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Sœurs, ennemis et amies

Tu nous dois 15 ménages de chambre, lui annonça Sthéno 2 heures plus tard, lorsque les triplettes finissaient de manger leur déjeuner à la cafétéria à leur table habituelle.

Cette réclamation non fondée fit sortir Méduse de sa torpeur.

— Pas question ! J’ai promis de le faire une seule fois, protesta-t-elle.

Elle lécha la sucette glacée vert lime au nectar qu’elle avait choisie comme dessert.

— Ça, c’était avant que nous te rendions un immense service, l’informa Euryale.

— Quel service ?

— Nous avons arrangé les choses à la boutique Cadeaux des dieux, dit Sthéno. Après que tu aies volé à l’étalage.

— Comment ? Je veux dire, quand ? Je veux dire, je n’ai pas volé… répondit Méduse, les yeux écarquillés.

— Ouais, c’est ça. Tu diras ça au juge, dit Euryale en lui coupant la parole. Nous y sommes allées juste après que tu aies quitté le magasin et nous nous sommes servies de notre magie pour faire en sorte que toutes les marionnettes des boîtes à surprise oublient qu’ils t’avaient vue.

— Et les gardes, aussi, ajouta Sthéno. Alors maintenant, nous considérons que tu nous dois 15 nettoyages. C’est-à-dire 2 pour les gardes, plus les 12 marionnettes, plus celui pour t’avoir emmenée jusqu’au marché ce jour-là.

Après un instant, Méduse hocha la tête. À vrai dire, elle était extrêmement soulagée de ne plus avoir à s’en faire au sujet de l’incident du vol à l’étalage. Sa place à l’AMO était assurée. Cependant, cela aurait été chouette de la part de ses sœurs de lui en avoir parlé plus tôt. Comme cela leur ressemblait de l’avoir laissée mariner pendant tout ce temps !

Soudain, elle vit Dionysos de l’autre côté de la cafétéria. À sa grande surprise, il lui fit signe de venir le rejoindre.

— Duduse et Dionysos assis sous un arbre, la taquina doucement Sthéno.

— En train de s’E-M-B-R-A-S-S-E-R, termina Euryale.

— Oh, la ferme, marmonna Méduse en levant les yeux au ciel.

Léchant toujours sa sucette glacée au nectar, elle alla voir ce qu’il voulait.

— J’ai un cadeau pour toi, lui dit-il en la dirigeant vers l’extérieur. Je l’ai apporté dans le char d’Hermès ce matin.

Curieuse, Méduse le suivit hors de la cafétéria, puis elle s’arrêta pile. À quelques pas de là, elle vit le gros sac postal gigotant qu’elle avait vu de sa fenêtre un peu plus tôt. Dionysos détacha les cordons du sac, et la tête de monsieur Dolos en émergea d’un coup ! Elle fixa le petit homme rond avec ses cheveux noirs gominés et sa moustache bien cirée et enroulée.

— Que faites-vous ici ?

— C’est moi qui l’ai amené, répondit Dionysos.

— Dans un sac de la poste ? demanda Méduse, un peu perdue.

— L’enfermer dans un sac a été le seul moyen de l’empêcher de tenter de convaincre Hermès de lui céder son image pour une nouvelle collection de chaussures en forme de char. Pendant un instant là-haut, j’ai cru qu’Hermès allait le jeter par-dessus bord.

— Que puis-dire pour ma défense ? dit monsieur Dolos en haussant les épaules. Je suis un homme d’affaires.

— Non, dit Méduse. Vous êtes un menteur, voilà ce que vous êtes.

Et elle pointa le bout de sa sucette glacée en sa direction d’un coup sec. De petites gouttes vertes allèrent accidentellement s’écraser sur sa tunique à damier jaune et noir.

— Qui, moi ? dit monsieur Dolos en regardant les gouttes vertes avec consternation, puis en regardant Méduse de nouveau. Je n’ai rien fait de mal.

Mais malgré ses paroles, elle pouvait voir dans ses yeux qu’il ne disait pas la vérité. Il se fichait du mal qu’il pouvait faire aux autres tant qu’il en tirait du profit !

— Ne t’en prends pas à moi si tu es déçue de ton marché, dit-il sur la défensive. N’as-tu pas lu les clauses en petits caractères dans ton contrat ?

— Non, admit-elle, mais vous ne m’en avez pas vraiment laissé l’occasion.

— Ou peut-être étais-tu trop pressée que je te remette les 30 drachmes, dit monsieur Dolos en tortillant la pointe de sa moustache.

En entendant ça, Dionysos leva un sourcil interrogateur. Méduse espéra qu’il ne pensait pas qu’elle était avide.

— Mais les boucliers ne fonctionnent même pas, protesta-t-elle. Ils ne sont pas magiques du tout.

— Ça ne fait rien, insista monsieur Dolos. Ce qui compte, c’est que mes clients pensent qu’ils sont magiques. Ça les fait se sentir comme des héros. Et leur donne confiance en eux. Et n’est-ce pas ce qu’il nous faut pour vaincre nos ennemis ?

Méduse ne croyait pas que cette logique était bonne, mais avant même qu’elle puisse s’opposer, il continua.

— Oh, j’avais presque oublié. Voilà pour toi.

Et tendant la main dans le sac de la poste à ses pieds, il en tira une sacoche de drachmes.

— C’est ta part des gains, dit-il. Je t’avais dit que tu ferais un malheur !

Méduse était si surprise qu’elle prit la sacoche.

Elle sentait le poids des pièces. Il devait y avoir au moins une centaine de drachmes dans le sac ! Avec ceci, elle pourrait acheter un très beau cadeau de mariage. Mais l’argent ne pourrait pas lui procurer l’immortalité qu’elle convoitait. Et si elle prenait l’argent, cela ne reviendrait-il pas à accepter que monsieur Dolos fasse ce qu’il voulait avec son image ? Que c’était correct de mentir à ses clients au sujet des propriétés magiques du bouclier ?

— Pas d’accord, lui dit-elle en lui remettant la sacoche.

Pourtant, monsieur Dolos le remarqua à peine. Ses yeux s’écarquillèrent alors qu’il regardait quelque chose derrière eux.

— Peu importe. Il faut que je me sauve, maintenant ! cria-t-il alors que Zeus tonnait après lui.

— Reviens ici, espèce de voleur ! criait le directeur. Cet éclair que tu m’as vendu était aussi réel qu’une licorne violette !

Zeus le prit en chasse, attaquant le petit homme en lui lançant de minuscules éclairs électriques qui faisaient glapir monsieur Dolos.

Méduse fit un sourire à Dionysos alors qu’ils les regardaient s’éloigner.

— Qui sait ? Ce sera peut-être l’étincelle dont avait besoin monsieur Dolos pour changer ses pratiques commerciales !

Dionysos se mit à rire, ce qui mit ses fossettes en évidence.

— Oh, verte fille, tu me fais rire comme personne d’autre. « L’étincelle »… Ha ! Ha ! Ha ! J’adore ça !

Et soudain, Méduse ressentit elle-même une étincelle d’un autre type. Une étincelle de joie mêlée à de la sympathie, et qui signifiait un béguin. Pas un super béguin… pas encore. Mais un béguin, c’était certain.

— Merci. Je crois, dit-elle nonchalamment en tenant de repousser ce sentiment.

Elle n’était pas encore prête à avoir le cœur brisé encore une fois.

Toc, toc, toc !

Méduse s’assit dans son lit. C’était le matin suivant, et quelqu’un cognait à sa porte.

— Allez-vous-en ! cria-t-elle par habitude.

— Ouvre ! répondit Athéna en criant elle aussi.

— Ouais ! Allez, ouvre ! dit Aphrodite.

Méduse fronça les sourcils. Que pouvaient-elles bien lui vouloir ? Ses yeux se posèrent sur la corbeille. Depuis que sa collection de souvenirs de Poséidon n’était plus sur le mur, il n’y avait pas de mal à les laisser entrer, supposa-t-elle. Mais en allant ouvrir la porte, elle mit la corbeille à papier dans son placard, par mesure de sécurité. Elle mourrait de honte si Athéna et Aphrodite voyaient tout ce bazar sur son super béguin !

— Regarde ! dit Athéna, dansant presque d’excitation en s’engouf-frant dans sa chambre. Tu es dans La Presse de Grèce !

Et elle tenait le rouleau de nouvelles ouvert afin qu’elles puissent toutes le voir. Méduse fixait les grands titres.

— « Zeus doit se marier en grande pompe à Héra aujourd’hui à midi » ? lut-elle, ne comprenant pas.

— Non, pas ce titre-là, dit Aphrodite. Ici, ajouta-t-elle en montrant un autre article un peu plus bas.

— Oh ! fit Méduse en retenant son souffle.

Juste sous l’article à propos du mariage, il y avait une grande esquisse dramatique illustrant le sauvetage d’Andromède ! Et la nouvelle au sujet de la compétition de natation de Poséidon était tout en bas dans un coin, et il n’y avait qu’une petite image de lui et de la nymphe qui avait gagné.

— Ce n’est pas tout le monde qui fait la première page de La Presse de Grèce ! s’exclama Aphrodite.

— Épique, dit Méduse, rayonnante.

Athéna balaya la pièce du regard.

— Tu veux l’accrocher sur ton babillard ? On dirait qu’il y a amplement de place pour l’y mettre.

Méduse hocha la tête. S’agenouillant sur le lit libre, elle y fixa le rouleau de nouvelles. Cela remplit une partie de l’espace laissé par les souvenirs de Poséidon qu’elle venait d’enlever. Elles le regardèrent toutes les trois pendant quelques secondes, admiratives.

En fin de compte, Aphrodite donna un coup de coude à Athéna.

— Viens. Il faut qu’on se prépare pour le mariage !

Et elle se dirigea vers la porte, mais Athéna resta derrière un instant.

— Mon père et moi, nous avons choisi ensemble des décorations à la boutique d’Héra vendredi, dit-elle à Méduse. Et il m’a dit que tu lui avais conseillé de me demander de l’aider.

— Il te l’a dit ?

Méduse grimaça, se préparant à essuyer le mécontentement d’Athéna pour être intervenue.

— Ha ! dit Athéna en faisant un sourire de côté. J’avais bien deviné !

— Alors, tu n’es pas fâchée que je m’en sois mêlée ? dit Méduse en la regardant avec incertitude.

— Non, ça va, continua Athéna. Il ne m’a pas vraiment dit que c’était ton idée, il croyait que ça venait de lui. Mais moi, j’avais le pressentiment que…

— Alors, comment ça s’est passé ? l’interrompit Méduse.

Athéna fit un grand sourire, semblant beaucoup plus légère qu’elle ne l’avait été toute la semaine. Nous avons eu une bonne conversation, et j’ai même pu passer du temps avec Héra pendant que nous choisissions les décorations. Alors, merci. Tu m’as en quelque sorte aidée à briser la glace entre nous tous.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Aphrodite rentra la tête dans la chambre.

— Désolée, dit-elle à Athéna. Je croyais que tu me suivais.

Méduse se demanda ce qu’elle avait entendu de leur conversation.

Les deux déesses échangèrent des regards, et un message silencieux passa entre elles. Lorsqu’Aphrodite hocha la tête, Athéna se retourna vers Méduse.

— Écoute, nous avons promis à Perséphone et à sa mère de les aider à arranger les fleurs avant le mariage. Tu veux venir avec nous ?

Méduse fut sur le point de refuser. Elle avait de l’étude à faire, comme toujours. Et de plus, peut-être qu’Athéna ne le lui offrait que parce qu’elle pensait lui devoir quelque chose pour l’avoir aidée au sujet de son père. Mais elle repensa aux dames en gris et à leurs conseils au sujet de la confiance, des nouveaux amis et de la gentillesse. Peut-être leurs suggestions n’étaient-elles pas aussi nulles qu’elle l’avait d’abord cru. Et peut-être pourrait-elle prendre une journée de congé d’étude, pour une fois.

— D’accord. Je crois que je m’en tirerai bien avec les fleurs, dit-elle enfin. Après tout, ajouta-t-elle en tendant les mains, j’ai deux pouces verts !

Et lorsque les déesses se mirent à rire, elle rit avec elles. Dionysos avait raison, pensa Méduse. Elle était hilarante !

— Habille-toi et viens nous rejoindre dans ma chambre, lui dit Aphrodite. Nous devons aller chercher nos robes de demoiselles d’honneur pour nous changer plus tard dans le vestiaire du gymnase juste avant le mariage.

Méduse s’habilla rapidement, enfilant son plus beau chiton vert émeraude avec des sandales assorties. Quelques minutes plus tard, Athéna, Aphrodite et elle traversaient la cour. Sthéno et Euryale étaient assises à l’extérieur sur l’un des bancs en marbre, lisant La Presse de Grèce. Lorsque Méduse passa devant elles, elles levèrent les yeux, l’air soufflé que leur sœur, une simple mortelle, ait fait les manchettes. Et à l’instant même, elle était là devant elles, en compagnie de deux des déesses les plus populaires de l’AMO !

Méduse se contenta de sourire sereinement et d’agiter ses doigts pour leur faire un petit salut. Et si elle ne se trompait pas, le visage de ses sœurs avait légèrement viré au jaune. C’était comme ça qu’on se sentait lorsqu’on était populaire ? Si c’était le cas, elle adorait ça !