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Dimanche 24 juillet 2005, 9 h 45
Jake Tarrant était déjà au cimetière. Du fond de son taxi, Winter repéra la Fiat rouge et demanda au chauffeur de s’arrêter à sa hauteur. Tarrant était au volant, plongé dans les pages Sport du News of the World. Ce ne fut que lorsque Winter tapota contre la vitre qu’il daigna lever la tête.
Après plusieurs jours d’un temps splendide, il pleuvait à torrents. Tarrant baissa sa vitre.
— Salut, dit-il.
— Tu me laisses monter ou quoi ?
— Ça dépend.
Il soutint le regard de Winter quelques secondes, puis un sourire plissa ses traits. Il se pencha sur le côté et déverrouilla la portière.
Winter se laissa tomber sur le siège passager. Des gouttes de pluie roulaient sur son nez. Tarrant le dévisagea quelques instants, puis éteignit la radio.
— Que se passe-t-il ? Tu sais, c’est mon jour de congé aujourd’hui.
Winter ne répondit pas. Une femme âgée, qui venait de l’arrêt de bus, avançait vers eux à pas traînants. Elle portait un pot à confiture et un petit bouquet de fleurs. Elle franchit les grilles du cimetière et se dirigea vers la sinistre chapelle néogothique qui dominait les tombes environnantes. Winter, depuis toujours, détestait cet endroit. Un jour tel que celui-ci, sous un ciel plombé, c’était l’incarnation parfaite de tout ce qui le déprimait. L’allée parsemée de flaques. Les alignements de pierres tombales non entretenues. La pelouse détrempée. L’eau de pluie dégoulinant des arbres. Je préfère encore le crématorium, songea-t-il.
— J’ai réfléchi, fiston, dit-il au bout d’un moment.
— Ouais ?
— Ouais. Tu te souviens de ce que tu m’as dit l’autre soir ? De notre petite conversation ? Au sujet de Givens ?
Tarrant fit oui de la tête.
— J’étais bourré, dit-il.
— Ça, c’est sûr, fiston, lui confirma Winter. Raison pour laquelle je t’ai pris au sérieux. Et j’ai mené ma petite enquête. Comme toi.
— Je ne te suis pas.
— Les corps dans les frigos. Ceux dans lesquels tu as foutu les morceaux de Givens. Tu te rappelles ?
Tarrant garda le silence. Il plia le journal et tendit la main vers la clef de contact.
— Qu’est-ce que tu fais, fiston ?
— Je rentre chez moi. Rien ne m’oblige à écouter ces conneries.
— Non ?
— Non.
Il se tourna vers Winter.
— Je ne sais pas ce que tu comptes faire, reprit-il, mais, pour tout te dire, ça ne m’intéresse plus vraiment. M’sieu W. fait son cirque. T’es un malin. Tu me fais marrer, des fois. Si tu veux m’arrêter, te gêne pas. Je nierai tout en bloc. Sinon… casse-toi.
— Qui te parle de t’arrêter ?
— Personne. Mais qu’est-ce que tu viens faire là, sinon ? Bavarder un moment, c’est ça ? Parler politique ? dit-il, avec un signe de tête vers le journal. Cricket ?
Winter s’esclaffa. Il voulait que tous les deux fassent une petite balade.
— Où ça ?
— Là-dedans, dit Winter, désignant le portail du cimetière.
— Pourquoi ?
— Suis-moi, tu vas comprendre.
Bon gré mal gré, Tarrant prit le parapluie qui se trouvait à l’arrière de la voiture et abrita Winter tandis qu’ils marchaient jusqu’au cimetière et y pénétraient. Au-delà de la chapelle, Winter aperçut la vieille dame, penchée sur une tombe. Elle doit être trempée, songea-t-il, plantée ainsi sous la pluie.
Au bout de l’allée, après la chapelle, les tombes s’espaçaient. Finalement, près du mur d’enceinte, ils virent des traces d’une excavation récente. Winter quitta le chemin et, du bout de sa chaussure, donna de petits coups dans une traînée de terre jaunie.
— Apparemment, ils laissent tout reposer avant de placer la pierre tombale. Ça prend des mois.
Il se tourna vers Tarrant.
— Je ne m’en serais jamais douté. Et toi, tu le savais ?
— Ouais, répondit Tarrant, le regard fixé sur le rectangle de terre qui délimitait la nouvelle tombe. C’est qui, là ?
— Un certain Herbert Reid. Un des tiens.
— Il devait aller au crém’.
— Je sais, fiston. Mais il semblerait qu’il y ait eu des désaccords familiaux quant aux dispositions funéraires. Son fils et sa fille voulaient le faire incinérer, seulement Madame ne l’entendait pas de cette oreille. Quand elle l’a appris, elle a piqué sa crise, elle a appelé les pompes funèbres et décrété que son mari méritait mieux. Il a fallu un mois pour régler la chose. Madame a gagné.
— Et il est là ?
— Depuis deux semaines. Et il n’est pas tout seul, fiston, hein ?
Winter lui sourit. Il avait abandonné l’abri du parapluie, il était sous la pluie, le visage relevé, indifférent à la tache humide qui s’élargissait sur sa chemise.
Tarrant, silencieux, fixait la tombe anonyme.
— Tu me charries, hein ? marmonna-t-il au bout d’un moment. C’est une vanne à la m’sieu W.
— Non, fiston, non.
— Qu’est-ce que tu veux alors ? Du fric ?
— Du fric, tu n’en as pas.
— Si, on en a. On a cent quatre-vingt-cinq mille livres.
— Ce n’est pas votre fric. C’est celui de Givens.
— Tu peux en avoir la moitié.
— Je ne veux pas de la moitié. Je ne veux rien.
Winter semblait vexé.
— Tu crois que je vaux si peu ? Qu’on peut m’acheter si aisément ?
— Quoi alors ? Tu veux quoi ?
— Mais rien. À part te montrer que tu t’es fourvoyé. Il y en a qui nous prennent pour des cons, pour des idiots. Le problème, fiston, c’est qu’on l’est pas.
D’un signe de tête, il montra la terre boueuse.
— Il nous faudrait une petite heure pour ressortir Herbert Reid de là, reprit-il. Puis deux jours pour le résultat des tests ADN de son abdomen. Un sac rouge, c’est bien ça ? Je me demande quel morceau de Givens te confondrait ? Réfléchis-y, hein ? Et ne t’avise plus jamais de nous prendre à la légère.
Winter pivota sur ses talons et repartit en direction du portail. Tarrant l’observa un moment, indécis, puis lui emboîta le pas. Il le rattrapa à hauteur de la chapelle.
— Je te laisse tout le fric. Jusqu’au dernier foutu penny.
— Merci.
— Je suis sérieux.
— Je n’en doute pas.
Winter s’immobilisa.
— De la part de n’importe qui d’autre, ce serait plus que malvenu. Toi, fiston ? dit-il, lui tapotant l’épaule. Je vais te faire une fleur, et mettre ça sur le compte de ton inexpérience. Il y a des gens vraiment pourris dans cette ville. Tu n’en fais pas partie.
Il poursuivit son chemin. Cette fois, Tarrant le laissa partir.
Faraday trouva Willard qui l’attendait dans le bureau de Martin Barrie. Le superintendant en chef avait souhaité que le groupe d’enquête de l’opération Coppice se réunisse à 11 heures. Les enquêteurs principaux commençaient à envahir le couloir.
— Des résultats, Joe.
Willard paraissait satisfait.
— Ça fait beaucoup d’effectifs mobilisés pour un suicide, mais ça envoie un message fort, non ?
Faraday n’était pas certain d’avoir compris ce que Willard voulait dire. Ils avaient arrêté Andy Mitchell à 7 heures et demie dans Old Portsmouth, lui avaient accordé une demi-heure pour qu’il prenne des dispositions pour les enfants. Tracy Barber, une des constables chargés de l’interpeller, avait décrit à Faraday le visage des petits collés à la fenêtre pendant que leur père s’éloignait vers la voiture de police au bout de l’impasse.
L’officier de liaison devait être sur place à présent, mais il y aurait un grand vide à remplir dans les mois à venir. Deux gamins de plus sans foyer, songea-t-il. Deux recrues de plus pour l’armée de mioches paumés de Pompey.
— Alors, Joe ?
Willard attendait toujours une réponse de sa part.
— Je ne sais pas, chef, répondit Faraday, conscient que Martin Barrie ne le lâchait pas des yeux. On a fait ce qu’on a pu. Je ne suis pas sûr que « résultat » soit un terme dont il faille s’enorgueillir.
— Vous pensez qu’on est passé à côté de quelque chose ?
Ce fut au tour de Willard d’être perplexe.
— Pas du tout. Je pense qu’on a fait de l’excellent travail. Mais il y a ce qui se passe après, non ?
Ce n’était pas exactement la conversation que Willard avait prévu d’avoir. Il s’approcha de Faraday.
— Ça, ce sont les conséquences, Joe. Tout ce qu’on fait a des conséquences. Vous le savez. Je le sais. Ces gentils Mitchell le savaient. Attachez quelqu’un à un rail de chemin de fer et laissez-le pour mort, et, un jour ou l’autre, on frappera à votre porte. On bosse pour la justice, non ? Ou quelque chose m’aurait-il échappé ?
— Pas du tout, chef. Deux gosses sans parents ? Un type dans le tunnel de Buriton ? Des résultats, assurément.
La réunion commença peu après. Barrie pria Faraday de leur exposer un bref état des lieux. Andy Mitchell, expliqua-t-il, avait souhaité la présence de son avocat et s’apprêtait à subir son premier interrogatoire. Après la complaisance résignée de sa femme, Faraday s’attendait à une défense énergique. La seule preuve directe contre lui était la déposition de Jenny, et, par expérience, Faraday savait que, étant donné les circonstances, Mitchell pouvait décider de tout nier en bloc. Déclarer que sa femme s’était amourachée d’un illuminé. Que son seul moyen de mettre un terme à cette liaison avait été d’aider ce pauvre type à mourir, espérant qu’ensuite, avec de la chance, il n’y aurait aucune preuve de sa participation.
Des signes de tête le confirmèrent autour de la table. Mitchell, remarqua-t-on, avait engagé les services de l’avocate de Bazza Mackenzie, Nelly Tien. Elle trouverait sûrement le moyen de tourner les événements à l’avantage de son client. Au moment où Jenny Mitchell avait tout avoué à son mari, il était déjà trop tard pour sauver Mark Duley. Depuis, Mitchell avait gardé le silence en une tentative héroïque de préserver sa famille. Pas du tout un assassin, anticipa Faraday, mais un père bûcheur qui s’investissait corps et âme dans l’assistance aux laissés-pour-compte de la société, piégé dans le mensonge de son épouse infidèle.
Le potentiel d’exploitation par les tabloïds du procès éventuel justifiait l’intervention de Willard dans l’affaire. Depuis dix jours, il en détournait l’attention des médias, alimentant le service des relations publiques de communiqués de presse insipides sur des pistes prometteuses et les efforts soutenus des services. À présent, avant que n’éclate la tempête médiatique, il voulait être certain que Coppice était à l’épreuve des journalistes.
Cette fois, ce fut Martin Barrie qui demanda des éclaircissements. Que voulait dire Willard, au juste ?
— Je veux être sûr que nos canards de foire sont alignés. Je ne voudrais surtout pas qu’un petit journaliste fouille-merde découvre des éléments qui nous auraient échappé.
Son regard noir fit le tour de la table et se fixa sur Faraday.
— Comme ça, c’est clair, Joe ?
— Parfaitement, chef.
— Vous m’en donnez l’assurance ?
Faraday réfléchit à la question. En cette compagnie, il ne voulait pas prendre de gros risques.
— Du côté de la forensique, il n’y a rien qu’on n’ait pas fait, dit-il avec un geste vers le dossier Coppice ouvert devant lui sur la table. On est restés deux jours dans le tunnel. On a passé au peigne fin la chambre de Duley, la caravane pareil. En fait, on a investi notre budget jusqu’au moindre penny. Pas vrai, Jerry ?
— Exact, patron.
— En ce qui concerne les autres pistes, on en a suivi deux ou trois, on a éliminé des noms, mais ça, c’est la procédure standard.
— Qu’en est-il de ce Mickey Kearns ?
— Il n’a toujours pas refait surface. Un signalement a été diffusé auprès de tous les ports.
— Et quand il réapparaîtra ?
— Il devra répondre à quelques questions.
— Au sujet de Duley ?
— Oui, chef. Et de l’argent qu’il prétend avoir perdu.
— Et Mackenzie ?
— Aucune preuve, chef.
— Donc, il est tiré d’affaire ?
— Je le crains.
Willard hocha la tête.
— Continuez, dit-il. Je vous écoute toujours.
Faraday repassait dans sa tête la chronologie des faits des deux semaines précédentes. La précipitation des événements qui avait conduit Duley dans le tunnel était, de son point de vue, limpide. Il était tombé éperdument amoureux, avait détruit la vie d’un certain nombre de personnes et fini sous une locomotive. Jenny Mitchell, de son propre aveu, était complice de sa mort et devait maintenant en assumer les conséquences. Il y avait pourtant une petite pièce du puzzle qu’il ne parvenait pas à placer.
— Reste la question du double de la clef, dit-il lentement.
— Quelle clef ?
— Le double de la clef du cadenas. Duley l’a acheté à Petersfield l’avant-veille de sa mort. Et il a tenu à la donner à la femme qui s’était occupée de lui.
Faraday parla de Ginnie Bullen de la Conférence des Écrivains. Précisa que le cottage de sa sœur était situé à un mille du tunnel, sur la route qui y menait. Duley le savait parce que c’est lorsqu’il séjournait là qu’il avait découvert ce tunnel.
— Où habite cette femme ?
— Dans le sud de la France. Elle est venue ici pour participer à cette conférence, mais elle était rentrée chez elle au moment de la mort de Duley.
— Alors, où voulez-vous en venir, Joe ?
— Je ne sais pas trop, chef, pas encore. C’est juste que ce double de clef pourrait représenter…
Il pointa l’index sur le dossier Coppice.
— … une nouvelle piste d’investigation.
— Vraiment ? dit Willard, qui souriait à présent. Ça vous dirait, hein, deux ou trois jours au soleil ?
La réunion se poursuivit. Martin Barrie complimenta son équipe pour le travail bien fait, et pour son ouverture d’esprit face à des éléments qui, en d’autres mains, auraient pu mener cette enquête en eaux encore plus troubles. Remarque qui fit naître quelques sourires autour de la table à la pensée des objets trouvés dans la propriété de Mackenzie dans l’île de Hayling qui, finalement, n’avaient pas fait dérailler Coppice.
Faraday supposait que Duley s’y était rendu le samedi, avec la voiture qu’il avait empruntée à Daniel George, et avait chargé le matériel dont il aurait besoin dans le tunnel. Il avait peut-être cherché à laisser un faisceau de preuves pointant dans une certaine direction. Dès l’instant qu’il allait jusqu’à se tuer, il était possible qu’il ait voulu prendre sa revanche pour le tabassage en règle auquel il avait eu droit dans la caravane.
— Contre qui ?
La question venait de nouveau de Willard.
— Kearns. Plus les autres. À ce qu’en savait Duley, ces types étaient les propriétaires.
— Et il aurait supposé qu’on allait retrouver l’origine du matériel ?
— Oui, chef, confirma Faraday, qui commençait à accuser la fatigue. Et il se trouve qu’il avait raison.
La question provoqua un autre signe d’assentiment de Martin Barrie. Le superintendant en chef n’était pas du genre à décerner des satisfecit à titre individuel, mais il tenait à ce qu’on sache que Faraday avait dirigé deux enquêtes en même temps. Il souligna que chacune à leur façon très différente, Coppice et Tartan avaient exigé une concentration et un dévouement inégalés.
Même Willard eut l’élégance d’acquiescer. Alors qu’il était sur le point de louer à son tour les efforts de Faraday, la porte s’ouvrit. Les têtes se tournèrent. C’était Winter. Sa chemise était éclaboussée de pluie, et ses cheveux plaqués contre la peau rosée de son crâne.
— Désolé d’être en retard, dit-il, à bout de souffle. J’ai été retenu.
Le superintendant en chef lui indiqua la chaise en bout de table. Son allusion à Tartan avait été fortuite. Pour le moment, tant qu’ils ne connaissaient pas les résultats des interrogatoires de Mitchell, il n’y avait rien à ajouter sur Coppice. Winter avait joué un rôle de premier plan dans la recherche des indices sur la disparition de Givens. Le moment était bien choisi pour que le constable partage ses toutes dernières conclusions avec le chef de la brigade criminelle.
— Avec plaisir.
Winter se tourna vers Willard.
— Que voulez-vous savoir, chef ?
Willard savait que Jake Tarrant était le principal suspect.
— Ils se connaissaient bien, c’est ça ?
— Oui, chef.
— Et ce Givens était intime avec la femme de Tarrant. Oui ? Et, par-dessus le marché, les cent quatre-vingt-cinq mille livres lui appartenant nous indiquent que Tarrant avait… ah… une autre excellente raison de le tuer. Je brûle ?
— Sans l’ombre d’un doute, chef.
— Alors, quand allons-nous envisager une stratégie d’arrestation ?
Winter réfléchit à la question. Son front se plissa.
— Tout est vraiment une question de preuves, non ? Vous avez raison pour le mobile. Et vous pourriez être dans le vrai pour les moyens. Tarrant vit de la mort. Nous le savons tous. Mais nous n’avons pas de corps. Et, sans cadavre, je doute que nous puissions entrer dans le cadre d’une procédure criminelle. Arrêtez-le, vous gênez pas. Mais je vous fiche mon billet qu’il niera tout en bloc. Ce type a disparu. Pffft. De l’histoire ancienne. Tarrant n’est pas un imbécile. En supposant qu’il ait supprimé Givens, il aura pensé à tout. Moi, je penche pour la piste des déchets hospitaliers.
À la demande de Barrie, il décrivit le processus mis en place par l’hôpital. Willard l’observait attentivement.
— Ils avaient un incinérateur sur place, avant, fit-il remarquer.
— Fermé, chef. Tout passe par Whiterose.
— Et ils pratiquaient la politique de contrôle aléatoire. Un sac sur vingt. Au cas où.
— Tout est automatisé maintenant. Le temps, c’est de l’argent, dit Winter avec un sourire. Vous connaissez la musique.
— Donc, vous êtes en train de me dire que Tarrant est tiré d’affaire ?
— Je dis que nous n’avons pas de preuve. Rien à lui jeter à la figure.
— Alors, on botte en touche ? On considère que Givens est toujours vivant ?
— Je ne sais pas, chef. Ça, c’est une décision politique. Comme je vous disais, le temps, c’est de l’argent.
— Mais quel est votre sentiment ? Au fond de vous ?
— Là, maintenant ? Main sur le cœur, chef, on ne sait même pas si ce gus est mort ou pas.
— Mais tous les éléments vont dans ce sens, non ?
— Ouais, c’est sûr, chef. Mort, et bien mort. Mais vous me demandez des preuves…
Il haussa les épaules.
— … et il n’y en a pas.
À la pause-déjeuner, Faraday fila par la porte de service et pressa le pas jusqu’à sa voiture. Le vent, qui s’était levé, projetait des rafales de pluie tout autour du bâtiment. Willard avait voulu une réunion en petit comité, rien que lui, Faraday et Winter, à 3 heures et quart. Au téléphone, Peter Barnaby avait accepté du bout des lèvres de déjeuner sur le pouce dans un pub à quelques minutes de l’hôpital. Le temps, hélas, l’avait obligé à annuler sa sortie en mer.
L’Huîtrier-Pie se trouvait au bout de Locksway Road. Des photos sépia de pêcheurs de l’époque victorienne s’alignaient sur les lambris du bar, et les fenêtres de la façade offraient un beau coup d’œil sur le port de Langstone. Faraday connaissait ce coin comme sa poche. Sa maison était à moins d’un mille de là.
Peter Barnaby arriva trempé. Il avait traversé la ville en voiture, venant de chez lui, à Southsea, mais son parapluie, qu’une bourrasque avait retourné, ne lui avait été d’aucune utilité pendant qu’il courait jusqu’au pub. Il prit place à la table pendant que Faraday allait au bar lui chercher une pinte de Guinness.
— J’aurais aussi bien fait de sortir en mer, dit-il à Faraday à son retour. C’est comme la plupart des week-ends, en moins amusant.
Faraday s’excusa de plomber ainsi son précieux dimanche. Barnaby lui répondit qu’il était ravi d’être là. Il plaisantait. Il but une lampée de Guinness, puis leva les yeux.
— C’est au sujet de Jenny ? J’ai raison ?
Faraday approuva.
— Nous l’avons arrêtée hier soir, après ses aveux complets.
Il expliqua brièvement le rôle que Jenny avait joué dans la mort de Duley.
— Elle sera inculpée pour assistance au suicide, je le crains. C’est une accusation grave, vous devez le savoir.
— Seigneur ! dit Barnaby, sous le choc. Quel supplice pour elle.
Le terme interpella Faraday.
— Un supplice ?
— Oui, bien sûr. Ses enfants représentent tout pour elle. Elle va faire de la prison ?
— Probablement. Elle n’a pas encore été mise en examen. Le ministère public attend d’avoir la déposition d’Andy.
— Bordel de Dieu, dit Barnaby, dont la main trouva sa chope. Vous ne perdez pas de temps, vous autres.
— Je crains que non.
Faraday fit une pause, cherchant le moyen d’adoucir la terrible nouvelle.
— Après sa mise en examen, elle sera entendue par les magistrats. Il y aura toujours la possibilité d’une caution. Elle pourra rester chez elle quelque temps avant d’affronter son procès.
— Et Andy ?
— Tout dépend comment il la joue. Pour être franc, il tient le destin de sa femme entre ses mains. S’il nie tout, s’il nie sa propre participation, il va la mettre encore plus en difficulté. L’assistance au suicide, ça peut aller chercher loin en termes de peine d’emprisonnement.
— C’est terrible, dit Barnaby, hochant la tête. Ces pauvres mômes.
— Vous ayez raison.
Il eut un autre moment d’hésitation.
— Il y a une raison pour laquelle j’ai voulu vous voir, reprit-il. Quand nous l’avons interrogée hier, Jenny nous a déclaré vous avoir parlé de Duley.
— C’est vrai. Elle voulait des conseils.
— Que lui avez-vous dit ? On devrait avoir cet entretien officiellement, bien entendu, prendre votre déposition, et nous le ferons, mais, en attendant, dit Faraday, créant d’un geste un pont entre eux, peut-être me le direz-vous officieusement ?
— Bien sûr.
Barnaby expliqua que Jenny lui avait téléphoné la semaine précédant la mort de Duley. Elle souhaitait le voir, et il lui avait proposé de déjeuner dans un pub du vieux Portsmouth.
— Comment était-elle ?
— Bouleversée. En l’écoutant, j’ai compris pourquoi. C’est de sa faute, c’est sûr, et elle a été la première à le reconnaître, mais elle m’a dit qu’elle ne savait plus à quel saint se vouer. Qu’elle n’aurait jamais pu se douter que quelqu’un puisse se révéler être comme ce Duley.
— Elle vous a parlé de lui ?
— En termes assez explicites. Plus elle en disait, plus c’était cohérent. C’est le comportement classique du harceleur. C’est obsessionnel. Et ça peut être profondément perturbant. Jenny en était arrivée au stade où elle n’avait plus le choix. Raison pour laquelle, je suppose, elle s’est tournée vers moi.
— Si j’ai bien compris, vous lui avez parlé de l’article 136.
— C’est exact. Pour être franc, ce n’était qu’un tout petit port dans une très grosse tempête, mais je pense que ça l’a rassurée. C’est ce qu’elle m’a dit, en tout cas.
— Pour lui donner ce conseil, vous vous êtes basé sur ce qu’elle vous a dit ? Au sujet de Duley ?
— Oh, non, dit-il, secouant la tête. J’avais rencontré l’animal.
— Vous l’aviez rencontré ?
— Oui. En fait, à ma demande. Il faut être un piètre clinicien pour établir un diagnostic à distance. Quand c’est possible, il n’y a rien de tel que la bonne vieille consultation.
— Comment avez-vous organisé la chose ? demanda Faraday, intéressé au plus haut degré.
— Je lui ai téléphoné. Jen m’avait donné son numéro de portable. Je lui ai expliqué qui j’étais, et l’ai prié de m’accorder une demi-heure de son temps. Il a tout de suite accepté. Il est venu à l’hôpital. À mon bureau, d’ailleurs.
— Comment était-il ?
— Beaucoup plus sain que je ne m’y attendais compte tenu de ce qu’on m’avait dit, mais ce n’était pas surprenant, vraiment. Ces gens-là peuvent être de brillants acteurs. Il s’est assis, a fait son numéro et tout se tenait parfaitement. Du moins, de son point de vue.
— Que vous a-t-il dit ?
— Que Jen et lui sortaient ensemble, qu’ils formaient un couple parfait. Qu’il l’aimait, et qu’il était prêt à tout pour le prouver. À l’évidence, il s’était attiré des ennuis. Il avait reçu quelques coups de poing.
— Il était prêt à tout pour le prouver ? C’est ce qu’il vous a dit ?
— Oui, mot pour mot.
Barnaby scruta Faraday un long moment.
— Vous pensez suicide, c’est ça ? demanda-t-il.
— Oui.
— Vous auriez tort. D’après moi, c’était la dernière chose qu’il avait à l’esprit. Pour moi, il était évident qu’il nourrissait toujours des espérances, et même des projets, concernant Jen. Il en va toujours ainsi chez ces gens-là. Pour eux, la vie est ouverte à l’infini. Tout est toujours possible. C’est pourquoi le suicide n’est pas une issue. Ils ne l’envisageront jamais. Ils pensent toujours que tout va pouvoir s’arranger. Pourquoi ? Parce qu’il le faut. Parce qu’il n’y a pas d’autres solutions. Ce n’est pas comme pour vous et moi. Il n’est pas question d’admettre les droits, les désirs, le territoire de l’autre en la matière. Ces gens-là ne reconnaissent aucune frontière. C’est une question d’impératifs, de besoins. La vie lui devait Jenny Mitchell. Il aurait remué ciel et terre pour l’obtenir.
Faraday hocha la tête. Sally Spedding avait dit plus ou moins la même chose. Andy aussi.
— Son mari avait raison, alors ? De toute façon, Duley ne leur aurait jamais fichu la paix ?
— C’est ce qu’il a dit ?
— Selon elle, oui. Il lui a dit que l’article 136 et tout le reste, ça ne marcherait pas. Pour se débarrasser d’Andy, si Jenny le voulait vraiment, il fallait en passer par là.
— Alors, il a raison. Vous connaissez l’article 136. Vous, vous auriez pu l’arrêter, le placer en garde en vue, et après ? Au bout de soixante-douze heures, nous devons prendre de graves décisions. Nous pouvons traiter un patient interné sur demande de tiers, mais il y a des réexamens périodiques et toutes sortes de procédures d’appel. Étais-je en mesure de donner à Jen l’assurance que nous pourrions enfermer Duley ad vitam aeternam ? Bien sûr que non. Et j’espère de tout mon cœur qu’elle ne m’a pas quitté en pensant qu’il pourrait en aller autrement.
À défaut d’avoir lui-même rencontré Duley, Faraday sentait que c’était par Barnaby qu’il le connaissait le mieux. Il repensa à Jenny, seule dans une cellule de Bridewell, et à ses enfants qui se demandaient quand ils reverraient enfin leur mère.
— Alors, à qui la faute ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— On croirait une question philosophique.
— Ça l’est. C’est exactement ça. Faites comme si je n’étais pas flic un moment. Comme si je m’intéressais aux causes et aux effets, à ce qui fait que les gens font ce qu’ils font – c’est votre domaine, non ?
— Oui. Ça l’est. Et pour vous confier un petit secret, c’est un enfer d’imprécision. Il n’y a rien d’absolu. Rien à voir avec la médecine physique. Pas de schéma de branchement, pas de manuel d’entretien. Le comportement humain est une fête mobile. Vous êtes bien placé pour le savoir. C’est ce qui rend nos métiers si passionnants, je suppose.
— Jenny n’était-elle pas insatiable ?
— C’est un jugement moral.
— Non. C’est une question.
— Mais vous invitez à un jugement moral.
— D’accord, dit Faraday, avec un sourire. Alors, inspirez à fond et répondez-moi. Vous l’avez vue souvent. Vous sentez ce qui la fait vibrer. Vous vous souciez d’elle. Vous vous êtes forcément fait une opinion.
Barnaby concéda à Faraday la logique de son argument par un imperceptible hochement de tête. Il regarda par la fenêtre, songeur. Au bout de quelques instants, il se tourna vers l’inspecteur.
— Oui, bien sûr, elle était insatiable, dit-il. Et bête. Et entêtée. Et profondément, très profondément égoïste. Elle était tout cela. Mais ce qui est fait est fait. Avait-elle anticipé ce qui est arrivé ? J’en doute beaucoup. Elle avait besoin de rencontrer quelqu’un. Elle avait ses propres problèmes. Elle voulait avoir quelqu’un à qui parler. Je présume qu’elle vous a expliqué tout cela.
Faraday acquiesça.
— Donc, c’est juste la faute à pas de chance ? Que ce quelqu’un se soit trouvé être Duley ?
— Oui, en un sens. Ils ne courent pas les rues, ces gens-là.
— Faut-il y voir une forme de jugement, alors, sur Jenny ? Sur sa propre… imprudence ?
— Imprudence ? Je crois que je préfère parler de naïveté. Jenny pense toujours le meilleur des gens.
— C’est naïf, ça ?
Barnaby sourit.
— Très, inspecteur.
Willard était en retard. Dans son bureau, Faraday informait Winter des derniers développements de Coppice. Tracy Barber avait téléphoné de Bridewell au sujet de l’interrogatoire d’Andy Mitchell. Comme prévu, il niait tout.
— Alors, elle est fichue, dit Winter, regardant la pluie au-dehors. Les familles heureuses, on en reparlera.
— On va réessayer. Tout n’est pas perdu.
— C’est sûr, mais qu’est-ce que vous avez d’autre contre lui ? C’est sa parole contre celle de sa femme.
— Il se peut que les jurés le voient autrement.
— C’est pisser contre le vent, patron. Vous le savez bien. Elle vous a fait des aveux circonstanciés. Un avocat digne de ce nom devrait pouvoir arrondir les angles, mais si elle espère que son petit mari va partager les responsabilités, elle se met le doigt dans l’œil. Vu ce que vous m’avez dit, vous n’avez rien de tangible contre lui. Je doute même qu’il aille devant les juges. C’est une bonne vieille scène de ménage. Enlevez Duley, et c’est une plainte classée sans suite. Il y a tous les jours de la semaine des familles qui se brisent. Encore deux ou trois ans, et il n’y aura plus aucun mariage qui aura tenu dans ce pays.
La porte s’ouvrit. Willard annonça qu’il pouvait leur accorder un petit quart d’heure. Winter s’apprêtait à lui céder sa chaise, mais Willard la refusa d’un geste. Il ferma la porte et se tourna vers Faraday.
— Bravo, Joe.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je ne voudrais pas que vous vous fassiez de fausses idées, ajouta-t-il.
— À quel propos ?
— De Coppice. C’était du beau travail. Je voulais vous le dire là-bas, dit-il, pointant le pouce en direction du bureau de Barrie, mais, pour être franc, vous m’avez gonflé.
— Pourquoi ça ?
— Parce que, des fois, vous vous laissez emporter, hein ? Ce n’est pas notre boulot, Joe. On réunit les preuves. On les trie. On les empile. On s’assure qu’elles sont à l’épreuve des avocasseries. Et ensuite, on les transmet au ministère public. On ne gagne rien à anticiper quoi que ce soit. On ne recevra aucune fichue médaille de la compassion. La société est un tas de fumier, du moins, la partie qu’on se coltine. Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi. Et si jamais elle se refaisait une santé, on se retrouverait tous au chômage. Des commentaires ?
Faraday le regarda dans les yeux, et n’en fit pas. Winter fut le suivant à essuyer les tirs de Willard.
— Mackenzie, constable Winter.
— Oui ?
— La prochaine fois qu’il vous embarque, putain, mais faites quelque chose, d’accord ? Appelez-moi. Dites-le-moi ! Peu importe ce qu’il vous a fait. Je me fiche pas mal que tous les connards de la ville sachent à quoi vous ressemblez à poil. Là n’est pas le problème. Vous estimez qu’il vous a humilié, c’est ça ?
— C’est ça.
— Eh bien, vous avez tort. Ce n’est pas vous qu’il a humilié. C’est chacun d’entre nous. Pourquoi ? Parce que vous lui avez permis de s’en tirer à bon compte. Parce que vous n’avez pas décroché votre téléphone. Parce que vous ne l’avez dit à personne.
— Je l’ai dit à M. Faraday ici présent.
— C’est sûr. Oui. Mais c’est parce qu’il a su vous le faire cracher. Vous êtes un bon flic, Winter. Il se peut même qu’on vous doive de fières chandelles de temps à autre. Mais n’allez jamais, au grand jamais, vous imaginer être à l’abri d’une mise à pied. Pourquoi ? Parce que vous ne l’êtes pas.
Il marqua une pause, les dominant tous deux de toute sa hauteur.
— Mais, en l’occurrence, il se peut que vous nous offriez une opportunité.
— Ah oui ?
La rapidité de la réaction de Winter fit naître un petit sourire sur le visage de Willard.
— Mackenzie s’est-il de nouveau manifesté ? Hier, avant-hier ?
— Non.
— C’est vrai ? Parce que, sinon, cette fois, je ne vous raterai pas.
— C’est vrai.
— Vous vous attendez à le revoir ?
— Ouais. Un jour ou l’autre, forcément.
— Bien.
Willard se tut un instant.
— Ce nouvel appartement que vous avez, reprit-il. À Gunwharf. L’inspecteur Faraday m’a dit que vous l’aviez payé cinq cent cinquante mille livres.
— C’est exact.
— Alors que vous n’aviez vendu le vôtre que deux cent soixante-quinze.
— En effet.
— Et vous aviez d’autres frais, des frais médicaux, oui ?
— Oui, chef. Soixante mille.
— Donc…, dit Willard, plissant le front, concentré sur le calcul mental. Si je ne m’abuse, il vous en manquait trois cent cinquante mille. Où avez-vous trouvé une somme pareille ?
Winter échangea un regard avec Faraday. Willard ne voyait pas d’intérêt à ne pas affronter la vie de plein fouet, mais là, c’était de la franchise à échelle industrielle. Winter avait des droits. Et il ne comptait pas s’en laisser spolier.
— En quoi tout cela vous concerne-t-il, chef ?
— En ce que je suis votre supérieur hiérarchique. Et parce que j’ai en tête une idée pour laquelle j’ai besoin d’être très très sûr de vous.
— Vous pensez que je suis un ripoux ?
— Je pense que vous avez certains talents. Que vous jouez avec la vérité. Je prie le Ciel – pour notre bien à tous –, que vous le fassiez pour de bonnes raisons. Mais je n’en suis pas certain.
— Et cette question financière y changera quelque chose ?
— Ça aidera sûrement. Tout enquêteur de mon service ayant trois cent cinquante mille livres de dette, ça peut être un problème. Ça vous paraît concevable ?
Winter opina, songeur. Puis il se mit à parler de l’année précédente. Il avait développé une tumeur. Elle était devenue, au sens le plus littéral du terme, une prise de tête. On lui avait fait passer des examens. Des scanners. On avait identifié le problème. Il était allé et venu à Queen Alexandra, comme un yoyo, et chaque fois qu’il avait entrepris ce voyage, une petite part supplémentaire de lui mourait.
— Je parle d’y croire, dit-il, regardant Willard dans les yeux. On croit qu’on tiendra le coup. On croit que la bonne fée du karma est de son côté. Et puis, on se pose des questions.
Ç’avait été une période sombre. Il n’avait jamais été du genre pessimiste, mais là, il avait commencé à avoir des états d’âme. Pas dans le boulot. Il n’en était plus là depuis belle lurette. Mais en ce qui le concernait.
— Y croire ou pas, une fois encore, dit-il. En soi.
Faraday l’écoutait, captivé. Il avait déjà entendu cette histoire, mais il n’avait jamais vu Winter animé d’autant de passion, et d’autant de colère. Même Willard ne pensait plus à consulter sa montre.
— Alors ? demanda-t-il.
— Il y avait une femme que j’ai rencontrée. Elle s’appelait Maddox.
Willard acquiesça. Il avait entendu parler d’elle. Elle était canon.
— Exact. Et une amie. Elle est restée près de moi. Elle a veillé sur moi. Elle m’a permis de m’en sortir.
Il raconta à Willard leur quête d’un neurochirurgien qui soit prêt à prendre un ou deux risques, lui expliqua où les incessantes investigations de Maddox avaient mené.
— À Phoenix, dans l’Arizona, murmura-t-il. Elle est restée jusqu’à la fin. Ne m’a jamais quitté. Pas une fois.
Ensuite, il était rentré pour sa convalescence. Maddox, elle, était partie en Amérique du Sud. Mais ils étaient restés en contact.
— Il fallait que je déménage. Il fallait que je quitte la maison. Je n’avais plus rien à y faire. Je devenais dingue là-bas. Gunwharf, c’était le top. Le buzz. La vue. Les gens. C’était parfait, tout bonnement parfait, et plus je regardais, plus je savais qu’il fallait que je sois le mieux placé dans la résidence. Un appartement au dernier étage du Blake House venait d’être mis en vente. Le problème, c’est que je n’avais pas le fric.
Willard hocha la tête.
— Et ?
— J’en ai parlé à Maddox. Je lui ai téléphoné.
— Elle disposait d’une somme pareille ?
— Oui. Elle est riche, cette petite. En plus, elle avait un appart à Rose Tower, à Southsea, sur le front de mer. Je l’ai vendu à son nom, et on a fait fifty-fifty sur celui de Gunwharf.
— Donc, vous êtes copropriétaires ? dit Willard, dubitatif.
— Ouais. Tout est écrit noir sur blanc. Elle en possède la moitié. Moi, grâce à mon emprunt logement, je possède l’autre moitié.
— Et vous êtes toujours…, dit Willard, cherchant ses mots. Ensemble ?
— Grands dieux, non. J’ignore totalement qui elle se fait en ce moment, mais, en tout cas, ce n’est pas moi.
— Alors… je ne comprends pas.
— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas, chef ?
— Vous me dites qu’elle possède la moitié de votre bien immobilier, la moitié de votre vie ? Autrement dit, elle peut débarquer à tout moment, vous couper l’herbe sous le pied et vous renvoyer à la case petite maison individuelle, non ?
— Bien sûr.
— Et ça ne vous tracasse pas ?
— Pas du tout.
— Vous être mis à la merci de quelqu’un d’autre ? Vous être fait l’otage du destin ?
— Grands dieux, non. Otages du destin, nous le sommes tous. À chaque minute de la fichue journée.
— Vous croyez ?
Winter y réfléchit longuement. Puis il sourit à Willard.
— Quand on revient d’où je reviens, dit-il à voix basse, c’est vraiment une question qu’on ne se pose pas.
C’était une fin de non-recevoir. Les trois hommes ne s’y trompèrent pas. Willard regarda sa montre un moment. Winter ne le quittait pas des yeux.
— Vous parliez d’une opportunité… chef ?
— Ah oui ?
— Oui. Qu’entendiez-vous par là, au juste ?
— Je ne suis pas sûr d’être en mesure de pouvoir vous le dire. Pas encore, en tout cas.
Willard lança un coup d’œil à Faraday. Celui-ci regardait par la fenêtre. Winter n’en avait pas terminé.
— Ça concerne Mackenzie ? Toutes les conneries dans la camionnette ? Toutes les photos qu’il a en sa possession ? Moi, ce que j’en pense, c’est que vous feriez peut-être bien de me rencarder sur ce qu’on va faire de tout ça…
Il lui sourit.
— … chef.