VIII
LA TRAVERSÉE
La Toutou-Mak présentait certainement un aspect des plus pittoresques, avec ses varangues garnies de peaux, et ses voiles de basane huilées à fond, pour les préserver de l'action de l'eau et du soleil.
Dans son ensemble, elle avait, il est vrai, à peu près la physionomie d'un vaisseau ordinaire; en y mettant beaucoup de bonne volonté, on l'aurait prise de loin pour une goélette. Mais, de près, c'était autre chose. Elle n'appartenait à aucun ordre de l'architecture navale; et, sans doute, si elle eût touché à quelque port civilisé, les habitants l'auraient considérée avec la même surprise qui frappa les Indiens quand, pour la première fois, ils aperçurent des vaisseaux européens. J'ai même lieu de croire que la figure placée au-dessus de l'éperon n'aurait pas du tout rassuré nos braves riverains. Dieu sait, cependant, quel soin le capitaine Dubreuil avait apporté à la sculpture de cette figure, le portrait intentionné de la fille de Triuniak, on l'a deviné. Il avait pourtant soulevé l'enthousiasme des Groënlandais, ce portrait, voyez un peu! Aucun qui n'eût reconnu la jeune et charmante Toutou-Mak. Et c'est ainsi que varient les goûts, la manière d'apprécier, déjuger les objets!
Quant aux marins qui montaient l'étrange bateau, à cette époque, vous et moi nous eussions crié qu'ils descendaient de la lune; peut-être même nous serions-nous signés! Le diable prenait tant et de si grotesques masques au XVe siècle. Vite! un prêtre, un moine, de l'eau bénite! Prions, mes frères, la fin du monde approche! Souvenez-vous que ce n'est que par notre intercession que la réalisation des funestes prédictions de l'an Mil a été retardée. Un exorcisme! un exorcisme!
Le fait est que les deux bateliers le disputaient par leur extérieur et par leur contraste personnel, en singularité avec le bâtiment. Tout velus de la tête aux pieds, l'un porteur d'une longue barbe noire, encadrant des joues d'une blancheur de marbre, l'autre la face glabre, d'un rouge de batterie de cuisine, ils avaient un faux air de l'Esprit malin, sous deux de ses métamorphoses favorites: le beau séducteur qui enlevé les jeunes filles, abuse des jeunes femmes, et le vilain démon qui s'introduit le soir, par la cheminée, au foyer du prolétaire pour lui acheter son âme.
Sans grand effort d'imagination, leurs bottes fourrées auraient recelé le pied fourchu, sous leur capuchon, plus d'un oeil perçant aurait distingué les indispensables cornes.
Assis à la poupe de son bâtiment, Guillaume Dubreuil tenait la barre du gouvernail; Triuniak, posté tantôt sur la passerelle, tantôt sur le pont de l'avant, manoeuvrait les voiles sous ces ordres.
Et la Toutou-Mak marchait à merveille, la coquette! elle eût lutté avec le plus fort voilier qui fût encore sorti du havre de Dieppe. Suivant le calcul de Dubreuil, elle filait sept à huit noeuds. Depuis leur départ du Succanunga, c'est-à-dire depuis trois jours, ils avaient bien fait soixante lieues.
Triuniak ne se possédait pas de ravissement.
—Mon fils est le premier des angekkok-poglit, dit-il en s'approchant, une après-midi, du capitaine.
—Ah! si j'avais seulement une boussole! fit Dubreuil.
L'Esquimau ne savait, comme de raison, ce que c'était que la boussole. Dubreuil essaya, en vain, de lui expliquer le mécanisme de cet instrument.
—Si je le possédais, fit-il, et si le vent ne nous était pas trop contraire, avant deux lunes nous serions en France!
—Mais, repartit le sauvage, puisque ton pays est au soleil levant, nous irons bien sans le secours de ce que tu appelles une boussole.
—Oui, si les nuits sont claires et le temps toujours serein. Alors je pourrai m'orienter.
—Je croyais t'avoir entendu dire qu'à l'est, il faisait, dans cette saison, une chaleur qui ne cessait qu'à la lune des neiges.
—Oui, je t'ai dit cela, et c'est vrai.
—S'il fait chaud, le soleil brille alors, s'écria l'Uskimé, enchanté de sa logique, car, suivant ses idées groënlandaises, il n'y avait guère de chaleur possible sans soleil.
—Non, lui répondit Guillaume. Dans ma patrie, la chaleur est souvent excessive, et le ciel couvert. Mais c'est moins cela que je redoute que les brouillards.
—S'il fait du brouillard, on aborde, et on attend dans les îles qu'il soit passé, repartit Triuniak, qui ne concevait pas qu'on pût être éloigné de plus d'une journée de la terre.
Sans répondre à cette naïveté, Guillaume lui demanda:
—Es-tu certain, mon père, qu'il existe devant nous, à peu de journées, un pays habité?
—J'en suis sûr, car je l'ai traversé.
—Combien de temps es-tu resté en chemin?
—L'Uskimé compta sur ses doigts.
—Un quart de lune, dit-il ensuite.
—Tu as donc trouvé des îles sur la route?
—Sans doute, mon fils. Ou eussions-nous campé? Mais aurais-tu le désir de t'arrêter chez les Indiens-Rouges? ajouta-t-il d'un ton méfiant.
—Je ne sais, dit le capitaine. Où le vent me poussera, j'irai, j'avoue néanmoins que, si je le puis, je jetterai l'ancre à Baccaléos.
—Pour t'y faire égorger! les Boethics mangent les autres hommes.
—On m'a appris que ces gens trafiquent avec les blancs. Je le crois, car j'ai déjà entendu parler de leur île par nos pêcheurs. Aussi, ai-je confiance que, reconnaissant en moi un Blanc, ils ne me feront aucun mal. Quant à toi, mon bon père, je saurai bien te défendre… Ah! qu'est-ce que cela?
Un choc violent avait ébranlé le navire dans toute sa charpente.
—Aurions-nous touché? pensa Dubreuil. Mais quoi? en pleine mer. C'est impossible… à moins d'un écueil sous-marin, ou un glaçon!…
Et il cria à Triuniak;
—Mon frère, abats les voiles.
Cependant le bateau recevait des secousses alarmantes; il roulait de bâbord à tribord d'une façon inconcevable, car l'Océan était calme et la brise régulière, quoique forte.
Laissant le gouvernail, Guillaume s'élança à l'avant du navire, qui formait leur soute aux provisions.
Quelle fut la stupéfaction du capitaine, en apercevant une longue corne de narval passée à travers la joue de tribord. Elle ressortait de plus de deux pieds sous le pont. Un de ces dangereux cétacés avait rencontré le vaisseau, et s'était pris par son arme dans la carène: il n'y avait pas à en douter. Le cas était d'une gravité extrême; car, en doublant d'efforts pour se dégager, l'énorme poisson menaçait de faire chavirer l'embarcation De plus, le bois se fendait là où il l'avait troué, et l'eau commençait à ruisseler dans la cale.
Dubreuil appela:
—Triuniak! Triuniak!
L'Esquimau accourut.
—Que me veux-tu, mon fils?
—Tiens! lui dit Guillaume.
—Le poisson à la longue corne!
—Oui, c'est un narval; mais n'y a-t-il aucun remède?
Attends, Innuit-Ili.
En disant cela, Triuniak se dépouillait de sa casaque et de ses bottes. Aussitôt déshabillé, il saisit un harpon, et sauta à la mer. Le vaisseau était en panne. Triuniak plongea sous la quille.
Peu à peu, Dubreuil, qui se tenait sur le beaupré, vit la mer se teindre en rouge, son bâtiment oscilla avec violence pendant une minute, puis les mouvements diminuèrent et cessèrent tout à fait.
Triuniak reparut à la surface des vagues.
Il tendit son harpon au capitaine, en prononçant ces mots:
—Il est mort. Innuit-Ili, donne moi une corde avec un crochet.
Quant il eut ce qu'il avait demandé, l'Esquimau replongea, demeura quelques secondes sous l'eau, remonta au-dessous et dit:
—Mets un kaiak à la mer.
Dubreuil lui obéit à l'instant.
Triuniak s'aidant des liures de beaupré, grimpa dans le canot, fixa à sa ceinture la corda que lui avait remise Guillaume, et lança, de toute sa vigueur, l'esquif en avant de la Toutou-Mak, après avoir dit, au capitaine:
—Mon frère va presser sur la corne.
Ses instructions furent exécutées, et, au bout d'un quart d'heure à peine, le poisson, auquel Triuniak avait lié son crochet, cédant à la traction du canot d'un côté, à la poussée du capitaine de l'autre, quitta le bois dans lequel il s'était enchevillé, et flotta à la remorque du kaiak.
Quand Dubreuil eut fermé la voie d'eau, on hissa le
narval à bord de la
Toutou-Mak.
Il avait vingt pieds de long.
Les aventuriers, ayant autant de provisions qu'il leur en fallait, se contentèrent de déchausser sa magnifique lance d'ivoire, et abandonnèrent la carcasse aux goélands, après avoir levé quelques filets pour leur repas du jour.
On avait retendu les voiles, et le navire cinglait admirablement, en faisant route vers l'est-nord-ouest.
Dans la soirée, Dubreuil, qui avait établi son domicile près du gouvernail, ne remarqua pas sans appréhension un point noir courant au ciel, du septentrion en orient.
C'était le précurseur trop fidèle d'une tempête.
Elle éclata au milieu de la nuit. D'abord, le vent s'éleva par degrés: l'Océan grossit, écuma. Ensuite retentirent de longs mugissements. Quelques paquets de mer balayèrent le gaillard d'avant. Pour empêcher que l'eau n'emplît l'espace libre compris entre les deux ponts, ce qui aurait déterminé la submersion du navire, Guillaume fit couvrir cet intervalle de peaux huilées.
Le vent augmentait.
Aux flancs de la Toutou-Mak, il fouettait furieusement les vagues, tordait son grand mat comme un roseau, jouait avec le frêle, bâtiment, qu'il lançait de la cime d'une montagne liquide dans le fond d'un gouffre, le rattrapait au moment où il semblait devoir être englouti, le renvoyait au sommet d'une lame géante, et le traitait enfin comme le volant d'une raquette.
Jusque-là, pour un marin expérimenté, le danger n'était pas extrême.
Mais les rafales sèches, stridentes, ne tardèrent pas à fondre sur le malheureux navire. Elles le martelaient à droite, à gauche, en avant, en arrière, partout. On eût dit qu'elles voulaient le fracasser, le réduire en pièces. Avec elles, l'Océan se prit à pousser des rugissements atroces, et à déferler sur la poupe et la proue de la Toutou-Mak avec une rage telle que Dubreuil fut obligé de quitter sa place, de peur d'être emporté par l'ouragan.
Du reste, le gouvernail ne fonctionnait plus. La nuit était si noire qu'on ne voyait pas d'un bout du vaisseau à l'autre; le naufrage, la mort paraissaient inévitables.
Dans la cabine régnait une obscurité profonde, et il y avait déjà un demi-pied d'eau.
Triuniak chantait au milieu des ténèbres, mais son
chant était lugubre.
C'était comme la prière des agonisants.
—Torngarsuk n'a pas voulu protéger le voyage d'Innuit-Ili, dit-il au capitaine.
—Implore plutôt le Dieu des blancs et laisse là ton idole! répondit sèchement Dubreuil.
Alors, il s'aperçut que l'eau haussait dans la cabine.
—Vais-je me laisser abattre? s'écria-t-il, vais-je périr faute d'essayer de me sauver? Non. Je ne serais plus moi. Aide-toi, te ciel t'aidera!
L'Esquimau continuait son antienne.
—Triuniak, lui dit-il, cherche un vase et imite-moi.
—Pourquoi faire? dit insoucieusement le Groënlandais.
—Vider l'eau qui envahit notre bateau.
—Ce sera un travail sans fruit, mon fils.
—Non, non, s'écria Guillaume, frappant du pied avec impatience; fais comme moi, il y a encore de l'espoir!
Le capitaine s'empara d'un vaisseau de bois, et courageusement se mit à rejeter dans la mer l'eau qui, à tout instant, envahissait son navire. Ce travail était pire que celui de Pénélope, car Dubreuil ne parvenait pas à arrêter le flot qui montait de plus en plus.
Triuniak s'était difficilement décidé à le seconder. Il l'assistait de mauvaise grâce, avec la tiédeur d'un homme convaincu que sa mort est proche et que nul effort ne le pourrait sauver.
D'ailleurs, il ne se plaignait ni ne murmurait; il attendait froidement l'accomplissement de sa destinée. Bien qu'il paralysât l'activité habituelle de son compagnon, ce stoïcisme obligeait Dubreuil à une secrète admiration.
La Toutou-Mak commençait à enfoncer; le capitaine jeta la meilleure partie des provisions par-dessous bord. Ce moyen suprême lui réussit. Le bateau se maintint à fleur d'eau, jusqu'à ce que, vers le matin, la tourmente s'apaisa tout à coup.
Un beau et joyeux rayon de soleil jaillit à l'horizon comme pour saluer la trêve que venaient de signer les éléments.
Sa brillante clarté réconforta le capitaine.
Cependant ils n'étaient point encore sauvés.. L'Océan moutonnait autour d'eux. Leur bateau, fatigué, défoncé, ouvert en vingt places, menaçait de sombrer. Nulle part on ne distinguait une côte, et les deux navigateurs avaient de l'eau jusqu'à la ceinture.
—Allons, hardi, mon père! criait Dubreuil, vidons notre koné.
L'Esquimau, lui aussi, s'était senti ranimé par l'apparition de l'aurore.
Il lutta d'ardeur avec le capitaine, et, après un travail opiniâtre qui dura jusqu'à midi, ils eurent la satisfaction de voir leur embarcation à peu près asséchée, et leurs voies d'eau aveuglées avec des morceaux de peau de phoque.
Le grand mât avait été cassé. On le raccommoda du mieux possible, ainsi que le gouvernail, et le navire reprit assez légèrement sa route.
—Innuit-Ili, dit Triuniak au Français, tandis qu'ils mangeaient une tranche de morse à demi avarié par l'eau de la mer, je veux apprendre à connaître le Dieu de ta race, car il est plus fort que celui des Uski. Il a battu Torngarsuk: tu m'enseigneras à le remercier.
—Mets-toi à genoux, joins tes mains, et répète avec moi les paroles que je vais prononcer, répondit aussitôt Dubreuil.
Ils se prosternèrent tous deux sur le pont, et, d'une voix profondément émue, Guillaume récita le Credo, cette éloquente reconnaissance de la divinité par les chrétiens.
—Tu m'instruiras dans ta religion, mon fils, dit l'Uski, quand ils eurent élevé à l'Éternel l'hymne de leur gratitude.
—Oui, mon père, dès que nous serons en France.
Et, à part lui, il ajouta:
—Seigneur, faites que nous y arrivions un jour! Si ce n'est pour moi, que ce soit pour la conversion de ce bon sauvage, et pour la glorification de votre saint nom!
—Un oiseau! cria tout à coup le Groënlandais, en montrant un guillemet noir qui venait de se percher au haut du mât.
—Mon père, nous approchons de la terre. Ce volatile en est le messager. Tu vois que le Dieu que j'adore a exaucé nos prières, dit Dubreuil plein de joie.
Bientôt, des pétrels se mirent à croiser dans le sillage de la Toutou-Mak. Ces jolis habitants de l'air, planant gracieusement sur leurs ailes déployées, se balançaient, une minute, puis rasaient le navire avec la rapidité de la flèche. Ils allaient, partaient, revenaient, décrivaient cent évolutions, et finissaient par s'abattre pour faire une course pédestre à la cime des flots.
—Voici la côte! dit Dubreuil.
Et son doigt indiqua une ligne blanche, vivement incidentée, qui découpait le ciel droit devant eux.
Elle avait avec celle du Groënland une frappante ressemblance.
Triuniak mit ses yeux à neige pour l'examiner.
Au bout d'un moment, il dit à Dubreuil:
—Innuit-Ili, je reconnais ce rivage. C'est celui où nous avons abordé, il y a quinze hivers, quand nous sommes allés faire la guerre aux Irkili[16].
[Note 16: C'est ainsi que les Esquimaux nomment
quelquefois les
Indiens-Rouges.]
—Quoi! ce n'est pas Baccaléos! fit le capitaine d'un ton désappointé.
—Heureusement, mon fils, car ici nous trouverons des amis et tout ce dont nous aurons besoin, tandis qu'à Baccaléos, nous serions accueillis par les flèches et la fureur de l'ennemi, plus cruel que la tempête à laquelle nous venons d'échapper.
—Est-ce une île?
—Non, c'est une terre ferme, comme le Succanunga. Elle est peuplée par des gens de notre race. Ils furent nos alliés autrefois. J'espère qu'ils feront bonne réception à Triuniak et à son ami.
—Mais l'île de Baccaléos, où est-elle?
—A l'orient de cette terre, dont elle n'est séparée que par un étroit canal.
Sur cette indication, le capitaine eut, une seconde, l'idée de mettre le cap plus à l'est, quoique le vent le portât directement à la côte. Mais le délabrement de son embarcation l'en empêcha.
A la nuit tombante, ils entrèrent dans une baie, où Dubreuil jeta l'ancre.
Le lendemain, dès l'aube, ils lancèrent leurs kaiaks à la mer et gagnèrent le rivage. Il était encore jonché de glaçons, mais les approches de l'été se manifestaient de toutes parts. L'air avait plus de chaleur qu'au Groënland, la brise moins de vivacité.
Au sommet de la côte, l'oeil se reposait, à un mille de distance au plus, sur de vertes pelouses, ornées de jolis arbres, dont les boutons d'émeraude commençaient à s'ouvrir aux haleines bienfaisantes de la saison nouvelle.
Ce réjouissant spectacle rappelait trop au capitaine une scène de la fin de février, dans sa patrie, pour ne pas l'émouvoir doucement. Mais la comparaison ne se pouvait longtemps soutenir. Ces montagnes de glace, ces amas de neige fondante, cette absence d'êtres humains, la sauvagerie de ces lieux vous ramenaient bien vite et bien douloureusement au milieu de la mer septentrionale. Eût-il voulu caresser davantage ses illusions, Dubreuil y aurait été enlevé, tout d'un coup, par un grondement que les chasseurs les plus intrépides n'entendent jamais sans émoi.
—Les ours! les ours blancs! s'écria Triuniak.
Le capitaine, levant la tête, aperçut une douzaine de ces féroces animaux à la crête d'un cap glacé.
Ils étaient grands, maigres, décharnés. Leurs prunelles étincelaient de cruauté, et leur langue rouge, pendant d'une gueule armée de crocs aigus, semblait avoir soif de sang.
Ils coururent hardiment, deux par deux, sur nos voyageurs. Leurs intentions étaient très-claires. Il n'y avait pas à s'y tromper.
Dubreuil et Triuniak avaient des armes, plus une bravoure à toute épreuve. Mais quelle bravoure, quelles armes opposer à une bande de cette espèce! Le meilleur parti à prendre, le plus sage, c'était de battre en retraite. Où aller? la question se dressait redoutable, pressante! Les ours ne quitteraient cas aisément leur proie.
—Retournons à nos Canots, fit le capitaine à Triuniak.
Aussitôt ils se laissèrent glisser en bas de la côte. La troupe ennemie y arriva au moment où ils venaient de se jeter dans leurs embarcations.
—Au navire! c'est au navire qu'il faut nous rendre! dit Dubreuil.
—Les ours nous y suivront!
—N'importe! Nous nous défendrons. Partout ailleurs ils nous atteindraient, ou le reflux nous emporterait vers la haute mer, ce qui serait tomber d'un péril dans un autre.
La Toutou-Mak était mouillée à un demi mille de la plage. On n'avait pu l'approcher plus près, à cause des glaçons dont le fond de la baie était encombré.
Le chemin était difficultueux pour un canot entre ces glaçons. Les ours, qui s'étaient précipités à la mer sans hésiter, gagnèrent sur les kaiaks. Peu s'en fallut même que celui de Dubreuil ne fût rejoint et coulé par un des carnassiers.
Il levait déjà sa lourde patte, aux griffes acérées, sur le mince esquif, quand Triuniak le frappa à la tête d'un coup de pagaie, qui tourna contre l'Esquimau la fureur de l'animal.
Pour s'y soustraire, le Groënlandais quitta son canot et sauta sur un glaçon. Stupidement, comme l'avait deviné Triuniak, l'ours passa sa rage sur le kaiak qu'il déchira en morceaux.
Pendant ce temps, l'indien, se faisant un radeau du glaçon, arrive au navire où Dubreuil l'a précédé, monte sur le pont, et prend position près de son ami.
—Voilà, dit gaiement le capitaine, une compagnie dont nous nous serions volontiers privés.
—Si tu n'as pas peur, mon fils, nous nous en tirerons, dit l'Indien.
—Peur! dit Dubreuil en riant. Ah! père, tu ne me connais donc pas encore! Tiens, juge si j'ai peur!
Et, brandissant une angovikak ou lance non barbelée, il la planta dans l'oeil d'un ours qui cherchait à escalader le vaisseau.
La douleur fit malheureusement lâcher soudain prise à l'animal; il retomba dans l'eau, et Guillaume, qui tenait la lance à deux mains, perdant son point d'appui, fut entraîné dans cette chute.
IX
LA RIXE
Le reste de la troupe arrivait avec une effrayante célérité.
Pour secourir son ami, s'il échappait aux griffes
de l'animal blessé,
Triuniak n'avait qu'un moyen. Il l'employa.
Sautant à la soute aux provisions, l'Esquimau saisit dans ses bras cinq ou six gros quartiers de phoque, et remonta, d'un bond, sur le gaillard d'avant.
Les ours arrivaient en groupe sous la poulaine du navire.
Triuniak leur lança la pâture, morceau par morceau. Les bêtes affamées se précipitèrent, en grognant, en se disputant, sur cette proie, et, pour un moment au moins s'écartèrent de la Toutou-Mak.
Pendant ce temps, sans perdre son sang-froid, Dubreuil avait plongé sous le vaisseau et reparaissait à la poupe.
—Mon frère, lui dit Triuniak, change de pelisse et de bottes, tu en as le loisir. J'amuse nos ennemis.
Une minute après, la toilette du capitaine était faite.
Muni d'une nouvelle lance, il se remettait à son
poste à côté de
Triuniak.
A cet instant, une pique sortit obliquement de l'eau, puis une tête longue, blanche, pantelante, puis le corps du monstre que Guillaume avait blessé. Péniblement, et en soufflant comme un soufflet de forge, il gravit sur un glaçon. On le vit ensuite arracher, avec ses énormes griffes, l'arme fichée dans son oeil, la briser de fureur, ramasser de la neige dans sa patte et l'appliquer sur sa plaie, comme s'il eût eu connaissance des effets styptiques du froid.
Cela fait, il leva son mufle sanglant vers ses ennemis, articula un grognement et revint à la charge.
Triuniak l'attendait de pied ferme; il lui décocha une agliguk, flèche volante, qui le renversa cette fois pour ne se relever jamais. Ses compagnons alors se ruèrent sur son cadavre, le tirèrent sur la plage et le déchiquetèrent à belles dents.
Repus par ce banquet fratriphage, ils s'éloignèrent enfin, délivrant nos voyageurs des transes assez vives qu'ils leur avaient causées.
Cependant le retour de ces redoutables carnassiers était à craindre; c'est pourquoi Triuniak proposa de les poursuivre tandis que l'apaisement de leur faim les rendait lourds et plus faciles à tuer. Dubreuil approuva son conseil. Comme nos hommes avaient perdu un kaiak, ils retournèrent à la côte sur leur ommiah.
En arrivant au sommet, ils découvrirent les ours fuyant vers le nord, ardemment pressés par une bande d'Esquimaux.
—Voilà nos alliés, dit Triuniak, en montrant les Indiens.
—Penses-tu, mon père, que nous devions nous montrer
à eux? demanda
Dubreuil.
—Je t'ai dit qu'ils nous recevront comme des frères.
—Mais il y a longtemps que tu ne les as vus. Peut-être leurs dispositions ont-elles changé depuis lors.
—Le coeur des enfants de Torngarsuk ne change jamais, répondit Triuniak l'un ton convaincu.
—Je te crois. Pourtant, j'aimerais mieux les éviter. Nous n'avons pas besoin d'eux. Il y a ici des pins, de la résine, le gibier paraît abondant. Si tu étais de mon avis, nous ferions à notre navire les réparations qu'il exige, et nous repartirions immédiatement.
Cette proposition ne paraissait pas sourire au Groënlandais. Peut-être les dangers qu'il avait courus le dégoûtaient-ils déjà de son projet, peut-être le désir de revoir d'anciens amis l'emportait-il dans son esprit sur toute autre considération. Quoi qu'il en soit, il répondit à Dubreuil:
—Mon fils, nous ne poumons éviter tes Uski de ce pays.
—Oh! dans-quatre ou cinq jours nous remettrons à la voile!
—Mais les Uski chassent constamment dans ces parages. Si nous avions l'air de les fuir, ils nous traiteraient en ennemis. Je te le dis, portons-leur des présents.
—Des présente! nous n'en avons pas.
—Mon fils a oublié qu'il nous reste un morse tout entier. Nous les inviterons à le partager avec nous.
—Soit! que Triuniak fasse comme il l'entend! dit le capitaine en refoulant le dépit que lui causait l'obstination du Groënlandais.
Ils marchèrent donc à la rencontre des Esquimaux. Au surplus, eussent-ils voulu se cacher alors, qu'il était trop tard. On les avait aperçus, et les chasseurs avaient détaché deux de leurs hommes pour reconnaître les étrangers.
Parvenus à quelques pas d'eux, les émissaires firent une halte et préparèrent leurs armes avec des intentions hostiles.
Ils étaient vêtus à peu près comme les Esquimaux du Groënland, mais ils en différaient beaucoup par leur physionomie dure et repoussante. En leur présence, on se sentait devant une tribu belliqueuse et d'humeur jalouse.
—Dépose tes armes, mon fils, dit Triuniak au capitaine, en jetant sur la neige son arc, ses flèches et sa lance.
Dubreuil lui obéit à contre-coeur.
Triuniak s'avança paisiblement alors vers les arrivants. Mais ceux-ci restèrent armés.
—Mon frère, dit le Groënlandais, je suis Triuniak du Succanunga. J'ai fait avec vous la guerre aux Boethics. Voulez-vous allumer une lampe avec nous?
—Pourquoi mon frère a-t-il quitté le Succanunga?
s'écria l'un des
Indiens, dans la même langue que Triuniak, mais avec un accent
que
Dubreuil eut quelque peine à saisir.
—Moi et mon fils Innuit-Ili, nous avons quitté le pays pour visiter les braves guerriers d'Itteblinik,[17] répondit-il.
[Note 17: Mot à mot: contrée des marais glacés (Labrador).]
—Est-ce bien là la raison? fit le sauvage d'un ton soupçonneux.
—La langue de Triuniak n'est pas fourchue et son coeur est droit, répliqua fièrement le Groënlandais. Que mes frères demandent à mon fils!
Dubreuil s'approcha alors.
A sa vue, les nouveaux venus poussèrent un cri de surprise.
—Heigh-yaou!
—C'est, reprit Triuniak, un homme blanc que j'ai adopté.
—Heigh-yaou! heigh-yaou! répétaient les autres.
—Nos frères feront-ils amitié avec nous?
Mais les Uskimé, après avoir échangé un regard d'intelligence, tournèrent les talons et coururent à toutes jambes rejoindre leurs compagnons qui disparaissaient dans le lointain.
Cette brusque rupture sembla contrarier Triuniak. Un nuage passa sur son front, il mâchonna quelques paroles inintelligibles et alla reprendre ses armes, qu'il examina avec soin.
—Mon père n'est pas satisfait, dit Dubreuil en l'imitant.
—Non; mais attendons.
—Ne vaudrait-il pas mieux rentrer sur le vaisseau? Là, nous pourrions nous défendre, en cas d'attaque.
—Ton conseil est prudent, Innuit-Ili; mais si nous témoignions de la crainte, nous en inspirerions aussi, et comme nous ne sommes pas les plus forts, cette crainte nous serait funeste. On ne redoute pas un homme qui vous tend la main, on se met en garde contre celui qui se cache.
—Je veux bien admettre la justesse de ton raisonnement, père. Néanmoins, qu'allons-nous faire? Nous ne pouvons demeurer ici jusqu'au retour des Uski. Qui sait même s'ils reviendront?
—Ils reviendront, sois-en sûr, mon fils.
—Pas avant qu'ils aient terminé leur chasse! fit Guillaume avec une teinte d'impatience.
—Peut-être, répondit le Groënlandais d'un air rêveur.
—Dressons alors notre tente.
—Oui. J'irai au koné pendant que tu prépareras un emplacement. Je rapporterai les peaux, les piquets et des provisions, afin que nous fassions chaudière lorsque les Uski arriveront.
Ils se trouvaient à un demi-mille environ de la baie où était mouillée la Toutou-Mak. Mais, de ce lieu, on ne la pouvait apercevoir, à cause de la grande élévation des falaises de glace qui bastionnaient la rade.
Triuniak s'étant éloigné, Dubreuil se mit à creuser des trous pour y ficher les pieux de leur tente.
Tout occupé à sa besogne, il ne vit pas venir un individu qui se glissait, en rampant, derrière les glaçons épars sur la côte, et avançait doucement, en prenant toutes les précautions possibles pour n'être pas découvert.
Parvenu, de la sorte, à une vingtaine de pas de Dubreuil, il allongea sa tête au-dessus d'un banc de neige, regarda le Français, comme pour s'assurer de l'identité de son homme, puis il s'agenouilla, essaya avec le doigt la corde de son arc, y mit une flèche et ajusta.
Une seconde de plus, c'en était fait de Guillaume.
Mais à ce moment il leva les yeux, et ses regards tombèrent droit sur l'ennemi.
Celui-ci en fut tellement surpris que sa main trembla, et le trait mortel, déviant du but, passa à quelques lignes du capitaine.
—Kougib! s'écria Dubreuil, se précipitant en trois bonds sur l'assassin.
L'Esquimau se sauva. Mais le Français avait le jarret solide, il attrapa son meurtrier, le saisit par le capuchon de sa jaquette. Un seul effort de Kougib mit en deux le vêtement, dont une partie resta entre les mains du capitaine, qui tomba à la renverse.
—Ah! scélérat, tu ne m'échapperas pas! proférait-il en se relevant lestement.
Mais le Groënlandais avait gagné du terrain.
Dubreuil n'aurait pas réussi à l'atteindre de nouveau; il eut recours à son arc, qu'il portait sur le dos au moment de l'attaque. Il avait l'oeil aussi sûr que le poignet. Sa flèche frappa Kougib entre les épaules.
La douleur arracha un cri au sauvage.
Cependant, il continua sa course. Mais le sang coulait abondamment de sa blessure. Ses forces diminuaient. Bientôt le frisson circula dans ses veines; ses jambes chancelaient. Il s'arrêta, tourna la tête. Innuit-Ili fondait sur lui.
Kougib pensa que sa dernière heure était proche; mais il avait encore assez de vigueur pour vendre chèrement son existence, sinon pour perpétrer enfin l'horrible vengeance qu'il méditait depuis la mort de Pumè.
Se laissant choir sur le dos, comme s'il était épuisé, sous lui il cacha une flèche, et repoussa son carquois et son arc, afin d'ôter toute méfiance à son adversaire.
Cette perfidie fut déjouée.
Dubreuil avait trop appris à le connaître pour ne pas rester sur ses gardes.
Certain de tenir l'Indien en son pouvoir, il recula à deux pas, et le menaçant de sa lance:
—Misérable! lui cria-t-il, voilà trois fois que tu attentes à mes jours! La première, je t'avais pardonné, mais aujourd'hui tu expieras tes forfaits.
Une grimace railleuse contracta les traits du sauvage.
—Ris encore, car c'est ton dernier rire…. Cependant, ajouta-t-il en se reprenant, je me laisserai aller à la pitié, car je te méprise plus que je ne te crains, mais à une condition: tu me diras ce que tu as fait de la fille de Triuniak.
Kougib ne répondit pas. Le corps immobile comme une statue, mais le visage étincelant d'animation, il narguait le capitaine.
—Veux-tu parler? commanda Dubreuil, en brandissant sa lance.
—L'Uski, dit-il froidement, se moque d'Innuit-Ili. C'est un fils de louve blanche.
—Où est Toutou-Mak? reprit Dubreuil, peu sensible à cette injure.
—Kougib le sait.
—Et Kougib me le dira!
—Kougib est libre d'ouvrir ses lèvres ou de les fermer, répliqua l'Indien avec hauteur.
—Si tu refuses, je te tuerai comme un chien.
—Je suis entre tes mains; tue-moi, si tu le veux.
Cette audace, ce dédain de la mort émerveillèrent le capitaine Dubreuil. L'intimidation n'ayant pas de prise sur l'Esquimau, il recourut à la douceur, car il lui importait bien plus de connaître le sort de Toutou-Mak que de se constituer le bourreau de cette brute superstitieuse. C'était là où l'attendait Kougib.
—Non, dit le capitaine, non je ne te ferai point de mal; je panserai même ta blessure, si tu consens à répondre un mot, un seul! La fille de Triuniak vit-elle?
—Ah! fit le Groënlandais du fond de sa gorge, comme s'il allait expirer, ah! je meurs… soulève-moi, mon frère… soulève…
Ses paupières se fermaient, sa bouche frissonnait, ses membres grelottaient.
Dubreuil tomba dans le piège. Croyant que Kougib était sous l'empire du froid qui précède le trépas, il oublia ses ressentiments, sa prudence habituelle, et se pencha vers lui pour le mettre sur son séant.
L'Indien guettait ce moment, comme le carcajou guette sa proie.
D'un élan il fut sur pied, sa flèche serrée dans la main droite; d'un autre, l'arme fut plantée sur la poitrine du Français. Mais celui-ci avait amorti le coup en le parant avec son bras. Le dard glissa sur les côtes, et Dubreuil, étreignant le sauvage par la taille, le renversa à terre.
Un moment ils roulèrent comme deux serpents entrelacés.
Baignés de sang, la respiration haletante, se martelant des mains, des pieds, de la tête, ils luttèrent pendant plus de cinq minutes, sans que la victoire parût tourner d'un côté plutôt que d'un autre. Si le capitaine était plus robuste le Groënlandais était plus agile; si le premier était moins grièvement blessé, l'autre avait l'habitude de ces combat corps à corps, et peut-être aurait-il fini par triompher de son antagoniste; mais une idée le préoccupait: c'était de retirer de sa botte un couteau placé dans une gaine cousue à la tige, suivant la coutume esquimaue.
Cette pensée le perdit: car, ayant dégagé une de ses mains, il n'eut plus la force de contenir avec l'autre Dubreuil, qui le coucha sous lui, et, d'un foudroyant coup de poing en plein visage, lui fit perdre connaissance.
Aussitôt, le capitaine lia les pieds de l'Indien avec la corde de l'un des arcs, puis il retourna son corps inerte, et avec la corde de l'autre arc lui attacha solidement les poignets derrière le dos.
Après cette double opération, Dubreuil ouvrit sa pelisse examina sa blessure.
Elle était sans gravité.
Laissant Kougib, toujours insensible, derrière le monticule de glace et de neige fondante où cette scène s'était passée, il reprit le chemin du campement, dont il était à une distance assez grande.
A son arrivée, il trouva Triuniak inquiet de son absence et qui le cherchait aux environs.
—Kougib! lui cria-t-il de loin.
—Kougib!! Que veux-tu dire, Innuit-Ili?
—Kougib est ici… Je l'ai vu!
—Ah! mon fils, dis-tu vrai? Où est-il? répliqua Triuniak, avec une agitation qui devait être intérieurement bien puissante, puisqu'elle s'exprimait dans tout son maintien.
—Il est là, à demi-mort, fit Dubreuil en indiquant la direction du théâtre du drame.
—Mais, Toutou-Mak? fut-il demandé d'une voix altérée.
—Nous saurons ce qu'elle est devenue.
—Il ne l'a point tuée!
—J'espère que non.
—Oh! s'écria le Groënlandais, pleurant de joie, remercie ton Dieu pour moi, Innuit-Ili, remercie-le bien et dis-lui que Triuniak a le coeur bon, qu'il lui fera tous les présents…
—Viens vite! viens vite, mon père! Allons chercher Kougib. Nous le traînerons ici. C'est lui qui nous apprendra où est Toutou-Mak, et, ajouta-t-il d'un ton sombre, s'il refuse de parler, je me charge de l'y contraindre.
—Courons, courons! mais qu'auparavant je t'embrasse! dit Triuniak, en proie à une émotion inexprimable.
Et il se jeta dans les bras du jeune homme.
De pareilles effusions sont si contraires à la réserve habituelle des Esquimaux, que, peu après, Triuniak en rougit comme d'une action mauvaise.
—Il faut me pardonner, mon fils, dit-il à Dubreuil, qui ne songeait, certes, guère à lui en vouloir, il faut me pardonner, car j'aime tant ma fille… ma belle Toutou-Mak:
—Je te pardonne de si grand coeur que, si nous avions le temps, je te prierais de recommencer, père, répondit le capitaine en souriant.
Accélérant le pas, ils furent bientôt transportés sur la lieu du combat.
Mais, à leur profond mécompte, ils ne trouvèrent que des traces de sang et des débris de cordes, le corps de Kougib n'y était plus.
X
CAPTIF
L'évanouissement de l'Esquimau n'avait été que momentané.
Bien vite il reprit ses sens. Ne voyant plus son adversaire, Kougib essaya de se lever. Ses liens l'en empêchèrent. Il se mit sur son séant, il regarda autour de lui. Il était seul. Le Groënlandais porta les yeux sur ses bottes; un sourire de satisfaction éclaira son visage tout meurtri. Il avait aperçu son couteau. Dès lors, sa délivrance n'était plus une question.
Kougib se plie en deux, saisit le couteau avec ses dents et tranche aisément les légères cordes qui lui attachent les pieds. Restaient les mains, mais l'Esquimau était libre de marcher, de courir; c'était le principal.
Le voici debout, conservant toujours son couteau entre les dents. Grande est sa faiblesse. Cependant, il fait un pas, deux, il peut se soutenir, se traîner: une poignée de neige rafraîchit sa bouche brûlante. Il s'éloigne tout à fait du lieu où il a failli perdre la vie, et chemine péniblement jusqu'à un village, à cinq ou six milles dans l'intérieur des terres.
Là, Kougib s'arrêta, s'assit sur un tronc d'arbre, le visage penché sur la poitrine, et se mit à pousser des hurlements. Une troupe d'hommes, de femmes et d'enfants ne tarda pas à se former autour de lui. Tous étaient extraordinairement étonnés de l'état dans lequel ils le voyaient,—couvert de sang, et les mains attachées derrière le dos.
Longtemps il conserva la position qu'il avait choisie en arrivant, sans faire autre chose que de jeter, à des intervalles réguliers, un cri lamentable. La consternation se peignait sur toutes les physionomies.
Enfin, dans l'après-midi, rentra au village une troupe de gens armés, qui portaient sur leurs épaules les dépouilles de deux ours blancs. C'étaient les chasseurs que nos aventuriers avaient aperçus le matin sur la côte. Ils firent halte devant le blessé, s'informant avec intérêt de ce qui était advenu.
Kougib semblait n'avoir attendu que ce moment pour éclater, car il se releva lentement, se tourna vers le couchant et dit d'une voix courroucée:
—Les Uski du soleil levant ne sentent-ils plus le sang couler dans leurs veines? Est-ce que leur coeur s'est glacé, cet hiver, comme l'onde de nos lacs? Eux qui se montraient si fiers d'une victoire remportée sur les Indiens-Rouges, eux qui avaient si justement des mots de mépris pour les Yak [18], restés comme des lâches dans les régions maudites du nord, tandis que les contrées méridionales sont si belles et si giboyeuses; eux qui se vantaient de l'excellence de leurs armes, veulent-ils passer maintenant pour des lièvres timides? se laisseront-ils insulter, dépouiller? verront ils froidement violer leurs filles, souiller leurs femmes et disparaître l'abondance de leurs forêts et de leurs rivières? Ne se souviennent-ils donc plus des paroles de Kougib, quand le puissant Torngarsuk leur a accordé la faveur de le transporter du ciel sur cette côte! Faut-il les leur rappeler ces paroles? Quoi! ils me verront lié, et ils ne briseront pas mes liens! Quoi! je suis blessé, et ils ne panseront pas mes blessures! Quoi! je souffre pour eux, et ils ne me demandent pas d'où vient ma souffrance! Quoi! c'est un sorcier blanc qui voulait les accabler de ses maléfices, et ils sont là, muets, inertes, ils ne songent pas à me venger, moi leur angekkok-poglit, le pontife de Torngarsuk! Ne suis-je pas venu chez eux pour les sauver de la famine, pour leur donner le triomphe sur leurs ennemis? Eh! ne savent-ils pas que, si je le voulais, ces liens je les romprais; que ces blessures je les guérirais, par ma seule volonté. Mais il m'a plu d'éprouver les Uski, il m'a plu de leur laisser l'honneur d'immoler l'enchanteur blanc. Leur courage sera-t-il au-dessous de l'idée que je m'en suis faite! Non, non, les Uski méridionaux sont braves et puissants; ils se chargeront d'exécuter les desseins de Torngarsuk; ils amèneront ici celui que j'ai désigné à leurs coups pour le faire périr dans le feu. Armez-vous frères, courez à la mer, et emparez-vous du magicien blanc. Nous l'immolerons le jour de la grande fête du Soleil.
[Note 18: Les Esquimaux du nord-est sont ainsi nommés par mépris.]
En achevant ce discours, Kougib, afin de montrer son pouvoir, fit sauter la corde qui lui serrait les poignets opération assez facile pour un homme d'une certaine vigueur.
La foule n'en témoigna pas moins son admiration par un cri équivalent à «miracle! miracle!» La foi au surnaturel existe, chaude, fanatique, en tous lieux, et l'on sait que la foi est aveugle.
Leurs esprits étant bien disposés, il ne s'agissait plus que de diriger les Esquimaux sur ce magicien blanc.
—Ou est-il? où est-il? nous le ramènerons, sois-en sûr Kougib, disait-on de toutes parts. Oui, nous le lapiderons, nous le brûlerons à petit feu…
A ces protestations de dévouement, l'angekkok ne répondit pas. Son but était atteint; il se retira dans une cabane, qu'il occupait à l'autre extrémité du village. Mais les deux chasseurs, qui avaient causé avec Triuniak, donnèrent les indications nécessaires.
Aussitôt on s'arma, et une cinquantaine d'hommes furieux partirent pour attaquer les infortunés navigateurs.
Ceux-ci étaient retournés à leur navire et y délibéraient sur le parti à prendre. Le bouillant capitaine voulait qu'on marchât sur-le-champ à la recherche de Kougib. Mais Triuniak, plus circonspect, pensait qu'il fallait attendre le retour des chasseurs. D'après son opinion, ils ne manqueraient pas de venir les visiter dans la journée. On leur ferait des présents, et, en les sondant adroitement, on apprendrait sans doute tout ce qu'il importait de savoir.
—Vois-tu, mon fils, dit le Groënlandais en terminant, si nous poursuivons ce scélérat, il est capable de tuer la pauvre Toutou-Mak ou de la faire disparaître encore une fois; tandis que, ne nous apercevant plus, sa méfiance aura moins sujet de s'alarmer. Nous nous concilierons les Uski, et ils nous aideront dans notre entreprise.
Ce raisonnement avait sa valeur. Dubreuil s'y rendit, malgré l'impatience qui le dévorait.
Pour tromper le temps, il arrima de nouveau la cargaison de leur vaisseau et répara ses armes.
Au moment où le soleil allait se coucher, nos hommes n'avaient rien vu paraître. Le capitaine, en proie à une vive irritation, se promenait fiévreusement dans son navire, et Triuniak, accroupi sur le pont, contemplait le déclin de l'astre du jour, avec cet air mélancolique et rêveur particulier aux peuplades qui passent dans la solitude une partie de leur existence.
Tout à coup, ce dernier se dressa à demi et tendit l'oreille.
—Qu'y a-t-il, mon père? demanda Dubreuil.
—Écoute!
—Je n'entends que le grondement des flots, qui se brisent contre le rivage.
Et moi, j'entends des voix d'hommes, dit le Groënlandais, en se levant tout à fait.
—Seraient-ce enfin les chasseurs?
—Mon fils, ce ne sont point lus chasseurs. Les voix que j'entends sont plus nombreuses.
—Je t'avoue que je ne perçois rien que les bruits de la mer.
—Regarde maintenant au sommet de la côte.
Les yeux du capitaine se portèrent vers le faîte de la falaise qui bordait la baie, et il découvrit une troupe d'hommes considérable.
—Pourvu, murmura-t-il, qu'ils ne soient pas animés d'intentions hostiles. Nous serions perdus, car les glaces se sont accumulées autour de notre bâtiment, et toute retraite nous est coupée.
—Innuit-Ili, dit Triuniak d'un ton grave, il faut apprêter tes armes, mon fils.
—Pourquoi ce conseil? As-tu quelques craintes, père?
—Oui, car les Uski sont en expédition guerrière. Je me rappelle bien leurs usages dans ces occasions. Vois, comme ils brandissent leurs lances, comme ils agitent ces larges boucliers qu'ils ont inventés pour s'abriter contre les flèches empoisonnées des Indiens-Rouges. Pourquoi viennent-ils en si grande foule? Il sont deux hommes et demi.[19]
[Note 19: L'arithmétique des Groënlandais est très-bornée. S'il est vrai qu'ils peuvent compter jusqu'à vingt par le nombre des doigts de leurs mains et de leurs pieds, leur langue n'a point de terme pour exprimer les nombres au-delà de cinq. Quand donc ils veulent calculer jusqu'à vingt, ils répètent quatre fois cette nomenclature. Comme chaque homme a vingt doigts, ils disent cinq hommes pour exprimer le nombre cent, deux hommes pour quarante, deux hommes et demi pour cinquante, etc.]
—Oui, une cinquantaine environ, fit Dubreuil en lui-même.
—Entends-tu maintenant leur cri de guerre, emprunté aux Indiens-Rouges? continua Triuniak.
En effet, des clameurs déchiraient l'air, et l'écho des glaciers les répercutait avec des vibrations assourdissantes.
—Hou-hou-hou-houp! vociféraient les Esquimaux, de toute la force de leurs poumons en se précipitant confusément sur la grève.
Là, ils remarquèrent qu'ils n'avaient point, de canots et qu'une distance de plusieurs portées du flèches les séparait du navire. Ils tinrent conseil. Pendant la consultation, Dubreuil et Triuniak apportèrent sur les deux ponts toutes les flèches, toutes les lances et tous les harpons dont ils pouvaient disposer.
Le Groënlandais avait eu, un instant, le dessein de se rendre sans coup férir, mais Guillaume s'y refusa net.
—Plutôt mourir cent fois, dit-il hardiment, que de se livrer à la merci de cette horde de coquins, commandés probablement par Kougib, qui les aura ameutés contre nous. Ah! j'ai été un sot de ne pas l'achever, quand je le tenais entre mes mains. Triuniak, si tu désires me quitter, il en est temps encore. Mais moi je me défendrai jusqu'à mon dernier soupir.
—Te quitter, mon fils! répondit l'Uski indigné; imagines-tu que j'abandonnerai jamais un ami dans le danger? Mais pourrons-nous résister à cette bande? Elle nous écrasera!
—Nous ne succomberons pas sans lui avoir laissé des gages mortels de notre valeur! répondit le capitaine d'un ton fier. Ah! ajouta-t-il à mi-voix, si j'avais seulement une arquebuse, je me moquerais d'une centaine de ces gredins…
—Si nous leur faisions des signes de paix? objecta
encore le
Groënlandais.
—Cela ne servirait de rien. N'est-il pas évident, Triuniak, qu'ils en veulent à notre vie? Tiens, ils se sont jetés à l'eau et nagent vers nous. Tout à l'heure, ils se hisseront sur ce glaçon qui touche notre bâtiment et tenteront d'en escalader les bords.
—Ce u'est pas encore fait, mon fils! s'écria l'Indien.
—Comment s'y opposer?
—Suis mon exemple.
Il prit, en même temps, une forte lance, en appuya un bout sur le glaçon, et, pressant sur l'autre extrémité, parvint à repousser le vaisseau à cinq ou six pieds, dans l'eau libre.
La Toutou-Mak se trouvait ainsi entourée d'une sorte de fossé naturel qui augmentait les difficultés de l'approche.
—Je veux, reprit Triuniak, ne rien tenter contre ces gens, avant d'être bien certain qu'ils sont nos ennemis.
Dubreuil haussa les épaules.
Fichant alors un morceau de phoque à la pointe de sa lance, le Groënlandais l'éleva devant les Esquimaux, qui n'étaient plus guère qu'à une encablure du bâtiment.
Le plus avancé mettait le pied sur le glaçon. A cette proposition de faire chaudière, c'est-à-dire de venir banqueter en bons amis, il répondit en lançant une flèche à Triuniak.
L'arme retomba à cinquante pas du but. Mais ce fut le signal du combat. Tour à tour les Esquimaux abordèrent le glaçon, en lâchant des hurlements affreux, et, pêle-mêle, ils coururent à la goélette.
—Mon fils, dit froidement alors le Groënlandais, nous pouvons commencer. Tuons! tuons! car, quand nous serons pris, il n'y aura pas de pitié pour nous. Mais, avant tout, cache un couteau dans ton capuchon.
—Qu'en ferai-je?
—J'ai été à la guerre, mon fils, à la guerre contre les Indiens-Rouges, répliqua Triuniak avec orgueil; je connais les ruses du métier. Un couteau trouve toujours son emploi. Si nous sommes faits prisonniers, tu t'applaudiras peut-être d'avoir obéi à ma recommandation.
—J'admire déjà ta prudence, père, répondit Dubreuil en souriant, et il jeta dans le capuce de sa casaque un petit couteau d'ivoire enfermé dans une gaine.
—Attrape, chien! cria Triuniak.
Et une flèche, décochée par son arc, coucha sur la glace l'Esquimau qui précédait la bande.
Une grêle de dards s'abattit à l'instant autour du navire. Par bonheur, aucun n'atteignit les aventuriers. Ils ripostèrent, et deux des assaillants furent renversés.
—Gare à toi, mon fils! fit Triuniak, en repoussant vivement Dubreuil, menacé par un trait qui siffla à ses oreilles.
—A mort, le magicien blanc! à mort! beuglaient les sauvages, dont les coups semblaient être dirigés particulièrement contre lui.
Debout sur la proue, son arc à la main, il les bravait sans sourciller, et chacune de ses flèches portait le désordre dans leur bande.
—Ne reste pas là, Innuit-Ili, lui dit Triuniak; tu offres trop de visée à ces louveteaux; descends plutôt entre les ponts.
—Non! non! je suis bien ici. Mais attention, père! en voici un qui arrive sur toi.
—Je le guette, sois tranquille, répondit le Groënlandais.
Puis, il se baissa, ramassa une hache de silex, et trancha en deux la main d'un Esquimau qui cherchait à se cramponner au bordage.
Le malheureux lâcha prise en hurlant et tâcha de remonter sur le glaçon. Mais, personne ne lui venant en aide, chacun étant occupé ailleurs, il finit par s'épuiser et se noyer.
La lutte continuait avec acharnement, au milieu des cris et de l'obscurité naissante.
—Ah! sans la nuit, nous aurions beau jeu de ces bandits, disait le capitaine, en perçant de sa lance le corps d'un autre Esquimau qui tentait l'abordage.
—Au contraire, répondit Triuniak; au contraire, car la nuit leur fait peur. Ils ne combattent jamais dans les ténèbres. Que nous puissions tenir jusqu'à ce que l'obscurité soit complète…
—Ah!… je suis mort, père! exclama douloureusement Dubreuil, en roulant aux pieds de son brave compagnon.
Il avait été frappé à la tête par la massue d'un Uskimé qui avait réussi à nager inaperçu jusque sous l'éperon du vaisseau, d'où il s'était élancé soudainement sur le pont.
—Oh! mon fils! je te vengerai! proféra Triuniak avec un accent terrible.
Puis, il bondit sur l'agresseur, et lui fendit le crâne d'un coup de sa hache.
—A mort! à mort! acclamaient les Esquimaux, se pressant en foule à l'abordage.
—Oui, à mort! à mort! je vengerai mon fils, Innuit-Ili! leur cria le Groënlandais, en sautant dans la mer où il disparut, sans que les efforts que firent ensuite les vainqueurs pour le retrouver aboutissent à un succès.
Ils saluèrent leur triomphe par la plus exécrable débauche de gosier qui se puisse imaginer. Ensuite, les uns se répandirent sur le vaisseau pour le piller, d'autres entourèrent le corps de Dubreuil, sans oser le toucher, dans la crainte qu'il ne leur jetât un sort.
Le capitaine n'avait été qu'étourdi, malgré une large blessure à la tête. Il reprit connaissance. Ses ennemis l'avaient cru mort. Ils se réjouirent grandement de sa résurrection, que quelques-uns attribuèrent à un miracle. Pour qu'il ne leur échappât point, ils le garrottèrent solidement, et l'expédièrent aussitôt à leur angekkok-poglit, sous la garde d'une demi-douzaine d'entre eux.
Les autres achevèrent de saccager le vaisseau, auquel ils mirent le feu, quand ils l'eurent complètement dépouillé.
Dubreuil, qui avait été mené au rivage sur l'ommiah, était à peine au-dessus de la côte, lorsque l'incendie éclata, embrasant de lueurs rouges les ombres du crépuscule, à travers des tourbillons de fumée blanchâtre.
Pénétré d'une amère tristesse, le capitaine se retourna, et de grosses larmes s'amassèrent sous ses paupières, à la vue de l'inflexible fléau, qui consumait ce navire auquel il avait travaillé avec tant d'ardeur, et auquel il avait confié ses plus vives, ses dernières espérances. Il lui sembla que c'était une partie de lui-même, un ami qu'on lui enlevait, qu'on torturait par la flamme. C'est ainsi qu'en raison de ce qu'elles nous ont coûté, de ce que nous attendons d'elles, nous attachons souvent aux choses le même prix qu'aux êtres animés.
Une brutale gourmade d'un de ses conducteurs le força à reprendre sa marche.
—Ha! ha! ricana le sauvage, si tu aimes le feu, fils de Hafgufé[20], nous te régalerons bientôt.
[Note 20: Sorte de démon très-redouté des Esquimaux.]
—Ap, ap (oui, oui), on te fera rôtir, grand magicien, appuyèrent les autres, en battant cruellement le pauvre captif.
Dubreuil dédaigna de répondre à ces violences; bien plutôt il songeait à s'évader. Ses mains étaient liées l'une contre l'autre, mais à ses pieds pas d'entraves. La nuit tombait. On approchait d'un bois de pins paraissant assez fourré. Que risquait-il de faire une tentative? Elle pouvait réussir, et, s'il échouait, son sort n'empirerait pas.
Le projet arrêté, Guillaume attendit un moment favorable. Quatre Esquimaux allaient devant lui, les deux autres derrière. En entrant dans le bois, comme la piste se rétrécissait, ils se mirent en file.
Sous prétexte qu'il souffrait, le capitaine ralentit le pas, mais d'une façon assez insensible pour ne point soulever les soupçons de ses gardiens. Peu à peu, les premiers prirent quelque avance, pendant que les derniers ralentissaient aussi leur allure, tout en excitant, par des invectives et des bourrades, leur prisonnier à marcher plus vite. Une certaine distance s'était progressivement ainsi établie entre les deux groupes.
Tout à coup, Dubreuil simule une chute, se retourne, et, en se relevant, donne tête basse dans les jambes de l'Esquimau le plus rapproché. Celui-ci tombe; l'autre, à qui l'obscurité ne permet pas de voir, le heurte, tombe à son tour, et Dubreuil file, comme une flèche, dans la forêt. Il ne sait où il va, mais il fuit, il vole avec toute la rapidité possible, sans se préoccuper des branchages qui labourent son front, des épines qui déchirent son corps. Ah! qu'il se sent de vigueur eu ce moment! Qu'il déjouerait aisément tous les efforts de ses ennemis pour le rattraper, s'il avait l'usage de ses mains! Sa course est embarrassée, il trébuche à chaque minute; cent obstacles insignifiants pour un homme qui jouit de la faculté de tous ses membres, mais considérables dans sa position, cent obstacles retardent sa course.
On le poursuit chaudement, on crie, on s'appelle, on entasse les imprécations sur les imprécations, on le presse comme une bête fauve. Le bois retentit, de sons humains, auxquels se mêle le glapissement des animaux sauvages troublés dans leur retraite.
Afin de donner le change aux sauvages, Dubreuil va d'un côté, d'un autre, rebrousse un instant, pour reprendre une direction nouvelle, il descend un vallon, franchit une colline, contourne une éclaircie, escalade une pointe de rocher, plonge dans une gorge et s'arrête à la fin, meurtri, lacéré, essoufflé, pour respirer, pour écouter.
D'abord, il n'entend que les battements précipités de son coeur: puis, son oreille attentive saisit des bruits, mais ils s'affaiblissent, ils s'éloignent. Guillaume pourra donc se reposer, son oeil sonde les ténèbres. Il cherche un endroit convenable et dérobé pour s'asseoir, lorsque les feuilles sèches crient sous un pied léger, mais rapide. Le capitaine veut partir, recommencer la fuite. Impossible, ses jambes flageolent sous lui. Il est tout entier baigné d'une sueur froide. Un nuage passe sur ses yeux. Il s'affaisse, incapable de faire un mouvement.
—Est-ce toi, mon fils? demande bas une voix près de lui.
—Triuniak! balbutie le jeune homme surpris et d'un ton altéré.
—Chut! ne parle pas si haut.
—Comment es-tu venu ici?
—Nous causerons de cela plus tard. A présent, il faut se donner des ailes.
—Ah! je n'en ai plus la force.
—Si tu n'en as plus la force, je te porterai. Mais ne restons pas davantage ici.
—Où aller?
—Tu as les mains attachées, mon fils. Attends que
je te délivre, reprit
Triuniak en coupant les lanières de peau de phoque avec lesquelles
les
Esquimaux avaient garrotte Dubreuil.
—Merci! fit celui-ci.
—Allons, essaie de te soulever, appuie-toi sur moi; et, s'il est nécessaire, monte sur mon dos.
—Ah! malédiction! répliqua le capitaine, j'ai les bras et les jambes paralysés. Pars, Triuniak, laisse-moi! Si ma destinée est de mourir, je mourrai. Mais toi, pense à Toutou-Mak, ta fille bien-aimée. Vis pour elle, c'est ton devoir.
—Je t'ai dit que je ne te délaisserais jamais!
—Tiens! entends-tu? ils se rapprochent. Sauve-toi, mon père; je t'en conjure…
—Non, dit vivement le Groënlandais, en chargeant Dubreuil sur son épaule.
XI
LA FÊTE DU SOLEIL
Dubreuil et Triuniak se trouvaient alors dans une sorte de clairière, au fond d'un étroit vallon, faiblement éclairée par la lumière sidérale. Des pins, des genévriers, mêlés de bouleaux et de quelques chênes rabougris, enseignaient cette éclaircie, que traversait un ruisseau, produit sans doute par la fonte des neiges. On l'entendait sourdre sur les rochers, dans les hauteurs voisines.
—Père, dit le capitaine à son ami, quand ils furent arrivés au bord, laisse-moi boire. Peut-être l'apaisement de ma soif me rendra-t-il quelque force.
—Bois, mon fils, mais hâte-toi, car l'ennemi est sur nos talons.
Disant ces mots, Triuniak déposait le jeune homme sur la rive du petit cours d'eau.
Telle était, cependant, la prostration physique de
Guillaume, que Triuniak dut l'aider à rafraîchir ses lèvres brûlantes.
—Ah! je me sens mieux! fit Dubreuil.
—Peux-tu marcher?
—Non, père, mais restons ici. Il me semble que le bruit des Uskimé a cessé.
—C'est-à-dire qu'il est dominé par celui du ruisseau. Non, il ne faut pas demeurer ici. L'endroit est fréquenté. Je distingue sur la neige des traces de pas. Nos poursuivants ne manqueront pas de venir se désaltérer à cette onde. Allons, en route!
Il le remit sur son dos, franchit le ruisseau et s'enfonça de nouveau dans le bois. Le sol montait. Des fragments de rochers et des glaçons épars sur la pente rendaient l'ascension difficile. Au bout d'un quart d'heure, le Groënlandais fat obligé de faire une halte.
—Je te fatigue trop, père, dit Dubreuil. Laisse-moi maintenant. Et, s'il y a encore du danger, va-t'en. Tu as fait pour ton fils tout et plus que tu ne devais faire.
—Innuit-Ili, je ne te quitterai point. Nous camperons ici jusqu'au jour, et Triuniak veillera sur loi.
—Tu ne veux donc pas m'écouter? tu ne penses donc plus à ta fille qui aura besoin de tes services?
—Je pense à mon fils que je tiens, que je possède, avant de penser à ma fille dont j'ignore la destinée, répondit l'Indien.
—Ah! tu es pour moi le meilleur des pères! Comment pourrai-je jamais m'acquitter de toutes les obligations…
—Je te l'ai dit, tu m'apprendras à connaître et à honorer le Dieu de ta race, Innuit-Ili, répliqua Triuniak en l'étendant doucement sur un tapis de gazon.
Accablé par la fatigue et la perte de son sang, le capitaine Dubreuil s'endormit aussitôt, sous la garde vigilante de son libérateur, qui, assis près de lui, les coudes appuyés sur tes genoux, la tête dans les mains, passa la plus grande partie de la nuit l'oreille aux aguets.
Un peu avant le point du jour, le Groënlandais éveilla Dubreuil.
—Mon fis se sent-il moins affaibli?
—Oui, dit Guillaume, en se levant et en essayant de faire jouer ses membres engourdis.
—Eh bien, attends-moi en ce lieu.
—Où vas-tu, père?
—Je serai de retour avant que le soleil soit sur
l'horizon, répliqua
Triuniak, en descendant vers le vallon.
Parvenu à l'orée de la clairière, il s'arrêta, écouta et examina les environs à la faveur de l'aube naissante. Ne découvrant personne, il tailla dans les pans de sa casaque quelques fines lanières, en fit de menues cordes, et les disposa en collets, qu'il alla tendre le long du ruisseau. Puis il rentra sous bois et se tint à l'affût.
La nature s'animait. La brise frémissait harmonieusement à la cime des arbres, les oiseaux printaniers commençaient leur chant matinal, et de fréquents frôlements dans le feuillage annonçaient que le gibier revenait de son viandis. Des lièvres, des lapins, des marmottes et jusqu'à de beaux caribous passaient et repassaient, à chaque instant, sous les yeux de Triuniak, jouaient insolemment sur l'herbe, sautaient et ressautaient le ruisseau et paraissaient se moquer, à qui mieux mieux, de ses piéges. Impatienté par leur nargue, il allaita la fin se précipiter, le couteau à la main, sur deux magnifiques élans eu train de s'ébattre sur la pelouse, quand un chevrillard, dont ils étaient accompagnés, dévala en gambadant la rive du ruisseau et se prit par le cou dans un des engins. La pauvre bête poussa un cri plaintif et chercha à se débarrasser du fatal collet.
Mais déjà Triuniak s'était jeté sur elle, au grand émoi de toute la bande des fauves, et l'avait étranglée.
Il releva ses collets, mil sa proie sous le bras et retourna vivement vers le capitaine, en effaçant soigneusement sur son chemin les empreintes de ses pieds.
Là, il trancha la veine jugulaire du chevrillard et dit à son ami, en approchant l'animal de sa bouche:
—Bois, mon fils, ce sang chaud te rendra tes forces.
Guillaume connaissait par expérience l'efficacité de ce traitement, fort usité chez toutes les peuplades incivilisées de l'Amérique septentrionale et que, depuis, les trappeurs blancs ont si bien adopté. Il s'abreuva largement à cette source restauratrice. Quand il eut fini, Triuniak appliqua, à son tour, les lèvres à la blessure de l'animal et se gorgea de sang avec la plus grande satisfaction.
Le soleil levant éclairait maintenant le paysage. C'était une succession de montagnes arides, parsemées d'arbres brouis, de petite taille, sur leurs rampes inférieures, et couronnées par des roches gigantesques.
Il n'y avait rien là pour égayer l'esprit. Tout, au contraire, contribuait à l'attrister.
—Qu'allons-nous faire? murmura Dubreuil, promenant un regard mélancolique sur ces crêtes pelées, qui ne pouvaient servir que de repaires aux ours et aux animaux féroces. Qu'allons-nous faire? Sans armes, sans provisions, saurons-nous longtemps échapper à nos ennemis?
—Mon fils, dit froidement Triuniak, le désespoir est d'un coeur mou. Je croyais le tien ferme comme le marbre. Me serais-je trompé? Allons, debout! et gagnons le faîte de ce pic. Là-haut, nous trouverons quelque caverne et nous tiendrons conseil.
—Tu as raison, père, s'écria Dubreuil, je ne suis pas une femme pour pleurer. Marche, je te suivrai.
—Donne-moi la main, car le terrain est glissant… Ah! j'aperçois, il me semble, ce que nous cherchons.
—Où ça?
—Tes yeux ne sont pas assez perçants, mon fils, tu ne verrais pas. Mais nous y serons bientôt.
Après ces mots, ils gravirent pendant près d'une demi-heure en silence et atteignirent un étroit plateau, au pied d'une masse de granit énorme. De ce point, on devait découvrir la campagne à une distance considérable. Mais un épais brouillard, qui s'était élevé, empêchait alors de distinguer au-delà des bords de la plate-forme.
—Voilà une brume fort utile, mon fils, dit Triuniak, en pénétrant dans une caverne creusée dans les entrailles du rocher. Assieds-toi. Je vais ramasser du bois, j'allumerai un feu, qui ne sera pas découvert, grâce au brouillard, nous cuirons notre chevreuil et causerons en sécurité de nos affaires.
Et l'Esquimau sortit pour faire une provision de rameaux secs.
Durant son absence, Dubreuil examina la caverne. C'était une voûte assez élevée, mais sans profondeur. Elle ne pouvait leur offrir qu'un asile temporaire. Cependant, la densité des vapeurs qui flottaient à l'extérieur permettait d'espérer qu'ils y seraient pour le moment, à l'abri des investigations de leurs ennemis.
Guillaume dépeça la pièce de gibier, prépara un foyer, et Triuniak étant de retour, une flamme pétillante jaillit bientôt dans la grotte, réfléchissant des lueurs de rubis sur ses parois tapissées de cristaux et de stalactites aux formes bizarres.
Tandis que, passé à une brochette de bois, le train de derrière du chevreuil rôtissait, en grésillant et répandant d'appétissants parfums, le capitaine interrogeait son ami.
—Quelle a été l'issue du combat? Comment as-tu pu échapper? Je ne me rappelle rien, à partir de ce coup qui m'a renversé sur le pont. Voyons, parle, mon père.
—J'ai cru que mon fils était mort, répondit le Groënlandais.
—Oh! je croyais bien aussi ne jamais revoir la lumière du jour.
—Alors, poursuivit Triuniak, voyant qu'une plus longue résistance serait infructueuse, j'ai pris le parti de me sauver, non par amour de la vie, mais pour te venger… et aussi me venger de Kougib.
—Oh! exclama Dubreuil, puisse-t-il tomber entre mes mains!
—Je sautai à l'eau, reprit l'Indien, et plongeai sous un glaçon qui s'étendait, tu dois t'en souvenir, entre notre konè et le rivage, du côté opposé à celui par où les Yaks nous assaillaient.
—Oui, je comprends.
—Arrivé à l'autre bout de ce glaçon, je sortis ma tête de l'eau. Il était temps, car la respiration me manquait. Justement, la mer était là peu profonde. Je pris pied et me dirigeai à la côte, en me dissimulant autant que possible. La tombée de la nuit me protégeait. Sur le rivage, je me blottis derrière un banc de neige, prés de l'endroit où nous avions débarqué, le matin. La joie, mon fils, gonfla le coeur de ton père, quand il te reconnut vivant sur l'ommiah. Il suivit la bande qui te conduisait, en attendant une occasion favorable pour te faire connaître sa présence, et il allait attaquer tes gardiens quand tu t'es échappé.
—Je n'espérais guère réussir, et sans toi…
—Moi! je n'ai eu que la peine de te suivre, dit le bon Groënlandais en souriant. Mais ce n'était pas si facile, après tout, car tu courais plus vite qu'un renne, et je craignais de t'effrayer en marchant sur tes traces. Ah! sans la faiblesse qui t'a pris, peut-être ne t'aurais-je pas rejoint.
—A présent, dit Dubreuil en réfléchissant, songeons un peu à notre position future.
—Songeons plutôt à manger, répondit Triuniak, qui retirait la broche du feu.
Le morceau était à moitié cuit. Ils ne le dévorèrent pas moins avec avidité.
Lorsque leur modeste repas fut achevé, le Groënlandais reprit, en s'essuyant les doigts avec sa langue, en guise de serviette:
—Le brouillard se dissipe, je vais explorer le pays. Toi, mon fils, ne bouge pas de celle caverne et éteins le feu, dès que tu remarqueras que le temps s'éclaircit, car la fumée pourrait te trahir.
—Sois tranquille, répondit Dubreuil en s'allongeant sur le roc pour achever de reposer ses membres courbatus.
—Si tu avais besoin de moi, tu ferais entendre ce cri du faucon que je t'ai appris à imiter. En tout cas, que ton couteau soit à ta portée.
—Mais quel est ton dessein? fit Guillaume.
—Je ne puis rien dire encore. Les circonstances me décideront. Quand je vins ici, il y a quinze hivers, je me liai d'amitié avec un grand chef. J'essaierai de le retrouver. S'il existe, son affection pour moi prévaudra contre toutes les intrigues du misérable Kougib.
—Et s'il n'existait plus?
—Ne te tourmente pas, mon fils, tu me reverras avant le coucher du soleil, fit Triuniak sans répondre à la question du capitaine.
Réjoui à l'aspect de la flamme, qui tordait à la voûte de la grotte ses spirales capricieuses, et réconforté par le repas qu'il venait de faire, celui-ci céda peu à peu au doux empire de la digestion, et, sans plus penser à étouffer le brasier, se laissa bercer par une caressante somnolence dès que son compagnon eut quitté la caverne. Des songes charmants vinrent l'effleurer de leur aile diaphane: il avait retrouvé sa Toutou-Mak, non la sauvagesse du Groënland, mais une délicieuse Française, tendre, spirituelle, l'admiration de ses compatriotes, la joie et l'orgueil de son coeur. Pour eux le présent était ravissant: la Fortune, la Gloire se disputaient l'honneur de leur prodiguer leurs dons les plus précieux; la Félicité s'était assise à leur foyer, sous forme de deux petits anges roses et joufflus; l'avenir se déroulait en un sentier jonché de fleurs, ombragé d'arbres odoriférants; tout enfin souriait aux yeux enchantés des jeunes époux.
Ah! qu'il fait bon rêver, qu'il fait bon dormir! mais pourquoi si souvent au bord d'un abîme!
Ce feu qui avait réjoui Dubreuil, ce feu qui, par sa tiède chaleur, lui avait procuré des visions ravissantes, ce fut lui qui le perdit.
Pour avoir suspendu leur poursuite, les Esquimaux ne l'avaient pas abandonnée. L'eussent-ils osé? Kougib, furieux, quand ils revinrent conter leur mésaventure, Kougib déclara solennellement que, si le magicien blanc échappait, c'en était fait de la tribu entière: le gibier disparaissait des bois, le poisson des eaux; l'écorce même sécherait aux arbres; on serait réduit à mourir de faim.
Torngarsuk le lui avait annoncé. Torngarsuk ne mentait pas.
Effroyable prophétie, qui, le lendemain, matin, mettait sur pied et lançait dans les bois toute la population du village.
Les traces de l'homme blanc se retrouvèrent aisément jusqu'au lieu où il s'était affaissé la veille; mais là elles cessaient. Vainement les buissons, les broussailles furent-ils battus, les bords du ruisseau explorés, on ne découvrit aucun vestige, sinon les morceaux des cordes qui avaient servi à attacher Dubreuil.
Las de fureter en tous sens, les Esquimaux concluaient déjà, à leur inexprimable regret, que l'enchanteur avait disparu au moyen de quelque sortilège, quand, le voile humide qui couvrait la forêt s'étant déchiré, on distingua un filet de fumée au sommet des rochers.
Celui qui, le premier, l'avait aperçu, poussa une exclamation, aussitôt réprimée par un chef.
—Mon frère est-il fou? dit-il en lui posant la main
sur la bouche.
Croit-il que nous n'ayons point d'yeux et le sorcier point
d'oreilles?
Puis il ordonna à la troupe de rester en place, prit deux hommes bien armés avec lui, et grimpa silencieusement vers la caverne.
Ils firent si peu de bruit et Dubreuil dormait si profondément, que notre aventurier fut entouré, saisi et lié avant d'avoir pu faire un mouvement pour se défendre.
Porté en triomphe au village, à travers les huées d'une foule barbare, il eut à subir les outrages les plus cruels.
Toujours et en tous lieux, plus excitables que les hommes, les femmes déployaient principalement leurs violentes passions contre le malheureux captif. Il n'échappa que difficilement aux griffes de ces mégères, qui le voulaient mettre en pièces.
On le déposa, tout sanglant, les vêtements en lambeaux, le corps meurtri, couvert d'immondices, dans la loge de l'angekkok-poglit Kougib. La vue de ce scélérat fit oublier à Dubreuil les souffrances qu'il endurait.
—Meurtrier, lui cria-t-il, je mourrai sans doute
par tes mains, mais
Triuniak me vengera!
—Kougib, répondit froidement le jongleur, couché sur son lit, Kougib ne craint pas plus Triuniak qu'Innuit-Ili. Tu es cause de la mort de Pumè…
—C'est un odieux mensonge!
L'angekkok-poglit se prit à rire.
—Toutou-Mak me l'a avoué! dit-il.
—Toutou-Mak! s'écria vivement Dubreuil.
—Oui, la fille de Triuniak, celle que tu aimais, n'est-ce pas? celle que tu as rendue criminelle, afin de l'épouser…
—Imposteur!
—L'imposteur et le meurtrier, c'est toi! répliqua Kougib d'un ton aigre.
—Oh! fit le capitaine en haussant les épaules, je sais bien que je n'aurai pas le dernier mot avec un monstre de ton espèce, mais, dis-moi, qu'en as-tu fait de Toutou-Mak?
—Elle a expié son forfait, dit Kougib en regardant son prisonnier d'un air railleur.
—C'est-à-dire que tu l'as tuée, n'est-ce pas? Oh! je devais m'y attendre!
—Et t'attendais-tu aussi à ce qui t'arrive?
—Que t'importe?
—T'attends-tu à ce qui t'arrivera? continua l'angekkok avec un horrible ricanement.
—De toi, oui. Tu m'égorgeras, répondit Dubreuil sans sourciller.
—Tu n'y es pas, Innuit-Ili. Nous ne sommes plus au Succanunga. Là-bas, on se débarrasse d'un homme en l'abattant d'un seul coup. Ici, c'est différent: on savoure la vengeance, lentement, comme un mets agréable au palais. Mais je ne veux pas le priver du plaisir de la surprise. Tu verras demain, Innuit-Ili.
—Tes menaces ne m'effraient point, Kougib.
—Si elles ne t'effraient point, leurs effets te feront pleurer des larmes de sang. Ah! tu as pensé qu'on me pouvait braver!…
—Toutou-Mak est donc morte? interrompit Dubreuil.
—Toutou-Mak est morte!
—Massacrée par toi! s'écria le capitaine, échappant aux mains qui le retenaient et bondissant vers le lit de l'angekkok-poglit.
Mais, ayant les pieds et les poignets attachés, il tomba lourdement sur le sol.
Pour le punir, un Esquimau lui piqua le dos de sa lance. Il l'aurait tué sans l'intervention de Kougib.
—Laisse-le, Kamuk[21], dit-il. Je le réserve pour la fête de demain. Mettez-le dans la loge aux prisonniers, et souvenez-vous que s'il s'évade, la colère de Torngarsuk s'appesantira tout entière sur vous.
[Note 21: La Bouche.]
—Redoutez plutôt celle de Triuniak! s'écria Dubreuil exaspéré par la douleur.
—A demain, Innuit-Ili, tu assisteras et joueras le principal rôle à un spectacle nouveau, lui dit d'un ton sardonique Kougib, alors qu'on l'emportait hors de la hutte de l'angekkok-poglit.
Il fut traîné dans une cabane voisine et confié à
la garde de deux
Esquimaux.
Nous n'entreprendrons pas dépeindre les sombres images qui assiégèrent son esprit, pendant le reste de la journée et de la nuit suivante. S'il avait pu se méprendre sur le sens des paroles sinistres de Kougib, les hurlements des femmes et des enfants, rôdant autour de sa loge, durent lui apprendre, avec des détails atroces, le supplice auquel il était destiné.
On le devait immoler en l'honneur du Soleil, dont les Esquimaux du nord célèbrent la fête au solstice d'hiver, tandis que les méridionaux la font au milieu de juin, lorsque la nature est sortie de sa longue léthargie annuelle.
«On observe, dit un philosophe, que tous les peuples ont eu et ont encore des fêtes à la fin, ou plutôt au renouvellement de l'année, et que ces fêtes désignent communément une naissance. Chez les Orientaux, c'était la naissance du soleil qui remonte sur l'hémisphère. En Perse, à Rome, le solstice d'hiver était principalement célébré. Il faudrait savoir si les Hottentots, les peuples du Chili, si tous les habitants de la zone tempérée australe ont de semblables fêtes au temps de notre solstice d'été. On verrait alors que le soleil a fait partout les mêmes impressions sur l'esprit des hommes. Mais si les fêtes des Groënlandais au retour de cet astre ne sont pas un reste d'antiques superstitions qui auront voyagé vers les pôles ne doivent-elles pas être un effet de l'inaction où se trouvent les humains durant le repos de l'année? Quand le froid et la nuit les rassemblent autour de leurs foyers, au défaut des travaux que doivent entretenir la chaleur et le mouvement, ne sont-ils pas obligés d'imaginer des jeux et des exercices, des festins et des danses, des moyens, en un mot, de faire circuler le sang dans leurs veines jusqu'aux extrémités du corps?»
Quoi qu'il en soit, c'est le printemps que les Esquimaux du Labrador ont choisi pour fêter l'astre bienfaisant qui nous éclaire; et, dès que l'aurore eut teinté de roses les confins de l'orient, on se prépara à cette importante solennité dans le village on Dubreuil était prisonnier.
Parés de leurs plus beaux habits, les Uski parcoururent les cabanes en dansant au son du tambourin et en chantant de belliqueuses chansons.
Ensuite, ils s'assemblèrent sur une grande place, au milieu de laquelle on avait dressé deux poteaux et allumé des feux.
Devant l'un étaient placés, debout sur leurs pattes de derrière, les deux ours tués l'avant-veille; et devant l'autre s'élevait un bûcher, entouré de femmes, véritables furies, les cheveux épars, les vêtements en désordre, l'air farouche, armées de haches, de couteaux, de lances et de javelots. C'étaient les mères, les soeurs ou les femmes des Uskimé qui avaient péri à l'attaque du navire. Elles poussaient des cris insensés en agitant leurs armes meurtrières.
On amena le prisonnier.
Il était pâle, mais pâle des suites de ses blessures. La sûreté de son regard, la fermeté de son maintien ne permettait pas de soupçonner que la mort lui fit peur.
Aussitôt qu'il parut, les Esquimaues cherchèrent à se ruer sur lui. Kougib les en empêcha. Incapable de marcher, il s'était fait porter sur la place.
Dubreuil fut attaché sur le bûcher.
Puis autour de lui et des ours commencèrent des danses de caractère. L'une exprimait admirablement le combat d'un homme avec un de ces terribles animaux. L'autre représentait, avec non moins d'éloquence et de vérité, la prise du captif. Ces pantomimes, vivement imagées, étaient encore relevées par la musique et les chants, auxquels, par intervalle, l'assemblée répondait en choeur.
—Amna-aiah' aiah-ah! ah! ah!
Bien que ces divertissements fissent grand plaisir aux assistants, il était facile de remarquer qu'ils attendaient avec impatience quelque chose de mieux, l'autorité de Kougib n'arrivait pas toujours à les contenir. Déjà, plusieurs avaient lancé des pierres au pauvre Dubreuil, une femme lui avait jeté à la face un tison embrasé. On en voyait une autre qui faisait rougir une hache, tandis qu'une troisième essayait de se glisser derrière le poteau pour planter ses dents dans les chairs de la victime, et que des hommes se fabriquaient des pinces, afin de lui arracher les ongles: tout cela au milieu d'un charivari infernal.
Enfin Kougib, le visage rayonnant d'une joie sanguinaire, cria:
—Qu'elle commence, celle de mes soeurs dont le fils a été tué par l'homme blanc!
—Me voici, dit une des Esquimaues, brandissant une torche enflammée autour de l'infortuné capitaine.
Et invoquant l'ombre de son enfant:
—Approche, lui dit-elle. Ta mère va t'apaiser. Elle te prépare un festin.
Puis elle saisit un vase de pierre et continua:
—Bois à longs traits ce bouillon que je vais verser pour toi. Reçois le sacrifice que je fais par la mort de ton ennemi. Il sera brûlé et mis dans la chaudière. Je te donnerai son coeur et son foie. On lui enlèvera la chevelure, on boira dans son crâne. Tu ne feras donc plus entendre de gémissements; tu seras pour jamais satisfait. Va, mon fils, va, noble fruit de mes entrailles, ta mère te venge!
Sa main droite avançait en même temps la torche
vers les yeux de
Dubreuil, qui jeta une plainte douloureuse.
Mais cette plainte fut étouffée sous une explosion de cris soulevés par la terreur:
—Les Indiens Bouges! voici les Indiens Rouges!
XII
LE CHANT DE MORT
Une invincible panique s'empara des Esquimaux. Ils se mirent à fuir dans toutes les directions. Néanmoins, avant de se sauver, l'Indienne à la torche jeta son flambeau sous les pieds de Dubreuil et le bûcher commença à s'enflammer.
—Ah! tu mourras, et les mânes de Pumè seront vengés! marmottait Kougib en couvant sa victime de regards implacables.
La blessure que le capitaine lui avait faite l'empêchait d'imiter l'exemple des Uskimé, mais telle était sa haine contre Dubreuil qu'il semblait moins soucieux de son salut que de l'assouvissement de cette haine. Craignant sans doute que le captif ne lui échappât encore une fois, il se traînait sur les mains et les pieds, s'approchait du patient, cherchant à ramasser une hache pour l'en frapper.
La fumée et le feu se tordirent autour de Dubreuil, qui, tout entier à la pensée de l'éternité, avait à peine remarqué ces incidents. Mais alors des cris, des cris de guerre, comme il n'en avait entendu jamais, retentirent autour de lui. En même temps, la place était envahie par une troupe d'individus qu'on eût dits sortis des régions de l'enfer.
Ils avaient la face, le corps, les membres rouges comme du sang, et ils étaient complètement nus, à l'exception de mocassins à leurs pieds et d'un court jupon en peau ou en écorce, attaché au dessus des hanches.
Un carquois, un arc sur le dos, à la main un casse-tête ou une hache, entre les dents un couteau, voilà leurs armes.
Mais quelles tailles de géants! quelles charpentes solides! quelles vigoureuses musculatures! quelles physionomies martiales! Sans peine on comprenait la terreur que devaient inspirer ces redoutables sauvages. Comment les Esquimaux, des diminutifs d'hommes, auraient-ils pu leur résister? Entre les deux races, frappant contrastes: l'une, la plus haute, la plus vaillante expression de la nature humaine physique; l'autre, la plus basse, la plus chétive. Évidemment, si les Uskimé avaient un jour ou un autre remporté quelque avantage guerrier sur les Indiens Rouges, ils en étaient redevables au nombre ou à la surprise, mais, à armes égales, dix de ceux-ci auraient dérouté vingt-cinq de ceux-là.
A leur tête marchait un chef de la plus belle prestance. Sa dignité, on la reconnaissait aux dix plumes d'aigle dont il avait la chevelure ornée, et plus encore à l'air de commandement empreint sur son visage.
Il aperçut, en même temps, Dubreuil que les flammes circonvenaient déjà, et Kougib, qui rampait vers lui en le menaçant d'une hache.
—Ouah! fit-il en se jetant vers le bûcher, dont il éparpilla les arbres embrasés d'un coup de pied, tandis que de l'autre il repoussait l'angekkok-poglit.
Kougib mâchonna une imprécation entre ses dents et lança violemment sa hache contre Dubreuil. Heureusement elle ne l'atteignit pas.
—Innuit-Ili! c'est Innuit-Ili! disait l'Indien Rouge en coupant les liens de Guillaume.
—Ah! je l'ai manqué! je suis perdu! grommelait l'angekkok-poglit, tâchant de retrouver une autre arme.
—Mon frère, rassure-toi; je te connais; tu es avec un ami continua le libérateur en langue esquimaue.
Et il reçut dans ses robustes bras Dubreuil, qui ne pouvais se soutenir à cause du gonflement de ses pieds.
—Tu me connais, mon frère? balbutia-t-il avec autant de surprise que de joie.
—Oui, Kouckedaoui connaît l'ami de Toutou-Mak.
—Toutou-Mak!… mon frère l'a vue?… il sait où elle est?
—Kouckedaoui est son père! répondit l'Indien avec un mélange d'amour et d'orgueil.
Fatigué par tant d'émotions diverses, stupéfait d'une révulsion si subite, si inattendue, le capitaine Dubreuil se demandait s'il n'était pas le jouet d'un rêve, et il portait des yeux hagards tantôt sur l'Indien Rouge, tantôt sur les débris fumants du bûcher, tantôt sur Kougib.
—Attends, mon frère, dit Kouckedaoui en le posant doucement à terre.
Puis il saisit au cou l'angekkok-poglit d'une main, lui planta son genou sur la poitrine et tira un couteau.
—Non! non! mon frère, épargne-le! pour l'amour de Toutou-Mak, épargne-le; je t'en supplie, épargne ce misérable! implora Dubreuil, incapable de voir froidement commettre un homicide.
—L'épargner! est-ce ainsi que tu procèdes à l'égard
de tes ennemis?
N'a-t-il pas voulu t'assassiner tout à l'heure?
—Tu es un lâche, plus lâche qu'une femme! Je te méprise! râlait Kougib sous la pression du genou qui lui écrasait le thorax.
—Je t'en conjure, Kouckedaoui, laisse-le vivre, insista Dubreuil.
—Qu'il me laisse vivre, pour que j'achève de te tuer! reprit l'Esquimau d'une voix-railleuse. Oui, de te tuer, comme j'ai tué ta Toutou-Mak!
—Que dit ce chien? s'écria l'Indien Bouge.
—Il prétend, le scélérat, qu'il a fait périr ta
fille, répondit
Dubreuil.
—Toutou-Mak est la fille…..
—C'est ma fille, interrompit Kouckedaoui.
—Alors, Kougib mourra content, dit l'angekkok d'un ton joyeux, il mourra content, car si l'enchanteur blanc lui échappe, il peut donner au père de Toutou-Mak de» nouvelles de son enfant.
—Et quelles nouvelles lui peux-tu donner? s'enquit le Boethic étonné.
—Des nouvelles bien intéressantes, fut-il répliqué avec un accent sarcastique.
—Parle.
—Kougib a été la cause de la mort de Toutou-Mak.
—Oh! l'infâme! murmura Dubreuil, essayant de se soulever.
—Tu mens! tu mens! repartit véhémentement l'Indien Rouge.
—Kougib n'est pas un Boethic pour mentir.
—Kougib! c'est toi qu'on nomme Kougib? Tu viens du
Succanunga? proféra
Kouckedaoui avec une surprise mêlée de colère.
—Oui, repartit l'Esquimau, appuyant son affirmation d'un regard de dédaigneuse fierté, je suis Kougib, angekkok-poglit des Uski de l'Est, je viens du Succanunga. Si tu es le père de Toutou-Mak, sache que je l'ai enlevée, et que, comme elle refusait de se donner à moi, Torngarsuk l'a engloutie dans les flots, à ma requête.
—Ah! tu es Kougib, gronda l'Indien Rouge. Je suis aise de te trouver enfin!… Je te cherchais, Kougib…je te cherchais… Pour te trouver, pour te punir, pour te punir comme tu le mérites, je serais allé jusqu'au Succanunga… Tu vois que j'avais envie de te connaître, de te posséder!
—Ta fureur ne m'effraie guère! Tue-moi donc, si tu l'oses! Mais tu es trop poltron. Les Indiens Rouges ont du lait au lieu de sang dans les veines. Ils s'imaginent qu'ils font peur à leurs ennemis parce qu'ils se peignent le corps en rouge; mais leur coeur est mou, leur bras est débile comme celui des vieillards. Moi, si je n'étais pas blessé, je les chasserais tous comme une troupe de lapins.
Pendant que l'angekkok-poglit parlait, Kouckedaoui s'était occupé à lui lier les poignets.
—Nous verrons bientôt, dit-il en finissant, si le feu te trouve aussi brave. Ta langue est fourchue et elle siffle comme celle d'une vipère. Appelle ton Torngarsuk, dis-lui de te délivrer. Je l'en défie!
—Torngarsuk me vengera! Sa vengeance a déjà commencé. Tu la porteras avec toi au milieu des tiens, en y introduisant ce magicien blanc! Kougib affrontera la torture sans se plaindre, car sa mission est remplie. Il a jeté la peste au milieu de ses ennemis les Indiens Rouges!
En prononçant ces paroles d'un ton prophétique, l'angekkok-poglit avait les yeux tournés vers le capitaine Guillaume Dubreuil.
Kouckedaoui se rapprocha de celui-ci et dit:
—Comment, mon fils, es-tu tombé au pouvoir de ce carcajou? Toutou-Mak m'avait appris que tu étais resté…
—Toutou-Mak! s'écria Dubreuil n'en pouvant croire ses oreilles; mais elle vit donc encore?
—Elle vit! répondit simplement l'Indien.
—C'est faux! hurla Kougib.
—O mon Dieu! je vous remercie! s'écria dans sa
langue maternelle
Guillaume en levant les yeux au ciel.
—C'est faux! faux! répétait l'angekkok avec rage.
—Mais, où est-elle? demanda vivement le Français.
—Elle est à Baccaléos.
—Quoi! vrai, mon frère? tu ne te trompes pas? tu ne me trompes pas? faisait Dubreuil avec une agitation indicible.
—La langue de Kouckedaoui a toujours été droite. Il
te dit que
Toutou-Mak est à Baccaléos, qu'elle vit: cela est. Elle
t'attend,
Innuit-Ili. J'étais parti avec mes guerriers pour aller te chercher
au
Succanunga. Te voici, je te ramènerai, je ferai le bonheur de celle
que
tu aimes. Dis-moi maintenant, mon fils, qui t'a conduit
ici.
—Le hasard, répondit Dubreuil. Croyant que ta fille était morte, Kouckedaoui, j'avais construit un grand canot, pour retourner dans mon pays. Triuniak, le père adoptif de Toutou-Mak, m'accompagnait…
—Triuniak, je sais, dit l'Indien Rouge, il t'accompagnait! Où est-il? Mon coeur se gonfle à l'idée de le voir. Il fut bon pour Toutou-Mak, bon pour toi, je l'aime. Montre-le-moi.
—Triuniak, reprit Dubreuil, m'avait quitté, quand j'ai été saisi et conduit ici par les Esquimaux. Il doit rôder autour de ce village, sans doute les guerriers de mon frère' l'auront épouvanté.
—Pourquoi n'êtes-vous pas débarqué à Baccaléos?
—Une tempête nous a forcés d'aborder sur cette côte; mais mon intention était de me rendre à l'île que tu habites, mon frère.
—Tu espérais donc y retrouver Toutou-Mak?
—Hélas! non, mais on m'avait dit que les hommes de ma race! y atterrissaient quelquefois.
—On t'avait dit juste, mon frère.
Un rayon de joie colora le visage pâli de Dubreuil. Il allait adresser une foule de questions à Kouckedaoui, quand arrivèrent quelques Indiens Rouges traînant à leur suite une dizaine de femmes et d'enfants esquimaux.
A peine cette troupe fut-elle sur la place qu'une des femmes poussa un cri.
—Kouckedaoui! mon époux! mon époux bien-aimé!
Et elle vola vers le chef, qui tressaillit après avoir levé les yeux.
—Est-ce Shanandithit? fit-il d'un ton plutôt froid qu'animé, en étrange opposition avec cette explosion d'amour que sa vue avait arrachée à la femme.
Cependant, Kouckedaoui était profondément ému, aussi ému que peut l'être l'homme le plus sensible qui retrouve, après l'avoir perdue depuis quinze ans, et perdue pour la seconde fois, une femme chérie, la mère d'un enfant adoré. Mais la dignité indienne lui commandait de refouler ces impressions, alors que les plus tendres passions l'agitaient intérieurement.
—Ah! dit l'Indienne avec tristesse, ne me reconnaîtrais-tu plus?
—Mon coeur se serait desséché plutôt que d'oublier Shanandithit, répondit Kouckedaoui. Il est heureux et satisfait, car Shanandithit a toujours été celle qu'il a le plus aimée.
—Moi aussi, dit-elle, je n'ai cessé: de t'aimer. Le jour et la nuit je pensais à toi; je soupirais pour le moment où tu me tirerais de l'esclavage, et quoique le guerrier uskimè qui m'avait choisi comme épouse fût bon pour moi, je ne pouvais arracher de mon coeur le souvenir du vaillant Kouckedaoui.
—Il fut bon pour toi, Shanandithit! Je veux qu'on lui rende la liberté s'il est fait prisonnier, repartit le chef, loin de paraître fâché que sa femme eût accepté un autre mari durant sa captivité.
A cette époque, la jalousie était un sentiment presque ignoré des Indiens de l'Amérique septentrionale; ils se prêtaient volontiers leurs femmes, les offraient aux étrangers, et refuser leur présent eût été le comble de l'impolitesse. Ce sont les Européens, c'est nous qui avons importé ce vice chez eux, avec bien d'autres fléaux, malheureusement.
—Kouckedaoui est aussi généreux que brave! répondit la sauvagesse, que ne puis-je, en récompense, lui rendre sa fille!
Et elle baissa douloureusement la tête.
—Notre fille nous est revenue, dit le chef.
—Toutou-Mak! s'écria Shanandithit, en relevant ses yeux mouillés sur ceux de son mari.
—Toutou-Mak, affirma-t-il de nouveau.
—Où est-elle? dis-moi, Kouckedaoui, où elle est. Je n'ose croire à tant de bonheur.
—Toutou-Mak est au fond du grand lac salé, dit alors Kougib d'un ton moqueur.
Cette imprudente interruption ramena sur l'angekkok-poglit l'attention de l'Indien Rouge.
—Je vais, dit il avec emportement, mettre fia à tes criailleries de hibou.
Et appelant quelques-uns de ses compagnons:
—Reconstruisez le bûcher, leur ordonna-t-il, quand il sera prêt, rôtissez ce chien hargneux.
Dubreuil essaya encore d'intervenir en faveur de Kougib. Ce fut en vain. Kouckedaoui ne voulut pas céder. L'eût-il voulu, que sa bande ne l'eût pas écouté. Il lui fallait une victime humaine pour immoler à Agreskoui, sa divinité de la guerre; cette victime était là. Le sacrifice devait être consommé. Du reste, l'angekkok-poglit ne faisait aucune tentative pour apaiser les vainqueurs. Loin de là, il provoquait à plaisir leur ressentiment par ses fanfaronnades et les injures dont il les accablait.
Pendant qu'on redressait le bûcher et que Kouckedaoui causait un peu à l'écart avec Shanandithit, un bouhinne, magicien, qui accompagnait les Indiens Rouges, posa brutalement la main sur Dubreuil, toujours assis à l'endroit où le chef l'avait placé.
Il le secoua, en lui adressant des paroles que Guillaume ne comprit pas, mais dont il devina à moitié le sens;—le bouhinne lui déclarait qu'il était sa propriété.
Comme marque de son sacerdoce, ce sorcier portait sur le crâne un casque fait avec la tête d'un ours, et à son cou pendait un sac, en peau de caribou, orné de verroteries et de poils de porc-épic. Ce sac renfermait les amulettes du jongleur, qui, d'ailleurs, était nu et vermillonné, de l'occiput à la plante des pieds, comme la plupart des Indiens Rouges.
Pour imprimer plus de force à son discours, il fit un signe à deux Boethics, ceux-ci accoururent, empoignèrent Dubreuil par les bras et les jambes, et se disposèrent à l'aller porter sur le bûcher où l'on attachait Kougib. Ne soupçonnant pas d'abord leurs intentions, Guillaume n'opposa aucune résistance; mais en découvrant le but que se proposaient les sauvages, il se débattit si vigoureusement que, malgré son état de faiblesse, les Boethics avaient dû le lâcher et demander du secours, quand Kouckedaoui arriva, attiré par le bruit de la lutte.
Une violente discussion s'engagea aussitôt entre lui et le bouhinne. Cette discussion eut lieu dans un idiome que Dubreuil n'entendait pas. Les gestes des deux Indiens lui apprirent pourtant que le jongleur prétendait le brûler, et que Kouckedaoui repoussait cette prétention, en attestant que l'homme blanc lui appartenait, car il l'avait pris lui-même, et qu'il était maître d'en faire ce qu'il voulait.
Le sorcier insistait: l'immolation d'un blanc serait agréable à Agreskoui. En pouvait-on douter? Quel intérêt Kouckedaoui avait-il à la conservation de cet homme blanc?
Les Indiens Rouges, rassemblés autour d'eux, penchaient manifestement pour leur bouhinne. Le chef résolut de couper court au différend.
—Si, s'écria-t-il en langue boethique, puis en langue esquimaue, si quelqu'un de vous fait la plus légère égratignure à ce guerrier blanc, je lui casserai la tête avec mon tomahawk.
Cette déclaration, accentuée par un mouvement significatif, imposa aussitôt silence aux murmures qui commençaient à s'élever. Et le bouhinne se retira en lançant à Dubreuil un regard courroucé.
Kouckedaoui baisa ensuite le Français sur le front et le menton, pour indiquer qu'il l'adoptait, et que désormais sa personne était sacrée.
En même temps il lui dit:
—Ne réclame plus la grâce de Kougib; il ne l'aurait pas, et je ne pourrais te soustraire à la fureur de mes guerriers; car, comme dans chacune de nos expéditions heureuses nous avons l'habitude de sacrifier un prisonnier mâle, et qu'il n'en a pas été fait d'autre que toi et le Groënlandais dans celle-ci, s'il échappait à la mort, ma protection serait peut-être insuffisante pour t'en préserver.
—Au moins, mon frère, rends-moi un service: éloigne-moi de ce spectacle, qui m'afflige trop cruellement.
—Toutou-Mak m'avait bien dit que, quoique brave comme un ours blanc et fort comme un morse, tu ne savais pas profiter de la défaite de ton ennemi, fit le chef en souriant.
—Les gens de ma race pardonnent, et mon Dieu le commande! répondit Dubreuil, tandis que Kouckedaoui le transportait dans une butte voisine, et que, debout sur le bûcher, harcelé par ses tourmenteurs, qui lui appliquaient un collier de haches rougies au feu, ou lui tenaillaient les membres, ou lui tordaient les nerfs au moyen de morceaux d'ivoire passés sous la peau, ou lui taillaient dans les jambes et les cuisses des lambeaux de chair qu'ils dévoraient crus, Kougib bravait, du regard et de la voix, les Boethics, en chantant fièrement son chant de mort:
—Qui êtes-vous, vous qui m'injuriez? Rien que des femmelettes. Vous ne savez pas vous battre, vous ne savez même pas tirer une larme d'un ennemi terrassé!
—Le grand exploit que de m'avoir pris! Vantez-vous-en! oui, allez vous vanter, près de vos filles et de vos épouses, d'avoir pris un homme blessé, impuissant à se défendre!
»O la noble prouesse! Quelle gloire pour vous, Indiens Rouges! On en parlera chez vos arrière-neveux. Ils répéteront vos louanges et sur vos tombeaux déposeront, au lieu d'armes, du fil, des aiguilles et des ciseaux!
»Allons! frappez, frappez-moi. Je ne vous crains point, je ne soupirerai ni ne me plaindrai. Mais vous ne savez même pas comment on torture un ennemi. Faut-il vous l'apprendre?
»Montez ici, déracinez-moi les dents, arrachez mes ongles, incisez mes membres, dans les plaies versez de l'huile bouillante. Et voulez-vous mieux encore? écorchez-moi vivant. Puis vous roulerez mon corps sur du sable fin, vous l'enduirez de miel et l'exposerez au soleil.
»Voilà comment on fait souffrir un guerrier, mais pas cependant un Uski du Sud. Je défie à votre lâcheté d'imaginer un supplice capable d'arracher un gémissement à un Uski du Sud.
»Parce que je venais du Nord, vous m'avez jugé timide comme vous, amolli comme vous, sensible aux plus petites piqûres comme vous. Détrompez-vous. Kougib est un homme; il mourra comme un homme.
»Mais auparavant apprenez encore de lui quelque chose. Recevez sa prédiction dernière. Si ses compatriotes du Succanunga avaient son courage, Indiens Rouges, ils posséderaient maintenant votre île.
»Allumez le feu de votre bûcher! il est temps. Je vous le répète, ô vil troupeau de loups poltrons, vous ignorez l'art du bourreau, tout aussi bien que celui du guerrier.
»Elle grimpe, la flamme; je la sens; elle me lèche, une caresse, m'étreint tendrement. Voyez comme elle m'aime, comme je l'embrasse avec amour, tandis que vous fuiriez honteusement ses baisers ardents!
»Indiens Bouges, souvenez-vous que l'homme blanc sera le vengeur de Kougib. Vous avez repoussé les invasions des Uski septentrionaux, mais vous tomberez sous les coups de la race blanche!
»Indiens Bouges, peureux, vantards, assassins, meurtriers, tribu maudite, vous vous souviendrez de Kougib!…»
L'angekkok-poglit jeta cette imprécation avec la sombre énergie d'un prophète inspiré, en agitant, à travers les flammes qui l'enveloppaient de toutes parts, un bras déjà carbonisé, mais dont la terrible menace fit reculer les Boethics d'épouvante.
XIII
KOUCKEDAOUI
Les Indiens Rouges demeurèrent huit jours au village esquimau:—huit jours de festins continuels, où furent dévorées toutes les provisions abandonnées par les vaincus.
Cependant Kouckedaoui fit battre tout le pays, mais inutilement, pour retrouver Triuniak. Fort affligé de la nouvelle disparition de son ami, Dubreuil prétextait de ses souffrances pour retarder le départ des Boethics, qui désiraient retourner dans leur île. Mais ses forces étant revenues, et voyant l'insuccès des recherches, il cessa de retenir le chef, qui, pour l'obliger, avait prolongé son séjour, au risque de soulever le mécontentement de ses guerriers.
La veille du départ, Kouckedaoui et Dubreuil eurent ensemble un entretien confidentiel. Le chef promit au Français de lui donner sa fille en mariage, mais à condition qu'il s'établirait définitivement au milieu des Indiens Rouges et lui succéderait dans son commandement. Puis, suivant la coutume des Boethics, il lui conta l'histoire de sa vie.
«Kouckedaoui, ou le Faucon, était né à Baccaléos, il y avait cinquante hivers. De bonne heure, il se distingua dans les guerres que soutenaient, à cette époque, les Indiens Rouges contre les Mic-Macs. Quand il revenait de ces longues et dangereuses expéditions, tout couvert de gloire, c'est-à-dire de chevelures pendues à sa ceinture, les anciens de la tribu le montraient avec orgueil et exhortaient leurs fils à manier la lance, à tirer de l'arc et à frapper l'ennemi, comme le Faucon.
»Il épousa Shanandithit, la plus belle, la plus aimable des vierges boethiques. Qui mieux qu'elle pouvait écorcher un caribou, passer, blanchir le cuir, fabriquer des mocassins et préparer la moelle des os d'élan? Shanandithit n'avait pas apporté dans sa loge un coeur indifférent. Non; comme témoignage irrécusable de son amour, elle avait éteint le tison ardent que Kouckedaoui avait allumé dans la tente de son père; et, après leur mariage, l'affection de la jeune femme s'était accrue encore.
»Jamais elle ne murmurait quand, au retour de la chasse, il fallait lui ôter ses mocassins et ses mitasses; jamais elle ne murmurait quand il fallait les sécher et les frotter, pour les rendre souples et doux. Bien plus cependant que toute autre chose, la docilité de Shanandithit aux ordres de sa belle-mère prouvait l'amour que lui inspirait Kouckedaoui. Aussi, quoique réservées pour les heures secrètes, les tendresses de son mari ne lui manquaient-elles pas. Aucune femme de la tribu ne pouvait montrer plus de ouampums et d'ornements que l'épouse du jeune guerrier. Plus d'une fois, il l'avait, en cachette, aidée à rapporter au logis le gibier abattu par ses flèches, fait inouï dans les annales conjugales des Indiens Rouges.
»Elle lui donna une fille, puis un fils, et put dès lors être assurée que, quel que fût le nombre des femmes qu'il prit dans la suite, il ne la répudierait jamais. Ces deux enfants furent la joie de leurs parents, surtout de la grand'mère, qui prédit que le fils deviendrait le plus brave guerrier de sa race.
»Les enfants commençaient à marcher, quand le Faucon résolut d'aller chasser à l'extrémité septentrionale de l'île. Il partit avec sa femme, laissant son fils et sa fille à la garde de la grand'mère, qui s'était blessée au pied. Dans les cantons où ils arrivèrent, le gibier abondait. Kouckedaoui pensa qu'il en fallait faire profiter sa tribu, et, en conséquence, il retourna la chercher. Les Indiens rouges aussitôt levèrent leurs tentes et suivirent le chef. Mais, jugez du désespoir de celui-ci! en arrivant au lieu où il avait laissé son épouse, il ne la trouva plus!
»Son wigwam avait été pillé, détruit. Tout autour se faisaient remarquer les traces des Mic-Macs.
»Kouckedaoui ne pouvait pleurer. Si profonde qu'elle soit, un Indien doit cacher sa douleur. Le chef était bon, brave, habile. Il eût trouvé, s'il eût voulu, cent épouses pour succéder à celle qu'il avait perdue. Mais laquelle aurait pu remplacer la douce et laborieuse Shanandithit?
»Le Faucon fit voeu qu'il ne mènerait pas une autre femme à sa couche et ne couperait pas sa chevelure avant d'avoir tué et scalpé cinq Mic-Macs. Il remplit son carquois, mit à son arc une corde nouvelle, aiguisa son couteau, monta dans son agile canot d'écorce, et entonna son chant de guerre.
» Son absence dura une saison entière. Au retour, il possédait les cinq scalpes. Elles furent pendues près du foyer de sa loge. On crut qu'il allait faire choix d'une femme. Mais Kouckedaoui était plus triste encore qu'avant son départ; il fermait les oreilles à toutes les paroles de mariage. Ses amis pensèrent qu'il ne reviendrait point de sa détermination. Sa mère fut d'un avis différent. Elle l'importuna tant, avec sa ténacité féminine qui sape les obstacles quand elle ne peut les surmonter, qu'à la fin le Faucon céda à ses désirs.
»La vieille avait porté son choix sur une charmante jeune fille nommée Avolalia; elle la demanda aux parents, qui furent enchantés d'un tel honneur. La fiancée ne montrait pas un grand empressement; mais c'était chose trop commune pour exciter la moindre surprise. Le mariage se fit, et Avolalia fut installée dans la loge de Kouckedaoui.
»La nature ne l'avait pas formé pour vivre seul. Malgré le mépris qu'une éducation indienne soulève contre le beau sexe, Kouckedaoui avait un faible pour les séductions des femmes. Si Avolalia n'était pas, à beaucoup près, aussi aimante que la regrettée Shanandithit, elle semblait s'acquitter de ses devoirs d'une façon si convenable, que le jeune homme commença à s'attacher à elle. Sa santé débilitée s'améliora. De nouveau, on le vit sourire et chasser le caribou avec son ancienne vigueur.
»Cependant, lorsque Avolalia haussait, comme il lui arrivait quelquefois, la voix plus que ne le permettait l'affection conjugale, Kouckedaoui songeait à Shanandithit et refoulait dans son coeur un soupir.
»En leur loge venait souvent un jeune Indien qui avait jadis recherché Avolalia en mariage. Il arrivait de bonne heure, se retirait tard. Comme Avolalia semblait ne pas s'occuper de lui, le Faucon ne trouvait pas ses visites mauvaises. Mais eût-il pu voir dans l'esprit de sa femme, il eût dédaigné de montrer de la jalousie. Sa conduite aurait prouvé que son coeur était fort. Elle ne tarda pas à le prouver.
»Un matin, sa mère étant allée avec les enfants voir des amis à quelque distance, on lui apprit qu'une harde de daims avait été découverte à une demi-journée de marche du village.
»—Vas-y, mon mari, lui dit Avolalia, car nos provisions s'épuisent. Si le troupeau est nombreux, je courrai te joindre. Mais, en tous cas, ne reviens pas ce soir. Si tu tues quelque gibier, suspends-le aux branches d'un arbre, pour que les loups ne le puissent atteindre, et repose à côté.
»Après ces mots, elle l'embrassa avec une tendresse inaccoutumée, et il partit. Les caribous abondaient; avant midi il en avait fait tomber deux sous ses flèches. Il les chargea sur son canot et reprit gaiement le chemin de sa loge.
»Il fallait remonter le courant de la rivière. Kouckedaoui n'arriva qu'au milieu de la nuit. Tout était silencieux autour de la cabane. Les chiens, flairant leur maître, ne donnèrent point l'alarme. Le Faucon ramassa une poignée de roseaux, pénétra sans bruit chez lui, et alluma ses roseaux sur des charbons agonisant au milieu de la hutte.
»La flamme aussitôt éclaira un spectacle qui fit jaillir le sang au visage du chef. Côte à côte avec Avolalia dormait son prétendant d'autrefois! Le Faucon dégaina son couteau. Un moment son esprit flotta dans l'indécision. Le fier et noble orgueil dont il était animé l'emporta. Le couteau rentra dans le fourreau, et Kouckedaoui quitta la loge sans éveiller les imprudents.
»Mais quand une zone grisâtre apparut à l'orient, il se rapprocha de son wigwam. Le favori d'Avolalia en écartait le rideau de cuir: il s'arrêta, cloué au sol.
»—Rentre, lui dit Kouckedaoui d'une voix courroucée.
»Le traître obéit. Il fut suivi du mari outragé. Avolalia, épouvantée, se voilà la face avec les mains.
»—Allume du feu et prépare à manger, lui dit le Faucon.
»Quand, le repas fut servi, il s'adressa au jeune homme, tremblant d'effroi:
»—Mange mon bien, toi qui as dévoré mon honneur.
»L'amant crut que ses derniers moments approchaient. Il se disposa à les affronter avec le courage d'un guerrier indien. C'est pourquoi il mangea en silence, et sans manifester d'inquiétude.
»Le repas terminé, Kouckedaoui ordonna à sa femme de faire un paquet de ses effets; puis il se leva et dit au jeune homme:
»—Si un autre, à ma place, t'avait découvert comme je l'ai fait, la nuit dernière, il l'aurait percé d'une flèche avant que tu ne fusses éveillé. Mais si mon coeur est fort, il ne tient pas le coeur d'Avolalia. Avant moi tu l'as désirée, et Je vois qu'elle te préfère, elle est ta compagne plutôt que la mienne. Elle est à toi; et, pour que tu puisses fournir à sa subsistance, je te donne mon arc, mes flèches et mon canot. Partez, et vivez en paix!
»La femme, qui craignait pour son nez[22], et l'amant, pour ses jours, s'éloignèrent immédiatement. Dans la tribu, on admira la conduite du Faucon, mais il avait l'âme noyée de chagrin.
[Note 22: C'est une coutume généralement répandue parmi les Indiens de l'Amérique septentrionale de couper le nez aux femmes adultères. Voir les Chippiouais.]
»Malgré la fermeté de sa résolution, le coup avait ébranlé son esprit. Son coeur, il l'avait d'abord donné entièrement à Shanandithit, et quand la blessure causée par sa perte fut cicatrisée, il avait aimé Avolalia de toutes ses forces. Il pouvait se vanter d'être indifférent aux trahisons des femmes; on pouvait le croire; mais son stoïcisme n'était qu'apparent. Sous cette surface de marbre, la douleur avait planté ses racines indestructibles.
»Un des plus vaillants guerriers de sa tribu, il était accessible aux émotions comme une femme, malgré le précepte, malgré l'exemple. Il tomba dans une noire mélancolie. Une ou deux chasses malheureuses achevèrent de le persuader qu'il était devenu un objet de déplaisir pour ses Manitous, et que la fortune ne lui sourirait plus jamais.
»Plein de cette idée, il prit l'étrange détermination d'aller se livrer à ses ennemis les Mic-Macs pour apaiser la colère du Grand-Esprit.
»Parvenu à leur village, il ne vit personne. Il entra dans une loge, où deux femmes causaient. Elles lui demandèrent ce qu'il voulait. Sans répondre, il s'assit en un coin, la tête dans les mains, attendant l'arrivée de quelque guerrier, par les armes duquel il pût mourir honorablement.
»Les femmes lui réitérèrent leurs questions, mais sans pouvoir arracher une parole de ses lèvres. Voyant qu'il était impénétrable, elles l'abandonnèrent à lui-même et poursuivirent leur conversation. Ah! avec quelle terreur elles se seraient enfuies, si elles avaient su à quelle tribu il appartenait! Mais, supposant qu'il était Mic-Mac, elles n'en eurent aucune crainte. Par leur entretien, il apprit que les hommes du village étaient allés à la chasse, avec la plupart des femmes, et qu'ils ne reviendraient que le lendemain.
»Kouckedaoui avait là une occasion unique de se venger de ces Mic-Macs qui lui avaient ravi son épouse aimée, sa chère Shanandithit. Cependant, il dompta les impulsions de son tempérament indien. Il n'était pas venu pour tuer, mais pour donner sa vie: il resta fidèle à sa résolution.
»Dès le matin, le jour suivant, un guerrier mic-mac parut dans la loge. Les femmes lui montrèrent leur hôte silencieux et l'informèrent de sa conduite étrange.
»—Qui es-tu? demanda le nouveau venu.
»—Je suis un homme; sache-le, Mic-Mac, répondit le Faucon. Je suis Boethic. Mon nom est Kouckedaoui. Tu as entendu parler de moi. Les flèches des tiens ont percé plusieurs de mes amis. Mais je les ai bien vengés. Vois, je porte sur ma tête dix plumes d'aigle. Maintenant, le Maître de la vie veut que je meure. C'est pourquoi je suis venu ici. Frappe donc, et délivre ta tribu, de son plus grand ennemi.
»Le courage parmi les sauvages, comme la charité par les civilisés, fait pardonner une multitude de fautes. Le guerrier mic-mac regarda l'Indien Rouge avec une admiration mêlée de respect. Il leva sa massue comme pour frapper. Mais Kouckedaoui ne broncha point. Aucun de ses nerfs ne trembla, ses paupières ne vacillèrent pas. L'arme tomba de la main qui la tenait, et le Mic-Mac s'écria, en déchirant son vêtement:
»—Non, je ne tuerai pas un homme brave, mais je montrerai que mes gens sont des hommes aussi. Je ne serai pas surpassé en générosité. Frappe-moi toi-même, et sauve-toi.
»Le Faucon déclina l'offre et insista pour être la victime. Ils firent ainsi, pendant quelque temps, assaut de magnanimité, puis échangèrent une poignée de main en signe d'alliance.
»—Tu es surpris que je parle ta langue, dit le Mic-Mac; mais apprends que ma mère était de ta race et que moi-même j'ai épousé ta propre femme!
»—C'est toi qui m'as enlevé Shanandithit!
»—Oui, et je te la rendrai.
»—Mon frère, je n'aurai pas de présent assez grand pour te récompenser! s'écria le Faucon vaincu par cet excès de libéralité.
»—Tiens! la voici qui arrive. Reprends-la. Je te la donne, quoique je l'aime. Mais je veux que nous demeurions frères.
»A ce moment, Shanandithit, qui revenait avec la bande des Mic-Macs, se jeta dans les bras de Kouckedaoui.
»D'abord les Mic-Macs le voulurent arrêter, retenir en captivité. Mais son nouvel ami raconta comment il était venu au village, avait épargné les femmes et les enfants, quand il pouvait les massacrer impunément, et ajouta qu'il offrait de négocier la paix entre les deux tribus.
Cette déclaration fut favorable au Faucon. On loua sa vaillance et on le convia à un grand banquet.
»Les épreuves de Kouckedaoui n'étaient malheureusement pas terminées. De nouvelles calamités l'attendaient à son retour chez les Boethics. Une maladie contagieuse avait emporté son fils, âgé alors de trois ans, et les Esquimaux du Nord, unis à ceux du Sud, avaient débarqué à Baccaléos et cherchaient à s'emparer de l'île.
»—O Manitou, ne cesseras-tu de me poursuivre! s'écria l'infortuné.
»Néanmoins, il fait bonne contenance, rassemble ses guerriers et marche contre les Uskimé. Cette fois, Shanandithit a refusé de le quitter. Elle le suit, portant sa fille sur son dos.
»Les Indiens Rouges sont vainqueurs. Refoulés avec perte, leurs ennemis repassent le détroit, et Kouckedaoui cherche des yeux les êtres chers à son coeur, qu'il a laissés non loin du théâtre du combat.
»Hélas! ils n'y sont plus. En fuyant, les Esquimaux les lui ont ravis!
»Le Faucon s'enfonça dans les bois. Pendant deux ans, il y vécut seul.
»Une nuit, Ouaïche, le Dieu des songes, lui enjoignit de se remarier, de renoncer des rapports avec les hommes de sa tribu. Il obéit aux injonctions d'Ouaïche.
»La rentrée de Kouckedaoui dans la vie commune fut saluée comme une fête. Il reprit son rang, ses dignités aux acclamations générales, et épousa une jeune et jolie femme qu'il aimait sincèrement, tout en regrettant Shanandithit et leur enfant. Mais le temps, qui porte remède à tout, guérissait peu à peu les blessures de son coeur, il ne songeait plus guère qu'à donner une compagne à sa troisième femme, parce qu'elle était bréhaigne, lorsque le hasard lui ramena sa fille Toutou-Mak, et quelques lunes après Shanandithit, un peu vieillie, sans doute, un peu défraîchie par son odyssée extra-conjugale, mais toujours tellement aimante! toujours tellement dévouée!…
»—Enfin je vais donc jouir dû bonheur que j'ai entrevu si souvent et qui si souvent m'a échappé au moment où je croyais le tenir! dit le brave Faucon en terminant le récit de son aventureuse carrière.
XIV
L'ILE DES GRANDES CASCADES
Cependant, après être sorti de la caverne, Triuniak avait grimpé jusqu'aux crêtes les plus élevées de la montagne. Son but était de découvrir, si faire se pouvait, le village des Esquimaux et le chemin le moins fréquenté qui y conduisait, afin d'approcher à la dérobée de ce village, et d'avoir, comme il l'avait dit à Dubreuil, un entretien avec le chef, qu'il avait connu quinze ans auparavant.
Quand il fut parvenu au terme de son ascension, le soleil avait chassé à l'est les vapeurs épanchées sur la campagne, et, de ce côté, la vue embrassait un vaste paysage. L'ouest était encore à demi voilé par le brouillard.
En plongeant ses regards devant lui, Triuniak aperçut, dans une profonde vallée, des animaux qui paissaient le gazon. Du point culminant où se trouvait l'Indien, ils paraissaient à peine gros comme des chiens. Mais, à leurs larges andouillers, on les reconnaissait pour des cerfs de la plus forte espèce.
Tandis qu'ils broutaient paisiblement l'herbe naissante, un aigle se montra à l'horizon. Sa taille était prodigieuse. Du bout d'une aile à l'autre, il mesurait au moins deux longueurs de flèche. Triuniak le vit s'avancer, planer majestueusement, traverser l'espace, revenir, décrire d'immenses spirales, s'abaisser quelque peu, recommencer son cercle en faisant briller au soleil ses plumes luisantes, remonter ensuite, pour s'arrêter immobile, fixe au milieu de l'éther, et fondre, avec la rapidité de la foudre, sur la harde qui pâturait dans le vallon.
Un instant il disparut. Mais la dispersion du troupeau, fuyant épouvanté dans toutes les directions, annonça à Triuniak que le royal oiseau avait attaqué un des élans.
Bientôt notre sauvage vit une tache noire qui s'élevait… en grossissant, en prenant des formes, à mille pieds au-dessous de lui. C'était le monarque des airs chargé d'une proie. A mesure qu'il se haussait, Triuniak distingua cette proie, un faon qu'il emportait, accroché à ses griffes puissantes. L'animal semblait paralysé par la terreur. L'aigle dirigea son vol vers un des rochers de la montagne, non loin de l'Esquimau, et y déposa sa victime, que d'un coup de bec, il saigna avec une merveilleuse dextérité. L'élan pouvait être une bonne aubaine pour des gens qui manquaient à peu prés de provisions. Cette idée vint à l'esprit de Triuniak. Il résolut d'en disputer la possession au terrible chasseur. Il n'avait ni arc ni flèches; mais avec son couteau il coupa une grosse branche, y attacha une corde munie d'un noeud coulant à un bout, d'une lourde pierre à l'autre, et s'avança résolument à la conquête du butin. Tout occupé de sa capture, l'aigle n'avait pas encore remarqué l'homme. Quand son oeil perçant tomba sur lui, il poussa un cri aigu et se disposa fièrement au combat.
Perché sur le cadavre du faon, se battant bruyamment les flancs avec ses ailes à demi déployées, le cou tendu, les prunelles ardentes, les plumes hérissées, il attendit l'attaque de cet air imposant et redoutable qui est la plus éloquente expression de la force et de la vaillance.
A armes égales, le succès de la lutte n'eût guère été douteux pour l'auguste despote. Mais il comptait sans les ruses de son ennemi. Elles devaient triompher.
Triuniak, arrivé à portée de l'aigle, allongea sa perche et fit mine de l'en frapper. Celui-ci ouvrit le bec pour saisir la branche, qu'il eût mise en morceaux. Son adversaire la retira vivement à lui. L'oiseau, alors, se dressa de toute sa hauteur sur ses ergots, étala tout à fait ses ailes comme s'il allait se jeter sur le téméraire. Triuniak attendait ce moment. Par une manoeuvre habile, il rechassa la perche en avant, coula le noeud au col de l'aigle et tira brusquement.
L'oiseau, qui s'était juché sur une roche à dix pieds au-dessus de l'homme, avait, pour prendre son élan, dégagé ses griffes du corps du faon. Cédant à cette violente et soudaine traction, il perdit pied, tomba à moitié étranglé dans le vide et fut aussitôt lancé du pic vers la vallée. Il n'était pas mort, mais aveuglé et presque étouffé par la strangulation, et agitait, ses pennes avec un fracas formidable, dont retentissaient les échos de la montagne. C'était un spectacle singulier que celui du colossal oiseau se débattant au-dessus du gouffre, en faisant siffler, comme un fléau, la longue perche et la pierre pendues à son cou. A la fin, épuisé par la corde, que ses efforts même serraient de plus en plus, il s'abaissa lourdement et se perdit sur les rampes boisées de la montagne.
Mais il pouvait arriver qu'il coupât le lien et se débarrassât, dès qu'il aurait rencontré un point d'appui. Aussi Triuniak se hâta-t-il d'escalader les masses rocheuses où était le faon pour s'en emparer et se mettre en sûreté. Par malheur, dans sa vivacité, il fit une chute et se foula le pied.
A grand'peine le Groënlandais put regagner la grotte, en traînant son gibier derrière lui. On comprend sa douleur de n'y plus trouver Innuit-Ili, d'Être incapable de le secourir! car son sort n'était pas douteux: les Esquimaux avaient laissé assez de traces de leur passage pour l'apprendre à Triuniak.
La caverne elle-même ne lui offrait plus de sécurité. Il chercha une autre retraite dans le voisinage et demeura une huitaine de jours caché, dévoré de douleur et d'inquiétude. L'entorse ayant alors à peu près cédé à des frictions de graisse et à l'application de plantes médicinales, abondantes dans ces régions, Triuniak se mit, une nuit, en marche vers l'endroit où il supposait que devait être situé le village esquimau.
Son plan était arrêté: sauver Innuit-Ili s'il vivait encore, ou mourir. Parvenu à sa destination avant le jour, il se tapit sur la lisière du bois, pour reconnaître le terrain quand l'aube serait levée. Il avait été étonné que les chiens, qui rôdent ordinairement autour des campements indiens, n'eussent pas dénoncé son approche, mais il le fut bien plus de voir que rien ne bougeait dans le village après que le soleil eut fait son apparition. Les Esquimaux avaient-ils changé de territoire ou étaient-ils partis à la chasse?
Triuniak s'approcha de la cabane la plus proche: elle était dévastée, la suivante, de même; ainsi des autres. Au milieu de la place gisaient les débris d'un bûcher et des fragments d'os humains. Le Groënlandais sent son coeur saigner.
Mais, en recueillant avec un pieux respect ces ossements, qu'il croyait être ceux de son ami, il discerna sur le sol de nombreuses empreintes de pas. Elles ne ressemblaient pas aux larges et molles impressions faites par les bottes des Esquimaux. Leur forme mieux définie, leur profondeur plus grande vers les doigts que vers le talon, trahissaient une jambe habituée à la course,—le mocassin des Indiens Rouges. La désertion du village, fut aussitôt expliquée à Triuniak. Puis, tout à coup, il tressaillit, laissa échapper le crâne noirci qu'il tenait à la main, et se pencha pour examiner plus attentivement les empreintes.
—Mon ami n'est pas mort, pensa-t-il avec joie. Son Dieu l'a protégé encore, car voici assurément la marque de ses pieds, je les reconnais à leur pointe tournée en dehors, tandis que nous les portons en dedans.[23] Les Indiens Rouges l'ont emmené captif. Il n'y a pas plus d'un flux[24], car les traces sont toutes fraîches.
[Note 23: Tous les sauvages de l'Amérique septentrionale ont la pointe du pied tournée en dedans. L'habitude de se tenir ainsi, en canot a dû donner à leurs pieds cette inflexion.]
[Note 24: Les Groënlandais divisent les jours par le flux et le reflux de la mer.]
Cette découverte rendit à Triuniak son activité. Il fouilla les cabanes pour y chercher des armes, se munit d'un arc, d'un carquois bien garni; oublié par les vaincus ou négligé par les vainqueurs, et entra vivement sur la piste des Indiens Rouges.
Mais, après avoir fait quelques pas, une réflexion le ramena au village. Cette piste devait aboutir à un cours d'eau, les Boethics n'étant probablement pas venus à pied depuis la côte du détroit[25] qui sépare leur île de la terre ferme.
[Note 25: i.e. détroit de Belle-Isle, situé entre le Labrador et l'île de Terre-Neuve.]
Triuniak se chargea d'un kaiak esquimau et reprit son chemin. Il avait eu raison. Sur le soir, il arriva près d'une rivière, au bord de laquelle cessait la piste. Il lança son esquif, s'embarqua et nagea vigoureusement toute la nuit.
Le lendemain et le jour suivant, l'Uski poursuivit sa route avec la même ardeur.
Déjà l'évasement de la rivière indiquait qu'il approchait de son embouchure, quand, au détour d'un promontoire escarpé, il se trouva subitement à une portée de trait d'un camp considérable. Surpris et craignant de tomber entre les mains d'un ennemi, Triuniak essaya de se cacher avec son canot dans une anfractuosité du rivage. Mais on l'avait aperçu. Dix embarcations lui donnèrent aussitôt la chasse. Résister, se défendre, c'eût été se jeter au devant de la mort. Triuniak préféra se rendre, dans l'espoir qu'on se contenterait de le faire prisonnier, et qu'il aurait occasion de voir Dubreuil, de préparer avec lui leur évasion.
En conséquence, il laissa couler sa pagaie, et, la tête baissée, les bras croisés sur la poitrine, s'abandonna au fil de l'eau.
Les Indiens Rouges fondirent sur lui comme des vautours, en proférant leur cri de guerre:
—Hou! hou! hou! houp.
Et l'un d'eux leva sa massue pour l'assommer, mais un autre détourna le coup et dit à ses compagnons:
—C'est l'homme que nous avons cherché: Voyez, il a
le costume des
Uskimé du nord.
Triuniak ne savait pas la langue des Boethics. C'est pourquoi il fut très-étonné qu'au lieu de le maltraiter, les Indiens Rouges lui témoignèrent une sorte de déférence et le conduisirent au camp avec allégresse.
Leurs clameurs avaient attiré tout le parti sur la grève. En débarquant, Triuniak tomba dans les bras de Dubreuil, qui manifesta par cent caresses le plaisir qu'il avait de le retrouver, et, avec une volubilité toute française, lui conta, en quelques mots, son heureuse aventure.
—Et toi, mon père? s'écria l'impétueux jeune homme.
—Moi, dit le Groënlandais, qui se serait cru déshonoré s'il eût montré quelque émotion, moi je te pensais en danger…
—Nullement! nullement! au contraire! les Indiens Rouges, que tu m'avais peints si farouches, sont excellents… Mais tu ne demandes pas des nouvelles de Toutou-Mak? Elle vit, je te l'ai dit. Demain, nous l'aurons rejointe… Ah! il me tarde… Tiens, voici mon père, Kouckedaoui, dont je te parlais…
—Triuniak, tu es le bienvenu! dit Kouckedaoui en approchant. Celui qui a nourri ma fille est mon frère. Veux-tu bien que nous fassions alliance ensemble?
—Oui, car j'aime ceux qui aiment mes enfants, répondit le Groënlandais. Toutou-Mak est ta fille par le corps, mais elle est la mienne par le coeur. Triuniak te remercie d'avoir été bon pour Innuit-Ili.
En disant ces mots, il appuya ses mains sur les épaules du chef boethic et lui lécha les joues.
En retour de politesse, Kouckedaoui bourra une pipe en cuivre[26], à long tuyau orné de plumes et de coquilles, l'alluma et la présenta au Groënlandais.
[Note 26: On trouve à Terre-Neuve des gisements d'un cuivre très-malléable, dont les Indiens se fabriquent des instruments, depuis un temps immémorial.]
Celui-ci n'avais jamais fumé, cette coutume ne s'étant pas encore introduite dans son pays, qui ne produit ni tabac, ni sakkakomi, plante avec laquelle les Indiens remplacent cette substance. Cependant la bienséance exigeait qu'il prit la pipe et en tirât quelques bouffées.
Il s'exécuta de bonne grâce, mais avec une gaucherie et une grimace dont rirent très-fort les Indiens Rouges présents à cette scène.
Ensuite, Kouckedaoui conduisit ses hôtes à sa tente, où on leur servit un festin d'esturgeon et de queues de castor grillées sur des charbons ardents.
Après le repas, Shanandithit, la mère de Toutou-Mak, fut présentée à Triuniak. Pour exprimer au Groënlandais sa reconnaissance des soins qu'il avait si tendrement donnés à sa fille, Shanandithit, avec l'agrément de son époux, lui fit le présent le plus précieux que puisse offrir une femme boethique: elle coupa sa longue chevelure et la noua à celle de Triuniak, qui, en l'acceptant, la devait porter ainsi, traînant sur ses talons, dans toutes les circonstances solennelles.
—Si mon fils et mon frère désirent rejoindre immédiatement Toutou-Mak, ils sont libres, dit alors Kouckedaoui. Mais moi et mes hommes nous demeurerons quelques jours ici, parce que la chasse et la pêche y sont abondantes.
Triuniak aurait craint de paraître impatient, en répondant affirmativement, ce qui, dans ses idées, eût blessé toute convenance. Mais Dubreuil n'avait pas les mêmes scrupules. Les eût-il eus que son amour l'aurait emporté.
—Que mon père me prête un canot, et j'y volerai! s'écria-t-il.
—Triuniak ne veut-il t'accompagner? demanda le chef rouge.
—Triuniak accompagnera son frère à la chasse, répondit froidement celui-ci. Et quand il plaira à Kouckedaoui qu'il revoie sa fille, il la reverra, Triuniak sait qu'elle vit, qu'elle est en sûreté; cela lui suffit.
—Soit! j'irai bien seul! dit Dubreuil, d'un ton un peu piqué.
—Non, mon fils. Quoiqu'il n'y ait pas loin d'ici au lieu où nous avons laissé nos femmes et nos enfants, tu n'iras pas seul. La rivière est dangereuse, le courant rapide; deux de nos hommes t'escorteront.
—Ce n'est qu'à une journée de distance? demanda Guillaume.
—A une journée et demie.
—Qu'ai-je besoin d'escorte?
—J'aime la vivacité et la hardiesse, jeune homme, dit l'indien Rouge, mais souviens-toi que la prudence est préférable. Près du campement des femmes, la rivière se partage ça deux canaux, dont l'un est semé de chutes et de cascades où tu trouverais certainement la mort si tu les confondais.
—J'obéirai à tes volontés, dit Dubreuil.
Kouckedaoui donna quelques instructions à deux de ses guerriers, et Guillaume s'embarqua avec eux dans un grand canot, dont la proue et la poupe étaient couvertes de peintures hiéroglyphiques à l'ocre rouge, représentant des batailles.
Ce canot, appelé chiman, différait entièrement du kaiak ou de l'ommiah des Uskimé; il avait dix pieds de long sur trois de large et deux de profondeur. Mais les Indiens Bouges en possédaient de beaucoup plus grands, de même forme et de même matière. Cette matière, c'était l'écorce de bouleau levée en hiver, au moyen d'eau chaude, et cousue très-proprement sur des éclisses ou varangues de bois de cèdre, enchâssées dans une double préceinte.
Les chimans sont si légers que deux hommes suffisent à porter les plus spacieux; mais leur fragilité est extrême aussi. Le moindre frottement contre un caillou ou le sable en déchire le fond. A tout instant on est obligé de débarquer pour réparer les avaries avec de la gomme. Il va sans dire qu'on ne peut s'en servir que dans les eaux calmes, par des brises régulières, car ils ne sauraient braver la tempête.
Les Indiens les manoeuvrent avec une seule pagaie à pelle unique, ou avec une perche quand il s'agit de piquer le fond, c'est-à-dire de refouler un courant. D'ordinaire, ils se tiennent accroupis ou à genoux à l'avant ou à l'arrière du canot, dont le milieu est occupé par des approvisionnements, les armes et les engins de pêche.
Monté, sur son chiman, le sauvage, méridional est loin d'égaler en célérité l'Esquimau du nord incorporé à son kaiak. Mais il a l'avantage d'y pouvoir embarquer sa famille ou ses amis, de voiturer ce dont il a besoin, tandis que l'autre doit aller seul, avec un très-petit nombre d'instruments de pêche ou de chasse, et exposé, même s'il voyage en compagnie d'autres kaiaks, à périr misérablement, dans le cas où il chavirerait, car personne ne lui porterait secours, chacun n'ayant place que pour soi en son embarcation.
Quoiqu'il ne fût que depuis quelques jours avec les
Boethics, Dubreuil était déjà au fait de leur manière de naviguer.
Assis sur un paquet de fourrures, au fond du canot, il continua le relèvement de la côte septentrionale de la rivière, nommée par les Indiens Rouges Kitchi-Nebi-Ponsekin, c'est-à-dire rivière des Grandes-Cascades, nom qui lui a été conservé, sur les cartes labradoriennes modernes [27].
[Note 27: Située par 42° de lat. et 55° de long.]
Depuis son arrivée sur ces terres inconnues, le capitaine Dubreuil n'avait cessé de prendre des notes et de dresser les plans topographiques, aussi fidèles que possible, des lieux qu'il parcourait. Tracés d'abord avec un morceau de bois ou d'os pointu, puis avec des plumes d'oiseaux aquatiques, ses manuscrits ne le quittaient jamais. Il les avait roulés dans une poche imperméable faite avec une vessie de phoque. Des peaux de renne ou d'élan composaient, nous l'avons dit, son parchemin.
En travaillant, le temps passa vite. Le soir, ses canotiers voulurent atterrir pour camper. Mais ce n'était pas l'affaire de Dubreuil. Il brûlait d'être arrivé, de savourer la surprise et la joie de Toutou-Mak en le reconnaissant, il brûlait de la presser sur son coeur, de l'inonder de baisers!
Les Boethics, que n'animait pas sa fièvre d'amour, se sentaient peu disposés à l'écouter, mais il les menaça de la colère de Kouckedaoui, et ils consentirent à poursuivre leur route, après une heure de repos.
Dubreuil s'étendit, enveloppé de chaudes pelleteries, à l'arrière du chiman, et, mollement bercé par le beau fleuve, il eut une nuit délicieuse que se plurent à embellir les rêves les plus enchanteurs. De grand matin, le jeune homme fut éveillé par des sourds mugissements.
Il se leva, l'aurore empourprant le ciel semblait sortir des ondes de la Kitchi-Nebi-Ponsekin, dont elle rougissait encore le diaphane et liquide miroir.
—Nous approchons des Grandes-Cascades, fit un des Indiens, qui parlait quelque peu l'esquimau.
—C'est là que les femmes des Boethics ont planté leurs tentes, n'est-ce pas? interrogea Dubreuil, en dirigeant avidement ses regards à l'est.
—Oui, mon frère, c'est là que nous les avons laissées, en partant pour combattre les Yak, répondit-il d'un ton méprisant, car il croyait Dubreuil Uskimé d'origine.
—Pourquoi les avez-vous laissées là?
—Imagines-tu que nous menions les femmes à la guerre? répartit-il avec dédain. Le saumon fraie maintenant aux pieds des Cascades. Nous y avons conduit nos squaws pour le prendre, tandis que nous les protégions en nous jetant en avant. Regarde! on aperçoit leurs wigwams à la pointe de l'île.
Dubreuil leva la tête et découvrit effectivement, à un mille du canot, une île verdoyante, émergeant du sein du fleuve, et dont les bords étaient pittoresquement dentelés de tentes coniques, sur lesquelles s'ébattaient les premiers rayons du soleil naissant.
Le tableau, à cette heure matinale, thésaurisait des charmes tels que peu d'âmes tendres y eussent pu résister. La nature l'avait diapré de ses plus riches couleurs. L'émeraude, l'or, l'azur, le rubis, l'argent rivalisaient de lustre et d'éclat pour en orner tous les plans. Cependant, le capitaine Dubreuil était insensible à ces poétiques séductions, lui si amoureux des belles choses! Mais alors son amour pour Toutou-Mak l'emportait sur tous les autres. En son esprit, en son coeur, en ses sens, il n'y avait, à ce moment, place que pour elle. Toutes les forces, toute la vie, pourrais-je dire, du jeune homme s'étaient accumulées dans ses yeux: ils franchissaient l'espace, perçaient, déchiraient les rideaux de verdure, cherchaient avidement la jeune Indienne ou, à son défaut, la tente qu'elle devait habiter. Ah! que le canot marchait donc avec lenteur! Que ces bateliers étaient mous et maladroits! Que Dubreuil eût volontiers donné tant de jours de son existence afin de rapprocher d'autant de minutes le terme de son voyage! Mais il fallait faire un long circuit, pour éviter un courant d'une violence inouïe battant la pointe de l'île et se précipitant furieusement ensuite sur des cataractes qui, du canal méridional, lançaient au ciel des tourbillons de poussière diamantée.
A la fin, l'embarcation aborda sur une batture, dans le chenal du nord. Une centaine des femmes étaient accourues à son arrivée; mais Toutou-Mak n'était point parmi elles. Mille craintes assaillirent le cerveau du capitaine. L'aspect de ces femmes, demi-nues, qui poussèrent des cris d'horreur à son aspect, n'était pas propre à le rassurer. Il débarqua, et les femmes s'enfuirent. Ses compagnons le plaisantaient à l'envoi de l'effroi qu'il inspirait. Toutefois, ils, rappelèrent les squaws, causèrent avec elles, et, une à une, en tremblant, elles osèrent revenir près de l'étranger.
Leur panique dissipée, ces Indiennes importunèrent Dubreuil par une foule de questions auxquelles il n'entendait rien, et par des attouchements pour savoir si la blancheur de sa peau n'était, pas le produit d'une peinture particulière.
Il demanda Toutou-Mak. On lui rit au nez: la fille de Kouckedaoui n'étant plus connue sous ce nom chez les Boethics. Mais sa belle-mère, la troisième femme du chef, arriva. C'était une superbe créature à l'oeil noir expressif, à la physionomie passionnée; elle-avait le teint d'un beau brun olivâtre, et portait un chapeau en fibres d'écorce. Sa taille fine, admirablement proportionnée, s'accusait avec élégance, dans une robe de peau de daim, dont la jupe était enjolivée de dessins faits de poils de porc-épic. Des mocassins, également ornés, chaussaient ses pieds.
La vue du capitaine fit sur elle une impression semblable à celle qu'il avait causée à ses compagnes. Les conducteurs de Dubreuil lui fournirent quelques explications, elle parut se rassurer et dit au jeune homme, en idiome esquimau:
—C'est Kouckedaoui qui t'envoie?
—Oui, il m'a envoyé vers sa fille Toutou-Mak; mais je ne la vois pas.
—Ah! tu es l'homme blanc que Toutou-Mak a connu au Succanunga? Elle n'est plus ici.
—Plus ici? répéta Dubreuil inquiet.
—Non, mon frère, la fille de Kouckedaoui est partie depuis deux nuits.
—Partie! où?… où?
—A Baccaléos, avec un de nos canots chargé de poisson.
—Reviendra-t-elle bientôt, dis, ma soeur? s'écria Guillaume, du ton de la plus vive contrariété.
—Non, mon frère; elle ne reviendra pas ici maintenant; mais quand l'expédition de Kouckedaoui sera terminée, nous la rejoindrons tous à notre village au lac de l'Indien Rouge, dit la jeune femme avec une voix mélodieuse et sympathique, comme si elle devinait et partageait le chagrin que ses paroles infligeaient à l'amant de Toutou-Mak.
—Alors, fit l'impatient Dubreuil, je vais partir tout de suite, me rendre au lac de l'Indien-Rouge.
L'épouse de Kouckedaoui sourit et secoua négativement la tête.
XV
LE TERRE-NEUVE
Malachiteche—la Malicieuse, tel était le nom de la troisième épouse de Kouckedaoui—apprit alors à Dubreuil qu'elle ne pouvait condescendre à son désir sans l'autorisation du chef, et elle l'engagea à patienter jusqu'au retour de celui-ci, de qui elle lui demanda des nouvelles avec une expression d'intérêt assez rare chez les Indiens et dont le capitaine n'avait pas vu d'exemple chez les flegmatiques Esquimaux.
—Je l'ai laissé, dit-il, en force de corps et d'esprit.
—Ramène-t-il beaucoup de captifs?
—Non, ma soeur; Kouckedaoui ne ramène que quelques femmes. Plus occupé de me sauver la vie que de poursuivre ses ennemis, il n'a pas fait de prisonniers.
—Il ramène des femmes, dis-tu?… sont-elles jeunes? fit Malachiteche en jetant sur Dubreuil un regard scrutateur.
—La plupart portent la neige sur leur tête.
La physionomie de la Malicieuse s'était un peu assombrie, elle se rasséréna, mais pour se couvrir aussitôt d'un nuage, alors que Guillaume ajoutait:
—Le chef est bien heureux, car, parmi les captives, il a retrouvé sa femme.
—Quelle femme? s'écria l'Indienne.
—Celle qu'il avait perdue depuis quinze ans, la mère de Toutou-Mak.
—Shanandithit! Mon frère ne dit-il pas qu'il a retrouvé Shanandithit? proféra-t-elle avec des efforts impuissants pour réprimer un tremblement nerveux.
L'altération subite des traits et de la voix de Malachiteche surprit étrangement Dubreuil.
—Ma soeur ne s'en réjouit-elle point? hasarda-t-il, en attachant ses regards sur elle.
Mais la Malicieuse poussa un cri aigu, paraissant en proie à un accès de démence et répétant:
—Kouckedaoui a retrouvé Shanandithit. Malachiteche le savait. Ouaïche le lui avait appris dans un songe. Malachiteche mourra. Ah! malheureuse! malheureuse! malheureuse!
Au contraire, les autres squaws, averties de la nouvelle, faisaient entendre des chants de joie.
Guillaume fut conduit à une tente, ainsi que ses bateliers.
Elle était formée avec de longues perches, écartées d'une vingtaine de pieds par le bas et réunies par le faite autour d'un cercle étroit. Cette charpente avait pour couverture des peaux d'orignaux, ornées de dessins à l'ocre rouge. Un rideau de parchemin tenait lieu de porte.
L'intérieur du wigwam était tapissé de pelleteries. Au centre, trois grosses pierres composaient le foyer.
Après s'être restauré et reposé, Dubreuil sortit pour examiner le campement. Mais il ne remarqua d'abord que des enfants, qui prirent la fuite à son approche, et des chiens d'une espèce magnifique. Ils avaient au moins quatre pieds de long, non compris la queue soyeuse en panache, trois de haut, le pelage onduleux noir ou blanc, ou moucheté de ces deux couleurs. Leur noble tête respirait l'intelligence, quoique le museau, d'un rouge sanglant, annonçât des instincts cruels. Une poitrine large, des membres vigoureux donnaient une haute idée de leur force, et leurs doigts palmés indiquaient qu'ils étaient aussi propres à nager, à pêcher, qu'à courir et à chasser.
C'était cette belle espèce de chiens qui, sous le nom de Terre-Neuve, a été introduite en Europe depuis un siècle et y a rendu tant de services. Il serait même à souhaiter qu'elle y fût multipliée. «Nous n'en voyons aucun individu sur les bords de la mer, de nos grandes rivières, de nos lacs et de nos étangs, où cependant, chaque année, il périt tant d'enfants et de bateaux, les secours ordinaires y étant toujours tardifs et souvent impossibles», dit judicieusement l'auteur du Nouveau Dictionnaire classique d'histoire naturelle[28].
[Note 28: Ce même auteur pense que le chien de Terre-Neuve est le «produit d'un dogue anglais» (à poil ras!) «et d'une louve indigène» (à poil court et rude!). Quelle erreur! «L'on assure, ajoute-t-il, qu'il n'existait point lors des premiers établissements de l'Europe moderne!» Autre erreur, non moins grossière. L'espèce canine a, de toute mémoire, été nombreuse en Amérique, où elle pullule depuis l'Océan glacial jusqu'au Pacifique, et depuis l'Atlantique jusqu'au cercle polaire. Les premiers explorateurs européens l'y ont trouvée, et le terre-neuve n'est et ne peut être considéré que comme une variété du chien esquimau.
«Le terre-neuve, écrit John Mac-Gregor, dans sa British America, est un animal célèbre et utile bien connu. Ces chiens sont remarquablement dociles et obéissants à leurs maîtres; ils rendent de grands services dans tous les établissements de pêcherie; on les attelé par paire et on les emploie à charrier les provisions de combustible pour l'hiver. Ils se montrent doux, fidèles, caressants, amis sincères de l'homme; au commandement ils sauteront du plus haut précipice dans l'eau et par le temps le plus froid. Leur voracité est remarquable, mais ils peuvent endurer (comme les aborigènes du pays) la faim pendant un espace de temps considérable. On les nourrit ordinairement avec les rebuts du poisson salé. La race véritable est devenue rare; on la rencontre difficilement. Ils atteignent à une taille supérieure à celle d'un mâtin anglais, ont une fourrure épaisse, fine, et de couleur variée; mais la noire, qui est la plus recherchée, domine. Le chien, à poil soyeux et court, si admiré en Angleterre comme chien de Terre-Neuve, quoiqu'il soit un animal utile et sagace, hardi et fort amoureux de l'eau, est un croisé. Il semble cependant avoir hérité de toute les qualités de l'espèce véritable. Convenablement domestiqué et éduqué, un chien de Terre-Neuve défendra son maître, grognera quand une autre personne parlera durement à celui-ci, et ne l'abandonnera jamais dans le danger. A l'état sauvage, cet animal chasse en meute. Alors, il est féroce et semblable au loup par ses habitudes. Il aime beaucoup les enfants et s'attache aux membres de la maison à laquelle il appartient. Mais il nourrit souvent une forte antipathie pour un étranger ou ceux qui, en badinant, lui lancent des bâtons ou des pierres. Il n'attaquera pas un chien de taille inférieure, ne se battra pas avec lui; mais il gronde après les roquets hargneux et les jette de côté. Les chats peuvent jouer avec lui, et même se coucher et dormir sur son dos. Mais il est l'ennemi des moutons et n'hésite jamais à les tuer, pour en boira le sang, non pour les manger. Quand il a faim, il ne se fera aucun scrupule de dérober une volaille, un saumon, un morceau de viande. Cependant, il gardera une carcasse de boeuf ou de mouton appartenant à son maître, en éloignera les autres chiens et n'y touchera jamais.
»Les terre-neuve se battent courageusement avec les chiens de leur taille et de leur force. Ils s'élanceront aussitôt dans un combat d'autres chiens pour rétablir la paix. Ces animaux sont vraiment si sagaces qu'il ne leur manque que la parole pour se faire tout à fait comprendre, et ils sont susceptibles d'être dressés aux exercices auxquels sont employées presque toutes les autres variété» de l'espèce canine.»]
Ces superbes animaux commencèrent à gronder à la vue de l'étranger.
Sans s'effrayer de leur démonstration hostile, Dubreuil s'avança vers eux et caressa les moins farouches.
L'un avait au cou un collier en peau de renne, agrémenté de broderies, dans lequel le capitaine reconnut, avec une joie d'enfant ou d'amoureux, une ceinture qu'il avait jadis aperçue à la taille de Toutou-Mak.
Ce devait être le favori de la jeune fille; aussi fut-il choyé à rendre jaloux tout le reste de la meute. Le chien paraissait heureux et fier de ces marques de prédilection. Il regardait affectueusement le jeune homme, se courbait avec volupté sous la main qui lissait ses longs poils frisés, gambadait, jappait, agitait doucement sa queue, appuyait son ventre sur le sol, et se traînait à petits pas vers Dubreuil, en sollicitant, des yeux et de la tête, de nouvelles flatteries, qui lui étaient aussitôt prodiguées sans marchander.
Tout de suite, Guillaume le baptisa Dieppe, du nom de sa ville natale.
Au bout d'un quart d'heure de ces jeux, Dieppe répondait à son appel.
Dubreuil, suivi de l'animal, continua sa promenade vers la branche méridionale de la rivière.
Il faisait un temps délicieux. Au ciel, d'un bleu azuré, folâtraient quelques petits nuages cotonneux, et le soleil, resplendissant dans la céleste coupole, plaquait d'or les larges battures arénacées de la Kitchi-Nebi-Ponsekin, dont les vagues écumeuses, bouillonnantes, étincelaient de feux éblouissants sur les rochers auxquels se brisait leur aveugle colère.
Là commencent les cascades. Sorte de herses en granit, elles s'étendent dans toute la largeur du fleuve et descendent, à travers mille écueils, mille pointes acérées, à plus d'une lieue vers son embouchure. Tantôt elles se présentent sous forme de récif nu, tantôt sous forme d'îlot où verdoient des plantes aquatiques, un pin isolé, à moitié déraciné, en haut duquel le martin-pêcheur lance sa note stridente qui, comme un coup de sifflet dans un concert, perce le grondement harmonieux des eaux; et tantôt elles offrent l'aspect de dalles de marbre poli, du sommet desquelles la nappe liquide se précipite à cinquante ou soixante pieds de profondeur, en soulevant des nuages irisés, semblables à des trombes de poussière de rubis. A quelques pouces du gouffre, ainsi que par magie, cesse l'impétuosité des eaux. Elles s'écoulent limpides, sur un plateau grisâtre. On croirait les voir s'échapper de la source originelle. N'était le fracas assourdissant de la cataracte voisine, vous entendriez leur chant cristallin. Mais avancez un peu: le courant se resserre; de nouveau il se hérisse; il se débat, se tord en convulsions, se lamente aux angles des rochers. Quelquefois, vous le verrez jaillir avec rage contre une arête, s'élever en colonnes de vapeur qui, telle qu'une pluie continue, arrose incessamment les rives abruptes du fleuve, et quelquefois il s'évase, allonge ses plis et ses replis, les courbe par un immense et vertigineux mouvement rotatoire, s'enroule sur lui-même, tourne en rétrécissant progressivement et méthodiquement les spirales, et tout d'un coup plonge, disparaît, se perd dans un trou béant, au centre de ses girations. C'est un pas de vis, un cylindre fluide, mais plus terrible cent fois qu'un cylindre d'acier, car s'il broie impitoyablement ce qu'il saisit, celui-ci en rend les débris, l'autre, rien! il étouffe, il absorbe sa proie tout entière! Et pourtant, au-delà, baisant le cercle le plus excentrique de l'effroyable siphon, l'onde se remet à glisser avec une placidité charmante, qui invite à se bercer, à s'endormir dans son sein! Gaiement elle s'enfuit ainsi, jusqu'à ce qu'elle se heurte, se plaigne encore à d'autres brisants, roule en d'autres abîmes et finisse par reprendre son cours régulier, au pied d'une chute considérable derrière l'île des Grandes-Cascades.
Au point où confluent les deux branches de la Kitchi-Nebi-Ponsekin, les Esquimaux possédaient un établissement de pêche pour le saumon, lequel quitte la mer et remonte les grands fleuves pour frayer vers le milieu de juin.
Cette pêcherie leur était vivement disputée par les Indiens Rouges, qui les en chassaient souvent par la force des armes et s'approvisionnaient de poisson à leurs dépens.
En longeant le bord du fleuve, le capitaine Dubreuil arriva à l'établissement. Les femmes du camp s'y trouvaient toutes réunies. Les unes appendaient, pour les faire sécher, des saumons à de vastes hangars en branches de cèdre; d'autres en boucanaient à la fumée, sur des claies supportées par des pieux, au-dessous desquelles se consumaient lentement des rameaux de pins aromatiques. Un plus grand nombre attrapait le poisson, à l'aide de vastes mannes en osier tendues au milieu même de la cataracte. Ces mannes ressemblaient, proportions gardées, à nos nasses. On les assujettissait à des pointes de rocher, pour les lever quand on les jugeait pleines de saumons. Chacune pouvait contenir une centaine de ces poissons, dont les essaims compactes donnaient à la rivière l'apparence d'un champ de nacre de perle.
Ils affluaient vers la chute, les gros, les femelles en avant, les mâles à la suite, les jeunes à l'arrière-garde, tous cherchant à surmonter l'obstacle, quoiqu'il eût bien cinquante pieds d'élévation. On les voyait bondir, s'appuyer aux pierres, ramasser sous leur corps l'extrémité de leur queue, en faire une espèce de ressort, débander tout d'un coup l'arc ainsi formé, frapper l'eau vigoureusement et franchir la cataracte par une série de sauts successifs.
Entraînés par le flot ou repoussés par les pêcheuses munies de longues perches, ceux qui manquaient leur coup,—et c'était la majorité,—retombaient dans les filets disposés à cet effet.[29]
[Note 29: Les sauvages de la Colombie usent d'un même procédé pour pêcher le saumon.—Voir les Nez-Percés et la Tête-Plate, première partie des DRAMES DE L'AMÉRIQUE du NORD.]
Dubreuil s'amusa longtemps à suivre des yeux le travail des Indiennes, qui déployaient dans leur tâche une activité et une adresse surprenantes.
Vers midi, il déjeuna avec elles. Le menu se composait exclusivement de saumon rôti au feu et d'oeufs de ce poisson confectionnés en gâteau. Pour faire ce gâteau, les oeufs sont broyés entre deux pierres plates et trempés à l'eau. On les recueille ensuite, on les presse avec les doigts dans une poignée d'herbes et on les jette dans un vase rempli d'eau, où on les cuit avec des cailloux chauds plongés dans ce vase, en ayant soin de remuer la pâte pour qu'elle ne s'attache pas au fond. Cette pâte parvenue à l'état de consistance désiré, on en fait une galette, qui se mange sèche ou trempée dans l'huile de phoque. Les Indiens la considèrent comme un grand régal.
Pendant le repas, une des Boethiques demanda en
mauvais esquimau à
Dubreuil s'il était vrai que Kouckedaoui eût retrouvé
Shanandithit.
—Oui, dit-il.
—La ramène-t-il avec lui? continua la questionneuse.
—Sans doute.
—Ah! la pauvre Malachiteche! s'écria-t-elle avec un geste de compassion.
Et les autres squaws, à qui elle avait traduit les réponses de l'homme blanc, répétèrent après elle:
—Ah! la pauvre Malachiteche!
Curieux de connaître la cause de leurs gémissements, Dubreuil dit a son interlocutrice:
—Pourquoi plaignez-vous Malachiteche? Est-ce que les Indiens-Rouges n'ont pas pour habitude de prendre plusieurs femmes?
—Assurément. Mais elle est perdue…
—Ma soeur veut-elle s'expliquer?
—Malachiteche n'a point d'enfants, et Kouckedaoui la répudiera.
—Je ne pense pas. Cette femme est jeune, belle. Elle exercera, ce me semble, plus d'empire sur le chef que Shanandithit.
—Mon frère se trompe. Il ne connaît pas le coeur de Kouckedaoui, repartit l'Indienne, en secouant la tête d'un air convaincu de l'exactitude de ce qu'elle avançait.
—Dans quel but la répudierait-il? fit Dubreuil: Shanandithit serait-elle jalouse?—Certes, elle n'en aurait pas tout à fait le droit, ajouta-t-il intérieurement.
Et, songeant aux nombreux accrocs que la première épouse du chef avait dû faire à la fidélité conjugale, durant sa vie passablement risquée, le capitaine se mit à sourire.
—Shanandithit n'est pas jalouse, mais Kouckedaoui a déclaré que s'il avait le bonheur de la posséder encore, il ne voudrait plus qu'elle pour épouse, à moins qu'une autre femme ne lui eût donné un fils, et Kouckedaoui tiendra sa parole.
La cause du désespoir de Malachiteche, en apprenant
le retour de
Shanandithit, était maintenant assez évidente et assez
plausible.
Dubreuil retourna rêveur à sa tente. Il ne pouvait s'empêcher de déplorer le sort de la belle sauvagesse, que les préjugés de sa race condamnaient désormais au déshonneur.
Huit jours s'écoulèrent, sans ramener les Indiens-Rouges, et sans que le capitaine revît Malachiteche.
Elle restait enfermée dans sa tente, n'y voulant admettre personne, et l'on disait, au camp, que la pauvre femme ne prenait plus aucune nourriture.
Enfin, un messager annonça l'approche des Boethics, qui débarquèrent effectivement, le lendemain, sur l'île des Grandes-Cascades.
Toutes les femmes, parées de leurs plus beaux atours, allèrent, sur la grève les recevoir:—toutes, à l'exception de Malachiteche. Vêtue aussi de ses plus riches pelleteries, de ses magnifiques bracelets de coquillages, et d'un collier de rassade (verroterie), présent de noces de son mari, à qui des blancs t'avaient échangé contre des fourrures, la jeune femme attendit devant sa tente la venue de Kouckedaoui.
En ce peu de temps, ses traits avaient subi une altération profonde. Ses joues, si fraîches naguère, étaient pâles, creuses, ses yeux caves, cernés d'un cercle noir, sa figure émaciée, allongée; sa taille s'était inclinée comme s'incline la fleur sous la tempête; tout en la pauvre affligée exprimait la souffrance morale et physique portée à son point extrême.
Ses yeux ne quittaient pas le rivage opposé à celui où les guerriers avaient atterri. Ils contemplaient avec une passion fiévreuse les cataractes mugissantes, et un léger canot, qui se balançait à une portée de flèche en amont.
Cependant, les acclamations, les cris d'allégresse retentissaient au lieu du débarquement.
Kouckedaoui se dirigea immédiatement vers sa tente, suivi de Triuniak, de Shanandithit, et de Dubreuil accouru à sa rencontre. Une nombreuse troupe d'hommes et de femmes les accompagnait, en remplissant l'air de leurs chants de triomphe.
Seul le chef était triste. Un nuage couvrait son front.
Toutefois, il marcha d'un pas ferme à Malachiteche, et lui toucha l'épaule.
La jeune squaw se retourna. Elle avait les paupières humides de larmes.
—Ah! je sais, dit-elle d'une voix entrecoupée et en baissant la tête.
—Malachiteche, tu fus ma femme, tu ne l'es plus, prononça Kouckedaoui d'un ton brusque.
—Pourquoi mon mari la renvoie-t-il? intervint Shanandithit. Je le prie de la garder. L'en aimerons-nous moins parce que nous serons deux? Non, au contraire. Il sera mieux soigné, son festin sera plus tôt prêt, et jamais sa couche ne sera solitaire.
—Malachiteche n'est plus ma femme! dit froidement le chef.
—Mon maître, je t'en supplie, ne me chasse pas! implora-t-elle.
—Non, ma soeur, non, il ne te renverra point,
s'écria la généreuse
Shanandithit en se jetant dans les bras de Malachiteche.
Kouckedaoui fronça le sourcil.
—Que cette femme parte! qu'elle quitte la tribu! J'ai promis au Grand-Esprit de n'avoir d'autre épouse que Shanandithit, s'il me la rendait et que je n'eusse point d'enfant mâle de ma troisième femme. Le Grand-Esprit a entendu ma voix. Je n'offrirai pas un honteux spectacle en montrant que Kouckedaoui a une double langue. Que Malachiteche s'éloigne! Ma volonté le commande.
Shanandithit voulut encore intercéder, mais il lui ferma durement la bouche par ces mots:
—Femme, es-tu revenue ici pour discuter les ordres de ton époux?
—Ah! s'écria Malachiteche d'une voix vibrante, Manitou me l'a vit prédit. Que ma destinée s'accomplisse!
Et, d'un bond, avant qu'on eût pu deviner ce qu'elle allait faire, la jeune femme s'élança dans le canot, qu'elle poussa du rivage vers les terribles chutes.
Impossible de s'opposer à son funeste dessein. Il n'y avait pas d'autre embarcation sur ce bord du fleuve, le courant était irrésistible, et les cataractes à deux cents pas à peine.
Debout dans le canot, le dos tourné au gouffre, la Malicieuse se mit à chanter d'un ton mélancolique, en fixant ses yeux sombres sur Kouckedaoui:
«Une nuée a couvert mes jours. Mes joies se sont changées en chagrins.
»La vie m'est devenue un fardeau trop lourd à porter, il ne me reste plus qu'a mourir.
»Le Grand-Esprit m'appelle; j'entends sa voix dans les eaux rugissantes. Bientôt, bientôt, elles se refermeront sur ma tête, et mon chant n'aura plus d'écho.
»Tourne ici tes regards, chef orgueilleux. Tu es intrépide au combat, et tous font silence quand tu parles dans les conseils. De près tu as vu la mort, et tu n'as pas eu peur.
»Tu as bravé le couteau et la hache, et le trait de ton ennemi a passé près de toi sans te faire trembler.
»Tu as vu tomber le guerrier. Tu l'as entendu prononcer des paroles amères en exhalant son dernier soupir.
»Tu l'as vu scalper, encore vivant, par son ennemi, brûler à petit feu sans proférer une plainte.
»Mais l'as-tu jamais vu oser plus que ce que va faire une femme?
»On vante beaucoup tes exploits. Vieux et jeunes répètent tes louanges. Tu es l'étoile qu'admirent les jeunes gens, et ton nom résonnera longtemps sur la terre.
»Mais, en racontant tes prouesses, les hommes diront: «Il a aussi tué sa femme!» La honte jaillira sur ta mémoire.
»Un jour, pendant ton sommeil, une bête féroce allait t'égorger, je l'ai mise à mort. J'ai récolté pour toi les fruits des forêts, je t'ai fabriqué des vêtements et des mocassins.
»Quand tu as eu faim, je t'ai donné à manger, et quand tu as eu soif, je t'ai apporté de l'eau fraîche.
»Si tu m'as commandé quelque chose, ne t'ai-je pas
obéi sans murmurer?
Kouckedaoui, qu'as-tu à me reprocher?
»Je n'ai point d'enfant. Ah! est-ce là la raison? Kouckedaoui, tu es ingrat. Mais, va, j'aime mieux mourir… même que de vivre sous ta tente, avec une femme que tu me préférerais…»
La voix, qui avait été en s'affaiblissant par degrés, s'éteignit entièrement dans le fracas des eaux.
Les Boethics, hommes et femmes, demeuraient impassibles sur la rive.
Mais le bouillant, l'imprudent Dubreuil n'avait pu assister avec indifférence à ce suicide affreux. Sans réfléchir, sans calculer le danger, il s'était jeté dans le fleuve et nageait vers le canot, c'est-à-dire vers l'abîme!