous dans deux jours au plus. Et mes soldats transportent pas mal de puissance de feu.
- Nous gardons ça en option. Quoique Darcy et moi nous ne croyions pas que la puissance de feu va être un facteur déterminant dans ce cas-ci. À en juger par les bribes d'information obtenues de Laton et par ce que nous avons pu observer sur les bateaux à aubes, il semble que l'asservissement à grande échelle joue un rôle majeur dans l'invasion.
- Bon Dieu !
Le juron la fit sourire. Pourquoi les Adamistes en appelaient-ils toujours à leurs dieux ? C'était une chose qu'elle n'arrivait pas à comprendre. S'il existait un dieu omnipotent, pourquoi faisait-il en sorte qu'il y ait autant de souffrances ?
- Ce serait peut-être faire preuve de prudence que d'examiner le trafic fluvial qui a touché les zones non affectées au cours des dix derniers jours.
- Êtes-vous en train de dire qu'ils sont déjà à Durringham ?
- C'est plus que probable, j'en ai peur. Nous sommes presque à Kristo, et encore, nous, nous voyageons contre le courant sur un rafiot véritablement de troisième catégorie.
- Je vois ce que vous voulez dire, s'ils ont quitté Aberdale au tout début, ils auraient pu être ici il y a déjà une semaine.
- En théorie, oui.
- Très bien, merci de l'avertissement. Je vais désigner des gens pour étudier le cas des bateaux qui sont venus de la Zamjan. Merde ! la ville avait bien besoin de ça par-dessus le marché.
- Comment ça se passe à Durringham ?
- Pas tellement bien, à vrai dire. Tout le monde se met à stocker la nourriture, alors les prix deviennent excessifs. Candace Elford est en train de mandater des jeunes gens de tous les côtés. Il y a beaucoup d'agitation parmi les habitants à propos de ce qui se passe en amont.
Elle craint la spirale et que la situation nous échappe complètement.
Puis, mercredi, les colons en transit ont décidé de tenir un rassemblement pacifique devant le tombereau du gouverneur en exigeant du nouveau matériel pour remplacer celui qui a été volé et des terres supplémentaires en compensation pour le dérangement.
J'ai pu voir ça de ma fenêtre. Rexrew a refusé de leur parler. Il avait trop peur qu'ils le lynchent, je pense. C'était ce genre d'ambiance.
Les esprits se sont un peu échauffés et il y a eu des affrontements avec les shérifs. Pas mal de blessés des deux côtés. Il y a un crétin qui a lâché un jactal. Les câbles d'alimentation du générateur à fusion du tombereau ont été arrachés ; il n'y a pas eu d'électricité dans la circonscription pendant deux jours, et cela inclut bien sûr l'hôpital général. Devinez ce qui est arrivé à son générateur de secours.
- Il a flanché ?
- Oui. Quelqu'un avait piqué les matrices électroniques pour les utiliser sur des motos. Il ne restait que vingt pour cent de la capacité.
- Il semblerait qu'il soit difficile de choisir entre votre situation et la mienne.
Kelven Solanki jeta à Lori un regard circonspect.
- Oh ! je ne crois pas.
Oconto était un village typique de Lalonde : une clairière à peu près carrée découpée dans la jungle autour du jalon planté par le Service d'octroi des lots ; des cabanes avec de coquets potagers, groupées au centre, des champs plus vastes formant la périphérie. Les planches de mayope des bâtiments, normalement noires, prenaient une teinte grise après des années d'exposition au soleil, à la chaleur et à la pluie, durcissaient et se fendillaient, tel du bois flotté sur une rive tropicale. Des cochons grognaient dans leurs enclos tandis que des vaches, derrière des palissades circulaires, mastiquaient avec contentement leur fourrage. Le long de la lisière de la jungle il y avait plus de trente chèvres attachées à des pieux, en train de brouter les plantes rampantes qui se faufilaient vers les champs.
Le village s'était bien débrouillé durant ses trois années d'existence.
Les bâtiments communaux comme la grande salle et l'église étaient bien entretenus ; le conseil avait mis sur pied la construction d'une cabane basse couverte de terre destinée à fumer le poisson. Il y avait de larges chemins semés de copeaux pour contenir la boue et même un terrain de football avec les lignes tracées. Depuis la berge en pente douce, trois jetées s'avançaient dans les eaux grises de la Zamjan, dont deux réservées au mouillage de la modeste flottille de pêche du village.
Quand le Coogan s'avança avec précaution jusqu'à la jetée centrale, Darcy et Lori se sentirent soulagés en voyant le grand nombre de gens qui travaillaient aux champs. Oconto n'avait pas encore succombé. Des cris s'élevèrent à la vue du bateau marchand. Des hommes accoururent, tous armés de fusils.
Il fallut un quart d'heure pour convaincre le comité de réception plutôt nerveux qu'ils ne représentaient pas de menace, et pendant les premières minutes Darcy crut bien qu'ils allaient être abattus d'entrée de jeu. Len et Gail Buchannan étaient bien connus des villageois (quoique pas tellement populaires), ce qui joua en leur faveur. En outre, le Coogan remontait la rivière, en direction des comtés rebelles et non pas en en ramenant des gens. Et enfin, on admit que Lori et Darcy eux-mêmes, avec leurs habits en tissu synthétique et leur coûteux équipement, étaient une sorte de délégation officielle. Avec quel mandat, ça on ne le leur demanda pas.
- Il vous faut comprendre, les gens d'ici ont la gâchette bigrement facile depuis mardi dernier, dit Geoffrey Tunnard.
Il était le chef suppléant du village ; cinquante ans, maigre, des cheveux blancs bouclés, il portait un bleu de travail décoloré et rapiécé en plusieurs endroits. À présent il était content que le Coogan n'apportât pas la révolution et la destruction, et il avait remis son fusil laser à l'épaule, qu'il avait plutôt robuste ; il était ravi de parler.
- Qu'est-il arrivé mardi dernier ? demanda Darcy.
- Les Déps. (Geoffrey Tunnard cracha sur le bord de la jetée.) Nous avons entendu dire qu'il y avait eu des troubles du côté de Willow West, alors on a enfermé les nôtres dans un enclos. Ils se sont montrés de bons ouvriers depuis notre arrivée, mais inutile de prendre des risques, d'accord ?
- D'accord, acquiesça Darcy avec diplomatie.
- Et puis lundi on a eu de la visite, des gens qui prétendaient être du village de Waldersy, dans le comté de Kristo. Ils ont dit que les Déps étaient tous en train de se rebeller dans les comtés de la Quallheim et de Willow West, tuant les hommes et violant les femmes. Ils ont dit aussi que beaucoup de jeunes colons s'étaient joints à eux. C'était rien qu'un groupe d'autodéfense, ça se voyait, tous défoncés qu'ils étaient, dans un état d'euphorie. D'après moi ils avaient fumé du canus ; ça vous fait flipper si vous séchez bien les feuilles.
Complètement agités, ils voulaient tuer nos Déps. Pour nous c'était hors de question. Un homme ne peut pas en tuer un autre de sang-froid, pas simplement sur des on-dit. On les a renvoyés en aval. Et puis que je sois pendu s'ils ne sont pas revenus cette nuit-là. Et vous savez quoi ?
- Ils ont fait sortir les Déps, dit Lori.
Geoffrey Tunnard lui lança un regard empli de respect.
- C'est exact. Ils sont revenus ici à notre barbe. Les chiens n'ont même jamais flairé leur présence. Ils ont tranché la gorge du vieux Jamie Austin, lui qui montait la garde devant l'enclos. Notre superviseur Neil Barlow est parti aussitôt à leurs trousses ce matin-là. Il a pris un groupe de cinquante hommes avec lui, des hommes armés eux aussi. Et nous n'avons plus entendu parler de rien depuis.
Ce n'est pas le style de Neil, ça fait six jours maintenant. Il aurait donné des nouvelles. Ces hommes ont des familles. Nous avons ici des femmes et des enfants qui sont malades d'inquiétude. (Son regard alla de Darcy à Lori.) Savez-vous quelque chose ?
Il s'exprimait d'une voix laborieuse ; Geoffrey Tunnard était un homme en proie à une grande tension nerveuse.
- Navré, je ne sais rien, répondit Darcy. Pas encore. C'est la raison pour laquelle nous sommes ici, pour trouver. Mais quoi que vous fassiez, ne partez pas les chercher. Plus vous serez nombreux, plus vous serez en sécurité.
Geoffrey Tunnard fit la moue et tourna la tête, sondant la jungle d'un regard sombre et hostile.
- Je me doutais que vous diriez quelque chose comme ça. Bien sûr, il y a ceux qui sont partis à leur recherche. Des femmes. On n'a pas pu les retenir.
Darcy mit la main sur l'épaule de Geoffrey, qu'il empoigna fermement.
- S'il y en a d'autres qui veulent partir, empêchez-les. Faites-leur tomber une bûche sur le pied s'il le faut, mais vous devez les retenir.
- Je ferai de mon mieux. (Geoffrey Tunnard baissa la tête dans un geste de défaite.) Je partirais si je pouvais, j'emmènerais ma fille en aval sur un bateau. Mais j'ai bâti cet endroit de mes propres mains, et sans que vienne s'en mêler la Confédération. C'était une belle vie.
C'était. Ça peut encore l'être. Ces satanés Déps n'ont jamais été bons à rien, des gosses des rues en bleu de travail, c'est tout.
- Nous ferons ce que nous pourrons, dit Lori.
- Bien sûr. Vous faites ce que vous me dites de ne pas faire : aller dans la jungle. Rien que vous deux. C'est de la folie.
Lori eut comme l'impression que c'était le mot suicide qui était venu à l'esprit de Geoffrey Tunnard.
- Pouvez-vous nous dire où habite Quentin Montrose ? demanda-telle.
Geoffrey Tunnard montra une des cabanes, semblable à toutes les autres ; des panneaux solaires sur le toit, un surplomb qui commençait à fléchir au-dessus de la véranda.
- Ça vous avancera à rien, il était dans le groupe de Neil.
Quand le Coogan largua les amarres, Lori était à côté de la timonerie et Darcy à l'arrière, occupé à nourrir la chaudière dont la trémie avalait les bûches sans jamais sembler en être rassasiée. Len Buchannan sifflotait, et il sifflait faux, en dirigeant son bateau vers le milieu de la rivière. Oconto se rapetissa peu à peu à la poupe jusqu'à n'être plus rien qu'une balafre un peu plus profonde que d'ordinaire dans la falaise émeraude. La fumée des feux de cuisson flottait paresseusement au-dessus de l'eau clapoteuse.
On pourrait envoyer un des aigles à leur recherche, suggéra Lori.
Tu n'es pas sérieuse ?
Non. Je suis désolée, j'essayais seulement de soulager ma conscience.
Cinquante hommes armés, et plus aucune trace. Je ne sais pas pour ta conscience, mais moi je commence à perdre courage.
On pourrait retourner, ou même attendre les soldats de Solanki.
Oui, on pourrait.
Tu as raison. On continue.
On aurait dû dire à Geoffrey Tunnard de partir, exprima Darcy.
J'aurais dû le lui dire ; qu'il prenne sa famille et reparte dare-dare à Durringham. Au moins c'eût été honnête. Pas ce faux espoir avec lequel nous l'avons laissé.
Ce n'est pas grave, je pense qu'il le sait déjà.
Karl Lambourne ne comprit pas pourquoi il se réveillait si tôt. Il n'était pas encore midi et il ne devait pas reprendre son quart avant quatorze heures. Les volets du hublot étaient toujours fermés, plongeant la cabine dans une secrète et délicieuse semi-obscurité. Il entendait, de l'autre côté de la porte, des bruits de pas lourds résonner sur le pont et le bourdonnement continu des conversations où se mêlaient les braillements des enfants.
Rien que de très normal. Alors pourquoi cette vague sensation de malaise ?
La fille de colons - comment s'appelait-elle ? - bougea à côté de lui.
Elle avait quelques mois de moins que lui, des cheveux bruns coiffés en anglaises autour d'un fin visage. En dépit de la consternation qu'il avait ressentie au départ en voyant le Swithland embarquer en plus tous ces shérifs et leurs adjoints, le voyage s'avérait finalement agréable. Les filles appréciaient l'espace et l'intimité que sa cabine leur procurait ; le bateau était bondé, les sacs de couchage prenant chaque mètre carré du pont.
La fille battit des paupières puis, lentement, ouvrit les yeux. Elle -
Anne, non Alison ; oui c'était ça, Alison ! tâche de te rappeler - lui adressa un grand sourire.
- Salut, dit-elle.
Il posa un regard sur son corps. Le drap était entortillé autour de sa taille, lui offrant le magnifique spectacle de ses seins, du ventre plat et musclé, des hanches aux courbes prononcées.
- Salut, toi.
Il écarta les anglaises qui lui tombaient sur le visage. Des voix bruyantes et un rire retentissant leur parvinrent du dehors. Alison fit entendre un gloussement effarouché.
- Seigneur, ils ne sont qu'à un mètre.
- Tu aurais dû y penser avant de faire tout ce bruit tout à l'heure.
Elle pinça sa langue entre ses dents.
- Je n'ai pas fait de bruit.
- Si.
- Non.
Il l'entoura de ses bras et l'attira contre lui.
- Si, et je peux le prouver.
- Ah oui ?
- Oui.
Il l'embrassa tendrement et la sentit répondre à ses caresses. Sa main descendit, repoussant le drap qui emprisonnait les jambes de la fille.
À sa demande, elle se tourna sur le ventre, frissonnant par avance comme il glissait ses doigts sous sa taille pour lui soulever les fesses.
Elle ouvrit la bouche dans l'attente du plaisir.
- Merde ! qu'est-ce que c'était ?
- Karl ? (Elle tourna la tête et le vit agenouillé derrière elle, levant au plafond un regard soucieux.) Karl !
- Chut ! Écoute, tu entends ?
Elle n'en revenait pas. Elle entendait toujours les gens marcher sur le pont. Il n'y avait pas d'autre bruit ! Et elle n'avait jamais été aussi excitée que maintenant. En cet instant précis, elle détestait Karl avec la même intensité qu'elle l'avait adoré une seconde auparavant.
Karl tourna la tête pour tenter à nouveau de saisir d'où venait le bruit.
Sauf qu'il ne s'agissait pas tant d'un bruit que d'une vibration, un grondement sourd. Il connaissait chaque son, chaque trépidation du Swithland, et celle-ci ne faisait pas partie du répertoire.
Il l'entendit encore une fois et réussit à l'identifier. Une membrure de la coque qui vibrait quelque part à l'arrière. Le craquement du bois sous la pression, comme s'ils avaient heurté un écueil. Mais jamais sa mère ne se serait approchée d'un écueil, c'était impensable.
Alison avait les yeux levés vers lui, des yeux où se lisaient la colère et la frustration. La magie avait disparu. Il sentit son pénis devenir mou.
Le bruit reprit. Un grincement qui dura presque trois secondes.
Quoique assourdi par les renflements de la coque, il était cette fois-ci assez fort pour que même Alison l'entendît. Elle plissa les yeux.
- Qu'est-ce que... ?
Karl sauta du lit, attrapa son short et l'enfila. Il se débattait encore avec le bouton quand il tira le verrou de la porte et se précipita sur le pont.
Alison poussa un cri aigu, tentant de se couvrir de ses bras alors que la lumière vive envahissait la cabine. Elle saisit le drap mince pour s'y envelopper et se mit en quête de ses vêtements.
Après les ombres complices de la cabine, le soleil sur le pont jetait des images rémanentes violettes le long des nerfs optiques de Karl.
Les canaux lacrymaux libérèrent leur contenu qu'il dut essuyer d'un geste agacé. Deux colons et trois shérifs adjoints, à peine plus âgés que lui, lui lancèrent un regard surpris. Il se pencha par-dessus la rambarde et scruta les eaux. Malgré quelques alluvions transportées par la rivière et le reflet de la lumière qui faisait miroiter la surface, il voyait à trois ou quatre bons mètres de profondeur. Mais il ne distingua rien de solide, ni banc de sable, ni tronc immergé.
Là-haut sur le pont, Rosemary Lambourne n'avait trop su que penser en entendant le premier craquement, mais, comme son fils aîné, elle faisait corps avec le Swithland. Quelque chose avait éveillé ses sens, elle avait soudain ressenti un creux à l'estomac. Par réflexe, elle vérifia la sonde avant. À cet endroit la Zamjan faisait douze mètres de profondeur, ce qui lui donnait facilement dix mètres de dégagement sous la quille plate, même avec la surcharge actuelle. Il n'y avait rien devant, rien dessous et rien sur les côtés.
Puis cela se reproduisit. La coque arrière heurta quelque chose.
Rosemary réduisit immédiatement la puissance des roues à aubes.
- Mère ! (Elle se pencha à tribord et vit Karl les yeux levés vers elle.) Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-il en la devançant d'une fraction de seconde.
- Je ne sais pas, lança-t-elle. La sonde ne révèle rien. Tu vois quelque chose ?
- Non.
À présent que les roues à aubes étaient immobiles, le courant ralentissait fortement la progression du Swithland. Sans le battement continu des roues à aubes, le brouhaha qui s'élevait de la foule des colons semblait avoir doublé d'intensité.
Le son se répéta, une longue plainte venant de la coque malmenée, pour finir dans un craquement bien réel.
- C'était à la poupe, s'écria Rosemary. Va voir ce qui s'est passé.
Fais-moi ton rapport.
Elle tira le boîtier de son support sous la console radio et le laissa tomber par-dessus le garde-corps. Karl l'attrapa d'un habile réflexe du poignet et courut le long du pont étroit, se glissant à travers la foule des colons avec des mouvements fluides et rapides.
- Swithland, répondez, s'il vous plaît, énonça le haut-parleur de la console radio. Rosemary, est-ce que vous me recevez ? Ici Dale. Que se passe-t-il ? Pourquoi avez-vous stoppé ?
Elle prit le micro.
- Je suis là, Dale, dit-elle au capitaine du Nassier. (Levant les yeux, elle vit le Nassier à cinq cents mètres en amont, en tête du convoi ; le Hycel était derrière à tribord, se rapprochant rapidement.) Il semblerait qu'on ait heurté quelque chose.
- Des dommages ?
- Je ne sais pas encore. Je vous recontacterai.
- Rosemary, ici Callan. Je crois qu'il serait plus prudent de ne pas se séparer. Je vais mettre en panne jusqu'à ce que vous sachiez si vous avez besoin d'aide.
- Merci, Callan.
Rosemary se pencha au-dessus du garde-corps du pont et adressa un signe de la main au Hycel. Une petite silhouette sur le pont de l'autre bateau lui rendit son salut.
Un grincement suffisamment sonore pour réduire tous les colons au silence monta de la coque du Swithland. Rosemary sentit le bateau vibrer, la proue virant d'un degré. Cela ne ressemblait à rien qu'elle ait jamais rencontré auparavant. Ils étaient quasiment à l'arrêt, ce ne pouvait pas être un écueil.
Impossible !
Karl atteignit le pont arrière juste à ce moment-là. Il sentit le bateau se soulever de deux ou trois centimètres.
Le pont arrière était bondé de colons et de membres du détachement. Dans plusieurs groupes, les hommes étaient étendus, jouant aux cartes ou mangeant. Des enfants se poursuivaient. Huit ou neuf personnes étaient en train de pêcher à la poupe. Des caisses de matériel agricole s'empilaient contre la superstructure et la lisse de couronnement. Des chiens couraient dans la foule ; il y avait cinq chevaux attachés au bastingage, dont deux commençaient à tirer sur leurs brides, affolés par le craquement cuivré qui se répercutait à travers le bateau. Tout le monde se figea dans l'attente.
- Écartez-vous ! criait Karl. Écartez-vous. (Il se mit à jouer du coude pour repousser les gens. Le bruit venait de la quille, juste à l'arrière du compartiment de la chaudière installé au bout de la superstructure.) Allez, bougez-vous !
Un jactal gronda après lui : " Tuuue. "
- Sortez-moi ce foutu animal de mon chemin !
Yuri Wilkin tira sur la laisse de Randolf.
Tous les gens rassemblés sur le pont arrière avaient les yeux tournés vers Karl. Il atteignit l'écoutille qui abritait le dispositif d'alimentation aiguillant les bûches vers la chaudière. La chose était cachée sous un amas de nacelles en matériau composite.
- Aidez-moi à enlever ces trucs, beugla-t-il.
Du compartiment de la chaudière émergea Barry MacArple, un grand costaud de vingt ans, couvert de suie et de sueur. Il était resté là-
dessous pendant la plus grande partie du voyage, prenant soin d'éviter tout homme du détachement. Dans la famille Lambourne, personne n'avait mentionné que c'était un Dép.
Le bruit cessa brusquement. Karl était tout à fait conscient des regards angoissés fixés sur lui, lui adressant un appel muet sur ce qu'il convenait de faire. Il leva les bras pendant que Barry repoussait les nacelles obstruant l'écoutille.
- OK, nous avons heurté une espèce de rocher. Aussi je veux que tous les enfants se dirigent lentement vers l'avant. J'ai bien dit lentement. Ensuite les femmes. Pas les hommes. Avec tant de poids à l'avant, ça romprait l'équilibre. Et que celui à qui appartiennent ces chevaux vienne tout de suite les calmer.
Les parents poussèrent leurs enfants vers la proue. Des chut s'élevèrent dans un murmure parmi les adultes. Trois hommes aidèrent Barry à débarrasser l'écoutille. Karl enleva lui-même deux nacelles. Il entendit alors à nouveau le bruit, mais distant cette fois ; ça ne provenait pas de la coque du Swithland.
- Que diable...
Il porta son regard vers le Hycel à cent mètres en arrière.
- Karl, que se passe-t-il ? émit la voix de Rosemary dans le boîtier.
Il leva l'appareil à hauteur de sa bouche.
- C'est le Hycel, maman. Ils l'ont heurté aussi.
- Bordel de merde ! Et la coque ?
- Un instant, je te le dis.
La dernière nacelle fut écartée, révélant un panneau de deux mètres carrés. Karl se pencha pour ôter les verrous.
Ce fut alors que résonna le second coup, le BONG ! amorti par l'eau produit par le choc contre la coque de quelque chose de lourd et de formidablement puissant. Le Swithland subit une légère secousse qui l'éleva à plusieurs centimètres. Quelques caisses et nacelles mal empilées dégringolèrent sur le pont. Les colons désemparés poussèrent des cris de panique, et il y eut une ruée générale vers la proue. Un des chevaux se cabra, battant l'air de ses antérieurs.
Karl s'empressa d'ouvrir le panneau d'écoutille.
BONG !
Le Swithland fut ballotté, soulevant des rides à la surface de l'eau.
- Karl ! brailla le boîtier.
Il baissa les yeux vers la coque. Sous le panneau, le dispositif de distribution des bûches occupait la majeure partie de l'espace, formant un assemblage compact et primitif de moteurs, courroies et pistons. Deux rubans roulants s'enfonçaient dans les soutes à bûches bâbord et tribord. Les planches de mayope noir de la coque étaient à peine visibles. De l'eau s'infiltrait entre les fissures.
BONG !
Karl vit avec stupeur les planches se gauchir vers l'intérieur. C'était du bois de mayope, rien ne pouvait gondoler le mayope.
BONG !
Des éclats apparurent, tels de longs doigts pointus sortant de la coque.
BONG !
L'eau jaillit entre les brèches de plus en plus larges. Un tronçon d'un mètre de large se souleva lentement.
BONG !
BONG!
Le Swithland fut pris dans un mouvement de roulis. Les équipements et les nacelles glissèrent le long du pont arrière à demi déserté. Des hommes et des femmes s'accrochaient au bastingage, d'autres étaient étendus bras et jambes écartés sur le pont, cherchant désespérément une prise.
- Il essaie de rentrer de force ! beugla Karl dans le boîtier.
- Qui ? Qui ? cria sa mère en retour.
- Il y a quelque chose sous nous, quelque chose de vivant. Putain ! il nous entraîne, il nous tire vers la rive. La rive, maman. Fonce ! Fonce
!
BONG !
À présent, l'eau écumait, recouvrant complètement les planches de la coque.
- Il faut boucher ça, cria Karl.
Il avait une peur terrible de ce qui risquait de surgir une fois que la brèche serait suffisamment grande. Ensemble, lui et Barry MacArple refermèrent le panneau d'écoutille dont ils poussèrent les verrous.
BONG !
La coque du Swithland se brisa. Karl entendit un long et affreux craquement quand le bois dur comme l'acier s'ouvrit. L'eau s'engouffra à gros bouillons, arrachant le dispositif d'alimentation des bûches de son socle et l'envoyant percuter le dessous du pont.
Le panneau d'écoutille subit une violente secousse.
Alors se fit entendre la plainte miraculeuse des moteurs des roues, accompagnée du lent battement familier des aubes. Le Swithland s'ébranla pesamment vers le solide rempart de la jungle à quatre-vingts mètres de distance.
Karl prit conscience des sanglots et des cris. Beaucoup de gens avaient dû rejoindre le pont avant, le bateau était fortement incliné.
BONG!
Cette fois c'étaient les planches du pont arrière. Karl, étendu de tout son long près de l'écoutille, laissa échapper un cri d'horreur lorsque ses pieds décollèrent du pont sous l'impact. Il se retourna aussitôt, roulant trois fois sur lui-même pour s'écarter des planches. Le choc envoya les nacelles voltiger dans les airs en de folles pirouettes. Les chevaux s'affolèrent. Un d'eux rompit sa bride et bascula par-dessus bord. Un autre lançait de violentes ruades. À côté gisait un corps ensanglanté.
BONG !
Les planches près de l'écoutille se soulevèrent toutes ensemble avant de retomber dans un claquement comme si elles étaient élastiques. De l'eau commença à suinter.
Barry MacArple avançait à quatre pattes sur le pont, le visage couvert d'un masque de détresse. Karl tendit la main vers le Dép, l'adjurant de s'en saisir.
BONG !
Les planches sur lesquelles se trouvait Barry se fendirent en plusieurs endroits, dressant des éclats de bois dont les bords dentelés lui déchirèrent le ventre et la poitrine, avant de lui ouvrir le torse telle une griffe géante. Un geyser d'un mètre de large jaillit de la brèche, soulevant le corps du Dép.
Karl pivota pour suivre l'énorme jet d'eau, frappé d'horreur devant l'invraisemblable vision. Le geyser rugissait avec une force terrible, secouant le cadavre de Barry et noyant les cris hystériques des colons. Il s'élevait à une bonne trentaine de mètres au-dessus du pont, s'évasant au sommet comme une corolle de fleur et jetant des éclaboussures d'eau, de limon et d'éclats de bois.
Lorsque le Swithland se cabra telle une épineuse brune blessée à mort, Karl se cramponna désespérément à un des tambours de câble tandis que, sous ses yeux, le geyser grignotait les bords déchiquetés de la brèche qu'il avait percée. Il progressait irrésistiblement vers la superstructure. Les cales devaient déjà être inondées. Lentement mais sûrement, l'incroyable force de l'eau rongeait le bois. Dans un instant, le geyser atteindrait le compartiment de la chaudière.
Songeant à ce qui allait arriver quand l'eau frapperait les quinze tonnes de la chaudière chauffée au rouge, Karl ne put réprimer une plainte.
Rosemary Lambourne avait beaucoup de mal à rester debout sous les violents soubresauts du Swithland. Même en s'agrippant au gouvernail, elle parvenait tout juste à tenir sur ses jambes. C'était l'expression de pure terreur dans la voix de Karl qui l'avait aiguillonnée. Lui qui n'avait peur de rien sur la rivière, lui qui était né sur le Swithland.
Ce martèlement implacable lui meurtrissait le coeur comme il meurtrissait la coque. La force qui était derrière la chose capable de malmener ainsi le bateau la terrifiait.
Qu'allait-il rester du Swithland après ça ? Damnés soient Colin Rexrew, sa mollesse et sa stupidité. Les Déps n'oseraient jamais se révolter avec aux commandes un gouverneur à poigne et compétent.
Un puissant grondement semblable à une explosion prolongée la fit sursauter au point de lui faire presque plier les jambes. Tout à coup il pleuvait sur le Swithland. Toute la superstructure vibrait. Que se passait-il à l'arrière ?
Elle consulta le petit écran holographique qui affichait les diagrammes des équipements du bateau. Ils étaient en train de perdre rapidement de la puissance dans la chaudière. Les générateurs de secours entrèrent en action, maintenant le courant dans les moteurs.
- Rosemary, appela la radio.
Elle n'avait pas le temps de répondre.
La proue du Swithland était pointée droit sur la berge à soixante mètres de distance, et ils regagnaient de la vitesse. Les nacelles et les caisses jalonnaient le sillage du bateau, ballottées par les eaux.
Rosemary aperçut deux personnes barbotant au milieu. D'autres tombèrent du pont avant où les gens s'entassaient les uns sur les autres comme dans une mêlée de rugby. Et elle ne pouvait rien faire, sinon les amener sur la rive.
À bâbord, le Nassier avançait avec peine, ses roues ne tournant que par intermittence. Rosemary vit une fontaine géante jaillir du centre de sa superstructure, projetant des débris tourbillonnants vers le ciel. Bon sang ! qu'est-ce qui pouvait provoquer ça ? Une espèce de monstre aquatique hantant le lit de la rivière ? Alors même que cette idée fantasque germait dans son esprit, elle savait que ce n'était pas la bonne réponse. Néanmoins elle ignorait ce qu'était ce grondement derrière elle. Il lui vint alors un horrible soupçon qui pompa le peu d'énergie qui lui restait. Et si ça heurtait la chaudière ?
La proue du Nassier se souleva dans les airs, plongeant le pont arrière sous l'eau. La superstructure se comprima, de larges sections furent projetées de côté par le colossal jet d'eau. Des dizaines de personnes furent emportées dans la rivière, battant frénétiquement des bras et des jambes. Rosemary entendit leurs cris dans sa tête.
Il y avait simplement trop de gens à bord des bateaux à aubes.
Rexrew avait déjà augmenté le nombre de colons pour lequel ils étaient prévus, refusant d'écouter les conseils de la délégation des capitaines. Puis il leur avait balancé de surcroît les hommes du détachement.
Si jamais je reviens à Durringham, tu es mort, Rexrew, se promit Rosemary. Non seulement tu nous as lâchés, mais en plus tu nous as condamnés.
Le Nassier commença alors à chavirer, roulant toujours plus vite sur son tribord. Le jet d'eau cessa quand la quille se retourna. Quand elle atteignit la verticale, Rosemary vit un trou énorme dans les planches du milieu du navire. Ça avait dû se produire quand la trombe d'eau s'était précipitée sur la chaudière. Un grand panache de fumée blanche dévorait l'arrière du bateau, se déroulant au-dessus de la surface de l'eau. Misé-ricordieusement il dissimulait le dernier acte de l'agonie du Nassier.
La proue du Swithland était maintenant à quinze mètres des arbres et des plantes rampantes qui étouffaient la berge. Rose-mary entendit le son menaçant de leur propre geyser diminuer d'intensité.
Elle se débattit avec le gouvernail pour maintenir le bateau en direction de la rive. Le fond remontait rapidement, signalé par le rugissement sauvage de la sirène de la sonde avant. Cinq mètres.
Quatre. Trois. Ils touchèrent la vase à huit mètres des longs végétaux chargés de fleurs rampant dans l'eau. L'énorme inertie du gros bateau les propulsa plus avant, les faisant glisser à travers l'épaisse et noire boue alluviale. Autour de la coque sourdaient des bulles de gaz sulfureux répandant une odeur méphitique. Le geyser s'était arrêté. Il y eut un instant irréel de silence total avant qu'ils ne touchent la rive.
Droit devant se dressait un énorme qualtook dont l'une des branches maîtresses était à la même hauteur que le pont. Rose-mary baissa la tête...
Le choc rejeta Yuri Wilkin à plat ventre juste au moment où il commençait à se relever. Il se cogna le nez contre le pont, non sans éprouver une vive douleur. Il sentit le goût du sang chaud dans sa bouche. Des craquements sinistres montèrent du bateau lorsque celui-ci perça la barrière de végétation qui longeait la rive. De longues lianes fouettèrent l'air avec la brutalité de coups de cravache. Yuri s'aplatit du mieux qu'il put alors qu'elles sifflaient à quelques centimètres au-dessus de sa tête. La proue cabossée du Swithland heurta la berge et fit un bond qui l'amena à dix bons mètres sur la terre rouille sablonneuse. Finalement, le bateau à aubes s'immobilisa, le pont avant sérieusement endommagé, le qualtook enchâssé dans l'avant de la superstructure.
Les hurlements et les pleurs firent place aux gémissements et aux cris aigus d'appel à l'aide. Risquant un regard, Yuri vit comment la jungle s'était recroquevillée et repliée sur la moitié avant du bateau.
La superstructure semblait dangereusement instable, elle penchait suivant un angle prononcé, des tonnes de végétation pesant sur l'avant et le côté.
Ses membres étaient agités de tremblements impossibles à contenir.
Il aurait voulu être chez lui à Durringham, à promener Randolf ou à jouer au football avec les copains. La jungle n'était pas son monde.
- Ça va, fiston ? demanda Mansing.
Le shérif Mansing était celui qui l'avait recruté pour l'expédition. Il était beaucoup plus accessible que certains autres shérifs et gardait sur lui un oeil paternel.
- Je crois.
II mit son doigt sur son nez et renifla fort. Il y avait du sang sur sa main.
- Tu survivras, dit Mansing. Où est Randolf ?
- Je ne sais pas.
Il se releva tout tremblant. Ils étaient à l'angle avant de la superstructure. Les gens étaient étendus un peu partout ; lentement ils se remettaient sur pied, demandant de l'aide, la mine hébétée, terrorisée. Deux corps avaient été pris entre le tronc du qualtook et la superstructure ; l'un d'eux était celui d'une petite fille d'environ huit ans. La seule chose qui l'indiquait, c'était qu'elle portait une robe. Yuri se détourna, en proie à la nausée.
- Appelle-le, suggéra Mansing. On va bientôt avoir besoin de toute l'aide disponible.
- Monsieur ?
- Tu penses que c'était un accident ?
Yuri n'avait pas réfléchi à la question. Maintenant qu'on la lui posait, il sentit un frisson lui traverser l'échiné. Il joignit les lèvres et parvint à émettre un faible sifflement.
- Douze ans que je fais cette rivière dans les deux sens, grommela Mansing. Je n'ai jamais vu un truc comme ce geyser. Putain ! qu'est-ce qui peut propulser de l'eau comme ça ? Et il n'y en avait pas qu'un.
Randolf arriva sur le plat-bord d'une démarche pataude, le flanc au poeil noir et soyeux couvert d'une boue malodorante. Il ne lui restait plus rien de son agressivité et de sa superbe habituelles tandis qu'il se dirigeait honteusement vers Yuri avant de se coller contre les jambes de son maître. " Rivièèèrrr maaal ", grogna-t-il.
- Là, il n'a pas tout à fait tort, convint Mansing d'un ton morne.
Il fallut un quart d'heure pour ramener un semblant d'ordre sur le bateau naufragé. Les shérifs désignèrent des équipes pour soigner les blessés et installer un campement de fortune. D'un commun accord ils décidèrent de s'avancer à une cinquantaine de mètres à l'intérieur des terres, à distance de la rivière et de la chose qui rôdait sous les eaux.
Plusieurs rescapés du Nassier réussirent à nager jusqu'à la poupe à demi immergée du Swithland ; le bateau formait un pont providentiel au-dessus du bourbier nauséabond qui longeait la berge. Le Hycel était parvenu à atteindre la rive opposée de la Zamjan ; il avait été épargné par le geyser dévastateur, quoique sa coque ait subi un pilonnage en règle. Le contact radio fut rétabli et les deux groupes décidèrent de rester chacun où ils étaient plutôt que de tenter de traverser la rivière et de joindre leurs forces.
Le shérif Mansing retrouva un bloc émetteur intact parmi les débris des équipements du détachement et passa un appel à Candace Elford via l'unique satellite géostationnaire de la SEL. Le shérif en chef, effaré par la nouvelle, convint de détourner les deux BK133 sur le Swithland afin de ramener sur-le-champ les blessés graves à Durringham. Ce qu'elle omit de mentionner, c'était l'éventualité de renforcer la flotte après la perte des bateaux. Mais le shérif Mansing était avant tout un homme pragmatique, il n'avait pas vraiment espéré quoi que ce fût de ce côté-là.
Après trois allers et retours du bateau au campement pour transporter les nacelles contenant le matériel, Yuri fut réquisitionné pour faire partie d'un petit groupe de reconnaissance composé de trois shérifs et neuf adjoints. Il avait dans l'idée qu'on l'avait choisi à cause de Randolf. Néanmoins, cela lui convenait, l'autre groupe d'adjoints était occupé à enlever les cadavres du pont du Swithland.
Il préférait encore se risquer dans la jungle.
Quand Yuri et les éclaireurs se mirent en route, des colons armés de thermoscies étaient en train d'abattre des arbres sur un côté de la clairière délimitant le campement pour permettre aux ADAV de se poser. Un feu brûlait au centre.
Quelques secondes plus tard, on n'entendait déjà plus les gémissements des blessés, étouffés par l'épaisseur du feuillage. Yuri n'en revenait pas qu'il fît si sombre dans cette jungle où n'arrivait que très peu de lumière au niveau du sol. Quand il leva la main, il vit que sa peau avait revêtu une teinte vert foncé, tandis que le blouson couleur cannelle qu'on lui avait fourni pour le protéger des épines était d'un noir de jais. La jungle autour de Durringham n'était rien comparée à celle-ci. Elle était domestiquée, songea-t-il tout à coup, avec ses sentiers battus et ses grands arbres où s'enroulaient les minces tiges de plantes exotiques. Ici, pas de sentiers, c'étaient des grosses branches saillant sur toute la longueur des troncs et supportant des lianes pendant soit à hauteur de cheville, soit au niveau du cou. Une espèce de moisissure poisseuse couvrait chaque feuille jusqu'à trois mètres au-dessus du sol.
Les patrouilleurs s'étaient mis par deux, se déployant en éventail à partir du campement. L'idée était de se familiariser avec les alentours immédiats sur une distance de cinq cents mètres, de chercher d'autres éventuels rescapés du Nassier et de vérifier qu'il n'y avait pas de présence hostile aux abords du campement.
- C'est stupide, dit Mansing après qu'ils eurent franchi une cinquantaine de mètres. (Il menait la marche, coupant les lianes, les petites branches et les fourrés avec une machette à fusion.) Je ne te verrais pas à trois mètres.
- Peut-être ça s'éclaircit un peu plus loin, répondit Yuri. Mansing cisailla une autre branche.
- Cette remarque trahit encore ton âge, fiston. Seuls les jeunots se montrent aussi désespérément optimistes.
Yuri prit son tour en tête. Même avec la thermolame pour s'ouvrir un sentier mètre après mètre, c'était une besogne harassante. Derrière lui Randolf avançait en bondissant, venant de temps à autre lui heurter les mollets.
D'après le guido-bloc de Mansing, ils avaient parcouru environ trois cents mètres lorsque le jactal s'arrêta net, dressant la tête, humant l'air humide. Ces animaux n'avaient pas le sens de l'odorat tout à fait aussi développé que l'espèce canine terrestre, mais ils étaient néanmoins d'excellents chasseurs sur leur propre territoire : la jungle.
- Huuumains, grogna Randolf.
- Où ça ? demanda Yuri.
- Ici. (Le jactal s'enfonça entre les branches coupées qui délimitaient le sentier, puis tourna la tête vers eux.) Ici.
- C'est sérieux ? demanda Mansing d'un air sceptique.
- Bien sûr, répondit Yuri, piqué au vif par la question. À quelle distance, vieux ?
- Paaas loooin.
- Très bien, dit Mansing en commençant à tailler dans la jungle à l'endroit qu'indiquait le jactal.
Il fallut encore deux minutes de dur labeur avant qu'ils ne perçoivent les voix. Aiguës et légères, des voix de femmes. L'une d'elles chantait.
Mansing était si absorbé par sa tâche consistant à ouvrir un passage dans la végétation étouffante, maniant la lourde machette à coups répétés, qu'il faillit tomber tête la première dans le ruisseau lorsque les lianes disparurent brusquement. Yuri l'attrapa par le col de son blouson pour l'empêcher de glisser sur la petite pente herbeuse. Ils restèrent tous les deux bouche bée devant le tableau qui s'offrait à leurs yeux.
La lumière qui passait à travers la trouée du feuillage faisait comme un voile doré au-dessus de l'eau. Le ruisseau s'élargissait pour former une mare de quinze mètres de large, bordée de rochers. Des lianes couvertes de fleurs aux corolles orange pendaient comme des rideaux entre les arbres se dressant à l'arrière. De petits oiseaux turquoise et jaune voletaient dans les airs. C'était une scène volée à la mythologie grecque. Sept filles nues se baignaient dans la mare, âgées d'environ quinze à vingt-cinq ans. Toutes sveltes et les membres élancés, la peau miroitant au soleil. Des peignoirs blancs épars couvraient les roches noires au bord de l'eau.
- Nooon, gémit Randolf. Maaal.
- Conneries ! dit Yuri.
Les filles les aperçurent et lancèrent des cris enjoués, leur faisant des sourires et des signes de la main.
Yuri mit son fusil laser à l'épaule, transporté de joie à la vue des sept paires de seins ballottant.
- Bordel de merde ! marmonna Mansing. Yuri passa devant lui et descendit la pente vers le ruisseau. Les filles applaudirent.
- Nooon.
- Yuri, appela vainement Mansing.
Le garçon se retourna, le visage rayonnant.
- Quoi ? dit-il. Il faut qu'on sache où se trouve leur village, n'est-ce pas ? C'est notre mission, reconnaître le terrain.
- Oui, je suppose.
Mansing ne pouvait détourner les yeux des naïades folâtrant dans la mare. Yuri s'élança dans l'eau, ses jambes soulevant une gerbe d'éclaboussures.
- Nooon, aboya Randolf avec insistance. Maaal. Les filles crièrent des encouragements à Yuri tandis qu'il avançait, freiné par l'eau.
- Oh ! et puis merde, au diable la bienséance ! marmonna Mansing en entrant à son tour dans la mare.
La première fille que Yuri rejoignit avait dans les dix-neuf ans, et des fleurs rouges piquées dans ses cheveux mouillés. Elle lui adressa un sourire radieux et lui prit les mains.
- Je m'appelle Polly, dit-elle d'une voix rieuse.
- Chouette ! s'exclama Yuri. (L'eau ne lui arrivait qu'à mi-cuisses ; elle était vraiment complètement nue.) Je m'appelle Yuri.
Elle l'embrassa, pressant son corps mouillé contre sa chemise sans manches où elle laissa une empreinte humide. Quand elle s'écarta, une autre fille passa une guirlande de fleurs orange autour du cou du garçon.
- Et moi je m'appelle Samantha, dit celle-ci.
- Tu veux m'embrasser aussi ?
Elle lui enlaça le cou de ses bras, glissant une langue avide dans sa bouche. Les autres filles firent cercle autour d'eux en les arrosant.
Yuri baignait au sein d'une tiède pluie d'argent, le corps vibrant d'extase. Là, au milieu de nulle part, le paradis avait débarqué sur Lalonde. Les gouttes tombaient au ralenti en faisant entendre de doux tintements. Il sentit des mains qui reliraient le fusil de son épaule, d'autres mains qui étaient les boutons de sa chemise. On dégrafa son pantalon, on caressa tendrement son pénis.
Samantha recula d'un pas pour poser sur lui un regard d'adoration.
Elle mit ses mains en coupe sous ses seins, les levant vers lui.
- Maintenant, Yuri, supplia-t-elle. Prends-moi.
Yuri l'attira brutalement à lui, son pantalon trempé collé à ses genoux. Il entendit un cri angoissé, aussitôt interrompu. Trois des filles avaient poussé Mansing sous l'eau, ses jambes battaient à la surface. Les filles jetaient des rires hystériques, les muscles bandés sous les efforts qu'elles déployaient pour maintenu" Mansing sous l'eau.
- Hé... ! s'écria Yuri.
Il ne pouvait bouger à cause de son foutu pantalon.
- Yuri, murmura Samantha.
Il se tourna vers elle. Elle ouvrit la bouche plus qu'il n'aurait cru physiquement possible. De longs muscles frémirent autour de son menton comme si d'énormes vers se creusaient un chemin dans ses veines. Ses joues se fendirent à partir des coins de sa bouche pour se déchirer vers les oreilles. Du sang jaillit des plaies en pulsations régulières, et malgré cela elle faisait encore jouer sa mâchoire.
Yuri demeura pétrifié l'espace d'une seconde, puis laissa échapper un hurlement de terreur guttural qui se répercuta parmi les arbres impassibles comme des sentinelles. Sa vessie lâcha.
Le hideux visage de Samantha se jeta sur lui, des canines carmin se refermèrent solidement autour de sa gorge tandis que le sang lui aspergeait la peau.
- Randolf..., cria-t-il.
Puis les dents lui perforèrent la gorge, et son propre sang gicla de sa carotide pour lui inonder le gosier, étouffant tout autre son.
Randolf hurla de rage lorsque son maître tomba dans l'eau, culbuté par Samantha. Mais alors une des autres filles planta son regard sur lui et lança un sifflement dissuasif, des filets de salive coulant entre ses dents menaçantes. Le jactal tourna les talons et s'enfuit dans la jungle.
"Baisse de puissance. On perd de l'altitude ! On perd de l'altitude ! "
La voix affolée du pilote du BK133 retentit dans les colonnes AV du centre de commandement.
Tous les shérifs présents dans la salle avaient les regards tournés vers le poste de liaison tactique.
" Nous descendons ! "
Le sifflement de l'onde porteuse dura deux secondes de plus, puis s'éteignit.
- Dieu tout-puissant ! murmura Candace Elford.
Elle était assise à son bureau au bout de la pièce rectangulaire.
Comme la plupart des bâtiments administratifs de la capitale, le quartier général du shérif était construit en bois. Situé dans le périmètre fortifié de son carré de terrain à deux cents mètres du tombereau du gouverneur, il était de conception simpliste ; un lieu où n'importe quel soldat d'avant le XXe siècle se serait senti chez lui. Le centre de commandement lui-même délimitait un côté du terrain de manoeuvres ; c'était un long bâtiment de plain-pied avec, disposées le long de la partie haute du toit, quatre sphères en matériau composite gris abritant les antennes satellite. À l'intérieur, de simples établis en bois alignés le long des murs supportaient une impressionnante batterie d'ordinateurs de bureau modernes, avec aux consoles des shérifs assis sur des chaises en matériau composite. Sur le mur opposé au bureau de Candace, un grand écran affichait une carte de l'agglomération de Durringham (pour autant qu'il fût possible de dresser la carte de ce dédale de ruelles et de passages privés en perpétuelle mutation). Des climatiseurs au ronronnement discret maintenaient une température basse. Dans cet environnement technologique, l'ambiance était un peu gâchée par les éventails de moisissure gris-jaune qui couvraient les plinthes sous les établis.
- Contact perdu, annonça Mitch Verkaik, le shérif installé au poste de liaison tactique et dont le visage semblait pétrifié.
Candace se tourna vers l'équipe réduite qu'elle avait désignée pour suivre la progression du détachement.
- Et les shérifs au sol ? L'ont-ils vu descendre ? Jan Routley s'occupait de la liaison satellite avec les rescapés du Swithland ; elle chargea une instruction à sa console.
- On ne reçoit rien d'aucun des émetteurs du Swithland ou du Hycel Je ne peux même pas capter le code d'identification du transpondeur.
Candace examina le tableau de la situation que lui projetait la colonne AV de sa propre console, plus par habitude qu'autre chose.
Elle savait qu'ils attendaient tous de recevoir des instructions, qu'elle aurait énoncées avec calme et assurance et qui auraient fourni des solutions aussi immédiates et parfaites qu'aurait pu le faire un ordinateur. Ce ne serait pas le cas. La dernière semaine avait été un vrai cauchemar. Ils n'arrivaient plus à établir le moindre contact dans les comtés de la Quall-heim ou de Willow West et les liaisons avec les villages le long de la Zamjan étaient plutôt capricieuses. Les vols de renfort vers Ozark n'étaient au mieux qu'une solution bouche-trou ; dans son for intérieur elle avait prévu que les troupes fraîches devaient simplement assurer l'évacuation des colons sur la rivière.
Elle avait depuis longtemps abandonné l'idée de rétablir l'ordre dans les comtés de la Quallheim, fondant ses meilleurs espoirs sur la solution de l'isolement. À présent, il semblait qu'Ozark se trouvait lui aussi à l'intérieur de la zone affectée. Soixante-dix hommes et presque un quart de son arsenal.
- Rappelez immédiatement le second BK133 sur Durringham, dit-elle abruptement. Si les envahisseurs sont capables d'en descendre un, ils peuvent en abattre un deuxième.
Cela épargnerait au moins les vies de dix shérifs et les armes à forte puissance qu'ils avaient avec eux. Ils pourraient fort bien en avoir besoin dans les semaines à venir. Il était assez clair que les envahisseurs étaient résolus à s'assurer la maîtrise totale de la planète.
- Oui, madame, obtempéra Mitch Verkaik en se tournant vers sa console.
- Combien de temps avant que le satellite d'observation passe au-dessus des bateaux à aubes ? demanda Candace.
- Quinze minutes, répondit Jan Routley.
- Programmez-le pour un balayage infrarouge sur cinquante kilomètres de part et d'autre de sa trajectoire orbitale, voyez s'il peut localiser le BK133 abattu. Il ne devrait pas être trop difficile à repérer.
Elle appuya son menton sur ses mains, fixant l'écran de son ordinateur avec des yeux vides. Sa priorité était désormais d'assurer la protection de Durringham, décida-t-elle. Ils devaient tenir jusqu'à ce que la SEL envoie des forces capables de reconquérir le territoire. Elle était convaincue qu'ils faisaient face à une invasion, le long entretien qu'elle avait eu avec Kelven Solanki ce matin avait mis fin à tous les doutes qui subsistaient. Kelven était des plus inquiets, ce qui ne lui ressemblait pas du tout.
Candace n'avait rien dit à son équipe de ce qu'avait évoqué Kelven devant elle, qu'il était possible que des gens aient été asservis et qu'on ait utilisé des bateaux qui avaient peut-être déjà amené un premier contingent d'envahisseurs à Dur-ringham. Ce ne serait pas une bonne chose de s'attarder là-dessus. Aujourd'hui il y avait trois chaises vides qui trônaient dans le centre de commandement ; les shérifs eux-mêmes s'enfermaient dans un mutisme qui se voulait une protection. Elle ne pouvait les en blâmer ; la plupart avaient une famille en ville, et aucun ne s'était engagé pour combattre une force militaire bien organisée. Il n'en restait pas moins qu'elle avait accepté de coopérer avec le bureau des Forces spatiales de la Confédération pour visionner les enregistrements satellite du trafic sur le fleuve au cours des quinze derniers jours.
- Nous recevons les images à présent, annonça Jan Routley.
Candace se secoua. Elle se dirigea vers le poste de la femme. Des kilomètres et des kilomètres de jungle défilaient sur l'écran holographique à haute définition ; en surimpression sur le vert de la couverture d'arbres, des nuances de rouge représentaient la courbe de température. La Zamjan apparut soudain au bas de l'écran, avec la poupe du Swithland émergeant de l'eau sous la voûte de feuillage de la berge. Des tracés clignotèrent sur l'écran, dessinant des cercles orangés autour d'une clairière à proximité de la rivière.
- C'est un feu, dit Jan Routley.
Elle télétransmit une instruction à l'ordinateur pour qu'il centre l'image sur la source infrarouge. La clairière envahit l'écran, avec au milieu un feu de bois. Tout autour étaient éparpillées des couvertures et, on n'aurait pu s'y tromper, les nacelles blanches contenant les équipements de ferme. Sur un côté plusieurs arbres avaient été abattus.
- Où sont-ils allés ? demanda Jan Routley avec une petite voix.
- Je ne sais pas, dit Candace. Je ne sais vraiment pas.
C'était le milieu de l'après-midi et le Coogan se trouvait à vingt-cinq kilomètres en aval des bateaux à aubes abandonnés quand Len Buchannan et Darcy aperçurent les premières épaves flottant sur l'eau. Des caisses de matériel de ferme, des bouts de planche, des fruits. Cinq minutes plus tard, ils virent le premier cadavre : une femme en survêtement, le visage plongé dans l'eau, bras et jambes écartés.
- Là, on rebrousse chemin, dit Len.
- Jusqu'au confluent de la Quallheim, lui rappela Darcy.
- Votre argent et votre contrat, vous pouvez vous les mettre là où je pense, rétorqua Len en commençant à tourner le gouvernail. Vous croyez que je ne vois pas ce qui se passe ? On est déjà dans la zone rebelle. Il va falloir un miracle pour redescendre la rivière si on s'y prend tout de suite, alors pas question que je fasse encore cent cinquante kilomètres de plus vers l'est.
- Attendez, dit Darcy en posant la main sur le gouvernail. On est à combien d'Ozark ?
Fronçant les sourcils, Len consulta un vieux guido-bloc qui traînait sur une étagère de la timonerie.
- Trente kilomètres, trente-cinq peut-être.
- Débarquez-nous à cinq kilomètres du village.
- Je ne...
- Écoutez, les aigles peuvent repérer n'importe quel bateau à dix kilomètres devant nous. S'il y en a un qui s'amène, on fait immédiatement demi-tour et on file sur Durringham. Ça vous va ?
- En ce cas, pourquoi les aigles n'ont rien vu de tout ça, dites-moi ?
Plutôt difficile à manquer.
- Ils survolent la jungle. On va les rappeler. Du reste, ce n'est peut-
être qu'un simple accident. Il se pourrait qu'il y ait des blessés là-bas.
Les rides autour de la bouche de Len Buchannan se rétrécirent, reflétant son indécision. Aucun capitaine digne de ce nom ne laisserait tomber un autre bateau en détresse. Un débris d'enveloppe de mousse jaune vint frotter contre la coque du Coogan.
- Très bien, dit Len en se cramponnant à la barre. Mais au premier signe suspect, je repars en aval. Ce n'est pas l'argent. Le Coogan est tout ce que je possède, je l'ai construit de mes propres mains. Je ne vais pas risquer de le perdre pour vos beaux yeux.
- Je ne vous le demande pas. Je tiens autant que vous à ce qu'il n'arrive rien au bateau, ni à vous. Quoi que nous trouvions dans les villages, il nous faudra quand même revenir à Durringham. Et Lori et moi sommes trop vieux pour marcher.
Len laissa échapper un grognement de dédain, mais entreprit néanmoins de redresser la barre, orientant la proue à l'est.
Darcy lança un appel sur la bande d'affinité, et Abraham et Catlin virèrent dans le ciel clair pour filer vers la rivière. De leur position avantageuse à sept kilomètres en avant du Coogan, ils pouvaient distinguer les débris flottant lentement dans le courant. Ils étaient aussi suffisamment haut pour que l'eau leur apparaisse presque totalement transparente. Lori recevait des images de grands bancs d'épineuses brunes et de pseudoanguilles rousses nageant paresseusement dans les eaux de la
Zamjan.
Ce ne fut que lorsque le soleil dessina un cercle rouge-or effleurant la cime des arbres en avant du petit tramp que les aigles découvrirent les bateaux à aubes échoués sur chacune des deux rives. Lori et Darcy les firent survoler en longues spirales la jungle environnante, à la recherche des colons, de l'équipage et du détachement. Il n'y avait pas âme qui vive sur les bateaux, ni dans les campements qui avaient été établis.
J'en vois un, émit Lori.
Elle sentit Darcy se brancher sur le lien d'affinité avec Abraham, observant à travers ses yeux à la perception augmentée. En dessous, une silhouette marchait dans la jungle. Le feuillage dense rendait l'observation difficile, ne leur dispensant que de très brèves visions. C'était un homme, un colon, un des derniers arrivés à en juger par la chemise en tissu synthétique, il avançait d'un pas tranquille en direction de l'ouest, suivant un parcours parallèle à la rivière à environ un kilomètre à l'intérieur des terres.
Où croit-il aller ? demanda Darcy. Il n'y a pas d'autre village de ce côté avant cinquante kilomètres.
Veux-tu envoyer Abraham en dessous du niveau des arbres pour y voir de plus près ?
Non. Selon moi, ce type a été asservi. Comme tous les autres.
Il y avait presque sept cents personnes sur ces trois bateaux.
Oui.
Et il y a près de vingt millions de personnes sur Lalonde. Ça coûterait combien pour tous les asservir ?
Beaucoup, si on utilisait des nanoniques.
Tu penses qu'il ne s'agit pas de nanoniques ?
Non. Laton a dit que c'était un virus énergétique. Quoi que ce terme puisse recouvrir.
Et tu le crois ?
Ça m'ennuie grandement de l'admettre, mais j'accorde désormais beaucoup de crédit à ce qu'il a dit. Il y a assurément quelque chose à l'oeuvre ici qui dépasse notre expérience ordinaire.
Veux-tu capturer cet homme? S'il est une victime du virus, il devrait nous apprendre tout ce que nous avons besoin de savoir.
Pas question que j'aille pourchasser quelqu'un dans cette jungle, surtout un homme seul à pied qui, à l'évidence, a des amis tout près.
On continue sur Ozark, alors ?
Oui.
Le Coogan remonta la rivière à une vitesse beaucoup plus lente, attendant que le soleil soit couché pour passer devant les deux bateaux à aubes. Pour la première fois depuis qu'il était arrivé sur cette planète, Darcy se surprit à souhaiter qu'il plût. Une bonne bourrasque aurait fourni une protection supplémentaire. En l'état actuel des choses, ils devaient se contenter de minces nuages voilant Diranol et atténuant son reflet d'un rouge blafard pour donner une lueur diffuse qui réduisait la visibilité normale à quelques centaines de mètres. Malgré cela, le halètement des moteurs et le cliquetis de la boîte de transmission résonnaient épouvantablement fort dans le sanctuaire de la rivière plongé dans le silence de la nuit.
Tandis qu'ils se faufilaient tels des voleurs entre les deux bateaux, Lori utilisa ses implants rétiniens. Rien ne bougeait, il n'y avait pas de lumières. Les deux épaves éveillaient en elles des échos glacés impossibles à ignorer. Comme des fantômes revenus la hanter.
- Il devrait y avoir un petit affluent par ici, dit Darcy une heure plus tard. Vous pourrez y amarrer le Coogan ; ainsi on ne le verra pas de la Zamjan.
- Combien de temps ? demanda Len.
- Jusqu'à demain soir. Ça devrait nous donner largement le temps, Ozark n'est qu'à quatre kilomètres à l'est. Si nous ne sommes pas revenus à quatre heures du matin, alors appareillez et rentrez.
- Et comment ! Et soyez sûr que je ne passerai pas une minute de plus.
- Veillez à ne pas cuisiner. L'odeur trahirait votre présence si jamais il y des animaux dressés pour la chasse dans le coin.
Le petit cours d'eau ne faisait que deux fois la largeur du Coogan, avec de grands chênes-merisiers poussant sur les berges bourbeuses. Len Buchannan y engagea son bateau en marche arrière, jurant à chaque centimètre gagné. Une fois que les câbles le maintinrent amarré au milieu de la rivière, Len, Lori et Darcy sacrifièrent une heure à couper des branches pour camoufler la cabine.
Len passa de la morosité à l'angoisse lorsque vint le moment pour Darcy et Lori de se mettre en route. Ils avaient enfilé leurs tenues caméléon, gris mat, collantes, munies de grandes poches à équipements tout autour de la taille. Il n'y en avait pas une de vide, nota Len.
- Faites attention à vous, marmonna-t-il avec une certaine gêne alors qu'ils descendaient la planche servant de passerelle entre le bateau et la jungle.
- Merci, Len, dit Darcy. On tâchera. Quant à vous, contentez-vous d'être ici quand on reviendra.
Il rabattit le capuchon sur sa tête. Len leva une main. Les Édénistes disparurent dans un voile noir impénétrable glissant sur leurs corps comme une brume huileuse. Il perçut le léger bruit de succion de leurs pieds dans la boue, qui s'évanouit peu à peu. Une brise glacée sembla brusquement émerger de la moiteur nauséabonde de la jungle, et il se hâta de rejoindre la cambuse. Ces tenues caméléon tenaient vraiment trop de la magie.
Quatre kilomètres à travers la jungle au coeur de la nuit. Ça pouvait aller, leurs implants rétiniens permettaient la vision en faible lumière et en infrarouge. Ils évoluaient dans un univers dichromatique de vert et de rouge traversé d'étranges scintillements blancs, pareils aux interférences sur un écran holographique mal réglé. Le problème le plus délicat, c'était la profondeur de champ dont la perception, écrasant les arbres et les ^fourrés, donnait du décor une image aplatie.
À deux reprises ils tombèrent sur des jactals rôdant dans la nuit en quête de proies. Au milieu de la végétation terne, les corps chauds des animaux brillaient comme une étoile au point du jour. Darcy les abattit, le premier comme le second, d'un seul coup de sa carabine maser.
Le bloc de guidage inertiel de Lori les dirigea vers le village, le processeur
biotek
intégré
transmettant
leurs
coordonnées
directement à son cerveau, ce qui lui procurait la vision et la précision intuitives d'un oiseau migrateur. La seule chose qui réclamait son attention, c'était la configuration du terrain ; l'image satellite même la plus détaillée ne pouvait révéler les plis, les ruisselets et les ravines qui se cachaient sous les arbres.
À deux cents mètres de la lisière de la clairière d'Ozark, leur univers de vert et de rouge commença à s'éclaircir. Lori effectua un examen des lieux par l'intermédiaire d'Abraham en vol loin au-dessus d'eux, en prenant soint de lui faire décrire des cercles à l'écart de la clairière. Il y avait plusieurs feux qui flambaient dans des fosses autour des cabanes.
Tout a l'air normal, dit-elle à Darcy.
D'ici, oui. Voyons si nous pouvons nous rapprocher et repérer les shérifs avec leurs armes.
OK. Un instant, je mets Kelven en liaison. On le tiendra au courant au fur et à mesure.
Au cas où il arriverait quelque chose et qu'on ne revienne pas, comme ça ils auraient un enregistrement... mais elle s'efforça de garder cette pensée pour elle. Elle transmit à son bloc émetteur l'ordre d'ouvrir un canal vers le satellite ELINT. L'appareil était doté d'un processeur biotek de sorte que la conversation ne serait pas audible.
Nous sommes à Ozark à présent, transmit-elle à l'officier des Forces spatiales.
Tout va bien ? demanda Kelven Solanki.
Oui.
Quelle est votre position ?
En ce moment nous sommes à quatre pattes à environ cent mètres des champs entourant le village. Il y a plusieurs feux qui brûlent dans le village et pas mal de gens qui circulent pour cette heure tardive.
Ils doivent être trois ou quatre cents dehors, il ne peut pas en rester beaucoup dans les cabanes. À part ça, tout semble à peu près normal.
Elle se faufila à travers le fouillis de hautes herbes et de lianes, évitant les broussailles épineuses. Darcy était à un mètre sur sa gauche. Il s'était écoulé bien du temps depuis son dernier entraînement au sol, elle était assez satisfaite du peu de bruit qu'elle faisait.
Kelven, je voudrais que vous nous transmettiez une liste des shérifs que les BK133 ont débarqués à Ozark, dit Darcy. Nous verrons si nous pouvons en identifier certains.
Tout de suite, ça arrive.
Lori rabattit au sol les rameaux d'une branche basse et rampa par-dessus. À quatre mètres devant elle se trouvait le tronc d'un gros mayope dont les racines émergeaient de terre.
La liste des shérifs afflua à son esprit, alimentée de données écrites et chiffrées, de profils et, plus important, d'images holographiques.
Les portraits de soixante-dix hommes se superposèrent à la pâle image d'Ozark. Lori atteignit le tronc du mayope et porta son regard vers les rangs de cabanes délabrées, s'employant à associer les images qui flottaient dans son esprit à ce qu'elle avait sous les yeux.
J'en reconnais un, dit Darcy en lui indiquant mentalement un des hommes accroupis en cercle autour du feu.
Une carcasse de quelque animal rôtissait au-dessus des flammes.
Et en voilà un autre, indiqua à son tour Lori.
Très vite ils repérèrent douze autres shérifs assis devant divers feux de bois.
Aucun d'eux n'a l'air particulièrement inquiet que leur liaison avec Candace Elford ait été coupée, précisa Lori.
Ont-ils été asservis ? demanda Kelven Solanki.
Impossible d'en avoir la certitude, mais je parierais que oui, répondit Darcy. Étant donné leur présente situation, leur comportement n'est pas normal. Ils auraient dû au moins poster un périmètre de garde.
Le processeur biotek du bloc émetteur auxiliaire de Lori signala une perte de puissance dans la pile électronique de l'unité. D'instinct, presque inconsciemment, Lori transmit l'ordre de brancher la pile de secours.
C'est aussi mon avis, dit-elle. Je pense qu'au vu des circonstances notre objectif premier, nous assurer de la présence de Laton dans les parages, ne tient plus.
Je suis d'accord. Nous allons tenter de capturer un de ces types et de le ramener à Durringham pour examen.
Le circuit de régulation mimétique de la tenue caméléon de Darcy signala un problème technique dans le bus de données de sa jambe droite ; le processeur central connecta les canaux de secours.
Le mieux, c'est cette cabane là-bas. Elle est relativement isolée et je viens juste de voir quelqu'un y entrer.
Lori indiquait une bâtisse de cinq pièces à l'écart des autres.
Quoiqu'elle fût située à cent vingt mètres de la lisière de la jungle, la portion de terrain qui l'en séparait consistait en grande partie en lots cultivés, ce qui offrait une couverture tout aussi valable que les arbres. Elle sortit des jumelles infrarouge d'une des poches de sa ceinture et les porta à ses yeux.
Ce foutu machin s'est brisé. Essaie le tien, il faut qu'on sache combien ils sont là-dedans.
Le détecteur d'agents chimico-biologiques de Darcy cessa de fonctionner.
Il ne s'est pas brisé, émit-il avec un ton consterné. Nous sommes pris dans une sorte de champ de brouillage !
Merde ! (Le bloc émetteur auxiliaire de Lori ainsi que ses capteurs avertisseurs de repérage laser lâchèrent brusquement.) Kelven, vous avez bien reçu ? Ils utilisent des systèmes de brouillage électronique hautement sophistiqués.
Votre signal est en train de faiblir, dit Kelven.
Darcy sentit qu'il perdait son lien d'affinité avec le processeur de contrôle de sa carabine maser. Quand il vérifia l'arme, il vit que la fenêtre d'affichage à cristaux liquides était morte.
Vite, grouille-toi ! On retourne au Coogan.
Darcy !
Il se retourna. Cinq individus se tenaient juste derrière lui, formant un demi-cercle. Une femme, quatre hommes. Chacun avec un étrange sourire placide. Vêtus de jeans et de chemises de coton comme des colons. Les hommes arborant d'épaisses barbes. Quoique paralysé par la stupeur, Darcy conserva assez de présence d'esprit pour jeter un coup d'oeil sur son bras. Il distingua en infrarouge le contour rosé pâle alors que sa vision en lumière ordinaire ne révélait que les hautes herbes. Le circuit de la tenue caméléon fonctionnait encore.
- Merde !
Kelven, ils sont capables de voir les tenues caméléon. Prévenez vos hommes. Kelven ?
Les appareils que Darcy portait à sa ceinture étaient tous en train de lâcher les uns après les autres tandis que lui parvenaient, via le lien d'affinité, des messages d'urgence qui commencèrent à se brouiller.
Kelven Solanki ne répondit pas.
- Vous devez être les deux que Laton a appelés, dit l'un des hommes, son regard allant de Lori à Darcy. Vous pouvez vous lever maintenant.
Le circuit d'alimentation de la tenue caméléon de Lori ne donna plus rien et le tissu reprit sa teinte grise naturelle. Lori roula sur le côté et se releva lentement. Les implants glandulaires infusèrent une bonne dose d'hormones dans ses vaisseaux sanguins, dopant ses muscles.
Elle lâcha et la carabine maser et la jumelle infrarouge afin de se libérer les mains. Cinq, ça ne devrait pas poser de problème.
- D'où venez-vous ? demanda-t-elle. Je veux dire le vous qui les dirigez. Avez-vous ça en mémoire ?
- Vous êtes athée, répliqua la femme. Il serait plus gentil de vous épargner la réponse.
Rentre-leur dedans, émit Darcy.
Lori s'élança, tournant sur elle-même, bras et jambes bougeant rapidement. Sa cheville gauche atteignit l'homme à la rotule, le coup porté avec tout son poids derrière - et le craquement délicieux de l'os qui se brise ; dans la même seconde le tranchant de sa main droite frappa la femme au niveau du larynx, lui enfonçant le cartilage thyroïde dans les vertèbres. Darcy était en train d'infliger des ravages similaires sur ses propres cibles. Lori pivota sur un pied, lançant à nouveau la jambe gauche, le dos souple et arqué, et le bout de sa botte toucha un autre adversaire juste au-dessous et à l'arrière de l'oreille, lui fendant le crâne.
Des mains lui empoignèrent les bras par-derrière. Elle laissa échapper une exclamation de stupeur. Personne n'était censé se trouver là. Les réflexes prirent néanmoins le relais, un vif coup de pied en arrière qui entra en contact avec une cuisse, et Lori termina sa pirouette en repliant ses bras en posture défensive, juste à temps pour voir la femme reculer en titubant. Elle plissa les yeux, sidérée.
La femme avait du sang qui lui sortait de la bouche, la gorge sévèrement enfoncée par le premier coup. Lori vit la peau gonfler, le cou se reformer. L'épanchement de sang cessa.
Putain de merde ! que faut-il pour les arrêter ?
Les deux hommes que Darcy avait terrassés étaient en train de se relever. L'un d'eux avait un tibia cassé, dont l'extrémité dentelée saillissait de la chair juste au-dessous du genou ; cela ne l'empêcha nullement de se mettre debout et il s'avança vers Darcy.
Électrodes, commanda Darcy.
Le premier arriva sur lui ; il avait le côté du visage enfoncé là où la botte de Darcy avait frappé, le globe oculaire écrasé dans son orbite d'où coulaient des larmes qui avaient l'apparence d'un liquide jaune sirupeux, et il souriait toujours. Darcy se jeta délibérément dans le corps à corps, élevant les mains, les doigts écartés, et les plaquant sur les côtés de la tête de l'homme. Les longs cordons que formaient dans ses avant-bras les électrodes empruntées au modèle de l'anguille électrique déchargèrent leur énergie à travers les conducteurs organiques qui émergeaient du bout de ses doigts comme de minuscules excroissances. La tête de l'homme fut couronnée d'une auréole d'électricité statique jetant un éclat mauve aveuglant, accompagné d'un claquement sec comme un coup de feu, lorsque le cerveau reçut la décharge de deux mille volts.
Darcy sentit un picotement aigu dans ses mains alors qu'une partie du courant électrique s'infiltrait à travers la couche isolante sous-cutanée. Cependant, l'effet produit sur l'homme ne ressemblait à rien de ce qu'il avait pu voir auparavant. La décharge aurait dû l'abattre instantanément, aucun être vivant ne pouvait supporter une charge électrique aussi puissante. Au lieu de cela, il recula en vacillant, se tenant la tête et poussant une longue plainte d'une voix de soprano.
Sa peau se mit à rayonner d'un éclat de plus en plus vif. La chemise et le Jean s'enflammèrent l'espace d'une seconde pour se détacher du corps incandescent tels des pétales calcinés. Darcy se protégea les yeux de la main. Il n'y avait aucun dégagement de chaleur, s'avisa-t-il tout à coup, en dépit d'une lumière si forte qu'il devrait normalement sentir une onde brûlante à travers sa tenue caméléon.
À présent, si puissant était le flux de photons que l'homme était devenu translucide ; les os, les veines et les organes apparaissaient en ombres rouges et violettes. Ils semblaient être en dissolution, comme des gaz de différentes couleurs prisonniers d'un ouragan.
L'homme poussa une ultime et pitoyable plainte au moment où son corps était secoué d'une intense convulsion épi-leptique.
L'éclat aveuglant cessa brusquement, et l'homme tomba face contre terre.
Les quatre autres assaillants se mirent à hurler. Lori avait entendu une fois un chien pousser des lamentations à la mort de son maître ; les voix renfermaient cette même amère douleur empreinte de ressentiment. Elle constata que certains de ses appareils se remettaient en marche dès lors que s'était affaibli l'effet disruptif. Le circuit de sa tenue caméléon envoya des étincelles rouges et vertes pétiller par-dessus le tissu.
- Kelven ! lança-t-elle dans un cri désespéré.
Seul dans la pénombre de son bureau à mille kilomètres de là, Kelven Solanki recouvra subitement son attention lorsque la voix déformée par les parasites parvint à ses naneuroniques.
- Kelven, il avait raison, Laton avait raison, il y a une sorte de champ énergétique. Il entre en contact avec la matière, je ne sais trop comment, la contrôle. On peut le vaincre avec l'électricité. Parfois. Et merde ! elle se relève.
La voix de Darcy les interrompit.
- Fuis ! Tout de suite !
- Ne les laissez pas se mettre à plusieurs contre vous. Kelven.
Ils sont puissants quand ils sont regroupés. Ce sont certainement des xénos.
- Merde, s'écria Darcy, tout le village est après nous. Des parasites envahirent la liaison satellite comme s'il y avait une guerre éclair sur la ligne, faisant sursauter Kelven.
- Kelven, vous devez mettre la ville en quarantaine...
Lori ne finit jamais sa phrase, son signal fut noyé sous le déluge et le déchaînement des crépitements et des sifflements. Puis le vacarme cessa.
SIGNAL DU TRANSPONDEUR INTERROMPU, afficha l'ordinateur en grosses lettres sur l'écran de Kelven.
- Je l'ai dit, qu'on n'aurait pas dû s'embarquer là-dedans, hein ?
déclara Gail Buchannan. C'était clair comme le jour, je l'ai dit, j'ai dit qu'on ne pouvait pas faire confiance à des Édé-nistes. Mais tu n'as pas voulu écouter. Oh non ! Il a suffi qu'ils te mettent leur joli crédisque sous le nez, et tu as roulé des yeux de jeune chien excité.
C'était pire que quand l'autre mijaurée était à bord.
De l'autre côté de la table de la cambuse, Len se couvrit les yeux de ses mains. Les attaques de sa femme ne le dérangeaient plus guère, il avait appris depuis des années à les éluder. C'était peut-être une des raisons qui expliquaient qu'ils soient restés ensemble si longtemps, non par attirance, simplement parce que, quatre-vingt-dix pour cent du temps, ils s'ignoraient. Il s'était mis à réfléchir à ce genre de choses dernièrement, depuis que Marie était partie.
- Est-ce qu'il reste du café ? demanda-t-il. Gail ne daigna même pas lever les yeux de ses aiguilles à tricoter.
- Dans la cafetière. Tu es aussi cossard qu'elle.
- Marie n'était pas une cossarde.
Il se leva et alla à la plaque chauffante sur laquelle était posée la cafetière.
- Ah ! c'est Marie maintenant ? Sur toutes celles qu'on a ramenées, je parie que tu serais incapable d'en nommer dix. Il se versa un demi-gobelet de café et se rassit.
- Toi non plus.
Gail prit la peine de s'arrêter de tricoter.
- Bon Dieu ! Lennie, aucune d'elles ne t'a fait cet effet. Regarde ce qu'on est devenus, ce qu'est devenu le bateau. Qu'avait-elle de tellement spécial ? Ta couchette a bien dû voir passer au moins cent donzelles durant toutes ces années.
Len leva des yeux surpris. Avec ses traits bouffis qui lui étaient presque toute expression, il n'était pas facile de savoir ce qu'il y avait derrière le regard de sa femme ; mais là, il voyait bien qu'elle était retournée. Il baissa les yeux sur son café fumant et souffla dessus d'un air absent.
- Je ne sais pas, dit-il.
Gail grommela quelque chose et reprit son tricot.
- Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ? suggéra-t-il. Il est tard et on doit se relayer pour les gardes.
- Si tu n'avais pas été si empressé à venir ici, on ne mettrait pas la pagaille dans nos habitudes. Ça ne valait pas la peine de discuter.
- Oui, eh bien, maintenant on est là. Je prendrai la garde jusqu'au milieu de la matinée.
- Ces satanés Déps. J'espère que Rexrew leur a réglé leur compte, tous autant qu'ils sont.
La lumière dispensée par l'applique vissée au plafond de la cambuse commença à baisser. Len leva un regard perplexe ; tous les systèmes électriques du bateau fonctionnaient à partir des grosses piles électroniques de la salle des machines, et celles-ci étaient constamment maintenues à pleine charge. Au moins Len veillait-il à garder la machinerie en bon état. Il s'en faisait un point d'honneur.
Quelqu'un monta sur le pont du Coogan entre la timonerie et la longue cabine. Malgré le bruit des plus légers, Len et Gail levèrent les yeux aussitôt, échangeant des regards interrogateurs.
Un jeune garçon entra dans la cambuse, vêtu d'un de ces blousons de sport beiges que les shérifs portaient dans la jungle, avec le nom Yuri Wilkin imprimé au niveau du sein gauche. Quand Darcy avait évoqué
les
techniques
d'asservissement
utilisées
par
les
envahisseurs, Len avait écouté d'une oreille sceptique ; à présent il était prêt à admettre n'importe quoi. Le garçon avait une vilaine blessure au cou où de longues balafres rouges zébraient la chair toute recousue. Le devant de sa chemise sans manches était maculé d'un large ruban de sang séché. Il avait cette expression hébétée des types parfaitement saouls.
- Descends de mon bateau, grogna Len.
Yuri Wilkin ouvrit la bouche pour former ce qui n'était qu'une caricature de sourire. Des gargouillis en sortirent lorsqu'il essaya de parler. L'applique s'éteignait et se rallumait à une cadence endiablée.
Len se leva et marcha lentement vers le long comptoir occupant le mur tribord.
- Assis, ordonna Yuri d'une voix rauque.
Sa main se ferma sur l'épaule de Gail. Il y eut un grésillement et la bretelle de la robe prit feu, jetant des langues de flamme jaune autour des doigts du garçon dont la peau demeura intacte.
Gail laissa échapper un gémissement de douleur, la bouche grande ouverte. Des volutes de fumée bleue montaient de sous la main de Yuri tandis que la peau de Gail était en train de griller.
- Assis ou elle est morte, intima à nouveau le garçon.
Len ouvrit le premier tiroir près du frigo et sortit le 9 mm, le pistolet semi-automatique qu'il gardait pour les cas d'urgence. Il n'avait jamais eu confiance dans les lasers et les fusils magnétiques, exposés à la corrosion due à l'humidité de la Juliffe. Que quelqu'un vînt à monter à bord lui chercher noise après une affaire qui aurait mal tourné, ou des villageois en colère à cause des prix qu'il demandait, il voulait avoir quelque chose qui marcherait sûr au premier coup.
Il ôta le cran de sûreté et, se retournant, braqua le pistolet bleu nuit sur Yuri.
- Non, fit le garçon de sa voix éraillée en levant les mains devant son visage et en se tassant sur lui-même.
Len fit feu. La première balle atteignit Yuri à l'épaule, le faisant pivoter sur un pied et l'envoyant heurter le mur. Il émit un grognement, fixant sur Len des yeux furieux. Celui-ci visa le cour. La seconde balle toucha le garçon au sternum et lui brisa deux côtes, et les planches derrière lui furent éclaboussées de rouge. Il glissa lentement contre le mur, laissant échapper une respiration sifflante entre ses dents pareilles à des crocs. L'applique électrique remonta à sa pleine intensité.
Sous le regard de Len figé dans une moue de dédain, la plaie à l'épaule se referma. Yuri se contorsionna, tentant obstinément de se relever. Il arborait un sourire diabolique. Le pistolet dans la main de Len devenait de plus en plus chaud.
- Tue-le, Lennie ! cria Gail. Tue-le, tue-le !
Envahi d'une prodigieuse sensation de sérénité, Len visa la tête du garçon et pressa la détente. Une fois. Deux fois. Le premier coup enfonça le nez de Yuri dans son crâne, éparpillant les morceaux à travers le cerveau. Il aspira l'air en laissant entendre des sifflements rauques. De gros bouillons de sang jaillirent du trou. Le second coup l'atteignit à la tempe droite, projetant des éclats d'os dans le bois telle une volée de traits de l'âge de pierre. Ses pieds se mirent à battre le tambour sur le pont.
Len voyait tout cela comme à travers un voile de brume. Le corps mortifié, mutilé refusait purement et simplement de capituler. Les lèvres de Len formèrent un juron muet, son doigt pressa à nouveau la détente, et encore et encore.
Le pistolet fit entendre un déclic ; Len avait vidé le chargeur. Il plissa les yeux, s'efforçant de retrouver une vision nette du monde qui l'entourait. Yuri enfin ne bougeait plus, il ne restait presque plus rien de sa tête. Len se tourna de côté, agrippant le bord de l'évier pour s'y appuyer tandis que montait en lui l'envie de vomir. Gail marmonnait une plainte inarticulée, une main couvrant les grosses cloques et les longues marques brunes de brûlure qui lui marbraient l'épaule.
Len s'approcha d'elle et lui prit la tête dans ses mains avec une tendresse qu'il n'avait plus manifestée depuis des années.
- Fichons le camp d'ici, supplia-t-elle. Je t'en prie, Lennie.
- Darcy et Lori...
- Nous, Lennie. Nous, fichons le camp. Tu ne crois quand même pas qu'ils vont survivre à cette nuit ?
Il se passa la langue sur les lèvres, pesant sa décision.
- Non.
Il lui apporta la trousse de premiers secours et appliqua une petite compresse anesthésique sur son épaule. Sous l'effet de la substance, elle poussa un petit soupir de soulagement.
- Va démarrer les moteurs, dit-elle. Je vais m'occuper de ça. Je ne t'ai jamais retardé, ce n'est pas maintenant que je vais commencer.
Elle se mit à fouiller dans la boîte, en quête d'un pansement nanonique.
Len sortit sur le pont et détacha les câbles en fibre de sili-cone qui amarraient le Coogan, jetant les bouts par-dessus bord. C'étaient des trucs qui coûtaient cher, et pas faciles à se procurer, mais les enrouler l'un après l'autre en pataugeant jusqu'aux berges aurait pris un quart d'heure de plus.
La chaudière était complètement froide, mais les piles électroniques avaient assez de puissance pour amener le Coogan sur au moins soixante-dix kilomètres en aval avant qu'elles ne fussent vides. Len démarra les moteurs et dégagea le bateau de son taud de branchages entremêlés qui le cachait aux éventuels regards indiscrets. Comme s'il s'en pouvait encore trouver sur cette rivière, pensa Len.
Repartir eut sur lui un effet dopant qui tenait du miracle. Seul sur les eaux vives de la Zamjan aux premières lueurs grises de l'aube, il se croyait presque revenu aux jours où il exerçait son commerce. Des moments tout simples, passés dans la timonerie à surveiller ses instruments, modestes mais indispensables, en savourant la perspective d'escroquer une autre fournée de doux rêveurs au prochain village. Il réussit même à oublier le macabre cadavre dans la cambuse.
Es avaient parcouru six kilomètres pratiquement plein est, aidés par le courant rapide de la large rivière, quand Len aperçut deux taches sombres sur l'eau devant lui. Le Swithland et le Hycel venaient dans sa direction. Une grande brèche s'ouvrait dans la proue du Swithland et la superstructure penchait dangereusement, sans que cela parût toutefois affecter sa vitesse.
Le bloc radio à courte portée qui se trouvait à côté du sondeur émit un bip, puis une voix retentit sur la bande de fréquence de contact habituelle.
- Holà ! capitaine Buchannan, ici le Hycel. Réduisez la vitesse et préparez-vous à accoster.
Len ignora la demande. Il vira de deux degrés à tribord. Les deux bateaux à aubes modifièrent simultanément leur trajectoire. Lui bloquant le passage.
- Allons, Buchannan, qu'espérez-vous gagner ? Ce pitoyable rafiot ne peut pas nous distancer. D'une façon ou d'une autre, vous devrez accoster. Maintenant mettez-vous en panne.
Len repensa aux brûlures que le garçon avait infligées de ses mains nues, à l'applique électrique qui vacillait. Cela dépassait tout ce qu'il pouvait espérer comprendre. Bon, on ne pouvait pas recommencer sa vie. Et, dans l'ensemble, c'avait plutôt été une belle vie.
Il augmenta la puissance des moteurs et fila droit devant, pointant le bateau sur la proue du Hycel. Avec un peu de chance, Gail ne se rendrait compte de rien.
Il se tenait encore résolument à la barre du Coogan quand les deux bateaux entrèrent en collision. Avec son poids supérieur et sa coque robuste, le Hycel supporta facilement le choc, fracassant le frêle Coogan comme du petit bois et noyant les débris sous sa coque dans un immense bouillonnement.
Dans le sillage du bateau à aubes, des morceaux de bois et de plastique dansaient dans les remous de l'eau au milieu d'épaisses et noires flaques d'huile. Le courant emporta lentement les débris, les dispersant sur une grande surface. Un quart d'heure après, il ne restait plus rien qui pût témoigner de la mort du tramp.
Le Swithland et le Hycel poursuivirent leur route vers l'amont sans ralentir.