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cultivait en grande quantité dans ses jardins et en parfumait la plupart de ses plats les plus savoureux.
L'odeur du havane, elle, lui rappelait l'image de son père et celle du gros coffret posé sur le bureau du colonello et toujours rempli de Monte-Cristo parfaitement humidifiés. Il ressentait encore la fierté qu'il avait éprouvée la première fois que son père lui en avait offert un.
Aujourd'hui que la dynastie des Borghini était quasiment éteinte ou éparpillée en terre étrangère (on disait qu'un des derniers survivants de la lignée était chauffeur de taxi dans une grande ville d'Amérique), le comte ne s'étant jamais marié, ayant atteint la cinquantaine et se trouvant criblé de dettes, le palazzo tombait peu à peu en ruine.
A l'exception du jeune garçon renfrogné qui vivait avec le comte, le palais n'avait aucun occupant. Sorte de Vendredi, le gamin faisait office de garde du corps, de chauffeur, de cuisinier et de valet de chambre.
Bruno Falco (" Beppe ", comme l'appelait affectueusement le comte) était petit et r‚blé. Gauche, il était néanmoins doté d'une force incroyable. Il possédait un visage tout rond qu'on aurait dit sans os et quasiment androgyne, o˘ s'affichait en permanence une expression vide et figée que beaucoup trouvaient inquiétante. Nain élevé dans la rue et adopté
officieusement par Borghini, il avait en lui une témérité et une cruauté
idéales chez un garde du corps. Vis-à-vis de son maure, sa loyauté était celle de l'esclave. Sa servilité s'accompagnait pourtant d'un reste de répugnance, tacite, mais bien réelle, hérité de l'indépendance brutale des rues de Rome, à recevoir des ordres de quiconque. Même d'un comte.
La nuit tombant rapidement, les ombres avaient envahi l'intérieur de la coupole.
" Ne t'en fais pas, maman. Tout va bien maintenant. je sais ce qu Ôl faut faire, et je le ferai. "
L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I Reposant une vieille plume d'oie, Borghini se leva de son bureau. juste derrière le fauteuil dans lequel il était assis se trouvait un pan de mur étroit coincé entre deux moulures sculptées. Il fallait le regarder très attentivement pour découvrir, encastrés entre ces deux colonnes, les contours invisibles d'une porte.
Le comte sortit un trousseau de clés de sa poche et chercha celle qui l'intéressait, une petite clé dorée, qu'il inséra dans la minuscule ouverture faisant office de serrure. Il donna un coup de poignet brusque, déclenchant le cliquetis des gorges tandis que la porte pivotait sur ses gonds cachés.
Scrutant l'obscurité qui s'ouvrait de l'autre côté, Borghini sembla hésiter un instant avant de s'y engager et de fermer la porte derrière lui.
Il demeura immobile un petit moment, le dos plaqué contre l'huis. Des voix d'enfants qui jouent montaient de la rue tout en bas.
Ses yeux s'étant habitués à l'obscurité, ses doigts se tendirent vers l'interrupteur. Lorsqu'il l'abaissa, les lumières s'allumèrent, pas immédiatement, mais peu à peu, comme dans un thé‚tre quand le rideau retombe. La lumière ne venait pas du plafond, mais de derrière les murs, et projetait des lueurs fantomatiques blêmes et semblables à des images vues aux rayons X.
Le comte se trouvait dans une longue pièce étroite. Mesurant à peine dix mètres de large, les murs de chaque côté étaient constitués de grands panneaux vitrés séparés en plusieurs compartiments, chacun de ceux-ci ayant une superficie de cent mètres carrés environ. Ces sortes d'immenses aquariums étaient en réalité ce qu'on appelle des " dioramas " dans les musées.
Une barre en bois courant d'un bout à l'autre et de chaque côté de la pièce empêchait les spectateurs de s'approcher à moins d'un mètre des vitres, bien que rares fussent les visiteurs à pénétrer dans ce lieu. A peine perceptible derrière la paroi vitrée, le bourdonnement du générateur électrique servait de fond sonore.
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F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I Voilà plusieurs heures qu'il était assis là et la regardait. Ils ne se parlaientpas. C'était inutile. Dans des moments comme celui-ci leur communion était totale. Il était heureux de simplement la regarder travailler. Il pouvait rester assis et l observer pendant des heures.
Dehors, le ciel s'assombrissait, parcouru de traînées menaçantes, couleur vert-de-gris. A intervalles réguliers, le tonnerre grondait au-dessus des sommets escarpés des montagnes, semblait rebondir et de'valer les pentes jusqu'aux cheminées du chalet sur les rives du lac Majeur. Il faisait chaud, les fenêtres étaient ouvertes. Il sentait l'odeur du lac, et le vent qui agitait les rideaux charriait avec lui les prémices de la pluie.
Son père était absent. Parti pour un de ses voyages d 'affaires. Il ne reviendraitpas avantplusieurs jours. Le garçon aimait ces momentslà; alors il se retrouvait seul avec sa mère, au chalet. Dans le calme. Il la regardait travailler. …coutait le bruissement des coups de pinceau sur la toile. Voyait naître peu à peu les formes et les couleurs éclatantes, comme une apparition magique sous son pinceau, comme les lettres blanches et duveteuses qu'un avion trace dans le ciel.
Pendant plusieurs mois il avait vu ce tableau prendre forme. Sa mère travaillait à partir d'un livre de reproductions de peintures et d esquisses quelle avait elle-même réalisées à partir de l'original au musée. Une Vierge à l'Enfant de Botticelli. Un ange se tenait devant les deux personnages et leur tendait un bol de grappes de raisin.
Derrière eux, une fenêtre s'ouvrait sur un paysage de ruines à flanc de colline. Une vieille chapelle penchait sur le côté. Des prés en terrasses y menaient, et dans chacun de ces prés, des fermiers sarclaient, fau chaient et labouraient la terre avec leurs chevaux. Des vaches et des moutons paissaient. Cette représentation mythique de la fécondité tos cane rehaussait limage principale de l enfant accroché au sein de sa mère. Le tableau, intitulé la Madone Chigi, semblait terminé, à
l exception des yeux que sa mère ne cessait de recommencer, defacer et de recouvrir, incapable qu elle était de les reproduire de manière satisfaisante. A l endroit o˘ auraient d˚ se trouver les yeux immenses etsensuels de l original, deux trousgris remplissaient les orbites vides.
Le dos plaqué contre la porte, le comte Borghini avait les paupières à demi closes, comme s'il essayait de se remémorer quelque chose.
F I L L E A U X Y E U X D E 8 0 T T I C E L L I
" Non, Otto... Non... Non... "
" Si seulement tu m emmenais avec toi, papa... "
Les voix s'enfuyaient dans le couloir immense et disparaissaient sous ses pieds, quelque part à l'étage inférieur. Unique occupant de cette espèce de grotte obscure, le comte dégageait une impression de fragilité et de vulnérabilité.
Dans le premier diorama sur sa droite, deux personnages féminins grandeur nature couraient au milieu d'un paysage de forêt. Toutes deux étaient jeunes et blondes, celle qui avançait en tête brandissant un sabre dont la lame luisait de sang. La seconde la suivait de près et tenait sur son épaule un panier d'osier, àl'intérieur duquel on apercevait très nettement une tête tranchée. Sur un petit carton blanc, encadré sur un pilastre à
droite du diorama, plusieurs indications étaient inscrites, tapées à la machine en tout petits caractères.
JUDITH AVEC LA T TE DE HOLOPHERNE
Botticelli, vers 1470, galerie des Offices, Florence quiconque connaissait plus ou moins ce célèbre tableau aurait été stupéfait par l'incroyable fidélité des détails. Seule l'échelle avait été modifiée afin que les personnages eussent une taille réelle. A cette exception près, les moindres éléments avaient été méticuleusement restitués: les robes que portaient les deux femmes, la composition, la couleur, la façon dont le tissu était drapé autour de leurs corps... tout était imité à la perfection.
L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I Le diorama était éclairé de manière à reproduire exactement les jaunes délavés et les bleu-vert de la peinture originale. Le teint du visage et de la gorge de Judith, comme celui de sa servante, affichait la rougeur vibrante de personnes qui ont couru vite et longtemps. On pouvait presque voir les veines palpiter sous la peau. Tout aussi saisissant était l'effet produit par le sang àl'extrémité du sabre de Judith. Il paraissait encore frais, collant et liquide.
Pourtant, en dépit de tout le soin évident apporté à ce travail, il s'en dégageait une impression générale d'absence de vie, une certaine raideur, un manque de savoir-faire. Comme dans toutes les autres scènes.
Le diorama suivant représentait le Mars et Vénus de Botticelli. Les deux amants étaient couchés sur un lit d'herbe et de coussins. …puisés l'un et l'autre par leurs ébats, Mars dormait tandis que la déesse de l'amour, satisfaite et sereine, l'observait d'un air énigmatique. Autour d'eux fol
‚traient des Cupidon.
Borghini poursuivit sa lente inspection en remontant l'allée, admirant successivement ses reconstitutions, toutes réalisées avec amour, de certains des plus grands tableaux de la peinture italienne du Xve siècle.
Il lui avait fallu des dizaines d'années pour assembler cette collection.
Chaque diorama représentait en lui-même une somme de travail considérable, certains ayant réclamé trois ou quatre années d'efforts avant qu'il p˚t réunir tous les éléments de la composition et surmonter toutes les difficultés de sa reconstitution.
Il n'existait rien de comparable dans le monde entier. Ce sanctuaire était entièrement consacré aux ceuvres de Botticelli. Ni sur bois ni sur toile, tous les tableaux étaient restitués à échelle humaine, en trois dimensions et plus vivants que les originaux eux-mêmes. Il y avait là douze ou treize reconstitutions en tout.
Les connaissant tous intimement, Borghini ne s'attarda pas longtemps devant ces tableaux vivants et se dirigea rapidement vers un des plus grands dioramas situés à l'extrémité de la pièce et là, il s'immobilisa.
Le petit carton blanc fixé sur la droite indiquait qu'il s'agissait de La Madone de 1 eucharistie, réalisé vers 1472 et connue sous le F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I nom de Madone Chigi. Les principaux éléments du tableau étaient déjà réunis à leur place: un modelage en argile de l'ange avec une couronne dans les cheveux, l'Enfant jésus tout blond avec ses cuisses et ses bras roses et dodus, les mains tendues vers les grappes de raisin. L'emplacement dévolu à
la Vierge elle-même n'était occupé pour l'instant que par une armature en fil de fer symbolisant sa silhouette et sa position lorsque la composition serait enfin achevée. Raide et sans visage, le mannequin était un reproche muet adressé au comte qui ne parvenait toujours pas àdénicher l'élément crucial qui lui manquait encore pour terminer ce tableau vivant.
Le comte Borghini était un homme de décision. Comme son père le lui avait enseigné, il n'avait que mépris pour l'hésitation. En toutes choses, dans tous les aspects de sa vie, il appliquait l'esprit d'initiative qui caractérisait le soldat de métier. Mais dans ce cas précis, il se sentait paralysé par l'ampleur de la t‚che àaccomplir. Ici, c'est vrai, la simple représentation ne suffisait pas. L'oeuvre devait aller au-delà et s'animer d'une vie propre.
En outre, Botticelli avait été l'idole de sa mère. Au moment o˘ elle avait tragiquement trouvé la mort, elle travaillait sur la reproduction de ce même tableau. N'ayant jamais réussi à approcher l'idéal qui habitait son esprit, elle avait sans cesse recommencé à peindre la Madone, suant sang et eau sur chaque détail. Hélas, elle n'avait jamais pu l'achever et son fils était aujourd'hui bien décidé à exécuter sa propre version de ce travail pour rendre hommage à cette femme qui était la principale force de son existence.
Irrité par le problème que posait la Madone Chigi, le comte faisait les cent pas devant la cage de verre, essayant de pénétrer le mystère de la perspective de Botticelli. Conscient de l'inutilité de ses efforts, il leva les mains au ciel d'un air écoeuré et se dirigea àgrands pas vers une petite porte qui, au fond de la salle, donnait accès à l'arrière des dioramas. Poussant une autre porte, il se courba en avant pour pénétrer dans la cage de verre.
Bien que la scène évoqu‚t la chaleur verdoyante du printemps, la température à l'intérieur de cette vitrine d'exposition était en permanence abaissée à l'aide d'appareils réfrigérants: il ne fallait surtout pas dépasser un glacial sept degrés.
F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I Le comte vint se glisser entre l'ange et l'Enfant Jésus. De la buée jaillit de ses narines tandis qu'il essayait, une fois encore, de définir l'emplacement de la Madone, de manière à demeurer fidèle au peintre et ne pas g‚cher son génie de la perspective.
Baigné de cette froide lumière bleutée, au milieu des dieux et des déesses, des nymphes et des centaures, d'anciens rois évoluant dans des jardins mythologiques et des paysages bibliques, Borghini eut l'impression de se trouver au coeur d'un univers quasi fantastique, comme celui dans lequel il avait toujours rêvé de vivre. Enfant, quand une nurse ou sa mère l'emmenait au musée, il aimait imaginer qu'il se désincarnait pour pénétrer dans ces tableaux, devenir un élément de la scène représentée et compter parmi ces êtres immortels. quand il travaillait sur un de ses dioramas, ce rêve d'enfant devenait parfois réalité. Il incarnait alors un des personnages de sa propre création.
" Vite, maman, habille-toi!
- Gros bêta, le car ne part crue dans trois heures. Nous avons grandement le temps.
-Allez, maman! Il faut arriver de bonne heure. Les portes du musée ouvrent à dix heures. Si on arrive avant tout le monde, peutêtre que les gardiens nous laisseront entrer. Comme la dernière fois. Tu te souviens ?Allez, fais vite, mamanlje tén prie. Pose ton tricot. Dépêche-toi de t'habiller... "
Les échos des voix s'éloignèrent, s'atténuèrent et moururent lentement dans les étages supérieurs du palazzo laissés à l'abandon.
Plus tard, assis dans la petite chapelle située juste à côté des immenses jardins, Borghini les écouta disparaître au loin, submergé par des vagues de souvenirs. Pendant des années, cette chapelle avait été le thé‚tre de tous les grands événements familiaux. C'était ici, entre ces murs, le comte s'en souvenait, que les
L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I parents, les tantes, les oncles, les sueurs, les cousins, les membres de la famille plus éloignés, les vieilles figures patriarcales, vo˚tées, noueuses et empestant le camphre, se réunissaient à l'occasion des baptêmes, des mariages ou des enterrements.
Construite sur le modèle classique des basiliques, en forme de croix, cette minuscule église se composait d'une nef, d'un transept et d'un choeur. Des Vierges de pierre et des saints transfigurés toisaient les fidèles du haut de leurs niches. Une série de petits retables peints par Giotto, peu connus, écaillés, délavés et ternis, étaient accrochés au-dessus de la porte du narthex.
Le comte se souvenait d'avoir été conduit ici quand il était enfant, sa petite main moite dans le gros poing noueux et déformé par l'arthrite de son grand-père Claudio, et d'être entré dans la chapelle, tremblant et fier de l'honneur qu'on lui faisait en l'admettant au milieu des grandes personnes.
C'est seulement après la mort tragique de sa mère - une mort qui avait propulsé la famille sous les feux des projecteurs, le scandale souillant pour toujours leur nom - que le jeune Ludo avait cessé de venir ici. Puis, après avoir évité et méprisé ce lieu pendant des années, n'ayant jamais eu de sentiments religieux, il se sentait désormais attiré par cet endroit.
Peu de temps après la mort de son père, Borghini avait dépouillé la chapelle de tous ses ornements religieux et, par défi envers les volontés du vieux comte Ottorino, l'avait transformée en lieu saint voué à la mémoire de sa mère.
Ainsi Borghini avait-il rempli la petite chapelle de memento mori de la comtesse. De vieilles photographies sépia, des gants en dentelle, des fleurs séchées, son voile de mariée, ses bijoux, ses jumelles d'opéra, des partitions de musique, des billets de thé‚tre et des livrets écornés qu'elle aimait particulièrement, tout cela soigneusement rangé dans des vitrines. Sur les murs étaient accrochés un grand nombre de ses tableaux, des copies de son Botticelli adoré.
Au centre autrefois occupé par des rangées de bancs en noyer noircis, d'autres vitrines servaient à conserver des objets plus insolites. Parmi les dizaines de souvenirs rassemblés là, on trouvait par exemple une baÔonnette de la Première Guerre et une montre L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I médaillon en diamants dont le cadran en cristal était brisé, et les aiguilles arrêtées sur douze heures trente et une. Il y avait également une blouse bleue de peintre, taillée dans une épaisse toile, avec une tache brune sur le devant. Au centre de cette tache, la trame effilochée et jaunie par le temps s'ouvrait sur une longue cicatrice causée par un objet tranchant.
Sur des consoles de marbre, le long des murs de la chapelle, étaient empilés de vieux magazines et de vieux journaux, jaunis par le temps eux aussi, et friables. On y voyait les portraits de la contessa Borghini, son visage délicatement patricien respirant l'intelligence et la bonté. Audessus de ces photos, de gros titres barraient la première page: Morto, Assasinato, Oltraggio. . . Audessous apparaissaient le visage sombre et renfermé de son père et la demeure du mont quirinal, apprêtée pour le deuil, avec les dais dressés autour des lourdes portes de chêne massif. Une foule de gens affligés étaient accroupis sous des parasols, regroupés près de l'entrée de la maison, portant sur leurs manches des brassards de bombasin noir.
Un gros titre dans la presse du Vatican rapportait les paroles du pape qui avait en personne exprimé sa tristesse et sa profonde sympathie pour la famille Borghini dans ce moment de douleur.
Dernièrement, le comte avait pris l'habitude de passer chaque semaine plusieurs heures dans la petite chapelle. Après l'avoir méprisée pendant des années, il y puisait désormais un authentique réconfort. quand il se sentait inquiet, déconcerté, perdu ou en colère contre un monde qui lui était devenu totalement étranger, il venait chercher un soutien moral dans cette chapelle.
Assis sur un des bancs restants, les yeux fermés et la tête appuyée au creux de sa paume, il semblait prier. En réalité, il était perdu dans ses pensées, au milieu d'un murmure de fantômes, de parents et d'amis depuis longtemps disparus. Là, il parvenait àfaire resurgir le souvenir de sa mère. Maman. Mathilde adorée. Il imaginait le salon de musique par un soir d'hiver, le jeune enfant, vêtu d'habits trop beaux, à cheval sur les genoux de sa mère. Celle-ci plaçait les doigts potelés de l'enfant sur les cordes métalliques de la harpe et guidait sa main pour les pincer. Le son de L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I l'instrument, suave et profond, résonnait dans son ventre et le faisait gonfler.
Un peu plus tard, debout à côté d'elle, ou allongé par terre au milieu des tubes de peinture, des pinceaux et des morceaux de toile qu'elle lui avait donnés, il passait des heures à dessiner des fleurs, des petites maisons, des vaches et des chiens, de joyeux barbouillages multicolores, en fredonnant tandis que sa mère, juste au-dessus de lui, tentait avec acharnement de recopier tel ou tel détail d'un grand maure de la Renaissance italienne, Botticelli la plupart du temps.
" Maman... Allez, il faut y arriver de bonne heure... Je tén sup plie, maman. Pose ton tricot. Dépêche-toi... "
- Maman... que dois-je faire maintenant? lança-t-il à son image fugitive, en se levant comme s'il voulait la suivre. Si tu me dis ce que je dois faire, je le ferai. Je sais bien que tu ne voudrais pas que je fasse du mal à quelqu'un. Je sais bien que ton ‚me si bonne déteste la violence. Mais, maman... Je dois accomplir ma t‚che. Papa serait fier de mon travail.
Pourtant, je me soucie davantage de ton opinion. Je sais que j'ai fait du mal à des gens par le passé. Je les ai fait souffrir. Je le regrette. Mais c'est mon devoir, et je dois continuer à l'accomplir. Il faut que tu me comprennes.
quand il quitta la petite chapelle, il se sentait revigoré, comme un homme qui s'est couché épuisé et se réveille en pleine forme. Il était libéré du poids de son fardeau. Soulagé de tous ses doutes, de toutes les questions qui rongeaient sa vie tel un essaim de moustiques furieux.
Dehors dans le jardin, le soleil matinal avait consumé les dernières nappes de brume qui enveloppaient les arbres quelques instants plus tôt. II faisait déjà chaud, la journée promettait d'être étouffante. Mais le comte Ludovico ne se laisserait pas décourager. Il était prêt.
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F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I DES PSYCHIATRES DE LA POLICE TENTENT DE DRESSER
LE PROFIL PSYCHOLOGIqUE DU " MONSTRE DU TRASTEUERE "
" Fétichiste. Individu au comportement obsessionnel et compulsif.
Démoniste. " Tels sont les termes employés par les spécialistes de la police pour décrire la personnalité de l'individu que l'on croit responsable de la disparition de dizaines de personnes au cours de ces dernières années. Choisissant principalement ses proies parmi les sans-abri et les vagabonds, le " monstre du Trastevere " ainsi qu'on le surnomme, car il semble accomplir ses actes ignobles autour de cette zone, demeure une énigme pour les forces de police et les carabiniers.
Frappant sans prévenir aux abords de la gare ferroviaire o˘ se réunissent les vagabonds au petit matin, ou dans le quartier tristement célèbre des Bains de Caracola envahi par les prostituées à la tombée de la nuit, le "
monstre " n'a jamais été repéré jusqu'à présent. Seules les dépouilles de quelques-unes de ses malheureuses victimes ont été retrouvées, toutes avec les yeux énucléés. On a demandé aux psychiatres de la police d'établir le profil de l'individu pouvant commettre des actes aussi horribles. Ainsi le professeur Hugo Iardi de la faculté de médecine de l'université de Bologne a-t-il tracé le portrait incroyablement précis d'un homme à l'apparence tout à fait banale, timide, renfermé, très certainement raffiné, tout à la fois rigide et plein d'esprit, et capable de se livrer à des actes d'une grande sauvagerie.
D'après le professeur Iardi, l'absence totale de traces de rapports sexuels avec ses victimes, avant ou juste après les meurtres, confére à ce cas une dimension unique.
La Stampa, Turin.
DEUXI»ME PARTIE
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- que diriez-vous de deux halogènes à cet endroit pour les panneaux du retable?
- Non, trop sombre. «a va faire des reflets.
- Sauf si on utilise des lampes de faible puissance. Disons, une rampe d'ampoules fluorescentes de quarante watts avec des filtres W.
- Il faut que ce soit doux. Je veux que toute la salle dégage une impression de douceur.
- Ce sera comme du duvet d'oie. Faites-moi confiance, Mr. Manship.
- Je vous fais confiance, répondit le conservateur, non sans appréhension.
Mais je ne veux surtout pas de reflet aveuglant.
Les deux hommes pénétrèrent ensuite dans une salle plus vaste, leurs pas résonnant bruyamment dans le silence immense du musée désert. Manship marchait en tête, suivi par un jeune homme survolté. Muni d'un posemètre qui ballottait autour de son cou, celui-ci notait frénétiquement des indications sur des feuilles fixées sur un écritoire à pince. Considéré
comme un génie dans le monde fort restreint des " créateurs de lumière ", on ne l'appelait jamais autrement que par son nom de famille, Frettobaldi.
Ses cartes de visite professionnelles, gravées sur un épais carton crémeux et mat, proclamaient à la face du monde
" Frettobaldi, le Léonard de Vinci de l'éclairage. "
- Je suppose que vous voudrez des rails de spots ici, dit Frettobaldi en pénétrant dans la salle et en tournoyant lentement L A