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Les géants
Des géants ? dit Perséphone en écarquillant les yeux.
— Ils sont si énormes, c’en sont certainement ! dit Artémis.
Le seul géant qu’elle avait vu, hormis ceux qui étaient illustrés dans les rouleaux de texte scolaires, était leur professeur d’héros-ologie, monsieur Cyclope. Mais il était moins grand que ces géants et il n’avait qu’un seul œil, immense, au milieu du front. Ces géants en avaient deux comme tout le monde. Et, de plus, ils avaient des cheveux d’un roux vif et arboraient une expression maussade. Monsieur Cyclope était chauve, et il n’était généralement grognon que lorsque vous ne lui rendiez pas un devoir.
Les autres jeunes déesses semblaient tout aussi inquiètes que l’était Artémis, et ce n’était pas étonnant. Les géants avaient mauvaise réputation.
Boum ! Boum ! Le sol tremblait à chaque pas qu’ils faisaient lorsqu’ils s’avancèrent sur le terrain, et le son se réverbérait de tous côtés du terrain de sport, maintenant silencieux. Personne ne bougeait. L’entraînement s’était arrêté, et tous les yeux étaient rivés sur ces énormes nouveaux venus. Les géants s’arrêtèrent enfin près de la fontaine, à moins d’un mètre de l’endroit où se tenaient Artémis, Perséphone et Athéna !
— Nous sommes venus pour l’épreuve de lutte, annonça l’un d’eux.
Malgré sa haute taille et sa stature imposante, il avait une voix haute perchée. Artémis entendit certains des garçons émettre un petit rire de surprise nerveux sur le terrain. Mais autrement, le silence accueillit les paroles du géant.
Arès regarda les géants, les bras croisés sur la poitrine. Hadès et Apollon les observaient eux aussi avec suspicion. Il y avait une longue tradition de méfiance entre les dieux et les géants. Dans le cours d’héros-ologie, ils avaient appris que cela datait de l’ancien temps, lorsque les dieux de l’Olympe défirent un groupe de souverains, les Titans. Et parce que les gens de la famille de monsieur Cyclope s’étaient rangés dans le camp des Olympiens lors de cette guerre, Zeus lui avait permis de se joindre aux enseignants de l’AMO. Mais tous les autres géants s’étaient battus aux côtés des Titans. Et bien que Zeus et les dieux de l’Olympe avaient gagné la guerre, ils n’avaient jamais vraiment pardonné aux géants, et vice versa.
Artémis entendit quelqu’un marmonner :
— Comment osent-ils se pointer ici !
— Nous sommes venus pour nous inscrire officiellement à la compétition comme tout le monde, dit le géant qui n’avait jusque-là pas encore dit un mot.
La voix de celui-ci était presque aussi grave que celle de Zeus, mais ni lui ni son compagnon ne devaient avoir plus de 12 à 14 ans.
Comme personne ne disait un mot, Artémis commença à se demander s’ils allaient rester plantés là toute la journée. À sa connaissance, il n’existait pas de règles empêchant les géants de s’inscrire aux jeux, alors il ne restait plus qu’une chose à faire.
— La lutte, c’est par là, dit-elle aux géants.
Et elle tendit un doigt en direction d’Héraclès et des autres lutteurs.
— Merci infiniment, mademoiselle, dit le géant à la voix grave.
Artémis fit un sourire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? lui demanda-t-il comme s’il croyait qu’elle riait de lui.
— Rien, répondit-elle. C’est juste que personne du même âge que moi ne m’a jamais appelée « mademoiselle » avant.
— Oh ! fit-il en lui rendant son sourire, découvrant des dents blanches étincelantes. C’est la coutume, là d’où je viens. Je m’appelle Otos. Et voici mon frère, Éphialtès. Et toi ?
— Artémis.
Du coin de l’œil, elle aperçut Apollon qui lui jetait un regard ayant l’air de vouloir dire « que fais-tu là à converser avec un géant ? ». Comme lui, elle avait appris à se méfier des géants. Elle avait imaginé qu’ils étaient horribles et qu’ils avaient de mauvaises manières, mais Otos semblait très poli. Et les deux géants étaient plutôt mignons — bien qu’elle s’en fichait ! — avec leurs yeux bruns de chiots, leur mâchoire forte et leurs muscles saillants.
Ils se ressemblaient tellement qu’ils étaient sans aucun doute des jumeaux, se dit-elle. Tout comme Apollon et elle. Sauf que ceux-ci étaient de vrais jumeaux, contrairement à Apollon et elle. Les seuls traits que le frère et la sœur avaient en commun étaient leurs cheveux noirs, leurs yeux foncés et leur habileté au tir à l’arc.
— Je croyais que ces jeux étaient réservés aux garçons, dit Éphialtès en regardant les déesses d’un air supérieur, tout en se grattant une côte de l’une de ses grandes mains. Malgré que les jeunes dieux ici présents jouent comme des filles, maintenant que j’y pense, ajouta-t-il de sa voix haute perchée, sur un ton désagréable.
Et il se mit à rire de sa propre mauvaise plaisanterie.
— Hein ? dit Artémis en mettant les deux mains sur les hanches et en plissant le visage.
Les athlètes sur le terrain grommelèrent et commencèrent à se rapprocher des géants, comme s’ils s’attendaient à ce qu’il y ait une escarmouche ou qu’ils aient l’intention d’en provoquer une. Elle sentit quelqu’un près d’elle et vit qu’Aphrodite s’était rapprochée.
— Peut-être quelqu’un ferait-il mieux d’aller chercher mon père, murmura Athéna, l’air inquiet.
Artémis regarda autour d’elle, cherchant des yeux Zeus ou un pro-fesseur, mais elle se rappela qu’il y avait une réunion d’enseignants cet après-midi-là.
— Ces jeux. Pour garçons seulement, répéta Éphialtès avec une lenteur insultante, comme s’il pensait que les dieux et les déesses de l’AMO n’étaient pas très brillants. En fait, poursuivit-il, comment se fait-il que vous, les filles, soyez même ici ? Ouste ! dit-il en agitant les doigts vers les filles, faisant mine de les balayer hors du terrain.
Les filles et la plupart des garçons le dévisagèrent, tous stupéfaits de tant de grossièreté. Et puisque Otos ne contredit pas Éphialtès, Artémis imagina qu’il devait penser la même chose. Et voilà pour les bonnes manières !
— Nous ne sommes ici que pour regarder, dit Perséphone en tentant de calmer les ardeurs de tout un chacun.
— Ouais. C’est la seule chose que nous puissions faire, puisque les filles n’ont pas le droit de participer aux jeux ! ne put s’empêcher d’ajouter Artémis.
— Comme il se doit, dit Éphialtès d’un air supérieur.
Artémis vit Arès donner un coup de coude à Apollon et lever les yeux au ciel. Était-il irrité contre le géant de lui avoir parlé de cette manière ? Ou contre elle, pour avoir insinué que les filles devraient pouvoir participer aux jeux ? Eh bien, ces garçons et ces géants étaient tous des abrutis, s’ils pensaient qu’elle allait rester là sans broncher à gober tout ce qu’ils disaient.
Son poing se serra sur la balle qu’elle tenait toujours à la main. Sans y penser à deux fois, elle prit son élan et lança la balle de toutes ses forces. Celle-ci fila vers les géants, juste au-dessus de la tête d’Éphialtès, séparant ses cheveux en deux, ce qui le surprit et le fit se baisser pour l’éviter. Et la balle continua de filer, traversant tout le terrain de sport. Quelques longues secondes plus tard, elle atterrit une bonne longueur de terrain plus loin ! Croyant qu’une autre partie venait de commencer, ses trois chiens partirent à sa poursuite.
— C’est moi que tu visais ? hurla Éphialtès en faisant un pas vers elle.
Artémis se contenta de hausser les épaules.
Aphrodite, Perséphone et Athéna se rapprochèrent davantage, craignant les problèmes. Au même moment, Arès, Hadès, Apollon et Actéon se déplacè-rent pour se mettre de chaque côté des filles pour les protéger.
— Non. Attendez, dit Artémis, soudainement inquiète.
Peut-être devait-elle tenter d’arranger les choses avant qu’une vraie bagarre n’éclate, pensa-t-elle.
Otos, le géant à la voix profonde, prit le bras de son frère.
— Ne fais pas l’idiot, frangin, dit-il. C’est n’est qu’une fille. Les filles ne savent même pas viser, et encore moins lancer une balle aussi loin exprès. C’était simplement un lancer chanceux.
C’en était trop ! L’intérêt qu’avait eu Artémis à arranger les choses s’évanouit aussitôt. Elle fit un grand pas en direction du géant à la voix de fausset.
— Ouais, tu as de la chance que j’aie pas visé ton nez ! cria-t-elle. Pour information, tous, cette balle est allée exactement là où je voulais qu’elle aille. Et il y a plein de filles à l’AMO qui peuvent lancer aussi bien. Nous battrions probablement la moitié des garçons aux jeux, si nous avions le droit d’y participer.
Éphialtès éclata de rire. Il donna un coup de coude à son frère.
— Tu as entendu ça, Otos ? Elle croit que les filles devraient participer aux jeux ! Tu peux être sûre que ça n’arrivera jamais, petite fille, réussit-il à lui dire entre deux ricanements. Et de plus, tu n’aurais pas peur de défaire ta coiffure ?
— La ferme, le géant ! cria Arès.
Il traversa la foule pour s’avancer, jusqu’à ce qu’il se tienne tout près du géant, le nez contre sa boucle de ceinture.
— Tu n’as pas le droit de lui parler de cette manière ! Zeus a ordonné que les jeux soient pour les garçons seulement. Comme il se doit. Mais vous n’êtes que des invités, ici. Que des géants. Nous sommes des dieux, et c’est nous qui commandons ici. Alors, n’essaie pas de nous mener à la baguette. Ni même les filles non plus !
— Ah ouais ?
Les yeux d’Éphialtès étincelèrent de colère.
— Ouais ! dit Arès, l’air mauvais.
— Oh, oh, dit Aphrodite tout près d’Artémis. Je connais ce regard sur le visage d’Arès. Lorsqu’il est en colère, c’est la guerre.
En un mouvement de solidarité, une douzaine d’autres garçons de l’AMO, Apollon, Hadès, Actéon et Poséidon entre autres, firent un pas en avant aux côtés d’Arès. Probablement que tous les garçons de l’Académie étaient d’accord avec la règle voulant que les Olympiques soient pour les garçons seulement. Mais si quelqu’un devait se moquer de l’idée d’Artémis, les garçons voulaient que ce soient eux, et non ces étrangers.
— Tu laisses ma sœur tranquille, dit Apollon, osant enfoncer le bout de ses doigts dans le ventre du géant.
Artémis aurait été plus contente qu’il prenne sa défense en sachant qu’il était de son avis. Mais elle avait le sentiment que ce n’était pas le cas.
— Arrêtez ça ! cria Perséphone lorsque la situation s’envenima encore davantage.
Les garçons et les géants l’ignorèrent lorsqu’ils tournaient les uns autour des autres, yeux lançant des étincelles et poings serrés. Artémis ne vit pas qui lança le premier coup, mais dès que cela arriva, une énorme mêlée s’ensuivit.
Les géants étaient de féroces querelleurs. Se tenant dos à dos, ils donnaient des coups qui envoyaient plusieurs garçons au tapis comme s’il s’agissait de cure-dents. Arès asséna un coup de pied sur le tibia d’Otos. Et pendant que le géant gémissait de douleur et sautillait sur un pied, Apollon visa pour lui cogner l’autre jambe au même endroit. Mais avant qu’il puisse l’atteindre, Éphialtès accrocha Apollon par le dos de sa tunique, de sorte que ses pieds ne touchaient plus terre.
— Eh toi, lâche mon frère ! cria Artémis alarmée.
Rassemblant tout le courage qui faisait sa réputation, elle serra les poings, puis fit un pas en direction du géant.
— Tu vas te battre à sa place ? dit Éphialtès en lui faisant un sourire mauvais de là-haut.
— S’il le faut ! dit Artémis en relevant le menton.
Elle tendit automatiquement la main derrière son épaule pour prendre une flèche magique, puis elle se rappela qu’elle avait laissé son arc et son carquois dans sa chambre parce qu’elle était pressée de se rendre sur le terrain. C’était l’une des rares fois où elle était sortie sans les avoir avec elle.
— Désolé, je ne me bats pas contre les filles, dit le géant en grognant d’un air méprisant. Ni avec les garçons qui laissent les filles se battre à leur place.
Il baissa le bras jusqu’à ce que les pieds d’Apollon se trouvent à environ trente centimètres du sol, puis le laissa tomber de manière à ce qu’il tombe sur les genoux.
— Cours te réfugier derrière ta grande et forte sœur, maintenant, ajouta-t-il en lui tapotant le dessus de la tête, pour qu’elle te protège.
Il rit encore une fois, et, constata Artémis avec horreur, les autres garçons l’imitèrent. Puis, les deux géants se dirigèrent d’un pas nonchalant vers l’arène de lutte.
Apollon était tout rouge lorsqu’il se remit sur ses pieds d’un bond. Enfonçant ses deux mains dans les poches de sa tunique avec rage, il lui jeta un regard mauvais. Puis il partit en coup de vent dans la direction opposée à celle des géants.
Doux dieux ! Pour la deuxième fois en moins d’une heure, il semblait bien qu’elle l’eût mis dans l’embarras.
— À l’aide, à l’aide ! Peux-tu venir me protéger moi aussi, Artémis ! lança l’un des jeunes dieux.
Deux roses rouges s’épanouirent sur ses joues.
— Qui a dit ça ? demanda-t-elle en jetant des regards à la ronde sur la foule.
— C’est Actéon ! cria une autre voix.
Soudainement, Actéon sortit en flèche de la foule et vint buter contre elle. L’impact la fit reculer jusque sur le bord de la fontaine. Ses bras battirent l’air pendant un instant alors qu’Actéon essayait de la rattraper, mais peine perdue.
Splouch !
Elle tomba à la renverse dans le bassin.
Splouch ! Splouch ! Splouch !
Croyant qu’il s’agissait d’un jeu, ses chiens sautèrent dans le bassin à leur tour, faisant éclabousser l’eau partout alors qu’ils s’agitaient autour d’elle.
Son embarras se transformant rapidement en rage, Artémis lutta pour se remettre debout. L’eau dégoulinait de ses cheveux trempés, et son chiton lui collait à la peau comme une énorme nouille d’ambroisie collante. Et quelque chose frétillait sur sa tête… l’un des poissons magiques !
Actéon la regarda avec stupéfaction pendant un instant avant d’éclater de rire. Les autres jeunes dieux se mirent à rire eux aussi. Artémis secoua la tête frénétiquement, jusqu’à ce que le poisson se déprenne de ses cheveux. Ses écailles iridescentes brillant au soleil, il fit un saut carpé depuis sa tête pour aller rejoindre ses amis poissons.
Rigolant toujours, Actéon tendit la main par-dessus le rebord de la fontaine pour l’aider à en sortir, mais elle le repoussa.
— Tu as un étrange sens de l’humour, mortel, dit-elle en le fusillant du regard.
— Désolé, Artémis, dit-il en se retenant très fort de ne pas rire. C’était plutôt marrant, euh, je veux dire, rigolo, à bien y repenser. Laisse-moi t’aider, ajouta-t-il en lui tendant de nouveau la main.
— D’accord.
Et, faisant semblant d’accepter son aide cette fois, elle prit sa main à deux mains, puis elle se pencha vers l’arrière de tout son poids, essayant de le tirer dans le bassin à son tour. Malheureusement, ses mains étaient glissantes. Et Splouch ! Elle se retrouva de nouveau dans la fontaine, encore une fois sur le derrière au milieu du bassin. L’instant d’après, un poisson magique fit un bond sur son nez. Elle le regarda en louchant, profondément humiliée.
— Tire-toi de là, le poisson. Je ne fais pas partie de ton numéro !
Se servant de son nez comme d’un tremplin, le poisson sauta de nouveau dans le bassin. Cela ne fit qu’amplifier les rires d’Actéon et de tous les autres. Les yeux d’Artémis lançaient maintenant des flammes alors qu’elle essayait une fois de plus de se remettre debout et qu’elle enjambait le rebord de la fontaine.
— T’occupe pas de lui, dit Aphrodite.
Se précipitant vers elle avec Athéna, elle prit le bras d’Artémis et l’éloigna avant qu’elle puisse donner à Actéon la raclée qu’il méritait.
— Ne t’occupe d’aucun d’eux, dit Athéna en jetant un regard noir à la foule et aux géants là-bas sur le terrain, qui semblaient eux aussi observer la scène.
— Allons-nous-en, dit Perséphone doucement. Viens te changer à ta chambre.
Trop en colère pour entendre raison, Artémis se dégagea. Ses yeux bleu-noir se plantèrent dans les yeux gris d’Actéon. Toute l’irritation qu’elle ressentait contre son frère, contre ces garçons et contre les géants se concentra soudainement contre lui. Et avant même qu’elle puisse s’en empêcher, elle psalmodiait une incantation magique en tendant une main vers lui.
— Que ma main effleure quoi que ce soit,
Transforme ce garçon en chamois.
Le regard alarmé, Actéon essaya d’éviter son contact. Mais Artémis fit un pas en avant et lui donna une tapette sur le bras.
— Touché, chamois, c’est toi qui l’es, chantonna-t-elle.
À l’instant même, Actéon tomba à quatre pattes. Et en même temps que ses membres se fuselaient et se couvraient de poils, ses mains et ses pieds se transformaient en sabots. Les traits de son visage s’allongèrent, une bande noire se dessina entre chaque œil et le museau, et une paire de cornes couleur d’ébène se mit à pousser sur le dessus de sa tête. Une fois la transformation complète, Actéon le chamois siffla un bon coup et se sauva à grands bonds. Les chiens d’Artémis se mirent immédiatement à le pourchasser, croyant qu’il s’agissait d’un nouveau jeu. Et à la grande surprise d’Artémis, ses chiens ne furent pas les seuls à se mettre en chasse.
— Éphialtès, reviens ! cria Otos, le géant aux meilleures manières.
Mais son frère l’ignora. Ses grands pieds martelèrent le sol alors qu’il traversait le terrain de sport pour se lancer à la poursuite du chamois.
« Dieux tout puissants ! pensa Artémis. Qu’ai-je fait là ? »