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Vendredi 22 juillet 2005,10 h 32

 

Winter apporta la photo au bureau de Martin Barrie, en trophée qu’elle était. Le superintendant avait organisé cette réunion à la demande de Faraday, ménageant assez de place autour de la table de conférence pour tout le groupe d’enquête de Tartan. Dawn Ellis était elle aussi de la partie. Winter eut l’élégance de lui attribuer le mérite de la découverte de la lettre de Jessops.

— Servez-vous, messieurs. Désolé, elles sont en noir et blanc.

Winter était dans son élément. Après une longue conversation téléphonique, Jessops avait envoyé par e-mail la photographie incriminante retrouvée dans l’un des dossiers sur Givens. Winter en avait fait une dizaine de copies qu’il poussait à présent vers le milieu de la table.

Ce fut Martin Barrie qui brisa le silence.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça nous apprend au juste ?

— Ça nous apprend, chef, que Givens n’était pas aussi organisé qu’on le pensait. Celle-ci lui aura glissé des mains. Erreur de manipulation du clavier de son portable, peut-être ? Ou confusion de deux dossiers quand il a copié sur Cd-rom celles qu’il voulait faire développer ? Le reste du lot est nickel. Mais je vous fiche mon billet qu’il y en a des tas d’autres dans ce goût-là.

Les têtes se penchèrent autour de la table. La photo avait été prise dans le jardin derrière la maison de Jake Tarrant. Dans la version couleur, Winter avait reconnu les motifs des rideaux du salon. Les deux gamins jouaient au soleil. On voyait une piscine gonflable contenant trois ou quatre centimètres d’eau. La fille de Rachel se penchait par-dessus le bord de la piscine. Elle avait les jambes écartées sur l’herbe et les fesses en l’air. Son petit frère essayait de lui monter dessus. Les deux enfants étaient nus.

— Je ne vois pas, dit Barrie. Je suis bête ou quelque chose m’échappe ?

Winter lui tendit une copie de la lettre provenant des dossiers sur Givens. Il la lut rapidement, puis la lui rendit.

— Ça, c’est de la pornographie ?

Il semblait incrédule.

— Limite, chef. Mais tout est là : c’est la seule photo sur laquelle ils ont ce genre de pose. Il y en a des centaines dans ses boîtes. Nous les avons toutes passées en revue.

— Mais ce sont des enfants. Il fait chaud. Ils batifolent. Non ?

Dave Michaels prit la parole. Lui aussi avait déjà vu des photos telles que celle-là. Il voyait très bien où Winter voulait en venir.

— Le problème, ce n’est pas les enfants. Le problème, c’est le gars derrière l’objectif. Il y a plein de tarés qui ne demandent qu’à se branler sur des trucs pareils. Givens était peut-être l’un d’eux.

Il lança un regard à Winter.

— Où étaient les parents ?

— Jake, sans doute au travail. La maman, Rachel, sortie peut-être. Un saut chez la voisine ? Des courses à faire ? Dans la salle de bains ? Je n’en ai aucune idée.

— Tu veux dire qu’elle faisait confiance à ce mec ? À ce Givens ?

— Totalement. Les photos qu’il lui refilait pour l’album de famille étaient jolies comme tout. Pour elle, c’est un type bien sous tous rapporte. Confiance aveugle. On connaît la chanson.

— Donc, elle lui laissait le champ libre ? Elle l’aurait laissé seul avec les enfants ?

— Sans aucun doute.

— C’est de la mise en confiance. C’est la façon d’opérer de ces gars-là, dit Michaels.

— Oui, c’est sûr.

Winter regarda les visages autour de la table. Faraday fut le suivant à lui apporter son soutien.

— Parlez-nous de l’ordinateur portable et de l’appareil photo, Paul.

— Bien sûr, patron. Le fait est qu’ils ont l’un et l’autre disparu. Ce sont des objets de grande valeur, c’est certain, mais il n’y a aucune trace de cambriolage.

— Et le portefeuille de Givens ? Les espèces ? La carte bancaire ? demanda Barrie.

— Je pense qu’on les a utilisés comme leurres, chef.

— Leurres ? Ça veut dire quoi ?

L’irritation gagnait Winter. Faraday voyait que le sang lui était monté aux joues.

— Vous tuez le type, Givens, expliqua-t-il patiemment. Vous voulez nous lancer sur une fausse piste. Vous voulez que quelqu’un trouve le portefeuille de Givens et déconne à tout-va avec la carte bancaire. Que faites-vous ? Vous le garnissez de soixante livres en billets et vous le laissez dans un quartier à problèmes.

— Où, déjà ?

— Somerstown. Un gamin le trouve, pique le fric, fait de son mieux avec la carte bancaire et finit par la vendre. Et la voilà entre les mains de quelqu’un qui sait la rentabiliser. C’est la raison pour laquelle on passe une semaine à courir après Karl Ewart. Dommage que Jimmy Suttle ne puisse pas être là, chef. Il vous en ferait un compte rendu encore plus exact.

Barrie ignora le sarcasme. Il examinait la photographie.

— Très bien, dit-il lentement. Donc, Givens s’est incrusté chez les Tarrant. C’est ce que vous dites ?

— Oui, chef.

— Une fois dans la place, dit-il, tapotant la photo, il… n’a plus qu’à se servir ?

— Exactement. On a interrogé le collègue de Tarrant, Dawn et moi. Givens s’était taillé une réputation à l’hôpital. Les gars pensaient qu’il était pédé.

— Ce n’est qu’une rumeur.

— Certes. Puis, on trouve cette photo. Comme je vous disais, chef, elle a glissé entre les mailles du filet de Givens. En toute logique, les plus douteuses, il ne se hasardait pas à les faire tirer sur papier. Il les laissait sur son disque dur, et les visionnait sur son portable. Les plus émoustillantes, il pouvait même les proposer à la vente en ligne.

— Avons-nous des preuves de ce que vous avancez ? Sur ses relevés de comptes ?

— Non, admit Winter. Et pour être franc, on en est loin. D’ordinaire, il était très prudent. Vendre des images porno de gamins, de nos jours, ce n’est pas facile.

— Et Tarrant ? demanda Barrie. Le père ?

— Il l’a découvert.

— Comment ?

— Il nous a dit hier être allé une fois chez Givens qui voulait lui montrer un tas de photos pour qu’il en sélectionne pour madame. Givens a dû le laisser seul à un moment, peut-être pour aller aux toilettes, faire du café ou autre. Tarrant s’y connaît en ordinateurs, il sait ce qu’il fait. Il a dû fouiner. Forcément. Et alors, dit Winter, écartant les mains, le voilà qui voit toutes sortes d’images douteuses. C’est ses gosses, ne l’oubliez pas. Chez lui, dans son foutu jardin.

— Tout ça, vous devrez le prouver.

— Je ne peux pas. Pas sans le portable ni l’appareil photo. Raison pour laquelle ils ont disparu.

Un long silence se fit. Puis Jerry Proctor signala qu’il avait une question.

— Tu dis que Givens faisait une fixette sur Tarrant ? Que Jake l’aurait tué ?

— Sûr à cent pour cent.

— Oh, c’est chiant.

Proctor, en sa qualité d’officier de scène de crime, connaissait bien Jake Tarrant.

— Bien sûr que c’est chiant, Jerry. On l’aime bien. C’est un partenaire. Un bon gars. Un marrant. Mais cette histoire parle d’elle-même, non ? Givens se fait embaucher à l’hôpital. Ce gars-là est un malade, il s’accroche à Jake. Il parvient à se lier d’amitié avec sa bonne femme. Prend des photos des mômes qu’elle aime beaucoup, forcément. Rachel tarabuste Jake pour qu’ils s’agrandissent, mais Jake a un problème parce qu’ils sont raides, et il n’a pas envie de se mettre un méga emprunt logement sur le dos. Là-dessus, leur nouvel ami révèle qu’il est pété de tune. Et qu’en plus il ne demande qu’à leur en prêter. En échange, bien sûr, d’une cohabitation. Mais Jake découvre que l’homme a des vues sur les gamins. Deux ou trois mois plus tard, ils vont habiter sous le même toit ! Alors ? Qu’auriez-vous fait à sa place ?

— Je lui aurais demandé d’aller voir ailleurs. Puis j’aurais tout raconté à ma femme.

— Au risque de perdre l’argent, et, par conséquent, la nouvelle maison ? Il y a toujours un meilleur moyen, Jerry. Toujours.

— D’accord, mais alors, comment s’y est-il pris ? demanda Proctor, croisant ses énormes bras.

— Bonne question. J’ai passé d’autres coups de fil ce matin, et je suis tombé sur un gars extrêmement serviable à Queen Alexandra, dit Winter qui sourit en sortant ce nouveau lapin de son chapeau. Un certain Carragher, responsable des déchets hospitaliers.

 

Plus tard, en privé dans son bureau, Faraday pria Winter de refaire sa démonstration. La réunion Tartan s’était achevée sur la triste admission de l’idée que Tarrant avait effectivement pu tuer Givens. Le plus problématique, c’était d’en apporter la preuve.

— O.K., patron. Vous êtes Jake Tarrant, d’accord ? Le mobile, on l’a identifié. Il ne reste plus qu’à supprimer ce mec. L’attirer à la morgue ne pose, en soi, aucun problème. À ce qu’on nous en a dit, ils n’arrivaient pas à l’en tenir éloigné. Donc, vous choisissez une heure où il n’y a personne, vous le tuez – en lui défonçant le crâne à coups de couteau, comme vous voulez –, puis, hop, vous le mettez sur la table, vous le débitez en petits morceaux que vous emballez et que vous jetez avec les déchets hospitaliers. Le découpage style boucherie, c’est du gâteau. Tarrant fait ça depuis des années pour gagner sa vie.

Faraday approuva d’un signe de tête.

— Vous dites que ces déchets sont collectés dans un conteneur à l’extérieur ?

— C’est une poubelle à roulettes. Fermeture hermétique. Elle part direct pour l’incinération. Selon les éléments que j’ai, elle n’est ni contrôlée, ni ouverte, ni rien. Tout droit dans l’incinérateur, et pfft, par la cheminée. Magnifique. Quant à nous ? On se pointe six semaines plus tard, et il ne reste strictement que dalle. Pourquoi ? Parce que le copain, il est parti en fumée. Cool, comme je disais.

— Vous devez tout vérifier. La chaîne de traitement des déchets, étape par étape, comment ça marche.

— Bien sûr, patron. Je vais tout éclaircir.

Faraday cogitait, cherchant des failles dans la théorie de Winter. Le corps d’un homme, ce n’était pas petit. Soixante-dix kilos de chair et d’os, il y avait de quoi attirer l’attention.

— Tarrant aurait-il vraiment pris le risque de jeter tous ces paquets en une seule fois ?

— J’en doute. S’il a pu en garder quelques-uns au frigo pour plus tard, je suppose qu’il l’a fait.

— Qui d’autre a accès au frigo ?

— Son collègue. Un jeune gars. Simon quelque chose.

— Vérifiez aussi de son côté.

— Bien sûr. De toute façon, patron, reprit Winter après avoir marqué une courte pause, Tarrant a pu tout aussi bien courir le risque. Vider la poubelle, la remplir des morceaux du copain, mettre les autres trucs à part pour plus tard ou les fourrer dans d’autres sacs et aller les jeter à la décharge municipale. S’il ne s’est pas planté au niveau du timing, il a pu faire en sorte que Givens parte pour l’incinérateur une demi-journée après l’avoir tué.

Faraday s’enfonça dans son fauteuil de bureau. C’était tout à fait plausible. Tout autant, malheureusement, que la conclusion que Winter en tirait.

— Sans corps, comme vous dites, on est foutus.

— Exact, patron. On peut toujours le placer en garde à vue et tout revoir avec lui plusieurs fois. Si ça se trouve, il peut se couper une ou deux fois et nous faciliter la tâche, mais, pour tout vous dire, j’en doute.

— Alors, on fait quoi ?

— J’hésite…, répondit Winter, se dirigeant vers la porte. J’y travaille.

 

L’appel de Faraday trouva Daniel George dans le train. Il avait passé la nuit à Londres et rentrait pour permettre à sa femme de lever le pied au café. Quand Faraday lui demanda s’il pouvait le voir une dizaine de minutes, George répondit que c’était exclu. Depuis la gare, il devait passer chez lui, déposer une maquette pour Respect chez l’imprimeur, puis se rendre à Albert Road. Pas de problème, rétorqua Faraday. Il viendrait le chercher et le conduirait chez l’imprimeur, puis le ramènerait au café. Ils pourraient bavarder en chemin. Non sans réticence, George accepta.

Pour une fois, le train arriva en avance. George, sa serviette à la main, descendit les marches d’un pas nonchalant, puis glissa sa silhouette dégingandée dans la Mondeo de Faraday. Il transpirait dans la chaleur de la mi-journée.

— Avant d’aller plus loin, dit-il, sachez que j’ai parlé à Jenny Mitchell.

— Quand ?

— Ce matin. Elle m’a appelé sur mon portable.

— Comment était-elle ?

— Dans tous ses états.

— Ça ne me surprend pas.

Faraday cherchait des yeux une brèche dans la circulation. Finalement, il s’élança malgré un bus qui arrivait d’en face. George demanda si la conversation qu’ils s’apprêtaient à avoir était officielle.

— Ce n’est pas un interrogatoire, si c’est votre question.

— Ça, je le sais. Je vous demande si c’est à titre informatif sur le contexte général, comme la dernière fois.

— La dernière fois, vous ne nous avez rien dit.

— Justement.

— Et cette fois ?

— Cette fois, il se pourrait que ce soit différent.

— Pourquoi ?

George ne répondit pas. Faraday ralentit à l’approche d’un rond-point. L’imprimeur se trouvait à Milton, à cinq minutes de route.

— Vous étiez au courant pour Jenny et Mark Duley, dit Faraday avec circonspection. Que saviez-vous d’autre ?

— Je savais, en la voyant, qu’elle s’était mise dans une situation impossible. Et qu’elle devait s’en sortir.

— Vous le lui avez dit ?

— Évidemment.

— Et ensuite ? Lui en avez-vous reparlé ?

— Je n’en ai pas eu l’occasion. Elle avait laissé tomber Respect alors, et je comprenais pourquoi.

— Parce qu’elle ne voulait plus voir Duley ?

— Exactement, confirma-t-il. J’aime bien Jenny. Elle a bon cœur. Elle a travaillé dur pour nous. C’est dommage qu’elle n’ait pas pu s’investir plus longtemps.

— Ça vous a étonné, alors ? Elle et Duley ?

— Pas vraiment. Vous avez rencontré Jenny. Elle est très attirante. Vulnérable, aussi. Influençable. Duley savait repérer ce genre de points faibles. Pour être franc, il pouvait être un peu manipulateur.

— Pas le grand amour, alors ? Entre vous et Duley ?

George se roulait une cigarette. L’ayant allumée, il s’autorisa à secouer imperceptiblement la tête.

— On a tous des exigences, non ? murmura-t-il. Il se trouve que Duley exigeait plus que le reste d’entre nous.

Exigeant, songea Faraday. Peut-être était-ce aussi simple que cela. Pure appétence. Insatiabilité. De ces exigences qui pouvaient se muer en peine capitale.

— Quand avez-vous vu Duley pour la dernière fois ?

— La veille de sa mort.

— Ah oui ? dit Faraday, lui lançant un regard de biais. Le samedi, vous voulez dire ?

— Oui. Il est passé au café. Manifestement, il avait eu des ennuis. Il voulait que je lui prête ma voiture.

— Vous savez pourquoi ?

— Aucune idée. Je ne le lui ai pas demandé, et il ne me l’a pas dit.

— Combien de temps l’a-t-il gardée ?

— Plus longtemps que prévu. Il m’avait promis de la rapporter à 6 heures. Je faisais la traversée jusqu’à Gosport ce soir-là.

— Et ?

— Il s’est pointé à minuit passé. Il m’a dit qu’il avait crevé.

— C’était vrai ?

— Aucune idée. Je n’ai jamais vérifié.

— Dans quel état était-il ?

— Agité. Aucun doute là-dessus.

— Et il ne vous a pas dit où il était allé ?

— Non.

Ils étaient arrivés à Milton. Faraday suivit les indications de George jusqu’à l’imprimerie, un ancien garage réaménagé récemment. Une affiche antiguerre était punaisée sur l’imposante double porte, et l’on apercevait la forme fantomatique d’un gros chat noir derrière le voilage à la fenêtre de l’étage.

— Je ne serai pas long, dit George, fouillant dans sa sacoche.

Faraday attendit au bord du trottoir, essayant d’insérer cette toute nouvelle pièce dans le puzzle. Il vit George à la fenêtre de l’étage, qui triait une liasse de documents. Quelques minutes plus tard, il réapparaissait sur le trottoir.

Ils repartirent vers Southsea. Lorsque le café fut en vue, George rompit enfin le silence.

— Et maintenant ?

— Nous continuons le combat. J’aurai besoin de votre déposition.

— Je me disais aussi…, murmura-t-il, lui lançant un regard. Et Jenny ? Vous en avez terminé avec elle ?

— J’en doute. Nous devons savoir très précisément ce qui s’est passé le dimanche. Elle pourrait peut-être nous y aider.

Faraday ralentit et stoppa la voiture. Cinq ou six étudiants bavardaient au soleil devant le café. Reconnaissant George, ils regardèrent avec curiosité le barbu à côté de lui.

— Dites-moi une chose, reprit Faraday. Duley est mort maintenant. Il n’est plus. Quelle impression vous faisait-il réellement ?

George, qui ouvrait déjà la portière, se figea.

— Dans mon pré carré, il y a des gens qui sont salement traumatisés, finit-il par dire. C’est la raison pour laquelle ils se laissent tenter par l’extrême gauche. Ils sont exclus. Ils fuient.

— Quoi ?

— Nous, inspecteur. Et eux-mêmes.

Il prit sa serviette.

— Cela répond-il à votre question ?

 

Winter se paya le luxe de se rendre à l’hôpital St Mary en taxi. Dawn Ellis avait proposé de l’y accompagner, mais il avait décliné l’offre. Un rendez-vous avec un professeur pour un check-up, lui avait-il dit. Ces mecs-là étaient toujours en retard, et il détesterait la faire attendre des heures au parking.

Le taxi déposa Winter au pied de la tour principale. Il émergea dans le soleil et prit la direction de l’administration jusqu’au cul-de-sac de la morgue. Un fourgon funéraire rutilant exécutait prudemment une marche arrière vers les portes de la chapelle ardente. L’assistant de Tarrant, Simon Hoole, fit signe au chauffeur de s’arrêter, puis repéra Winter.

— Vous cherchez Jake ?

— Ouais.

— Il est à Queen Alexandra toute la journée. J’en ai pour un moment, j’arrive !

Winter mit le cap sur l’entrée principale que le code 7713 lui permit de franchir. À l’intérieur, il faisait plus frais, et une acre odeur de produits chimiques dérivait depuis la salle d’autopsie. Il hésita, considérant l’alignement des portes des vieux tiroirs réfrigérés, conscient de la facilité avec laquelle Tarrant avait pu se débarrasser du corps. Winter n’avait jamais perdu de temps à élaborer des théories sur le crime parfait, mais, pour une fois, il était prêt à faire une exception. Il y a tout ce qu’il faut pour ça, songea-t-il. C’est le bon boulot.

La porte du bureau était ouverte. Jake avait dû arriver très tôt, car Winter avisa son sac de sport Pompey abandonné sur le fauteuil. Il le déplaça et s’assit. De l’extérieur lui parvint le vrombissement du moteur du fourgon qui repartait. Puis la silhouette imposante de Simon emplit l’encadrement de la porte.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, m’sieu Winter ? C’est que Jake va revenir tard. Une réu avec les huiles de la direction. Moi, ça m’ennuierait à mort.

— À quelle heure sera-t-il là, alors ?

— Vers 6 heures. Puis il part jouer au foot. Troisième victoire, et ils sont en haut de la ligue.

— Qui « ils » ?

— Southsea Town.

— Et c’est où ?

— Après Fratton. Du côté de la jetée. C’est grand, il y a une plage.

— Je te demandais où ils jouaient, fiston.

— Soccer City, à Fareham.

Il adressa un large sourire à Winter.

— Ça vous tente ?

 

Tracy Barber informa Faraday au sujet du cadenas. L’équipe de terrain avait envoyé un constable à la quincaillerie de Petersfield. Le gérant lui avait confirmé qu’il vendait des cadenas identiques, mais la femme qui avait peut-être servi Ginnie Bullen ne travaillait que le week-end. Dès qu’il aurait l’occasion de vérifier ses tickets de caisse du 9 juillet, il les contacterait. Selon lui, y avait de grandes chances que ce soit l’un des leurs.

— C’est un oui alors, dit Faraday, souriant. Et qu’en est-il de la visite retour chez Mme Cleaver ?

Barber sourit. Elle avait insisté auprès de l’équipe de terrain pour qu’ils l’ajoutent à leur liste d’actions, mais comme ils étaient toujours enlisés dans le suivi des vérifications des bandes de vidéosurveillance, au final, c’était elle qui s’était rendue chez les Cleaver.

— Et ?

— Vous aviez raison. Duley est passé le jeudi après-midi.

— Qu’a-t-il dit ?

— Pas grand-chose. Selon Mme Cleaver, il n’a pas franchi le portail. Il a sonné à l’interphone et fixé la caméra. Quand elle lui a demandé ce qu’il voulait, il s’est contenté de soulever son T-shirt et lui a dit de bien regarder, puis il lui a demandé ce que son mari faisait d’autre pour prendre son pied.

— Et ça s’est arrêté là ?

— Oui.

— Très théâtral.

— Absolument. Et très efficace. Côté mode opératoire, ça va à Duley comme un gant. Elle a déclaré qu’il lui avait fichu une trouille bleue.

— Et son mari ?

— Elle affirme ne pas lui en avoir parlé.

— Pourquoi ça ?

— Elle n’a pas su dire. De mon point de vue, elle n’aurait pas supporté une réponse franche. C’est une maison de rêve. Elle a dû coûter bonbon. Elle doit préférer ne pas savoir d’où vient l’argent.

Barber consulta sa montre.

— C’est toujours O.K. pour St James ?

Ils partirent en direction de l’est. L’hôpital St James était à dix minutes de voiture. Faraday avait téléphoné pour convenir d’un rendez-vous avec le psychiatre, Peter Barnaby, qui avait accepté de les recevoir à 2 heures. Faraday se gara dans l’allée à trois voies dont la courbe majestueuse menait à l’imposante entrée principale. Deux patients étaient assis sur un banc, dos à dos, le regard dans le vide.

Barnaby occupait un vaste bureau ensoleillé du rez-de-chaussée. C’était un grand échalas vaguement débraillé en pantalon de velours et chemise denim. Ses boucles auburn commençaient à se raréfier, mais son regard était vif derrière ses lunettes aux verres épais. D’un geste, il les invita à prendre place dans les fauteuils face à son bureau.

— Je suis dans le noir le plus complet, dit-il. Dites-moi ce qui vous amène.

L’attention de Faraday avait été captée par une photo en équilibre précaire sur une rangée de livres derrière le bureau. Elle montrait Barnaby en mer à la barre d’un grand yacht. La femme à côté de lui souriait à l’objectif, de même que deux enfants. En regardant cette photo, Faraday pensa aussitôt à Willard. Bientôt trois jours, songea-t-il. Et pas un seul coup de fil au sujet de Winter.

— Vous faites de la voile ? demanda Barnaby à qui la curiosité de Faraday n’avait pas échappé.

— Non. Malheureusement non.

— Vous devriez. Tout le monde le devrait. C’est la thérapie de Dieu.

Il désigna la montagne de courrier sur son bureau.

— Pour tout vous dire, reprit-il, je ne suis pas sûr que je tiendrais le coup sinon.

Faraday lui expliqua brièvement l’intérêt que les Crimes graves portaient aux circonstances de la mort de Mark Duley. Ils travaillaient sur cette enquête depuis bientôt quinze jours, et l’une des pistes qu’ils suivaient les avait menés à Nouveau Départ.

— Dieu du ciel ! s’exclama Barnaby qui parut surpris. Mais pourquoi donc ?

— Il semblerait qu’il y ait un lien entre Duley et une certaine Jenny Mitchell. Vous connaissez cette femme ?

— Très bien. Je suis le parrain d’un de ses enfants. Le petit Milo.

— Je vois. Et aviez-vous connaissance d’un… ah… lien entre eux ?

— Qu’entendez-vous exactement par « lien », inspecteur ?

— Une relation.

— Je vois.

Il fit pivoter son fauteuil, se frotta les joues, regarda brièvement par la fenêtre.

— C’est délicat, finit-il par dire. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider.

— Ah non ?

— Non. Ce sont des choses très personnelles. Lorsque quelqu’un se confie à vous, on a un certain… heu… devoir de réserve.

— Ce n’est pas une de vos patientes, docteur.

— Non, en effet. Mais c’est une amie, une amie très chère. Pour être franc, je n’ai aucunement l’intention de discuter avec vous de sa vie privée. Du moins, pas sans son autorisation. Pour vous, est-ce ne pas se montrer coopératif ?

Son sourire était vraiment chaleureux. Un homme auquel on dirait tout si c’était lui qui posait les questions, songea Faraday.

— Vous parliez de Nouveau Départ, reprit Barnaby, enfoncé dans son fauteuil, les mains derrière la nuque. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ?

— Bien sûr. D’après ce que j’ai compris, Jenny s’y est impliquée. Est-ce le cas ?

— Au tout début, elle s’occupait de la comptabilité, oui. Maintenant ? dit-il avec un haussement d’épaules. Andy a pris un comptable à plein temps. Il n’avait pas le choix. C’est une grosse association qui brasse énormément d’argent. Les obligations en matière d’audit sont terrifiantes. Jenny a les enfants à élever et une vie à elle.

— Mais elle continue de s’y intéresser ?

— Forcément. C’est inévitable. Elle vit avec l’homme qui la dirige. Il rentre peut-être chez lui le soir, mais gérer une telle association, c’est du travail vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je suis sûr qu’il y a des jours où Jenny préférerait ne jamais avoir entendu parler de Nouveau Départ. Mais ce sont les risques du métier, j’en ai peur.

— Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre. Vous êtes en train de me dire qu’elle s’y implique toujours ?

— Seulement de loin. Je veux dire ceci : Andy a sans doute choisi le segment de clientèle le plus difficile qui soit. Ce sont des gens auxquels vous autres vous intéressez de par votre profession. Beaucoup d’entre eux sont des récidivistes. Tout ce qu’ils savent faire, c’est enfreindre la loi et, croyez-moi, ils ne sont même pas très doués. Quant aux autres, ils sont dans un état de délabrement physique et psychologique plus ou moins grand. C’est soit la drogue, soit l’alcool, soit une forme de maladie mentale. Ils sont sans domicile, sans perspectives, rien qu’ils puissent revendiquer comme leur étant propre. Je ne peux qu’avoir de l’admiration pour…

Il laissa sa phrase en suspens.

— Vous connaissez Andy, au fait ? demanda-t-il.

— Non.

— C’est quelqu’un d’impressionnant. Je ne vois personne d’autre en ville qui aurait pu mener Nouveau Départ là où ça en est.

— L’association est prospère ?

— Mieux encore, irremplaçable. Si jamais Nouveau Départ tombait à l’eau, il faudrait inventer sa sœur jumelle dès le lendemain. Selon moi, c’est là toute la mesure du travail d’Andy. Il est parti de rien, littéralement de deux ou trois lignes sur une feuille de papier, et, cinq ans plus tard, des gens se pressent à sa porte pour lui demander comment il a fait. Je n’exagère pas.

Il montra la pile de courrier d’un signe de tête.

— J’ai ici des lettres des services sociaux de tout le pays. Une est encore arrivée ce matin. De Walsall. L’homme veut venir pour serrer la main d’Andy, s’asseoir à ses pieds et apprendre…

— Si j’ai bien compris, vous avez récemment démissionné du bureau. C’est exact ?

— Oui, en effet. Pourquoi ? Franchement, je n’avais pas le choix. J’ai joué un petit rôle dans la création de Nouveau Départ. C’était il y a cinq ans. Mais j’ai toujours eu l’intention de me retirer une fois que l’association tournerait bien. Ils n’ont plus besoin de moi, inspecteur. Et pour être tout à fait franc avec vous, j’ai besoin du temps que ça me laisse. En fait, si je ne reprends pas la main sur le reste de ma vie, je finirai sans doute par imploser. L’image est de ma femme, pas de moi.

Le sourire à nouveau, encore plus chaleureux.

— Il y a des rumeurs…, commença Faraday.

— Sur Nouveau Départ ?

— Oui.

— Bien sûr qu’il y en a. Des rumeurs, des commérages, des ragots, ce sont les risques du métier. Mais vous savez le plus triste dans tout ça ? Plus grande est votre réussite, plus malveillantes, plus fielleuses sont les rumeurs. Les gens détestent la réussite dans notre pays. Je n’ai jamais compris pourquoi, mais c’est la réalité. Osez, faites en sorte que ça marche, établissez votre réputation, et les autres piaffent d’impatience de vous voir vous ramasser. S’il y en a un qui devrait imploser, c’est bien Andy. Mais il est résistant, Dieu merci.

— Pourtant, la pression doit être forte.

— Bien sûr, bien sûr. Et elle ne s’arrête pas là. Je ne sais pas dans quelle mesure vous êtes au courant du contexte des prestations des services sociaux, inspecteur, mais en vérité c’est devenu un véritable cauchemar. En langage clair, le gouvernement veut s’en débarrasser. Les privatiser. S’en décharger sur de jeunes hommes motivés comme Andy. Il n’y aurait pas forcément de mal à ça, si seulement il assumait son choix jusqu’au bout. Mais non. Il veut continuer de s’en mêler, c’est de l’interventionnisme permanent, la gabegie la plus totale, et ce sont des gens comme Andy qui finissent par être le dindon d’une farce particulièrement répugnante. Andy fait des bénéfices, c’est sûr, mais étant donné la pression qu’il subit, je me demande parfois pourquoi il n’a pas encore tout plaqué.

— Peut-être que ça lui plaît.

— Peut-être.

— Et peut-être que ça rapporte beaucoup.

— Certes. Voulez-vous dire qu’Andy devrait en avoir honte ? Étant donné les gens à qui il a affaire ? Les défis qu’il doit relever ?

— De la part du gouvernement, vous voulez dire ?

— Oui, sans compter tous les autres qui ont une part du gâteau. Les autorités locales. Insertion et probation. Services sociaux. Agences de développement. Services de prestations sociales. Vous autres, dit-il en riant. Le simple fait de vous parler de la sorte met tout ça en perspective. Si quelqu’un mérite un peu de paix et de tranquillité, un peu de soutien, c’est bien Andy Mitchell.

Faraday acquiesça. Voilà qui en disait long. Parlait-il de la petite armée de catastrophistes qui l’entourait ? De gens qui prêchaient pour leur paroisse comme Ellie Holmes ? Ou était-ce une subtile allusion à quelqu’un de beaucoup plus proche de lui ?

— Vous les voyez souvent ? demanda-t-il.

— Qui ?

— Andy et Jenny.

— On se fréquente, oui, quand on trouve le temps. En fait, on s’est vus il y a deux semaines, quand la reine est venue pour la revue de la flotte. On était placés dans les premiers rangs. À part quelques gouttes de pluie, ç’a été une très belle journée.

— Ils sont heureux, à votre avis ?

— Très heureux. Autant que faire se peut.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que, hélas, notre petite conversation touche à sa fin. Ne le prenez pas mal, mais le temps presse. J’ai une réunion de comité à 3 heures, une autre à 4, et je donne un cours magistral à 5 heures et demie. Une heure devant des étudiants, et je n’ai même pas encore réfléchi à ce que j’allais leur dire.

— Auriez-vous un numéro de portable ? Au cas où je doive vous joindre ?

— Oui, bien sûr, tenez, dit-il en sortant une carte de son portefeuille. Donc, si vous voulez bien m’excuser…

Il se leva et leur serra la main.

— C’est l’heure où les patients sortent se promener dans le parc, reprit-il. Faites attention en repartant en voiture.

Barber l’exprima la première. Ils avaient quitté l’hôpital et approchaient d’un carrefour encombré.

— Il est loyal, hein ?

— Très. Ça force l’admiration. Quoi que Mitchell ait pu faire, le dernier qui le dénoncera, c’est Barnaby.

— Vous pensez qu’ils se sont mis dans le pétrin ?

— C’est certain. On ne laisse pas tomber ce qu’on a créé sans avoir de bonnes raisons de le faire.

— Mais, et tous ses autres engagements ?

— Foutaises. Les gens comme Barnaby s’éclatent quand leur agenda est plein.

— Alors, c’est quoi ?

— Je n’en ai aucune idée, sauf que ça doit être grave. Peut-être que Mitchell ne l’écoute plus. Et qu’il suit son petit bonhomme de chemin. C’est déjà arrivé.

— Et Jenny ?

— Je dirais qu’il l’aime beaucoup. Et je me hasarderai à supposer qu’il est devenu pour elle une sorte de figure paternelle. C’est aussi bien, d’ailleurs…, dit-il, esquissant un sourire à l’intention de Barber…, autant que faire se peut.