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Chamois perché
Redonne-moi ça ! exigea Héraclès. Je l’ai méritée en tout seigneur, tout honneur !
Et il essaya de rattraper la couronne, mais Éphialtès la tenait bien haut hors de portée d’Héraclès. Puis il la déposa sur sa propre tête.
— Ce championnat devrait me revenir ! cria Éphialtès. Je le mérite !
Il se retourna vers la foule :
— Vous savez que je suis plus fort qu’Héraclès. J’ai simplement trébuché.
Zeus, Héra et les autres adultes étaient sortis depuis un moment déjà, mais les étudiants qui se pressaient vers les sorties se retournèrent lorsqu’ils entendirent les cris. En voyant ce qui était en train de se passer, les jeunes dieux de l’AMO se ruèrent à la défense d’Héraclès, sautant sur scène pour affronter Éphialtès. En moins de temps qu’il en fallait pour crier « Dieux tout puissants », une rixe s’ensuivit.
Plusieurs jeunes dieux sautèrent sur le dos du géant, essayant d’attraper la couronne, mais il se trémoussait pour les faire tomber. D’autres s’accrochèrent à ses bras et à ses jambes. Otos sauta dans la mêlée lui aussi, tentant de protéger son frère. Artémis était pourtant certaine qu’il n’approuvait pas ce qu’Éphialtès avait fait. Otos et Héraclès étaient amis, après tout, et il était évident pour tout le monde, sauf Éphialtès, qu’il avait bien gagné le championnat.
— Il faut faire cesser ça avant que le directeur Zeus ne l’apprenne, s’exclama Perséphone alors que les déesses se frayaient un chemin en descendant des gradins. Sinon, il va annuler le reste des compétitions !
« Annuler les Olympiques ? » Cela signifierait qu’Apollon ne pourrait pas être vaincu par Python ! pensa soudain Artémis, voyant le bon côté des choses. Mais d’un autre côté, même si elle croyait que ce n’était pas juste que les jeux soient réservés aux garçons, elle ne voulait pas que tous ceux qui s’étaient entraînés si fort au cours des derniers mois perdent leur chance de participer au reste des compétitions. Tout ça à cause du manque d’esprit sportif d’Éphialtès !
— Et annuler les compétitions pourrait bien ne pas être le pire, dit Athéna en plissant le front. Cela pourrait mener à une catastrophe intermondes. Ou même entraîner une guerre !
« Une guerre ? Rien ne peut vraiment être plus catastrophique ! » pensa Artémis. Si seulement il y avait un moyen de faire sortir Éphialtès de l’arène, la bagarre se terminerait assurément. Artémis réfléchit très fort. Et soudain, elle se rappela ce que lui avait dit Otos l’autre jour au cours d’héros-ologie : « S’il y a une chose à laquelle mon frère ne peut résister, c’est bien la chasse. Il abandonnerait même un tas d’or, ou mieux, il renoncerait à un repas cuisiné par ma mère pour chasser le chamois. »
Artémis se dit qu’il n’était pas nécessaire qu’Éphialtès abandonne un tas d’or ni même un repas maison, mais seulement une couronne d’olivier !
— J’ai une idée pour faire cesser ceci, annonça-t-elle.
— Et à quoi… dit Aphrodite en levant un sourcil interrogateur.
Mais avant même qu’elle puisse terminer la question, Artémis avait déjà commencé à prononcer son incantation :
« De ma propre main, c’est moi
Que je veux changer en chamois ! »
Plissant les yeux en les fermant, elle se visualisa en magnifique chamois avec un doux pelage brun roux et de magnifiques cornes incurvées vers l’arrière. Instantanément, elle tomba sur ses mains et ses pieds. Ses bras et ses jambes se transformèrent en quatre pattes solides terminées par des sabots. Son visage s’allongea, et des cornes poussèrent sur le dessus de sa tête. Tout autour d’elle, les spectateurs et les athlètes se mirent à crier et à se sauver en courant.
L’instant suivant, elle sauta des gradins et, en un bond puissant, elle se retrouva sur la scène. Comme elle l’avait espéré, Éphialtès oublia complètement la bagarre dès qu’il la vit. L’appel de la chasse était trop puissant pour qu’il l’ignore, et en un éclair, il se mit à sa poursuite. Alors qu’il se mettait à courir à pas lourds derrière elle, une brise souleva la couronne de sa tête. Avant même qu’elle atteigne le sol, quelqu’un l’avait attrapée.
Artémis survola la scène en quelques bonds et partit en flèche vers la sortie. Elle tourna la tête brièvement pour s’assurer qu’Éphialtès la suivait toujours. C’était le cas. Et Otos le suivait sur les talons. Derrière eux, elle vit que les élèves s’étaient lancé la couronne de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’elle atterrisse dans les mains d’Athéna. Héraclès se pencha vers elle, et elle la déposa délicatement sur sa tête. Une acclamation se fit entendre. La bagarre avait cessé !
Mais Artémis voulait entraîner Éphialtès loin de l’arène. Sans quoi, il risquerait d’y revenir et de recommencer. Une fois à l’extérieur, elle s’éloigna du terrain de sport. Sur ses pattes puissantes et velues, elle dévala un sentier qui menait en sinuant du mont Olympe jusqu’à la Terre. Éphialtès la suivait de près. Boum ! Boum ! Ses pas martelaient le sol, et il fonçait dans les buissons derrière elle.
En tant que chamois, elle pouvait courir plus vite que n’importe quel mortel ou immortel. Mais Éphialtès était un géant. Un géant rapide ! Et Actéon avait raison. Les cornes étaient très lourdes ! Elle sentait qu’elles la ralentissaient, et elles n’arrêtaient pas de s’accrocher dans les branches basses et les lierres. Les chamois avaient beaucoup de choses à surveiller à la fois !
Lorsqu’Artémis atteignit un ruisseau, Éphialtès ralentit en le franchissant avec force éclaboussements. Elle fut alors en mesure de sauter de l’autre côté et de prendre un peu d’avance. Puis elle disparut dans la forêt en zigzaguant entre les arbres jusqu’à ce qu’elle l’ait semé. Elle espérait qu’il abandonne et qu’il décide de retourner chez lui à partir de là. Lorsqu’elle arriva dans une petite clairière, elle s’y arrêta un instant, haletante.
Soudain, Otos apparut derrière un arbre à l’autre extrémité de la clairière.
— Artémis ? lui cria-t-il.
Comme elle tournait la tête vers lui et bêla un oui, un cri lui parvint de l’autre extrémité de la clairière. Éphialtès ! Il fonçait vers elle.
— Cours ! cria Otos en accélérant vers elle comme s’il voulait la protéger.
Et juste au moment où les deux frères s’approchaient d’elle en courant, elle se transforma en faucon et s’envola. Incapables de s’arrêter, les jumeaux se rentrèrent dedans. Se frappant la tête, ils s’affalèrent sur le sol. BOUM !
Artémis redescendit en planant pour aller se percher sur une branche suffisamment loin pour qu’elle soit en sécurité, mais suffisamment près pour entendre ce qu’ils disaient. Elle voulait s’assurer qu’Éphialtès ne décide pas de revenir à l’AMO. Et aussi vérifier qu’Otos n’avait rien.
— Ouille, grogna Éphialtès de sa voix de fillette en s’asseyant.
Il appuya sa main sur son front.
— Tu saignes, dit Otos en montrant du doigt une coupure au-dessus du sourcil gauche de son frère.
— Eh bien, toi, tu as perdu une dent, dit Éphialtès en montrant la bouche d’Otos.
— Où ça ? demanda Otos en s’asseyant à son tour.
— Rangée du bas.
Et soudain, Éphialtès se mit à rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? lui demanda Otos en le dévisageant.
— Nous sommes de nouveau identiques ! pouffa Éphialtès.
Un sourire se dessina lentement sur le visage d’Otos lorsqu’il se rendit compte que c’était vrai.
Riant de manière hystérique, les frères se mirent à se rouler dans les feuilles comme deux enfants plus grands que nature. Puis leurs rires finirent par se calmer.
Couché sur le dos dans les feuilles, Éphialtès soupira.
— Tu sais ce que je voudrais ?
Artémis croisa ses ergots, espérant qu’il ne veuille pas retourner à l’AMO pour essayer encore une fois de prendre la couronne d’olivier d’Héraclès.
— Un vrai repas, pour faire changement, poursuivit le géant. Les portions sont si minuscules, à la cafétéria de Mont Olympe. Et même si je prends six plateaux à chaque repas, j’ai toujours faim. Pas étonnant que j’aie trébuché pendant le match. J’étais trop faible.
— Oui, c’est sûrement pour ça, convint Otos. Et si nous retournons à la maison maintenant, maman sera probablement en train de mettre le dîner sur la table lorsque nous arriverons. Après une énorme platée de son ragoût de chou puant, tu seras remis à neuf.
Éphialtès n’avait pas l’air trop convaincu, mais Otos sauta alors sur ses pieds.
— Le dernier arrivé est un géant nul ! le défia-t-il.
Et lorsqu’il se mit à courir en direction de la forêt, Éphialtès ne put résister à se lever pour le suivre.
Alors que les deux frères couraient à grands pas pour retourner chez eux, Artémis fit des cercles au-dessus de leur tête en émettant un grand « cac cac cac ». Otos leva la tête. Et lorsque leurs yeux se croisèrent, il lui fit un signe de la tête et un clin d’œil.
Ça alors ! Il avait mis son frère au défi exprès pour le faire rentrer à la maison ! comprit Artémis. Souriant du mieux qu’elle le pouvait avec un bec rigide, elle lui retourna son clin d’œil. Puis, lorsqu’il lui fit au revoir de la main, elle plia ses ailes et les agita pour lui dire au revoir elle aussi. Elle se sentit un peu triste de le voir partir si soudainement. Mais elle se promit de lui écrire pour lui transmettre les résultats de la suite des jeux.
En volant vers le terrain de sport, Artémis réfléchit aux différences qu’il pouvait y avoir entre des jumeaux. Otos était aimable et avait un grand cœur, alors qu’Éphialtès avait un caractère colérique et bagarreur. Néanmoins, ils demeuraient des frères. Et ils étaient des amis. Tout comme Apollon et elle l’avaient déjà été. Oh, comme elle espérait qu’ils puissent le redevenir !
Les terrains étaient déserts lorsqu’elle s’en approcha. Les courses et les autres événements extérieurs étaient sans doute déjà terminés. Ce qui signifiait… Oh non ! Le python-o-thon ! Le cœur battant, elle se laissa planer vers le gymnase et reprit sa forme de déesse. Puis elle ouvrit la porte du gymnase à la volée, fonça à l’intérieur et courut le long d’un couloir pour atteindre la partie principale du gym.
Il était si bondé que les spectateurs avaient reflué vers les allées. Artémis voyait à peine la scène. En jouant du coude pour traverser la foule, elle entendit un garçon crier :
— Arrête ! Je t’en supplie. Je ne peux plus endurer ça !
Son cœur battait la chamade, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que ce n’était pas la voix d’Apollon. Lorsqu’elle arriva enfin près de la scène, elle vit un jeune mortel autour duquel Python s’était enroulé très serré. Comme elle ne le reconnaissait pas, elle devina qu’il ne fréquentait pas l’AMO. Conformément aux règles du concours, qui interdi-saient toute blessure physique intentionnelle, le serpent relâcha son étreinte, mais ne libéra pas sa victime pour autant. Faisant tourner le bout de sa queue comme un lasso, le serpent fit un rictus.
— Hi, ha ! Réponds à ma quessstion, ou je te transssforme en chair à pâté, jeune mortel !
La foule autour d’elle hua.
— Boo ! Ssshou ! cria quelqu’un.
Les yeux cruels de Python se mirent à briller.
— Ssshou ? Maintenant, vous sssifflez le même langage que moi !
Et son rire sec et rauque familier se réverbéra dans le gymnase.
— Allez, tu demandes grâssse ? dit-il au garçon pour l’aiguillonner.
Pris dans les anneaux du serpent, le garçon put à peine hocher la tête.
— Alors, dis « theos », lui ordonna le python.
Theos était le mot grec signifiant « oncle »1.
— Theos ! cria le garçon.
Riant diaboliquement, Python le relâcha et le balaya de la queue vers la sortie.
— Hors d’isssi, idiot. Et compte-toi chanssseux. Beaucoup de ssseux qui ssse mesurent à mon esssprit ne sssont plus là pour en parler !
Le garçon toussa et renifla en descendant de la scène d’un pas chancelant.
Levant la tête bien haute, le serpent balaya l’assistance d’un regard narquois.
— Est-ssse ssse que vous avez de mieux à m’offrir ? dit-il en narguant les spectateurs.
Ses yeux vitreux passaient de l’un à l’autre comme s’il cherchait un nouvel adversaire.
— Ne sssoyez pas gênés, poursuivit-il. Que le prochain adversssaire monte sssur la ssscène !
Artémis frissonna.
Ta ta ra ta TAA ! soufflèrent les hérauts dans leurs salpinx.
— Et maintenant, annoncèrent-ils à l’unisson, notre prochain candidat, qui vient à peine de terminer un combat de lutte… Héraclès !
Héraclès ? Artémis tourna la tête vers l’arrière. Que faisait-il là ? Athéna lui avait dit qu’il n’avait pas l’intention de participer à cette compétition ! Et à en juger par les exclamations de surprise qui se répandaient dans la foule, personne d’autre ne s’était attendu à le voir là non plus.
Artémis le regarda grimper avec confiance les marches menant à la scène. Si Héraclès réussissait à vaincre Python avant même qu’Apollon ait la chance d’essayer, son frère serait certainement très déçu. Mais pas elle !
Apollon aimait bien Héraclès, même s’il était un peu jaloux de lui. D’un autre côté, il ne se réjouirait pas qu’Héraclès perde.
Elle survola la foule des yeux, cherchant son frère, mais elle ne le vit pas. Elle aperçut plutôt Athéna, qui s’avançait avec détermination vers la scène, suivie de Perséphone et d’Aphrodite. D’après l’air lugubre sur son visage, Artémis sut que c’était une surprise pour elle aussi. Elle devait certainement avoir très peur pour son petit ami !
1. NdT : Aux États-Unis et au Canada anglais, l’expression « Say “Uncle” » (littéralement, « Dis “Oncle” ») est utilisée pour enjoindre un adversaire à demander grâce, par exemple lors d’un match de lutte non officiel. Et similairement, l’exclamation « Uncle ! » sert à indiquer que l’on abandonne la partie.