VII
Les passagers avaient tout entendu. Jorgul avait branché la réception sur le relais...
C'était la panique quand les trois hommes rentrèrent dans la grande salle. Marda tremblait convulsivement en poussant de petits gémissements. Jorgul et Kreis criaient qu'il fallait se rendre. Seule Brita, très pâle, ne disait rien. Corsine jurait sans interruption en frappant une table du poing.
Jon jeta un œil au convoyeur qui semblait dépassé. Il aperçut Ker, plus loin, près de la paroi transparente. Elle regardait vers le vide, les mains serrées sur sa tunique qu'elle tordait sans s'en rendre compte. C'était le bout de la route. Chacun, maintenant, devrait puiser en lui-même. A ce stade-là, il n'y avait pas de paroles de réconfort possible. C'était une question de force d'âme. On tiendrait ou on craquerait...
Il n'y avait rien à faire ici. Jon jeta un regard désolé à la jeune fille et descendit machinalement au niveau inférieur. Il ne voulait plus voir les autres.
Avançant lentement, il se retrouva devant les douches. Il secoua la tête avec énervement quand il s'en rendit compte. Pas le moment.
Il alla s'adosser à un pilier, la tête baissée et resta là un moment. Trop con, cette histoire. Avoir échappé à tant de combats pour finir ici sous les coups de brutes minables...
Du poing il cogna le pilier. La rogne montait, la révolte aussi. Il respira longuement, à plusieurs reprises, gonflant sa poitrine en soulevant les épaules. Il avait besoin de marcher et fit quelques pas.
Il se retrouva dans le local des communications sans avoir eu conscience de s'y rendre. Machinalement il s'assit sur le petit siège opérateur et brancha les contacts.
Toute la rangée émission était au rouge. Le bloc entier était hors service. Et irréparable. Il le savait depuis le début. Fater y avait jeté un œil. Pas de pièces. Il se releva et continua à fouiner au hasard.
Au premier niveau Halloy essayait maladroitement de calmer les passagers. Ils avaient entendu Fater parler du raid et rien ne pouvait les tranquilliser, maintenant.
Quand Jorgul saisit un sonique et voulut sortir, sans combinaison, pour aller se rendre, ce fut de la folie.
Paradoxalement ce fut ce qui rendit son calme au convoyeur. Il plongea littéralement sur Jorgul. Tous deux roulèrent au sol sous les hurlements des autres.
Halloy mit toute sa force dans le coup qu'il assena au visage de Jorgul qui s'immobilisa. Halloy rua pour se débarrasser des mains qui tentaient de lui saisir les jambes et roula avant de se redresser, l'arme à la hanche.
- Le premier qui bouge je le broie, hurla-t-il.
Il ne pouvait pas tirer ici, sous le dôme, sans provoquer une fuite d'air qui les tuerait tous en une fraction de seconde, il le savait. C'est même pour cette raison qu'il avait désarmé Jorgul. Mais il ne savait plus quoi dire...
- Allez, reculez tous contre la paroi ! Les menaçant de son arme, il les fit se masser dans un coin. C'était le silence, maintenant. Le choc de voir ce sonique dirigé contre eux avait tout arrêté. Halloy fit le tour de la salle en ramassant toutes les armes. Fater bougea au bout d'un moment et vint l'aider sans dire un mot.
Quand Halloy eut terminé, il enferma le tout dans un placard mural, près du distributeur de surgelés. Puis il se retourna. Il ne savait plus quoi faire. Son crâne était vide. Il eut un geste de découragement et avança lentement vers le distributeur de coxe qu'il mit en marche. Il y eut la petite sonorité électronique habituelle.
Le bruit parut résonner dans la salle silencieuse et, curieusement, libéra les respirations, les cerveaux.
Le premier, Corsine reprit ses esprits et alla s'asseoir dans un coin. Peu à peu les autres l'imitèrent. C'était l'effondrement. Le contrecoup de la panique. Ils étaient vidés.
Ils restèrent ainsi plusieurs heures. Marda s'endormit sur la table où elle avait posé les bras. Le regard vide, personne ne parlait.
Et puis quelqu'un se leva et alla activer une case de surgelés. Ils n'avaient pas mangé et l'heure du repas était passée depuis longtemps. La vie reprit doucement sans que personne ne parle.
Lorsque Jon remonta, il eut l'impression de se trouver en face de zombies. Il secoua la tête légèrement et chercha des yeux Fater.
Le pilote mangeait lentement, assis sur le sol. Jon vint s'installer à côté.
- Comment ça s'est passé ?
Fater mastiqua et finit par lâcher en se grattant le cou :
- Halloy a dû prendre les armes.
Il avait une voix éteinte. Jon repoussa son ceinturon qui lui entrait dans les côtes.
- Dites, comment elle se présente, Pogra 2 ?
Le pilote poussait un morceau de viande du bout de sa fourchette.
- Pas marrante. Au début les autorités voulaient que des colons s'y installent. Mais c'était trop dur.
- Pourquoi ?
- L'atmosphère. La couche d'air est mince. A peine plus de quinze cents mètres. On respire assez mal. On s'y habitue, il paraît, mais au début... Et puis les rayons du soleil ne sont pas assez filtrés, on est bombardé de saloperies et il fait salement chaud.
- Personne n'y vit ?
- Il y a deux relais, qui datent du début, justement. On les a gardés je sais pas pourquoi. Ça fait des années que j'ai pas vu les mecs qui les tiennent. Je crois même qu'il y en a plus qu'un en service. C'est pas un cadeau d'aller là-bas. Y faut un gars comme le père Sopol pour y vivre. Un solitaire, celui-là. Invivable. Le vrai sale caractère.
- Mais il y a une faune ?
- Oh ! ça oui ! Des saloperies de serpents locaux. Avec des petites pattes. Mais rapides, hein ! Et puis d'autres bestioles, habituées au climat. C'est de la savane ou du désert. Je crois bien qu'y a que deux fleuves et quelques rivières pour toute la planète. Faut pas s'attendre à trouver de la verdure.
Jon resta un moment silencieux.
- Elle est loin d'ici ?
Cette fois Fater tourna la tête de son côté.
- Pourquoi toutes ces questions ?
- Répondez-moi.
- Bien trop pour le sark. On pourrait peut-être décoller mais on aurait pas assez de puissance pour accélérer. Vous vous rendez compte, maintenant ?
- Vous ne m'avez pas répondu.
Jon continuait à parler calmement et le pilote eut un geste d'agacement.
- Faut traverser la forêt d'asté à la perpendiculaire. Forcément, les planètes sont toutes en dehors. Avec des piles en état c'est un coup de...
Il pencha la nuque en arrière, calculant.
- ... Disons une journée et demie pour traverser la forêt et une demi-journée en espace libre. Et pas facile. La forêt, de ce côté de la trouée, elle est dense. Je vous dis que c'est impossible. D'ailleurs si on avait assez de puissance pour faire un voyage pareil vaudrait mieux continuer sur notre trajectoire à nous.
- Non.
Du coup Fater se tourna.
- Comment, non ?
- C'est vous qui avez dit que c'était un raid, n'est-ce pas ?
- Ouais.
- Alors il faut éviter précisément la trajectoire directe. Apparemment tous les relais ont été attaqués.
Il y eut un long silence. Le pilote réfléchissait.
- D'accord. Pour ça vous avez peut-être raison. Même si y a bien des coins où ils sont pas. Il faudrait gagner Pogra 4 par une autre trajectoire, inusitée. Là ça passerait probablement. Ils ne peuvent être partout.
Fater hocha la tête.
- Dommage qu'on puisse seulement pas le faire...
- Pas sûr.
L'air parut plus dense, soudain, autour d'eux. Puis Fater accrocha la combinaison de Jon.
- Expliquez. Parce que maintenant j'en ai comme marre des solutions miracles.
Jon réfléchit à la meilleure façon de présenter son idée.
- J'ai fait un tour dans les servitudes.
- Et alors ? Vous avez trouvé une navette de secours ?
- Calmez-vous, mon vieux. J'essaie seulement de nous sortir de là. Comme vous.
- Bon, d'accord, d'accord. Je suis à cran. Allez-y, j'écoute votre idée géniale.
- Les piles d'alimentation générale du relais sont des vieilles B8.
- Ouais, c'est encore ce qui est le plus solide pour cette utilisation.
- Elles sont composées d'éléments...
Fater plissa légèrement les yeux. Cette fois son attention était vraiment accrochée.
- Ouais...
- Elles débitent trop fort pour alimenter les propulseurs du sark... mais en prenant seulement quelques éléments, montés séparément, on baisserait le débit mais la puissance serait régulière. Vous pensez que la compensation du sark tiendrait ?
Une terrible déception apparut sur le visage de Fater.
- Vous avez vu leur taille à ces putains de piles ? Vous mettrez ça où, hein... où ?
- A l'extérieur, répondit tranquillement Jon.
Il y eut un long silence.
- Recommencez, finit par lâcher l'autre.
- On les accroche à l'extérieur du sark. D'accord, ça le déséquilibrera et le pilotage ne sera pas facile, mais vous êtes capable de vous en sortir, je pense.
Le pilote eut un geste de la main pour montrer qu'il n'y aurait pas de problème avec ça.
- Et vous les fixer où ?
- Devant et derrière. Il faut que l'on puisse se poser sans les écraser. Et pour l'équilibre c'est mieux.
- Complètement délirant, votre truc... mais faudrait quand même voir. Et si j'ai bien compris, vous seriez d'avis d'aller sur Pogra 2. Pourquoi pas changer de trajectoire, d'accord là vous avez raison, mais direct sur Pogra 4 ?
- Parce qu'on aura rien à bouffer et que le voyage sera beaucoup plus long avec ce détour.
- Ouais...
- Tandis que sur Pogra 2 on a des chances de trouver un relais, d'après ce que vous dites, et en tout cas de quoi manger en chassant. Au pire il suffira d'attendre assez longtemps en écoutant la radio pour savoir quand on peut signaler notre présence. Je suppose que la Spatiale finit par intervenir quand il y a un de ces raids, non ?
- Le dernier remonte à douze ans. Et il était pas trop méchant. Celui d'avant, oui, là ça chauffait salement. J'étais pas encore sur la ligne. Mais je m' souviens des bagarres. On était bloqués sur Pogra 4 dans un centre minier. Mauvais souvenir. On a tous perdu des tas de copains. Il a fallu du temps pour prévenir la Spatiale et elle a dû y mettre le paquet pour ramener ces dingues chez eux.
- Vous voulez en parler à Halloy ?
Le pilote réfléchissait.
- Plus j'y pense... ça ne devrait pas marcher votre idée à la con. Et justement je me dis qu'il faut l'essayer... Faut vraiment un gars de la Spatiale pour penser à des trucs aussi tordus !
Il se leva et se dirigea vers le convoyeur qu'il emmena vers le niveau inférieur. Jon soupira longuement. Il avait fait ce qu'il avait pu...
Un moment plus tard Fater revint. Il avait le visage contracté.
- Y a un os. Pour la rentrée dans l'atmosphère de Pogra 2 sans blindage, les piles vont en prendre un sacré coup.
- Oui. Mais vous avez dit qu'il y avait seulement quinze cents mètres d'épaisseur. Vous ne pouvez pas faire une descente rapide et arrondir près du sol ? Même si les piles ne débitent plus, celles du sark auront engrangé un peu de puissance, au passage, non ?
- Une descente verticale, hein ? C'est une manœuvre de la Spatiale, ça ? On nous apprend que rien n'y résiste.
Jon hocha la tête.
- Si. C'est pas recommandé tout de même. Mais d'après ce que je sais l'interdiction vient des capacités des pilotes. Ceux de la Spatiale y sont entraînés. Et puis on n'utilise la procédure que pour des attaques commandos. Pas si fréquent. Il y a autre chose. Les piles de l'avant seraient terriblement échauffées mais pas derrière. Et on serait au sol avant que la température limite ne soit atteinte. Je ne pense pas que ça pète, mais je peux pas le garantir, bien sûr. Il y a toujours des risques quand on sort des normes.
- Comme vous dites... Dites, y sont tous comme vous les commandos ? Aussi tordus, je veux dire ?
- S'ils ne l'étaient pas ils ne seraient pas commandos, fit Jon en se levant.
Un peu plus tard Jorgul l'interpella. Halloy avait fini par expliquer le projet mais les passagers n'avaient pas réagi. Ils n'avaient pas encore récupéré, sans doute. Jorgul, si.
- Mais vous êtes fou de nous faire prendre des risques pareils, hein, vous voulez nous tuer ! Se poser avec ces bombes accrochées au sark c'est de la folie. Il faut aller directement sur Pogra 4.
Il était hors de lui. Jon pensa que ça risquait de mal finir. Il laissa sa main pendre du côté de son couteau. La poignée était légèrement aplatie pour servir de matraque.
Jon expliqua que la nourriture manquerait.
- Il suffit de se rationner ! Ici ou sur Pogra 2 ça revient au même.
- Non. Là-bas on aura une atmosphère, si faible soit-elle, et on trouvera du gibier. Et de l'eau. Ici le recyclage commence à fatiguer. Calmez-vous, Jorgul. Croyez-moi, rester c'est la fin.
- Je vous empêcherai ! hurla le type. D'abord... on va voter !
- Pas question !
Halloy venait d'arriver et avait entendu Jorgul.
- Fini, les votes. Personne ne vous force, Jorgul. Si vous préférez rester je ne vous regretterai pas.
- Vous n'avez pas le droit, pas le droit !
Il s'effondrait et c'était pitoyable. Halloy lui jeta un regard froid et s'éloigna.
Pendant deux jours ils travaillèrent sur le sark. Corsine avait des connaissances techniques suffisantes pour aider le pilote sérieusement. En qualité de technicien de détection, Bel avait forcément travaillé les problèmes d'alimentation puisque tout spécialiste envoyé sur les planètes neuves est capable de dépanner l'instrumentation.
Ils se partagèrent le travail. Ce qui apparaissait, au départ, comme le plus délicat, la mise en place des éléments de piles, fut très simplifié. Halloy eut l'idée d'établir une cloison étanche entre le local des servitudes et le reste du relais. Si bien que les éléments furent glissés à l'extérieur, directement dans l'alvéole de réparation où se trouvait le sark.
Les fixations, par soudures, ne demandèrent pas autre chose que du temps.
Kreis avait essayé de raisonner Jorgul qui refusait de monter la garde pendant que les autres travaillaient. Rien à faire. Halloy le menaça de ne pas lui donner à manger, mais n'osa pas aller jusque-là.
Un après-midi Jon s'aperçut que Ker était à l'extérieur, un brûleur entre les mains. Elle veillait.
Elle aussi s'était effondrée après l'incident à la radio. Mais elle n'avait pas manifesté. Prostrée sur un fauteuil, elle n'avait pas bougé. Jon s'était dit qu'elle devait s'en sortir seule et lui avait porté à manger régulièrement mais sans tenter de la réconforter.
En la voyant scruter les alentours, le corps droit. Il fut content. Elle reprenait le dessus, en tout cas elle agissait.
Le soir Brita réclama de prendre la garde à son tour et Halloy le lui accorda. Tout était calme, dehors, mais il fallait continuer à veiller.
Brita et Ker s'occupèrent, le dernier jour, de constituer des provisions d'eau pour le sark et de stocker ce qui restait à manger.
Quand les derniers montages furent terminés, Fater fit un essai. Ils étaient tous terriblement tendus en le voyant pénétrer dans le poste et mettre le contact. Il y eut un bourdonnement quand les piles commencèrent à débiter, La compensation peinait. Mais tous les indicateurs passèrent au vert. Y compris ceux de la tension. Apparemment ça tenait dans les limites. Ils se regardèrent en souriant, soulagés et excités à la fois.
Halloy regarda longuement leur montage, les grands coffres métalliques installés à chaque bout du sark. Ça lui donnait une allure étrange qui devait le gêner. Il secoua la tête.
- Maintenant on va se reposer, Fater et moi, dit-il. Cardi, je vous confie la suite. Que tout soit prêt à notre réveil, on partira immédiatement. Faites tout charger.
Jon commença par emmener dans l'engin les armes enfermées et les vivres préparées par Brita. Puis les récipients d'eau. Il espérait que le système thermique du sark tiendrait le coup parce que l'eau gèlerait dans le cas contraire.
Quand il eut fini, il vint s'installer dans la grande salle. Il avait l'intention d'y passer la nuit, près du sas.
Ker en sortit un peu plus tard, relayée à l'extérieur par Corsine qui avait un peu dormi. Elle le vit et déposa près de lui le brûleur avant d'aller chercher des tasses de coxe.
Son visage était marqué par la fatigue mais le regard était plus assuré.
Elle garda sa tasse entre les mains, se réchauffant les doigts.
- Est-ce que l'expérience vient toujours aussi brutalement ?
Jon remarqua que ses mains ne tremblaient plus. Elle s'était même coiffée avant d'aller prendre sa garde.
- Oui.
- Je vous ai déçu.
Elle baissait la tête.
- Non.
- Vous êtes poli.
- Ne dites pas de sottise. Vous savez bien que je dis ce que je pense, C'est vrai que vous avez craqué... et j'aurais préféré que vous teniez. Mais d'abord vous vous êtes reprise et, ensuite, c'est autant de gagné.
- De gagné ?
- Tout le monde s'effondre, à un moment ou un autre. Tant mieux si c'est fait, maintenant on est tranquille.
Elle se mit à frapper de petits coups sur la jambe de sa combinaison, mi-amusée, mi en colère.
- Vous alors ! Encourageant !...
- Je ne vais pas vous tapoter les joues. Pas mon genre. Et j'ai trop d'estime pour vous. Il y a des problèmes qu'on doit résoudre seul.
- Et si je craque encore ?
- Statistiquement faux. Ou alors c'est qu'on n'est pas remonté à la surface entre-temps. Non, vous ne craquerez plus, C'est fini.
- Si ça se produisait vous me laisseriez tomber, c'est ça ?
- Qu'est-ce que vous souhaitez ? Que je vous console, que j'essuie vos larmes et votre nez ? Vous ne me le pardonneriez pas.
Elle leva la tête vivement.
- Exact. C'est votre méthode, piquer au vif pour que l'on se ressaisisse ?
- En revanche il y a une chose que je vous promets. Si c'est foutu, je vous placerai près de moi et on passera de l'autre côté ensemble.
- En somme tant que vous êtes loin de moi tout va bien...
Elle souriait en se levant, se pencha vers lui.
- Je vous charrie, ne restez pas trop loin et s'il faut passer de l'autre côté, comme vous dites je serai contente de faire le saut avec vous. J'aurai sûrement moins peur.
Il la regarda partir et disparaître dans la descente, puis ferma les yeux pour dormir.