PROLOGUE

A cause de la canicule, on avait laissé les portes ouvertes. En gardant les yeux fixés sur l'entrée, on pouvait voir monter les vagues de chaleur dans l'allée de pierres humides, juste derrière le seuil. Le soleil qui se déversait à travers les branches d'un olivier, à l'extérieur, striait l'entrée en marbre d'épaisses ombres noires et grises. Au-delà de la porte, une ligne irrégulière de dômes et de silhouettes vrillées se découpaient en ombres chinoises sur le bleu éclatant du ciel.

Il était bientôt dix-sept heures trente et, dans une demi-heure, SaintStéphane, une petite église chrétienne d'Istanbul, allait fermer ses portes. Peu connu, l'édifice datait de l'époque des Bayazid. Extension d'une forteresse construite du temps des croisades, il chevauchait les pentes occidentales de la Corne d'Or. Généralement ignorée par le flot des touristes qui envahissaient en masse les lieux plus célèbres, tels Sainte-

Sophie, la Mosquée bleue, le palais Dolmbache ou encore Topkapi, l'église SaintStéphane était principalement fréquentée par des chrétiens turcs et des historiens d'art qui venaient de tous les pays du monde pour admirer son principal trésor: ses magnifiques fresques et mosaÔques byzantines vieilles de plus de sept siècles.

Cet après-midi-là, l'afflux de visiteurs était resté modéré, mais constant, et, à cette heure tardive, seule une poignée de personnes s'attardait encore dans la basilique o˘ la lumière déclinait rapidement.

Par manque de subventions, Saint-Stéphane devait, pour L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I assurer sa sécurité, se contenter de la présence d'un vieux bedeau.

Enveloppé dans une épaisse robe de serge grise, souffrant visiblement de la chaleur et de la fatigue, le pauvre homme faisait de son mieux pour remplir ses fonctions. Tandis que le soleil commençait à décliner à l'ouest et que l'aiguille de la grosse horloge àl'extérieur égrenait les dernières minutes avant la fermeture, le bedeau avait, toutefois, de plus en plus de mal à

dissimuler son impatience. Se balançant d'un pied sur l'autre, il regardait les visiteurs faire le tour de l'espace exigu, observer les quelques objets exposés, allumer des cierges dans le vestibule, puis ressortir en file indienne par la porte ouverte. Sur son visage se lisait l'air d'animosité

renfrognée qui

payés du monde entier.

Un des visiteurs s'attardait plus que les autres. Silhouette grise et informe, l'individu était négligé, mais convenable, et portait un long imperméable transparent en plastique, le genre de vêtement qu'on peut replier en carré et glisser dans une poche de veste. D'ailleurs, on apercevait encore nettement les marques de pliures qui formaient une sorte de quadrillage sur toute la longueur et toute la largeur de l'imperméable.

Mais le trait le plus frappant de cet individu était sans aucun doute son épaisse crinière de cheveux d'une couleur indéfinissable. La paire de larges incisives jaun‚tres qui saillait légèrement sur sa lèvre inférieure figeait sa bouche dans un rictus de mauvaise humeur.

Dans une des minuscules chapelles situées sur le côté, sans que personne ne lui prête attention, l'homme restait immobile devant un tableau de petite taille. Exécutée à l'huile et a tempera, l'oeuvre était attribuée à

Botticelli et représentait le brave centurion dont le Christ guérit l'esclave, comme cela est raconté dans les …vangiles de Matthieu et de Luc.

Ici, le centurion est figuré fort simplement, de trois quarts, vêtu d'une tunique blanche qui laisse à peine deviner son corps musclé. Le visage est mince et les traits marqués, avec des pommettes saillantes et des yeux dans lesquels on discerne un mélange de force et de douceur. Sur celui qui contemple le tableau, le centurion pose le regard perspicace et vigilant de l'homme avisé,

caractérise les fonctionnaires sous-

F I l L E A U X Y E U X D E 8 0 T T I C E L L I qui connaît des mystères. Un regard rempli d'une intelligence acérée et désarmante.

L'individu arrêté devant la toile était maintenant le dernier visiteur dans l'église. Une personne se trouvant à ses côtés aurait été frappée de constater à quel point il semblait absorbé par sa contemplation. Le visage empreint d'une expression rêveuse, il marmonnait des mots incompréhensibles, sans se soucier du monde alentour, du fait que l'église s'était tout à coup vidée, et que le bedeau lui jetait des regards chargés d'une franche impatience.

Soudain, (homme leva le bras. Un objet brillant et métallique jaillit de sa manche. Incapable de réagir, le bedeau regarda l'objet étincelant bondir vers le coin supérieur droit du tableau et, d'un seul mouvement ininterrompu, plonger en diagonale vers le coin inférieur gauche. Avec le bruit du tissu qui se déchire.

Le même geste se répéta, mais en partant du coin supérieur gauche, pour redescendre une fois de plus avec une énergie farouche, encore, et encore...

Manship se trouvait à fAlte Pinakothek de Munich, o˘ il examinait des tableaux, quand on vint (informer de ce qui s'était passé. Vingt-quatre heures plus tard, il était de retour à Istanbul, a' Saint-Stéphane, pour contempler le désastre. L'accès à la petite chapelle o˘ était accroché le tableau avait été interdit. Plusieurs représentants des services scientifiques de la police criminelle turque arpentaient les lieux en silence, vaquant à leurs t‚ches respectives. Bien que les touristes puissent encore accéder aux autres parties de l'église, une atmosphère de vénération muette flottait sur les lieux, comme dans une morgue o˘ les gens viennent rendre un ultime et pieux hommage à une personne décédée. Pour l'instant, la police n'avait encore appréhendé aucun suspect.

Gr‚ce à son laissez-passer officiel délivré par le gouvernement turc, Manship avait pu pénétrer dans la chapelle. Immobile, silencieux et le visage sombre, il examinait le tableau même qu'il avait pu admirer, intact et resplendissant, moins de quinze jours

L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I plus tôt. Conservateur chargé de transporter le tableau aux …tats-Unis pour une gigantesque rétrospective Botticelli au Metropolitan Museum, il était assailli par une multitude de questions pratiques. Avant tout, il devait évaluer l'ampleur des dommages afin de déterminer s'il pouvait raisonnablement espérer faire restaurer la toile à temps pour (exposition qui s'ouvrirait à la fin du mois de septembre.

Lorsque Manship était entré dans l'église ce matin-là, son visage aux traits anguleux s'ornait d'une saine rougeur. En l'espace de quelques heures, son teint avait pris la p‚leur d'un vieux parchemin. Deux semaines auparavant, il avait quitté Istanbul au comble de la joie, ayant négocié

avec succès les conditions du prêt de ce tableau; il serait le premier à

présenter au public ce magnifique Botticelli quasiment inconnu en Occident.

Et voilà qu'il revenait dans cette vieille église envahie par l'odeur musquée et moite des siècles pour voir ce qui pouvait être sauvé de ces pitoyables bandes de toile lacérée qui pendaient encore au mur dans leur cadre.

Bien que le tableau ne f˚t pas signé, Manship ne nourrissait aucun doute sur l'identité de son auteur. Recouverte d'une cro˚te de poussière et de crasse accumulée depuis cinq siècles, l'oeuvre était suspendue dans une niche sombre au fond d'une minuscule chapelle éclairée par quelques cierges qui tremblotaient dans une atmosphère humide de crypte. Pourtant, crasse, poussière et absence d'éclairage, rien ne parvenait à masquer le coup de pinceau du maître, les traits de couleur éclatante qui, à nul autre pareils, jaillissaient de ces vestiges telles des flammes.

En le découvrant dans cet endroit, Manship avait eu le souffle coupé. Le vieux Yampolski lui avait parlé de-ce tableau à plusieurs reprises, mais qui écoutait encore ce que racontait Yampolski ? Pour Manship, ses paroles n'étaient que les divagations d'un vieil homme (un vieil homme brillant néanmoins). On disait que, sommité dans le domaine de la peinture européenne des xlve et Xv' siècles, Yampolski était désormais sur le déclin, à l'instar de sa mémoire et des maigres biens terrestres qu'il avait réussi àaccumuler en tant que critique et historien d'art.

Manship avait été à ce point exalté par cette découverte F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I inespérée que, dans un accès de gratitude, il avait tenu ‚ récompenser le vieil homme en lui confiant le soin de rédiger le texte du catalogue de l'exposition, décision motivée principalement par le désir de faire tomber un peu d'argent dans les poches du vieux Yampolski.

Dès le lendemain matin, emballé dans une caisse en bois conçue pour contrôler et maintenir la température et le taux d'humidité, et confié au savoir-faire d'une équipe de transporteurs spécialisés, le Centurion décollait de (aéroport international d'Istanbul, en direction de l'Italie.

Alerté par un télégramme expédié de Turquie, le signor Emilio Torelli avait bouleversé son emploi du temps et préparé son équipe et son atelier afin de recevoir la toile affreusement mutilée. Torelli était un génie. Dans la restauration d'oeuvres d'art, il avait la réputation d'accomplir des miracles, et l'on prononçait son nom avec une sorte de respect mêlé de crainte. Il dirigeait son atelier des environs de Florence de la même façon que les grands centres hospitaliers urbains dirigeaient leurs services d'urgence.

Torelli constituait désormais l'unique espoir de Manship. Le Centurion était la première victime de la future exposition et son organisateur n'avait aucune intention qu'il y en e˚t d'autres.

P R E MIE R E PARTIE

- Vingt-cinq! Vingt-cinq! quelqu'un a dit trente? J'ai entendu trente? Oui, trente à ma droite! quelqu'un a dit trentecinq? Le monsieur là-bas dans le coin, avec la jolie cravate jaune. Formidable! J'ai une offre à trentecinq. Trente-cinq... Allons, ne soyez pas timides. Nous pouvons faire bien mieux pour cette magnifique esquisse digne d'un musée. A quarante, c'est une affaire. Lady Beresford. Excellent. J'ai une offre à quarante. Je dis donc quarante mille. Nous sommes à quarante mille.

Le commissaire-priseur continuait à débiter sa litanie de chiffres, tandis que le murmure discret des quatre-vingts ou quatre-vingt-dix personnes réunies dans la petite pièce sans air s'élevait et retombait au gré de chaque intonation.

C'était au coeur de l'été, à Londres, et le petit salon particulier de Sotheby's accueillait en cette fin d'après-midi une douzaine de personnes de plus qu'il ne pouvait logiquement en contenir. La nuit commençant à

tomber, un vieux gardien aux cheveux blancs faisait le tour de la salle d'un pas mal assuré pour allumer les petits chandeliers électriques fixés aux murs à intervalles réguliers.

- ... Soixante-cinq. Soixante-cinq...

La voix du commissaire-priseur était tour à tour insistante, encourageante, enjôleuse.

Mark Manship était assis là, les genoux croisés si légèrement qu'ils semblaient à peine se toucher. Très fournis, ses cheveux poivre et sel étaient à peine clairsemés sur son front, et il émanait de la p‚leur de ses traits acérés une émaciation pleine d'élégance.

F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I Grand, dégingandé, l'air encore juvénile bien qu'il approch‚t de la quarantaine, il paraissait miraculeusement épargné par le passage du temps.

Assis bien droit sur sa chaise, alerte, les mains nouées sur les genoux, il offrait une image d'innocence et d'inexpérience qui aurait presque pu passer pour de la naÔveté.

- quatre-vingt!

Nasillards, ces mots avaient jailli d'un long nez appartenant àun homme que connaissait bien Manship puisqu'il s'agissait du directeur du musée d'Orsay. Manship laissa son regard dériver vers le plafond au-dessus de lui. C'était un plafond baroque fait de moulures en bronze et de caissons formant des niches à l'intérieur desquelles se découpaient des frises représentant diverses scènes mythologiques. Juste à la verticale de sa tête, plusieurs Cupidon grassouillets, les joues gonflées, soufflaient dans des cornes.

- quatre-vingt! Nous sommes à quatre-vingt! lança le commissaire-priseur.

qui offre quatre-vingt-cinq?

L'objet de toute cette attention était une petite Madone dessinée par Botticelli à la fin du xve siècle et appartenant à une série de treize esquisses exécutées par le peintre à la demande de son puissant protecteur, Laurent de Médicis.

- Remarquez l'étonnant mélange de vigueur et de raffinement délicat, dit le commissaire-priseur, un dénommé Philpot. La verticalité de la composition, la perfection linéaire ininterrompue, la s˚reté absolue du trait...

Philpot était réputé pour sa façon précieuse et alambiquée de s'exprimer.

Cela faisait d'ailleurs partie de son savoir-faire.

- ... une oeuvre véritablement merveilleuse, mesdames et messieurs. En parfait état. quatre-vingt-cinq mille? Allons! Je vous écoute. Oui, voilà, quatre-vingt-cinq mille. Excellent. Là-bas, à ma droite.

Manship restait immobile sur sa chaise, les mains croisées sur les genoux.

Il paraissait à mille lieux de la vente et de tout le reste. Son regard allait et venait dans la salle, sans jamais se poser sur le dessin. Du coin de l'oeil, il vit son homologue du prestigieux Getty Museum lui adresser un sourire sardonique. Manship le

L L E A U X Y E U X D E 8 0 T T I C E L L I

salua d'un hochement de tête et reçut en échange un salut plein de cérémonie.

- Je crois que nous atteignons votre offre, n'est-ce pas, mister Manship ?

dit le commissaire-priseur.

- C'est exact.

- Excellent, reprit Philpot avec enthousiasme, car il savait que les véritables enchères allaient enfin débuter. quatre-vingt-dix mille, telle est l'offre faite par le Metropolitan Museum! lança-t-il joyeusement.

L'individu à la gauche de Manship s'agita tout à coup.

- quatre-vingt-quinze.

- quatre-vingt-quinze pour Mr. Allenby du Getty.

Le calme s'abattit soudain sur la salle, tous les regards se portant sur Manship.

- Cent mille, déclara ce dernier.

- Cent! Nous sommes à cent mille, mesdames et messieurs.

- Cent cinq! lança une voix demeurée jusqu'alors muette.

Là, derrière lui, sur sa droite. C'était Carstairs de la Tate Gallery.

La plupart des enchérisseurs privés non mandatés avaient déjà renoncé.

Plusieurs employés de la maison Sotheby's, y compris la femme de ménage et les gardes en uniforme gris, sentant monter la tension, s'étaient rassemblés à l'entrée du salon.

Mr. Philpot rayonnait derrière son pupitre, et son grand sourire laissait voir un large espace entre deux dents. Manship leva de nouveau la main.

- Cent dix! s'exclama le commissaire-priseur. (Ses yeux balayèrent l'assistance, faisant l'aller et retour entre Carstairs et Allenby.) Nous avons une offre à cent dix. quelqu'un dit cent quinze? Cent quinze? Allons, cent quinze...

Spectateur jusque-là discret et silencieux, un Japonais leva un doigt tremblant. Si Manship redoutait quelqu'un dans cette assemblée, c'était bien lui.

Philpot fondit sur le Japonais comme un aigle sur sa proie.

- Oui, cent vingt! s'écria-t-il, le feu aux joues. Nous avons ici une offre à cent vingt mille livres.

- Vingt-cinq! rétorqua Carstairs.

L A F I L L E A U X V E U X D E B 0 T T I C E L L I Son visage demeurait parfaitement immobile, à l'exception d'un sourcil qui tressaillait.

Manship n'avait rien perdu de son calme. Les genoux toujours croisés, il ne trahissait quasiment aucune émotion. Les enchères fonçaient maintenant vers les deux cent trente mille dollars. Il devinait dans son dos le sourire méprisant de son collègue du Getty Museum et imaginait avec un certain amusement l'" indignation outrée " des administrateurs du Metropolitan. Il leva le doigt une fois encore.

- S'agit-il d'une offre à trente, Mr. Manship ? demanda le commissaire-priseur.

- En effet.

- Cent trente mille livres, mesdames et messieurs! Nous en sommes à cent trente mille!

- Trente-cinq! déclara Allenby, mais cette fois, Manship fut certain de percevoir une certaine hésitation dans sa voix.

- Une offre à cent trente-cinq de la part de Mr. Allenby! annonça le commissaire-priseur en posant un regard insistant sur le conservateur de la Tate.

Mais Carstairs n'avait pas le cran nécessaire pour continuer. Il répondit par un haussement d'épaules et secoua la tête.

-Nous sommes toujours à trente-cinq! L'enchère à cent trente-cinq mille livres...

Le marteau du commissaire-priseur se leva. Philpot regardait Manship qui, lui, suivait le mouvement du marteau.

Soudain, le doigt du japonais silencieux se leva de nouveau, pour une enchère à cent quarante qui se voulait insurpassable. Un hoquet parcourut l'assistance.

Au diable les actionnaires! Manship leva le doigt pour relever le défi.

- Cent cinquante!

Il entendit sa voix lui revenir en écho de très loin.

Philpot était aux anges. Des gens assis au fond de la salle s'étaient levés pour mieux voir.

La balle se trouvait à nouveau dans le camp du japonais. Juché derrière son pupitre, le commissaire ne le quittait pas des yeux.

- Cent cinquante. Enchère à cent cinquante...

L A F I L L E A U X V E U X D E B 0 T T I C E

Le marteau reprit sa lente montée. Un silence irréel et assourdissant flottait dans la salle.

- Une fois... deux fois...

Tous les regards étaient tournés vers le japonais dont le visage restait un masque impénétrable alors que le marteau atteignait son point culminant, puis retombait pour frapper le billot de bois avec un craquement sinistre.

Le combat s'était achevé faute de combattants.

-Adjugé pour la somme de cent cinquante mille livres àMr. Manship du Metropolitan Museum.

Celui-ci fut rapidement encerclé par un flot de personnes venues le féliciter, de parfaits inconnus qui se précipitaient pour lui serrer énergiquement la main ou lui donner des tapes dans le dos.

- Bravo!

- Bien joué, sir.

Il fut ensuite assailli par un essaim de représentants de la galerie. Il lui fallut signer des papiers, répondre à des questions, remplir des formulaires. Le directeur de la maison Sotheby's, Hiram McCallish, s'avança vers lui, radieux. C'était un colosse écossais avec un visage rubicond et des bajoues parsemées d'un entrelacs de fines veines.

- Je savais que vous finiriez par emporter le morceau, Mark. quand vous avez une idée dans votre tête de mule. Et de vous àmoi... - il jeta un regard en biais au japonais dans le coin de la salle -, ça me fait toujours plaisir d'en voir un mordre la poussière.

McCallish avait été fait prisonnier par les Japonais en Malaisie au cours des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale et ne les portait pas dans son coeur.

Manship signa plusieurs documents, tandis qu'une meute de journalistes hurlants l'entourait.

- A partir de quand les New-Yorkais auront-ils le privilège d'assister à

votre exposition, Mr. Manship ? demanda le correspondant du Daily Mail

- Si tout se passe bien, avant la fin du mois de septembre.

- Pensez-vous réunir d'ici là toutes les oeuvres que vous souhaitez présenter?

F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I

- Tel que je le connais, je suis s˚r que oui, répondit McCallish à la place de Manship. Il est même capable de ressusciter ce cher vieux Botticelli pour l'occasion!

Cette remarque provoqua quelques rires, et Manship tendit au colosse écossais un chèque du Metropolitan Museum d'un montant de 229 000 dollars.

McCallish le tendit à bout de bras pour l'examiner.

- Est-ce que l'un de vous deux pourrait poser en montrant le chèque avec un grand sourire, Mr. McCallish ? demanda un photographe.

Un flash crépita avant que quiconque ne p˚t émettre une objection.

Un employé de la compagnie Lloyd's les rejoignit. Il s'était déjà emparé du dessin. Celui-ci était enveloppé dans un simple papier brun d'emballage, mais deux gardes armés accompagnaient le représentant de la compagnie d'assurances.

- Je compte sur vous pour en prendre le plus grand soin, dit Manship.

- Soyez sans crainte, monsieur. Il part ce soir même pour Florence par avion spécial.

- Mr. Torelli sera à l'aéroport pour le recevoir.

- Je l'espère, répondit l'homme de la Lloyd's en riant. Je vous demanderai simplement de signer ceci. (Il tendit à Manship un formulaire standard.) Je suppose que vous voulez la même couverture d'un demi-million?

Les formalités réglées, McCallish chassa tout ce petit monde et prit Manship par le bras pour le diriger au milieu des derniers spectateurs qui commençaient seulement à quitter la salle.

- Venez, dit-il. J'ai mis une bonne petite bouteille au frais.

Le conservateur du Metropolitan se laissa conduire jusqu'à un minuscule ascenseur semblable à un cercueil qui s'éleva en brinquebalant et en grinçant jusqu'à la terrasse de l'immeuble de Sotheby's, là o˘ étaient installés les bureaux privés de McCallish.

- Claude me dit que vous avez mis la main sur les fresques Lemmi. Comment avez-vous fait?

- «a n'a pas été facile.

- Je m'en doute, dit McCallish en s'épongeant le cou avec F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I son mouchoir roulé en boule. Le vieux Baudreuil est un type impossible.

Vous lui avez donc promis toute la 86e Rue!

Il soupira et ajouta

- Et la Madone de Duveen ? Je suppose que vous l'avez également ?

- Oui, Hollander me l'a dénichée à Bruges. Elle a besoin de quelques restaurations, mais à part ça...

- Ah, vous êtes un magicien, cher ami. Un magicien! (Une lueur d'émerveillement authentique brillait dans les yeux chassieux du vieil …

cossais.) Et les esquisses Chigi ? A combien en êtes-vous maintenant? Il doit en exister quinze, si je ne M'abuse?

- Treize. Avec celle-ci, j'en possède maintenant neuf.

McCallish laissa échapper un petit sifflement d'admiration.

- Difficile d'imaginer que treize dessins de Botticelli sont restés cachés aux yeux du monde pendant si longtemps.

- Pas tellement si l'on considère qu'ils ont été éparpillés aux quatre coins du globe pendant cinq siècles. Nul ne savait o˘ ils se trouvaient.

McCallish émit un petit ricanement de mépris.

- Incroyable. Tout bonnement incroyable.

Le long nez rouge du directeur produisit un sifflement lorsque son propriétaire ôta la bague en plomb de la bouteille de champagne Pol Roger.

Le bouchon sauta.

- Une commande de Laurent le Magnifique en personne, n'est-ce pas ?

- De Lorenzino, en réalité. Le cousin de Laurent de Médicis, celui qui a commandé Le Printemps et la Vénus.

Le visage de McCallish vira au mauve lorsqu'il se pencha en avant, avec raideur, pour verser le champagne dans deux fl˚tes glacées.

- Exécutés avant 1500, je dirais.

Manship plissa le front en réfléchissant.

- Oui, entre 1490 et 1497. (Il tendit le bras pour saisir le verre qu'on lui offrait.) Le trait est très différent du travail de Sandro après 1500.

- Si je ne m'abuse, Christine de Suède a joué un rôle dans cette histoire, n'est-ce pas?

;dés au

Une feux x de On ent,

ces

L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I

- Berlin?

- La police ouest-allemande. La dernière fois qu'ils ont entendu parler des esquisses, elles se trouvaient à Leipzig. Sans doute volées durant la guerre.

- Je vois. Leur service spécialisé dans les vols d'oeuvres d'art pourrait peut-être vous aider.

- Je les ai déjà contactés. Ils ont promis très généreusement de m'ouvrir leurs dossiers.

Après avoir soufflé vers le plafond une épaisse colonne de fumée, McCallish prit un air grave pour demander

- J'ai eu vent du drame survenu à Istanbul la semaine dernière. Une sale histoire. qu'en pensez-vous?

Manship réfléchit un instant avant de secouer la tête.

- Franchement, je ne sais pas trop.

Lorsqu'il revint à son hôtel, le concierge lui tendit des télégrammes reçus en son absence et une liste de messages téléphoniques. Manship monta directement dans sa chambre pour se faire couler un bain chaud. Plongé dans cette potion bienfaisante de mousse et de vapeur, il sentit peu à peu les tressaillements acérés de ses nerfs s'apaiser, puis s'assoupir.

Hélas, au milieu de ce délicieux instant de délassement s'insinua le souvenir pénible de l'agression dont avait été victime le Centurion la semaine précédente à Istanbul. Une fois de plus, Manship se demanda s'il s'agissait d'un accident isolé ou s'il fallait y voir un lien avec l'exposition Botticelli qui se préparait. Il n'ignorait pas qu'il y avait dans le monde de l'art de prétendus " collègues " qui, occupant des postes importants dans d'autres musées, voire au sein du Metropolitan, voyaient cette exposition d'un mauvais oeil; leurs sourires étaient chargés de venin et ils souhaitaient, en toute cordialité, la voir échouer, pour la simple et bonne raison que ce n'était pas la leur. Néanmoins, Manship ne se lamentait pas à ce sujet et il considérait que c'était normal. qu'on appelle ça jalousie ou compétition, dans l'univers des musées, cela faisait partie du jeu. Mais un collègue jaloux aurait-F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I McCallish fit claquer ses lèvres, en savourant le champagne.

- Oh, un délice!

- C'est exact, elle a acheté huit dessins qu'elle a légués au Vatican.

- Ces pauvres diables vous ont donné du fil à retordre?

- En fait, ils ont été très corrects. Aucun problème.

McCallish but une gorgée de champagne avant d'ajouter

- Ils sont parfois très susceptibles pour les questions de prêt, vous savez.

Une voiture de police passa dans la rue en faisant hurler sa sirène.

- Et les cinq autres esquisses? O˘ étaient-elles ?

- Entre les mains d'un libraire italien installé à Paris. Un dénommé Molini qui les a vendues à William Beckford.

- Ah, oui, exact. Mon père le connaissait. Un grand collectionneur. Il avait l'oeil! Un drôle de type.

-Après, c'est la fille de Beckford qui en a hérité.

- La duchesse de Hamilton. La suite, vous la connaissez.

Manship leva son verre pour que son hôte p˚t le remplir. Une fois qu'ils furent installés dans une paire de canapés spacieux disposés en vis-à-vis, McCallish lui tendit un humidificateur de cigares ouvert rempli de Churchills et Manship se servit. On se battit avec un briquet de table récalcitrant et, rapidement, l'atmosphère se chargea de l'odeur puissante et riche de ces excellents havanes.

Succombant aux effets combinés d'un champagne millésimé et d'un bon cigare, McCallish ferma les yeux et se renversa contre le dossier du canapé en cuir.

- Et maintenant, quelle est votre prochaine étape? demanda-

-je m'envole pour Paris dès ce soir pour récupérer un autre dessin.

- Le vieux DeMornay, je suppose. Donc, il en reste encore trois.

- Et c'est là que le b‚t blesse. J'ignore o˘ ils se trouvent. J'ai bien quelques pistes, mais rien de très sérieux, et le temps me manque.

Immédiatement après Paris, je fonce à Berlin.

L A F I L L E A U X V E U X D E B 0 T T I C E L L I

- Berlin?

- La police ouest-allemande. La dernière fois qu'ils ont entendu parler des esquisses, elles se trouvaient à Leipzig. Sans doute volées durant la guerre.

- Je vois. Leur service spécialisé dans les vols d'oeuvres d'art pourrait peut-être vous aider.

- Je les ai déjà contactés. Ils ont promis très généreusement de m'ouvrir leurs dossiers.

Après avoir soufflé vers le plafond une épaisse colonne de fumée, McCallish prit un air grave pour demander

- J'ai eu vent du drame survenu à Istanbul la semaine dernière. Une sale histoire. qu'en pensez-vous?

Manship réfléchit un instant avant de secouer la tête.

- Franchement, je ne sais pas trop.

Lorsqu'il revint à son hôtel, le concierge lui tendit des télégrammes reçus en son absence et une liste de messages téléphoniques. Manship monta directement dans sa chambre pour se faire couler un bain chaud. Plongé dans cette potion bienfaisante de mousse et de vapeur, il sentit peu à peu les tressaillements acérés de ses nerfs s'apaiser, puis s'assoupir.

Hélas, au milieu de ce délicieux instant de délassement s'insinua le souvenir pénible de l'agression dont avait été victime le Centurion la semaine précédente à Istanbul. Une fois de plus, Manship se demanda s'il s'agissait d'un accident isolé ou s'il fallait y voir un lien avec l'exposition Botticelli qui se préparait. Il n'ignorait pas qu'il y avait dans le monde de fart de prétendus " collègues " qui, occupant des postes importants dans d'autres musées, voire au sein du Metropolitan, voyaient cette exposition d'un mauvais oeil; leurs sourires étaient chargés de venin et ils souhaitaient, en toute cordialité, la voir échouer, pour la simple et bonne raison que ce n'était pas la leur. Néanmoins, Manship ne se lamentait pas à ce sujet et il considérait que c'était normal. qu'on appelle ça jalousie ou compétition, dans l'univers des musées, cela faisait partie du jeu. Mais un collègue jaloux aurait-23

L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I il été capable de détruire un tableau d'une telle valeur dans le simple but de nuire à un autre conservateur? Jugeant cette idée trop invraisemblable, Manship la chassa de son esprit.

Il concentra ses pensées sur des problèmes plus immédiats, savoir l'exposition qui devait ouvrir ses portes à New York à la fin du mois de septembre. On lui avait confié la t‚che d'organiser une gigantesque rétrospective Botticelli à l'occasion du cinq cent cinquantième anniversaire de la naissance du grand maître de la Renaissance. Ce serait la première fois qu'autant d'oeuvres du peintre florentin seraient réunies sous le même toit.

Cela faisait cinq ans qu'il travaillait d'arrache-pied à ce projet, achetant, empruntant, traquant les oeuvres les plus importantes àtravers le monde, plus d'une centaine en tout. La plupart se trouvaient déjà à New York, ou à Florence o˘ on devait les restaurer. Les tableaux arrivés à New York étaient catalogués et répertoriés par les plus grands spécialistes.

Des professionnels de l'éclairage s'étaient déjà mis au travail au premier étage du Metropolitan Museum afin de présenter les tableaux dans la lumière la plus flatteuse. Des avocats rédigeaient des contrats en béton pour définir les conditions d'achat et de prêt.

Tous les plus grands musées du monde participaient àl'exposition. Le Louvre avait promis la Madone Guidi. Les fresques de la villa Lemmi venaient de Belgique et la Madone Corsini de la National Gallery à Washington. Le Saint Sébastien avait traversé l'Atlantique, en provenance du Stattlich Museum de Berlin. Les fresques papales venaient du Vatican et les panneaux de la Predelle arrivaient du musée de l'Académie à Florence. La galerie des Offices quant à elle devait effectuer le prêt le plus important en envoyant le portrait de Cosimo de Médicis, la Vierge à la grenade, l'Adoration des Mages, et les deux chefsd'oeuvre d'une beauté à couper le souffle que sont Le Printemps et La Naissance de Vénus.

Mais l'ultime t‚che, la plus ardue, n'était pas encore achevée. Manship s'était vu confier le soin de rassembler treize dessins dispersés dans des endroits fort éloignés les uns des autres et exécutés par Botticelli comme esquisses préparatoires à la réalisation de la Madone Chigi. Le tableau lui-même était en route pour New

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York, en provenance du Gardner Museum de Boston. La réunion de ces treize dessins était considérée comme un impératif absolu par les administrateurs du Metropolitan. En effet, on les avait crus perdus pendant des siècles, et leur présentation à l'occasion de cette exposition provoquait déjà une vive excitation. Tous les grands journaux, magazines et revues spécialisés du monde entier allaient dépêcher des journalistes sur place. A en croire la rumeur, la couverture médiatique promettait d'être gigantesque. Cette exposition serait le point d'orgue de la saison du Metropolitan. De son succès dépendaient l'avenir professionnel de Manship et son accession au fauteuil de William Osgood, actuel directeur du musée, prochainement à la retraite.

Manship exerçait les fonctions de conservateur depuis douze ans. Engagé par une succession de musées tout aussi prestigieux les uns que les autres, il s'était retrouvé, à vingt-six ans, catapulté sous le feu des projecteurs avec tous les excès que seul peut engendrer, semble-t-il, le monde de l'art. qualifié de Wunderkind, il avait été nommé conservateur des maîtres de la Renaissance au Metropolitan Museum of Art et, en très peu de temps, conformément aux mises en garde qu'on lui avait adressées, s'était attiré

la colère de collègues plus ‚gés dont les carrières se trouvaient brusquement plongées dans l'ombre.

Manship faisait preuve d'un acharnement sans rel‚che dans l'accomplissement de ses t‚ches. II était prêt à se rendre dans n'importe quel endroit du globe pour examiner un Tiepolo inconnu, un Giotto ou un Véronèse. Brillant administrateur et adoré de tous ceux qui travaillaient sous ses ordres, il comptait en outre parmi les très rares conservateurs possédant le privilège de pouvoir mener des enchères lors de ventes privées ou publiques pour l'achat d'oeuvres valant plusieurs millions de dollars.

En un peu moins de cinq ans, il avait métamorphosé l'aile Renaissance du Metropolitan, faisant d'un mélange d'oeuvres italiennes de second plan une des collections du quattrocento les plus éblouissantes et les plus cohérentes du monde.

Nul ne pouvait mettre en cause sa réussite. On écrivait des articles sur lui. Il était photographié dans des dîners à mille dollars le couvert pour collecter des fonds, dans des restaurants à la F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I L A F I L L E A U X V E U X D E B 0 T T I C E L L I mode, au milieu de dames de la bonne société qui portaient des noms à

rallonge. Manship détestait cet aspect de son métier, mais, d'une certaine façon, c'était son gagne-pain, et cela permettait au musée d'ouvrir ses portes trois cent soixante-cinq jours par an.

…videmment, il comptait quelques ennemis, comme tous ceux qui occupent une position aussi importante et convoitée. Mais il possédait également quelques amis à des postes élevés et savait quand, et comment, les utiliser. Bref, son avenir s'annonçait sous les meilleurs auspices et, après l'ouverture de la formidable exposition Botticelli à l'automne (en fonction de son succès, bien entendu), il serait encore plus radieux. Un siège au conseil d'administration se profilait à l'horizon.

La présentation des treize esquisses de la série des Madone Chigi constituerait un motif de fierté supplémentaire pour Manship. Au cours de ces dix derniers mois, il avait réussi à se procurer, à force de cajoleries, de persuasion et de harcèlement, dix de ces dessins auprès de conservateurs et de marchands tous versés dans l'art de soutirer le maximum d'avantages à des conservateurs ambitieux.

Mais, en dépit de tous ses efforts, trois dessins manquaient encore à

l'appel. A l'exception d'une seule, Manship avait déjà épuisé toutes ses sources, et dilapidé une petite fortune pour essayer de retrouver leurs traces. Près d'un million de dollars avaient été dépensés pour cette seule partie de l'exposition. Et cet après-midi là chez Sotheby, les acheteurs avaient propulsé le prix d'un de ces dessins jusque dans la stratosphère.

Manship avait largement dépassé son budget et devrait sans doute s'adresser à ses supérieurs pour réclamer une rallonge budgétaire. Cette perspective lui déplaisait. II n'avait jamais su faire la manche. D'ailleurs, il avait déjà reçu plusieurs télégrammes virulents d'un Osgood qui lui disait la "

consternation " des administrateurs du musée face à son " incroyable extravagance ".

qu'espéraient-ils donc? Ils voulaient se procurer toute la série d'esquisses. " A tout prix. " Croyaient-ils que le monde était rempli de philanthropes et de bons Samaritains qui vivaient dans l'espoir de déposer leurs oeuvres d'art inestimables au pied du Metropolitan ? En échange de quoi? D'un sourire? D'une tape

2 s

amicale dans le dos? De deux invitations gratuites pour la grande exposition et d'une lettre de recommandation signée William Osgood III ?

Pas même un petit quelque chose à envoyer au Trésor public à l'époque de la déclaration des revenus dans l'espoir d'une déduction fiscale bienvenue.

Manship laissa échapper un rire amer, la mousse glissa le long de son grand corps osseux et il sortit de la baignoire.

L L E A U X Y E U X 0 E B 0 T T I C E L L I

- Cela fait plusieurs jours que je vous observe.

- je sais.

- Ah bon? C'était donc si évident?

- Oui. Je me demandais si vous auriez enfin le courage de m'aborder.

Il rit de sa franchise et la regarda vider sa tasse de café.

- Vous venez ici tous les jours? demanda-t-il.

- Oui, j'aime bien leur café.

- Puis-je vous en offrir un autre?

- Si vous voulez. Vous pouvez même m'offrir une brioche pendant que vous y êtes.

Elle lui parlait sans le regarder.

L'homme fit signe au serveur, désignant du doigt un assortiment de p

‚tisseries. Une voix nasillarde résonna dans les hautparleurs de la gare routière, totalement incompréhensible dans l'immense hall au plafond haut.

Malgré tout, plusieurs personnes se levèrent précipitamment de leurs tabourets et jetèrent quelques pièces sur le comptoir avant de courir vers les différents quais o˘ des cars à l'arrêt faisaient tourner leur moteur et rejetaient des gaz d'échappement noirs dans l'atmosphère en attendant d'embarquer leurs passagers.

Il la regarda dévorer les p‚tisseries avec une faim de loup. Sans doute n'avait-elle rien mangé depuis plusieurs jours, songea-t-il. Elle était d'une maigreur pathétique, et ses vêtements n'étaient pas très nets. A première vue, elle n'avait pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, même si elle paraissait plus proche de la quarantaine.

«a ne l'empêchait pas d'être assez attirante, avec ses airs maussades de totale disponibilité.

- Savez-vous pourquoi je vous observais? lui demandat-il.

Cette fois, elle le regarda en face en tamponnant avec sa serviette ses lèvres trop maquillées, ses gestes étaient d'un raffinement presque risible.

- Non. Mais j'imagine, dit-elle.

Son ton de lassitude ne lui avait pas échappé.

- Je suis sérieux.

- Oui, bien s˚r.

- C'est à cause de vos yeux.

- Mes yeux?

- Oui. Vous avez des yeux ‚ la Botticelli.

- qui ça?

- Botticelli. Le peintre. Vous avez exactement les mêmes yeux que sa Vénus et son incarnation du Printemps.

Elle l'écoutait sans chercher à masquer un sourire ironique, étonnée qu'un monsieur tel que lui, bien habillé, poli, visiblement instruit, et riche, e˚t recours à un prétexte aussi grotesque

pour draguer une fille. Depuis le temps qu'elle arpentait les boulevards, les halls d'hôtels et maintenant, hélas, les gares routières, jamais elle n'avait rien entendu d'aussi idiot.

- Bon, qu'est-ce que vous voulez au juste? lui demanda-t-elle, impatiente d'en venir au fait.

- Je voudrais vous

- Vous peignez?

- Oui.

Le silence se fit et renforça le poids des mots qui suivirent

- Je suis artiste.

Combien de fois avait-elle entendu cette phrase? Combien d'hommes se déclaraient artistes, photographes ou imprésarios. L'un d'eux avait même affirmé être un " grand couturier de

renommée internationale ", à la recherche d'un " look différent ", avait-il précisé. que de mensonges compliqués, d'une transparence absurde, pour atteindre un objectif si simple et évident!

demander de poser pour moi.

L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I que de temps perdu! Pourquoi les hommes ne disaient-ils pas simplement ce qu'ils cherchaient?

- Et vous voudriez que je pose nue, je suppose?

- Non, je n'ai pas dit ça.

-Mais c'est bien ce que vous avez en tête, non? je me trompe ?

- Oui. Vous pourrez garder vos vêtements. Ceux que vous portez là seront parfaits. je ne m'intéresse qu'à vos yeux.

- Mes yeux? Comme c'est romantique!

Elle eut un gloussement si haut perché que plusieurs personnes se retournèrent. En voyant les rides creuser son visage, il songea qu'elle était sans doute plus ‚gée qu'il ne l'avait cru tout d'abord.

- C'est l'affaire de quelques heures, pas plus, dit-il. je vous paierai largement.

- Ah? Combien?

Elle tourna la tête pour le regarder droit dans les yeux. Dans les siens brillait une lueur de séduction, teintée de mépris peut-être.

L'homme mentionna une somme.

Elle parut impressionnée.

- Uniquement pour peindre mes yeux? Rien d'autre?

- Rien d'autre. Uniquement vos yeux. Cela ne prendra que quelques heures.

Elle semblait réfléchir à la proposition, pendant que ses yeux essayaient de le jauger en l'observant de la tête aux pieds.

- Vous êtes pas un de ces malades avec des go˚ts tordus, hein?

- Non, répondit-il en riant. Non, je vous rassure, je ne suis pas un malade, comme vous dites.

- On peut voir la couleur de votre fric?

L'homme sortit de sa poche intérieure un portefeuille d'o˘ il tira deux billets de cent mille lires qu'il déposa devant elle sur le comptoir.

La fille parut retenir son souffle et le bout de sa langue glissa sur sa lèvre inférieure.

- O˘ est votre studio, monsieur l'Artiste?

- Dans le Parioli. A quelques minutes d'ici en taxi. Venez avec moi, je vais vous montrer.

L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I II déposa une poignée de pièces de monnaie sur le comptoir et, avec un sourire, il lui prit le bras.

LE CORPS D'UNE FEMME NON IDENTIFI…E

D…COUVERT DANS LE TIBRE

Le corps d'une jeune femme ‚gée de trente à trente-cinq ans a été découvert par des pêcheurs aujourd'hui même dans le Tibre, aux abords de l'Ospedale de la Infata. La victime était entièrement nue et semblait morte depuis plusieurs jours.

Les médecins légistes enquêtent auprès des dentistes de la ville pour tenter de retrouver un dossier leur permettant d'identifier le corps avec certitude. " Il n'est pas rare de retrouver des cadavres dans le fleuve ", a déclaré l'inspecteur chef Mario Buonofaccio. Chose beaucoup plus rare, en revanche, les yeux de la jeune femme ont été arrachés de leurs orbites. II s'agit du sixième corps que l'on retrouve ainsi horriblement mutilé en l'espace de vingt-quatre mois.

IL Repubblico, Rome.

F I L L E A U X Y E U X D E 8 0 T T I C E L L I II était neuf heures et le musée Pallavicini de Rome venait juste d'ouvrir ses portes. En ce lundi matin, après un long weekend férié, on attendait peu de visiteurs. Du moins, à cette heure. Vers midi, il était possible qu'une petite foule d'employés de bureau s'échapp‚t des ruelles étouffantes de la capitale pour profiter de l'air conditionné et déambuler quelques minutes dans les couloirs du musée avant de regagner leurs lieux de travail.

Occupés à boire leur café, les quelques gardiens disséminés ici et là dans les différentes salles ne s'intéressaient guère à la silhouette solitaire qui parcourait le labyrinthe des couloirs. Corpulent et d'allure gauche, l'homme avançait en traînant les pieds et semblait victime de quelque trouble neurologique affectant sa coordination motrice. Malgré le soleil et le ciel bleu au-dehors, il portait un imperméable froissé. Il marchait quasiment seul dans la galerie supérieure et ses pas sur le parquet résonnaient violemment sous les hauts plafonds.

quelques instants plus tard, un bruit insolite parvint aux oreilles d'un gardien à demi assoupi qui aspirait les dernières bouffées de sa cigarette du matin, dissimulé dans un des petits renfoncements près de la salle principale. Au début, le garde n'y prêta pas attention. C'est seulement après quelques secondes, comme le bruit étrange persistait, qu'il comprit de quoi il s'agissait: c'était le bruit d'une toile qui se déchire.

Même alors, le gardien mit un certain temps à réagir. Peutêtre ce délai lui sauva-t-il la vie. Arrivé quelques secondes plus tôt, il se serait trouvé face à un individu imposant et menaçant, dont le bras décrivait de larges mouvements de haut en bas comme s'il maniait une faux, tandis que de sa bouche sortait une sorte de grognement rauque. quand il eut achevé son travail, de longues bandes de toile pendaient à

l'intérieur du cadre o˘ elles tremblaient encore, telles les entrailles d'une créature vivante que l'on vient d'éviscérer.

La victime de cet acte de sauvagerie était la Transfiguration de Botticelli. Aussi bouleversant aujourd'hui qu'il y a cinq cents ans, lors de sa naissance, ce tableau n'était plus que lambeaux.

Lorsque le gardien arriva enfin sur place, l'irréparable était presque accompli. Fonçant dans le couloir et débouchant dans la salle, il se pétrifia et assista aux ultimes lacérations, l'air hébété, comme s'il était incapable de comprendre ce qu'il voyait.

Soudain, le bras de l'homme retomba, et le gardien aperçut àson extrémité

un objet métallique et brillant. Il s'agissait d'un petit couteau à la lame épaisse et recourbée au bout, à la manière d'un kriss. Plus tard, la police l'identifia comme " un couteau du type de ceux utilisés par les poseurs de moquette ".

Ayant cessé d'agiter le bras, l'homme à l'imperméable resta immobile un instant, le souffle coupé, les yeux fixés sur le tableau lacéré, comme effrayé par l'horreur de son geste. Sentant quelqu'un approcher dans son dos, il pivota sur ses talons, juste àtemps pour voir une silhouette se précipiter vers lui. Le gardien s'était élancé, légèrement plié en deux pour pouvoir le plaquer aux jambes. Juste avant l'impact, l'homme au couteau fit un écart sur le côté à la manière d'un toréador. Emporté par son élan et déséquilibré, le gardien trébucha au moment o˘ la lame recourbée jaillissait vers son visage, lui arrachant un morceau de joue de la taille d'une balle de golf et y creusant un trou béant juste sous l'oeil. En quelques secondes, une flaque rouge s'étendit aux pieds du gardien. Cherchant à se rétablir, celui-ci glissa et retomba dans son sang.

Entendant des bruits de bagarre, un gardien qui se trouvait dans une salle voisine accourut. Il arriva juste à temps pour voir son collègue s'effondrer par terre en se tenant le visage à deux mains. Le sang coulait à gros bouillons entre ses doigts tandis qu'il F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I tentait vainement d'en endiguer le flot. Tournant la tête, le second garde vit une silhouette s'enfuir en courant dans le couloir principal, vers l'escalier, puis en dévaler les marches de pierre. Dans son dos flottait les pans de ce qui ressemblait à un imperméable.

Le gardien ne songea pas un instant à pourchasser le fuyard, trop choqué

qu'il était par la vision d'horreur qui gisait à ses pieds: un collègue et ami dont le sang jaillissait d'une plaie en forme de demi-lune sous son oeil et qui laissait pendre la moitié de sa joue droite. A travers la plaie béante on apercevait l'os de la pommette et l'orbite de l'oeil en dessous.

Le gardien utilisa d'abord son mouchoir, puis des serviettes en papier et enfin sa propre cravate en guise de garrot pour ralentir l'hémorragie en attendant l'arrivée des secours.

A quelques p‚tés de maisons du musée, dans une ruelle coincée entre deux grands immeubles de bureaux, le fugitif se débarrassa prestement de son imperméable trop grand et dont la doublure avait été rembourrée à l'aide de petits coussins pour donner une impression de corpulence. La supercherie devint plus évidente lorsque, quelques secondes plus tard, ayant ôté son vêtement et sa perruque, l'homme apparut sous l'aspect d'un individu filiforme aux cheveux gris coupés en brosse. L'homme était aussi de petite taille et cette impression fut renforcée lorsqu'il ôta sa paire de bottines et se retrouva en chaussettes sur les pavés froids de la ruelle. De fabrication artisanale, ses chaussures avaient été conçues de façon que nul ne p˚t s'apercevoir que celui qui les portait marchait en réalité sur dix centimètres de liège dissimulés sur le devant et dans la semelle.

Sans se soucier du hululement des sirènes de police qui avait déjà envahi les environs du musée Pallavicini, l'homme prit le temps de ranger soigneusement son imperméable rembourré, sa perruque et ses bottines surélevées dans un petit sac de voyage.

Pour finir, il ôta de sa bouche un dentier constitué de larges incisives jaunies, laissant appara?tre en dessous une dentition impeccable et éclatante. Puis, d'une démarche alerte, avec l'air de l'homme affairé et s˚r de lui, il ressortit de la ruelle et monta àbord d'un tramway qui empruntait la Via Apia, en direction d'Ostie.

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L A F I L L E A U X Y E U X D E 8 0 T T I C E L L I UN CHEF-D'OEUVRE D…TRUIT AU PALLAVICINI

Un gardien du musée est poignardé en tentant de sauver un tableau de Botticelli du rasoir d ˚n fou.

Un gardien du musée se trouve actuellement à l'Ospedale della Sorella Misericordia dans un état critique. Victime de l'agression sauvage d'un déséquilibré armé d'un rasoir. Guido Ponsorrotti a perdu l'oeil droit, le nerf optique ayant été tranché au cours d'un combat sanglant avec un individu qu'il avait surpris, dans une des salles du premier étage, en train de lacérer le célèbre chef-d'oeuvre de Botticelli, la Transfiguration.

D'après les experts du musée du Vatican, le tableau pourra être restauré, mais les dommages infligés aux yeux de la Vierge, lors d'une tentative infructueuse pour les découper dans la toile, semble-t-il, risquent fort de priver à tout jamais ce tableau de sa beauté originelle.

La police italienne, ayant relevé depuis quelques années une vague de dégradations similaires infligées à des chefs-d'oeuvre de la peinture, a décidé de solliciter la coopération des enquêteurs d'Interpol en France.

La Transfiguration devait être expédiée prochainement à New York pour être exposée lors de la grande rétrospective consacrée à Botticelli qui doit s'ouvrir au Metropolitan Museum of Art àla fin du mois de septembre.

quotidiano, Venise.

L A F I L L E A U X Y E U X D E B 0 T T I C E L L I

- Et voilà, il est à vous, et, franchement, je suis bien content de m'en débarrasser. Pfft !

M. …tienne DeMornay se frictionna vigoureusement les mains, comme pour se débarrasser d'une substance déplaisante. C'était un homme de petite taille, nerveux, avec un teint rougeaud. Il s'exprimait de manière expansive, en agitant les bras.

- Permettez-moi de vous dire que ça n'a pas été facile!

En langage codé, le Français voulait dire en réalité: " Je pense que vous me devez plus que le prix convenu au départ. "

Habitué à traiter avec lui depuis des années, Manship ne connaissait que trop bien ses procédés.

- Je n'ai jamais pensé que ce serait facile, répondit-il.

- Il m'a fallu presque une année entière pour le dénicher... (DeMornay désigna le petit dessin au crayon posé sur un chevalet.) En Italie, en Hollande, au Canada, et, pour finir, le compte en banque anonyme d'un maquereau en Suisse...

- Un gangster?

- Pire encore! Il suffisait de le regarder pour comprendre à qui on avait affaire. Pfft! dit-il de nouveau avec un étrange bruit de bouche destiné à

exprimer son dégo˚t. Cette histoire m'a co˚té l'amitié de plusieurs scouts et d'un grand restaurateur d'oeuvres d'art. quant à ce qu'il va demander!

Manship sentait sa note gonfler à chaque instant.

- Et pour couronner le tout, voilà que ce... ce personnage fait irruption ici dans ma galerie! En pleine journée! Dieu soit loué, il n'y avait personne à ce moment-là. Je dirige un établissement respectable, moi!

- Oui, ce devait être affreux, dit Manship en essayant de faire preuve d'un peu de commisération.

- Je ne veux plus voir cette chose. Emportez-la vite.

DeMornay comptait au nombre de ceux qui traversent la vie en affichant en permanence le visage du martyr. C'était seulement quand une forte somme d'argent lui passait entre les mains que son expression se modifiait, pour évoquer généralement une sorte d'extase religieuse, de béatitude, ou peu s'en faut. Manship s'était souvent demandé s'il existait une Mme DeMornay, et, si oui, quels épouvantables affronts elle devait endurer quotidiennement sous la coupe de son mari.

- Il n'a tout de même pas posé la main sur vous? demanda Manship.

- Oh, ce n'était pas nécessaire, mon cher ami. Inutile. Son regard était suffisamment menaçant.

- Son regard?

- Affreux! s'exclama le Français. Un regard de fou. Cruel. Affreux. Pfft !

Les deux hommes bavardaient dans un salon privé situé dans une des nombreuses ailes de la célèbre galerie de M. DeMornay sur le boulevard Raspail. Derrière la pièce se trouvait une succession de couloirs et de petits salons remplis de superbes tableaux, statues, pièces d'argenterie, pierres précieuses, porcelaines, médailles et autres éditions princeps rarissimes, bref, un véritable trésor de toutes les époques. Mais la salle dans laquelle ils s'étaient enfermés était beaucoup plus sobre, quasiment nue même, àl'exception d'une demi-douzaine de chaises Louis XV disposées en demi-cercle sur un tapis de la manufacture de la Savonnerie. Les murs vierges étaient d'un blanc éclatant, sur plusieurs rampes, de puissants projecteurs halogènes étaient fixés au plafond et tous dirigés sur un point unique à l'extrémité de la pièce. Au-dessus des spots s'étendait une verrière qui laissait entrer le soleil matinal d'un mois d'ao˚t parisien.

Un dessin de Botticelli, raison de la présence de Manship à la galerie de M. DeMornay, avait été disposé sur un petit chevalet devant eux. Sans être parfaitement

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La fille aux yeux de Botticelli: roman
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